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Avec SavoirsCom1, à l’action sous le signe des biens communs !

vendredi 21 septembre 2012 à 10:54

« Être libre et agir ne font qu’un » – Hannah Arendt.

Silvère Mercier a annoncé mardi sur son blog le lancement du nouveau collectif SavoirsCom1, Politiques des biens communs de la connaissance, et au terme d’une première semaine tourbillonnante, je tenais moi-aussi à ajouter quelques mots.

Le logo SavoirsCom1, qui nous a été offert par Geoffrey Dorne. CC-BY.-SA.

A voir les personnes qui ont répondu à l’appel que nous avons lancé sur la base du Manifeste SavoirsCom1, nous avons déjà rempli une partie de l’objectif que nous nous étions fixé : fédérer une communauté d’intérêt autour de la notion de biens communs de la connaissance, pour rassembler des acteurs issus d’horizons divers, mais partageant les mêmes valeurs : bibliothécaires et documentalistes,  certes mais aussi journalistes, juristes, wikipédiens, organisateurs d’évènements, élus locaux, économistes, chercheurs, enseignants, etc. Cette diversité constitue une richesse fondamentale, sur laquelle l’action pourra s’appuyer et qui lui donnera sa force. Elle est le reflet des liens qui avaient commencé à se tisser sur les réseaux en ligne, puissant facteur de métissage et de décloisonnement.

Pow Wow. Par stephanie.says. CC-BY-NC-ND.

Authueil a salué de son côté la naissance du collectif, par des mots qui nous vont droit au coeur. Merci à lui !

Ce nouveau collectif vient combler un angle mort, celui de la réflexion sur les droits du public et sur les usages culturels et « intellectuels » du numérique, dans une parfaite complémentarité avec ce qui existe déjà. Seules des personnes issues de ces milieux de la diffusion du savoir que sont les bibliothécaires (au sens large) pouvaient pleinement prendre en charge cela.

Le positionnement de SavoirsCom1 n’est cependant limité pas aux bibliothèques, ni au périmètre de l’InfoCom, même si ses fondateurs sont issus de ces communautés. Il a vocation à rassembler tous ceux qui se reconnaîtront dans les principes énoncés par le Manifeste de SavoirsCom1 :

1. La neutralité de l’Internet est vitale

2. La protection des données personnelles doit être un élément de lutte contre des enclosures

3. Dans la perspective d’une science ouverte au-delà du cercle académique, l’accès libre aux publications scientifiques doit primer face aux phénomènes d’appropriation de la recherche publique.

4. Les ressources éducatives libres sont autant de biens communs informationnels dont il faut encourager le développement.

5. L’ouverture des données publiques dans des conditions qui évitent les enclosures doit favoriser des cercles vertueux.

6. L’usage des logiciels libres est de nature à garantir aux utilisateurs la possibilité d’expérimenter, d’innover, de créer du code informatique ouvert et de qualité.

7. Le partage non marchand d’œuvres protégées doit être possible, et des mécanismes de rémunération alternatifs pour les auteurs doivent être explorés.

8. Le domaine public et les savoirs partagés doivent être encouragés, préservés et soutenus par les politiques publiques.

9. Placer les biens communs au cœur des modèles économiques de l’information.

10. Favoriser la création et le développement des biens communs informationnels sur les territoires.

En ce qui me concerne, le cheminement qui m’a conduit aux Biens communs de la connaissance, passe par trois rencontres fondamentales : théorique, pratique et politique. Et par une petite étincelle qui a mis le feu aux poudres…

La première étape a été théorique et ce fut la lecture de l’ouvrage Libres Savoirs : les biens communs de la connaissance, publié chez C&F, la maison d’édition dirigée par Hervé le Crosnier. Ce livre constitue une compilation d’articles, traductions et textes originaux, montrant comment la notion de biens communs, dégagée à l’origine à partir de l’étude des pratiques de partage et de gestion collective des ressources naturelles rares, pouvait s’appliquer au champ de la connaissance et apporter une lumière nouvelle, particulièrement utile pour penser les évolutions provoquées par Internet et le numérique.

Ce livre permet de découvrir de manière approfondie l’histoire de la notion de biens communs, ses applications dans le champ de l’économie et de l’écologie et la manière dont Elinor Oström, prix Nobel d’économie 2009, l’a étendue avec profit au domaine de la connaissance.

La grande vertu de cet ouvrage est de montrer comment la notion de biens communs de la connaissance constitue un carrefour où peuvent se retrouver des acteurs agissant dans des champs séparés : juridiques, économiques, citoyens ou théoriques. Pour moi, il a apporté un niveau de compréhension plus général et une ouverture à de nouvelles problématiques, qui ne m’ont plus quittées depuis.

J’ai achevé de lire ce livre dans un train qui m’amenait en Bretagne pour participer à la deuxième édition de « Brest en biens communs« , une manifestation organisée par la municipalité de Brest tous les deux ans pour faire connaître et faire vivre la notion de biens communs à l’échelle du territoire.

Impulsé par Michel Briand et relayé par de nombreux acteurs locaux, cet évènement montre de manière très concrète comment la notion de biens communs peut s’incarner dans la vie quotidienne d’une cité (j’avais par exemple parlé dans S.I.Lex de cette idée géniale d’organiser une opération de « libération des soupes », excellent moyen de faire comprendre ce qu’est la mise en partage et la transmission du savoir). Ce fut une vraie révélation – pratique celle-là – du potentiel de cette notion, après le déclic théorique provoqué par Libres Savoirs.

La troisième rencontre qui m’a conduit sur la piste des biens communs est d’ordre politique. C’est celle avec Philippe Aigrain, qui avec son programme « Éléments pour la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées« , dresse un plan d’action pour une refonte générale du système, ancré dans la notions de biens communs culturels, à travers la légalisation du partage non-marchand et la mise en place d’une contribution créative. Ce plan d’action, soutenu par la Quadrature du Net, s’enracine également dans un ouvrage « Sharing : Culture and The Economy In The Internet Age« .

Intégrant pleinement la question des usages collectifs de la culture, en faveur desquels je milite depuis longtemps sur S.I.Lex, ces propositions forment une plateforme cohérente, particulièrement précieuse pour passer à l’offensive, après des années à essayer de se défendre contre des projets liberticides.

J’ajouterais un quatrième élément dans ce cheminement, qui explique pourquoi nous avons voulu nous organiser sous la forme d’un collectif : celui de l’expérience de la CopyParty, riche d’enseignements. Il nous a montré qu’une initiative, portée par des individus sollicitant leurs réseaux par le biais des outils numériques, pouvait atteindre un retentissement médiatique certain et prétendre à une légitimité, consacrée par la remise du prix i-expo 2012. Cette expérience a démontré que l’action ne doit plus se cantonner à des prises de position, destinées à appuyer des revendications auprès des élus et des décideurs. Elle doit prendre des formes plus innovantes et « créer l’évènement », en apportant la preuve par l’exemple des propositions soutenues.

Ces jalons ont conduit au lancement de SavoirsCom1 et c’est à la fois un plaisir et un honneur qu’Hervé Le Crosnier et Philippe Aigrain aient accepté d’en être les parrains, tout comme de pouvoir compter Michel Briand et Olivier Ertzscheid parmi les membres. Bien d’autres ont rejoint l’aventure et les perspectives d’action paraissent plus enthousiasmantes que jamais ! Une rencontre doit avoir lieu le 26 septembre, organisée par l’association Vecam, avec un projet de constitution d’un réseau francophone autour des biens communs, qui sera l’occasion de tisser encore de nouvelles connexions autour de cette notion.

Il n’aura échappé à personne que nous avons choisi la forme du collectif et non celle d’une association. Quelques mots supplémentaires à ce sujet… Ce choix tire également les leçons de nos engagements passés et s’enracine dans une conception de la légitimité de l’action collective qui n’est plus compatible avec la seule logique représentative classique à l’oeuvre dans les associations. Internet et les réseaux ont favorisé l’émergence d’une « légitimité agissante », où des initiatives sont lancées par de petits groupes, voire parfois par des individus, et font boule de neige, à mesure qu’elles se développent. Cette conception rejoint le concept de « démocratie liquide« , défendue notamment par le Parti Pirate, et s’ancre dans les dynamiques de participation et de contribution qui sont le propre d’Internet.

J’ai pas mal roulé ma bosse ces dernières années dans plusieurs associations, et j’ai pu constater combien ces structures, en général à moitié écroulées sous leur propre poids, fonctionnent à partir d’une conception purement formelle de la démocratie, les décisions étant prises par un tout petit nombre et portées ensuite au nom de tous, sans participation réelle. Un tel mode de fonctionnement éreinte les actifs, tandis qu’il maintient dans la passivité le grand nombre. Il n’est pas très étonnant que ce genre de gouvernance accouchent de résultats arides, insipides et in fine (ce qui est plus grave) inaudibles.

Si la situation est aussi préoccupante aujourd’hui, c’est parce que la démocratie est malade, ce qui la rend incapable de traiter des problèmes majeurs comme ceux de la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles. On ne lutte pas contre une maladie avec des organes eux-mêmes malades et l’action a besoin de se régénérer dans des cadres neufs, où la notion de démocratie s’éprouve continuellement au quotidien, et pas une fois par an lors d’une AG ampoulée ou d’un congrès lourdingue !

Le collectif SavoirsCom1 fonctionnera selon une logique strictement horizontale, chacun étant libre de proposer des actions à lancer, auxquelles tous pourront contribuer et c’est par l’action uniquement qu’il gagnera (ou pas) sa légitimité.

Nous avons besoin de contributeurs, mais vous l’aurez compris, la participation à notre groupe implique que vous soyez prêts à donner ce qui est sans doute le bien plus précieux de tous : votre temps. Pour ceux que cette démarche n’effraient pas (pauvres fous !), venez nous rejoindre et vous serez intégrés à notre liste de discussion :  la forge perpétuelle de nos actions.

Pour ceux qui veulent exprimer leur soutien, sans être en mesure de donner de leur temps, n’hésitez pas tout de même à nous suivre sur les réseaux (sur Twitter en particulier) ou simplement à laisser un commentaire sur la page de notre Manifeste. Ces connections sont précieuses !

Nous n’avons pas besoin de « membres », mais d’un nombre le plus grand possible de synapses, afin de pouvoir faire jouer à plein le plus grand trésor d’Internet : l’intelligence collective ! Combien de fois ai-je vu naître, sur Twitter ou sur d’autres réseaux, des choses nouvelles à partir d’un simple échange ! Venez vous connecter et peut-être un jour serez-vous l’étincelle qui fera jaillir quelque chose de neuf !

Neurons in the brain – illustration. Par Rebecca-Lee. CC-BY-NC-ND. Source : flickr

Je vous laisse avec ces vidéos, dans lesquelles des contributeurs à l’ouvrage Libres Savoirs exposent chacun une facette de la notion de biens communs de la connaissance.

Et pour aller plus loin encore, vous pouvez vous plonger dans la mosaïque de vidéos du projet Remix Biens Communs, dont vous entendrez bientôt parler dans S.I.Lex…


Classé dans:Les évolutions de S.I.Lex Tagged: action collective, associations, Biens Communs, copyparty, Hervé le crosnier, Michel Briand, Olivier Ertzscheid, Philippe aigrain, savoirscom1, Silvère Mercier

Trouver un compromis avec les photographes professionnels ?

jeudi 20 septembre 2012 à 18:34

Fortement bouleversé depuis plusieurs années par les évolutions du numérique, le secteur de la photographie professionnelle s’organise et réagit pour proposer des solutions au gouvernement. Ainsi, L’Union des Photographes Professionnels (UPP) propose un Manifeste des photographes en huit points, indiquant des pistes par lesquelles le législateur pourrait agir pour améliorer leur condition.

Après une première lecture, ma première envie a été de les mordre… littéralement ! Tellement ce manifeste constitue en réalité une déclaration de guerre contre la culture numérique.

My cameras with notes. Par rachel a. k.. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

Par exemple, les photographes professionnels sont engagés dans une véritable croisade contre la gratuité et les pratiques amateurs, qui sont effectivement massives dans le domaine de la photographie. Ils confondent dans une même invective les microstocks photo (banque d’images à bas prix, comme Fotolia) et des sites de partage d’images, comme Flickr ou Wikimedia Commons, où les internautes peuvent rendre leurs photographies réutilisables gratuitement par le biais de licences Creative Commons (plus de 200 millions sur Flickr et plus de 10 millions de fichiers sur Commons).

Leur hantise est que ces photographies gratuites puissent être réutilisées par des professionnels de l’édition (dans le cas où la licence utilisée ne comporte pas de clause NC – pour NonCommercial). Lesquels auraient dû être obligés – dans leur esprit – de se tourner vers eux pour se procurer des images contre espèces sonnantes et trébuchantes. D’où l’impression que l’explosion des pratiques amateurs constitue une insupportable concurrence, qui serait la cause des difficultés touchant leur secteur d’activité.

Et leur projet, pour lutter contre ce phénomène, consiste tout simplement à interdire la gratuité, ou plus exactement comme nous allons le voir ci-dessous, à rendre la gratuité… payante !

Cet élément constituerait déjà à lui seul une raison suffisante pour avoir envie de les mordre. Mais en poursuivant la lecture de leurs propositions, on se rend compte que l’UPP soutient aussi… la licence globale !

Concernant l’utilisation d’oeuvres par des particuliers sur le web, nous constatons que le dispositif répressif instauré par la loi « Création et Internet » est inopérant et illusoire dans le secteur des arts visuels. À ce jour, les photographes, ne perçoivent aucune rémunération en contrepartie de ces utilisations.

L’UPP s’est prononcée dès 2007 en faveur de la mise en place d’une licence globale pour les arts visuels, dispositif équilibré, qui vise à concilier l’intérêt du public et la juste rétribution des auteurs.

Cette prise de position mérite considération, car les photographes professionnels doivent être aujourd’hui l’un des derniers corps de professionnels de la culture à soutenir la licence globale (dans le domaine de la musique, les interprètes de l’ADAMI et de la SPEDIDAM la soutenaient – ce sont même eux qui ont inventé cette proposition – mais ils ont aujourd’hui modifié leurs positions).

Alors que la Mission Lescure sur l’acte II de l’exception culturelle va commencer ses travaux (et devra se pencher aussi sur le cas de la photographie), j’ai décidé, plutôt que de faire un billet assassin au sujet de ces propositions, d’essayer de comprendre le point de vue de l’UPP.

My new camera. Par Josh Kenzer. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

Accords et désaccords…

Fortement impacté par les possibilités de dissémination induites par le numérique (quoi de plus simple et de plus incontrôlable que de faire circuler une photographie sur Internet ?), les photographes ont réalisé qu’un dispositif comme celui d’Hadopi est inefficace et ne peut leur être d’aucun secours. Aussi sont-ils prêts à accepter de laisser circuler les contenus, en échange d’une compensation. Ils tirent les conséquences d’un des aspects de la révolution numérique et leur point de vue, en ce sens, est louable.

Mais je voudrais leur expliquer ici en quoi leur opposition aux pratiques amateurs est insupportable, en cela qu’elle nie le propre de ce qu’est la culture numérique (la capacité donnée au grand nombre de créer). Il y a même là une incompréhension totale de la valeur à l’heure du numérique. Comment expliquer en effet que les photographes professionnels soient en crise grave, mais que dans le même temps Instagram soit racheté par Facebook pour la somme mirobolante de un milliard de dollars ? C’est bien que la photo amateur a une valeur, très importante, et l’un des enjeux de la réflexion conduite dans le cadre de la mission Lescure devrait être d’empêcher que cette valeur soit captée uniquement par des plateformes ou des géants du web, comme Facebook.

On associe plutôt le modèle de la licence globale à la musique ou au cinéma (les internautes paient une somme forfaitaire mensuelle pour pouvoir partager en P2P des fichiers). Mais l’idée avancée par l’UPP d’appliquer un financement en amont à la photographie n’est pas absurde. La seule différence (et elle est énorme!), c’est qu’il faut le faire sur le mode de la contribution créative, et non de la licence globale. Les deux systèmes diffèrent dans la mesure où la licence globale rétribue uniquement les créateurs professionnels, alors que la contribution créative s’étend aussi aux productions des amateurs.

The camera club. Par Jonathan_W. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr

Faire payer… la gratuité ?

Il y a beaucoup de choses irritantes avec les photographes professionnels, notamment une forme de double discours. Ils poussent les hauts cris lorsque le droit d’auteur des photographes est violé, mais enfreindre celui des autres ne semble pas tellement les déranger.

Sur le site de l’UPP, on trouve par exemple un billet récent dans lequel est signalé la parution d’un article consacré au droit d’auteur dans la photographie sur Nikon Pro Magazine. Mais plutôt que d’en faire un résumé, l’UPP y va franco ! Ils scannent l’article et mettent le fichier en téléchargement, ce que ne permet aucune exception en droit français (la revue de presse n’est ouverte qu’aux professionnels de la presse). Que n’auraient-ils dit si c’était une photographie qui avait fait l’objet d’un traitement aussi cavalier !

Mais passons sur l’anecdote. Le plus contestable reste la manière dont l’UPP veut mettre fin à la gratuité du partage des photographies en ligne. Cette organisation s’est déjà signalée par exemple en saisissant le Ministère de la Culture pour essayer de faire interdire le concours Wiki Loves Monuments, au motif que des professionnels pourraient reprendre gratuitement les photos placées sous licence libre sur Commons.

Dans leur programme, le moyen qu’ils envisagent pour empêcher cette forme de « concurrence » est vraiment cocasse :

Nous sommes favorables à une modification du Code de la propriété intellectuelle, prévoyant que l’usage professionnel d’oeuvres photographiques, est présumé avoir un caractère onéreux.

Cette phrase est fantastique, quand on réfléchit à ce qu’elle signifie. En gros, un professionnel – imaginons un commerce cherchant une image pour illustrer son site Internet – ne pourrait utiliser gratuitement une photo sous licence libre trouvée sur Wikimedia Commons ou sur Flickr. Il lui faudrait payer, alors même que l’auteur du cliché a sciemment décidé qu’il voulait autoriser les usages commerciaux sans être rétribué. Selon l’UPP, il faudrait donc bien payer… pour la gratuité !

Mais à qui faudrait-il que le professionnel verse cette rétribution ? C’est là que les choses deviennent fascinantes. Plus loin, l’UPP dit qu’elle est en faveur de la mise en place d’un système de licence collective étendue pour les exploitations numériques, ce qui signifie qu’ils veulent qu’une société de gestion collective (une sorte de SACEM de la photo) obtienne compétence générale pour délivrer les autorisations d’exploitation commerciale des photos et percevoir une rémunération. Dans un tel système, tous les auteurs de photographies sont réputés adhérer à la société. Ils ne peuvent en sortir qu’en se manifestant explicitement auprès d’elle (dispositif dit d’opt-out).

Pour reprendre l’exemple de la photo sous licence libre sur Wikimedia Commons, cela signifie donc que son auteur devrait envoyer un courrier à la société pour dire qu’il refuse d’être payé. Sinon, le commerce dont nous avons parlé plus haut devrait payer la société de gestion, qui reversera le montant à l’auteur (non sans avoir croqué au passage de juteux frais de gestion). Et voilà comment l’UPP imagine que la gratuité deviendra impossible (ou très compliquée) : en « forçant » les amateurs a accepter des chèques de société de gestion collective !

Ubuesque !

Mais en fait pas tant que cela…

Cam Cham. Par Iaihiu. CC-BY-NC. Source : Flickr

Contribution créative & Photographie

En réalité, ce sont les présupposés idéologiques des photographes professionnels – le rejet de la culture amateur, la guerre forcenée au partage et la croisade contre la gratuité – qui rendent leurs propositions aussi aberrantes.

Mais si au contraire, on considère comme un fait positif pour la culture que la photographie soit devenue une pratique largement répandue dans la population (démocratisation) et si l’on admet que la mise en partage volontaire des contenus par leurs auteurs est bénéfique d’un point de vue social, alors on peut penser d’une manière constructive le fait de récompenser tous les créateurs qui participent à l’enrichissement de la Culture sur Internet, qu’ils soient professionnels ou amateurs.

Et c’est précisément ce que veut faire la contribution créative, telle qu’elle est proposée par Philippe Aigrain notamment, dans les « Éléments pour une réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées« .

Dans ce système, la première étape consiste à mettre fin à la guerre au partage, en légalisant le partage non-marchand des œuvres entre individus. La seconde vise à mettre en place une contribution (un prélèvement obligatoire de quelques euros versés par les individus pour leur connexion Internet), destinée à récompenser (et non à compenser) les créateurs de contenus. Le montant global de cette rémunération (qui peut atteindre un milliard selon les estimations de Philippe Aigrain) serait à partager entre les différentes filières culturelles, et l’on peut tout fait y faire entrer la photographie. Cette rémunération ne concernait pas seulement le téléchargement, mais aussi l’usage des œuvres, que l’on pourrait mesurer en fonction du nombre de visites des sites, des rétroliens ou des partages sur les réseaux sociaux.

Dans ce dispositif, le photographe professionnel, qui met en ligne ses clichés, ne peut plus s’opposer à ce qu’ils circulent sur Internet. Mais de toute façon, il est extrêmement difficile d’empêcher que les photos se disséminent en ligne et les photographes agissent rarement contre les reprises faites par de simples particuliers, sans but commercial. En revanche, les photographes seraient tout à fait fondés à toucher une récompense monétaire, à hauteur de l’usage de leurs œuvres en ligne.

Ce système ne les empêcherait pas par ailleurs de continuer à toucher aussi des rémunérations pour les usages commerciaux, opérés par les professionnels (sites de presse ou usage promotionnel par des commerces ou des marques, usage par des administrations, etc). De ce point de vue d’ailleurs, le programme de l’UPP contient des mesures intéressantes et même nécessaires (lutte contre l’usage abusif du D.R., rééquilibrage des pratiques contractuelles, voire même cette gestion collective obligatoire).

Mais la contribution créative s’appliquerait aussi aux amateurs. C’est-à-dire que l’internaute qui partage ses photographies sur Flickr, sur Wikimedia Commons ou sur son site personnel, est elle aussi fondée à être récompensée, car elle contribue à enrichir la culture par sa production. En fonction du taux de partage/usage de ses clichés, l’amateur pourra donc toucher une rétribution, par redistribution d’une part de la contribution créative.

On en arrive donc, paradoxalement, à un système pas si éloigné de la « machine de guerre » contre la gratuité imaginée par l’UPP : des amateurs, qui n’auraient pas forcément créé des œuvres dans un cadre professionnel, pourraient toucher une rétribution. Sauf que dans le dispositif conçu par Aigrain, les personnes désireuses de toucher les récompenses devraient se manifester, en s’enregistrant (système d’opt-in et non d’opt-out). Par ailleurs, les récompenses ne seraient versées que si elles atteignent un montant minimum chaque année (pour ne pas qu’elles coûtent plus cher à verser que ce qu’elles rapportent effectivement aux créateurs).

Au lieu de fonctionner sur une distinction amateur/professionnel, la contribution créative fonctionne sur une distinction entre les créateurs qui veulent toucher une récompense et ceux qui ne le souhaiteront pas (certainement très nombreux dans le domaine de la photographie).

Tirer profit des forces du partage, au lieu des combattre.

La mise en place de la contribution créative dans le domaine de la photographie soulève néanmoins des difficultés particulières, et sans doute davantage que dans le secteur de la musique et du film.

Le problème réside dans la difficulté d’attribuer les photographies à leurs auteurs, alors qu’il est si simple de faire circuler, de modifier ou d’enlever le filigrane ou les métadonnées des fichiers des photographies. C’est en fait à la fois une question technique et une question de respect du droit moral des photographes. Sur ce terrain, les combats de l’UPP sont absolument fondés et ils rejoignent également les valeurs des tenants de la Culture Libre (souvenez-vous les protestations de Wikipédia contre les récupérations de Houellebecq).

Comment faire en sorte que le lien entre l’auteur et ses photographies ne se rompent pas au fil de la dissémination ? Je pense en fait que la solution est moins d’ordre technique, ni même juridique, que dans la manière dont les photographes géreront leur identité numérique et leur présence en ligne. A mon sens, une manière de contrôler la dissémination consiste pour les photographes à organiser eux-mêmes le partage de leurs contenus sur la Toile.

Un exemple permettra de comprendre de quoi il retourne. Le photographe professionnel américain Trey Ratcliffe, spécialisé dans la photo de, voyage et la HDR, a déjà adopté une stratégie globale de dissémination de ses contenus sur Internet. Il tient un blog photo très populaire – Stock In Customs - ; il diffuse ses photographies sur Flickr par le biais d’albums ; il est présent sur Tumblr où ses images sont très largement partagées et il va même jusqu’à organiser des « Expositions » sur Pinterest en retaillant ces photos spécialement pour qu’elles s’adaptent à cette interface.

The Eiffel from beneath. Par Stock in Customs. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Le résultat de cette stratégie « d’ubiquité numérique » est que le taux de fréquentation de ses sites et de partage de ses contenus est très fort, comme il le dit lui-même :

La licence Creative Commons augmente le trafic sur mon site où nous pouvons où nous pouvons ensuite octroyer des licences pour des photos à but commercial. Mes photos ont été consultées plus de 100 millions de fois sur mon site principal. En outre, j’ai plus de deux millions d’abonnés sur Google+.

Il augmente par ce biais sa notoriété et se construit une identité numérique très forte. Par ailleurs, l’ensemble des « lieux » où Trey Ratcliffe partage ses photos lui assurent une attribution claire de ses images, puisque que c’est lui-même qui les poste : son blog, Flickr, Tumblr, Pinterest, Google+, Twitter, etc. Bien sûr, il y a nécessairement des « fuites », avec des reprises sauvages de ses clichés sans respect de son droit à la paternité. Mais elles sont soutenables, vu le trafic que la diffusion contrôlée des images assure par ailleurs à l’artiste.

Actuellement, Tray Radcliffe utilise une licence CC-BY-NC-SA, ce qui signifie qu’il autorise les usages non commerciaux et fait payer les usages commerciaux. C’est son business model et il a l’air de fonctionner remarquablement. Mais dans un système de contribution créative, il ne fait pas de doute qu’un photographe comme lui tirerait encore mieux son épingle du jeu, car il toucherait également une récompense pour les partages non-marchands de ses œuvres.

Dans l’article signalé plus haut de Nikon Pro Magazine, voici le point de vue, sans doute représentatif des photographes professionnels sur cette démarche :

Cette stratégie fonctionne, mais beaucoup estiment qu’elles déprécient la photographie et diminue les possibilités de gagner de l’argent pour ceux qui ont besoin de revenus afin de maintenir un standard élevé et de financer des projets.

The gentle Path To The Beyond. Par Stuck In Customs. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

Légitimité des pratiques amateurs

Cet exemple des photographes professionnels est important, notamment dans le cadre de la Mission Lescure qui s’annonce. Il montre en effet que la ligne de fracture entre les titulaires de droits et les tenants de la Culture Libre se situe essentiellement au niveau de la reconnaissance de la légitimité des pratiques amateurs et de leur nécessaire prise en compte dans les mécanismes de financement de la création.

Si ce point de désaccord était levé entre ces deux partis, il serait possible de se retrouver sur d’autres sujets (respect du droit moral et de la paternité, mise en place de contrats plus favorables aux auteurs, amélioration des systèmes de gestion pour rémunérer les usages commerciaux, etc) et d’arriver peut-être à un consensus.

La contribution créative reste néanmoins le seul système capable d’appréhender de manière globale la question de la valeur des contenus en ligne et d’organiser un financement complet, parce qu’elle prend en compte les productions amateurs.

Elle parvient à le faire en élargissant les usages, et non en provoquant des dommages collatéraux très importants sur les pratiques. J’ai déjà eu l’occasion ailleurs de démontrer que la contribution créative pouvait apporter des solutions de financement pertinentes pour la presse en ligne, bien plus que l’absurde Lex Google proposée par les éditeurs de presse, qui veut taxer les liens et les clics !

Cela pourrait être aussi le cas pour la photographie.


Classé dans:Modèles économiques/Modèles juridiques Tagged: contribution créative, Creative Commons, gratuité, légalisation du partage non-marchand, partage, photographes, photographies, sharing, UPP, wikimedia commons

Open Glam – Recommandations pour l’ouverture des données et des contenus culturels

lundi 17 septembre 2012 à 16:57

Aujourd’hui paraît un document important, synthétisant les réflexions d’un groupe de travail Open GLAM, rassemblé à l’initiative de Wikimedia France et de l’Open Knowledge Foundation, pour examiner les blocages à l’ouverture des données et contenus culturels en France et proposer des solutions.

J’ai eu l’occasion d’exposer dans S.I.Lex que l’Open Data accusait un retard certain en France dans le secteur culturel ou encore de dénoncer, ce week-end encore, la lente érosion que subit le domaine public à l’occasion de sa numérisation. L’ouverture présente certainement des difficultés particulières dans le domaine de la Culture, à cause notamment de l’enchevêtrement des problématiques juridiques. Mais cette situation n’est pas une fatalité et des solutions peuvent être mises en oeuvre pour faciliter la diffusion en ligne des contenus et données culturelles.

Le rapport proposé par Open GLAM, à la rédaction duquel j’ai eu le grand privilège de participer, est le premier à ma connaissance à brosser un tableau général des questions liées à l’ouverture dans le champ culturel et à proposer un ensemble de solutions articulées.

Cliquez ici pour consulter ce rapport sur le site donnéeslibres.info. Vous pouvez le soutenir ici en tant qu’organisation ou comme particulier et le texte est ouvert à la discussion sur l’interface Co-Ment.

Je recopie ci-dessous le résumé exécutif du document,  qui liste les préconisations adressées au gouvernement, au législateur et aux institutions culturelles.

Ces propositions ont besoin de  votre soutien ! N’hésitez pas à les faire connaître et à les promouvoir autour de vous !

Propositions du rapport

La réussite d’une réelle politique d’ouverture des données et contenus culturels repose selon nous sur un certain nombre de facteurs/actions. Nous préconisons donc :

De la part du ministère de la Culture :

De la part des institutions culturelles :

De la part du législateur :


Classé dans:Données publiques et Open Data Tagged: Domaine public, données publiques, GLAM, open content, open data, réutilisation

Fêter le patrimoine, mais laisser disparaître le domaine public ?

samedi 15 septembre 2012 à 15:06

Ce week-end, nous célébrons donc les Journées européennes du patrimoine, et vous serez des milliers et des milliers à aller visiter des monuments et des lieux de culture en France.

Il faudrait sans doute s’en réjouir, mais je n’y arrive pas. Vraiment pas…

Car voyez vous, ces journées sont celles du Patrimoine, mais pas celles du domaine public.

Les deux choses sont liées, mais elles demeurent profondément séparées en France. Le patrimoine national est fêté, protégé, valorisé et légitimé par le discours des pouvoirs publics. Le domaine public, quant à lui, est largement ignoré comme enjeu essentiel, et pire encore, dans sa version numérique, il subit une érosion croissante qui fait craindre pour sa disparition prochaine pure et simple.

Dans la plus grande indifférence…

Le domaine public est une notion liée à la propriété intellectuelle. Il correspond à cet état des oeuvres de l’esprit qui advient lorsque les droits patrimoniaux – de reproduction et de représentation – s’éteignent à l’expiration de la durée de protection (vie de l’auteur plus 70 ans, en principe). L’oeuvre devient alors librement utilisable par quiconque, y compris à des fins commerciales.

Source : Sketchtlex. CC-BY-NC-ND.

Il y a eu une Journée du domaine public, cette année, organisée le 26 janvier dernier par les associations Wikimedia France et Creative Commons France, à l’image du Public Domain Day, que le réseau européen Communia a mis en place le 1er janvier de chaque année pour célébrer l’entrée dans le domaine public de nouvelles oeuvres. C’était la première fois en France et j’avais eu l’honneur d’être invité pour participer à la conférence donnée en soirée. Je me souviens que j’avais néanmoins ressenti  un pincement, car nous n’étions qu’une maigre poignée…

Au moment de la clôture de la conférence, j’avais dit que j’espérais qu’un jour les Journées du Patrimoine soient transformées en Journées du Patrimoine ET du Domaine public.

Quelques mois plus tard, voici donc ces Journées du patrimoine qui reviennent. Le gouvernement a changé ; la nouvelle ministre de la Culture fait des annonces à propos d’une loi consacrée au patrimoine, qui verrait le jour en 2013, comportant plusieurs mesures intéressantes et positives. Très bien.

Mais le domaine public reste toujours désespérément absent du radar, et pire encore, plusieurs évènements ont eu lieu cette année qui font entrevoir des atteintes gravissimes en préparation, avec peut-être un point de non-retour pour le domaine public numérisé.

J’ai trop longtemps repoussé la rédaction de ce billet, en raison des contraintes qui pesaient sur ma liberté d’expression, du fait du devoir de réserve auquel j’étais soumis. Aujourd’hui, je l’écris, en espérant qu’il permettra d’attirer l’attention et de provoquer une réaction avant qu’il ne soit définitivement trop tard.

Saccage juridique en règle du domaine public en France

Si le domaine public est en danger en France, c’est avant tout parce qu’il est menacé par les institutions culturelles qui devraient au contraire le protéger. Entendons-nous bien, je ne suis pas en train de dire que les bibliothèques, musées ou archives n’assurent pas leur rôle de conservation patrimoniale des oeuvres physiques qu’elles conservent. Mais à l’occasion de la numérisation de ces objets, elles sont une majorité écrasante à user de stratagèmes juridiques divers et variés pour porter atteinte à la liberté de réutilisation qui devrait être le pendant logique du domaine public.

Le problème est connu : allez sur les sites des musées, des bibliothèques et des archives. Vous y trouverez de très nombreuses oeuvres du domaine public numérisées et offertes à la consultation du public. Mais dans une écrasante majorité des cas, les images seront accompagnées d’une mention restrictive, qui restreindra les usages d’une manière ou d’une autre, quand un brutal « Copyright : tous droits réservés » ne sera pas purement et simplement appliqué !

J’étais vendredi dernier à l’INHA pour un colloque consacré aux « Pratiques des images numériques en sciences humaines« , pour intervenir sur les aspects juridiques liés à la question. La situation avait quelque chose de cocasse, car alors que j’expliquais que la numérisation ne permettait pas aux institutions culturelles de revendiquer un droit d’auteur sur des œuvres du domaine public numérisées, à défaut de créer une quelconque originalité, toutes les images de la bibliothèque numérique de l’INHA portent une agressive mention « © – Institut National de l’Histoire de l’Art », quand bien même les originaux appartiennent au domaine public.

Du Toulouse-Lautrec, c’est bien dans le domaine public, non ?

Sauf que tout en bas, voici ce que l’on trouve !

Une telle revendication empêche toutes les formes de réutilisation, y compris les plus légitimes : elle bloque par exemple les usages pédagogiques et de recherche ; elle entrave les chercheurs qui voudraient utiliser ces images pour des publications scientifiques ; elle interdit aux simples internautes de les reprendre pour illustrer leurs blogs et leurs sites ; elle ne permet pas d’aller enrichir les articles de Wikipédia et d’autres sites collaboratifs. Elle bloque aussi bien entendu les réutilisations commerciales, qui devraient pourtant être autorisées, puisque les oeuvres appartiennent au domaine public.

Bien que la valeur juridique d’un tel copyright soit plus que douteuse (vous avez dit Copyfraud ?), cette pratique n’est pas isolée. Elle est au contraire massive dans la plupart des institutions culturelles. Dans les musées, au lieu de ce copyright brutal, on use parfois d’un autre stratagème, en reconnaissant un droit d’auteur aux photographes qui prennent des clichés de tableaux. Le musée se fait ensuite céder ce droit d’auteur par contrat, ce qui lui permet d’appliquer à la fois son copyright et celui du photographe. Allez sur les sites du Louvre, sur celui de la RMN et vous verrez que la pratique est généralisée.

Ça aussi, c’est dans le domaine public, non ?

Et non, surprise ! Du copyright partout, sur deux couches…

Au petit musée des horreurs juridiques, Arago, portail récemment ouvert dédié à l’histoire de la photographie atteint de véritables sommets. Les photos du domaine public y sont lourdement copyrightées, le droit à la copie privée des contenus supprimé et le clic droit est même désactivé ! Démonstration détaillée ici.

Cliché pris en 1855… mais (C) RMN-Grand palais (Musée Condé de Chantilly). Et pour sortir l’image du site, l’impression écran est ta seule amie !

D’autres institutions ont récemment développé une tactique plus subtile encore. Elles considèrent que la numérisation produit des données publiques (les oeuvres deviennent des séries de 0 et de 1, qui seraient constitutives d’informations publiques au sens de la loi du 17 juillet 1978). C’est le cas par exemple parfois à la RMN, à la BnF pour Gallica, aux Archives nationales pour Archim  et dans bon nombre de services d’archives départementales. Elles peuvent alors conditionner certaines formes de réutilisation, notamment commerciales, à la passation d’une licence et au paiement d’une redevance. Recouvert par cette couche de droit des données publiques, le domaine public disparaît, dans sa signification originelle. Pourtant cette lecture de la loi de 1978 est juridiquement contestable, même si aucun tribunal n’a encore statué sur la question.

Les manifestations de ce « saccage juridique » peuvent prendre d’autres détours encore, comme lorsqu’au Musée d’Orsay, on interdit avec obstination aux visiteurs de prendre des photographies (même sans flash), y compris lorsque les oeuvres appartiennent au domaine public. Cette interdiction n’est cependant pas absolument générale, puisque si vous vous appelez Shakira par exemple, on vous laissera généreusement vous prendre en photo devant l’Olympia de Manet. Mais pour le citoyen lambda, prière de ranger le téléphone portable et de toucher seulement avec les yeux !

Le domaine public à Orsay. C’est pour Shakira only !

Nouvelles étapes de la marchandisation du domaine public par les institutions publiques

Les comportements signalés ci-dessus sont déjà critiquables, mais un nouveau stade s’apprête à être atteint par certaines institutions culturelles. Jusqu’à présent en effet, c’est la réutilisation des oeuvres du domaine public mises en ligne qui était entravée, mais les images pouvaient tout de même être consultées sur Internet.

Aujourd’hui, dans le but de marchandiser le domaine public, on en vient à envisager de ne plus mettre en ligne les images numérisées, pour mieux les vendre sous forme de bases de données, en partenariat avec des entreprises privées qui assureront la numérisation et se rémunèreront sur le produit des ventes.

Cette formule, qui constitue une forme d’atteinte absolue au domaine public, est envisagée en ce moment à la Bibliothèque nationale de France notamment, dans le cadre de plusieurs appels à partenariats, mettant à contribution les Investissements d’avenirs du Grand Emprunt national.

Les faits sont en réalité déjà connus, car ils ont été révélés par le site Actualitté cet été dans une série d’articles, et notamment celui-ci. On y apprend que la BnF serait sur le point de conclure des partenariats pour la numérisation de corpus importants de documents patrimoniaux : des livres anciens, des ouvrages de littérature, de la presse et des fonds sonores.

Dans le cas des livres anciens et de la presse, le modèle retenu est le suivant : un prestataire privé (Proquest par exemple pour les livres) numérisera les ouvrages, en recevant un soutien financier via le Grand Emprunt. Seule une partie minime du corpus pourra être accessible librement et gratuitement sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF (5% pour les livres). Le reste sera transformé en une base de données, non accessible en ligne, qui sera commercialisée via une filiale BnF (comme on l’apprend dans cet article paru au printemps dans le Bulletin des bibliothèques de France).

Cet embargo sur la mise en ligne sera maintenu durant une durée variable selon les corpus (7 ans pour les livres et la presse, 10 ans pour les fonds sonores) par le biais d’une exclusivité reconnue au partenaire commercial. A l’issue seulement de ce délai, les contenus numérisés pourront rejoindre Gallica en ligne.

Cette formule pourrait paraître constituer un compromis équilibré, permettant la numérisation de documents patrimoniaux, en répartissant les coûts importants entre le public et le privé. Mais ce n’est en réalité pas du tout le cas et ces montages violent des recommandations importantes faites au niveau international, si ce n’est la loi française !

Lisez la presse dans Gallica ? Sauf que bientôt il faudra payer ou se déplacer sur place… On n’arrête pas le progrès numérique !

Violation des recommandations européennes… et de la loi française ?

Un Comité des Sages, réuni par la Commission européenne, a en effet publié en janvier 2011 une série de recommandations concernant les partenariats public-privé en matière de numérisation du patrimoine. L’ironie veut d’ailleurs que les appels à partenariats de la BnF indiquent s’inspirer de ces recommandations, alors qu’en réalité, ils les foulent grossièrement au pied !

En effet, les sages européens ont recommandé que la durée des exclusivités accordées aux partenaires privés n’excède pas les 7 ans :

La période d’exclusivité ou d’usage préférentiel des œuvres numérisées dans le cadre d’un partenariat public-privé ne doit pas dépasser une durée de 7 ans. Une telle durée peut, en effet, être considérée comme pertinente pour, d’une part, générer  suffisamment d’incitation à la numérisation pour le partenaire privé et, d’autre part, garantir un contrôle suffisant des institutions culturelles sur les œuvres numérisées.

Mais il s’agit en réalité d’une durée maximale de 7 ans pour une exclusivité commerciale seulement (le partenaire est le seul pendant 7 ans à pouvoir exploiter commercialement les contenus numérisés), mais pas du tout une exclusivité sur la mise en ligne elle-même !

Le texte du rapport indique en effet formellement plus haut que les oeuvres du domaine public numérisées doivent nécessairement être mises en ligne :

Afin de protéger les intérêts des institutions publiques qui concluraient un partenariat avec une entreprise privée, le Comité des  sages considère que certaines conditions doivent a minima être respectées :
o  Le contenu de l’accord entre une institution culturelle publique et son partenaire privé doit nécessairement être rendu public;
Les œuvres du domaine public ayant fait l’objet d’une numérisation dans le cadre de ce partenariat doivent être accessibles gratuitement dans tous les
Etats membres de l’UE ;
o  Le partenaire privé doit fournir à l’institution culturelle des fichiers numériques de qualité identique à ceux qu’il utilise pour son propre usage.

Les partenariats envisagés par la BnF « singent » ces recommandations, en faisant référence à une exclusivité de 7 ans, mais celle qu’ils prévoient n’est pas du tout celle qui était indiqué dans le rapport des Sages européens ! Ce rapport parlait d’exclusivité commerciale seulement, alors que la BnF va mettre en oeuvre une exclusivité sur la mise en ligne elle-même du domaine public…

Le domaine public, bientôt dans les fers numériques à la BnF ! (Par dorsetforyou.com, CC-BY-NC-SA)

On goutera pleinement l’ironie de cette affaire si l’on se souvient de l’énorme scandale qu’avait provoqué en 2009 la révélation d’un projet de numérisation à l’étude entre Google et la Bibliothèque nationale de France. A l’époque, ce qui était en discussion, c’était la numérisation des ouvrages par Google à ses frais, en contrepartie de l’imposition d’une exclusivité commerciale de 25 ans, identique à celle qu’il avait imposée à la Bibliothèque municipale de Lyon.

Mais les accords conclus par Google ne comportent aucune exclusivité concernant la mise en ligne elle-même. Le but de Google est bien de mettre en ligne les oeuvres du domaine public qu’il numérisent, sur Google Books et à présent sur Google Play, où l’on trouve d’ailleurs déjà des livres de la BM de Lyon, en téléchargement gratuit. Et même si Google impose des restrictions, les bibliothèques partenaires sont aussi autorisées à mettre en ligne les ouvrages sur leur propre site.

Un ouvrage issu des collections de la BM de Lyon, numérisé par Google et librement accessible en ligne sur Google Play.

La manière dont la BnF va « encapsuler » des oeuvres du domaine public numérisées dans des bases de données coupées du web pour mieux les vendre est donc à tout prendre bien pire en terme d’atteinte au domaine public que ce qui était envisagée avec Google. Et c’est là tout le paradoxe de ces appels à partenariats, car la mobilisation du Grand Emprunt devait normalement permettre de trouver une solution plus satisfaisante que celle proposée par Google (c’est ce que recommandait notamment le rapport Tessier). Or c’est exactement l’inverse qui s’est produit, car l’emprunt devant à terme être remboursé,
la BnF s’est tournée vers un modèle économique qui passe par la marchandisation de la matière brute du domaine public lui-même, et donc, par son anéantissement pur et simple !

Ce faisant, il n’est pas certain que l’établissement s’apprête  à violer seulement les recommandations du Comité des Sages européens (sans valeur juridique en elles-mêmes), mais aussi peut-être directement la loi française, comme ce billet le suggère.

L’article 14 de la loi du 17 juillet 1978 relative à la réutilisation des informations publiques contient en effet ces dispositions restrictives en matière d’exclusivité accordée au privé :

La réutilisation d’informations publiques ne peut faire l’objet d’un droit d’exclusivité accordé à un tiers, sauf si un tel droit est nécessaire à l’exercice d’une mission de service public.

 Le bien-fondé de l’octroi d’un droit d’exclusivité fait l’objet d’un réexamen périodique au moins tous les trois ans.

J’aimerais beaucoup que l’on me démontre que l’exclusivité accordée ici aux partenaires privés type Proquest est « nécessaire » à l’exercice de la mission de service public de la BnF. Elle constitue plutôt une remise en cause de sa mission de diffusion du patrimoine culturel, sacrifiée sur l’autel du ROI !

Le pire, c’est que cet exemple semble à présent faire tâche d’huile et s’exporter, puisque que l’on a appris la semaine dernière que la Library of Congress a lancé elle aussi des appels à partenariats assez semblables à ceux de la BnF, si ce n’est que la période d’embargo sur la mise en ligne est limitée à 3 ans. Le réseau européen Communia a vivement réagi à cette annonce en pointant l’atteinte que pouvait constituer pour le domaine public une telle formule. Que dire alors des partenariats BnF ?

Une dégradation encore renforcée par la crise et les coupes budgétaires

Il est évident que la période qui s’ouvre va constituer un risque majeur pour l’intégrité du domaine public sous forme numérique. Les fortes restrictions budgétaires annoncées par le Ministère de la Culture et le climat de crise économique ambiant vont nécessairement peser sur les capacités des institutions culturelles à numériser leurs collections par leurs propres moyens.

Il y a donc de fortes chances que des partenariats public-privé, de plus en plus déséquilibrés en termes d’accès et de réutilisation des contenus, soient conclus, afin de permettre aux institutions de dégager des ressources propres. Ces considérations économiques vont être agitées comme des arguments-massue, qu’il sera très difficile de contrer.

Voilà bientôt ce qui restera du domaine public, en ces périodes de vaches maigres budgétaires. De la banquise en train de fondre… (par mountain wanderer. CC-BY-NC)

Pourtant, cette optique de marchandisation du domaine public relève d’une bien courte vue économique. Le fait de numériser et de rendre réutilisable le domaine public en ligne, y compris à des fins commerciales, peut constituer un effet de levier important sur de nombreux secteurs d’activité. Le domaine public numérisé peut être utilisé pour développer des contenus pédagogiques ; il offre de nouveaux matériaux pour la recherche et pour les publications scientifiques ; ces contenus forment aussi une « offre légale » gratuite, dont peuvent bénéficier les usagers (que l’on songe par exemple à l’importance des livres du domaine public gratuits, pour remplir nos tablettes et nos liseuses et développer de nouveaux usages de lecture) ; les oeuvres du domaine public peuvent également être rééditées ou adaptées par le secteur marchand, ou utilisées dans le cadre de services et d’applications.

Cette richesse « potentielle », induite par la diffusion gratuite du domaine public, ne pourra se déployer que si l’on met pas d’entrave à la réutilisation des oeuvres, et surtout, si l’on continue à les diffuser en ligne, et non à les réduire en produits commerciaux coupés du web pour faire du « protectionnisme numérique »…

A défaut, on aboutira à une abolition pure et simple du domaine public sous forme numérique, alors que la numérisation aurait dû permettre au contraire d’en réaliser toutes les promesses !

Pour une loi sur le domaine public en France !

Que faire pour empêcher cette destruction programmée du domaine public ? Les pouvoirs publics réagiront-ils pour arrêter ces projets scandaleux, qui progressent dans la plus grande opacité et dont on peut craindre qu’ils ne soient bouclés avant qu’il ne soit trop tard ? Les nombreux députés et sénateurs, les intellectuels, qui étaient intervenus lors de l’affaire Google laisseront-ils faire bien pire aujourd’hui ?

A défaut, comme je l’ai déjà écrit, la seule voie qui resterait ouverte sera celle du hacking pur et simple.

Par Caroline Léna Becker. Domaine public.

Briser ces bases illégitimes, et sans doute illégales, pour libérer les oeuvres du domaine public en ligne ! Certains l’ont déjà fait, en s’attaquant à des musées, à des bases de données scientifiques ou à Google Books. Je vous conseille d’ailleurs à ce sujet de regarder la vidéo ci-dessous qui montre que certaines communautés s’interrogent sur la conduite à tenir face aux attaques répétées contre le domaine public… Faudra-t-il vraiment en arriver là ?

Mais il y aurait une autre manière de procéder, pour donner au domaine public consécration et protection par la loi.

Aurélie Filippetti annonce une grande loi sur le patrimoine pour 2013. Agissons, manifestons-nous et revendiquons à la place une loi sur le patrimoine et le domaine public ! Nous disposons pour ce faire des excellentes propositions formulées dans le cadre du Manifeste du Domaine Public de Communia, qui fixent un cap intéressant.

La loi française pourrait et devrait explicitement indiquer qu’il n’est pas possible de copyrighter des oeuvres du domaine public numérisées, lorsqu’on en fait des reproductions fidèles, ou de les recouvrir de couches de droit des données publiques. Le domaine public possède une valeur et une dignité supérieures à tous ces stratagèmes ! Un moyen plus simple que le recours en justice devrait aussi être ouvert aux citoyens pour faire valoir leurs droits à la réutilisation des oeuvres du domaine public. Pourquoi ne pas prévoir que la CADA par exemple puisse être saisie à cette fin ? La loi pourrait également consacrer explicitement la possibilité de verser par anticipation une oeuvre dans le domaine public (domaine public volontaire). Il faut également encadrer strictement les partenariats public-privé et fixer par la loi des limites fermes aux contreparties pouvant être accordées par les établissements publics à des sociétés privées.

Un tel chantier serait vaste, utile et enthousiasmant !

Que le domaine public devienne protégé, comme un bien commun de la connaissance, et non seulement comme un « patrimoine » que les établissements publics revendiquent comme des propriétaires ! (Bertrand Calenge a déjà écrit des choses intéressantes sur les rapports entre patrimoine, domaine public et biens communs).

Une loi sur le domaine public en 2013 et que l’année prochaine à la même date, nous célébrions pour la première fois ensemble, revêtus d’une égale dignité juridique, le Patrimoine ET le Domaine public !

PS : j’ai violé les interdictions à la réutilisation imposées par plusieurs institutions culturelles pour réaliser ce billet. Qu’elles viennent me chercher noise si elles le souhaitent ! Je les attends de pied ferme !


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Le livre numérique, les libertés et l’appel des 451

vendredi 14 septembre 2012 à 16:56

La sphère intéressée par les mutations provoquées par le livre numérique est agitée depuis une semaine – à moitié par des rires convulsifs, à moitié par des grincements de dents – suite à la publication dans les colonnes du Monde d’une tribune intitulée « le livre face au piège de la marchandisation« .

Émanant d’un « groupe des 451« , auto-désigné ainsi en référence au roman Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, ce texte constitue une diatribe radicale contre le livre numérique, bien que ses rédacteurs essaient de s’en défendre maladroitement à présent.

On y trouve pourtant des phrases sans ambiguïté, comme celles-ci « [...] nous ne pouvons nous résoudre à réduire le livre et son contenu à un flux d’informations numériques et cliquables ad nauseam [...]« , ainsi que dans cette note, une surprenante métaphore entre le livre numérique et la tomate bio :

Un ami paysan nous racontait  : « Avant, il y avait la tomate. Puis, ils ont fabriqué la tomate de merde. Et au lieu d’appeler la tomate de merde “tomate de merde”, ils l’ont appelée “tomate”, tandis que la tomate, celle qui avait un goût de tomate et qui était cultivée en tant que telle, est devenue “tomate bio”. À partir de là, c’était foutu.  » Aussi nous refusons d’emblée le terme de «  livre numérique  » :  un fichier de données informatiques téléchargées sur une tablette ne sera jamais un livre.

Depuis la semaine dernière, l’un des trois rédacteurs affichés – l’éditeur Maurice Nadeau – a tenu à prendre ses distances avec la lettre du texte, tout en maintenant sa signature. Les réactions ont également été nombreuses, émanant d’une communauté d’acteurs variés, qui voient dans le numérique une opportunité plutôt qu’une menace pour la créativité et la diffusion de la culture.

Néanmoins, je tenais également, non pas à répondre, mais à rebondir à partir de ce texte, sous un angle juridique, complètement passé sous silence par l’appel des 451, mais qui revêt pourtant une importance cruciale lorsque l’on compare le livre papier et le livre numérique.

« Sous-livres » ou « sous-lecteurs » ?

Les évolutions de l’édition nous proposeront-elles des livres augmentés par les potentialités du numérique ou au contraire des livres diminués, comme le laissent entendre les rédacteurs de l’appel des 451 ? L’eBook constituera-t-il un « sur-livre » ou un « sous-livre » ? La question me paraît à vrai dire dénuée de sens. L’écriture connaîtra – et elle a déjà très largement connu – une transformation avec le numérique, qui franchira un nouveau stade lorsque le livre numérique aura pleinement décollé dans les usages, mais crier pour cela à la mort de la littérature, c’est accorder bien peu de confiance à la créativité.

 

Livre augmenté ;-). Par Calimaq. CC-BY.

Ce qui est beaucoup plus certain en revanche, c’est qu’alors que le numérique pourrait faire de nous des « super-lecteurs », capables d’entretenir des rapports plus riches et plus complexes avec les textes, il semble qu’en l’état actuel des choses, il conduise bien trop souvent à nous transformer en « sous-lecteurs », privés des droits essentiels que le livre papier nous garantissait par sa matérialité même.

Les rédacteurs de l’appel ont choisi leur nom en référence au roman Fahrenheit 451, dans lequel les livres sont brûlés par les pompiers-policiers d’un Etat dictatorial. Mais l’évènement qui a révélé au grand jour la précarité des droits du lecteur dans l’environnement numérique a concerné le roman 1984 de Georges Orwell, dont des centaines d’exemplaires ont été supprimés en 2009 pour des raisons de droits par Amazon des Kindle d’acheteurs, qui avaient acquis ces fichiers de bonne foi. L’affaire avait fait grand bruit, car elle avait provoqué une prise de conscience qu’avec le livre numérique, le lecteur n’était plus titulaire d’un véritable droit de propriété sur son support de lecture, mais d’une simple licence révocable.

Régression des droits pour le lecteur de livre numérique

On a alors compris que ce n’était plus le feu qui menaçait le livre de destruction, mais une transformation radicale des droits dont le lecteur bénéficie. Avec les livres papier, la pleine propriété des supports était garantie après l’achat de l’ouvrage, par le jeu de l’épuisement du droit d’auteur en Europe ou de la doctrine de la première vente aux Etats-Unis. Cet épuisement des droits  permettait au lecteur d’exercer librement tout un ensemble de facultés, du moment qu’il ne faisait pas de copie de l’ouvrage : en disposer, l’annoter, le prêter, le donner, le revendre même, sans que le droit d’auteur n’ait rien à redire. Avec le livre numérique, les choses sont complètement différentes et même après l’achat du fichier, les droits du lecteur demeurent étroitement conditionnés par le droit d’auteur.

La semaine dernière, la nouvelle avait circulé que l’acteur Bruce Willis entendait attaquer Apple en justice afin d’obtenir le droit de transmettre à ses enfants après sa mort les morceaux de musique achetés sur iTunes. Cette information s’est révélée être un canular, mais le problème sous-jacent est bien réel, aussi bien en ce qui concerne la musique sous forme numérique que les eBooks. Amazon (toujours Amazon !) n’accepte pas par exemple que les fichiers soient transmis d’un compte à un autre après le décès d’un de ses clients, comme l’indiquait cet article du Devoir en mai dernier :

Désolé, écrit la compagnie, le contenu du Kindle ne peut pas être revendu ou cédé ou transféré entre deux comptes. Les achats et les téléchargements de contenus numériques chez Amazon.com, incluant les documents acquis en passant par le Kindle Store, sont liés seulement au compte de l’usager qui a effectué l’achat. Par conséquent, ils ne sont pas transférables.

Cet appauvrissement des droits du lecteur n’est pas une fatalité, liée en soi à la forme du livre numérique. Il résulte des stratégies commerciales de certains acteurs comme Amazon ou Apple, développant des logiques d’intégration verticale, mettant à mal l’interopérabilité des contenus et empêchant la récupération des fichiers. Il est lié également au recours encore massif aux verrous numériques – les DRM - par les éditeurs de livres numériques, destinés à se prémunir du risque du piratage.

42, Neruda. Par Yeraze. CC-BY-NC. Source : Flickr

Comme le dit Olivier Ertzscheid dans un billet récent, le numérique offre aux industries culturelles la possibilité d’atteindre « l’acopie », un état de la culture dans lequel le lecteur se verrait supprimé toute possibilité de manipulation des contenus :

L’acopie ce serait alors l’antonyme de la copie. Un terme désignant la mystification visant à abolir, au travers d’un transfert des opérations de stockage et d’hébergement liées à la dématérialisation d’un bien, la possibilité de la jouissance dudit bien et ce dans son caractère transmissible, en en abolissant toute possibilité d’utilisation ou de réutilisation réellement privative.

Il est certain que les projets de lecture en streaming, type MO3T d’Orange annoncé récemment, sont l’occasion de transformer le livre en un simple « droit de lecture« , ce qui donnera satisfaction à bon nombre d’acteurs du monde de l’édition, mais occasionnera pour les lecteurs une régression  très fortes de leurs droits.

Des mouvements de protestations se sont déjà élevés contre cette réduction des droits des lecteurs, rassemblant auteurs, éditeurs, lecteurs et bibliothécaires, notamment autour d’une déclaration des droits de l’utilisateur de livres numériques, proposée aux États-Unis. On s’étonne que l’appel des 451, qui accuse pourtant directement des acteurs comme Amazon ou Apple de tous les maux, ne fasse aucune mention de ces problèmes liés à la diminution des droits des lecteurs. Ils auraient pourtant mis là le doigt sur un des problèmes majeurs liés au numérique, mais il faut croire que ces professionnels du livre se soucient paradoxalement assez peu des lecteurs !

Quels usages collectifs pour le livre numérique ?

Il y a par ailleurs une autre phrase dans l’appel des 451 qui soulève des questions particulières à propos du passage au numérique :

[...] ce que nous produisons, partageons et vendons est avant tout un objet social, politique et poétique. Même dans son aspect le plus humble, de divertissement ou de plaisir, nous tenons à ce qu’il reste entouré d’humains.

Le livre papier avait en effet la caractéristique d’être un « objet social », dans le sens où il était susceptible de faire l’objet d’usages collectifs. C’est le cas notamment par le biais de la mise en disposition et du prêt en bibliothèques (la « lecture publique ») ou dans le cadre des activités pédagogiques ou de recherche.

L’appel des 451 souligne la dimension sociale du livre, mais il ne pointe à aucun moment là encore les risques de régression que le livre numérique peut occasionner en matière d’usages collectifs. Un exemple frappant permettra d’en prendre la mesure. Il montre à quel point une certaine conception commerciale du livre numérique peut contribuer à créer des « sous-livres ».

Hollow Book. Par Cuttlefish. CC-BY. Source : Flickr

Plusieurs bibliothèques universitaires se plaignent des pratiques de l’éditeur Pearson, qui vend à ces établissements des manuels (comme celui-ci), qui constitue des livres « mutilés », amputés d’une partie de leur contenu pour des raisons de stratégie commerciale. En effet, les versions numériques de ces manuels papier sont soit-disant « augmentés » par des compléments en ligne, offrant des fonctionnalités supplémentaires aux lecteurs, mais aussi… les sept derniers chapitres de l’ouvrage ! Or la bibliothèque qui achète ces livres en version papier ne peut pas donner accès à ses usagers aux derniers chapitres du livre. Contacté à ce sujet par un bibliothécaire, voici la réponse apportée par l’éditeur :

Il existe en effet une version numérique en ligne d’Introduction à la microbiologie de Tortora. C’est un format e-text qui regroupe tous les chapitres de l’ouvrage, et pas seulement les sept derniers. Vous pouvez y prendre des notes, les partager, consulter le glossaire…

Nous fournissons des codes d’accès démo d’1 mois aux enseignants ; nous pouvons également vous en fournir si vous souhaitez le tester. L’e-text est disponible à la vente aux institutions, sous la forme d’un code d’accès par individu. Plusieurs individus ne peuvent se connecter au même e-text avec le même code d’accès. C’est pourquoi ce format n’est pas spécialement développé pour les bibliothèques.

On voit bien qu’avec ce type de stratégie commerciale, ce sont des « sous-livres » qui sont produits, bien plus que des livres « augmentés ». Et certaines formes d’usages collectifs importants pour l’accès à la connaissance deviennent les victimes collatérales de ces pratiques, qui se focalisent sur le consommateur individuel.

Le pire, c’est qu’il n’est sans doute pas possible d’attaquer ces formules de vente sur le plan juridique. Il existe bien en France un droit de prêt des livres, mais celui-ci n’est pas applicable aux livres numériques. Pearson est donc libre de diffuser les versions numériques de ses manuels de la manière dont il l’entend, même si cela conduit les bibliothèques à proposer des manuels « diminués ».

Destroyed Books. Par Jewish Women’s Archive. CC-BY. Source : Flickr

Mais l’impact sur les usages collectifs peut être encore plus fort, notamment dans le cadre de la littérature générale. Les éditeurs ont en effet la possibilité de supprimer purement et simplement les bibliothèques de la carte numérique, en ne leur proposant tout simplement pas d’offres. Par peur que les prêts ne viennent « cannibaliser » leurs ventes d’eBooks, plusieurs gros éditeurs appliquent une sorte « d’embargo numérique » à l’encontre des bibliothèques. C’est très clairement ce qu’expliquait Arnaud Nourry, président d’Hachette lors du dernier salon du livre :

[Les bibliothèques] ont pour vocation d’offrir à des gens qui n’ont pas les moyens financiers, un accès subventionné par la collectivité, au livre. Nous sommes très attachés aux bibliothèques, qui sont des clients très importants pour nos éditeurs, particulièrement en littérature. Alors, il faut vous retourner la question : est-ce que les acheteurs d’iPad ont besoin qu’on les aide à se procurer des livres numériques gratuitement ? Je ne suis pas certain que cela corresponde à la mission des bibliothèques.

 Par définition, me semble-t-il, les gens qui ont acheté un Kindle ou un iPad, ont un pouvoir d’achat, là où les gens qui sont les usagers de ces lieux en manquent. La position de Hachette aujourd’hui, c’est que l’on ne vend pas aux bibliothèques [...].

A partir de tels postulats, le livre numérique peut signifier la fin des bibliothèques ou d’une certaine conception de la bibliothèque comme point d’accès à la connaissance. Si les 451 défendent le livre comme « objet social », ils devraient inclure dans leur réflexion les impacts du numérique sur les usages collectifs, mais force est de constater que les bibliothèques, l’enseignement ou la recherche sont complètement absents de leur texte.

Là encore pourtant, il n’y a absolument aucune fatalité à ce que le numérique en lui-même entraîne ce genre de dommages collatéraux. L’éditeur Publie.net par exemple a su mettre en place une formule de vente à destination des bibliothèques qui leur garantie à la fois des livres papier « entiers » et des fichiers numériques adaptés aux usages collectifs. Dans le cadre de son offre papier+ePub, il propose aux bibliothèques d’acquérir des livres papiers imprimés à la demande à partir de son catalogue de livres numériques, tout en leur permettant de récupérer à cette occasion un fichier ePub sans DRM, pouvant être chargé sur des tablettes ou des liseuses et prêtés aux usagers.

Le gouvernement pourrait également garantir les usages collectifs, en étendant par décret le droit de prêt prévu par la loi du 18 juin 2003 aux livres numériques ou en conditionnant les généreuses subventions versées aux éditeurs pour la numérisation de leurs fonds au développement d’une offre à destination des bibliothèques. Mais encore faudrait-il qu’il en ait le courage politique !

Le livre comme support des libertés

On le voit : la condamnation sans appel des 451 proférée à l’encontre du livre numérique est absurde. Mais cela ne signifie pas que le passage en numérique des livres soit exempt de tout danger pour nos droits et libertés fondamentales. C’est pourtant cet aspect, sans doute le plus important au-delà des considérations corporatistes, que l’appel des 451 laisse complètement dans l’ombre.

Dans une conférence éblouissante prononcée dans le cadre de Re:Publica à Berlin en mai dernier, le juriste américain Eben Moglen expliquait que nous pourrions bien perdre avec le passage à la lecture numérique des éléments plus fondamentaux encore de nos libertés.

Il rappelle que l’apparition du livre imprimé à la Renaissance est indissociable de l’avènement de l’individu et de la défense de la liberté de pensée et de conscience. Le livre est intimement lié à la liberté, car il garantit à l’individu la confidentialité de sa lecture et l’ouverture d’un espace mental au sein laquelle il peut renforcer son autonomie et explorer les chemins de son émancipation.

Nous avons combattu pendant des centaines d’années pour la conquête d’un espace intérieur, cet espace où nous lisons, pensons, réfléchissions et qui nous donne la possibilité de devenir non-orthodoxe, dans notre propre esprit. C’est cet espace que tout le monde veut supprimer.

Avec le passage aux médias numériques, Eben Moglen prévient que cette dimension protectrice est en train de s’effriter :

Nous étions des consommateurs de médias, mais maintenant, les médias nous consomment. Les objets que nous lisons nous lisent pendant que nous les lisons ; les choses que nous écoutons nous écoutent pendant que nous les écoutons ; les choses que nous regardons nous regardent pendant que nous les regardons.

Par ces mots, Eben Moglen fait référence à la capacité qu’ont les médias numériques à capter nos données personnelles lorsque nous les utilisons. Le livre numérique peut en effet faire complètement disparaître la confidentialité de la lecture, comme le démontrait cet article paru dans Courrier International en août 2012. Les grandes plateformes de vente de livres numériques, détenues par Amazon, Apple ou Google, savent exactement quels livres nous achetons, quand nous les lisons, quels passages nous surlignons, comment nous les partageons, etc. Ces données de lecture leur livrent des informations très précieuses sur les individus, en renversant l’ordre de la lecture, puisque que c’est bien alors le livre qui lit son lecteur !

Droits du lecteur, garantie de la propriété, permanence des usages collectifs, respect de la confidentialité : l’appel des 451, focalisé sur une défense à courte vue des intérêts corporatistes des acteurs de la « chaîne du livre » manque les enjeux fondamentaux liés au livre numérique.

Il est pourtant possible de transposer au livre numérique les mécanismes juridiques qui ont constitué les fondements des libertés du lecteur dans l’environnement papier. Philippe Aigrain, dans ses Éléments pour la réforme du droit d’auteur, propose que l’épuisement des droits soient appliqués aux oeuvres sous forme numériques. Il estime même que cette réforme serait particulièrement importante dans le domaine du livre numérique :

La prévisibilité de cette guerre au partage m’a poussé depuis longtemps à estimer que c’est aussi et même particulièrement dans le domaine du livre numérique qu’il faut d’urgence reconnaître un droit au partage non-marchand entre individus associé à de nouvelles rémunérations et financements, faute de quoi le déploiement massif des DRM et la guerre au partage feront régresser tragiquement les droits des lecteurs - et parmi eux des auteurs - même par rapport aux possibilités du livre papier.

Pour continuer à avoir le privilège de s’appeler livre, le livre numérique devra continuer à constituer un moyen d’émancipation et non un instrument d’amoindrissement des libertés.


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