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Et si on repensait le Street Art comme un bien commun ?

lundi 15 janvier 2018 à 08:00

L’excellent site IPKat, dédié aux questions de propriété intellectuelle, a publié un article écrit par deux juristes italiens qui proposent de reconsidérer le Street Art comme un bien commun. Plus exactement, il s’agit de repenser le cadre juridique applicable aux oeuvres peintes ou dessinées sur les murs des villes par des artistes sans l’autorisation des propriétaires des bâtiments (Il ne s’agit donc pas du Street Art « officiel », issu de commandes passées à des graffeurs par une municipalité ou des commerçants). Le raisonnement qui les conduit à faire cette proposition est intéressant à dérouler, tout comme les conséquences qu’ils en tirent.

Une oeuvre de Street Art dans les rues de Grenoble. Image par Ghislain Mary. CC-BY. Source : Flickr.

Street Art : une condition juridique paradoxale…

Ces deux juristes commencent par considérer que cette forme de création artistique se trouve dans une situation paradoxale, révélatrice de l’incapacité du cadre juridique actuel à la saisir de manière satisfaisante. En effet, si les oeuvres de Street Art sont bien protégeables par le droit d’auteur, elles naissent sur la base d’un acte illégal : l’usage de la propriété d’autrui sans son autorisation. Or il existe en droit un principe général « Nemo auditur propriam turpitudinem allegens » (Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude), qui incite les juges à ne pas accorder le bénéfice d’un droit lorsqu’il s’enracine dans une situation illégale dont la personne qui le revendique est la cause. C’est d’ailleurs parfois un moyen de défense utilisé par ceux qui réutilisent des oeuvres de Street Art pour essayer d’échapper à l’accusation de contrefaçon. Par exemple, la marque Moschino a été traînée en justice l’an dernier pour avoir repris des graffitis afin de réaliser une ligne de vêtements, mais l’entreprise a essayé de se défendre en prétendant que les graffeurs ne pouvaient pas faire valoir leur copyright étant donné que leurs oeuvres étaient illégales.

Quand Moshino va un peu trop loin dans l’hommage rendu au Street Art…

Une autre question juridique complexe se pose à propos des oeuvres de Street Art, qui trouve son origine dans un conflit de droits de propriété. Si l’on admet que les artistes ont bien sur leurs créations des droits d’auteur opposables, il n’en reste pas moins que celles-ci sont fixées sur des supports (des murs) dont la propriété matérielle ne leur appartient pas. C’est à vrai dire un problème assez classique, qui fait même l’objet d’une disposition du Code de Propriété Intellectuelle en France. L’article L. 111-3 énonce ainsi un principe d’indépendance des propriétés matérielle et intellectuelle :

La propriété incorporelle […] est indépendante de la propriété de l’objet matériel.

L’acquéreur de cet objet n’est investi, du fait de cette acquisition, d’aucun des droits prévus par le présent code.

Cette règle fonctionne assez bien dans le cas d’un tableau par exemple lorsqu’il est acquis par un collectionneur. Les droits d’auteur du peintre persistent au-delà de l’acquisition, et faute pour l’acheteur de se les faire céder, il ne pourra pas utiliser la propriété matérielle du support d’une manière qui mettrait en cause les droits de propriété intellectuelle du peintre. Cela signifie notamment qu’il ne peut modifier ou détruire le tableau, car cela porterait atteinte à l’intégrité de l’oeuvre, attribut du droit moral dont bénéficie le créateur. La propriété intellectuelle vient donc ici borner la propriété matérielle, en supprimant le droit « d’abuser de la chose » (abusus) qui fait normalement partie du faisceau des droits du propriétaire (usus/fructus/abusus).

Mais pour une oeuvre de Street Art, les choses sont sensiblement différentes. Que se passe-t-il si le propriétaire d’un mur sur lequel un artiste a peint une fresque décide de la faire effacer ? Ou de détruire le mur ? Ou d’arracher la portion du mur sur laquelle elle est fixée pour la revendre (ce qui est déjà arrivé plusieurs fois à des graffitis réalisés par Banksy, qui ont ainsi été vendus aux enchères pour des sommes considérables). L’auteur du graff peut-il s’en plaindre en faisant valoir son droit moral, comme pourrait le faire le créateur d’un tableau ou d’une sculpture vendue à un acheteur ? En théorie peut-être, mais cela paraît plus que douteux en pratique vu le contexte de la création de l’oeuvre…

Considérer les oeuvres de Street Art comme des biens communs

Pour les deux juristes italiens, ces incohérences naissent parce qu’on continue à penser le Street Art à travers le prisme de la propriété privée, qui ne serait pas adapté à cette forme particulière de création. Ils préconisent d’appliquer plutôt la qualification de « biens communs » à ces oeuvres. Il faut savoir que l’Italie est l’un des pays qui a le plus approfondi ces dernières années la réflexion juridique autour des biens communs. Une commission, dirigée par le grand juriste italien Stefano Rodota, avait même préconisé en 2007 de modifier le Code civil italien pour créer une troisième catégorie de biens, en plus des biens publics et des biens privés. Les biens dit « communs » (beni comuni) auraient correspondu aux «choses qui expriment une utilité fonctionnelle à l’exercice des droits fondamentaux ainsi qu’au libre développement de la personne». Si ces propositions n’ont finalement pas été traduites dans la loi italienne, elles n’ont pas moins influencé la doctrine juridique dans la manière d’appréhender la question de la propriété et plusieurs municipalités (Naples, Bologne, Milan, etc.) s’en sont saisies à leur niveau pour développer des politiques en faveur des Communs urbains.

Un rapport publié par la P2P Foundation sur les Communs urbains avec de nombreux exemples en provenance d’Italie.

Pour les deux juristes auteurs de l’article sur IPKat, les oeuvres de Street Art sont de bonnes candidates pour recevoir ce statut de biens communs. Ils expliquent en effet que les oeuvres de Street Art sont profondément ancrées dans l’espace public lui-même, lequel faisait partie dans les travaux de la Commission Rodota des choses relevant des Communs. Pour eux, le Street Art aurait un rôle social et culturel particulier, intrinsèquement lié à son environnement qui impliquerait de traiter ce type d’oeuvres comme inséparables de leur contexte et des communautés qui y vivent. Mais une fois cette qualification de biens communs appliquées aux oeuvres de Street Art, quelles conséquences juridiques faudrait-il en tirer ? Les deux juristes répondent à cette question en proposant un mode de gouvernance particulier pour la gestion de ces oeuvres, qui ne réduise plus à l’application de simples droits de propriété privée :

Reconnaître la nature de bien commun au Street Art est une première étape pour modeler un régime juridique qui leur serait adéquat. En fait, il résulterait de cette nouvelle approche des conséquences au niveau du régime de propriété, qui serait davantage conçu comme une forme d’intendance (stewarship) que de possession (ownership).

Cela aurait notamment un intérêt particulier dans le cas du retrait de l’oeuvre de son support physique original. Qui pourrait prendre une telle décision ? Est-ce que le propriétaire du support physique est vraiment légitime pour prendre cette décision seul, ou non ?

A notre avis, ce pouvoir de décision devrait être attribué à une autorité administrative qui aurait une compétence pour juger de la valeur artistique d’une oeuvre et de la possibilité de la retirer, de la détruire, de la déplacer à un autre endroit, de manière à assurer la préservation de l’oeuvre, lorsque sa valeur artistique et culturelle est reconnue.

En Italie, cette fonction administrative pourrait être assurée par la « Superintendance des biens culturels » (Soprintendenza per i beni culturali) assistée pour ce faire d’une commission d’experts.

Cette proposition est intéressante et elle rejoint des réalisations que l’on a pu voir se développer en Italie dans d’autres domaines. A Naples par exemple, la gestion de l’eau a été retirée au privé pour être attribuée à une personne morale d’un type spécial, appelée ABC – Acqua Bene Comuni (Eau Bien Commun), qui présente la particularité d’associer les citoyens et l’administration à la gestion de cette ressource. Quelque part, le régime proposé par les deux juristes ressemble à celui appliqué en France aux monuments historiques classés. On a bien là aussi un corps administratif, qui va pouvoir déterminer que certains monuments ont une valeur particulière imposant aux propriétaires privés qui les possèdent des charges et des limitations dans l’exercice de leur droit de propriété privée. On peut d’ailleurs dire que la solution ici proposée pour le Street Art aurait pour effet de le « patrimonialiser », de manière accélérée.

Il est certain que cette approche répondrait à un besoin et à un ressenti réel que l’on peut parfois constater dans la manière dont la population réagit à cette forme d’expression artistique. Ainsi l’année dernière, une vive émotion s’était répandue dans Paris lorsque des individus mal intentionnés s’étaient déguisés en agents municipaux pour enlever des oeuvres de l’artiste Invader, sans doute pour les revendre. Certains passants avaient même pris à partie ces personnes pour les empêcher de procéder et la presse avait titré que ces individus s’étaient livrés à des « actes de vol ». Cette qualification de leur geste est pourtant problématique d’un point de vue juridique. Car les carreaux de faïence qui constituent les créations d’Invader ont été en quelque sorte « abandonnés » par lui sur les murs de Paris.

On pourrait donc conclure qu’il s’agit de res derelictae (choses abandonnées), comme le sont les encombrants laissés dans les rues. Ces dernières forment une catégorie particulière de res nullius (choses sans maître) dont quiconque peut se saisir pour en devenir le propriétaire légitime. Certes, il y a sans doute eu atteinte au droit moral d’Invader puisque ses mosaïques ont été démontées (et sûrement endommagées au passage), mais nous avons vu plus haut que la revendication du droit moral est compliquée pour une oeuvre de Street Art. En réalité, la réaction « sociale » de la population lors de cet épisode montre que c’est surtout à une valeur collective que ces « voleurs » ont porté atteinte, et donc à la dimension de biens communs de ces créations.

D’ailleurs, suite aux dégradations, des citoyens se sont organisés en « équipes de réactivation » pour remplacer à l’identique les oeuvres arrachées aux murs, agissant comme des « restaurateurs ». On notera aussi que la Mairie de Paris a porté plainte dans cette affaire, mais uniquement pour usurpation de l’identité d’agents public et c’est bien pour « vol » et « recel » que ces malfaiteurs ont été inculpés après avoir été arrêtés. Le système juridique a donc réinterprété ces actes sous l’angle des catégories traditionnelles du « public » et du « privé », mais la dimension du « Commun », qui était pourtant bien en jeu dans cette affaire, lui échappe alors même qu’elle s’est manifestée à travers les réactions de la population.

Quelle gouvernance pour le Street Art en Communs ?

Il y a donc bien quelque chose d’intéressant dans les propositions émises par ces deux juristes, mais j’avoue que la formule suggérée me laisse assez perplexe. En effet, l’intervention de cet organe administratif chargé de « patrimonialiser » le Street Art me paraît relever davantage d’une forme de « publicisation » que de la consécration d’un véritable statut de bien commun. Un événement est d’ailleurs survenu l’an dernier en Italie à Bologne, qui montre les risques de dérives susceptibles de survenir avec une telle solution. La ville avait décidé d’organiser une grande exposition sur le Street Art, en vue de laquelle ses agents sont allés prélever des oeuvres situées dans les rues pour les accrocher dans son Musée d’Histoire. La municipalité avait justifié cette décision en mettant en avant l’importance d’engager «une réflexion sur les modalités de protection, de conservation et d’accrochage en musée des expériences urbaines». Mais les artistes de Street Art ont très vivement réagi contre ce déplacement forcé des oeuvres qu’ils assimilaient à une forme de « vandalisme », de « pillage », « d’accaparement » ou de « thésaurisation privée ». Et dans un geste spectaculaire, le graffeur Blu a même été jusqu’à effacer lui-même l’intégralité de 20 ans de travail sur les murs de la ville en recouvrant toutes ses fresques de peinture grise…

Ce que montre cette histoire, c’est que la légitimité d’une autorité administrative pour décider du sort des oeuvres de Street Art dans une ville est loin d’être acquise. Si ces oeuvres relèvent du statut de « biens communs », alors il faudrait bâtir un système de gouvernance qui reflète réellement cette nature et cela ne peut se limiter à une commission d’experts ou à des décisions prises par les élus à la culture d’une ville. La légitimité propre aux Communs ne peut résulter que de l’association de toutes les parties prenantes aux décisions qui les concernent et pour le Street Art, il faudrait que les artistes, les riverains, les propriétaires privés, la municipalité, les experts du patrimoine puissent tous être équitablement associés au sein d’une institution particulière. Peut-être même que plusieurs niveaux institutionnels imbriqués seraient nécessaires pour répondre à ce besoin de « démocratie du Commun », partant du quartier ou de la rue pour remonter à la ville jusqu’à l’échelon national ?

***

La question est donc loin d’être simple, mais il est certain que l’approche par les Communs apporte une dimension supplémentaire à l’appréhension de pratiques artistiques comme le Street Art. Il est d’ailleurs intéressant de constater que le débat ne se limite plus seulement à l’Italie et qu’il commence aussi à gagner la France. La semaine dernière se tenait en effet la huitième université buissonnière des arts de la rue, dont le thème portait cette année sur les croisements entre la question des Communs et des droits culturels. La question de l’espace public conçu comme un bien commun y a été débattue et la Fédération Nationale des Arts de la Rue a publié à cette occasion un intéressant manifeste, qui fait une place aux Communs. L’approche par les Communs infuse donc dans ce secteur et il faut espérer qu’elle pourra à terme déboucher sur des convergences qui permettront de faire évoluer le cadre juridique applicable.

PS : je me rends compte que je n’ai pas évoqué la question de la liberté de panorama, qui est aussi importante en matière de Street Art, parce qu’elle renvoie à la problématique du partage des propriétés, des usages collectifs, ainsi qu’à l’appropriation des espaces publics. Ce billet étant déjà trop long, je vous renvoie à celui-ci où j’évoquais l’an dernier les liens entre liberté de panorama et Street Art.

La nouvelle fin de Carmen et les libertés du domaine public

mercredi 10 janvier 2018 à 07:19

Une polémique assez impressionnante a éclaté depuis une semaine à propos d’une adaptation de l’opéra Carmen jouée en ce moment en Italie dans laquelle le metteur en scène (Léo Muscato) a choisi de modifier la fin pour que l’héroïne tue Don José, à la différence de ce qui se passe dans l’oeuvre originale de Georges Bizet. Il a également transposé le cadre de l’action dans un camp de Roms au début des années 80.

Le metteur en scène fait valoir qu’en 2018, dans un contexte de dénonciation accrue des violences sexistes, « on ne peut pas applaudir le meurtre d’une femme ». Je vais mettre de côté dans ce billet le débat à propos de la justification « féministe » de cette modification (voyez par exemple à ce sujet cet article paru sur Slate) pour me concentrer uniquement sur les critiques mettant en avant la nécessité de préserver « l’intangibilité de l’oeuvre » de Bizet. On la trouve exprimée par exemple par l’humoriste Monsieur Poulpe sur son compte Twitter (ce qui lui a valu de soulever une marée furieuse de commentaires…).

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Cette polémique fait étrangement écho au dernier billet que j’ai publié à propos de l’épisode VIII de Star Wars et de sa réception par le public, qui soulevait aussi des questions complexes liées à « l’intégrité de l’oeuvre ». La différence majeure, c’est que contrairement à Star Wars, Carmen appartient au domaine public, mais cela ne signifie pas pour autant que l’on puisse modifier l’oeuvre de manière complètement libre. En France, le droit moral est en effet perpétuel, c’est-à-dire qu’il se prolonge sans limite dans le temps même après la mort de l’auteur. Théoriquement – même si c’est hautement improbable -, un descendant de Bizet (s’il en existe encore qui puisse être identifié) pourrait donc saisir la justice pour faire valoir que cette modification constitue une « dénaturation de l’oeuvre » et demander à ce que les représentations soient interrompues.

Vous allez voir que cette hypothèse n’est pas complètement fantasmatique, au vu des précédents que l’on peut relever en justice, même si la jurisprudence de la Cour de Cassation insiste aussi la nécessité de respecter un « juste équilibre » entre le droit moral et la liberté d’expression.

Carmen doit-elle éternellement rester figée sous la forme voulue par Georges Bizet ? Image : Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

Entre droit moral et liberté de création

Même si les faits ne sont pas complètement similaires, la première affaire qui vient à l’esprit est celle de la suite des Misérables de Victor Hugo, qui a défrayé la chronique judiciaire pendant les années 2000. L’auteur François Cérésa avait fait paraître chez Plon deux romans (« Cosette ou le temps des illusions » et « Marius ou le fugitif ») présentés comme la suite des Misérables. Cela avait entraîné des poursuites en justice par Pierre Hugo, un des descendants de Victor Hugo, au motif que ce dernier aurait tenu des propos de son vivant sur le caractère achevé de l’oeuvre et que cette suite dénaturerait certains des personnages en modifiant trop fortement leur caractère.

L’objet du litige…

L’affaire connut plusieurs rebondissements : l’atteinte au droit moral fut dans un premier temps admise en 2004 par la Cour d’Appel de Paris, mais la Cour de Cassation estima ensuite en 2007 que le raisonnement suivi était mal étayé, notamment en ce que la Cour n’avait pas cherché à ménager un équilibre entre le droit de l’auteur et la liberté de création, protégée par l’article 10 relatif à la liberté d’expression de la Convention européenne de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Au final, l’affaire retourna devant la Cour d’appel qui, cette fois, rejeta les demandes du descendant de Victor Hugo, en estimant qu’ :

un auteur ne peut, en se fondant sur les attributs du droit moral qui n’est pas un droit absolu, interdire que son œuvre fasse l’objet de toute adaptation et spécialement de toute suite du même genre ; que la liberté de création confère à tout un chacun la faculté de s’essayer à concevoir et à formaliser une suite, une fois l’œuvre tombée dans le domaine public.

C’est une des rares occasions où dans la jurisprudence française, le domaine public apparaît de manière positive, qui plus est comme une condition d’exercice de la liberté d’expression et de création. Il ne s’agit donc pas d’une simple « limitation » au droit d’auteur à interpréter de manière restrictive, mais bien d’un principe doté d’une égale valeur. Néanmoins, si le juge reconnaît que le droit moral n’a pas une portée absolue, le jugement ne supprime pas toute exigence du respect du à l’œuvre et à l’auteur :

en revanche, il incombe à l’auteur à la suite d’être fidèle à l’œuvre dont il se réclame, d’en respecter l’esprit, ce qui n’exclut pas pour autant une certaine liberté d’expression et de conception ; que c’est dans l’exercice de cette liberté que l’auteur de la suite fera œuvre originale, en se gardant toutefois de dénaturer l’œuvre première.

L’atteinte à l’intégrité de l’œuvre s’apprécie donc sur la base des critères de la « fidélité à l’œuvre première » et du « respect de son esprit », qui permettent d’évaluer s’il y a eu ou non « dénaturation ». Pour ce qui est de la modification de la fin de Carmen, il faudrait donc se placer dans cette perspective pour déterminer si le fait de faire mourir Don José plutôt que l’héroïne porte atteinte à « l’esprit de l’oeuvre originale », tout en faisant une balance avec la liberté d’expression et de création.

Un difficile jeu d’équilibriste…

Si l’on se réfère à d’autres jurisprudences, on peut constater que cette balance des droits est loin d’être évidente à opérer. Une compagnie de théâtre a par exemple été condamnée pour violation du droit moral pour avoir monté une adaptation de la pièce En Attendant Godot de Samuel Beckett dans laquelle les personnages principaux étaient interprétés par des actrices. Jérôme Lindon, l’exécuteur testamentaire de Beckett, a réussi à obtenir gain de cause en faisant valoir que l’auteur avait laissé des instructions très claires manifestant sa volonté que le sexe des personnages ne soit pas modifié. Les juges ont donc bien retenu en l’espèce la « dénaturation de l’oeuvre », mais on notera que la pièce n’était pas encore entrée dans le domaine public et le jugement a été rendu en 1992, soit avant la jurisprudence des Misérables qui introduit la nécessité de tenir compte de la liberté d’expression et de création.

En attendant Goto au festival d’Avignon en 1978. Image : Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

L’an dernier, une autre affaire intéressante a été tranchée par la Cour de Cassation dont les faits se rapprochent du cas de la modification de la fin de Carmen. Le metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov a produit en 2010 une adaptation de l’opéra le Dialogue des Carmélites de Georges Bernanos. Il a, lui aussi, choisi de transposer le cadre de l’action à l’époque contemporaine, en apportant des modifications substantielles à la fin : toutes les religieuses sont sauvées sauf une, là où elles périssent ensemble sur l’échafaud dans l’œuvre originale. La Cour d’Appel avait ici aussi estimé qu’il y avait « dénaturation », mais la Cour de Cassation a cassé son arrêt en demandant à nouveau à ce qu’un « juste équilibre » soit recherché entre la liberté d’expression et le respect du droit moral. L’affaire a été renvoyée depuis devant la Cour d’Appel et on verra si celle-ci modifie à présent son appréciation au fond, comme cela avait été le cas dans l’affaire des Misérables. On remarquera qu’ici, la Cour de Cassation étend à une œuvre encore protégée le raisonnement qu’elle avait échafaudé pour une œuvre appartenant au domaine public.

Tout ceci fait qu’il serait difficile de savoir si la modification de la fin de Carmen opérée par Léo Muscato serait considérée en cas de procès comme une atteinte à l’intégrité de l’œuvre ou comme un exercice légitime de sa liberté d’expression et de création. Le principe d’équilibre prôné par la Cour de Cassation est en réalité foncièrement subjectif, même s’il a le mérite de ne pas faire du droit moral un absolu entièrement laissé à l’appréciation de l’auteur ou de ses descendants.

De Carmen à Karmen…

Cette affaire m’a fait repenser à une autre adaptation de Carmen que j’ai croisée lors d’un voyage au Sénégal, il y a quelques années. En 2001, un scandale avait éclaté dans ce pays à l’occasion de la sortie du film Karmen-Gei, qui a suscité des troubles importants au point que des cinémas avaient été bloqués par des intégristes religieux et que les projections finirent par être suspendues. Le film adapte très librement l’oeuvre originale de Mérimée en mettant en scène une Carmen black transposée dans le Sénégal contemporain entre l’île de Gorée et Dakar. Ce qui provoqua la colère d’une partie du public, c’est l’utilisation d’un chant traditionnel religieux musulman pour accompagner la scène de l’enterrement d’une lesbienne s’étant suicidée.

Ce chant est théoriquement suffisamment ancien pour appartenir au domaine public, mais il faut savoir que le Sénégal applique un système très particulier de domaine public payant, qui couvre notamment les oeuvres traditionnelles et folkloriques. Il confère également à une sorte de super-SACEM locale un pouvoir de vérification sur la manière dont les oeuvres traditionnelles sont réutilisées. En pratique, cela aboutit à une forme de bureaucratisation de l’usage du patrimoine, qui m’avait paru extrêmement problématique lorsque je me suis rendu là-bas, dans la mesure où elle restreint les libertés offertes par le domaine public (liberté dont le réalisateur du film Karmen avait pu pourtant bénéficier de son côté en adaptant très librement l’oeuvre de Mérimée…).

Mais dans les faits, on voit bien que la liberté de réutilisation du domaine public est restreinte également dans notre pays, au nom de la protection du droit moral et de l’intégrité des oeuvres. La « bureaucratisation » existe aussi, puisqu’on remarquera que la SGDL (Société des Gens de Lettres) s’était jointe au descendant de Victor Hugo dans l’affaire de la suite des Misérables et la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) a fait de même pour faire condamner aux côtés de Jérôme Lindon l’adaptation féminisée d’En Attendant Godot. Le domaine public n’est pas (encore…) payant en France, mais il reste placée sous liberté surveillée. Heureusement, la Cour de Cassation a sagement développé une jurisprudence qui insiste sur la nécessité de protéger la liberté de création en empêchant que la revendication du droit moral ne tourne complètement à l’arbitraire. Mais dans les faits, cet équilibre jurisprudentiel paraît fragile et nul ne peut savoir exactement ce qui se passerait si la Carmen de Léo Muscato faisait l’objet d’un procès en France…

Faire du domaine public un véritable espace de liberté créative ?

En réalité, le concept même « d’atteinte à l’intégrité » me paraît discutable pour une oeuvre appartenant au domaine public. Il faut savoir que dans certains pays (Allemagne, Pays-Bas, Canada, etc.), le droit moral n’est pas perpétuel et il s’arrête en même temps que les droits patrimoniaux, ce qui fait que les oeuvres deviennent vraiment librement réutilisables à leur entrée dans le domaine public. On pourrait même aller plus loin et trouver plus logique que le droit moral s’éteigne à la mort de l’auteur, car si le droit moral est un droit de la personnalité, il devrait – tout comme le droit à la vie privée, le droit à l’image ou la protection de l’honneur – s’arrêter avec la vie de l’individu. Cela éviterait sans doute l’instrumentalisation du droit moral par les descendants des auteurs et consacrerait le domaine public comme un véritable espace de liberté créative.

Un ouvrage à lire pour se convaincre que transférer l’exercice du moral aux descendants des auteurs n’est pas forcément une bonne idée…

L’idée même d’une « dénaturation de l’oeuvre » ne fait guère de sens, du moment que l’adaptation est clairement présentée comme telle et ne cherche pas à entretenir de confusion avec l’original. Les oeuvres du domaine public sont par définition « indestructibles » : Carmen restera toujours Carmen, tout comme les adaptations, souvent très libres, des Contes de Perrault par Disney n’ont pas fait disparaître le souvenir des originaux. C’est pourquoi l’analogie employée par Monsieur Poulpe à propos de cette nouvelle fin pour Carmen me paraît aussi choquante qu’absurde. Faire mourir Don José au lieu de Carmen n’a rien à voir avec un « taliban armé d’un lance-roquette qui estime que telle ou telle statue mérite d’être défoncée« . L’oeuvre – par essence immatérielle – est à l’abri des outrages irréversibles que l’on peut faire subir à la pierre. Elle s’offre sans fin aux nouvelles interprétations et c’est cette dynamique de recréation perpétuelle qui contribue à maintenir vivantes dans la mémoire les oeuvres du passé.

***

Un autre exemple me vient à l’esprit pour conclure. En 2014, l’éditeur de comics Marvel avait choisi de faire preuve d’audace en transformant en une déesse Thor, le dieu du tonnerre de la mythologie scandinave (lequel est toujours par contre épouvantablement macho dans les films Marvel…). La décision n’avait pas manqué de diviser là-aussi, en opposant les masculinistes forcenés à celleux qui ont salué au contraire cette réinterprétation.

La déesse Thor selon Marvel.

Faut-il là aussi hurler à la « dénaturation » ou y voir une « atteinte à l’intégrité » de l’oeuvre ? Ou ne devrait-on pas plutôt se réjouir que les mythes, débarrassés comme ils le sont de toute trace de propriété intellectuelle, s’offrent ainsi aux créateurs comme une matière première toujours à réinventer ?


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Star Wars VIII : l’impasse d’une industrialisation de la mythologie

samedi 6 janvier 2018 à 08:34

Le huitième épisode de la saga Star Wars The Last Jedi est sorti sur les écrans le mois dernier et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a provoqué des réactions explosives. La réception de ce nouvel opus est d’ailleurs assez paradoxale, comme on peut le voir sur le site de référence Rotten Tomatoes, car si les critiques professionnelles lui adressent la note très honorable de 90%, le film recueille auprès du public un score de 50% seulement, soit la pire appréciation de toute la série (y compris le controversé épisode II de la prélogie L’Attaque des Clones, c’est dire...).

Ce chiffre de 50% est d’ailleurs assez représentatif des réactions que l’on peut rencontrer en ligne : les fans de la saga ont soit apprécié, soit détesté les choix du réalisateur Rian Johnson, sans demi-mesure (disclaimer : je me range résolument dans le second groupe). On trouve beaucoup de critiques ou de commentaires en vidéo, mais celui que j’ai trouvé le plus intéressant est celui de la chaîne Cult’N’Click qui s’efforce justement d’expliquer pourquoi le film est aussi clivant :

En gros, on peut dire que si l’épisode VII de J.J. Abrams avait – à juste titre – été accusé d’être une sorte de remake déguisé de l’épisode IV Un nouvel Espoir, reprenant quasiment à la lettre la structure du premier film, Rian Johnson a choisi au contraire de prendre le contrepied systématique de toutes les attentes, sans craindre au passage de fouler aux pieds certains des grands totems de l’univers Star Wars (notamment tout ce qui tourne autour des Jedis).

Son film n’échappera pourtant pas non plus complètement à l’accusation de recyclage des films précédents (il comporte de très lourdes citations des épisodes V et VI…), mais il y a malgré tout chez lui une volonté de rupture radicale qui ne pouvait que faire entrer en convulsion les fans hardcore de la saga. Or c’est justement la réaction d’une partie de ces fans qui est intéressante à observer et à analyser (notamment d’un point de vue juridique).

Bataille à coups de « canon »

Une pétition a en effet été lancée par des fans en colère pour que Disney, à qui appartient désormais la licence, retire littéralement cet épisode VIII de la saga.

L’épisode VIII était une parodie. Il a complètement trahi l’héritage de Luke Skywalker et des Jedi. Il a trahi les raisons-mêmes pour lesquelles la plupart d’entre nous, en tant que fans, aimions Star Wars. Cela peut être réparé. Tout comme vous avez effacé 30 ans d’histoires, nous vous demandons d’en effacer un de plus, Les Derniers Jedi. Retirez-le de la saga, repoussez l’épisode IX et re-faites l’épisode VIII correctement pour restaurer l’héritage, l’intégrité et le caractère de Luke Skywalker.

Plus exactement, ces fans demandent à ce que Disney use du pouvoir qu’il détient à présent pour retirer l’épisode VIII du canon officiel de la série. Cette notion de « canon » est essentielle pour comprendre les rapports qui existent entre les industries culturelles et les communautés de fans. Même si le titulaire des droits sur une oeuvre peut tolérer (comme J.K. Rowling par exemple le fait avec Harry Potter) que les fans produisent leurs propres histoires à partir de son univers, il reste le seul à pouvoir déterminer quels éléments fictionnels vont intégrer officiellement l’univers de référence pour former le « canon » de l’oeuvre.

Lors du rachat de la franchise Star Wars, Disney a d’ailleurs usé de cette prérogative en prenant la décision radicale de déclarer nul et non avenu «l’univers étendu de Star Wars», c’est-à-dire l’ensemble des prolongements produits au fil des années sous forme de romans, de jeux vidéo, de téléfilms et autres produits dérivés. Seuls les six films de la saga (trilogie + prélogie) et les séries TV The Clones War et Rebels définissent à présent le « canon » de Star Wars. Tout le reste a été « rétrogradé » au statut de « Légendes » et pourra continuer à être commercialisé sous cette étiquette, mais sans « compter » véritablement dans l’histoire.

Schéma de l’univers étendu de Star Wars après le rachat par Disney. Univers officiel : rouge + orange Univers étendu : orange + jaune Univers Légendes : jaune. Source : Wikimedia Commons.

Donc ici, les fans demandent à Disney d’utiliser ce pouvoir de « déclassement » dont la firme dispose en tant que titulaire des droits pour éjecter l’épisode VIII du canon, car eux-mêmes estiment que cette nouvelle oeuvre ne satisfait pas aux critères minimum de fidélité à l’univers de référence pour en faire partie. Pour paraphraser Obi-Wan Kenobi, l’épisode VIII a introduit une trop grande perturbation dans la Force qui menacerait à présent, selon eux, l’ensemble de la cohérence de la saga Star Wars.

Comme un fantôme de droit moral…

Il est intéressant de relever le registre lexical employé par les fans à l’origine de cette pétition : ils invoquent une atteinte à « l’intégrité » du personnage de Luke Skywalker et ils demandent le « retrait » du film. Ces termes font très fortement penser à ce que l’on appelle dans le droit d’auteur « à la française » le droit moral, qui appartient à l’auteur et lui permet justement de s’opposer aux atteintes à l’intégrité de son oeuvre. Le droit moral comporte également un droit de retrait (dit aussi droit de repentir) qui permet théoriquement à un artiste de retirer une oeuvre de la circulation s’il estime qu’elle ne correspond plus à sa vision ou à ses exigences en tant que créateur.

Ce qui est intéressant, c’est que le droit moral est réputé ne pas exister dans le système du copyright américain (même si ce n’est pas complètement vrai). Pourtant dans l’histoire de Star Wars, cette question de « l’intégrité de l’oeuvre » a joué un rôle important dans les rapports entre l’industrie et la communauté des fans. On sait par exemple que George Lucas a fait jouer d’une certaine manière son « droit de repentir » à propos des films de la trilogie originale, en les retouchant au fil des rééditions successives pour modifier des éléments qui ne le satisfaisaient pas. Or les fans hardcore de la saga n’ont jamais accepté ces modifications qu’ils considéraient comme une véritable dénaturation de l’oeuvre, d’autant plus grave qu’il devenait avec le temps difficile de se procurer dans le commerce les versions originales. Le conflit a été si loin que certains fans ont produit une « Despecialized Edition » qui retire tout ce que les éditions « spéciales » suivantes ont ajouté ou enlevé aux films d’origine, au prix d’un travail minutieux s’apparentant à celui d’un restaurateur.

Ce qui est intéressant ici, c’est qu’alors que le droit moral constitue dans la perspective française ce qu’il y a de plus personnel dans le rapport entre un créateur et son oeuvre, il existe au contraire à propos de Star Wars un conflit pour déterminer qui est légitime pour préserver l’intégrité de l’oeuvre. Le public a osé dénier au créateur original de cet univers, George Lucas en personne, le droit de définir ce qui pouvait constituer la forme définitive de l’œuvre, en estimant qu’il pouvait se poser en « gardien » de son esprit.

Évidemment, le phénomène n’a fait que s’amplifier depuis que Disney a racheté la franchise, tant les craintes étaient grandes que la firme ne dénature Star Wars. Les fans les plus durs avaient déjà poussé les hauts cris lorsque Disney a décidé d’éjecter hors du canon l’intégralité de l’univers étendu (même si ce choix était quelque part nécessaire pour pouvoir produire une nouvelle trilogie sans être lié par cet amoncellement écrasant). Mais le conflit autour la défense de l’intégrité de l’oeuvre va à présent se déchaîner au vu de ce que Rian Johnson a « osé » faire avec cet épisode VIII.

Quelque part, on peut dire que le réalisateur utilise sciemment la « dénaturation de l’oeuvre » comme un procédé créatif à part entière, et ce au moins à trois niveaux différents. The Last Jedi dénature d’abord les six premiers films, en introduisant des incohérences telles que l’équilibre global de la saga est rompu. Il dénature aussi l’épisode VII, car plusieurs des éléments scénaristiques introduits par J.J. Abrams sont délaissés ou brutalement abandonnés (le mystère autour du Leader Suprême Snoke ou celui des origines de Rey). Enfin, on peut même aller jusqu’à dire que le film se dénature lui-même, puisqu’il comporte tout un arc narratif (les péripéties de Finn et Rose sur la planète Casino) qui n’a aucune utilité réelle dans l’histoire et brise la cohérence logique de l’ensemble. Il est donc assez normal à ce stade que certains fans en viennent à demander à Disney de supprimer l’épisode en l’éjectant en dehors du « canon officiel ».

Industrialisation de la mythologie

Or il est intéressant de constater que l’importance de ce pouvoir de définition du « canon » tient essentiellement à la nature « mythologique » de Star Wars. Ce qui est si spécial avec cette saga, c’est qu’elle constitue une « oeuvre-univers » qui a déjà acquis le statut de mythologie moderne, au même titre qu’en leur temps l’Illiade ou les aventures du Roi Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde. Le propre d’une mythologie est d’être non pas simplement une oeuvre, mais une « matrice à histoires » engendrant une prolifération de versions et de prolongements à partir d’un matériau de base. Dans le cas de Star Wars, si les fans ont produit des multitudes d’oeuvres dérivées, plus ou moins tolérées par LucasFilm, c’est l’industrie culturelle elle-même qui a participé à la prolifération de l’univers, notamment à travers la production – souvent à visée très mercantile – de l’univers étendu.

Mais il y a une différence fondamentale avec les mythologies anciennes, qui tient à l’irruption de la propriété intellectuelle caractéristique de notre époque. Disney a les moyens d’industrialiser la production de ce mythe moderne qu’est Star Wars à une échelle qui était inaccessible à LucasFilm, mais ils ont en plus le pouvoir exclusif de déterminer ce qui rentre officiellement ou pas dans le « canon » de l’univers. Dans les temps passés, ce monopole n’existait pas, car les oeuvres étaient produites directement dans la « vallée du Folklore » : les trames d’histoire, les personnages, les noms de lieux, etc. n’appartenaient à personne et à tout le monde à la fois, et chacun pouvait produire une nouvelle version pour étendre l’univers, sans réelle notion de « hiérarchie ».

Disney a d’ailleurs à présent l’intention d’utiliser ce pouvoir exclusif de définition du canon de Star Wars de manière beaucoup plus « rationnelle » que ne l’avait fait LucasFilms, comme l’explique cet article fascinant du Monde. Désireux d’exploiter le filon Star Wars jusqu’au bout, Disney est bien décidé à faire proliférer au maximum les déclinaisons de l’univers, au rythme d’un nouveau film par an, assorti de romans, de comics, de jeux vidéo et de tout ce que l’on pourra imaginer. Or un tel foisonnement de l’univers va immanquablement engendrer des risques de fragilisation de sa cohérence, comme ce fut le cas pour l’univers étendu du temps de LucasFilm. Mais pour parer à ce problème, Disney a mis en place une cellule spéciale chargée de garder la mémoire de l’oeuvre et de garantir l’intégrité de l’ensemble :

Pour s’assurer de conserver malgré tout la cohérence que vise Disney, le studio s’est organisé. La publication de comics, déjà, est désormais assurée par Marvel Comics, filiale du groupe, plutôt que par Dark Horse, partenaire habituel de Lucasfilm.

Mais surtout, autour de Leland Chee, déjà responsable de la hiérarchisation de l’univers étendu pour George Lucas, s’est ainsi constituée une équipe, le Star Wars Story Group (groupe des histoires de Star Wars). Ce sont eux que les réalisateurs viennent consulter quand ils ont besoin de vérifier un élément de la mythologie « Star Wars », ou quand il s’agit de donner un nom crédible à un personnage, une planète ou une arme. « Nous participons à tous les aspects de la narration de Star Wars », confirme M. Chee sur Twitter.

Cet aspect me paraît extrêmement intéressant, car d’une certaine manière, on peut aussi y voir une forme de « corporatisation » et « d’industrialisation » du droit moral, alors même que celui-ci n’existe pas théoriquement aux États-Unis. Sauf que cette industrialisation en renverse littéralement le sens, car là où le droit moral en France est censé protéger les réalisateurs contre les studios (en leur réservant notamment le fameux Final Cut – pouvoir d’arrêter le montage du film), c’est l’inverse qui se produit avec ce droit moral « industrialisé » : il vient au contraire protéger la cohérence de « l’oeuvre-univers » contre les réalisateurs qui pourraient venir la dénaturer.

Sortir de l’impasse par un vrai retour aux légendes

Tout le problème, c’est que malgré la mise en place de cette organisation, Disney a manifestement d’emblée failli dans son rôle de gardien de la cohérence de l’univers de Star Wars, ce qui provoque en retour la colère des fans qui viennent le lui reprocher. Ils lui rappellent que le pouvoir de fixer le canon ne peut se réduire aujourd’hui au simple exercice des droits de propriété intellectuelle : la communauté des fans dispose d’une puissance propre en la matière et, comme avec les retouches de George Lucas sur la trilogie originale, une lutte va à présent s’engager à propos de l’incorporation ou de l’éjection de cet épisode VIII dans le canon. Il y a bien entendu très peu de chances – voire aucune – que Disney cède officiellement à la pression des fans, mais l’histoire de Star Wars sera marquée de manière indélébile par ce conflit de légitimité et nul doute que cela rejaillira sur l’écriture de l’épisode IX.

Pour moi, cet épisode a même une signification plus profonde : il marque en réalité l’impasse dans laquelle aboutit nécessairement le processus d’industrialisation de la mythologie. On ne peut construire une mythologie au sens propre du terme sur la base de la propriété exclusive que présuppose le copyright, car l’essence même des mythes est collective. C’est d’ailleurs ce qu’a très bien senti J.K. Rowling avec Harry Potter, en autorisant de manière assez libérale les fans à produire leurs propres histoire dans son univers. Une oeuvre qui acquiert un caractère mythologique échappe forcément à son créateur et elle ne peut pas être « contenue » dans les limites fixées par une industrie. Ce n’est pas pour rien que Disney a cherché à « démystifier » méthodiquement Star Wars avec cet épisode 8 : c’est que la firme sent bien qu’elle ne pourra recycler cette oeuvre à l’infini dans ses circuits industriels qu’à la condition de lui « extirper » ce statut de mythe moderne.

Image par Christopher Dombres. CC-BY.

Les fans hardcore de Star Wars ont bien senti le danger, mais ils se trompent à mon sens en demandant à Disney d’utiliser son pouvoir de définition du « canon » pour retirer l’épisode VIII, car tout le problème réside dans l’existence même de ce pouvoir qui s’enracine dans la propriété intellectuelle. Si Star Wars était dans la même situation que la légende du Graal, peu importerait à vrai dire que cet épisode soit si mauvais : ce ne serait qu’une incarnation de plus parmi d’autres de l’oeuvre et elle n’empêcherait personne de continuer l’histoire dans une direction différente. La légende du Graal est à jamais « indestructible »‘ parce qu’elle est dans le domaine public et que plus personne ne peut plus revendiquer une exclusivité sur cette oeuvre, alors que Disney détient Star Wars comme un actif immatériel, ce qui lui donne le pouvoir de « prendre en otage » la conscience collective.

La morale de tout ceci est la suivante : notre époque est encore capable de produire des oeuvres mythiques et il faut s’en réjouir. Mais la propriété intellectuelle « séquestre » cet imaginaire et permet à l’industrie cinématographique de confisquer l’usage de ces oeuvres pendant des décennies, quand bien même elles habitent l’âme populaire. Or l’exemple de Star Wars montre que cette industrialisation de la mythologie ne fonctionne tout simplement pas et qu’elle engendre des conflits tellement vifs avec le public que la situation devra certainement évoluer, sous peine que le système finisse par exploser (ou que les mythes finissent par en mourir…).

Une porte de sortie pourrait être de réduire drastiquement la durée du droit d’auteur ou bien de laisser à l’industrie un monopole d’exploitation commerciale des oeuvres, tout en autorisant légalement le public à produire ses propres histoires en créant un véritable droit au remix et aux fanfictions. Mais il faudrait sans doute aller plus loin en renonçant à l’idée même d’un pouvoir capable de fixer le « canon » d’une oeuvre, ce qui permettrait le retour à une authentique culture « folklorique » qui fut pendant des siècles et des siècles la vraie matrice des légendes de l’humanité.


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Le Remix selon Google ou la culture web digérée par la novlangue

mercredi 3 janvier 2018 à 01:02

Peu avant les fêtes, on a appris que Google et Universal ont conclu un accord pour que le catalogue du label intègre une nouvelle offre payante de streaming musical que la firme de Mountain View s’apprête à lancer. Pour Google, c’est une étape importante de franchie, car les deux autres grandes majors de la musique (Warner et Sony) ont déjà accepté de rejoindre ce partenariat. L’objectif est d’arriver à concurrencer Spotify ou Apple Music en fusionnant deux services préexistants : Google Play Music et YouTube Red (l’offre payante par abonnement de la plateforme vidéo).

Google tente une OPA linguistique sur le remix…

Après le rachat récent de Shazam par Apple ou l’union entre Spotify et le chinois Tencent, cette nouvelle annonce pourrait paraître ne constituer qu’une grande manoeuvre parmi d’autres sur le front de la musique en ligne. Mais c’est le nom que Google souhaite donner à ce nouveau service qui m’a fait bondir : YouTube Remix

Pour ceux qui s’intéressent un tant soit peu à la culture web, le mot « remix » est chargé d’un sens très particulier. Il renvoie à ce qui a longtemps fait la spécificité des usages en ligne : la culture transformative par laquelle les internautes s’emparent des oeuvres préexistantes pour produire leurs propres créations. C’est le domaine du remix, du mashup, du fanart et des fanfictions, des détournements, des parodies ou des mèmes. Or le fait que Google choisisse de baptiser « Remix » un service de streaming musical payant est tout sauf anodin. C’est à travers les mots eux-mêmes que les batailles culturelles se livrent et Google, le grand maître du « capitalisme linguistique », ne peut l’ignorer.

2008-2018 : où en est le remix ?

Il se trouve en plus que 2018 constitue une année particulière pour la culture web, car nous célébrerons les 10 ans de deux oeuvres importantes liées au Remix. La première est le documentaire RiP : a remix manifesto du vidéaste canadien Brett Gaylor sorti en 2008 (si loin déjà…). Il s’agit d’une des premières analyses approfondies de l’influence du numérique sur la création qui mettait l’accent sur les tensions engendrées par les pratiques transformatives avec la propriété intellectuelle.

La seconde est l’ouvrage Remix. Making art and commerce thrive in the hybrid economy, écrit en 2008 par Lawrence Lessig, le grand juriste américain à l’origine des licences Creative Commons.

A sa sortie, ce texte avait fait l’objet d’une recension en français par le chercheur Sébastien Broca, qui permet bien de comprendre pourquoi il est choquant de voir Google baptiser une offre de streaming « Remix » :

Le juriste américain Lawrence Lessig, inspira­teur des licences Creative Commons et critique renommé des « dérives » du droit de la propriété intellectuelle, décrit dans son dernier ouvrage le développement sur Internet d’une culture « Read/Write », qu’il oppose à une culture « Read/Only ». Si cette terminologie désigne d’ordinaire les permissions accordées à l’utilisateur d’un fichier informatique, Lawrence Lessig l’emploie ici par analogie pour distinguer deux types de rapport aux œuvres culturelles. Ainsi, de même qu’un utilisateur ayant la permission « Read/Write » pourra modifier à souhait le fichier auquel il a accès, une culture « Read/Write » se caractérise par la possibilité pour chacun de s’approprier les œuvres en les retravaillant. Il s’agit donc d’une culture où chacun est à la fois consommateur et producteur, émetteur et récepteur. C’est aussi une culture amateure, davantage qu’une culture professionnelle. Son emblème est le remix, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques culturelles, par lesquelles de nouvelles œuvres sont produites à partir d’œuvres existantes, à travers le réagence­ment de divers « matériaux » artistiques. Cette culture « Read/Write » se distingue nettement de ce que Lawrence Lessig nomme une culture « Read/Only », définie par une forme de passivité dans la réception des œuvres, et symbolisée par la consommation culturelle telle qu’elle s’est développée au XXe siècle.

Le streaming peut donner une illusion d’abondance et d’accès immédiat à la culture, mais il constitue en réalité une régression dans la possibilité de s’approprier les oeuvres, au sens fort du terme. Il incarne un retour à cette culture du « Read/Only » (ou plutôt « Ear/Only ») qui était l’apanage de la radio et que les industries culturelles tentent depuis des années de restaurer pour enterrer les sulfureux P2P ou Torrent. Mais c’est bien la passivité et le retour à une pratique de consommation qui caractérisent l’utilisateur de streaming. Sa marge de manoeuvre se résume à constituer des playlists et à s’abonner à l’offre Premium des plateformes pour pouvoir écouter sa musique confortablement sur son smartphone…

Deezer Premium : 9,99 euros par mois pour de la musique en « Ear/Only ».

Extension du domaine de la répression

Par ailleurs, le fait que Google ait conclu des accords avec Universal, Warner et Sony pour constituer cette offre va avoir des incidences en termes de répression des pratiques transformatives sur la plateforme YouTube. En effet, selon le PDG d’Universal, le « deal » passé avec Google implique pour les majors un partage plus avantageux des revenus générés par les abonnements et la publicité, mais aussi un « renforcement de l’engagement de YouTube à gérer les droits musicaux sur sa plateforme« .

Or on sait ce que cette phrase signifie : YouTube fait la « police du droit d’auteur » par le biais d’un système de filtrage appelé ContentID qui « scanne » en permanence la plateforme pour identifier des correspondances entre des empreintes d’oeuvres fournies par les ayants droit et les vidéos postées par le utilisateurs. Ce « robocopyright » est réputé pour être particulièrement problématique vis-à-vis des usages transformatifs, y compris lorsqu’ils sont couverts par des exceptions au droit d’auteur (comme le fair use – usage équitable aux Etats-Unis). On peut donc penser que l’accord avec les grands labels qui va permettre l’avènement de l’offre Remix poussera Google à se montrer d’autant plus sévère avec les « vrais » remixes que les utilisateurs voudront continuer à réaliser et à diffuser sur YouTube.

De manière intéressante, un autre géant numérique a aussi conclu au mois de décembre un accord avec Universal, mais dans un esprit assez différent. Il s’agit de Facebook qui annonce avoir obtenu une licence mondiale pour « couvrir » l’usage des musiques du catalogue d’Universal par les utilisateurs de Facebook, Instagram et même Oculus VR lorsqu’ils souhaitent « personnaliser » leurs publications. Les termes de l’accord ne sont pas très clairs, mais cela semble vouloir dire que les musiques pourront être utilisées pour illustrer des vidéos. Il ne s’agira donc pas d’une « légalisation » complète des usages transformatifs, mais c’est tout de même un pas effectué dans cette direction. Ce type de dispositif contractuel fait un peu penser à l’accord conclu au début de l’année entre Apple, Spotify et l’intermédiaire Dubset pour que les DJ puissent légalement diffuser et vendre leurs remixes via ces plateformes.

Licences globales privées

Ce type de partenariats peuvent paraître à première vue mieux pensés que le YouTube Remix de Google, mais je ne pense pas qu’il faille pour autant s’en réjouir. Ce que Facebook est en train d’accomplir constitue en réalité une sorte de « licence globale privée » qui va lui permettre de se transformer en une zone de partage et de création transformative « tolérée », sur la base d’un privilège que lui accordent les industries culturelles. Or ce type d’accord ne peut à terme que renforcer la position dominante de Facebook ou d’autres firmes comme Apple ou Google, car seuls les plus gros sont en mesure d’arriver à conclure ce type de partenariats avec les ayants droit.

Ce que fut l’idée de la licence globale…

Les plateformes plus petites doivent pendant ce temps se débattre dans des complications juridiques sans fin, qui peuvent aller jusqu’à menacer leur survie. C’est ainsi que Grooveshark a disparu en 2015 et que SoundCloud a failli connaître le même sort cette année. Cette concentration croissante de la musique en ligne constitue en réalité le prix de notre incapacité à mettre en place une « licence globale publique » qui aurait permis de légaliser, au sens fort du terme, le partage et les pratiques transformatives, tout en dégageant de nouvelles sources de revenus pour les artistes. A défaut pour le législateur d’avoir eu le courage d’opérer une telle réforme, ce sont à présent des accords privés qui prennent le relais, avec l’immense désavantage de fermer encore plus l’écosystème et de maintenir une répression rampante des usages.

En attendant la grande machine à filtrer…

De ce point de vue, le pire est encore peut-être à venir… Les ayants droit de la musique et du cinéma ne se contentent pas en effet de ces partenariats conclus avec les grandes plateformes. Ils font pression depuis des mois à présent pour que l’Union européenne modifie en profondeur les règles du jeu dans le cadre de la révision de la directive sur le droit d’auteur. L’idée est de s’inspirer du système de filtrage automatique mis en place par YouTube et de le rendre obligatoire pour toutes les plateformes. Ce serait déjà en soi une évolution très négative pour les usages numériques, mais les ayants droit vont jusqu’à demander à ce que le filtrage se fasse non pas a posteriori, comme c’est le cas actuellement, mais a priori, c’est-à-dire avant que l’utilisateur ne poste son fichier en ligne.

On aboutirait alors à une sorte de « cloche invisible » déployée sur toutes les plateformes et le fait de publier dans cet espace imposerait de se soumettre à une « police du droit d’auteur », avec toutes les erreurs et les abus inhérents à l’emploi de moyens de vérification automatisés. Nous saurons au début de l’année 2018 si les eurodéputés acceptent ou non le déploiement de cette « machine à censurer », contre laquelle une large coalition associative s’est rassemblée. Mais si la directive européenne est modifiée en ce sens, on peut dire que la culture du « Read/Only » aura remporté une victoire décisive.

Il est d’ailleurs assez intéressant de constater que des acteurs comme Google ou Facebook ne s’opposent que très mollement à ces projets de filtrage automatisé obligatoire. Et c’est tout à fait logique, dans la mesure où ces technologies sont déjà déployées sur leurs sites, alors qu’elles vont constituer un nouveau « coût d’entrée » pour quiconque voudrait les concurrencer. L’Europe se titre donc une balle dans le pied en cédant aux sirènes de ses industries culturelles, car elle crée les conditions objectives du renforcement de la position dominante des grands acteurs américains…

On comprend dès lors pourquoi Google peut avoir l’arrogance d’appeler son service de streaming Remix, alors qu’il s’agira de l’exacte antithèse de ce que le remix signifie du point de vue des pratiques culturelles. Cela revient à utiliser la novlangue pour « digérer » lexicalement la spécificité de la culture web et la vider de ses potentialités émancipatrices. Heureusement, ce n’est sans doute pas la fin pour les pratiques transformatives et cela pourrait même constituer le meilleur moyen pour elles de retrouver leur sens. Le verrouillage progressif des grandes plateformes obligera en effet les internautes à revenir à des moyens décentralisés ou auto-gérés de diffusion de la culture participative.

Et le remix est un service payant de streaming musical proposé par YouTube…

***

D’une certaine manière, Lawrence Lessig s’est sans doute trompé dans son analyse de ces phénomènes ou, du moins, une partie de ses espoirs ont été déçus par l’évolution du web. Il pensait en effet en 2008 qu’une « économie hybride » pourrait voir le jour qui permettrait d’allier la « Read/Write Culture » et des plateformes capables de développer un modèle économique. C’est ce qu’explique Sébastien Broca dans son commentaire de l’ouvrage Remix :

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’examen de la nouvelle réalité économique créée par le développement sur Internet de ces nouvelles formes d’échange et de création cultu­relle. Lawrence Lessig y décrit la naissance d’une « économie hybride », faisant la jonction entre le monde des amateurs (la culture « Read/Write ») et le marché (la culture « Read/Only »). L’« éco­nomie hybride », ce sont ainsi les nouveaux types d’association entre des entreprises guidées par une recherche de profit, et des communautés d’individus engagées dans une activité créative […] Ainsi en est-il de Flickr, Myspace, Facebook, Second Life et même de Google, que ses utilisateurs alimentent sans cesse en données.

Le problème, c’est que la répression des usages menée au nom du droit d’auteur ne pouvait tout simplement pas permettre à cette « économie hybride » de naître dans de bonnes conditions. Les acteurs les plus intéressants comme GrooveShark ou SoundCloud ont été pris à la gorge par les ayants droit, qui les ont forcés à dériver vers de plates offres de streaming payant sous peine de disparaître. Les modèles alternatifs ne pouvant naître, ce sont les géants comme Apple, Google ou Facebook qui sont à présent en passe de rafler la mise en devenant les nouveaux « seigneurs de la musique » et ils iront jusqu’au bout du processus, même si cela implique pour eux de devenir des agents serviles de la répression en verrouillant au maximum les usages transformatifs.

Lawrence Lessig ne s’est cependant pas trompé sur l’essentiel. Dans son livre Remix de 2008, il explique que la culture transformative constitue en réalité l’essence même de la création musicale. Durant des siècles et des siècles, c’est en puisant directement dans les oeuvres du passé que les artistes ont créé la musique de leur temps. Au 20ème siècle encore, c’est ainsi que sont nés le jazz, la musique folk, le blues et même le rock à ses débuts, sans parler du sampling dans le rap et le hip-hop. La force du remix ne peut tout simplement pas être contenue : si elle peut connaître des éclipses, elle trouvera nécessairement son chemin.


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L’émergence de la figure d’un Etat « contributeur aux Communs numériques »

samedi 30 décembre 2017 à 18:20

Au début du mois de décembre, la DINSIC (Direction Interministérielle des Systèmes d’Information et de Communication de l’État) a publié dans le cadre du Paris Open Source Summit 2017 une «Politique de contribution aux logiciels libres de l’Etat» qui recèle plusieurs aspects intéressants.

Le logo de la DINSIC sur data.gouv.fr

J’ai déjà publié, il y a quelques semaines, un billet relatif au premier volet de cette politique, à savoir la définition d’une politique d’ouverture « par défaut » des logiciels produits par les administrations. Cette évolution importante découle des dispositions la loi « République numérique » assimilant le code source des logiciels à des documents administratifs communicables et librement réutilisables. Cela signifie que dorénavant, les logiciels développés en France par des administrations devront en principe être publiés comme des logiciels libres.

C’est déjà en soi une évolution substantielle, mais le document de la DINSIC comporte un second volet qui me paraît plus original encore : en plus d’ouvrir ses propres logiciels, l’Etat va autoriser par défaut les développeurs appartenant à ses services à contribuer à des projets de logiciels libres extérieurs. Ces agents publics pourront donc participer sur leur temps de travail et dans le cadre de leur mission de service public au développement de logiciels libres initiés par des communautés.

Ce tournant me paraît important dans la mesure où il commence à faire émerger la figure d’un Etat « contributeur aux Communs numériques », ainsi qu’un embryon de statut pour « l’agent public-contributeur ».

De l’intérêt de placer les politiques publiques sous licence libre

Avant d’entrer plus en détail dans le contenu de cette politique de la DINSIC, on doit déjà remarquer qu’elle a été particulièrement bien pensée sur le plan de la forme. En effet comme s’il s’agissait d’un code source, le document a été publié sur GitHub pour faire l’objet d’un appel public à commentaires qui restera ouvert jusqu’au 6 janvier prochain. Mais outre cette démarche participative, le texte lui-même a été placé sous Licence Ouverte 2.0, ce qui permet de le reprendre et de le modifier. Il s’agit donc au sens propre d’une « politique publique publiée sous licence libre ».

La politique de la DINSIC publiée sur GitHub, ce qui permet de bénéficier de fonctionnalités comme les « Pull requests » pour éditer collaborativement le texte dans le cadre de l’appel à commentaires.

Or ce choix ne constitue pas une coquetterie ou un simple « clin d’oeil » adressé aux geeks : l’usage de la licence libre prend ici un véritable sens. La DINSIC indique en effet que cette politique générale vaut pour ses propres services, mais qu’elle peut être « instanciée » (c’est-à-dire déclinée) par les différents ministères pour l’adapter à leurs besoins et à leurs contextes particuliers selon une logique de « subsidiarité » :

Cette politique de contribution s’applique au système d’information et de communication de l’État conformément à l’article 1er du décret n° 2014-879 du 1er août 2014. Chaque administration de l’État a la possibilité d’instancier sa propre politique de contribution pour la préciser et l’amender.

On est donc en présence d’une politique publique qui, tout comme un logiciel, est susceptible d’être « forkée » (fourchée) pour donner naissance à des « politiques-filles ». La DINSIC précise également que si les fonctions publiques hospitalières et territoriales sont en dehors du périmètre de cette politique de contribution, elles sont invitées à s’en inspirer pour définir leurs propres stratégies. Or le fait que le texte soit placé sous licence libre ne peut que faciliter ce type de reprises d’administration à administration, en fournissant une base déjà réutilisable.

Ces principes de fonctionnement paraissent particulièrement intéressants du point de vue de la gouvernance qu’ils mettent en place. Le recours aux plateformes de dépôt comme GitHub et aux licences libres pour l’élaboration de politiques publiques apporte une vraie valeur ajoutée en termes d’innovation publique. Il rend possible un partage et une mutualisation des efforts entre administrations dans un contexte d’expérimentation qui nécessite forcément de la souplesse. Je reste souvent assez dubitatif à propos de la manière dont l’Open Gov (Gouvernement Ouvert) se met en place dans notre pays , mais la démarche initiée par la DINSIC paraît convaincante et on se prend à espérer que ce mode de fonctionnement soit systématisé et étendu à d’autres domaines.

La nouvelle figure d’un « Etat-contributeur aux Communs numériques »

Un des points saillants de la politique proposée par la DINSIC réside dans une « autorisation par défaut » adressée à ses services pour contribuer à des projets sous licence libre ou Open Source. Pour l’instant, l’État avait toujours paru assez réticent à aller contribuer à des projets libres dont il n’était pas l’initiateur. On se souvient par exemple du débat assez surréaliste qui a eu lieu en 2016 lors du vote de la loi République numérique à propos développement par la France d’un « OS souverain ». De nombreuses voix s’étaient alors élevées pour faire remarquer que l’OS souverain existe déjà et qu’il s’appelle Linux et, plutôt que de tenter de repartir de zéro pour développer son propre système d’exploitation, la France devrait consacrer des moyens financiers et humains pour contribuer à Linux.

Étrangement, les entreprises privées semblent avoir compris beaucoup plus rapidement que les États l’intérêt stratégique qu’il pouvait y avoir pour elles à contribuer à des logiciels libres. On sait par exemple que plus de 75% des contributions au logiciel Linux sont le fait de développeurs salariés à cet effet par des entreprises privées. De grands groupes comme IBM, CISCO, Huawei, Oracle (et même aujourd’hui Microsoft !) ont développé des politiques d’Open Source en comprenant qu’elles ont davantage intérêt à participer au développement d’une ressource commune plutôt que de le faire en comptant uniquement sur leurs propres forces. Elles acceptent ainsi de coopérer avec des concurrents sur certaines portions de leurs activités pour rechercher un « effet de levier » lié à ces investissements « externalisés ». L’allemand Dmitry Kleiner a d’ailleurs proposé l’intéressant concept d’exvesment (« exvestissement », en français) pour rendre compte de ces pratiques contributives.

Sur le site de la Linux Foundation, de grandes entreprises privées s’affichent comme « platinium members », mais paradoxalement aucun Etat ou agence gouvernementale.

Or de manière assez paradoxale, les administrations publiques sont encore assez rarement engagées dans ce type de démarches, alors qu’il serait pourtant logique qu’elles le fassent. Actuellement, ce sont plutôt des associations comme Framasoft qui assurent cette mission d’intérêt général de développer des logiciels libres mis à la disposition de tous. Les administrations utilisent pourtant des logiciels libres dans le cadre de leurs propres activités et il paraîtrait donc important, dans un esprit de réciprocité, qu’elles contribuent en retour à leur développement.

L’administration pourrait aussi utiliser ses moyens humains dans le sens de l’intérêt général pour contribuer à la soutenabilité de logiciels importants que les entreprises privées délaissent et que les communautés de bénévoles n’arrivent pas à maintenir sur leurs propres forces. Quand on voit par exemple qu’un logiciel comme Gimp, qui doit équiper bon nombre des postes informatiques des administrations en France, repose sur une toute petite équipe de développeurs n’arrivant plus à faire face, on se dit qu’il y aurait un vrai intérêt à ce que des agents publics leur apportent leur soutien.

Certains penseurs, comme Michel Bauwens, insistent sur le fait qu’une « transition vers les Communs » nécessite l’émergence d’un « Etat-partenaire » capable de s’engager dans des « partenariats Public-Communs« .

Société civile productive, coalitions entrepreneuriales éthiques et Etat-partenaire : les trois piliers de la transition vers les Communs chez Michel Bauwens.

La politique de la DINSIC constitue une des manières de faire évoluer l’acteur public dans cette direction, en faisant émerger la figure d’un « Etat-contributeur aux communs numériques » participant directement à leur développement par le biais de la force de travail de ses agents.

Quel statut pour « l’agent public-contributeur » ?

Dire que l’Etat devient « contributeur aux communs numériques » reste cependant une abstraction, car l’Etat n’est qu’une fiction juridique et, dans les faits, ce sont des individus en tant qu’agents publics qui vont aller contribuer au développement de logiciels libres au sein des communautés qui en assurent la gestion.

Or pour un agent public, se livrer à ce genre de tâches n’est pas anodin, car l’individu se trouve alors soumis simultanément à deux « ordres » différents : d’un côté en tant qu’agent public, il relève d’une structure pyramidale qui lui impose un devoir d’obéissance hiérarchique ; mais de l’autre, en tant que contributeur au Commun, il devra respecter la gouvernance particulière du projet libre dans lequel il va s’investir. Or si l’administration « joue le jeu », elle va devoir admettre que cette communauté extérieure possède sa propre autonomie et que ses agents devront respecter les règles de contribution qu’elle aura défini.

Pas de Communs véritables sans auto-organisation de la communauté.

Sans entrer dans les détails de cette question complexe, la politique de la DINSIC commence à prendre en compte cette « dichotomie » que les agents-contributeurs vont devoir apprendre à gérer. Le texte insiste par exemple sur l’importance de la « reconnaissance individuelle » des contributions des agents, qui seront autorisés à participer sous leur nom propre ou sous un pseudonyme aux projets extérieurs. Il préconise aussi aux agents de distinguer les contributions qu’ils feront en tant qu’agents sur leur temps de travail de celles qu’ils feraient sur leur temps personnel, en les « signant » avec deux adresses mails différentes :

Reconnaissance individuelle

Reconnaissance individuelle des développeurs : utilisation de leur adresse email pour tracer leurs contributions.

  • Pour les agents : utilisation du mail professionnel en .gouv.fr
  • Pour les prestataires de services, utilisation du mail de leur société d’attachement (pas de mail prestataire en .gouv.fr)

Possibilité d’utiliser des pseudonymes.

Pas d’utilisation de mails génériques / anonymes.

Distinction des contributions professionnelles / personnelles

Possibilité de contribuer sur un même projet dans le cadre du milieu professionnel ou à titre personnel. Le mail professionnel doit être utilisé sur le temps professionnel.

Une présentation publique de cette politique a été faite lors du Paris Open Source Summit dans le cadre d’un atelier auquel j’ai pu participer. A cette occasion, une question intéressante a été posée par une des personnes dans le public : est-ce que la participation des agents a été envisagée sous le mode d’un « Droit Individuel à la Contribution », à l’image du Droit Individuel à la Formation (DIF) qui existe déjà actuellement dans le statut de la fonction publique ? Si tel était le cas, cela signifierait que les agents pourraient accumuler au fil du temps des droits personnels à actionner périodiquement pour aller contribuer à des projets extérieurs.

A cette question, le représentant de la DINSIC a répondu que cette option avait été envisagée, mais écartée pour l’instant. La contribution des agents à des projets extérieurs se fera dans le respect du principe de subordination auquel ils sont soumis : il leur faudra obtenir l’accord préalable de leur hiérarchie et celle-ci conservera son pouvoir de direction sur l’activité de l’agent. Mais il me semble que la subordination de l’agent ne peut être entièrement maintenue dès lors que l’on admet qu’il participe à l’activité d’une communauté extérieure. Comme je l’ai rappelé ci-dessus, les projets de logiciels libres ont leurs propres règles de gouvernance et la répartition des tâches y est organisée par la communauté elle-même selon les règles qu’elle s’est donnée. On doit donc nécessairement reconnaître à l’agent-public contributeur une certaine forme d’autonomie pour qu’il puisse participer à l’activité de la communauté en tant que membre à part entière.

Ces questions sont assez fascinantes et la politique de la DINSIC ne fait pour l’instant que les effleurer. Si l’État devient vraiment un « contributeur aux Communs numériques », il faut sans doute définir également un « statut de l’agent-public contributeur » qui appellera peut-être une certaine redéfinition du principe de subordination. C’est d’ailleurs aussi un des bénéfices indirects à attendre de cette démarche : qu’en se rapprochant des Communs, l’État se transforme lui-même en profondeur. La contribution aux communs extérieurs provoquerait alors en retour ce que certains appellent une « Communification » du service public . Dans un billet précédent, j’ai commencé à envisager la question du « travail dans les Communs », mais je n’avais pas imaginé que cette problématique puisse aussi s’articuler aux principes de la fonction publique, alors qu’il y a certainement des réflexions à pousser dans cette direction.

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Il sera donc intéressant de suivre la mise en oeuvre de cette politique de contribution aux logiciels libres de l’État, sachant qu’elle pourrait aussi à mon sens servir de source d’inspiration, au-delà du secteur du logiciel, pour formaliser la contribution des administrations publiques et de leurs agents à d’autres champs des Communs, matériels ou immatériels.


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