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Comprendre la bibliothèque comme "maison des externalités"

jeudi 17 juillet 2014 à 09:52

Les 4 et 5 juillet dernier, se sont tenues à Angers deux journées d’études consacrées à la thématique du Droit d’auteur à l’épreuve du numérique, organisées par les équipes de la bibliothèque universitaire, auxquelles j’ai participé. Lors de la seconde journée, Pierre Gueydier, doctorant à Paris Tech au Centre de Sociologie de l’Innovation, a fait une présentation intitulée "Don, échange, oeuvre, marchandise : les requalifications du numérique. Éclairage anthropologique", qui m’a paru d’un grand intérêt au niveau des concepts qu’elle utilisait pour parler des échanges de biens culturels, qu’ils soient marchands ou non-marchands.

Stockholm Public Library. Image par Eole Wind. CC-BY6NC-SA. Source : Flickr.

S’appuyant sur des travaux antérieurs, comme cet article "Tu ne calculeras point !" de Bruno Latour et Michel Callon ou cet ouvrage "Sociologie des agencements marchands" parus aux Presses des Mines, cette approche utilise d’une manière très éclairante les concepts d’internalités et d’externalités, et s’appuie sur une conception du marché comme un "espace de calcul".

En écoutant Pierre Gueydier à Angers, il m’a semblé que ce schéma conceptuel s’appliquait particulièrement bien à l’activité des bibliothèques, ainsi qu’à leur histoire. En suivant ce canevas, on arrive à mieux saisir en quoi les bibliothèques ont longtemps constitué de véritables "maisons des externalités" et en quoi le numérique peut conduire à les fragiliser aujourd’hui.

Le marché comme espace de calcul

Dans sa présentation, Pierre Gueydier commençait par définir le marché comme un "espace de calcul" visant à prendre compte certains éléments dans la transaction (internalités), tout en en rejetant d’autres en dehors (externalités). Une externalité constitue alors un effet, positif ou négatif, qui n’est pas pris en compte par le système d’établissement des prix qui gouverne le fonctionnement du marché (voir cette définition).

Certains phénomènes peuvent produire des "débordements" entre internalités et externalités, et c’est par exemple ce qui s’est passé concernant les biens culturels avec l’explosion du partage des oeuvres sur Interne qui a rendu "incalculable" une part importante des échanges. Les économistes s’efforcent de "cadrer ces débordements des externalités" en distribuant des droits de propriété, qui permettent d’intégrer des éléments dans le calcul à l’occasion des transactions. Le but de l’économie consiste à "créer un espace calculable et gouvernable par la production d’internalités".

Abacus. Par Will Jackson. CC-BY. Source : Flickr.

Malgré cet effort, il persiste dans la société un ensemble d’échanges non-marchands qui continuent à produire des externalités. Ces échanges, qui s’opèrent selon la logique du don et du partage, ont pour effet de créer des "attachements entre les individus".

Concernant les biens culturels, ils ont été intégrés à cette logique économiste par l’instauration progressive de droits de propriété intellectuelle, permettant de les inclure dans l’espace de calcul du marché. L’affirmation du droit d’auteur a permis avec le temps "le cadrage d’externalités" produites auparavant au cours des échanges de biens culturels dans la sphère non-marchande. Ce cadrage est possible parce qu’en "inscrivant les oeuvres sur des supports matériels" et en contrôlant leur diffusion, il a été possible de rendre ces externalités calculables.

Au final, le numérique a un double effet paradoxal dans le champ de la culture. D’un côté, il a provoqué un retour difficilement contrôlable des pratiques de partage des biens culturels, qui les ont sortis brusquement de l’espace de calcul du marché, déstabilisant au passage les industries culturelles. Mais d’un autre côté, Pierre Gueydier a aussi souligné que la numérisation permet également "d’étendre les systèmes de calcul" et "l’économisation des relations humaines en vue de leur capitalisation". C’est ce que l’on voit par exemple avec l’exploitation des données personnelles par les grandes plateformes d’Internet, selon la logique de l’économie de l’attention.

La résistance historique des bibliothèques à la calculabilité

Comment les bibliothèques s’inscrivent-elles dans ce schéma conceptuel ? On peut dire que les bibliothèques ont longtemps constitué des "maisons des externalités" dont le but principal consiste à soustraire des biens culturels à l’espace du marché pour rendre possibles des usages collectifs générateurs d’externalités positives non-calculables.

A l’origine, la constitution même des collections des bibliothèques s’effectuait par le biais de l’exercice direct du pouvoir régalien : c’est le système du dépôt légal instauré en France par François Ier à partir de 1537. Les imprimeurs et les libraires étaient obligés de déposer dans sa librairie tout livre mis en vente dans le royaume. Il y a donc bien soustraction du bien au marché sous l’effet d’une prérogative de puissance publique pour le faire entrer dans un autre système générateur d’effets non pris en compte sous la forme d’internalités (constituer un patrimoine pour la mémoire collective, notamment).

9, Library patterns. Par Yeraze. CC-BY-NC. Source : Flickr.

Étendu progressivement à tous les types d’oeuvres, jusqu’au dépôt légal du web aujourd’hui, ce mécanisme reste important pour la constitution des collections des bibliothèques nationales. Mais durant très longtemps, les autres bibliothèques, qu’elles soient publiques, universitaires ou de recherche, bénéficiaient également d’une forme de "privilège" leur permettant de rester en dehors de l’espace de calcul du marché. L’acquisition des ouvrages constituait bien une transaction marchande, mais sitôt rentrés dans les collections de l’établissement, les biens culturels pouvaient faire l’objet de droits d’usage collectif, sans que ceux-ci soient soumis à la calculabilité propre au marché. L’ouvrage acheté est payé une fois, sans qu’ensuite les usages ultérieurs fassent l’objet d’une mesure en vue d’une compensation. La consultation, et surtout le prêt des livres, sont restés durant des siècles complètement en dehors de cette logique, jusqu’à ce qu’une directive européenne intervienne en 1992 pour instaurer un droit de prêt et de location, conçus comme des extensions du droit d’auteur. A ce moment, les usages collectifs sont considérés comme des "préjudices" et un basculement important s’opère.

Il aura fallu ensuite plus de 10 ans pour que la loi française transpose cette directive en 2003 et mette en place le système de licence légale que nous connaissons aujourd’hui, avec une compensation financière instaurée au bénéfice des auteurs et des éditeurs, gérée par la SOFIA. Mais si l’on regarde bien dans le détail le fonctionnement de ce système, on peut s’apercevoir qu’il n’a pas eu pour effet de soumettre complètement le prêt en bibliothèque à une forme de calculabilité. En effet, le prêt n’est pas en France payant à l’acte pour les usagers de la bibliothèque (contrairement à ce qui se pratique aux Pays-Bas par exemple). La bibliothèque verse une somme forfaitaire à titre de compensation au moment de l’achat aux fournisseurs, du fait du plafonnement des remises imposé par la loi de 2003. Mais quel que soit le nombre de fois où le livre est ensuite prêté , il n’y a plus rien à verser pour la bibliothèque. L’usage concret est déconnecté d’une logique de calcul et c’est ce qui a permis de maintenir la bibliothèque dans la sphère des externalités, par rapport à la logique du marché.

Valable pour les livres en dépit de l’intervention de la loi de 2003, cette particularité des bibliothèques s’est aussi maintenue pour les autres types de supports dans l’environnement analogique. Les CD et les DVD ne sont pas couverts par la loi de 2003 et pour les CD aucun mécanisme n’a été mis en place. Cela signifie que les bibliothèques prêtent les CD qu’elles acquièrent en toute illégalité, mais à défaut d’une réaction des titulaires de droits, cet usage semble accepté par tous les acteurs, ce qui fait que les bibliothèques restent complètement dans l’externalité dans ce pan de leur activité. Pour les DVD, des intermédiaires (type ADAV ou CVS) ont émergé pour négocier auprès des titulaires de droits des droits de prêt et de consultation et servir ensuite de fournisseurs aux bibliothèques. Mais là encore, le prix payé au titre de la rémunération du droit d’auteur correspond à un forfait intégré au prix de vente des supports, sans lien avec les usages ultérieurs. Qu’un DVD soit plus ou moins visionné ou prêté n’entre pas en ligne de compte.

On voit donc qu’en dépit du fait que des "droits de propriété" aient été distribués dans les années 2000 sur des usages comme le prêt en bibliothèque, cette activité n’avait pas pu être complètement ré-internalisée et soumise à un espace de calcul. C’est cette forme de "résistance" à cette logique de la calculabilité qui a permis aux bibliothèques de rester des "maisons des externalités". Mais avec l’irruption du numérique, la situation est susceptible de changer radicalement.

Le numérique et la possibilité d’une intégration complète des externalités produites en bibliothèque

Les bibliothèques universitaires ont été les premières à être affectées par le changement de paradigme que provoque le basculement des collections vers le numérique. Avec les abonnements aux revues électroniques, les éditeurs ont retrouvé une maîtrise quasi complète de la ressource. Chaque usage peut être vérifié, comptabilisé, mesuré et soumis au respect de conditions imposées aux bibliothécaires et aux publics desservis. Ce pouvoir retrouvé des éditeurs sur les contenus s’exerce sur une base contractuelle et les bibliothécaires ne peuvent rechercher qu’une protection limitée du côté de la loi, où les usages ne figurent que comme des exceptions au droit d’auteur. Cette soumission à un espace de calculabilité découlant du numérique, jointe à la concentration du marché aux mains d’un petit nombre d’éditeurs scientifiques,  a entraîné les bibliothèques dans la spirale de l’augmentation annuelle des coûts que nous connaissons. En passant du statut de "donneur d’accès" à celui de "verrouilleur d’accès", le bibliothécaire devient l’instrument de cette impératif de la calculabilité.

Augmentation du prix des abonnements aux revues scientifiques.

Les bibliothèques de lecture publique de leur côté ont été affectées plus tard et de deux manières différentes. Parce que les éditeurs avaient justement du mal à définir des modèles de calcul pour les usages des ressources numériques en bibliothèque, leur premier réflexe a été de ne pas proposer d’offres à ces établissements. Il en a résulté une situation de pénurie de contenus numériques ou d’inadaptation des offres, assortie du discours selon lequel la mise à disposition en bibliothèque allait "cannibaliser" les ventes aux particuliers et tuer le marché naissant du numérique. Ce type de réactions est typique d’acteurs qui pressentent que le numérique peut les déborder par la production d’externalités et qui cherchent à soumettre des usages à une forme de calculabilité sans avoir de modèle pour le faire.

Néanmoins à l’opposé, certains ont très bien compris comment se servir du numérique pour au contraire "étendre les systèmes de calcul" aux usages en bibliothèques. Aux États-Unis, un acteur comme Overdrive par exemple s’est peu à peu imposé comme intermédiaire entre les éditeurs et les bibliothèques pour la mise à disposition de livres numériques, en garantissant aux premiers que chaque usage pourrait être contrôlé par le biais de DRM, pisté et intégré dans un calcul global, ouvrant droit à une rémunération compensatoire.

On apprend cette semaine qu’Overdrive, après avoir signé des accords de ce type d’abord avec Amazon,  a conclu un partenariat avec Kobo pour proposer aux bibliothèques des formules d’affiliation pour le prêt, mais aussi l’achat d’eBooks par leurs usagers, comme on peut le lire sur Actualitté :

Alors que Kobo a décidé de cesser ses investissements pour le marché du retail, face à l’écrasante domination du Kindle, l’idée de passer par l’offre d’affiliation en bibliothèque fait son chemin.

 Cette dernière est simple : des milliers d’établissements ont souscrit au mode de fonctionnement proposé par OverDrive. Les bibliothèques peuvent proposer le prêt d’ebooks, mais également l’achat, directement aux usagers. Cette vente est entièrement prise en charge par OverDrive, et permet à l’établissement de gagner un peu d’argent, à condition de souscrire au modèle.

 Cette solution d’affiliation rapporte quelques cents sur la vente de chaque ouvrage – 8 % précisément. Et dans le cadre de l’accord avec Kobo, les possesseurs de ces appareils pourront donc apporter leur participation au modèle économique de la bibliothèque.

La formule peut paraître séduisante, mais elle a pour conséquence de changer profondément la nature de la mise à disposition de contenus par les bibliothèques à leurs usagers. Des usages collectifs qui restaient en dehors des mécanismes du marché y sont reconnectés par le biais du bouton "buy it now" proposé aux utilisateurs. On est typiquement dans l’optique d’une réintégration des externalités, par le biais d’une transaction.

En France, plusieurs fournisseurs proposent également déjà des formules d’abonnement aux bibliothèques, notamment pour la VoD, reposant sur des systèmes de "jetons" à acheter chaque année par l’établissement, où chaque utilisation d’une oeuvre par un usager décompte un jeton. Ce type d’offres a pour conséquence de soumettre à un espace de calcul des usages qui demeuraient jusqu’alors au moins partiellement en dehors de cette logique avec les supports physiques.

Mais pour les bibliothèques françaises, ce sont les évolutions à venir concernant le livre numérique qui sont susceptibles d’apporter les plus grands changements. Ce que l’on sait par exemple du projet PNB (Prêt Numérique en Bibliothèque) porté par Dilicom montre une volonté de soumission complète des usages à la calculabilité. Des licences de prêt, variables selon les éditeurs, prévoiraient entre 30 et 50 "prêts" possibles d’un eBook, durant un certaine durée, après quoi le fichier serait détruit et la bibliothèque contrainte de racheter une nouvelle licence.

Ce modèle a déjà soulevé un certain nombre de critiques, mais on voit que son principal effet serait de réintégrer des externalités supposées (cannibalisation redoutée par les éditeurs), en soumettant à une forme de calculabilité totale les usages des livres numériques en bibliothèque. A l’inverse, lorsque d’autres comme Silvère Mercier proposent d’en finir avec le le "prêt numérique" en bibliothèque – qui impose nécessairement le recours à des DRM chronodégradables – pour envisager d’autres modèles d’accès, ils cherchent à préserver dans l’environnement numérique ce rôle des bibliothèques comme "maison des externalités". Et cela impose que l’on instaure pas de contrôle d’accès aux fichiers pris individuellement :

Pourquoi donc vouloir contrôler le durée d’usage d’un fichier ? Pourquoi le contrôle de la durée d’usage ne peut-il par porter sur un ensemble ? Ne peut-on pas penser à des systèmes d’abonnements ? Contrôler non pas l’accès à des fichiers uniques mais à des ensembles de contenus ? En fait, c’est bien ce qu’on nous propose avec les « ressources numériques » depuis des années. Est-ce qu’il vous viendrait à l’idée de payer une par une les vidéos de Vodéclic et de proposer chaque vidéo avec un temps limité ? Le paramètre nouveau, peut-être le plus difficile à comprendre est que la finitude du livre numérique, le fait qu’il soit détachable du web pour être lu sur une tablette ou une liseuse non-connectée n’est pas du tout une condition qui rend nécessaire le contrôle d’accès au fichier.

***

On le voit, les concepts proposés par Pierre Gueydier sont précieux. Ils permettent d’éclairer sous un jour intéressant l’histoire du statut juridique des usages en bibliothèque, ainsi que les mutations que leur fait subir la transition numérique. Beaucoup de bibliothécaires ressentent intuitivement le rôle que remplit leur institution comme "maison des externalités". J’ai par exemple été frappé cette semaine par cette réaction d’une bibliothécaire américaine qui refuse que l’on dise des bibliothèques qu’elles sont "le Netflix des livres" :

Ce n’est pas le but d’une bibliothèque de faire de l’argent. Pas plus que ce n’est son rôle de créer des niveaux de services pour que ceux qui peuvent payer davantage puissent obtenir plus que ce qui ne le peuvent pas. Au lieu de cela, les bibliothèques travaillent pour s’assurer que leurs services touchent le maximum de facettes que possible de leur communauté. Les bibliothèques veulent offrir ce qu’elles ont à ceux qui n’ont rien, comme à ceux qui ont peut-être tout.

La bibliothèque est au centre et au coeur d’une communauté.

A travers le partage de ressources, la mise à disposition d’un espace sûr et en utilisant ces espaces comme une opportunité pour atteindre ceux qui ont été laissés de côté ou oubliés, les bibliothèques font beaucoup plus ("they do a hell of a lot") que mettre à disposition des livres. Elles font beaucoup plus que fournir des vidéos ou des ordinateurs ou un espace tranquille pour lire. Elles offrent des cours pour apprendre à faire des notes de lecture, pour apprendre à créer des pages web, à cuisiner, à jardiner ou à se nourrir correctement. Elles offrent des heures du conte aux enfants et des programmations aux adolescents qui autrement ne sauraient pas quoi faire de leur après-midi lorsque la cloche de l’école a sonné.

Ce "beaucoup plus" dont cette bibliothécaire parle, ce sont précisément les "externalités" modélisées les économistes, mais aussi redoutées par eux, parce qu’elles échappent à la calculabilité. Si les bibliothèques négligeaient cette dimension fondamentale de leur activité, cela les conduira à terme à perdre leur âme, ou pire à la vendre…

 


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Le "SOPA à la française" est déjà en marche, sans attendre la loi sur la Création

samedi 12 juillet 2014 à 10:36

Cette semaine, la Ministre de la Culture Aurélie Filippetti a fait des déclarations sur France Culture, lors de l’émission Les Matins d’été, qui apportent des informations supplémentaires sur les intentions du gouvernement concernant la réorientation de la lutte contre la contrefaçon. Ces déclarations sont inquiétantes, car elles laissent entrevoir qu’alors même que la loi sur la création semble repoussée en 2015, les travaux pour mettre en place un "SOPA à la française" sont déjà en cours.

Suivant les recommandations du rapport Lescure et du rapport Imbert-Quaretta, c’est la voie contractuelle qui est à présent privilégiée pour "impliquer" les intermédiaires techniques (traduction : les pousser à s’auto-censurer). Tactiquement, cette option est relativement bien jouée de la part du gouvernement, car s’il est possible de barrer la route à une loi comme SOPA ou même à un traité comme ACTA en déclenchant une mobilisation citoyenne, il sera beaucoup plus dur de le faire avec un réseau d’ententes contractuelles négociées entre les titulaires de droits et les intermédiaires. Dès lors, la loi sur la Création, véritable arlésienne dont on nous bassine depuis le début du quinquennat, n’est guère plus qu’un élément de storytelling et un chiffon rouge destiné à faire diversion. L’essentiel se joue à présent en coulisses et l’on finira par voir sortir un jour de nulle part des arrangements qui atteindront le dessein que ni la loi SOPA, ni l’accord ACTA n’avaient pu réussir à accomplir : mettre en place une "auto-régulation des plateformes" pour les transformer en police privée du droit d’auteur, allant volontairement au-delà des obligations que leur impose la loi et le droit européen en matière de contrôle des contenus.

SOPA’s not dead

Au cours de l’émission sur France Culture, Aurélie Filippetti déclare que "les budgets de la Hadopi seront préservés pour les années à venir", ce qui paraît vouloir dire que l’idée d’un transfert de la riposte graduée au CSA serait abandonnée. Mais surtout, voici ses propos tels que rapportés par Next INpact :

 Ce qui est important, c’est de réorienter vers la lutte contre la contrefaçon commerciale la politique de lutte contre le piratage. C’est ce que disait le rapport Lescure, c’est ça qui est la clef finalement de la préservation des droits des auteurs. On travaille avec les sociétés de paiement, avec les sociétés de crédit et les sociétés de publicité pour les responsabiliser par rapport à l’orientation qu’ils font vers les sites de contrefaçon commerciale.

L’implication des services de paiement (comme Paypal par exemple) ou des régies publicitaires en ligne dans la lutte contre la contrefaçon commerciale rappelle très fortement la stratégie "Follow the money" que poursuivait la loi SOPA aux États-Unis (voir l’infographie ci-dessous).

SOPA-2-businessinsurance-orgDans la loi SOPA, le Department of Justice US pouvait dresser une liste de sites considérés comme portant atteinte à la propriété intellectuelle. Les intermédiaires techniques comme les hébergeurs, les services de paiement en ligne, les moteurs de recherche, les registraires de noms de domaine, les régies publicitaires devaient alors agir volontairement pour prendre des mesures contre les sites inclus sur cette liste,  afin de gagner une immunité judiciaire. A défaut de le faire, ils s’exposaient à des poursuites pénales, assorties de peines intimidantes (5 ans de prison…).

La loi SOPA était comme on le voit extrêmement "brutale" en matière de contournement du juge et d’implication des intermédiaires. C’est ce qui a entraîné son abandon par le Congrès américain suite à la mobilisation d’ampleur mondiale que ce projet avait déclenché. Cet échec cuisant a constitué une leçon à la fois pour les titulaires de droits et pour les politiciens : le point faible du dispositif résidait dans le fait qu’il nécessite le vote d’une loi, obligeant à débattre au grand jour de ces mécanismes, et c’est la même chose qui s’est reproduit avec l’ACTA devant le Parlement européen, même si les négociations en amont étaient restées opaques.

Le contrat pour éviter de passer par la case "Parlement"

Dès lors la question était de savoir comment faire pour éviter la case "Parlement", décidément trop risquée. N’était-il pas possible de passer entièrement par des accords contractuels entre titulaires de droits et intermédiaires pour atteindre les mêmes résultats ? Peu de temps après le rejet de la loi SOPA, les États-Unis ont montré que cette voie était praticable, puisque qu’une riposte graduée en 6 étapes, le Copyright Alert System, a été mise en place en 2013, par simple entente entre les fournisseurs d’accès américains et les titulaires de droits, là où il avait fallu passer en France par le vote douloureux de la loi Hadopi, partiellement censurée devant le Conseil Constitutionnel qui plus est.

Les USA ont montré qu’une voie 100% contractuelle était envisageable, mais c’est sans doute la France qui va parachever cette stratégie de contournement des instances démocratiques. Le rapport Imbert-Quaretta remis en mai dernier à la Ministre de la Culture montrait qu’une large marge de manoeuvre existe sans qu’il soit besoin de modifier la loi. Il est en effet proposé comme dans la loi SOPA qu’une "autorité publique" dresse une liste noire de sites "massivement contrefaisants". Mais là où ce rapport se montre plus subtil, c’est qu’il n’envisage pas de sanctions pénales contre les intermédiaires techniques ne prenant pas de mesures contre ces sites. Il préconise plutôt de recourir à des ententes contractuelles, par la voie de "l’auto-régulation" et une partie importante de ses propositions peuvent être mises en oeuvre sans avoir à modifier la loi. Notons que la France a aussi poussé ces idées au niveau de la Commission européenne qui a annoncé un nouveau "plan d’action" contre la contrefaçon passant par des "mesures extra-législatives" impliquant les intermédiaires pour lutter contre la contrefaçon "à échelle commerciale".

Pendant la préparation du rapport Imbert-Quaretta, on avait déjà appris que les régies publicitaires avaient été approchées pour sonder leurs dispositions à entrer dans de telles ententes contractuelles. Le Syndicat des Régies Internet s’était dit prêt à lutter contre le piratage, mais à condition que le juge reste dans la boucle :

Si demain on nous dit qu’il faut exclure tel ou tel site web, c’est possible mais cela ne peut venir que d’une autorité compétente et sur décision du juge.

On imagine que le "travail" avec les intermédiaires auquel Aurélie Filippetti faisait allusion cette semaine pour "les responsabiliser par rapport à l’orientation qu’ils font vers les sites de contrefaçon commerciale" consiste à présent à faire sauter ce verrou psychologique pour les pousser à agir sans intervention d’un juge. Le projet de loi sur le terrorisme, et bien d’autres avant lui, attestent que le gouvernement a érigé le contournement des juges au rang de principe général de la "régulation" d’Internet. En matière de droit d’auteur, il peut arriver à ses fins sans même passer par une loi et c’est sans doute le but qu’il recherche.

A vrai dire, il y a déjà eu un précédent en France relativement similaire : l’accord signé entre Google et les éditeurs de presse début 2013 pour éviter le vote d’une loi instaurant un nouveau droit voisin sur l’indexation des contenus en ligne. La méthode pourrait ici être la même : des accords avec les régies publicitaires, les services de paiement et certainement aussi certains grandes plateformes d’hébergement, négociés avec les titulaires de droits bénéficiant de l’appui de l’autorité publique. Mais ce procédé aurait les mêmes défauts que l’accord Google/éditeurs de presse : l’opacité sur le contenu de l’entente, avec des conséquences bien plus graves, puisqu’il s’agit ici de bannir des sites.

Petite auto-régulation entre amis

Cette approche par "l’auto-régulation" des plateformes existe d’ailleurs déjà et elle ne demande qu’à être généralisée. On a appris également cette semaine que le service de streaming musical SoundCloud était sur le point de conclure un accord avec les grandes majors de la musique pour ne pas être poursuivi en justice lorsque ses utilisateurs chargent des morceaux protégés, en échange d’un partage de ses bénéfices. Or cet accord, qui placerait SoundCloud dans une position favorable par rapport à un concurrent comme GrooveShark sous le coup d’un procès, a été préparé par des ententes avec certains gros titulaires comme Universal, pour leur reconnaître un droit préférentiel de retrait des contenus qui leur déplaisent sur SoundCloud, allant bien au-delà de ce que prévoit le DMCA aux États-Unis. Universal a obtenu le même privilège de la part de Youtube, qui lui donne la possibilité de supprimer discrétionnairement des vidéos, sans que les utilisateurs puissent faire appel de cette décision.

Voilà exactement ce qui nous attend avec le développement de "l’auto-régulation des plateformes" : la multiplication d’accords opaques reconfigurant le régime de responsabilité des intermédiaires, soit pour les pousser à intervenir de manière pro-active, soit pour laisser les titulaires de droits agir à leur guise.

***

Les déclarations d’Aurélie Filippetti montrent donc qu’un SOPA à la française est déjà en marche, sans attendre la loi sur la Création, qui n’est à vrai dire même plus vraiment nécessaire pour qu’il se mette en place. La France va vraisemblablement tester cette formule à son échelle et lorsqu’elle aura obtenu la signature des premiers accords entre des intermédiaires et des titulaires de droits, elle les brandira en exemple devant la Commission afin qu’elle généralise cette méthode à l’échelle européenne.

SOPA et ACTA ont pu être arrêtés parce que des représentants élus pouvaient le faire à un moment donné. Comment arrêter ce qui est en marche à présent, alors que tout risque de se jouer dans l’ombre au niveau contractuel ? Faudra-t-il aller devant les tribunaux, avec l’aléa que cela comporte ? La menace en tous cas est redoutable : elle se présentera comme de la "soft law", mais cette étape marquera un tournant important : celui où les citoyens et les parlementaires auront été expulsés en dehors du processus de décision concernant l’application du droit d’auteur sur Internet.


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De Notre-Dame-des-Landes à la vallée d’Humbligny : quelles possibilités d’instituer des lieux en biens communs ?

mercredi 9 juillet 2014 à 10:15

La semaine dernière est paru un article sur le site de Libération qui montre que les opposants au projet d’aéroport occupant le site de Notre-Dame-Des-Landes sont déjà en train d’imaginer la suite, en se référant au vocabulaire des biens communs. L’idée est d’arriver à empêcher, au cas où le projet d’aéroport serait abandonné, que des gros exploitants ne s’approprient le terrain investi actuellement pour développer des cultures intensives :

A la ferme de Bellevue, qui accueillera débats et concerts ce week-end, 120 hectares squattés sont cultivés depuis un an et demi par le collectif Copain (400 adhérents, plutôt jeunes, de la Confédération paysanne) et des paysans bio. Et, ici, l’objectif est de dépasser la propriété privée des terres pour privilégier les usages communs.

Retour aux sources des communs

Les terrains réservés au projet d’aéroport avaient été constitués par l’Etat en ZAD (ou Zone d’Aménagement Différé), mais les occupants en ont fait une Zone A Défendre pour laquelle ils envisagent un avenir en communs, sous le signe du partage de la propriété :

«Communaux.» La société civile immobilière (SCI) qui se constitue, ouverte à des groupes militants et collectifs, sera capable de lever des fonds nécessaires à l’achat collectif de terres. Et parmi les zadistes qui cultivent des potagers, certains, comme Jean-Joseph, voient déjà «le retour des communaux revendiqués par la paysannerie brûlant les titres de propriété en 1788, la vraie base de la Révolution». Car «la terre aux paysans d’abord, pas d’accord : on est pour la terre à tout le monde".

Ce type de discours sur les "communaux" renvoie à la racine historique des biens communs : les champs et les forêts sur lesquelles les populations sous l’Ancien Régime disposaient de droits coutumiers d’usages collectifs (glanage, pâturage des troupeaux, ramassage de ressources, etc) qui ont peu à peu été démantelés par le mouvement d’enclosures ayant accompagné l’essor de la propriété privée et préparé la voie à la Révolution industrielle. L’histoire de ce moment crucial est racontée et analysée dans l’ouvrage fondamental d’Edward P. Thompson La guerre des forêts, récemment traduit en français et publié aux éditions La Découverte, augmenté d’une présentation par Philippe Minard qui fait le lien avec les enjeux contemporains autour des biens communs (voir ci-dessous)

Libérer des lieux

Il n’y a pas uniquement à Notre-Dame-Des-Landes que des militants cherchent à imaginer des solutions pour placer des lieux physiques en dehors du régime d’appropriation privative en vue de favoriser les usages en commun. Sur le site de financement participatif Leetchi, l’association Vallée d’Humbligny a lancé un projet de création d’une "Yourte Open Source" qui rejoint de tels objectifs :

Aujourd’hui nous lançons un appel pour nous aider à réaliser une yourte contemporaine et sa documentation sous licence libre. Cette Yourte, parmi d’autres projets, nous permet d’expérimenter concrètement une ambition plus générale [...]

Nous pensons qu’il est urgent de créer des territoires libérés dédiés à l’innovation citoyenne, à la créativité et à l’expérimentation de projets rendant possibles d’autres manières de vivre.  Ils seraient accessible à tous ceux qui le souhaitent et gérés collectivement. Ils seraient des espaces d’accueil privilégiés de tous les projets dont les finalités sont l’intérêt général, le bien-commun et la valeur sociale plutôt que le profit. Nous souhaitons par nos recherches et l’expérience que nous allons conduire donner des moyens opérationnels et juridiques aux citoyens de co-produire des espaces-publics sur lesquels bâtir des institutions nouvelles et organiser la vie différemment.

En s’inspirant des principes du logiciel libre, ce projet vise à dé-marchandiser le terrain concerné, en rendant impossible sa revente. De la même manière qu’un logiciel libre peut faire l’objet d’usages commerciaux, sans pour autant que quiconque puisse se le réapproprier à titre exclusif, des lieux pourraient être ainsi "sanctuarisés" juridiquement :

Pour créer ce lieu libre, nous le libérerons du marché immobilier en élaborant un modèle juridique avec l’aide de l’association CLIP ( consulter le texte "Pour un archipel de lieux en propriété d’usage") . L’association CLIP travaille à réaliser un hack – une astuce – juridique pour rendre impossible la revente de celui-ci et à créer une circulation entre les lieux hors-marché sur la base de la propriété d’usage. Ainsi hors marché et donc non achetable mais uniquement utilisable, lorsqu’un projet sollicitera l’accès a un espace, l’utilité sociale ou sa dimension écologique prévaudra sur tout autre argument.

De l’immatériel au matériel

Cette mention de la "propriété d’usage" fait référence aux faisceaux de droits (bundle of rights) qui sont au coeur de la manière dont l’approche par les biens communs, notamment chez Elinor Oström, envisage la gestion des ressources partagées. Elle a notamment accordé une attention particulière aux régimes de "communal proprietorship" dans lesquels le droit d’aliénation de la ressource est supprimé et montré que cette formule permettait souvent une gestion plus durable.

Après avoir été déployée grâce aux licences libres dans le champ de l’immatériel, celui des logiciels et des autres oeuvres de l’esprit, on voit à présent cette démarche d’institution de biens communs rétroagir sur le plan physique. Le mouvement de l’Open Hardware a constitué une première manifestation de cet investissement des biens matériels par la logique des Communs. On avait pu en voir une manifestation éclatante dans le projet Open Source Ecology et son kit de construction du Village Mondial, composé de 50 machines agricoles Open Source.

Mais on voit de Notre-Dame-Des-Landes aux Yourtes Open Source que les lieux eux-mêmes pourraient être saisis par ces tentatives de dépassement de la propriété. La dynamique des tiers-lieux et de mise en communs des moyens de production – Fab Labs, Hackerspaces, espaces de co-working – peut elle aussi se raccrocher à cette tendance.

Conjurer la véritable "Tragédie des Communs"

Dans l’ouvrage Commun : Essai sur la révolution au XXIème siècle, Pierre Dardot et Christian Laval expliquent que le noeud du combat pour les biens communs se situe précisément dans cette redéfinition  – ou plutôt – dans cette sortie en dehors de la propriété (cf. p 481) :

L’usage instituant des communs n’est pas un droit de propriété, il est la négation en acte du droit de propriété sous toutes ses formes parce qu’il est la seule forme de prise en charge de l’inappropriable.

La véritable "Tragédie des Communs" a commencé lorsque les lieux – champs, landes, forêts – qui servaient de supports aux usages communs ont été enclos afin d’exproprier les populations de leurs droits d’usage collectifs. Conjurer cette tragédie aujourd’hui passe par la réinvention de lieux en communs, ni publics, ni privés, mais ouverts.


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Coupler une licence libre et une crypto-monnaie : la proposition de la Commons Reciprocity Licence

mardi 8 juillet 2014 à 10:08

La réflexion sur les licences de mise en partage des créations est actuellement en plein renouvellement, notamment du côté du mouvement des Communs. En 2012, j’avais déjà écrit un billet à propos de la Peer Production Licence : une nouvelle licence proposée par l’allemand Dmytri Kleiner, dérivé de la Creative Commons CC-BY-NC-SA, qui introduit une logique avancée de réciprocité dans l’utilisation des contenus.

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Image par Free Grunge Texture. CC-BY. Source : Flickr.

L’idée est d’aller plus loin que le Copyleft en proposant un Copyfarleft (extrême-gauche d’auteur) visant à ce que seuls certains types d’acteurs puissent utiliser librement à des fins commerciales des ressources placées sous cette licence. Pour faire simple, seules les organisations structurées sous forme de coopératives pourraient le faire, tandis que les entreprises classiques employant des salariés devraient payer une redevance. Certains comme Silvère Mercier ont salué cette proposition en montrant qu’elle permettait d’adopter une approche complexe des usages marchands offrant notamment des synergies intéressantes avec la sphère de l’Economie Sociale et Solidaire. D’autres comme Michel Bauwens estiment que de telles licences basées sur l’idée de réciprocité sont nécessaires pour engager une évolution vers "une économie des Communs", rendue peu à peu autonome de l’économie capitaliste.

Mais la proposition de Dmitry Kleiner a aussi soulevé un certain nombre de critiques. Très marquée idéologiquement à gauche, la Peer Production Licence a une approche rigide de la "réciprocité". Elle fonctionne en effet uniquement sur une base "organique" en prenant en compte la nature des organisations pour leur donner ou leur fermer le droit d’utiliser une ressource à des fins commerciales. Cette approche peut être considérée comme réductrice, dans la mesure où des entreprises n’ayant pas le statut de coopératives peuvent très bien "contribuer à des biens communs", en participant à leur développement. On cite souvent en la matière l’exemple d’une firme comme IBM qui utilise les logiciels comme Linux au coeur de sa stratégie et qui est devenu au fil du temps un contributeur important aux logiciels libres. Et inversement, rien ne garantie absolument que des coopératives mettront en partage leurs productions en sortant de la logique classique de la réservation des droits par la propriété intellectuelle.

Dans ces conditions, certains estiment nécessaire d’adopter une conception plus souple de la "réciprocité" en remodelant la licence pour la faire fonctionner sur une base "fonctionnelle" et pas uniquement "organique". Il s’agirait alors de prendre en compte le but poursuivi par les acteurs plutôt que leur nature. Dans la mesure où une organisation "contribue aux communs", elle aurait droit à une utilisation gratuite des ressources, y compris à des fins commerciales. Mais sans cette contribution, l’usage de la ressource deviendrait payant, afin d’éviter les comportements de passagers clandestins.

Moins rigide, cette approche "fonctionnelle" aboutit néanmoins à une difficulté importante, car il devient alors nécessaire de déterminer ce qui constitue une "contribution aux communs" et d’évaluer le niveau de contribution, pour faire en sorte que ceux qui contribuent beaucoup soient davantage favorisés que ceux qui contribuent peu. Or comment une telle évaluation des contributions peut-elle être mise en place équitablement ?

C’est sur la base de telles prémices que Miguel Said Viera & Primavera de Filipi ont fait dans la revue en ligne "Journal of Peer Production" une nouvelle proposition de Commons Reciprocity Licence, qui se propose de dépasser les limites de la Peer Production Licence pour embrasser une logique "fonctionnelle". Et pour évaluer les niveaux de contributions aux communs, ces deux auteurs émettent l’idée originale de coupler cette licence à une nouvelle crypto-monnaie, ("Peer-Currency" ou monnaie entre Pairs), semblable à une sorte de BitCoin, mais qui viendrait récompenser et évaluer la contribution aux communs en donnant en retour un droit d’usage commercial des ressources.

Je propose ci-dessous une traduction intégrale de cet article (hormis les notes) afin de mieux faire connaître cette idée dans l’aire francophone (NB : les articles du Journal of Peer Production sont tous versés dans le domaine public, ce qui me permet de procéder à cette traduction librement). Je reporte à un prochain billet le commentaire de cette nouvelle proposition, sachant qu’elle me paraît intéressante sur certains points, mais aussi potentiellement négative sur d’autres, notamment dans la mesure où il réintroduit une logique monétaire dans une sphère d’activités dont la spécificité était justement de se situer jusqu’à présent en dehors du marché et de la "calculabilité" qu’il implique.

Entre le Copyleft et le Copyfarleft : une réciprocité avancée pour les Communs

Introduction

Les débats sur les licences abondent au sujet de la « Culture libre » dans les discussions académiques, mais nous pensons que la plupart souffrent de l’un des deux problèmes suivants. Premièrement, ils se réduisent souvent à une approche juridique purement technique. Ce type d’approche est important et nécessaire pour améliorer les licences, mais il n’est pas suffisant pour prendre en compte leurs impacts sociaux et leurs implications. Deuxièmement, ils adoptent souvent une approche binaire et excessivement antagoniste, en particulier à propos des usages commerciaux. Cette question est au coeur de discussions importantes à propos des licences, mais qui aboutissent fréquemment à une impasse en raison de leur caractère polarisé sans qu’il soit possible d’approfondir le sujet et de coordonner nos efforts pour améliorer notre connaissance des Communs.

Les licences Copyfarleft (« extrême gauche d’auteur ») constituent une proposition concrète liée à ce débat sur les usages commerciaux. Elles suggèrent une manière d’améliorer la formulation des clauses « non-commerciales », pour les rendre plus effectives en réduisant leurs impacts sociaux négatifs, comme le fait d’employer du travail salarié pour construire des Communs. Nous pensons qu’il s’agit d’une contribution intéressante qui évite la plupart des problèmes évoqués ci-dessus, mais qui présente des désavantages potentiels. Cet article en dresse le tableau (tout en soulignant certains des mérites de ce modèle) et propose une alternative ou une approche complémentaire essayant de résoudre certains de ces problèmes.

Du copyleft au copyfarleft (« extrême-gauche d’auteur »)

Les licences employées dans le champ de la Culture libre ont comme plus ancien prédécesseur la GPL (GNU General Public Licence), une licence de logiciel libre qui ne fait pas de distinction entre les usages commerciaux et non-commerciaux. Cette distinction apparut pour la première fois dans certaines licences Creative Commons, avec l’introduction de la clause non-commerciale qui ne permet les usages sans autorisation que pour l’exploitation non-commerciale. Alors que ces licences sont largement utilisées, un débat important a eu lieu pour déterminer ce que constitue exactement un usage commercial et si cette clause non-commerciale est compatible avec la notion de « biens communs de la connaissance ».

Le modèle de licence « copyfarleft » proposé par Dmitry Kleiner comporte des restrictions « non-commerciales » comparables par rapport au modèle du copyleft, mais ajoute des conditions additionnelles quant aux usages autorisés selon les termes de la licence. De manière plus précise, alors que tous les usages non-commerciaux sont autorisés (et sous les restrictions imposées par la clause de partage à l’identique), le modèle du copyfarleft introduit une distinction etnre les usages commerciaux effectués par des collectifs, des coopératives ou tout autre institution dont les profits sont redistribués (équitablement) entre tous les travailleurs, et ceux effectués par des entités commerciales ou des entreprises dont l’activité est basée exclusivement sur l’exploitation du travail salarié. Alors que le premier type d’exploitation commerciale est autorisé selon les termes de la licence copyfarleft (à l’inverse de ce qui se passe habituellement avec une licence non-commerciale), le second type reste interdit, mais peut toujours être négocié en dehors du champ d’application de la licence.

Ce modèle de licence constitue un entre-deux entre une licence copyleft standard (comme la Creative Commons CC-BY-SA) et une licence copyleft non-commerciale (comme la CC-BY-NC-SA). La raison d’être de cette proposition réside dans le fait que, d’une part, une licence copyleft standard autorisent les entités commerciales à exploiter et à tirer profit du travail employé pour construire des Communs, sans avoir à leur rendre en retour – un point que Kleiner identifie comme hautement problématique, en particulier en dehors de la sphère de la programmation informatique – et d’autre part, une licence non-commerciale empêche même des producteurs organisés selon la logique des Communs (comme la plupart des entreprises dont la propriété appartient aux travailleurs) d’exploiter commercialement une œuvre (et comme Kleiner le fait remarquer, c’est complètement contre-productif au regard du potentiel de transformation sociale de ces licences).

A. Avantages

En comblant un vide entre le copyleft classique et les régimes de copyleft non-commercial, le modèle du copyfarleft autorise certaines exploitations commerciales des œuvres placées sous licence qui peuvent aider à soutenir les créateurs et favoriser l’émergence d’un « écosystème » décentralisé de producteurs auto-organisés de Communs propriétaires de leurs moyens de production. Dans le même temps, le modèle du copyfarleft interdit à des entités commerciales fonctionnant grâce à l’exploitation de travail salarié de se comporter comme des passagers clandestins. Ainsi, le modèle ne se focalise pas sur l’usage commercial en lui-même : tout comme dans le domaine du logiciel libre, il considère le commerce comme un élément important pour la viabilité à long terme de la production des Communs. Ce qu’il vise à empêcher, c’est l’exploitation du travail salarié par ceux qui possèdent le capital et les moyens de production. En effet, cette concentration de la propriété est considérée par Kleiner comme un des piliers de l’inégalité fondamentale caractérisant le capitalisme existant : « Là où la propriété est toute-puissante, les propriétaires de biens rares peuvent faire obstacle à la vie en faisant obstacle à l’accession à la propriété, ou s’ils ne peuvent empêcher la vie elle-même, ils peuvent faire travailler les vivants comme des esclaves en ne les payant pas au-delà de ce qui permet la reconstitution de leur force de travail ».

Ce modèle constitue pour nous une alternative intéressante à l’impasse à laquelle le débat sur le commercial et le non-commercial mène trop souvent. Il accroît également les opportunités pour les travailleurs de subsister en s’auto-organisant, en les rendant moins dépendants du travail salarié proposé par des entités commerciales et en réduisant d’autant la capacité de ces corporations d’interférer dans ou d’influencer la production de Communs. Pourtant, ce modèle du copyfarleft n’est as dénué de tout désavantage, dont certains vont être analysés ci-dessous.

B. Désavantages

Cette partie va explorer le lien entre la (dé)marchandisation et les licences copyfarleft, en analysant certaines des critiques dont elles ont fait l’objet comme : le risque de fragiliser les Communs à cause de l’exclusion arbitraire des entités commerciales, le fait que les projets existant de production de Communs ayant réussi ne présentent pas ce type de critère d’exclusion, et enfin, l’attention excessive accordée à la question de la propriété au détriment des conditions de production.

1. Rhodes, Bauwens

Stan Rhodes, à l’origine du Peer Trust Network Project, adresse deux critiques principales au copyfarleft. La première constitue à ses yeux une opposition de principe : le copyfarleft exclue certains usages par des entreprises de biens qui sont par définition non-rivaux. Pour Rhodes, cela doit être mis en regard avec le copyleft, qui vise à restaurer et à maintenir la non-rivalité pour toutes les œuvres. En d’autres termes, la clause copyleft est là pour garantir que tout ce qui est issu des Commons est et restera libre d’usage. Sa seconde critique du copyfarleft se place sur le terrain de l’adoption en pratique : la barrière d’entrée impliquée par le copyleft est basse pour tous les usages et les utilisateurs de la ressource, alors que la barrière d’entrée posée par le copyfarleft est basse pour certains et élevée pour d’autres. Cette différence fait que le copyleft est généralement préférable, en particulier pour des artistes qui ne peuvent pas exclure la possibilité que des entreprises les paient dans le futur.

Alors que le copyleft leur garantit un accès libre aux œuvres et à leurs dérivés, quel que soit l’usage, ce n’est pas le cas du copyfarleft. Dès lors, indépendamment des considérations politiques, il semble constituer une voie plus sûre. Rhodes généralise la critique adressée au copyfarleft sur la base de ces deux difficultés à tous les régimes excluant n’importe quelle entité de l’usage d’un bien non-rival , quelles que soient les raisons justifiant cette exclusion. Michel Bauwens, le fondateur de la Peer-to-Peer Foundation, partage ces inquiétudes. Cependant, la critique par Bauwens des positions de Kleiner est assez paradoxale : alors qu’il rejette la perspective radicalement anti-capitaliste du modèle de licence proposé par Kleiner, Bauwens soutient la Peer Production Licence, en affirmant que le modèle du copfarleft constitue un instrument utile pour faire progresser la création entre pairs de Communs en tant que nouveau mode de production.

2. Toner

Bien qu’appréciant l’esprit du passage du « non-commercial » à une clause de « non-aliénation », Alan Toner, chercheur dans le champ de la propriété intellectuelle et des communications, exprime de sérieux doutes sur l’applicabilité de cette clause en pratique. Il est déjà difficile d’établir quand une exploitation particulière doit être regardée comme commerciale ou non-commerciale et il pourra s’avérer encore plus difficile de déterminer quand un acteur ou une institution donnée est coupable d’exploiter du travail salarié. De surcroît, Toner considère que l’approche de Kleiner commence par articuler un projet idéologique avant de construire les outils qui le rendraient possible. Bien qu’il admette que les deux constituent des aspects importants (et inséparables) des luttes politiques concernant l’accès à la connaissance, il relève également que les initiatives les plus importantes du copyleft (comme GNU/Linux ou Wikipedia, etc) ont suivi une voie opposée, en accordant la priorité à la création de « ressources économiques fonctionnelles pour leurs utilisateurs », tout en « limitant la dimension politique à ce qui est pertinent pour ce champ d’activités ». Pour cette raison, Toner pense que le mouvement du copyfarleft, au-delà de son lancement initial, pourrait être incapable de mobiliser suffisamment de personnes pour devenir effectif.

3. Meretz

Stefan Meretz, un militant allemand des Communs lié au groupe Oekonux, a écrit une critique étoffée de l’approche de Kleiner qui mérite d’être prise en compte. Elle constitue une contrepartie intéressante aux critiques de Rhodes et de Toner, dans la mesure où elle émane d’un côté opposé du spectre des opinions. Kleiner considère la propriété – au sens de propriété privée – comme une forme de vol, dans la mesure où les propriétaires peuvent extraire une rente à partir du travail salarié des travailleurs dénués de propriété. Il affirme que la rente ne devrait pouvoir être extraite que par des travailleurs, utilisant leur propre travail pour le bénéfice de leur communauté. Le fruit d’un tel travail peut être utilisé par d’autres travailleurs qui appartiennent aux-mêmes aux Communs, mais pas par des propriétaires utilisant du travail salarié. Ainsi Kleiner critique l’approche du copyleft en ce qu’elle ne se préoccupe pas de la « propriété », mais régule seulement « l’usage » de la propriété. Le copyfarleft essaie d’effectuer un pas de plus, en encourageant un changement dans la structure de la propriété. Un tel objectif est atteint en créant une distinction entre une économie basée sur Communs (plus précisément, une économie basée sur la propriété collective, qui est autorisée à exploiter commercialement les Communs) et une autre basée sur le travail salarié (à qui il est interdit de le faire).

Stefan Meretz critique la « radicalisation » du modèle du copyleft proposée par Kleiner comme simpliste et globalement incorrecte, car basée sur des catégories introduites à  l’origine par David Ricardo qui, selon Meretz, ont été supplantées par l’analyse de Marx. La critique principale émise par Meretz est que Kleiner se focalise trop sur les aspects de la propriété (en particulier des moyens de production) et de la circulation, tout en considérant la production elle-même comme une sphère neutre. En effet, sa critique de la propriété comme un « vol » se réfère seulement à la rente extraite par les compagnies commerciales exploitant le travail salarié, mais pas à la vente de marchandises sur le marché.

Pour Meretz, la réappropriation des moyens de production est, bien entendu, une étape nécessaire pour promouvoir une répartition plus équitable des richesses. Pourtant, elle ne pourra advenir qu’en transformant la société à un point qui implique aussi un changement dans le mode de production, pour aller au-delà de la logique d’exploitation et d’échange. Sans cette transformation additionnelle, les coopératives possédées par les travailleurs auront tendance à succomber à des pressions externes et finiront par se comporter de manière similaire à des entreprises employant du travail salarié.

Pour finir, une autre limite que nous identifions dans le modèle du copyfarleft réside dans le fait que tandis qu’il s’efforce de traiter le problème de l’inégalité entre les corporations et les entités appropriées par les travailleurs (en améliorant l’auto-organisation de celles-ci), il ne prend pas en compte une question importante : le fait que beaucoup de ces entités utilisant les productions des Communs pourraient ne pas contribuer à ces Communs, même si elles sont capables de le faire. C’est un aspect important du développement et de la durabilité à long terme des Communs, que nous allons essayer d’aborder plus particulièrement dans notre proposition qui vise à prolonger ou améliorer le modèle du copyfarleft proposé par Dmytri Kleiner.

II. Une approche complémentaire / alternative : la Commons Reciprocity License

Cette section propose une tentative de modèle de licences basées sur les communs qui restreint l’usage commercial en fonction du degré auquel l’utilisateur a contribué à la ressource commune.

Nous fournissons ici l’esquisse d’une nouvelle licence – la Commons Reciprocity Licence – comme une alternative, ou peut-être une approche complémentaire à la Peer Production Licence de Kleiner. D’un côté, elle peut être considérée comme une approche alternative, dans la mesure où elle aborde un aspect différent du problème : au lieu d’exclure tous les acteurs qui ne font pas partie des Communs, elle a pour but de de fournir des moyens de générer de la réciprocité en redirigeant aussi la production vers la sphère des Communs. D’un autre côté, il peut également s’agir d’une approche complémentaire, parce ce que la « clause de réciprocité » peut être utilisée comme une variation de la licence de Kleiner – par exemple en la combinant avec la restriction portant sur les usagers utilisant du travail salarié.

En effet, la licence que nous esquissons ici vise à remplir un objectif similaire à la Peer Production Licence – c’est-à-dire éviter que les corporations commerciales tirent avantage de manière non-équitable des Communs – sans toutefois exclure ces entités de l’opportunité d’utiliser et de réutiliser librement ces Communs. Fondamentalement, la Commons Reciprocity Licence peut être considérée comme une variante de la Creative Commons CC-BY-NC-SA, comportant cependant une clause additionnelle – la « clause de réciprocité » – dont le but est d’empêcher l’exploitation commerciale des Communs par des personnes n’y contribuant pas. La clause de « réciprocité » met en œuvre à cette fin une condition aux termes de laquelle seul ceux qui contribuent aux Communs sont autorisés à les exploiter commercialement – mais seulement dans une mesure similaire ou équivalente (c’est-à-dire qu’ils ne peuvent prendre seulement autant qu’ils ont donné aux Communs). En d’autres termes, les œuvres publiées sous cette licence resteront librement disponibles pour tous pour l’usage non-commercial, alors que l’exploitation commerciale serait seulement autorisée pour ceux qui ont (déjà) contribué à la ressource commune – et proportionnellement à leurs contributions. Dans le cas contraire, les dispositions standards du droit d’auteur s’appliquent : l’exploitation commerciale ne peut avoir lieu régulièrement qu’après une autorisation préalable accordée par le titulaire des droits, et soumis (le cas échéant) au paiement d’une redevance.

Il faut noter cependant que mesurer le niveau de contributions effectuées par chacun aux Communs sera une tâche difficile. Nous suggérons pour résoudre ce problème par l’introduction d’une forme de « monnaie entre pairs » (peer-currency) : un système de jetons qui déterminerait à quel niveau chaque utilisateur a contribué aux Communs. Les usages commerciaux pourraient être effectués à la fois en « dépensant » ces jetons ou en les transférant au créateur de la ressource utilisée commercialement. L’avantage de la première option serait que la monnaie entre pairs – une fois utilisée – n’existerait plus (évitant le risque de thésaurisation, spéculation, etc). Avec la seconde option, la monnaie entre pairs serait transférée au créateur – permettant ainsi une forme de reconnaissance et de « partage des bénéfices ». Dans la mesure où nous ne sommes pas sûr de l’option la plus appropriée pour ce type de licence, nous envisageons les deux possibilités dans la suite de la discussion.

A. Avantages

L’idée principale est d’éviter un schisme complet entre les Communs et les acteurs commerciaux utilisant du travail salarié (à travers un pseudo-système monétaire permettant à ces acteurs d’utiliser la ressource sans supporter l’incertitude et les coûts d’une négociation discrétionnaire et individuelle en vue d’obtenir une licence) tout en s’efforçant d’aboutir à des relations plus équitables entre eux (en exigeant de ces acteurs particuliers qu’ils contribuent aux Communs afin de pouvoir les utiliser).

En vertu de ce modèle, l’équité peut être améliorée sans exclure les corporations commerciales de la possibilité de contribuer aux Communs autrement qu’en versant de l’argent, tout en continuant à permettre aux utilisateurs non-commerciaux ou défavorisés de bénéficier des Communs indépendamment de leur capacité initiale de contribuer. Dans cette optique, la clause non-commerciale est importante, parce que sans elle, le modèle ne serait pas différent d’une société de gestion collective (comme l’ASCAP ou la SACEM) utilisant une monnaie entre pairs au lieu de l’argent réel.

Cette approche est globalement compatible avec les principes sous-jacents de « l’économie du don » qui caractérisent beaucoup d’initiatives de « production sociale » ou de « production de Communs entre pairs », dans le sens où elle autorise les auteurs à contribuer aux communs en s’attendant à une certaine réciprocité, tout en fournissant néanmoins un moyen d’éviter les comportements de passagers clandestins de la part des acteurs commerciaux qui ne contribuent pas eux-mêmes aux communs.

Il est intéressant de noter que la « clause de réciprocité » introduit en réalité une attente de « réciprocité anticipée » – qui s’oppose au concept plus traditionnel de « réciprocité reportée »- car chaque entité doit contribuer au préalable en vue d’obtenir des jetons et pouvoir faire ainsi un usage commercial des communs. En effet, à l’inverse de la clause copyleft, qui introduit une obligation ex-post de contribuer aux communs, un système basé sur une « monnaie entre pairs » constitue essentiellement une protection ex-ante contre les passagers clandestins. D’autre part, la réciprocité est toujours reportée en ce qui concerne les utilisateurs non-commerciaux : lorsqu’ils contribuent aux communs, ils savent que de grandes compagnies comme Google ou Facebook seront seulement capables d’utiliser leurs œuvres dans la mesure où elles contribuent en retour aux communs – à la fois en produisant et en contribuant aux communs afin d’obtenir des crédits ou en payant des redevances.

Au final, en créant un « espace alternatif d’échanges » entre les communs, cette approche à l’avantage de réduire la dépendance des individus aux mécanismes du marché et peut potentiellement contribuer à dé-marchandiser les biens culturels. En effet, dans la mesure où les individus ne sont plus obligés de vendre leur travail afin d’acheter des biens culturels, ils sont en mesure de décider plus librement d’entrer ou non dans le système du marché.

B. Inconvénients

Le modèle de licences que nous esquissons n’est pas exempt de problèmes potentiels. L’un des plus importants réside dans la détermination du « taux de change » entre les différents types d’oeuvres. En d’autres termes, comment pouvons-nous mesurer des contributions individuelles (dans différents domaines) par le biais de jetons ? Combien de jetons seraient alloués à un utilisateur qui aurait contribué en versant dans les communs une image, une vidéo ou un texte ? Les œuvres dérivées ou les simples améliorations devraient-elles être récompensées par moins de jetons ? Est-ce que le système devra prendre en compte une mesure de la qualité ou du mérite artistique de ces œuvres ? Et si oui, qui sera compétent pour effectuer cette forme d’évaluation ?

Bien que ces questions complexes doivent être prises en considération, nous croyons qu’un certain degré d’arbitraire est nécessaire au départ pour qu’un tel système puisse être mis en place. Les règles de conduite à suivre dans l’attribution des jetons pourraient être progressivement affinées par la communauté, pour établir un degré raisonnable d’équité et de justice dans le système, éviter la spéculation des jetons envisagés, et éventuellement, de réduire les incitations à « fausser les règles du jeu », par exemple avec des contributions superficielles aux communs utilisées comme une stratégie pour obtenir un droit d’utilisation commerciale des œuvres.

III. Conclusions: vers une économie des Communs

L’analyse en profondeur de la production de communs entre pairs conduite par Yochai Benkler a montré qu’il est possible de produire avec succès de vastes projets en rassemblant les contributions d’une large communauté d’individus participant volontairement – sans motivation pécuniaire explicite – et se coordonnant par eux-mêmes librement – sans s’appuyer sur les formes traditionnelles d’organisation hiérarchique. Cette vision est proche de la description faite par Michel Bauwens d’une économie Peer-to-Peer basée sur des processus bottom-up et des acteurs en réseau s’engageant librement dans tâches de production de communs, sans coercition externe ou confrontation.

D’abord déployée dans le champ du logiciel, avec l’émergence du mouvement du logiciel libre et de l’Open Source, puis transposée dans le champ des activités artistiques et intellectuelles avec l’avènement du mouvement de la Culture libre et de l’Open Content, l’approche Copyleft du droit d’auteur  a encouragé la production d’un large ensemble de ressources constituées en biens communs. Cela a encouragé, et dans une large mesure entretenu, le développement d’un modèle alternatif de production socio-économique orienté vers la coopération, la collaboration et la participation au bien commun plutôt que vers l’accumulation du capital et la maximisation des profits.

Construite sur les principes sous-jacents du copyleft – dont on peut dire que le but ultime est d’empêcher la marchandisation des communs – l’approche du copyfarleft constitue une tentative pour renforcer les communs en encourageant le passage d’une économie basée entièrement sur les mécanismes du marché (gouvernée par des corporations commerciales) à une économie basée sur les communs (reposant sur l’auto-organisation des travailleurs et la mise en place de règles par les communautés).

Bien qu’elle présente des avantages intéressants en terme de soutien aux acteurs de l’économie des communs, tout en réduisant pour les entités commerciales les possibilités de se comporter en passager clandestin, la Peer Production Licence de Kleiner a toutefois le désavantage important d’exclure les entités commerciales de la possibilité de contribuer aux communs d’une manière plus directe qu’en payant des redevances.

La Commons Reciprocity Licence esquissée dans cet article essaie d’atteindre des résultats similaires à la licence envisagée par Kleiner, bien qu’elle envisage le problème d’une manière moins drastique : elle n’exclut pas arbitrairement les entités commerciales selon leur modèle de production (en opposant l’emploi de travail salarié au modèle des coopératives) mais seulement en fonction du fait qu’elles aient ou non consacré des ressources aux communs. En tant que telle, elle peut être regardée comme une approche transitoire – dont le but est de protéger les communs de la marchandisation, sans les isoler du reste de la structure existante de production – jusqu’au moment où les communs joueront un rôle assez important dans la société que le schéma du copyfarleft proposé par Dmytri Kleiner pourra effectivement être embrassé par une masse critique d’utilisateurs nécessaire pour surpasser le modèle capitaliste de production.


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"Street Pianos" : les instruments du paradoxe ou les usages collectifs de la culture en question

mercredi 25 juin 2014 à 09:17

C’est aujourd’hui que la troisième édition de l’opération "Play Me, I’m Yours" sera officiellement lancée à Paris. Créé par l’artiste anglais Luke Jerram, ce projet consiste à disséminer des pianos en libre accès dans des lieux publics passants des grandes villes du monde, afin que chacun puisse venir en jouer. Initié en 2007, le projet a rencontré un impressionnant succès au niveau mondial, avec plus de 4 millions de personnes touchées par ce type d’évènements, par le biais de 1300 pianos installés dans 47 métropoles ! Cette année, 50 pianos décorés par des artistes plasticiens seront installés dans Paris pendant deux semaines au cours desquelles 40 micro-concerts seront organisés avec des artistes amateurs ou professionnels. A l’occasion du lancement parisien, Rue89 signale sur son site un webdoc "Des pianos dans Paris" suivant cinq de ces instruments utilisés lors de l’édition 2013 de "Play Me, I’m Yours". Il permet de se rendre compte de la grande diversité des usages que font naître ces "pianos de rue" en libre accès.

piano

Piano beside the quai. Par eutouring. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Depuis longtemps sur ce blog, je m’intéresse à la question des usages collectifs de la culture, auxquels je suis sans doute sensibilisé par mon métier de bibliothécaire, et dont les "street pianos" offrent un exemple fascinant. Quiconque est déjà passé dans une gare recelant un de ces pianos a pu constater les phénomènes très particuliers que provoque l’irruption d’un tel objet dans des espaces publics par ailleurs de plus en plus défigurés par la logique de la consommation marchande. La vidéo suivante "24 heures dans la vie d’un piano de gare" est assez jubilatoire de ce point de vue :

Mais les pianos de rue ont toujours été aussi pour moi des objets de méditation juridique, qui me laissent assez dubitatif sur l’ambiguïté du statut de la culture dans nos sociétés. Car bon nombre des usages qu’ils permettent sont tout bonnement illégaux, si l’on prend à la lettre la loi sur le droit d’auteur. Dans la vidéo ci-dessus, vous verrez par exemple au début un pianiste jouant le morceau "Hit The Road, Jack" accompagné au chant par une passante, tous deux écoutés par une petit groupe de badauds. Ce morceau est encore protégé par le droit d’auteur et il en sera encore ainsi pour des décennies, son compositeur – Percy Mayfield – étant décédé en 1984 seulement. Il en résulte que l’interprétation de cet air en public constitue du point de vue juridique un acte de "représentation" soumis théoriquement à l’autorisation préalable des titulaires de droits.

D’après le site du Ministère de la Culture, la définition juridique de la représentation et la suivante, et en la lisant vous verrez qu’elle ne fait intervenir à aucun moment la question de la gratuité de la diffusion de l’oeuvre :

Le droit de représentation consiste dans la communication de l’œuvre au public par un procédé quelconque (CPI, art. L. 122-2), notamment par récitation publique, exécution lyrique, représentation dramatique, présentation publique, télédiffusion (diffusion par tout procédé de télécommunication de sons, d’images, de documents, de données et de messages de toute nature), projection publique et transmission dans un lieu public de l’œuvre télédiffusée et mise à la disposition à la demande sur les réseaux numériques.

Il en résulte une situation paradoxale : à moins de jouer des oeuvres du domaine public, sous licence libre ou de leur propre composition, les personnes utilisant les "street pianos" commettent en réalité des actes de contrefaçon, passibles dans notre loi de 3 ans de prison et 300 000 euros d’amendes, soit des peines plus lourdes que celles réprimant la profanation de cimetières

Ce paradoxe est le même que celui que j’avais relevé à propos de la Fête de la Musique, à laquelle j’avais consacré un billet en 2011 pour rappeler qu’elle n’existe qu’en vertu d’une tolérance très limitée octroyée par la SACEM. Simple exception confirmant la règle, la Fête de la Musique apporte la preuve chaque année que la liberté de jouer de la musique en public sans but commercial n’existe tout simplement pas :

[...] vous avez le droit de pousser la chansonnette chez vous sous la douche (mais tout juste… c’est seulement en vertu de l’exception de représentation dans le cadre du cercle de famille), mais vous ne pouvez pas légalement fredonner le même refrain dans la rue, du moment que votre entourage peut profiter de vos vocalises.

Vous pensez que j’élucubre ? Pas le moins du monde ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle vous devez théoriquement payer des droits d’auteur si vous utilisez une oeuvre protégée comme sonnerie de téléphone portable : les quelques notes que vous infligez à votre entourage sont considérées comme une exécution publique de la musique ouvrant droit à rémunération !

Il existe en effet en France une licence légale pour la diffusion publique de musique enregistrée, mais si elle s’applique à la sonorisation des espaces publics ou à la radiodiffusion, ce n’est pas le cas pour la musique vivante et l’organisation de spectacles. Dès lors, les représentations de rue de la fête de la musique devraient donner lieu à des demandes d’autorisation d’utilisation publique des oeuvres auprès de la SACEM et au paiement d’une redevance, y compris quand les représentations se font à titre gratuit…

Le jour de la fête de la musique, la SACEM en tant que partenaire de l’évènement a choisi gracieusement de suspendre ce mécanisme et de laisser faire, pour les représentations au cours desquelles les artistes ne sont pas rémunérés.

Pour "Play Me, I’M Yours", la SACEM est également partenaire de l’évènement, ce qui me laisse penser qu’une tolérance du même ordre doit s’appliquer (voir la description de cette vidéo).

Certes me direz-vous sans doute, la rigidité de la loi n’empêche pas d’exister des espaces de tolérance comme la Fête de la musique ou l’opération "Play Me, I’M Yours", mais n’y a-t-il pas quelque chose de profondément gênant à ce que la loi condamne – très lourdement – des usages acceptés et légitimes ? Chaque fois que je vois un "piano de rue", je pense très fort à l’article 27 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme :

Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.

Le problème posé par les pianos de rue illustre celui qui frappe les usages collectifs de la culture de manière générale. A l’origine, le droit d’auteur était essentiellement une régulation économique conférant un monopole temporaire d’exploitation à certains intermédiaires comme les éditeurs et organisant les rapports des auteurs avec eux. Il n’avait pas vocation à réguler les usages sociaux de la culture. En 1847, la SACEM est née suite à un incident survenu dans un café parisien, lorsque trois auteurs-compositeurs refusèrent de payer leurs consommations pour protester contre le fait que l’établissement ne versait rien pour l’usage des morceaux. Il s’agissait bien de diffusion en public de la musique, mais dans un cadre commercial. Aujourd’hui selon les critères mis en oeuvre par la SACEM pour l’organisation des spectacles, la distinction entre usage commercial et usage non-commercial ne joue pas. Si l’évènement ne génère pas de recettes, c’est le montant des dépenses qui servira d’assiette au calcul de la rémunération.

De tout ceci, il résulte cette situation gênante que les usages collectifs de la musique demeurent par définition des usages "pirates", n’existant qu’en vertu de tolérances révocables. Et de ce point de vue, tous les usages collectifs de la Culture ne sont pas à égalité. Dans le domaine du livre par exemple, il existe un autre type d’usages qui me fascine depuis longtemps et qui gagne à être mis en relation avec les pianos de rue. C’est celui des "petites bibliothèques de rues" (Little Free Libraries) : petites boîtes en bois que les habitants de certaines villes dans le monde plantent devant leurs maisons et remplissent de livres papier pour que les passants puissent se servir, à charge pour eux de déposer des livres en retour de temps en temps. Lorsqu’elles existent en nombre suffisant dans une ville, ces simples boîtes établissent un réseau informel de partage de livres en milieu urbain.

LittleLibrary. Par PADWN. CC-BY. Source : Flickr.

Or comme j’avais essayé de le montrer dans ce billet, cet usage des livres physiques n’est nullement couvert par le droit d’auteur. Il ne constitue pas un "prêt public" de livres, mais s’apparente plutôt à de l’abandon de livres par leurs propriétaires (Book Crossing). Entre alors en jeu ce que l’on appelle "l’épuisement du droit d’auteur" : un mécanisme en vertu duquel les titulaires de droits ne peuvent interdire certains usages des supports physiques d’oeuvres – comme le prêt privé, le don ou la revente – une fois la première vente effectuée.

Du coup, cet usage collectif des livres est tout à fait conforme à la loi, mais il en va différemment si vous décidez de lire à haute voix un livre devant un public, même à titre gratuit. Comme avec les "street pianos", on est ici confronté à une "représentation" en public de l’oeuvre, soumise au contrôle des titulaires du droit d’auteur. Les "Heures du conte" en bibliothèque, séance de lecture collective d’ouvrages aux enfants, n’existent ainsi que sur la base d’une tolérance fragile, qui a déjà été remise en question en Belgique et à propos desquelles nous avons eu une alerte en France en début d’année. D’autres formes d’usages collectifs de la culture, comme les usages pédagogiques, qu’il s’agisse de musique ou de livres, sont eux aussi dans une situation complexe : couverts théoriquement par une exception au droit d’auteur, ils posent en pratique de nombreuses difficultés d’application et ils impliquent une rémunération versée par les Ministères concernés à des sociétés de gestion collective.

Existerait-il une manière de sortir de ce paradoxe et de donner une meilleure assise à ces usages collectifs de la culture ? Ce serait possible par exemple en élargissant l’exception au droit d’auteur qui existe déjà pour les usages effectués "dans le cercle de famille", en la transformant pour couvrir tous les usages publics accomplis dans un cadre non-commercial. C’est ce que propose par exemple les Éléments pour la réforme du droit d’auteur de la Quadrature du Net, dans leur point intitulé "Liberté pour les usages collectifs non-marchands" :

Représentation sans finalité commerciale d’œuvres protégées dans des lieux accessibles au public : création d’une exception sans compensation, en transformant l’exception de représentation gratuite dans le cercle familial en une exception de représentation en public, hors-cadre commercial.

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"Play Me, I’M Yours" représente déjà une forme d’organisation poussée des usages collectifs, mais ceux-ci peuvent être beaucoup plus informels et "invisibles" dans l’espace urbain, où les usages marchands de la culture prédominent graduellement. Wikipédia explique ainsi que le premier piano de rue était à l’origine un instrument abandonné par ses propriétaires dans une rue de la ville de Sheffield en Angleterre, faute de place pour le stocker. Comme les livres abandonnés, c’était donc devenu une sorte de "déchet", une res nullius sans maître, qui est pourtant devenu très populaire dans le quartier et a fédéré une communauté autour de lui.

Le tout premier Street Piano de Sheffield, dont l’image est sur Wikipédia (Par pmberry. Domaine public).

Les usages collectifs actuellement sont aussi quelque part une sorte de "déchet juridique". La loi n’est plus conçue pour eux : elles les dissout dans l’illégal, avec la catégorie générale de la contrefaçon, ou ils subsistent de manière précaire dans les angles morts de la réglementation. Les usages collectifs sont généralement dévalorisés, car ils attestent que la culture reste un bien commun en dépit de son statut légal, comme l’explique le juriste David Bollier :

Les systèmes juridiques occidentaux tendent à ne reconnaître de droits qu’aux individus, et principalement en vue de protéger leurs droits de propriété privée, leurs libertés personnelles et leurs intérêts commerciaux. Il n’est pas étonnant que les communs restent invisibles et virtuellement impensables dans le droit occidental moderne !

C’est en ceci que les "street pianos" sont intéressants, car ils revalorisent et donnent à voir ces usages collectifs, par ailleurs si problématiques. Ils sont en réalité à la croisée des Communs de la Culture et des Communs urbains. La prochaine fois que vous verrez un piano de rue, ayez donc une pensée pour cette sphère des usages non-marchands dont ils constituent une facette et essayez d’imaginer ce que pourrait être une culture où ces usages ne seraient plus seulement "tolérés", mais au contraire pleinement reconnus et consacrés.


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