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La loi République numérique a-t-elle aboli le droit d’auteur des agents publics ?

jeudi 8 mars 2018 à 21:14

La loi République numérique fait partie de ces textes surprenants, dont les effets ne se révèlent complètement qu’au fil du temps, à mesure que les interprétations se développent. On l’avait déjà constaté en décembre dernier, lorsqu’il a été établi que cette loi avait pour effet de faire passer par défaut en Open Source les logiciels produits par les administrations. Mais d’autres surprises nous attendent peut-être encore, et non des moindres !

Image Pixabay. CC0.

C’est ce qui est apparu la semaine dernière, lors d’un événement organisé par Creative Commons France pour le lancement officiel de la traduction en français de la version 4.0 de ces licences, auquel j’ai été convié. Une juriste de la mission Etalab figurait parmi les intervenants et elle a été soumise à un feu roulant de questions, notamment à propos de la possibilité pour les administrations d’utiliser les licences Creative Commons pour diffuser leurs productions.

Ses réponses ont confirmé quelque chose de très négatif, car il semble bien que le recours aux Creative Commons soit désormais en principe interdit (ou du moins compliqué…) pour les administrations, à cause du décret d’application de la loi fixant les licences qu’elles peuvent valablement utiliser. Mais paradoxalement, l’interprétation de la loi République numérique retenue par Etalab est aussi susceptible de nous apporter une excellente nouvelle, car le texte va peut-être nous débarrasser d’une des aberrations les plus criantes du système actuel, à savoir le droit d’auteur des agents publics.

Quelques éléments d’explication s’imposent pour montrer comment on peut arriver à une telle conclusion, laquelle mérite encore sans doute approfondissements et discussions, car certaines des prémisses du raisonnement semblent assez fragiles…

Mais qui sait ! ;-)

Les administrations interdites d’utiliser les licences Creative Commons ?

On savait déjà que les administrations allaient avoir des difficultés à utiliser les licence Creative Commons pour diffuser leurs données en Open Data. C’est ce qui résulte du décret d’application de la loi République numérique, adopté en avril dernier, qui liste les licences auxquelles les administrations peuvent recourir pour mettre à disposition des informations publiques.

Le texte ne prévoit en effet que deux options : la Licence Ouverte/Open Licence et l’ODbL (Open Database Licence).

L’administration peut soumettre la réutilisation à titre gratuit des informations publiques qu’elle détient aux licences suivantes :
1° La licence ouverte de réutilisation d’informations publiques ;
2° “ L’Open Database License .

Les Creative Commons ne font donc pas partie de cette shortlist, ce qui est assez incompréhensible, si l’on y réfléchit quelques instants. Car en effet, c’est précisément une des nouveautés de la version 4.0 que les CC prennent désormais en compte le droit sui generis des bases de données, ce qui en fait des instruments tout à fait adaptés pour la diffusion de données en Open Data. La Licence Ouverte est l’équivalent d’une licence Creative Commons CC-BY (Attribution) et l’ODbL l’équivalent d’une CC-BY-SA (Attribution – Partage dans les mêmes conditions). Il aurait donc été logique que le décret les mentionne également, d’autant plus que les CC sont les licences les plus largement connues au monde, au point d’être devenues un véritable standard sur le plan international.

Pour être exact, l’usage des Creative Commons par les administration n’est pas complètement impossible, mais il faut que celles-ci fassent une demande motivée auprès de la DINSIC et se plient à une procédure spéciale d’homologation fixée par le décret :

L’administration qui souhaite recourir à une licence qui ne figure pas à l’article D. 323-2-1 adresse à la direction interministérielle des systèmes d’information et de communication de l’État une demande d’homologation de la licence qu’elle souhaite mettre en œuvre. Cette homologation est prononcée par décision du Premier ministre pour les seules informations publiques qui constituent l’objet de la demande.

Sachant que la demande doit se faire jeu de données par jeu de données, l’obstacle procédural est donc loin d’être anodin et cela constituera un frein considérable à l’utilisation des Creative Commons en matière d’Open Data, ce que l’on peut fortement regretter.

Une limitation qui s’applique aussi aux documents administratifs ?

Mais il y a peut-être encore plus grave, comme l’a montré une des discussions qui a eu lieu lors de cet événement de la semaine dernière. Une personne travaillant dans une administration s’est exprimée depuis l’assistance pour raconter qu’elle avait voulu faire paraître un rapport sous Creative Commons, mais qu’elle a été bloquée par son ministère de tutelle qui lui a demandé de le passer en Licence Ouverte, visiblement suite à des remarques adressées par Etalab.

Cette demande est a priori difficilement compréhensible, mais elle a bien été confirmée par la juriste d’Etalab. Ce qui est étonnant, c’est qu’un rapport n’est pas un jeu de données, mais une oeuvre de l’esprit soumise en tant que telle au droit d’auteur. Or le décret qui bloque le recours aux Creative Commons porte sur les «licences de réutilisation à titre gratuit des informations publiques». Comment Etalab peut-il assimiler des oeuvres à des informations ? Juridiquement, il y a une différence dans la nature même de ces deux objets qui ne relèvent pas du même terrain.

Mais le raisonnement suivi est, semble-t-il, le suivant. Le rapport en question n’est pas uniquement une oeuvre : c’est aussi un «document administratif». Or le Code des relations entre le public et l’administration (ancienne loi CADA) articule étroitement les données et les documents, dans la mesure où il saisit les informations publiques en tant qu’elles sont contenues dans des documents administratifs. C’est ce qui ressort bien de l’article de loi définissant le droit à la réutilisation des informations publiques :

Les informations publiques figurant dans des documents communiqués ou publiés par les administrations […] peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d’autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus.

C’est donc cette approche « documentaire » des textes qui produirait ici une sorte d’effet récursif : le décret relatif aux licences a beau ne parler que d’informations publiques, il s’appliquerait aussi aux documents eux-mêmes parce que ceux-ci contiennent des informations publiques.

Les conséquences d’une telle interprétation seraient pourtant très négatives, car il existe déjà un certain nombre d’administrations qui diffusent des oeuvres produites dans le cadre de leurs activités sous licence Creative Commons. Elles s’en trouveraient à présent empêchées et si l’on se réfère au décret, seule la Licence Ouverte serait désormais utilisable par les administrations, car l’ODbL est un outil fait pour les bases de données et non pour les oeuvres.

Le droit d’auteur des agents publics neutralisé ?

Cette exclusion des licences Creative Commons n’est pas une bonne nouvelle, mais comme dit le proverbe « A toute chose, malheur est bon », car le raisonnement suivi par Etalab va peut-être aussi avoir une conséquence positive, en nous débarrassant du droit d’auteur des agents publics, ou pour être plus exact, en le neutralisant dans la plupart de ses effets.

Initialement, on a pensé que le principe d’ouverture par défaut consacré par la loi République numérique valait seulement pour les données produites par les administrations. Mais en décembre dernier, on a déjà pu constater que la portée de la loi était en réalité plus large, car les logiciels développés par les administrations sont aussi concernés, alors qu’il s’agit « d’oeuvres » et non de « données ». Il en est ainsi parce que la loi qualifie explicitement les logiciels de « documents administratifs communicables » et par un jeu de renvoi entre articles de loi, cela inclut mécaniquement les logiciels dans le périmètre d’application du principe d’ouverture par défaut.

Mais visiblement, les choses ne vont pas s’arrêter là. Si l’on suit Etalab, le décret sur les licences s’applique aussi à des objets comme des rapports, qui sont des oeuvres de l’esprit. Cela voudrait donc dire que les oeuvres produites par les administrations dans le cadre de leur mission de service public vont elles aussi être soumises – dans une mesure à déterminer – au principe d’ouverture par défaut, avec à la clé une obligation pour les administrations de les publier spontanément et de les rendre librement réutilisables. Retenir une telle interprétation aurait un effet considérable, car cela signifie que les textes, photos, enregistrements, vidéos, et plus largement tous les objets assimilables à des oeuvres de l’esprit produits par des agents publics, passeraient potentiellement en bloc sous l’équivalent d’une Licence Ouverte (simple obligation de citer la source, sans autre limite à la réutilisation).

Il existe pourtant en France un droit d’auteur des agents publics qui a été formalisé par la loi DADVSI en 2006. Les agents qui créent des oeuvres dans le cadre de leur mission de service public sont bien réputés disposer d’un droit d’auteur, mais celui-ci est automatiquement transféré à leur administration de tutelle, à l’exception du droit de paternité (respect du nom de l’auteur). Tous les droits patrimoniaux (reproduction, représentation) et même les autres aspects du droit moral (droit de divulgation, droit à l’intégrité) sont exercés directement par l’administration. Ces mécanismes n’ont pour l’instant pas vraiment joué dans le sens de l’ouverture, car les administrations pouvaient choisir d’exercer les droits transférés par leurs agents comme des droits exclusifs pour s’opposer à la réutilisation des oeuvres produites par leurs agents, et même la monnayer.

Or si l’on doit à présent saisir ces créations comme des « documents administratifs » soumis au principe de libre réutilisation, tout va changer, car ils seraient aussi inclus dans le principe de gratuité interdisant de leur appliquer des redevances. On aboutirait en fait à un résultat très proche de celui qui prévaut aux États-Unis pour les productions des agences fédérales qui appartiennent dès l’origine au domaine public et sont librement réutilisables.

Limites du raisonnement et incertitudes…

L’interprétation proposée par Etalab est donc très séduisante par la puissance de ses effets potentiels, mais j’avoue qu’elle m’étonne, car est-il vraiment si simple d’appliquer aux oeuvres des agents publics des règles conçues à la base pour les informations publiques ?

Le Code des relations entre l’administration et le public prévoit des dispositions pour articuler la réutilisation des documents administratifs avec les questions de propriété intellectuelle :

Ne sont pas considérées comme des informations publiques, pour l’application du présent titre, les informations contenues dans des documents […] sur lesquels des tiers détiennent des droits de propriété intellectuelle.

Cela s’applique par exemple à des documents correspondant à des oeuvres qui pourraient être détenues par des administrations, mais qui auraient été créées par des personnes extérieures, n’ayant pas la qualité d’agent public. On peut aussi penser à certaines catégories d’agents publics comme les chercheurs, qui conservent l’intégralité de leurs droits sur les oeuvres qu’ils produisent (cours, articles, livres, ressources pédagogiques, etc.) et qui restent bien des « tiers » vis-à-vis de l’administration du point de vue de la propriété intellectuelle.

Mais comme on l’a vu, les droits d’auteur des agents publics « classiques » sont transférés automatiquement à l’administration qui les exercent en propre. La question revient donc à savoir si l’administration peut faire valoir ces droits d’auteur pour s’opposer à la libre réutilisation de documents administratifs. La loi République numérique contient des dispositions pour clarifier la manière dont le principe d’ouverture par défaut se combine avec la propriété intellectuelle des administrations. On trouve notamment un article qui interdit aux administrations d’utiliser leur droit de producteur de base de données pour faire obstacle à la réutilisation d’informations publiques :

Sous réserve de droits de propriété intellectuelle détenus par des tiers, les droits [de producteur de base de données], ne peuvent faire obstacle à la réutilisation du contenu des bases de données que ces administrations publient […]

Or on ne trouve (hélas…) rien de tel à propos du droit d’auteur des agents publics, ce qui me fait penser que l’interprétation d’Etalab est un peu hardie et qu’on ne peut être certain que le législateur a entendu neutraliser le droit d’auteur des agents publics comme il l’a explicitement fait pour le droit des bases de données.

Mais même si l’on admet que les documents administratifs correspondant à des oeuvres réalisées par des agents publics relève à présent du principe d’ouverture par défaut, quelle en serait exactement la portée ?

En effet, c’est l’article 6 de la loi qui fixe le périmètre du principe d’ouverture par défaut et il ne lui donne pas exactement le même périmètre en ce qui concerne les documents administratifs et les données :

[…] lorsque ces documents sont disponibles sous forme électronique, les administrations […] publient en ligne les documents administratifs suivants :
« 1° Les documents qu’elles communiquent en application des procédures prévues au présent titre, ainsi que leurs versions mises à jour ;
« 2° Les documents qui figurent dans le répertoire mentionné au premier alinéa de l’article L. 322-6 ;
« 3° Les bases de données, mises à jour de façon régulière, qu’elles produisent ou qu’elles reçoivent et qui ne font pas l’objet d’une diffusion publique par ailleurs ;
« 4° Les données, mises à jour de façon régulière, dont la publication présente un intérêt économique, social, sanitaire ou environnemental.

Au titre du 1° et du 2°, les documents ayant fait l’objet d’une demande de communication satisfaite par l’administration et les documents listés dans les Répertoires d’Informations Publiques (RIP) seraient donc bien concernés, même s’il s’agit d’oeuvres de l’esprit créées par des agents publics. Mais l’Open Data par défaut est en réalité défini par les 3° et 4°, or ces alinéas parlent de « bases de données » et de « données », et non de « documents »…

Peut-être que le 4° est tout de même applicable aux « oeuvres », si l’on considère que celles-ci incorporent toujours des données, entendues comme des informations. Ce sera par exemple nécessairement le cas pour un rapport, les pages d’un site internet ou l’enregistrement d’une conférence, et même une simple photographie possède en réalité toujours une certaine dimension « informative ». Mais le 4° comporte deux limitations, puisqu’il faut 1) que les données soient « mises à jour de façon régulière » (et comment cela s’applique-t-il à une oeuvre ?) et 2) que la publication présente un « intérêt économique, social, sanitaire ou environnemental ». Cette succession d’adjectifs est certes très large (qu’est-ce qui n’a pas un intérêt social ?), mais elle introduit un flou qui pourra générer des incertitudes pour déterminer dans quelle mesure les oeuvres des administrations tombent dans le principe d’ouverture par défaut…

***

En conclusion, j’avoue que je reste assez dubitatif et il paraît nécessaire à ce stade qu’Etalab apporte des clarifications sur sa doctrine.

D’un côté, je trouve absurde et dommageable que les administrations soient empêchées d’utiliser les licences Creative Commons, que ce soit pour diffuser des jeux de données ou des oeuvres. Le décret d’application de la Loi République numérique devrait être modifié pour leur donner cette possibilité sans passer par une ubuesque procédure d’homologation. Celle-ci pourrait avoir du sens pour des licences « maison » que les administrations voudraient bricoler, mais elle n’en a aucun pour un instrument aussi éprouvé et répandu que les Creative Commons.

Par ailleurs, il est aussi important de savoir comment la loi République numérique s’articule exactement avec le droit d’auteur des agents publics. Personnellement, j’applaudirai des deux mains si les créations des agents publics deviennent par principe librement réutilisables, mais encore faut-il que l’on sache avec précision comment l’Open Data par défaut est susceptible de se prolonger en Open Content…

Les vélos en libre-service, une double « tragédie des Communs »

mardi 6 mars 2018 à 07:02

Un second article écrit pour le site The Conversation, que je republie sur ce blog.

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Vélos sur trottoir.
螺钉 /Wikipedia, CC BY-SA

L’entreprise hongkongaise Gobee a annoncé il y a quelques jours l’arrêt de son service de vélos en free-floating à Paris, après avoir déjà renoncé à Lille et à Reims. En clair : elle cesse ses activités en France, invoquant un taux trop élevé de dégradations et de vols pour un modèle économiquement soutenable. Plusieurs commentateurs ont invoqué à ce propos un problème de « civisme » des utilisateurs français. Mais le problème ne semble pas uniquement hexagonal, puisque Gobee a déjà déserté la Belgique et l’Italie, tandis que les sociétés concurrentes comme Ofo ou Obike subissent aussi des pertes importantes du fait de détériorations dans la plupart des pays où elles sont implantées.

Plutôt que de chercher à expliquer ces phénomènes par un déficit de sens civique, il paraît plus intéressant de se tourner vers le concept de « Tragédie des Communs ». Ce qui est arrivé à la société Gobee pourrait révéler la difficulté à faire émerger des biens communs dans les espaces urbains tels qu’ils sont aujourd’hui gérés par la puissance publique ou investis par le marché.

Garret Hardin et la « Tragédie des Communs »

Dans un célèbre article intitulé « La Tragédie des Communs » paru en 1968, le chercheur Garrett Hardin s’efforce de démontrer que les ressources gérées en partage tendent fatalement à subir une surexploitation menaçant à terme leur existence. Il imagine pour cela un pâturage sur lequel des éleveurs de moutons pourraient amener des animaux sans restriction. Chaque éleveur ayant toujours intérêt individuellement à rajouter un mouton afin d’en tirer plus de bénéfices, Hardin estime que le champ finira nécessairement par recevoir un nombre trop important de bêtes, jusqu’à ce que la ressource finisse par être détruite.

Combien de moutons ?
Maxpixel

Pour conjurer ce risque de ruine, Hardin estime qu’il est nécessaire d’appliquer systématiquement des droits de propriété, avec deux modalités : soit la « privatisation » des ressources par l‘application de droits de propriété privée pour que le marché les prenne en charge ; soit leur nationalisation par le biais de droits de propriété publique, afin que l’Etat puisse appliquer une règlementation. Ce cadre d’analyse peut être appliqué au modèle des vélos en free floating. .

Une première Tragédie subie par les vélos

A la différence des Vélib’ parisiens, les vélos en free floating n’ont pas à être raccrochés à une station fixe et leurs utilisateurs sont libres de les laisser où ils le souhaitent une fois leur trajet terminé. Cette souplesse dans l’utilisation constitue a priori un avantage, mais elle comporte aussi des aspects négatifs.

Bien que soumis à des droits de propriété privée détenus par des entreprises comme Gobee, les vélos en libre-service se rapprochent sensiblement de ressources en libre accès, telles que les décrivait Garrett Hardin dans son article. Dès lors les individus sont fortement incités, par le modèle même de mise à disposition, à maximiser leurs bénéfices immédiats en extériorisant les coûts, avec à la clé des dégradations, comme l’explique Frédéric Héran dans une tribune récente :

Si les opérateurs de vélos en free floating ne respectent pas eux-mêmes l’espace public en considérant que leurs vélos peuvent être laissés n’importe où, comment expliquer ensuite à la population qu’elle doit traiter tous ces vélos avec égard ? (…)

Les non-utilisateurs excédés écartent sans ménagement les vélos gênants. Les utilisateurs croient qu’un vélo est disponible, alors qu’il est en panne, et s’énervent. Toutes ces bicyclettes sont bientôt considérées par tout le monde comme des épaves et traitées comme telles. Elles s’entassent dans les rues avant d’être évacuées. En France comme ailleurs, les vélos en free floating, qui ont inondés les grandes villes, sont pour la plupart dégradés et inutilisables.

Vélos.
Photo by Héctor Martínez on Unsplash

Une seconde Tragédie qui frappe l’espace public

Un système avec stations fixes comme celui des Vélib’ oblige les individus à considérer l’espace public comme une ressource rare et « rivale » (une borne de stationnement occupée par un Vélib’ ne peut l’être par un autre). Les vélos en free floating modifient cette perception en faisant de l’espace une ressource en apparence « abondante », puisque n’importe quel coin de trottoir devient un point de stationnement potentiel.

Les villes qui ont expérimenté les vélos en free floating connaissent généralement des désordres semblant donner raison à Hardin. Ici, ce n’est pas un champ qui peut faire l’objet d’une appropriation par des agriculteurs, mais des parcelles d’espaces publics que les utilisateurs de vélos vont occuper à leur guise en y laissant les engins après les avoir utilisés. L’individu est placé dans une situation où peu de contraintes lui sont imposées, ce qui l’incite à se comporter comme un « passager clandestin » vis-à-vis de la ressource.

C’est en partie ce qui explique que les vélos en libre-service finissent souvent par encombrer les trottoirs ou les voies de circulation après avoir servi, au point de donner lieu dans certaines villes où ils sont présents en grand nombre, comme en Chine, à de véritables scènes de chaos.

Retour à la propriété publique ?

Hardin estimait qu’on pouvait conjurer la Tragédie des Communs en appliquant des droits de propriété sur les ressources. C’est ce qui pourrait se passer à propos des vélos en free floating, puisque la Mairie de Paris a annoncé qu’elle envisageait de soumettre les entreprises concernées à une taxe pour « occupation temporaire du domaine public ». Les voies publiques constituent en effet des propriétés publiques et les personnes qui en ont la charge doivent s’assurer qu’elles restent bien « affectées à l’usage de tous ».

Face aux désordres occasionnés par ce modèle, certains demandent à la puissance publique d’aller plus loin et d’interdire le free floating pour revenir à des systèmes plus contrôlés de vélos attachés à des stations, type Vélib’. Mais est-on bien certain que cette alternative serait à même d’éviter la Tragédie des vélos partagés ? Les Vélib’ subissent en réalité des taux de dégradation et de vols assez similaires et ce modèle ne parvient à perdurer que parce qu’il est largement subventionné par la collectivité, dans le cadre de partenariats public-privé.

Dans un article du Dictionnaire des biens communs, paru aux PUF en 2017, la juriste Aurore Chaigneau examine les liens entre les Communs et les services de vélos en libre-service, tels que les Vélib’, en exprimant des réserves sur leur compatibilité :

En définitive, si le vélo en libre-service a offert a offert un nouveau mode de déplacement, les usagers ne sont pas associés aux débats sur les termes du marché, qui au prétexte de technicité leur échappent largement alors qu’ils sont en cours de renégociation.

Le cœur du problème résiderait donc plutôt dans la non-association des utilisateurs à la gestion des services de vélos partagés. Or cette question de l’ouverture de la gouvernance est justement au cœur des réflexions qui renouvellent aujourd’hui l’approche des Communs.

Une question de gouvernance

La vision de Garret Hardin fait en effet l’objet depuis plus d’une quinzaine d’années de profondes remises en question, notamment à la suite des travaux d’Elinor Ostrom, lauréate du prix Nobel D’Economie en 2009. Cette économiste et politologue a mis en lumière que la Tragédie des Communs n’était nullement une fatalité et que des pistes alternatives à la gestion publique ou privée pouvaient s’avérer efficaces. Elle a notamment montré que des ressources fragiles pouvaient être directement gérées par des communautés d’utilisateurs, à condition que ceux-ci puissent s’organiser collectivement pour les prendre en charge.

Hardin envisageait des ressources en libre accès, là où Ostrom a montré que le succès de la gestion en commun était avant tout une question de gouvernance. Or c’est sans doute l’absence d’un cadre de discussion collective sur les usages des espaces urbains qui provoquent en réalité les phénomènes de Tragédie à propos des vélos en libre accès.

Mobilité train-vélo.
geograph by Hugh Venables, CC BY

Repenser des mobilités en commun

Depuis quelques années, un certain nombre de collectivités et de communautés d’habitants se sont emparés de cette question des Communs, pour imaginer de nouveaux modes de gestion des ressources dans l’espace urbain. C’est le cas notamment en Italie où des villes comme Naples ou Bologne ont mis en place des Chartes des « Communs urbains » ou bien encore à Gand en Belgique qui vient d’adopter un « plan de transition vers les Communs » destinés à orienter ses politiques publiques, y compris dans le secteur de la mobilité. En France également, ces approches commencent à prendre forme, avec une « Fabrique des Mobilités » mise en place par l’ADEME qui mobilise explicitement sur la notion de Communs.

Alors que l’on annonce l’examen d’une loi sur les mobilités, l’exemple des vélos en free floating est intéressant, car il montre « en creux » que c’est avant tout en remodelant les politiques publiques dans un sens plus démocratique que l’on parviendra à éviter que des logiques exclusivement marchandes provoquent des tragédies des Communs dans l’espace public.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Coopyright : enfin une licence à réciprocité pour faire le lien entre Communs et ESS ?

vendredi 2 mars 2018 à 11:32

Depuis plusieurs années, un débat s’est engagé sur l’opportunité de créer de nouvelles licences, qui ne seraient ni des licences « libres » (type GNU-GPL), ni des licences de « libre diffusion » (type certaines des licences Creative Commons). De nombreuses propositions ont ainsi été élaborées, autour du concept de «licence à réciprocité renforcée». La première de ces tentatives a été la Peer Production Licence de l’allemand Dmitry Kleiner et le belge Michel Bauwens a dégagé de son côté la notion de « Copyfair », dont il fait une des briques essentielles pour un passage vers une « Economie des Communs ». Voici comment il résume ces idées :

Les licences copyleft permettent à quiconque de réutiliser des connaissances partagées à la condition que les modifications et les améliorations soient ajoutées en retour à ces mêmes communs. C’est une grande avancée, mais il ne faut pas faire abstraction du besoin d’équité. Quand on passe à la production d’objets physiques qui nécessite de trouver des ressources pour les bâtiments, les matières premières et des paiements pour les contributeurs, l’exploitation commerciale sans entrave de ces biens communs favorise les modèles extractifs.

Ainsi, il y a nécessité de maintenir l’idée de partage des connaissances, mais de demander également une réciprocité en cas d’exploitation commerciale de ces biens communs, afin que s’ouvre une sphère d’activités pour les entités économiques éthiques qui internalisent les coûts sociaux et environnementaux. Ceci peut être accompli grâce à des licences Copyfair, qui permettent le partage complet des connaissances, mais demandent la réciprocité en échange du droit de commercialisation.

Bauwens estime que les licences Copyfair constituent un des éléments qui permettront de jeter un pont entre l’approche par les Communs et le mouvement coopératif, en renouvelant ce dernier sous la forme d’un « Coopérativisme Ouvert » (Open Cooperativism).

Le problème, c’est que ces propositions sont sur la table depuis plusieurs années à présent, mais elles tardent à produire des effets concrets, car si de nombreux prototypes ont été imaginés, aucune ces nouvelles licences n’a pour l’instant connu d’adoption à une échelle significative et on peine même à citer des exemples concrets de projets qui mettraient en oeuvre de tels principes.

J’avoue que cette situation de « blocage » a pu me conduire à penser qu’une « erreur de conception » avait été commise et j’ai exprimé des doutes sérieux à propos des licences à réciprocité (doute qui, à vrai dire, ne m’ont pas encore complètement quitté…). Néanmoins ce retard a aussi pour origine la grande difficulté à saisir juridiquement la notion de « réciprocité » qui peut revêtir plusieurs sens différents, pas toujours compatibles les uns avec les autres.

Les choses en étaient là jusqu’à ce que je croise l’an dernier la route de l’association La Coop des Communs, qui s’est précisément donnée pour but de « créer des alliances entre les Communs et l’Économie Sociale et Solidaire ». Elle rassemble chercheurs, acteurs de l’ESS et militants des Communs, en favorisant un très intéressant brassage entre ces différentes cultures.

Or la Coop des Communs a elle-même rapidement été confrontée au choix d’une licence pour ses propres productions. Il est apparu que cela pouvait constituer un excellent terrain d’expérimentation pour tenter de mettre en oeuvre juridiquement l’idée de « réciprocité pour les Communs », en faisant un pont avec l’ESS. Ces réflexions ont donné lieu à l’élaboration d’une proposition, à laquelle j’ai participé, et qui a été baptisée Coopyright (jeu de mots sur l’idée d’un « copyright coopératif »).

Une présentation figure sur le site de la Coop des Communs, mais je vais prendre un moment pour expliquer qu’elles sont les spécificités de cette proposition et ce qu’elle est susceptible d’apporter.

Une synthèse pour dépasser les blocages précédents

Le Coopyright s’inspire fortement de propositions précédentes (Everything Is a Remix !), en essayant de dépasser leurs faiblesses respectives.

La source principale d’inspiration reste la Peer Production Licence de Dmitry Kleiner, qui a été imaginée à partir de la licence Creative Commons CC-BY-NC-SA. Son idée était de « préciser » l’option NC (Pas d’usage commercial) en indiquant que peuvent utiliser la ressource les entités ayant une stricte forme coopérative. Plus exactement la Peer Production Licence formule ainsi sa « clause de réciprocité » :

c. Vous pouvez exercer les droits qui vous sont conférés à des fins commerciales seulement si :

i. Vous êtes une entreprise ou une coopérative dont la propriété appartient aux travailleurs (workerowned) ; et

ii. Tous les gains financiers, surplus, profits et bénéfices générés par la société ou la coopérative sont redistribués aux travailleurs.

d. Tout usage par une société dont la propriété et la gouvernance sont privées et dont le but est de générer du profit  à partir du travail d’employés rémunérés sous forme de salaires est interdit par cette licence.

On est donc dans une vision « organique » de la réciprocité, où le but est de pouvoir discriminer entre des entités commerciales de nature différente, en laissant un usage libre aux « coopératives » tout gardant la possibilité de soumettre à autorisation et à redevance les entreprises « capitalistes » classiques. Le problème, c’est que cette clause est rédigée de manière très restrictive et qu’en l’état, seul un petit nombre de coopératives peuvent satisfaire ces critères. C’est ce qu’explique bien la juriste Carine Bernault dans un article consacré aux licences à réciprocité :

Le critère organique adopté (« une entreprise appartenant à ses salariés ou une coopérative ») réduit considérablement les possibilités d’exploitation à des fins commerciales. En outre la notion de coopérative n’est pas définie par la licence. Or, si l’on prend l’exemple français des sociétés coopératives de production ou SCOP, elles se caractérisent notamment par une répartition des « excédents de gestion » qui doit bénéficier, à hauteur d’au moins 25%, à l’ensemble des salariés. Rien ne garantit donc qu’une SCOP remplisse les conditions posées par la licence pour se livrer à une exploitation commerciale de l’œuvre.

Pour ces raisons, la Peer Production Licence constitue à mes yeux davantage une « preuve de concept » qu’un outil réellement utilisable, car si l’idée générale d’un critère « organique » est intéressante, le périmètre d’application de la licence est trop étroit. Il ne couvre même pas tout le champ des coopératives et il laisse aussi dans l’ombre la multitude des autres formes institutionnelles que peut prendre l’ESS (associations, mutuelles, ESUS, etc.).

La seconde source d’inspiration est celle de la Commons Reciprocity Licence, proposée par Miguel Said Viera et Primavera de Filippi. Dans cette proposition, l’idée est de s’éloigner d’une conception « organique » de la réciprocité pour préférer favoriser une réciprocité « en acte ». Peu importe dans cette vision le statut des acteurs, il s’agit de permettre l’usage libre et gratuit des Communs pour ceux qui contribuent en retour aux Communs. On aboutit alors à un résultat plus souple et moins discriminant, puisque n’importe quelle entreprise peut se voir ouvert l’accès à la ressource, du moment qu’elle participe à l’entretien des Communs. Mais ce type de propositions a aussi des faiblesses, et sans doute même plus graves encore que celles de la Peer Production Licence : car comment déterminer exactement ce qu’est un Commun ? Et qu’est-ce qui constitue une « constribution aux Communs » ? Faut-il quantifier et évaluer ces contributions et si oui, comment ? Dans leur proposition, Miguel Said Viera et Primavera de Filippi suggèrent d’utiliser la BlockChain pour résoudre ces difficultés, mais personnellement, je me méfie terriblement que de ce Deus Ex Machina que constitue trop souvent en ce moment la BlockChain. Ce type de vision rompt aussi le lien entre licence à réciprocité et l’ESS, même s’il a le mérite d’introduire l’intéressant concept de « réciprocité en acte ».

Une troisième source d’inspiration a été le projet FairShares, qui développe de son côté une vision qu’on pourrait dire « institutionnelle » de la réciprocité. Dans leur proposition, il n’est en outre pas besoin d’inventer une nouvelle licence, car leur système fonctionne comme un « aiguillage » entre deux licences Creative Commons. Pour les personnes qui adhèrent à l’association et qui participent à son activité, les ressources produites sont mises à disposition sous licence CC-BY-SA (donc avec possibilité d’usage commercial). Pour les personnes et entités « extérieures », les ressources sont sous licence CC-BY-NC-ND et l’usage commercial est soumis à redevance. Ce qui est intéressant ici, c’est d’abord l’économie de moyens et la possibilité de se raccrocher aux Creative Commons, qui constituent les licences les plus connues au Monde. On trouve aussi une dimension de « réciprocité interne » mise en oeuvre au sein d’une même communauté productive. Mais on perd encore le lien avec l’ESS qui faisait de son côté la force de la Peer Production Licence.

Toutes ces propositions présente des points intéressants, mais aucune ne paraissait vraiment satisfaisante. L’idée a donc consisté pour élaborer le Coopyright à essayer de réaliser une synthèse articulant les différents aspects de la réciprocité qu’on voit apparaître dans toutes ces licences et qui chacune présente leur intérêt : réciprocité organique / réciprocité en acte / réciprocité institutionnelle, /réciprocité interne-externe.

Organiser une réciprocité interne autour de deux licences Creative Commons

Le premier besoin pour la Coop des Communs était de déterminer le statut de ses propres productions, sachant que l’association est organisée en groupes de travail dédiés à des thèmes donnés.

Pour donner corps à l’idée d’une réciprocité d’une première façon, il a été décidé que les participants aux groupes de travail pourraient bénéficier des productions de ces groupes sous la licence CC-BY-SA (donc avec possibilité de modification et d’usage commercial, avec obligation de partage à l’identique), tandis que ces mêmes productions seraient mises à disposition vis-à-vis des tiers à l’association sous licence CC-BY-NC-ND.

Cette solution reprend l’idée du projet FairShares de s’appuyer sur les licences éprouvées que sont les Creative Commons afin de ne pas aggraver le phénomène de « prolifération des licences ». Je suis personnellement assez dubitatif sur la possibilité pour une nouvelle licence de percer dans un paysage déjà saturé de propositions, au sein duquel certaines licences, comme les Creative Commons, ont acquis la force de « standards ». Mieux vaut se servir des licences déjà existantes pour construire un « système de réciprocité » plutôt que se repartir de zéro.

Par ailleurs, cette vision des choses a le mérite d’articuler la « réciprocité en acte » et la « réciprocité institutionnelle » et je pense que c’est la seule manière sûre de procéder. Il est trop difficile de définir dans l’abstrait ce qu’est une « contribution aux Communs », car les Communs sont eux-mêmes trop différents les uns des autres. Seul chaque Commun pris individuellement est à même d’apprécier à son niveau ce que peut être une contribution significative à son fonctionnement. Dans le cas de la Coop des Communs, une personne qui veut bénéficier largement des ressources qu’elle produit est invitée à venir contribuer à son fonctionnement en participant à un de ses groupes de travail. Peut-être que d’autres Communs auraient une autre manière de définir la « réciprocité en acte », mais il me semble qu’on ne pourra jamais échapper à une définition « institutionnelle » de la contribution, définie Commun par Commun.

Faire le pont avec la sphère de l’ESS par le biais du critère de la « lucrativité limitée »

Si la Coop des Communs en était restée à ce stade, elle aurait retenu une solution identique au projet FairShares, qui n’aurait pas fait le lien avec l’ESS. Or c’était une volonté forte de l’association de garder au centre cette préoccupation, mais en dépassant les limites du critère organique trop étroit utilisé par la Peer Production Licence.

Les ressources de la Coop des Communs sont par défaut mises à disposition sous licence CC-BY-NC-ND, mais il a été décidé que les entités extérieures seront exonérées d’autorisation préalable et de redevances si elles exercent une activité non-lucrative ou à lucrativité limitée.

Ce critère de la lucrativité limitée présente en effet plusieurs intérêts. Il permet déjà de dépasser certaines des limites du critère NC (Pas d’usage commercial) des Creative Commons. Ce dernier, qui a toujours fait l’objet d’interminables débats dans les communautés du Libre, est souvent accusé d’être trop flou. Mais en réalité, ce n’est pas le cas : il est plutôt extrêmement large, puisqu’il se déclenche dès que l’usage d’une ressource entraîne une compensation monétaire ou la recherche d’un « avantage commercial ». C’est donc un pur critère de « commercialité » qui ne prend pas en compte la finalité de l’usage et son contexte, ce qui fait que des administrations ou des associations peuvent tout à fait y être soumis.

La critère de la non-lucrativité ou de la lucrativité limitée présente de ce point de vue l’avantage de réintroduire une logique « organique » dans l’appréciation de l’usage. En effet juridiquement, ce sont des entités qui vont se voir attribuer un but lucratif ou de lucrativité limitée. Or la sphère de la lucrativité limitée recoupe aussi celle de l’ESS : cela concerne par exemple les associations oeuvrant dans le champ de l’économie solidaire ou bien des structures comme les SCOP, les SCIC et les entreprises ESUS.

En outre, les entités peuvent savoir avec un bon niveau de certitude si elles sont ou non dans la sphère de la lucrativité limitée. Il s’agit en effet à l’origine d’un critère utilisé par l’administration fiscale pour accorder des déductions d’impôts et les associations savent si elles sont dans la lucrativité limitée par rapport au régime fiscal qui leur est appliqué. Pour les entités comme les SCOP, SCIC et entreprises ESUS, c’est encore plus simple, car elles sont considérées comme s’inscrivant intrinsèquement dans la sphère de la lucrativité limitée, du fait de leurs principes de fonctionnement (c’est ce qui ressort notamment de la définition de l’ESS retenue dans la loi Hamon). Et on peut ajouter que ce critère a aussi une dimension internationale, car si la définition de la lucrativité limitée peut varier selon les pays, on la retrouve dans la plupart des législations. On aboutit donc à un résultat comparable du droit d’auteur avec les licences Creative Commons : certaines notions « pivots » sur lesquelles les licences sont construites (originalité, reproduction, représentation, droit moral, gestion collective, etc.) peuvent varier selon les pays, mais cela affecte simplement l’interprétation des licences et non leur validité.

Le recours au critère de la non-lucrativité ou de lucrativité limitée me paraît donc très intéressant à tester, car c’est peut-être par là que l’on pourra dépasser la rigidité excessive dont faisait preuve la Peer Production Licence. C’est même peut-être par ce biais que l’on pourra juridiquement opérer le rapprochement entre Communs et ESS qui permettra au Coopérativisme Ouvert de prendre corps.

Quelques limites encore, mais un potentiel à explorer

Le Coopyright n’est sans doute pas une proposition parfaite, mais il me semble qu’il a le potentiel pour relancer la discussion autour des licences à réciprocité sur de meilleures bases que celles sur lesquelles elle s’était engagée jusqu’à présent. Et il y a urgence à mon sens à reprendre ce débat, car de plus en plus d’acteurs de l’ESS et des Communs se retrouvent autour de cette question majeure de la « réciprocité renforcée », mais sans disposer pour l’instant d’outils juridiques efficaces pour la mettre en oeuvre.

Le Coopyright peut sans doute apporter sa contribution à ce processus et il va à présent être testé par la Coop des Communs, notamment dans le cadre de son projet « Plateformes en Communs » (un groupe de plateformes coopératives qui se reconnaissent dans le notion de Communs et qui comprend un groupe de travail sur les questions juridiques dont je suis chargé de l’animation). Notez gélament que le texte même de la proposition Coopyright  a été déposé sur GitLab pour faire l’objet d’un appel à commentaires.

Pour l’instant, la principale limite du Coopyright va sans doute résider dans le champ des objets auxquels il peut s’appliquer. Etant construit sur une combinaison de licence Creative Commons, il n’est par exemple pas adapté pour les logiciels, car les licence Creative Commons ont été conçues pour les oeuvres de l’esprit, type musiques, films, textes, photos, etc. et la fondation Creative Commons elle-même recommande de ne pas les utiliser pour les logiciels. Il ne devrait néanmoins pas être difficile d’adapter des licences dédiées aux logiciels pour implémenter les mêmes principes, mais ce travail reste à faire. Par ailleurs, les licences Creative Commons rencontrent aussi des limites lorsqu’on les appliquent à des objets matériels (j’en ai déjà parlé sur ce blog) et le Coopyright ne permet pas en lui-même de dépasser cette limite.

Une autre restriction est que, pour l’instant, le Coopyright a été élaboré pour répondre aux besoins spécifiques de la Coop des Communs et cela rejaillit directement sur la manière dont la « réciprocité interne » est exprimée dans le texte (droits élargis en retour à la participation à ses groupes de travail). Mais il est assez simple pour d’autres entités qui voudraient utiliser cet outil de modifier le texte de base pour exprimer autrement ce qui constitue à leurs yeux une « contribution significative à leur activité », ouvrant le bénéfice à davantage de droits de réutilisation que la licence par défaut. Le texte du Coopyright a été lui-même placé sous licence CC-BY-SA et chacun est donc libre de procéder à des adaptations selon ses besoins.

Enfin, il me semble qu’une autre « couche » pourrait être ajoutée pour que la « réciprocité en acte » puisse être reconnue au sein d’un réseau d’entités se reconnaissant dans les mêmes valeurs. Pour l’instant, cette « réciprocité en acte » est appréciée par rapport à la contribution à un Commun donné (ici en l’occurence, la Coop des Communs). Mais imaginons qu’un groupe d’entités décident d’utiliser chacune le Coopyright pour leurs ressources : elles pourraient ensuite vouloir « faire coalition » et, dans un esprit de solidarité, considérer que la contribution à l’un des membres du réseau ouvrent des droits d’usage sur les ressources des autres membres. On aboutirait alors à la formation d’une sorte de « pot commun » de ressources, avec une appréciation « en réseau » de ce que serait la « réciprocité en acte », sur la base d’appréciations institutionnelles croisées.

***

Bref, il y a sans doute bien des choses à imaginer à partir de ces premières idées et n’hésitez pas à partager les vôtres sous ce billet ou à aller le faire sur GitLab.

PS : Une dernière chose, mais pas complètement anodine. Une licence a besoin d’un logo pour se signaler et se faire connaître. Si quelqu’un est capable d’imaginer un logo qui exprimerait les valeurs et les principes de fonctionnement du Coopyright sous une forme graphique, qu’il/elle n’hésite pas également à se faire connaître dans les commentaires !

S.I.Lex va devenir un livre (mais on a besoin de vous !)

lundi 19 février 2018 à 23:21

Précision préalable : ceci n’est pas un énième appel à financement participatif destiné à vous faire mettre la main à la poche pour aider à la réalisation d’un livre. J’ai néanmoins quelque chose à proposer aux lecteurs de ce blog, mais de bien plus intéressant – à mon sens – que de participer à un crowdfunding. Lisez la suite pour savoir de quoi il s’agit !

Image par Anastasia Zhenina. CC0. Source : Unsplash.

Avant d’aller plus loin, il faut que je rappelle que ce blog entretient des rapports assez complexes – je dirais même conflictuels – avec la forme du livre. En réalité, S.I.Lex est indirectement né d’un livre, paru il y aura 10 ans (déjà…) cette année. Lorsque je suis sorti de l’ENSSIB (l’École Nationale Supérieure des Science de l’Information et des Bibliothèques, qui forme les futurs conservateurs), l’établissement m’a proposé de transformer mon mémoire de recherche en un ouvrage. Le projet a pris corps et en 2008 est paru aux Presses de l’ENSSIB Bibliothèques numériques : le défi du droit d’auteur, livre qui a connu plusieurs tirages (et disponible aujourd’hui en Libre Accès ; merci au passage à l’éditeur pour cela !).

Avec le recul, je me rends compte que cette expérience a beaucoup compté pour moi, mais en m’apportant à la fois une confirmation et une frustration. Confirmation d’abord, car le processus d’écriture qui a conduit à ce livre m’a convaincu à l’époque que j’avais des choses à dire sur les questions de droit et de numérique, en me donnant confiance dans ma capacité à les exprimer. Mais d’un autre côté, je me suis aussi senti affreusement contraint par l’espace même du livre, et notamment par l’obligation d’arrêter une forme à un instant T, alors que les questions juridiques sont par définition en perpétuelle évolution. Je me souviens notamment qu’il avait été difficile – presque douloureux – de donner à l’éditeur le bon à tirer, car il survenait toujours un événement, une actualité, une jurisprudence, une polémique que je voulais commenter en l’intégrant au livre…

De ce sentiment d’inachèvement est née la pulsion qui m’a conduit à ouvrir ce blog en 2009, quelques mois après la parution de l’ouvrage, car la forme du carnet en ligne est précisément celle qui rend possible une écriture toujours ouverte, à même de traiter sur la durée des thèmes récurrent en les actualisant au gré des événements. Si bien que je me sens à présent en tant qu’auteur intrinsèquement lié à ce blog , car c’est pour moi le moyen idéal de construire et de dérouler ma pensée en utilisant la dynamique même du droit comme un moteur pour l’écriture.

Mais de manière assez paradoxale, ce blog cherche aussi depuis longtemps à retrouver le chemin du livre… sans y parvenir ! Dès 2012, des éditeurs m’ont adressé des propositions pour publier sous la forme d’un ouvrage une compilation de billets. A l’origine, je voyais plutôt d’un bon oeil ce type de projets, car si le blog a ses avantages, il a aussi quelques faiblesses. Un livre permet notamment de poser une somme et de dégager par la réorganisation des contenus une cohérence, là où l’accumulation des billets dans le flux rend le schéma d’ensemble difficilement perceptible pour les lecteurs.

Il y a d’ailleurs des exemples convaincants parus récemment de migrations de blogs vers des livres. On peut penser par exemple à l’Appétit des Géants (C&F Editions) d’Olivier Ertzscheid, une synthèse de ses billets publiés depuis des années sur Affordance.info ou encore l’ouvrage Médiation numérique des savoirs (ASTED) écrit par Silvère Mercier et Olivier Dujol à partir des notions patiemment forgées sur leurs blogs respectifs. Dans un registre un peu différent, on peut aussi citer le livre Celui qui voulait changer le monde (Editions B42), réalisé à titre posthume à partir d’une sélection des billets du blog d’Aaron Swartz.

Si la formule du retour au livre a donc réussi à d’autres, ce type de projets s’est toujours en fait heurté en ce qui me concerne à une sorte d’impossibilité « structurelle », à cause du maillon faible de la chaîne : moi-même ! J’ai bien dû recevoir au fil des années au moins cinq propositions différentes d’éditeurs pour réaliser un livre à partir de billets, mais toutes ont échoué, et ce pour deux raisons. D’abord, on ne peut pas vraiment compiler tels quels des billets de blog, car ceux-ci sont en général écrits à partir d’un contexte donné et en réaction à une actualité, ce qui nécessite une réécriture (ou au moins une recontextualisation) pour pouvoir les intégrer dans un livre. Or tout cela prend du temps – voire même énormément de temps – et c’est précisément la chose dont je manque le plus au monde. Travailler sur un livre nécessiterait sans doute que j’arrête de publier des billets pendant quelques temps, chose que je ne peux faire sans me mettre rapidement à suffoquer… Dès lors l’équation devient insoluble, car compiler ce blog dans un livre finirait par dévorer S.I.Lex lui-même, ce à quoi je ne peux me résoudre (oui, j’assume une certaine forme d’addiction…).

La seule chose pour laquelle j’arrive à me détourner temporairement du blog, ce sont des articles de revues, des chapitres de livres ou des tribunes de presse, bien que cela nécessite que je me fasse violence, car je ne retrouve jamais dans ces modes d’écriture le plaisir que j’ai à enchaîner des billets. J’en étais là jusqu’à ce que l’ENSSIB me fasse à la fin de l’année dernière une proposition extrêmement intéressante qui pourrait bien débloquer la situation.

Si l’auteur est le principal obstacle à la réalisation d’un livre à partir de ce blog, alors qu’à cela ne tienne : il suffit de s’en passer ! Surtout que c’est juridiquement possible avec S.I.Lex, puisque j’ai placé ce blog sous licence CC0, c’est-à-dire que j’ai volontairement accepté de le verser par anticipation dans le domaine public pour que d’autres puissent en faire de nouvelles choses. L’ENSSIB propose donc qu’une équipe éditoriale réalise un livre à partir de ce blog pour sa nouvelle collection d’Ebooks intitulée « La numérique », dirigée par Muriel Amar, et que l’établissement présente ainsi sur son site :

Collection créée en 2016, « La Numérique » modifie son périmètre à partir de 2017 : elle devient un cadre d’édition pour des textes numériques experts et engagés. Exclusivement numérique et entièrement gratuite, elle prend au sérieux et le numérique et le gratuit, soit : la recontextualisation de productions issues du web d’une part et la vitalité des contributions volontaires d’autre part.

L’idée de base m’a immédiatement parue excellente (et merci encore à Murielle Amar de l’avoir proposée !), car elle s’inscrit intrinsèquement dans le paradigme du Web et de l’Open Access. Mais le meilleur reste encore à venir, car il s’agit d’aller jusqu’au bout de logique de la licence CC0 en proposant aux lecteurs de ce blog de l’écrire eux-mêmes, ou du moins d’y contribuer significativement !

Pas de Copyright sur S.I.Lex, mais la licence CC0 (image par Nadine Shaabana. CC0. Source : Unsplash)

L’idée de l’équipe éditoriale qui s’est rassemblée pour réaliser ce projet consiste à proposer des « parcours de lecture » à travers les billets de ce blog que des personnes le fréquentant pourront suggérer, en les accompagnant d’un commentaire. C’est donc un mélange de compilation, de curation et d’éditorialisation qui devrait donner naissance à ce livre d’un genre assez nouveau. Et quelle est ma place dans ce dispositif ? Et bien aucune ! En choisissant la licence CC0, je me suis comme déjà absenté par avance de mon « oeuvre » pour la rendre la plus disponible possible. Je n’aurai pas de droit de regard, pas de droit d’auteur, et pas même de droit moral à faire valoir dans ce projet ! Mais je suis certain que c’est de cette manière – dans la pleine confiance accordée à ses porteurs – que ce livre pourra voir le jour, car j’ai été pour l’instant le principal obstacle à ce qu’il se réalise…

Les Presses de l’ENSSIB me demandent donc de relayer l’appel à contributions reproduit ci-dessous en direction des lecteurs de ce blog :

Les Presses de l’enssib éditent La Numérique, 100% numérique et gratuite, une collection qui engage le web et les bibliothèques, dirigée par Muriel Amar.

Un projet de publication est en cours autour du blog S.I.Lex pour le faire redécouvrir à travers le regard et l’intérêt de chacun.e. Cette éditorialisation du blog est portée par un collectif de bibliothécaires et d’enseignant.e.s-chercheur.e.s.

Pour contribuer à l’enrichissement de cet ebook, nous souhaitons associer quelques lecteurs et lectrices du blog. Si un billet, plusieurs, une série ou une lecture continue vous a marqué.e, transformé.e, intrigué.e, agacé.e… nous vous proposons de rédiger un « billet de lecteur » selon la nature de votre lecture des billets.

Seront privilégiés :

– L’exemple d’une lecture qui a permis une réutilisation concrète dans le cadre professionnel

– L’exemple d’une lecture de type veille/autoformation au domaine juridique

Si le projet vous intéresse vous êtes invité.e à prendre contact avec nous avant le 15 mars, en indiquant qui vous êtes et ce que vous souhaitez partager avec le collectif.

Contact : Sarah Clément : sarah.clement@parisnanterre.fr et Catherine Jackson : catherine.jackson@enssib.fr

***

Comme je le dis souvent, les libertés offertes dans le cadre des licences libres n’ont de sens que si elles sont effectivement utilisées. Il n’y a donc rien qui ne ferait plus de sens à mes yeux que si un livre naissait à partir de ce blog en s’appuyant sur les droits d’usage que j’ai ouverts avec la licence CC0.

Je vais terminer en parodiant Stéphane Mallarmé : «Le monde est fait pour aboutir à un beau livre», disait-il. Ce blog était aussi fait pour aboutir à un beau livre, mais à condition qu’il soit écrit par ses lecteurs ! C’est à vous à présent de rendre ce projet possible et je m’engage en retour à continuer à publier des billets sur S.I.Lex, aussi longtemps que j’en aurai la force !

Après la décision Chambord, comment sortir d’un domaine public « résiduel » ?

vendredi 16 février 2018 à 08:24

Le 2 février dernier, le Conseil Constitutionnel a rendu sa décision dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Chambord », à savoir la contestation par Wikimedia France et la Quadrature du Net du nouveau « droit à l’image » mis en place en 2016 par la loi Création, Architecture et Patrimoine sur les monuments des domaines nationaux (Château de Chambord, Le Louvre, l’Élysée, etc.).

Le château de Chambord vu du ciel. Image par Elementerre. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Les deux associations ont vu leurs principaux arguments rejetés, ce qui va laisser la possibilité aux gestionnaires des domaines nationaux de contrôler l’image de ces bâtiments et de lever des redevances sur son exploitation commerciale. Mais le Conseil constitutionnel n’en a pas moins assorti sa décision de plusieurs réserves d’interprétation qui vont limiter assez sérieusement la portée de ce dispositif.

Cependant l’essentiel est ailleurs, car ce jugement va surtout avoir l’effet de valider a contrario une conception du domaine public en France tendant à en faire un concept « résiduel », pouvant facilement être remis en cause par voie législative. C’est la nature même de ce que les militants des Communs de la connaissance appellent le « copyfraud » qui est modifiée par cette décision, car une grande partie des couches de droits surajoutées sur le domaine public s’en trouvent validées. Malgré cette décision, ce n’est pourtant pas une fatalité impossible à conjurer, mais il convient à présent d’adapter la stratégie à suivre pour arriver à garantir à nouveau les libertés culturelles matérialisées par le domaine public.

Le domaine public, un Principe Fondamental Reconnu par les Lois de la République ?

Tous les monuments des domaines nationaux correspondent à des bâtiments qui ne sont pas protégés par le droit d’auteur (ils ne l’ont même jamais été, vu leur époque de construction) et ils appartiennent à ce titre au domaine public, au sens de la propriété intellectuelle. Leur image devrait donc être librement réutilisable, étant donné qu’il n’y a pas de droits patrimoniaux (reproduction, représentation) opposables, y compris à des fins commerciales. Quand un roman entre dans le domaine public, on peut le rééditer pour vendre des ouvrages et un cinéaste peut adapter l’histoire pour en faire un film : l’usage commercial fait intrinsèquement partie du domaine public et le limiter revient à ruiner le sens même de cette notion.

Dans cette affaire cependant, on était en présence d’un « conflit de lois » : d’un côté, si l’on suit le Code de Propriété Intellectuelle, l’utilisation de l’image de ces monuments devait être libre, tandis que la loi Création a instauré de l’autre un droit spécifique permettant d’en contrôler l’exploitation commerciale et de la faire payer. Les deux associations requérantes ont demandé au Conseil Constitutionnel de sortir de cette situation contradictoire en procédant à une « hiérarchisation » entre les textes. Elles estimaient en effet que le domaine public, au sens de la propriété intellectuelle, devait prévaloir en vertu d’un Principe Fondamental Reconnu par les Lois de la République (PFRLR) dont il serait l’incarnation.

Renvoyant à une expression figurant dans le Préambule de la Constitution de 1946, les PFRLR se définissent comme :

des principes fondamentaux [qui] doivent être tirés d’une législation républicaine antérieure à la IVe République et la législation en question ne doit pas avoir été démentie par une autre législation républicaine (nécessité de constance et de répétition).

Or le domaine public est bien né au moment de la Révolution française, lorsque les révolutionnaires ont créé le droit d’auteur par voie législative, mais en fixant aux droits patrimoniaux une durée limitée (10 ans après la mort de l’auteur à l’époque). Au fil du temps, différentes lois sont intervenues pour allonger cette durée (70 ans après la mort de l’auteur aujourd’hui), mais sans remettre en cause le principe même de cette limitation dans le temps.

On pourrait dire que cette référence au droit d’auteur est hors-sujet, car la loi Création ne se place pas sur ce terrain et instaure un droit d’une autre nature sur ces monuments. Mais le texte a pourtant bien pour conséquence de faire naître l' »équivalent fonctionnel » d’un droit patrimonial au profit des gestionnaires, qui va leur permettre de venir « neutraliser » l’effet utile du domaine public en restreignant l’usage commercial. Or si on se réfère à la vision des Révolutionnaires, on constate que leur intention, en limitant la durée des droits patrimoniaux, était de créer un « droit du public » sur la Culture. C’est notamment ce qui ressort très clairement des propos du député Isaac Le Chapelier, qui fut rapporteur de la loi sur le droit d’auteur en 1791 :

Quand un auteur a livré son ouvrage au public, quand cet ouvrage est dans les mains de tout le monde, que les hommes instruits le connaissent, qu’ils se sont emparés des beautés qu’il contient, qu’ils ont confié à leur mémoire les traits les plus heureux ; il semble que dès ce moment, l’écrivain a associé le public à sa propriété, ou plutôt la lui a transmise toute entière ; cependant comme il est extrêmement juste que les hommes qui cultivent le domaine de la pensée, tirent quelques fruits de leur travail, il faut que pendant toute leur vie et quelques années après leur mort, personne ne puisse sans leur consentement disposer du fruit de leur génie. Mais aussi après le délai fixé, la propriété du public commence et tout le monde doit pouvoir imprimer, publier les ouvrages qui ont contribué à éclairer l’esprit humain.

Le Chapelier parle d’une « propriété du public », mais on voit bien à ses propos qu’il s’agit en réalité d’une liberté de réutilisation et que celle-ci doit être complète, c’est-à-dire incluant l’usage commercial, vu qu’elle englobe dans son esprit la possibilité de « publier les ouvrages ». Or il est bien clair que ces libertés ou ces droits du public sont vidés de leur sens si le législateur instaure des mécanismes d’une autre nature que le droit d’auteur pour en entraver l’exercice. C’est pourtant ce qu’il a fait avec la loi Création qui utilise ce que l’on peut appeler un « droit connexe » pour porter atteinte à l’intégrité du domaine public et donc, à ces droits du public que les Révolutionnaires voulaient instaurer.

Tel était donc le sens de l’argument principal porté dans cette affaire par les deux associations qui demandaient au Conseil Constitutionnel deux choses : 1) reconnaître l’existence du domaine public comme un PFRLR et 2) déclarer une prééminence du domaine public sur les droits connexes que le législateur établit pour le neutraliser.

La réduction à un domaine public « résiduel »

Le Conseil Constitutionnel n’a pas répondu à la première question, au sens où il ne s’est pas prononcé sur l’existence du PFRLR. Mais quelque part, il a fait pire que s’il avait jugé que ce principe n’existait pas, car sa décision signifie que même si ce PFRLR existait, il ne pourrait pas être invoqué pour censurer la loi. C’est ce que l’on peut déduire de ce passage du jugement :

[…] en accordant au gestionnaire d’un domaine national le pouvoir d’autoriser ou de refuser certaines utilisations de l’image de ce domaine, le législateur n’a ni créé ni maintenu des droits patrimoniaux attachés à une œuvre intellectuelle. Dès lors et en tout état de cause, manque en fait le grief tiré de la méconnaissance d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République que les associations requérantes demandent au Conseil constitutionnel de reconnaître.

Le Conseil Constitutionnel dit ici que le moyen soulevé par les deux associations est inopérant : même si l’existence du domaine public relevait d’un Principe Fondamental Reconnu par les Lois de la République, celui-ci s’opposerait simplement à ce que le législateur fasse renaître des droits patrimoniaux rattachés au droit d’auteur. Or ce n’est pas ce qu’a fait ici le législateur, puisqu’il certes fait renaître une couche de droits exclusifs sur le domaine public, mais d’une autre nature que le droit d’auteur. Donc implicitement, le Conseil Constitutionnel nous dit que le législateur a bien la faculté de créer des « droits connexes » neutralisant l’effet du domaine public, mais à condition qu’il se place sur d’autres terrains juridiques que le droit d’auteur.

Il en résulte que le domaine public, au sens de la propriété intellectuelle, n’a plus qu’une existence « résiduelle ». Il peut encore exister et produire des effets, mais il faudra auparavant vérifier qu’aucune autre « couche de droits connexes », issus d’une autre législation, ne sont applicables. Or cette hypothèse est loin d’être rare aujourd’hui en droit français, car on peut compter six ou sept dispositifs juridiques différents susceptibles d’interférer avec le domaine public. Pour donner un exemple, la loi Valter a conféré en 2015 aux établissements culturels (bibliothèques, musées, archives) la possibilité de faire payer les réutilisations commerciales des reproductions numériques qu’elles produisent à partir des œuvres de leurs collections, quand bien même celles-ci appartiennent au domaine public. Tout comme le droit à l’image des domaines nationaux de la loi Création, on sait à présent que cette nouvelle couche de droits verrouillant le domaine public ne pourra sans doute plus être contestée…

Ce qui est surprenant, c’est que le Conseil Constitutionnel a choisi « d’inférioriser » le domaine public, alors même que des juges avaient développé une jurisprudence pour régler autrement les « conflits de lois ». Par exemple, dans une affaire impliquant la BD Les Pieds Nickelés, le tribunal de Grande Instance de Paris a jugé que l’on ne peut pas utiliser le droit des marques pour contourner l’extinction des droits patrimoniaux sur une oeuvre. Il avait été jusqu’à déclarer le dépôt d’une marque sur le nom Les Pieds Nickelés comme « frauduleux », parce qu’il visait à empêcher une exploitation commerciale de l’œuvre passée dans le domaine public. Dans cette situation, le TGI a donc bien procédé à une hiérarchisation entre les différents droits en présence, en donnant la prééminence au domaine public…

Une portée quand même limitée…

Tout n’est quand même pas complètement négatif dans la décision du Conseil Constitutionnel, car il a assorti son jugement de plusieurs réserves d’interprétation, qui vont limiter la portée de ce nouveau droit à l’image.

La première concerne l’articulation avec les licences libres, sujet qui concerne au premier chef les wikipédiens. L’un des « dommages collatéraux » du dispositif introduit par la Loi Création est qu’il est susceptible d’empêcher de placer sous licences libres des photographies des monuments des domaines nationaux, car celles-ci autorisent par définition l’usage commercial. La loi Création instaure ainsi de manière paradoxale une sorte « d’anti-liberté de panorama » qui risquait d’empêcher d’illustrer les articles de Wikipédia relatifs à ces monuments. Wikimedia France et La Quadrature ont donc également soutenu devant le conseil que cette loi portait une atteinte disproportionnée à la liberté contractuelle et au droit des auteurs de photographies, en les empêchant d’utiliser des licences libres pour la diffusion. A cet argument, le Conseil Constitutionnel a répondu ceci :

en l’absence de disposition expresse contraire, les dispositions contestées n’affectent pas les contrats légalement conclus avant leur entrée en vigueur. Par conséquent, le grief tiré de la méconnaissance du droit au maintien des contrats légalement conclus doit être écarté.

Cela signifie en substance que la loi Création ne remettra pas en cause la validité des licences libres déjà apposées sur des photographies de monuments des domaines nationaux et que le nouveau droit à l’image n’interférera avec les contrats qu’à partir de la date d’entrée en vigueur du texte. C’est une solution en demi-teinte, qui va constituer à l’avenir une entrave à l’usage des licences libres, mais il faut néanmoins prendre en considération qu’il existe déjà plusieurs centaines de photographies de ces bâtiments sur Wikimedia Commons et des milliers si l’on étend la recherche à l’ensemble du web (cliquez sur l’image ci-dessous pour le Château de Chambord par exemple).

Une simple recherche sur Google Images montre qu’il existe déjà des centaines et des centaines d’images du Château de Chambord sous licence libre sur laquelle la loi Création n’aura aucune prise…

Rappelons que toute cette affaire est née parce que les gestionnaires du domaine de Chambord voulaient trouver un moyen de faire payer la société Kronenbourg pour l’usage d’une photo du château dans une publicité. Mais suite à la décision du Conseil, Kronenbourg n’aura qu’à utiliser une des milliers de photos de l’édifice publiées avant 2016 sous licence libre et les gestionnaires ne pourront rien faire pour s’y opposer. C’est dire que cette loi est déjà quasiment vidée de son sens et qu’elle ira sans doute grossir les rangs des textes inutiles – mais néanmoins ultra-nocifs – que le législateur français semble prendre un malin plaisir à accumuler en matière culturelle…

Par ailleurs, le Conseil a aussi tenu à limiter la possibilité pour les gestionnaires des domaines de refuser la réutilisation de l’image des bâtiments :

compte tenu de l’objectif de protection poursuivi par le législateur, l’autorisation ne peut être refusée par le gestionnaire du domaine national que si l’exploitation commerciale envisagée porte atteinte à l’image de ce bien présentant un lien exceptionnel avec l’histoire de la Nation. Dans le cas contraire, l’autorisation est accordée dans les conditions, le cas échéant financières, fixées par le gestionnaire du domaine national, sous le contrôle du juge.

Contrairement à ce que l’on pouvait craindre, les gestionnaires ne pourront donc pas refuser arbitrairement la réutilisation de l’image des monuments, car le Conseil précise qu’il leur faudra apporter la preuve que cet usage porte atteinte à l’image de ce bien. C’est une limitation non-négligeable à l’exercice de ce dispositif, mais cela va aussi avoir l’effet étrange de créer une sorte de « pseudo-droit moral » que les gestionnaires de domaines vont désormais pouvoir exercer. Il y a néanmoins une différence de taille, car normalement en droit d’auteur, les titulaires du droit moral ne peuvent le monnayer. Or ici, on voit bien qu’un mélange des genres peu ragoûtant va immanquablement s’opérer…

En effet, les gestionnaires des domaines ont le choix entre considérer qu’il y a une atteinte à l’image du monument et refuser la réutilisation ou bien ne pas voir l’usage comme une atteinte et le faire payer. En pratique, les gestionnaires de Chambord ont déjà montré que cette alternative induirait une appréciation à géométrie variable de l’intégrité, pour des raisons purement financières. S’ils ont estimé que la réutilisation dans une publicité Kronenbourg incompatible avec l’intégrité de l’image du château, ils n’ont en revanche pas hésité à organiser en 2017 une chasse aux oeufs Kinder dans l’édifice pour une opération promotionnelle à Pâques… Il y a tout lieu de penser que ce qui a fait varier l’appréciation des gestionnaires, ce n’est pas le souci de préserver l’intégrité de l’image du domaine, mais le fait que Kinder a bien voulu sortir son chéquier, alors que Kronenbourg ne l’a pas fait.

La décision du Conseil nous permettra donc d’apprécier à l’avenir la tartufferie éhontée sur laquelle repose tout ce dispositif et on voit bien au passage que le législateur a bien entendu recréer une forme de droit patrimonial sur ces monuments.

Agir pour le domaine public au niveau législatif

Au final, cette décision du Conseil Constitutionnel condamne-t-elle définitivement le domaine public à ne rester qu’un concept « résiduel » qui pourra être peu à peu enseveli par le législateur sous des droits « connexes » ?

Heureusement non, mais c’est précisément à l’échelon législatif qu’il faut à présent agir pour essayer de renverser cette tendance. En 2013, la députée Isabelle Attard avait déposé une loi visant à consacrer le domaine public, à élargir son périmètre et à garantir son intégrité. Ce texte garde aujourd’hui toute sa pertinence, et même davantage encore depuis la décision du Conseil Constitutionnel, car l’un de ses buts était justement d’organiser – au niveau législatif – la reconnaissance et la prééminence du domaine public sur les droits connexes qui peuvent le neutraliser. Par ailleurs en 2016, lors des débats autour de la loi République numérique, une autre proposition avait été portée en vue de créer un « domaine commun informationnel » dont le but était de donner une définition positive du domaine public en renforçant sa protection.

Le Conseil Constitutionnel a refusé de dire si l’existence du domaine public relevait ou non d’un Principe Fondamental Reconnu par les Lois de la République, mais qu’à cela ne tienne ! Une ou plusieurs lois peuvent renouer avec l’esprit initial des Révolutionnaires et reconnaître ces « droits du public » sur la Culture qui constituent l’essence du domaine public. En agissant de la sorte, la « malédiction de Chambord » pourra être conjurée et le domaine public redeviendra ce principe régulateur qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être.