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Le contrecoup le plus négatif de la guerre au partage et son véritable objectif

samedi 8 mars 2014 à 12:27

Cette semaine, une information est parue sur Slate dans un article d’Andréa Fradin sur l’économie de la musique, qui n’est pas une bonne nouvelle pour ceux qui pensaient qu’Internet pourrait devenir un instrument de diversification culturelle. Une étude économique du marché de la musique tend en effet à montrer qu’Internet renforce le phénomène des "popstars" et la concentration de l’attention sur un tout petit nombre d’artistes : 1% seulement d’entre eux capteraient 77% des revenus du secteur.

music_0Andrea Fradin met ces statistiques à juste raison en relation avec le concept de "longue traîne" avancé par Chris Anderson en 2004, qui postulait à l’inverse qu’avec l’avènement d’Internet, la structure des marchés culturels allait être modifiée et que les ventes cumulées des oeuvres "de niche" pourraient dépasser celles des tubes produits par l’industrie de la musique.

Or la longue traîne n’est pas seulement un modèle économique ou une stratégie marketing. C’était l’une des promesses essentielles d’Internet, car la répartition de l’attention sur un plus grande nombre d’oeuvres est un facteur d’enrichissement culturel pour la société et de diversification pour les individus. Une manière de sortir de cette "culture de masse", caractéristique du développement des média au 20ème siècle. Or vous allez voir que cette question doit aussi être reliée à celle de la guerre au partage qui se déploie depuis plus de vingt ans pour dissuader les individus d’échanger des oeuvres entre eux de manière décentralisée. Et le principal objectif de cette répression était même peut-être d’empêcher l’avènement de cette longue traîne culturelle…

Promesse non tenue…

La promesse de la longue traîne qu’Internet nous a permis d’entrevoir, il y a quelques années, semble aujourd’hui s’éloigner. La concentration de l’attention repérée dans l’étude signalée sur Slate ne concerne pas uniquement le marché de la musique. Les statistiques ont également révélé un même phénomène en ce qui concerne le secteur du livre, où les best-sellers se taillent des parts toujours plus grandes des ventes, au détriment des titres plus confidentiels. On sait aussi qu’au niveau mondial, l’industrie du cinéma s’est structurée autour de la production de films à gros budgets : une artillerie lourde destinée à focaliser l’attention et qui ne peut réellement fonctionner que si ne se réalise pas la longue traîne.

Thierry Crouzet a consacré à ce phénomène d’appauvrissement graduel une série importante de billets depuis un mois, en essayant d’en tirer des conséquences sur l’évolution d’Internet :

Durant l’âge d’or, nous avons rêvé de plus de démocratie, puisque nous pouvions tous nous faire entendre. Et cela pour une raison simple : l’auditoire se répartissait entre tous, avec des gagnants et des perdants, mais un écart entre eux acceptable, et entre eux une belle gradation. La curiosité de l’auditoire était aux commandes et une créativité débordante tentait de la satisfaire.

C’est bien terminé. Les gagnants écrasent désormais non seulement les perdants mais aussi tous ceux qui ne sont pas superstars. La situation est même pire qu’avant l’ouverture du Net au grand public. Qu’est-ce qui a foiré ?

La réponse est simple. À l’origine, le Net était décentralisé. Google est depuis devenu le seul point d’accès de cette galaxie, déclenchant une bataille pour le référencement que seuls les géants peuvent se payer. Plus Google grossit, plus les petits sites perdent en visibilité relative. Alors ont émergé les grands réseaux sociaux, avec leur volonté d’avaler tout le Web et de nous enfermer dans des échanges statistiquement futiles. Résultat : le marché de la culture n’a cessé de se massifier, bien au-delà de ce que nous avait réservé la TV. Nous sommes devenus statistiquement, je répète volontairement, des consommateurs mimétiques.

Sans longue traîne, bienvenue dans la Matrice…

Ces réflexions rejoignent le sentiment de désenchantement qui frappe un grand nombre d’entre nous depuis un certain temps et qui a explosé depuis les révélations de l’affaire Snowden. Il est effectivement lié à la prise de conscience des effets désastreux de la re-centralisation d’Internet. La centralisation autour de quelques grands acteurs et plateformes permet d’un côté la surveillance de masse et un niveau de violation de notre intimité sans précédent dans l’histoire. Mais ce retournement d’Internet en "grille-pain fasciste" a un autre prix à payer en termes culturels : la mort de la longue traîne et la focalisation sur une culture de moins en moins riche et variée. Et Thierry Crouzet dit très bien également à terme le prix politique que nous risquons de payer :

C’est inquiétant parce qu’un manque de curiosité pour les idées et les arts de traverse, implique une normalisation de la pensée, donc de la politique. Nous risquons de ne plus avoir d’autre option que de basculer dans ses scénarios dangereusement absurdes, faute statistiquement d’un recul suffisant. D’autre part, face aux problèmes complexes auxquels se confronte le monde, nous risquons d’opposer des solutions caricaturales qui ne nous réservent rien de bon. C’est au moment où l’humanité à le plus besoin d’intelligence collective, au moment où elle se dote de l’outil pour la déployer à une échelle inégalée, qu’elle s’enferme dans quelques cavernes étouffantes.

Le design de la répression vise la décentralisation des échanges

Les causes du mouvement de centralisation d’Internet sont nombreuses et complexes, mais en ce qui concerne la culture, il est certain que la guerre au partage conduite depuis des années a eu une influence notable sur cette tendance à la concentration. En effet, les différentes lois répressives qui se sont mises d’abord en place pour lutter contre le partage de fichiers ont ciblé les formes d’échanges les plus décentralisées, comme le P2P, en laissant le champ libre aux formes centralisées comme le Direct Download ou le streaming. C’est le cas avec la loi Hadopi par exemple, mais aussi avec le système de riposte graduée qui s’est mis en place aux États-Unis. L’usage du protocole BitTorrent a fait l’objet des mêmes foudres répressives, comme l’illustre les multiples tentatives de blocage de The Pirate Bay en Europe. Le design même de la répression a été conçu pour cibler la décentralisation.

Le résultat de cette répression spécifiquement ciblée sur des formes décentralisées d’échanges a été double : favoriser l’émergence de "monstres", comme MegaUpload a pu l’être en son temps et conforter des acteurs bénéficiant d’une "zone grise légale" comme Youtube. Au final, le bilan de la loi Hadopi n’aura pas été de faire diminuer le piratage, ni d’augmenter la consommation des "offres légales", mais plutôt de faire migrer graduellement les pratiques vers des formes centralisées d’échanges.

La baisse du P2P s’est accompagné d’un report logique des usages sur les systèmes centralisés, puisqu’ils ne font pas l’objet d’une surveillance.

Or l’un des intérêts majeurs du partage des oeuvres d’une manière décentralisée est justement de modifier en profondeur le système de distribution, car il constitue une architecture ouverte surdéterminant le comportement des individus. Comme l’explique Lawrence Lessig avec son "Code Is Law", c’est du côté de l’architecture du code bien plus que dans la loi qu’il faut chercher les facteurs explicatifs des comportements en ligne. Même frappés d’opprobre légale, les systèmes d’échange en P2P avaient commencé à bouleverser la "hiérarchie culturelle" installée.

Une guerre au partage pour ne pas changer le Code

C’est d’ailleurs ce qui fait dire à Philippe Aigrain que la principale "valeur" à attendre de la légalisation du partage entre individus serait justement une répartition de l’attention sur un plus grand nombre d’oeuvres :

Pourquoi est-il important de pouvoir au moins connaître l’évolution d’un indicateur de valeur du non marchand ? Il s’agit de pouvoir contrer un phénomène qui ne cesse de s’amplifier : la guerre menée au partage non marchand au nom de son impact possible sur l’économie monétaire. Or si, jusqu’à présent, les études ont montré que cet impact était limité (par exemple pour l’impact du partage non marchand de fichiers sur les revenus des industries culturelles), il est très probable que le développement d’une immense sphère non marchande numérique va sérieusement secouer diverses bulles de l’économie monétaire actuelle. Le partage non marchand va limiter la capacité des industries culturelles à concentrer l’attention sur un petit nombre de titres, il va miner la valeur fictive associée aux prix de monopoles que les droits exclusifs rendent possibles pour les éditeurs des titres phare. And it’s fun. Mais pas pour tout le monde. Le solde économique global de la croissance du non marchand va dépendre de la capacité à contrer la force des services centralisés au profit de services décentralisés (multiplicité des prestataires et réinternalisation de certains activités chez les individus). Si la bataille de la décentralisation est menée avec succès, ses bénéfices économiques seront considérables, comme l’ont été ceux du Web dans la période 1995-2002. Ils pourront compenser tout ou partie de la destruction de valeur fictive par déflation des droits exclusifs. Cependant, même dans ce cas, la sortie du cadre marchand d’une part énorme des activités des individus va inévitablement se traduire par une guerre plus intense contre le non marchand.

Et c’est là que l’on comprend que l’objectif véritable de la guerre au partage n’est pas et n’a jamais été au fond la défense du droit d’auteur. Le but réel de la répression a été pour les industries culturelles de tout faire pour éviter que le "code" ne change en profondeur. Quand vous concentrez des moyens considérables pour produire les oeuvres extrêmement coûteuses que sont des blockbusters ou des tubes, vous devez supprimer le risque lié aux aléas de la rencontre avec les goûts du public. Et pour cela il faut garder entre vos mains la capacité à pouvoir "mettre en haut de l’affiche" tel ou tel titre. Si les individus peuvent vous déborder en organisant leur propre circuit horizontal de distribution, c’est le fondement même de votre pouvoir qui est mis en danger.

Une illustration de ce phénomène avait été apportée après la fermeture de MegaUpload, au début de l’année 2012. Une étude économique européenne avait en effet montré qu’une baisse de la fréquentation des films indépendants au cinéma avait été constatée après la disparition de la plateforme :

Comment est-ce possible ? Pour les auteurs de l’étude, la raison est évidente : les films indépendants disponibles sur MegaUpload étaient recommandés par les internautes, incitant ces derniers à les voir dans les salles obscures. MegaUpload s’est ainsi retrouvé un peu par hasard au centre d’un système de recommandation sociale, poussant les hésitants à acheter une place de cinéma.

MegaUpload n’était pas un système décentralisé, mais le système de recommandation sociale qui s’était constitué autour de lui en était un. Et cette horizontalité bien qu’imparfaite avait déjà permis de corriger la courbe de la consommation dans le sens de la longue traîne…

Il existe encore des "bulles" de longue traîne

L’effet est encore plus puissant lorsque le code même des plateformes est directement orienté pour privilégier les échanges horizontaux. C’est le cas par exemple dans les communautés privées de partage, qui se donnent des règles, à la fois techniques et sociales pour faire en sorte que certains types d’oeuvres soient plus échangées que d’autres. Benjamin Sonntag avait consacré un billet extrêmement intéressant aux principes de fonctionnement de ces communautés privées comme Mazik, Wagamama ou yaplusdepopcorn. Sur certaines d’entre elles, les utilisateurs instaurent entre eux la règle que les blockbusters sont interdits ou défavorisés. D’autres instaurent des principes techniques de fonctionnement comme le ratio, qui favorise la mise en partage d’oeuvres rares plutôt que celles qui sont déjà beaucoup partagées :

partage / ratio : Afin de garantir une bonne qualité d’accès aux contenus partagés, ces sites sont basés sur un système de quota : si vous téléchargez 1Go, il faudra partager au moins 0.7Go (par exemple). Ainsi, on évite les "aspirateurs fous" (ceux qui prennent tout ce qui passe sans en faire grand chose), mais on favorise aussi l’envoi de contenus originaux, car si vous envoyez un nouveau contenu, les premières personnes qui viendront le chercher chez vous vous fournirons un quota net, de la taille du contenu partagé.

Avec un tel système, la longue traîne est directement "codée" dans l’architecture de la plateforme. Si "Code Is Law", alors ici ce qui est codé, c’est la défocalisation de l’attention sur le petit nombre de titres poussés par les industries culturelles au profit de la découverte du stock immense des oeuvres plus confidentielles.

Free Bubbles. Par D. Sharon Pruitt. CC-BY. Source : Flickr

Et pour favoriser encore cette découverte, ce type de plateformes comporte une dimension sociale forte pour que puissent se déployer des recommandations humaines par discussions entre les utilisateurs, prenant la forme de forums ou d’échanges sur IRC :

forum : Ces sites sont communautaires, donc centrés sur une passion commune. Ils ont donc toujours des forums, qui sont le lieu de prédilection de rencontre et de discussion des membres. Bien souvent, un salon de chat basé sur le protocole IRC accompagne aussi le site, qui permet de discuter avec les admins, et des membres du site. Bien organisés, les forums sont généralement modérés par des membres qui n’ont pour différence d’avec les autres que d’être volontaires pour cette tâche, et de confiance.

La centralisation n’est donc pas une fatalité. On peut la suspendre dans des "bulles" comme ces communautés, en changeant le code des usages et des échanges techniques. Mais il est certain que c’est en changeant directement le Code juridique à la source que l’on aurait pu se donner un levier très puissant pour contrebalancer les tendances centralisatrices qui travaillent Internet depuis des années. Voilà sans doute un des coûts les plus lourds que la guerre au partage nous fait payer aujourd’hui, comme le montrent les résultats préoccupants des études économiques citées au début de ce billet.

Cerner les externalités positives liées au partage

La Hadopi a publié hier une bibliographie accompagnant l’étude sur la rémunération proportionnelle du partage qu’elle conduit depuis plusieurs mois maintenant. La note de cadrage de l’étude indique que seront prises en compte les externalités positives, neutres ou négatives de la légalisation du partage :

Les travaux de recherche confiés à l’INRIA (équipe «regularity») de novembre 2013 à avril 2014 visent àmodéliser mathématiquement le dispositif afin, notamment, de vérifier sa viabilité théorique, sa capacité à générer des flux financiers suffisants, et ses externalités (négatives, neutre, positives). Ce dernier point des externalités est essentiel. Il doit déterminer si l’existence d’un modèle «gratuit compensé» est concurrent ou complémentaire de l’existence du modèle commercial.

On espère que cette question des externalités positives ne sera pas envisagée uniquement d’un strict point de vue économique, même si cet aspect est important (pour l’instant, les études – y compris celles de la Hadopi - tendent à montrer que les individus qui partagent sont aussi ceux qui ont le pus haut niveau de consommation culturelle, ce qui est en soi une externalité positive).

Mais l’externalité positive la plus importante est d’ordre culturel : elle réside dans la capacité ou non à réaliser la promesse de la longue traîne. La légalisation du partage n’est bien entendu pas une solution miraculeuse qui permettrait de la faire advenir, mais elle peut apporter une contribution importante. Le mot de la fin à Thierry Crouzet qu’il faut aller lire en ce moment sur ces sujets :

Nous devons œuvrer pour la longue traîne. Nous devons la bâtir. Elle n’adviendra pas par magie, juste par un effet positif de la technologie. Sans longue traîne, il n’existera aucune possibilité pour de nouvelles organisations du monde, pas plus que pour davantage d’intelligence collective. La longue traîne ne peut être que la conséquence d’un ample mouvement d’individuation.

Mise à jour du 10/03/2014 : Lueur d’espoir tout de même : depuis le début de l’année, plus d’un milliard de dollars a été versé par les internautes sur la plateforme de crowdfunding Kickstarter. Or l’analyse montre que ces investissements par les individus se répartissent selon une Longue Traîne quasi parfaite. Les petits projets cumulés dépassent les grands projets récoltant des sommes importantes. Le crowdfunding est aussi un moyen de contourner les circuits d’édition et de production classiques. Mais une plateforme comme Kickstarter reste centralisée. Elle peut à terme très bien retomber dans une forme d’instrumentalisation de l’attention. C’est pourquoi il importe d’aller voir des systèmes qui combinent financement participatif et décentralisation, comme le modèle de "cloudfunding" de Goteo.


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Verdict dans l’affaire ReLIRE : la propriété (intellectuelle), c’est le vol !

samedi 1 mars 2014 à 09:44

La nouvelle est tombée hier matin : le Conseil Constitutionnel a décidé de considérer que la loi relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du 20ème siècle était conforme à la Constitution. Il a rejeté les demandes des deux requérants, Yal Ayerdhal et Sara Doke, membres du collectif d’auteurs "Le Droit du Serf" et validé par ricochet le dispositif ReLIRE mis en place suite au vote de cette loi, qui va permettre la numérisation et la commercialisation de dizaines de milliers d’ouvrages issus des collections de la BnF, après une mise en gestion collective des droits auprès de la SOFIA.

La propriété intellectuelle, c'est le vol. Par Christopher Dombres. CC-BY. Source : Flickr.

La propriété intellectuelle, c’est le vol. Par Christopher Dombres. CC-BY. Source : Flickr.

C’est un coup dur pour tous ceux qui, comme moi, avaient combattu cette loi depuis les débats au Parlement et souhaité son annulation. Néanmoins, cette défaite cuisante était largement prévisible, étant donné les arguments qu’avaient choisi de mettre en avant Le Droit du Serf et leur conseil juridique, Franck Macrez, comme on avait pu le constater lors de la séance publique du 11 février dernier :

Le Droit du Serf s’est en effet mis lui-même dans une très mauvaise position en choisissant de se placer sur le terrain de l’atteinte au droit de propriété. C’est ce que j’avais dit sur Twitter la semaine dernière. J’aurais mille fois préféré me tromper, mais en l’occurrence, c’est bien ce qui s’est produit :

En choisissant pour des raisons essentiellement idéologiques de défendre leur droit d’auteur en le raccrochant à la notion de propriété, le Droit du Serf n’a pas compris qu’il se jetait tout droit dans la gueule du loup. Car la notion de propriété n’est nullement pour les auteurs un moyen propice à la défense de leurs droits. C’est au contraire une gigantesque arnaque et la façon la plus sûre de se faire spolier, au bénéfice d’intermédiaires en mesure d’obtenir un transfert de cette propriété. C’est déjà ce qui arrive quotidiennement par le biais des contrats d’édition (et les choses ne sont pas vraiment prêtes de changer…) et la décision du Conseil Constitutionnel va encore aggraver les choses en autorisant le législateur à organiser cette spoliation par la loi à une échelle massive…

Dans cette affaire, ce qui est saisissant, c’est que le juge a bien considéré que les auteurs étaient "propriétaires" de leurs oeuvres, mais cela ne l’a nullement empêché de valider le système de gestion collective mis en place par la loi, qui est largement favorable aux éditeurs et place les auteurs en situation d’infériorité.

Nous avons donc une nouvelle preuve éclatante que "la propriété intellectuelle, c’est le vol !". Et les auteurs, plutôt que d’aller mettre eux-mêmes la tête sur le billot en défendant un paradigme propriétaire qui est au coeur du mécanisme de leur aliénation, devrait plutôt comprendre qu’ils n’ont aucun intérêt à soutenir un tel système s’ils veulent vraiment cesser un jour d’être des "serfs".

Désastreux changement de stratégie

Ce qui est frappant, c’est le changement de stratégie qui s’est opéré dans la procédure entre le moment où le Droit du Serf a enclenché un recours devant le Conseil d’Etat et le passage devant le Conseil Constitutionnel.

Devant le Conseil d’État, où il attaquait le décret d’application de la loi sur les livres indisponibles, le Droit du serf avait soulevé un certain nombre d’arguments, relativement techniques, mais à mon sens de qualité, qui leur auraient offert une base solide pour contester la validité de la loi. Il s’agissait à ce moment essentiellement pour eux de dénoncer les déséquilibres introduits dans la loi au profit des éditeurs. Certains de ces arguments n’auraient pas pu être repris devant le Conseil Constitutionnel (comme la non-conformité de la loi à des traités internationaux), mais il restait suffisamment d’éléments à faire valoir pour étayer le recours. A ce stade, le Droit du Serf n’avait pas encore mis en avant l’idée d’une atteinte au droit de propriété des auteurs.

Si les choses en étaient restées là, je n’aurais rien eu à redire et pour être complètement honnête, j’ai même soutenu pendant un moment la démarche du Droit du Serf, en allant jusqu’à participer à leurs côtés à une audition au Sénat. Mais je me suis dissocié de leur action lorsque j’ai constaté qu’en réalité, leur but réel n’était pas seulement de faire tomber cette loi, mais d’obtenir pour des raisons idéologiques une réaffirmation du rattachement du droit d’auteur au droit de propriété.

Un temps pas si lointain, où je soutenais l’action du Droit du Serf.

Le revirement s’est opéré lorsque l’affaire a été portée depuis le Conseil d’Etat au Conseil Constitutionnel à l’occasion d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC). Les arguments employés par le Droit du Serf ont alors complètement changé, pour soutenir que l’atteinte au droit d’auteur équivalait à une atteinte au droit de propriété, tel qu’il est consacré à l’article 2 et 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

Désastreux changement de stratégie, qui aura conduit les serfs à leur perte…

Propriétaires, mais spoliés quand même…

En se référant à l’article 17  de la Déclaration des Droits de l’Homme, le Droit du Serf a en réalité plaidé que la mise en gestion collective imposée par la loi aux auteurs équivalait à une expropriation. Mais le Conseil Constitutionnel a facilement balayé l’argument, en considérant qu’il n’y a avait pas en l’espèce réellement de "privation" de propriété :

[...] il résulte de ce qui précède que, d’une part, le régime de gestion collective applicable au droit de reproduction et de représentation sous forme numérique des "livres indisponibles" n’entraîne pas de privation de propriété au sens de l’article 17 de la Déclaration de 1789.

C’est tout à fait logique, puisque les auteurs conservent un droit à la rémunération pour l’exploitation de leurs ouvrages. Dès lors, les plaignants se retrouvaient sur le terrain beaucoup moins favorable de l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme, celui de "l’atteinte au droit de propriété" :

[...] en l’absence de privation du droit de propriété au sens de cet article, il résulte néanmoins de l’article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi.

Et le Conseil a considéré que la loi avait mis en place des garanties suffisantes au profit des auteurs qui font que l’atteinte à leur droit de propriété n’est pas disproportionnée :

[...] l’encadrement des conditions dans lesquelles les titulaires de droits d’auteur jouissent de leurs droits de propriété intellectuelle sur ces ouvrages ne porte pas à ces droits une atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi ; que, par suite, les griefs tirés de l’atteinte au droit de propriété doivent être écartés.

Voilà donc les auteurs bien avancés : le Conseil leur reconnaît bien le bénéfice d’un droit de propriété sur leurs oeuvres, ce qui doit satisfaire leurs aspirations idéologiques. Mais à quoi bon ? Puisque aussitôt après, il admet que les auteurs puissent être spoliés par un procédé aussi scandaleux que celui de la loi sur les oeuvres indisponibles ? La belle propriété que voilà ! C’est à toi, petit auteur, mais nous en ferons ce que nous en voudrons… L’arnaque est totale : la notion de propriété est l’instrument qui permet juridiquement la spoliation de l’auteur et nullement un moyen de protection.

My precious… Les auteurs ont voulu se faire déclarer propriétaires, mais c’est justement pour cela qu’ils se sont faits posséder…

Si la décision du Conseil est dramatique pour les auteurs, elle est aussi dangereuse pour le public. Car ce jugement réitère la grande catastrophe survenue lors de l’examen de la loi DADVSI en 2006, lorsque le Conseil Constitutionnel avait assimilé le droit d’auteur à une forme de propriété, à l’image de la propriété des biens matériels. Il reprend d’ailleurs à peu de choses près la même formulation dans sa décision :

Considérant que les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont connu depuis 1789 une évolution caractérisée par une extension de son champ d’application à des domaines nouveaux et, notamment, à la propriété intellectuelle ; que celle-ci comprend le droit, pour les titulaires du droit d’auteur et de droits voisins, de jouir de leurs droits de propriété intellectuelle et de les protéger dans le cadre défini par la loi et les engagements internationaux de la France

Il faut relire à ce sujet les pages admirables écrites par Richard Stallman pour montrer le caractère illusoire et fallacieux du concept de propriété appliquée aux choses de l’esprit (notamment cet article : "Vous avez dit propriété intellectuelle ? Un séduisant mirage"). Pour la société tout entière, ce placage de la notion de propriété sur la connaissance et la culture a été la cause de l’enclosure dramatique d’un bien commun fondamental. Pour les auteurs, c’est un miroir aux alouettes organisant leur dépossession sournoise au profit d’intermédiaires qui sont les vrais bénéficiaires du système (la preuve en chiffres).

La décision du Conseil Constitutionnel réaffirme ce paradigme propriétaire au plus haut niveau. On verra plus loin que la décision n’est cependant peut-être pas si catastrophique que cela pour l’avenir, mais sur le plan des principes, elle est lourde de conséquences.

Une conception terriblement étriquée de l’intérêt général

Pour valider une atteinte au droit de propriété, le Conseil Constitutionnel avait besoin de reconnaître que la loi sur les indisponibles visait bien un but d’intérêt général. Cela nous place donc sur un terrain éminemment politique, et c’est de ce point de vue que la décision du Conseil est sans doute la plus consternante.

Voilà ce que disent les juges à ce sujet :

Considérant que les dispositions contestées ont pour objet de permettre la conservation et la mise à disposition du public, sous forme numérique, des ouvrages indisponibles publiés en France avant le 1er janvier 2001 qui ne sont pas encore tombés dans le domaine public, au moyen d’une offre légale qui assure la rémunération des ayants droit ; qu’ainsi, ces dispositions poursuivent un but d’intérêt général

Bien que les instigateurs de ce projet répètent à l’envie que la loi sur les indisponibles et le dispositif ReLIRE poursuivent un but "patrimonial", tout le montage ne vise qu’à la recommercialisation sous forme numérique des ouvrages épuisés. C’est donc un projet purement mercantile et ce alors même que des sommes considérables d’argent public vont être mobilisées pour la numérisation des ouvrages, à partir des collections de la BnF. Le public paiera donc deux fois pour ces ouvrages : une fois pour qu’ils soient numérisés et une fois pour les racheter. En contrepartie, la loi n’a prévu aucune forme d’usage public du corpus numérisé. Aucun usage pédagogique ou de recherche n’a été mis en place. Aucune forme d’accès public n’a été organisée, si ce n’est peut-être un accès sur place à la BnF et un peu de feuilletage dans Gallica. Les seuls dispositions en faveur des bibliothèques qui figuraient dans la loi ont été méthodiquement laminées lors de la navette parlementaire, jusqu’à les rendre inapplicables.

En cela, la décision du Conseil reflète bien le fait que dans notre pays, l’intérêt économique a complètement englouti l’intérêt général ou plutôt qu’il n’existe plus chez nos dirigeants d’intérêt autre que l’intérêt économique. Et la France de ce point de vue fait vraiment pâle figure par rapport à ce que l’on peut voir à l’étranger.

Dans le cadre du jugement de l’affaire Google Books aux États-Unis, la justice américaine a été amenée à se pencher sur l’intérêt pour la société de la numérisation des livres, mais elle l’a fait avec une conception infiniment plus riche et compréhensive de l’intérêt général. Le juge Chin a pris en compte l’intérêt pour la recherche, l’accès à la connaissance et l’avancement des sciences. S’il a pris en considération la dimension économique, il ne s’est pas arrêtée à elle. C’est ce qui m’avait fait dire que le traitement de l’affaire Google Books aux États-Unis nous avait donné une grande leçon de démocratie et cela se confirme encore plus au vu de l’aridité de la décision du Conseil Constitutionnel.

Combien aussi ReLIRE fait pâle figure en termes d’intérêt général à coté de ce que la Norvège a organisé pour la numérisation et la diffusion de son patrimoine ! Les Norvégiens ont en effet mis en place un projet pour numériser et rendre accessibles en ligne gratuitement à l’ensemble des ressortissants du pays l’ensemble des livres publiés en norvégien. Le dispositif s’appuie sur un système de gestion collective (licence collective étendue) qui ressemble à ReLIRE et assure la rémunération des auteurs, en leur ménageant une possibilité de sortir du système s’ils le souhaitent. Mais la grande différence, c’est qu’il y a bien une contrepartie pour le public en terme d’accès et on imagine le bénéfice incroyable que la population pourra tirer de cette disponibilité numérique des livres.

A côté de cela, la France n’a plus qu’une conception boutiquière de l’intérêt général…

Retour à l’Ancien Régime : la boucle historique est bouclée

Le collectif "Le Droit du Serf" comporte un certain nombre d’auteurs de science-fiction. Mais peut-être que des historiens auraient été plus utiles avant de se lancer dans une telle action en justice, avec le droit de propriété en bandoulière. Car ce qui me frappe dans la décision du Conseil, c’est à quel point elle nous ramène à la source historique où est née cette conception des droits de l’auteur comme droit de propriété. Et vous allez voir que dès le départ, l’arnaque était présente.

En effet, les premières traces de l’idée que l’auteur serait "propriétaire" des oeuvres qu’il crée datent de l’Ancien Régime, et plus précisément en France, d’une querelle qui a opposé les libraires parisiens aux libraires de province. A cette époque, les libraires (équivalent de nos éditeurs actuels) obtenaient des monopoles d’exploitation sous la forme de privilèges octroyés par le Roi. Mais ceux-ci étaient limités dans le temps, ce qui fait qu’après quelques années les ouvrages pouvaient être publiés par n’importe quel libraire du pays. Or les librairies parisiens, qui avaient un accès plus facile aux auteurs, souhaitaient que ces privilèges deviennent perpétuels, de manière à ne pas souffrir de la concurrence des libraires de Province. L’affaire dégénéra en justice et c’est là que les libraires parisiens eurent l’idée d’inventer la propriété des auteurs.

Voyez ce qu’en dit l’historien du droit Laurent Pfister dans cet article :

C’est à partir de 1725 que les éditeurs parisiens s’efforcent de rendre leur monopole définitivement opposable à l’État royal qui menace de le leur retirer. Par la voix de leurs avocats, ils prétendent qu’ils détiennent sur les œuvres de l’esprit non pas des privilèges royaux mais une propriété privée perpétuelle et de droit naturel, qui leur a été cédée par ceux qui l’avaient acquise originairement en vertu de leur travail intellectuel : les auteurs.

Source : Wikimedia Commons.

On constate donc bien que dès l’origine, l’idée de "propriété de l’auteur" n’est qu’un artifice, inventé par des intermédiaires pour assurer leur propre pouvoir en instrumentalisant les auteurs à leur avantage. La loi sur les indisponibles et le dispositif ReLIRE sont les héritiers directs de cette logique, mais appliquée à une échelle plus large. D’une certaine manière, on peut même dire que la boucle historique est bouclée : le droit d’auteur n’a jamais été qu’un droit d’éditeur mal déguisé.

En se plaçant sur le terrain de la propriété, le Droit du Serf n’aura donc servi que les intérêts des Maîtres. Grinçante ironie, mais c’est le lot de ceux qui font l’erreur d’ignorer leur propre histoire.

Lueurs d’espoir pour l’avenir (tout de même…)

N’y a-t-il rien de positif que l’on puisse tirer de cette décision ? Ce que l’on aurait pu craindre le plus pour l’avenir, c’est que l’assimilation du droit d’auteur à un droit de propriété ne verrouille complètement le système et empêche toute réforme du droit d’auteur, dans le sens d’un meilleur équilibre.

Or au vu de l’ampleur des atteintes au droit de propriété que le Conseil Constitutionnel a accepté de valider dans cette décision, autant dire qu’il existe une sacrée marge de manoeuvre… Si un dispositif aussi déséquilibré que ReLIRE n’est pas considéré comme une atteinte disproportionnée, alors sans doute des système de gestion collective ou de licence légale tournés vers l’accès public, comme on le voit en Norvège par exemple, pourraient être considérés comme conformes à la Constitution.

C’est sans doute à présent au niveau européen qu’il faut porter le fer si l’on veut que les choses bougent dans un sens positif en matière de numérisation des livres épuisés. Dans la réponse qu’elle a faite à la consultation en cours sur la réforme du droit d’auteur lancée par la Commission européenne, Europeana a fait des propositions offensives sur la question de la numérisation de masse. La fondation qui développe la bibliothèque numérique européenne propose que les exceptions en faveur des bibliothèques soient élargies afin de leur permettre de numériser et de mettre en ligne les oeuvres épuisées, dans un cadre strictement non-commercial, et en ménageant aux titulaires de droits la possibilité de retirer leurs oeuvres s’ils le souhaitent (voir ici le résumé).

Pour les Serfs, les choses ne sont pas terminées non plus. L’affaire va revenir devant le Conseil d’Etat où ils pourront soulever d’autres arguments, notamment en invoquant des traités internationaux. Ils peuvent encore obtenir l’annulation du décret d’application de la loi. Ils chercheront peut-être aussi à saisir la justice européenne pour dénoncer un défaut d’impartialité du Conseil Constitutionnel. Mais quelque chose me dit qu’ils chercheront encore à s’accrocher au paradigme propriétaire, malgré l’énorme déroute qu’ils viennent de subir devant le Conseil.

***

Au final, ce verdict laisse un goût terriblement amer. Une chance importante de stopper ReLIRE a été gâchée pour des raisons essentiellement idéologiques. Mais pouvait-on vraiment attendre autre chose ?

Pouvait-on attendre autre chose du Droit du Serf quand on voit que devant la mission Lescure, ce collectif a soutenu l’idée de mettre en place un domaine public payant, à savoir l’une des idées les plus terriblement nauséabondes qui soient, défendue par les pires maximalistes du droit d’auteur comme Pascal Rogard ?

Pouvait-on attendre autre chose de leur conseil juridique Franck Macrez, qui prétend ne pas faire d’idéologie, mais qui est capable de dire froidement sur Twitter que toute exception au droit d’auteur constitue une forme d’expropriation, même quand elles bénéficient à des aveugles ou à nos enfants à travers les usages pédagogiques ?

Heureusement, ce genre d’auto-intoxication ne reflète pas les idées de l’ensemble des auteurs, loin s’en faut. Il y a des auteurs comme Thierry Crouzet qui depuis longtemps ont compris que les choses devaient être repensées en profondeur. On voit également des auteurs dans la nouvelle génération, comme Neil Jomunsi, avec des discours qui se démarquent de ces vieilles sirènes :

Les créateurs doivent comprendre qu’une refonte du droit d’auteur ne leur enlèvera rien qu’ils n’aient déjà perdu depuis longtemps. Oui, il faut réduire le délai d’attente avant l’entrée dans le domaine publique, et même drastiquement : 70 ans après le décès est une durée ridicule, qui n’a plus aucun sens à l’heure où nous parlons. Quant aux modalités d’exploitation connexes, elles doivent être adaptées à une exploitation par et pour l’auteur, dans le respect du partage et de la contribution généralisée. Nous ne parlons plus de bâtir de misérables piédestaux personnels, mais de contribuer, à notre humble mesure, à l’émergence d’une paix de l’esprit délivrée des contraintes marchandes, plus proche, plus sociale, plus locale, plus égalitaire. Une paix de l’esprit qui pourrait, à terme, déboucher sur d’autres types de paix.

La servitude n’est pas une fatalité…


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Droit d’auteur et corruption de la démocratie

jeudi 20 février 2014 à 15:39

Il y a bien longtemps que les questions relatives au droit d’auteur ne peuvent plus être abordées en France avec la sérénité nécessaire à un vrai débat démocratique. Les remous provoqués par la consultation lancée par la Commission européenne à propos de la réforme du droit d’auteur constituent une nouvelle illustration de la dégradation de la situation. A cette occasion, l’attitude des représentants des titulaires de droits se révèle particulièrement critiquable, mais instructive sur leur conception de la démocratie et la morgue avec laquelle ils considèrent les citoyens…

democracy

Error 404 democracy not found. Par acampradapaga. CC-BY-SA. Source : Flickr.

Une consultation sous haute tension… 

Pour mémoire, le droit d’auteur est principalement régi en Europe par une directive de 2001, transposée en France par le biais de la loi DADVSI en 2006. Depuis 2001, la Commission a déjà lancé plusieurs consultations sur le droit d’auteur, dont elle n’a pas tenu compte pour se lancer dans l’aventure périlleuse de l’accord ACTA. Cet épisode lui a valu de subir l’une des déconvenues les plus cuisantes de son histoire devant le Parlement européen en 2012, à l’issue d’une mobilisation citoyenne d’une ampleur sans précédent sur de tels sujets. On aurait pu alors s’attendre à ce que la Commission tire les leçons de ses erreurs en lançant dans la foulée une vraie consultation sur la réforme du droit d’auteur, mais elle a préféré encore jouer la montre avec un processus "Licences For Europe". Biaisées dès le départ, ces discussions postulaient que le droit d’auteur pouvait être adapté par de simples licences sans passer par une révision de la directive. Le tout s’est logiquement soldé par un fiasco pour la Commission, avec le départ de plusieurs associations citoyennes en cours de route et des résultats globalement informes.

Et voilà donc la Commission à présent acculée à relancer une consultation, mais elle le fait à la veille d’élections européennes qui la mettront de toutes façons dans l’incapacité d’enclencher à court terme une vraie réforme par la suite. Pour verrouiller encore davantage les choses, le questionnaire de la consultation fait plusieurs dizaines de pages d’une grande technicité, rédigées exclusivement en anglais (ce qui est proprement scandaleux de la part de la Commission). Le texte est en outre fortement orienté dans ses formulations. Il tend à chaque fois à privilégier les solutions contractuelles plutôt que les vraies réformes du droit d’auteur et il évite méthodiquement de soulever les questions de fond qui se posent, comme celles du partage des oeuvres en ligne ou de l’intérêt des DRM. La consultation contourne en réalité habilement la question de la reconnaissance des droits culturels fondamentaux des individus à l’heure du numérique et c’est un biais que la Quadrature du Net a dénoncé.

Mais la Commission ne pouvait pas non plus complètement éluder le sujet du rééquilibrage du système, et elle pose tout de même des questions intéressantes sur les exceptions au droit d’auteur (notamment en matière d’usage pédagogique et de recherche), sur les marges de manœuvre laissées aux bibliothèques et autres établissements culturels pour numériser leurs collections, sur les usages innovants comme le data mining ou les contenus produits par les utilisateurs (UGC), sur l’adéquation de la durée du droit d’auteur. Tout ceci fait qu’il existe un enjeu pour les citoyens à répondre à cette consultation, afin d’envoyer un signal clair à la Commission en faveur d’une réforme positive du droit d’auteur.

Dans ces circonstances, plusieurs associations et organisations se sont mobilisées pour faciliter la participation et la contribution des citoyens. L’eurodéputée du Parti Pirate, Amelia Andersdotter, a produit une analyse détaillée des différentes parties de la consultation. Le Parti Pirate français a réalisé de son côté de manière collaborative une traduction du texte. Plusieurs sites en ligne, comme copywrongs.eu ou youcanfixcopyright.eu ont également été lancés pour faciliter l’appréhension du texte et fournir des argumentaires aux citoyens. La Quadrature du Net a produit de son côté une réponse complète, à la rédaction de laquelle j’ai participé en tant que membre du Conseil d’orientation stratégique de l’association, et nous avons également produit une page d’aides : "Répondre à la Consultation de la Commission européenne sur le droit d’auteur".

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You can fix copyright. L’un des sites mis en place pour aider à répondre à la consultation.

Les citoyens, ces grabataires…

Quoi de plus normal sur un sujet comme le droit d’auteur que des organisations agissent pour répondre à une consultation, comme les y invite d’ailleurs explicitement la Commission, et n’est-il pas naturel pour intervenir dans un débat public d’exposer publiquement ses arguments, en sollicitant l’adhésion des citoyens ? Mais cela n’a pas été l’avis des représentants des titulaires de droits et notamment de la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques). Sur le blog "Vu(e)s d’Europe" de cette société de gestion collective, Guillaume Prieur, son directeur des affaires européennes et institutionnelles, s’est fendu d’un billet intitulé "Démocratie ! Vous avez dit démocratie ?" dans lequel il accuse ni plus ni moins des organisations comme le Parti Pirate ou la Quadrature du Net de "manipuler les citoyens" (sic) :

[...] les militants internautes regroupés au sein d’associations telles que la Quadrature du net ou le Parti pirate n’ont pu résister à l’envie d’organiser des réponses en masse et de faire une démonstration de force pour accréditer l’idée que l’ensemble des internautes européens veulent une évolution des règles du droit d’auteur.

Tous ces groupes qui refusent l’étiquette de lobbyistes pour mieux mettre en avant la noblesse de leur militantisme devraient pourtant faire preuve davantage d’honnêteté et d’objectivité sur la nature de leurs pratiques. Car quelle différence y a-t-il entre un maire qui, le jour des élections, va chercher avec des camionnettes des personnes âgées à la sortie des hospices pour les emmener voter (pour lui évidemment !) et des associations qui préparent des réponses toutes faites pour que leurs membres puissent inonder les boites mails des fonctionnaires de la Commission ? Aucune !

Chers concitoyens, vous saurez donc qu’aux yeux de ces représentants d’ayants droit, vous n’êtes que des grabataires, des incapables majeurs dénués de volonté propre, à qui des structures aux moyens limités comme la Quadrature ou le Parti Pirate sont capables de dicter leurs volontés pour les faire réagir en masse… On croît rêver ! L’accusation est d’autant plus ridicule que la Quadrature déconseille fortement aux internautes d’envoyer des réponses type ou de reprendre la réponse que l’association a produite, car c’est le meilleur moyen de ne pas être pris en compte par la Commission :

Nous sommes convaincus que la meilleure manière de répondre à cette consultation est de prendre le temps de rédiger une réponse personnalisée et adaptée à ses propres préoccupations. Les réponses génériques envoyées par plusieurs citoyens risquent tout simplement de ne pas être prises en compte et de donner l’impression que leurs expéditeurs n’accordent pas suffisamment d’importance au sujet pour prendre le temps d’envoyer un message personnalisé.

La Quadrature du Net a toujours conçu son action comme celle d’une "caisse à outils" citoyenne, produisant des analyses et des ressources afin que les individus puissent se faire leur opinion et agir par eux-mêmes pour se faire entendre. Dans le cadre de cette consultation, nous avons en particulier essayé de montrer concrètement en quoi des enseignants, des chercheurs, des bibliothécaires, des internautes, des créateurs, des entrepreneurs peuvent être concernés par cette consultation, afin d’agir en fonction de leur situation. C’est la condition pour que les citoyens puissent se réapproprier cette question technique et complexe du droit d’auteur.

Cela n’empêche pas le sieur Guillaume Prieur de conclure son billet en ces termes fleuris :

C’est sans doute le plus grave dans cette affaire que de voir une démarche démocratique être confisquée par des organisations, peu représentatives des centaines de millions d’internautes européens et qui ne font que remettre au goût du jour et de la technologie les vieilles ficelles de la manipulation et du clientélisme politique.

Image par paradgala. CC-BY. Source : Flickr.

Pendant ce temps, au SNE…

Il est vrai que la SACD possède une très grande expertise en matière de clientélisme politique, mais elle n’est pas la seule visiblement à être dérangée par le fait que des citoyens s’intéressent à ses affaires. Le Syndicat National de l’Édition (SNE) semble lui-aussi fortement inquiété par l’opportunité que cette consultation donne  à la société civile de s’exprimer sur la réforme du droit d’auteur.

Dans un flash d’informations daté du 13 février, le syndicat bat le rappel de ses troupes en les incitant vigoureusement à répondre à la consultation de la Commission et vous allez voir que lui aussi a une très haute opinion de l’activité des citoyens :

Les opposants au droit d’auteur ont déjà envoyé 3000 réponses allant dans le sens de cette remise en question. En effet, la Commission subit une forte pression de la part des consommateurs, des chercheurs, des bibliothèques et des acteurs d’Internet. Ces derniers en particulier demandent plus de flexibilité du droit d’auteur afin de pouvoir capter plus aisément la valeur des contenus, au profit de leurs propres modèles économiques (financement par la publicité, ventes de matériels et d’applications en univers fermé etc.). Ils instrumentalisent la propension des utilisateurs (consommateurs, bibliothèques, enseignants) à vouloir payer moins ou à avoir accès gratuitement aux œuvres de l’esprit. Ce faisant, ils les dévalorisent.

Consommateurs, bibliothécaires, enseignants, chercheurs : vous êtes donc vous aussi des êtres décérébrés, instrumentalisés par cette puissance occulte des "acteurs d’internet" (les GAFA pour ne pas les citer, Google et Amazon en tête) et votre point de vue sur le droit d’auteur n’a donc aucune valeur en lui-même…

On est donc ici aussi dans le mépris le plus total du citoyen. Mais le plus amusant, c’est la manière dont le SNE appelle ses membres à noyer la Commission sous les réponses, ce qui fait écho à ce que dénonçait justement la SACD plus haut :

Chaque réponse étant comptabilisée individuellement, nous appelons non seulement chaque groupe et chaque maison, mais aussi chaque responsable de département ou de collection au sein d’une même maison à répondre.

Critiquer chez les autres ce que l’on fait soit même, avec infiniment plus de moyens… Notez d’ailleurs que les titulaires de droits ont mis en place au niveau européen un site internet spécialement dédié (Creators for Europe) dont le but est de susciter un maximum de réponses en faveur de la défense du droit d’auteur. Certainement commandé pour une somme rondelette à je-ne-sais quelle boîte de com’, le site comporte tout le nécessaire : argumentaire à reprendre "clés en main", pétition en ligne et même un kit à télécharger avec bannières pour site internet et profil Facebook…

Creators

Creators For Europe, le site ouvert par les organisations de gestion collective de la musique pour répondre à la consultation.

Contourner la démocratie

Sur le fond, j’ai envie de dire que ces procédés sont de bonne guerre et que les auteurs, éditeurs, producteurs et tous les membres des filières culturelles sont bien entendu parfaitement dans leur droit en répondant à cette consultation. Mais pourquoi dénier aux citoyens et aux internautes le droit de le faire de leur côté ? Le sujet est-il à ce point la chasse gardée des professionnels qu’il ne soit même plus toléré que les citoyens puissent avoir un avis ? Est-il devenu à ce point tabou de parler d’exceptions au droit d’auteur ou de domaine public ? Le "deux poids, deux mesures" est particulièrement choquant, mais ô combien révélateur !

Car en vérité, la manière dont réagissent les représentants des titulaires de droits est symptomatique d’un profond malaise démocratique. Avec l’accord ACTA, les maximalistes du droit d’auteur avaient déjà essayé de contourner par des négociations secrètes les représentants démocratiquement élus, pour faire entériner avec le minium de débats des principes qui auraient verrouillé la législation en Europe, sans retour en arrière possible. Malgré la "claque" infligée par le Parlement à la Commission à propos d’ACTA, la même stratégie est toujours employée : les accords internationaux CETA, TAFTA ou TPP tentent toujours de rendre plus répressif et déséquilibré le droit d’auteur, dans le secret et en contournant au maximum les parlements et les citoyens.

Les réactions de la SACD et du SNE participent en fait entièrement de la même logique. Ce qui les gênent avec cette consultation, c’est moins le fond du texte que le fait même qu’une occasion soit donnée aux citoyens de s’exprimer à propos du droit d’auteur. Habituées depuis des années à ce que ces question se traitent dans le confort d’une connivence feutrée avec les rouages du pouvoir, ces structures paniquent facilement lorsqu’elles sentent que les débats se déplacent sur la place publique…

Industries culturelles et corruption

Cet épisode navrant me fait penser à la trajectoire qu’a connu le juriste Lawrence Lessig ces dernières années. C’est une chose peu connue en France, mais longtemps engagé pour la réforme du copyright aux États-Unis, Lessig a fini à partir de 2007 par changer de cheval de bataille principal pour s’intéresser à la corruption du processus de décision politique. Et il y a bien sûr un lien direct entre le droit d’auteur et la corruption démocratique, qui l’a conduit à opérer ce changement. C’est plus particulièrement la question de l’allongement de la durée des droits qui l’a amené à cette conclusion. Alors que depuis des années, l’ineptie de l’allongement de la durée des droits (y compris en termes économiques) est sans cesse démontrée, les titulaires obtiennent pourtant des législateurs des augmentations successives rognant sur le domaine public. Pourquoi ? Voici la réponse que Lessig donne :

Les gouvernements continuent à soutenir cette idée idiote – en Angleterre et au Japon, par exemple, on parle encore d’allonger la durée des droits. Pourquoi ?

La réponse réside dans une forme de corruption du processus de décision politique. Je n’entends pas le terme "corruption" dans le sens premier de versement de "pots-de-vin". Je veux dire par "corruption" que le système est tellement dévoyé par l’influence de l’argent qu’il n’est même plus capable de traiter une question aussi simple et claire que l’extension de la durée des droits. Les politiciens sont devenus dépendants des ressources que des intérêts concentrés peuvent leur fournir. Aux États-Unis, prêter l’oreille au pouvoir de l’argent est la seule manière de s’assurer d’être réélu. Et donc, une économie de l’influence tord constamment la politique, loin du bon sens, toujours dans le sens des dollars.

Aux États-Unis, la source de cette forme de corruption de la démocratie tient essentiellement au système de financement des partis politiques et des candidats aux élections. Lessig se bat maintenant depuis des années pour demander une réforme du système électoral et il en fait un préalable à toute réforme législative réelle, à commencer par celle du copyright.

En France, le système de financement des partis est heureusement différent. Mais la corruption qui affecte nos institutions sur des questions comme celle du droit d’auteur prend des formes plus sournoises et insidieuses. Elle tient essentiellement à la connivence des partis politiques, de droite comme de gauche, avec les grands lobbies des industries culturelles. C’est ce réseau de relations qui nous aura valu par exemple le retournement hallucinant du candidat Hollande en pleine campagne présidentielle sur les questions de droit d’auteur, alors que le programme initial du PS prévoyait une réforme positive ambitieuse. Guillaume Champeau dans le billet qu’il a consacré à l’article de Guillaume Prieur de la SACD, a rappelé la longue litanie de procédés douteux et de manipulations employés depuis des années par les représentants des titulaires de droits pour biaiser le débat en France. Certains rebondissements récents de l’actualité montrent que les choses sont même sans doute pires que ce que l’on pouvait penser

Les sociétés de gestion collectives jouent d’ailleurs un rôle important dans ce verrouillage du système, e lien direct avec le "pouvoir de l’argent" que Lessig identifie à une source de corruption. C’est ce qu’expliquait Jérémie Zimmermann dans cette interview intitulée justement "industries culturelles et corruption" :

il y a un blocage politique monumental. La Sacem fait figure de l’une des plus puissante société de gestion collective en Europe et brasse ses 750 millions d’euros par an et fait ce qu’elle veut des 25% de la redevance pour copie privée sensés aller au spectacle vivant, “à la promotion et à la défense d’artistes”, donc du lobbying. Ainsi, quand tu as payé ton euro sur un DVD vierge pour stocker tes photos de vacances, il y a 25 centimes qui vont servir au lobbying de la Sacem, pour aller dire que Hadopi c’est bien, que partager c’est mal, et que les gens qui partagent sont des voleurs, des violeurs, des pirates etc. On a aussi un cinéma français qui est super puissant, très lourdement financé par des fonds publics et en grande partie financé en amont et par des mécanismes mutualisés. Il y a du coup un lobby hyper puissant qui est la SACD avec ses 200 millions d’euros par an [...] Il y a un rapport incestueux entre ces industries, les organismes qu’ils représentent et les pouvoirs publics [...] c’est clairement une corruption rampante et structurelle des institutions décisionnelles en la matière et apparemment, le changement, c’est pas maintenant.

This isn’t democracy. Par jooliargh. CC-BY-ND. Source : Fickr.

Repolitiser le droit d’auteur

Les réactions de la SACD et du SNE à la consultation de la Commission sont dès lors terriblement instructives. Elles montrent à quel point ces organisations tiennent les citoyens dans le mépris, tout juste bon à consommer de "l’offre légale". Ces attitudes sont symptomatiques d’une dévitalisation dramatique du débat démocratique sur ces questions, expliquant en grande partie l’immobilisme législatif que l’on constate depuis des années sur le sujet du droit d’auteur.

La meilleure manière de répliquer à tant d’arrogance consiste à répondre à la consultation de la Commission. Que vous soyez ou non d’accord avec les propositions de la Quadrature du Net, à vrai dire peu importe. L’essentiel, c’est de montrer à la Commission, mais aussi aux ayants droit, que le droit d’auteur est à nouveau une question politique au sens noble du terme qui ne doit plus être traitée dans l’obscurité.

La date limite de réponse est fixée au 5 mars prochain, soit dans quinze jours. Toutes les réponses seront prises en compte par la Commission. Vous pouvez répondre en tant qu’association, qu’entreprise ou même comme simple citoyen. Vous n’êtes pas obligés de suivre le canevas proposé par la Commission. Vous pouvez répondre librement, en exprimant simplement votre point de vue.

Je terminerai en citant un passage de l’ouvrage "Propriété intellectuelle. Géopolitique et Mondialisation" dans lequel Hervé Le Crosnier et Mélanie Dulong de Rosnay insistent sur l’importance de "repolitiser la propriété intellectuelle" :

Les débats autour du droit d’auteur, des brevets, les pratiques de mouvements sociaux pour le partage des connaissances, les nouvelles loi nationales, les directives régionales, les traités multilatéraux, régionaux et bilatéraux ayant une incidence sur la propriété intellectuelle se sont largement développés ces dix dernières années. Mais ce n’est que le début d’un flux continu qui devrait perdurer encore longtemps. Car derrière ces lois on trouve toujours l’économie et les rapports de force politiques et géopolitiques. La « société de la connaissance », nouvelle phase de la mondialisation, a besoin d’un cadre régulateur. Savoir si celui-ci renforcera les dominations ou ouvrira une période de partage des savoirs n’est pas encore joué. Cela dépendra largement de l’investissement des citoyens dans ce domaine. Il s’agit de sortir la propriété intellectuelle de la technicité des débats juridiques pour la faire entrer sur la scène politique. Ou plutôt de faire prendre conscience aux citoyens que leur avenir est conditionné à cette politisation de la propriété intellectuelle.

A bons entendeurs…

PS : c’est l’occasion de repenser à cette citation de Gandhi…

 Ils en sont à nous combattre…

PPS : Une autre société de gestion collective d’auteurs, la SCAM (Société Civile des Auteurs Multimédia) fait exactement pareil en adressant des réponses préremplies à la première personne du singulier de manière à ce que ces adhérents les envoient en masse à la Commission…

Mise à jour du 04/03/2014 : Autre signe de cette corruption institutionnelle rampante, le Canard Enchaîné révèle que le futur "Forum du droit d’auteur à l’heure du numérique", organisé par le Ministère de la Culture les 3 et 4 avril prochain, sera à moitié financé par des contributions des sociétés de gestion collective (SACEM, SACD, SCAM) et par des entreprises commerciales comme Orange ou Vivendi. On imagine l’impartialité des échanges qu’une telle connivence va engendrer, sachant par ailleurs que l’argent versé par les sociétés de gestion collective provient en partie de la redevance pour copie privée payée par les citoyens pour "compenser" le préjudice subi par les ayants droit.


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Arrêt Svensson : les liens hypertexte confortés, mais retirés du "domaine public de l’information" ?

lundi 17 février 2014 à 13:11

La Cour de Justice de l’Union Européenne a rendu la semaine dernière un arrêt important dans une affaire Svensson v Retriever, à propos du statut juridique des liens hypertexte et notamment leur relation avec les principes du droit d’auteur. Les liens hypertexte sont depuis un moment dans la tourmente juridique, à cause des tensions croissantes entre les fournisseurs de contenus, notamment la presse en ligne, et des acteurs comme les moteurs de recherche et les agrégateurs d’information. Une véritable "Guerre des liens" existe même en Europe, que ce soit en Belgique, en France, en Allemagneen Angleterre, en Irlande, en Italie ou en Espagne.

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Spider web. Par Canned Muffin. CC-BY. Source : Flickr

Les éditeurs de presse font pression à la fois devant les tribunaux et devant le législateur pour que l’établissement d’un lien hypertexte par un tiers vers le contenu devienne un acte soumis par le biais du droit d’auteur à une autorisation préalable et à un paiement éventuel. Ces revendications se sont traduites en Allemagne en 2013 par le vote d’une Lex Google, qui a créé un nouveau droit voisin (ou droit auxiliaire – ancillary right) sur l’indexation des sites de presse par les moteurs de recherche. Ce modèle, bien que globalement inefficace pour avoir un effet réel sur un acteur comme Google, risque de se propager en Europe, que ce soit en Italie ou maintenant en Espagne, et nous n’y avons échappé en France que parce qu’un accord financier a été conclu l’an dernier entre Google et les éditeurs de presse. Par ailleurs, certains tribunaux européens étaient déjà allés très loin dans la régulation du lien hypertexte. En Angleterre par exemple, dans l’affaire Meltwater, une Cour avait établi que les liens vers des articles insérés par un prestataire de veille dans une revue de presse violaient le droit d’auteur et elle tendait même à sous-entendre que le simple fait pour les clients de lire les contenus pouvaient constituer une contrefaçon !

Ajoutons également pour corser les choses que les liens hypertexte jouent aussi un rôle essentiel dans l’écosystème du partage/piratage. Une partie importante de l’échange de fichiers sur Internet se fait par l’intermédiaire de forums, d’annuaires de liens ou de trackers BitTorrent (c’est le principe même du fonctionnement de The Pirate Bay, qui n’héberge directement aucun fichier). Nombreux sont les sites à être déjà tombés en justice pour avoir permis d’accéder à des contenus illégaux par le biais de liens hypertexte.

C’est donc dans cet arrière-plan conflictuel que s’inscrit l’arrêt Svensson. L’affaire concernait  un journaliste qui se plaignait devant les tribunaux suédois de liens établis par le service professionnel d’envoi d’alertes Retriever, spécialisé dans le "media monitoring", vers des articles accessibles en ligne gratuitement par ailleurs. Il était explicitement demandé à la Cour de dire si le fait pour un tiers d’établir un lien hypertexte vers un contenu protégé constituait un acte de "communication au public" (nous disons plutôt une "représentation" en France), nécessitant l’autorisation préalable des titulaires de droits ?

A cette question lourde de conséquences pour l’écosystème tout entier du web, la Cour a donné une réponse complexe. Guillaume Champeau sur Numerama a d’ailleurs dû s’y reprendre à deux fois pour l’analyser (1,2). La CJUE donne en effet l’impression d’avoir conforté l’établissement de liens hypertexte dans la mesure où elle a indiqué que l’on pouvait en principe créer un lien hypertexte sans autorisation préalable. Mais pour ce faire, elle a considéré que le fait de fournir des liens cliquables vers des oeuvres protégées devait être qualifié de "mise à disposition" et par conséquent, "d’acte de communication au public".

Si la liberté de faire des liens hypertexte sort dans l’immédiat renforcée de l’affaire Svensson, il n’est pas certain qu’à plus long terme, le fait d’avoir soumis les hyperliens aux principes du droit d’auteur soit une bonne chose, alors que jusqu’à présent la liberté de lier était ancrée dans un "domaine public de l’information", beaucoup plus cohérent vis-à-vis de la nature des hyperliens.

Liberté conditionnelle pour les liens hypertextes 

Dans le commentaire détaillé qu’elle a produit à propos de cette décision, la juriste Valérie-Laure Benabou dit que les hyperliens ont été mis avec cette décision en "liberté conditionnelle". C’est une bonne manière de présenter les choses. En effet, la Cour aurait pu complètement consacrer la liberté de lier en décidant que les hyperliens n’étaient pas en principe soumis à la sphère du droit d’auteur. Elle aurait pu pour ce faire considérer qu’un lien ne constitue pas une communication au public, en cela qu’il n’équivaut pas à une "transmission" de l’oeuvre, mais à l’indication du chemin pour y accéder.

Mais la directive européenne de 2001 contient une autre notion qui est intervenue dans son raisonnement : celle de "mise à disposition" d’une oeuvre (making available), spécialement introduite pour couvrir la publication et la transmission sur Internet. Son insertion dans la directive, en répercussion de traités de l’OMPI, avait fait couler beaucoup d’encre à l’époque, car ce concept vague tend potentiellement à étendre l’emprise du droit d’auteur à de nombreuses activités au-delà de son lit traditionnel. Le droit d’auteur s’applique normalement lorsqu’il y a "reproduction" ou "représentation" ("communication au public", dit la directive) d’une oeuvre. Or à première vue, le lien hypertexte ne paraît pas constituer en soi une reproduction ou une représentation, ce qui ne le confronte que de manière incidente avec le droit d’auteur.

Or ici, la Cour n’a pas raisonné de cette façon. Selon elle, la directive indique qu’il y a communication au public,  si l’oeuvre est "mise à la disposition d’un public de sorte que les personnes qui le composent puissent y avoir accès sans qu’il soit déterminant qu’elles utilisent ou non cette possibilité". Elle continue en disant que "dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal, le fait de fournir des liens cliquables vers des œuvres protégées doit être qualifié de «mise à disposition» et, par conséquent, d’«acte de communication», au sens de ladite disposition." Voilà donc bien que les hyperliens passent sous l’emprise du droit d’auteur…

Mais immédiatement ensuite, la Cour estime que cette forme de communication au public par hyperliens n’est soumise à autorisation préalable que si le lien permet de donner accès à l’oeuvre à un "nouveau public" (entendu comme un public différent de celui auquel les titulaires de droits ont donné accès à l’oeuvre en la mettant en ligne). Or lorsqu’une oeuvre est postée en ligne directement sur Internet, sans restriction d’accès, son public potentiel équivaut déjà à l’ensemble des internautes. Si un tiers décide de faire un lien hypertexte vers cette oeuvre, il ne donne pas accès à cette oeuvre à un "autre public" : c’est toujours la même communauté globale des internautes qui pourra céder à l’oeuvre, mais par un autre chemin.

Spider Web. Par Luc Latour. CC-BY-SA. Source : Flickr.

Avec ce critère de "nouveau public", la Cour parvient à sauvegarder le principe de la liberté de lier, tout en soumettant les hyperliens aux concepts du droit d’auteur. Cela lui permet également de poser des limites à ce principe, parce que selon elle, l’autorisation redevient nécessaire si l’oeuvre a été postée avec des restrictions d’accès (derrière un paywall par exemple) et que l’hyperlien a pour effet de contourner cette restriction.

Une protection relative dans le cadre de la "Guerre des liens"

Même en étant passée par le détour de la "mise à disposition" qui aurait pu être redoutable, la Cour a donc plutôt consacré le principe de la liberté de lier. Et cette consécration est d’autant plus forte qu’elle a assorti sa décision d’une sorte de "cliquet" qui va empêcher les États-membres de l’Union d’utiliser le droit de communication au public pour restreindre au niveau national cette liberté de lier.

La juridiction suédoise qui avait saisi la CJUE lui avait en effet demandé si : "Un État membre [pouvait] protéger plus amplement le droit exclusif d’un auteur en prévoyant que la notion de communication au public comprend davantage d’opérations que celles qui découlent de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29" ? Or la réponse de la Cour est catégorique : les États-membres n’ont pas cette faculté de restreindre la liberté de lier dans le cadre de leur loi nationale en s’appuyant sur la notion de communication au public (ou chez nous de "représentation").

C’est une protection importante que la Cour a mise en place, surtout dans le contexte de "Guerre des liens" que j’évoquais en introduction à ce billet, où l’on voit de plus en plus les législateurs nationaux soumis aux pressions de producteurs de contenus pour se faire reconnaître de nouvelles protections contre des intermédiaires de type moteurs ou agrégateurs.

Mais à mon sens, cette protection ne sera que d’une utilité relative, car l’exemple de la Lex Google allemande nous a montré que ce n’est pas le droit de communication qui a été utilisé pour soumettre au droit exclusif le référencement par les moteurs de recherche. La Lex Google allemande est plutôt passée par la création d’un nouveau droit voisin, ou plus exactement d’un droit auxiliaire (ancillary right) qui bénéficie aux éditeurs de presse, et non par une extension du droit de représentation. Or les États membres ont bien la faculté (d’ailleurs très discutable) de créer de nouveaux droits voisins et la décision Svensson ne sera d’aucune utilité pour éviter la multiplication de ces textes, potentiellement très nocifs pour tout l’écosystème du web et inefficaces contre des acteurs comme Google. L’Espagne s’apprêterait d’ailleurs à son tour à voter une telle Lex Google.

Hyperliens et domaine public de l’information

Ce qui est le plus inquiétant dans cette décision Svensson, c’est de voir l’un des dispositifs les plus essentiels au fonctionnement du Web basculer sous l’emprise du droit d’auteur, alors que jusqu’à présent il était resté dans une "zone grise" de non-régulation relative.

Il est difficile de nommer exactement en quoi consiste cette "zone grise", mais la meilleure façon de le faire est sans doute de parler d’un "domaine public de l’information". Cette notion, relativement méconnue, semble la mieux adaptée pour décrire les libertés fondamentales attachées à certains objets et usages liés à l’information. Au sein de SavoirsCom1, nous en sommes venus à recourir de plus en plus fréquemment à ce concept, notamment en lien récemment avec la question du statut du data mining ou de l’Open Data.

L’UNESCO donne une définition de ce à quoi correspond ce "domaine public de l’information" :

L’UNESCO soutient fortement l’accès au domaine public informationnel ou "indivis mondial de l’information". Ce domaine public informationnel est constitué par l’information publiquement accessible, dont l’utilisation ne porte atteinte à aucun droit légal, ne viole aucun autre droit communautaire (par exemple les droits des populations autochtones) ou n’enfreint aucune obligation de confidentialité.

Le domaine public informationnel englobe donc l’ensemble des oeuvres ou objets de droits apparentés qui peuvent être exploités par quiconque sans autorisation, par exemple parce que la protection n’est pas assurée en vertu du droit national ou international, en raison de l’expiration du délai de protection, ou à cause de l’absence d’un instrument international assurant la protection dans le cas des oeuvres ou objets de droits apparentés étrangers.

Spider web. CC-BY. Par 55Laney69. Source : Flickr

L’existence de ce domaine public de l’information est la condition d’existence de pratiques informationnelles vraiment libres, parce que non-régulées sur la base de branches du droit comme le droit d’auteur. Cela ne veut pas dire que d’autres formes de régulation ne peuvent intervenir. En 2003 par exemple, en France, le Forum des droits sur Internet avait émis une recommandation remarquable sur les liens hypertextes, qui posait plutôt des règles éthiques ou de bonnes pratiques pour encadrer les usages, tout en articulant cette liberté avec les limites de la liberté d’expression ou le respect du droit d’auteur. C’est ce type d’équilibre que la décision Svensson risque à long terme de compromettre. Valérie-Laure Benabou note d’ailleurs dans son commentaire que la Cour aurait pu s’appuyer sur des libertés fondamentales comme le droit d’accès à l’information ou la liberté d’expression pour étayer son raisonnement, mais qu’elle ne l’a pas fait pour rester entièrement sur le terrain du droit d’auteur. Et c’est sans doute le point le plus contestable de sa décision.

Le risque à terme, c’est d’arriver à une régression des droits dans l’environnement numérique, malgré (ou même à cause) du progrès technologique. Car l’hypertexte a une histoire beaucoup plus longue qu’Internet et le Web. Il existait déjà dans son principe dans les manuscrits médiévaux ; il est au coeur même de la démarche encyclopédique, par le jeu des références et des renvois qui cassent la linéarité du texte. La pratique des références citées en notes de bas de pages matérialisait déjà une forme d’hypertexte dans l’ordre du livre. Et les fichiers-matière de notices imprimées rassemblées par des générations de bibliothécaires correspondaient également à des formes d’hypertexte, jusqu’à des projets grandioses comme le Mundaneum de Paul Otlet. Tous ces usages  informationnels sont restés pendant des siècles complètement libres. Ils sont au coeur de rouages essentiels du fonctionnement de la pensée elle-même.

Soumettre la logique hypertextuelle à la logique du droit d’auteur, et donc à un paradigme d’appropriation de l’information, est quelque chose qu’on peut percevoir comme un danger. Encore une fois, le passage au numérique est utilisé pour mettre en place une enclosure sur les biens communs de la connaissance (processus que l’on voir également se mettre en place en ce moment en ce qui concerne le data mining).

Consacrer la légitimité de la référence

La décision Svensson laisse aussi dans l’ombre une question importante, à savoir l’incidence sur la liberté de lier de pointer vers un contenu mis en ligne sans l’autorisation des titulaires de droits. Le critère du "nouveau public" me paraît plutôt défavorable à ce type de pratiques, qui sont indissociables aujourd’hui du partage des oeuvres en ligne, via les annuaires de liens ou les trackers Torrent. Mais la Cour ne s’étant pas prononcée explicitement, l’arrêt Svensson ne nous dit rien de plus que ce qui figure déjà dans la jurisprudence.

Si l’on souhaite légaliser les pratiques de partage non-marchand des oeuvres, la question des liens hypertexte est pourtant centrale. Dans les propositions de réforme du droit d’auteur de la Quadrature du net, un point complet est consacré à la reconnaissance de la légitimité de la référence :

Internet se caractérise avant tout par la possibilité de rendre accessible à travers un lien tout contenu publié lorsqu’on connaît son URL. Cette possibilité est l’équivalent contemporain de la possibilité de référencer un contenu publié. Le fait de référencer à travers des liens des contenus accessibles est une condition primordiale de la liberté d’expression et de communication. Ainsi, les prétentions de certains sites d’empêcher les usagers du Web de créer des liens profonds pointant directement sur un contenu qui est accessible lorsqu’on connaît son URL, constituent des atteintes inacceptables au droit de référence et à la liberté d’expression. Il est inquiétant que certains aient prétendu légitimer cette interdiction par la perte de revenus publicitaires qui résulterait de tels liens [...]

Il existe un lien entre cette liberté générale de référence et la reconnaissance légale du partage non marchand d’œuvres numériques entre individus proposée dans le point précédent. Dans le contexte de cette reconnaissance, le fait de créer des répertoires de liens vers des fichiers numériques rendant possible la pratique de ce partage est une activité légitime, qu’elle soit pratiquée par des acteurs commerciaux ou non. A l’opposé, la centralisation sur un site d’œuvres numériques relève toujours de l’application du droit d’auteur ou copyright et reste soumise à autorisation ou licence collective.

La décision Svensson a une valeur jurisprudentielle. Elle va s’imposer dans toute l’Union européenne, mais une consultation est en cours actuellement, lancée par la Commission européenne à propos de la réforme de la directive sur le droit d’auteur. Une question posée dans cette consultation concerne directement les liens hypertexte. La Commission demande explicitement à la question 12 si les hyperliens doivent être soumis ou non au droit exclusif des titulaires de droits. Elle demande également ailleurs si le concept de "mise à disposition" (making available) a produit des résultats satisfaisants depuis son introduction en 2001 dans la directive.

Cette consultation permettra donc soit de conforter, soit de remettre en cause la jurisprudence Svensson. C’est dire que la destinée de la liberté de lier ne s’arrêtera pas avec cette décision. Les citoyens conscients de ces enjeux fondamentaux autour des hypertextes devraient saisir cette occasion pour répondre à la Commission et lui dire que les hyperliens devraient être laissés dans le domaine public de l’information, d’où on n’aurait jamais dû les enlever, car c’est le lieu où les vraies libertés peuvent naître et s’épanouir.

PS : le meilleur article que j’ai pu lire au sujet de cet arrêt Svensson a été publié sur Wired : "Copyright needs a dramatic rethink for digital realm". Il souligne très bien le problème d’avoir étendu l’emprise du droit d’auteur aux liens hypertexte et pointe les incohérences qui pourraient découler d’une telle décision.


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Les deux économies de la connaissance (Séminaire Fondation Copernic)

samedi 15 février 2014 à 20:07

Mardi dernier, la Fondation Copernic et la revue Mouvements ont organisé un séminaire sur le thème de l’"Économie de la Connaissance et de la Culture", au cours duquel j’ai été convié à faire une présentation.

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Image par Public Domain Pictures. CC0. Source : Pixabay.


Les membres de la Fondation avaient choisi d’aborder la question sous l’angle des mutations induites par le passage à une économie de la connaissance :

Nous entendons souvent dire que les nouveaux gisements de croissance, pour les pays développés, sont à rechercher dans la valorisation de la "matière grise". Pour sortir de la crise, écologique, économique, voire politique, rien ne serait, dès lors, plus pertinent que de miser sur l’économie de la connaissance et de la culture.

N’utilisant que de l’immatériel (la fameuse "matière grise"), celle-ci permettrait un développement sans fin, du moins dans une société où les acteurs économiques seraient eux-mêmes devenus les parfaits rouages de cette économie de la connaissance.

Mais si cette économie est synonyme de gisements inespérés à une époque où les moteurs de la croissance se font rares, on peut se demander ce qu’entraîne, pour la connaissance et la culture, c’est-à-dire pour les individus qui en sont les producteurs et ceux qui en sont les consommateurs, ce passage à l’économie [...] Les formes traditionnelles du savoir peuvent-elles entrer dans cette économie ou cette économie implique-t-elle, au contraire, une modification en profondeur du contenu même de ce savoir ?

Pour répondre à ces questions, nous avons voulu comprendre quelles formes prenaient la connaissance et la culture dans un monde où elles se transforment en marchandises.

Il se trouve que l’actualité de la semaine présentait un élément intéressant à prendre comme point de départ, puisque lundi nous avons appris que pour la première fois, la capitalisation boursière de Google s’était hissée au deuxième mondial, en passant devant celle du groupe pétrolier Exxon (Apple occupant le premier rang). Un vrai symbole de l’essor des entreprises ayant misé sur le "capitalisme cognitif", selon l’expression de Yann Moulier-Boutang, par rapport aux firmes de l’âge industriel centrées sur l’exploitation des ressources rares. Dans ma présentation, j’ai essayé de montrer qu’il existe non pas une, mais deux économies très différentes de la connaissance et de la culture. L’une est centrée sur l’exploitation privative du savoir et de la culture, incarnée par des firmes comme Apple, Google, Facebook, Amazon, de grands groupes d’édition scientifique ou des laboratoires, qui utilisent des titres de propriété intellectuelle (droit d’auteur, marques, brevets) pour capter la valeur.  L’autre économie est organisée au contraire autour de l’ouverture et du partage de la connaissance, avec des exemples comme ceux du logiciel libre, de Wikipédia et d’autres initiatives oeuvrant pour le développement de biens communs de la connaissance. Ces deux économies s’appuient parfois l’une sur l’autre, mais il existe une tension et même un conflit latent entre leurs deux logiques, qui sera sans doute un des traits dominants du 21ème siècle.

La Fondation Copernic avait également invité Angélique Del Rey, professeur de philosophie qui travaille sur la question de l’enseignement. A priori, j’avais du mal à voir le lien direct entre son propos et le sujet de l’économie de la connaissance, mais il est apparu de manière très claire au fil de l’exposé. Angélique Del Rey étudie la manière dont les connaissances transmises à l’école ont été progressivement transformées en "compétences", plus facilement modélisables et évaluables. Cette mutation est directement reliée à une conception du savoir réductible à sa valeur d’échange, notamment sur le marché du travail. Il prépare les individus issus du processus éducatif à entrer dans une économie de la connaissance qui n’attache d’importance au savoir qu’en tant qu’il est appropriable, marchandisable, brevetable. Une partie de la "crise du sens" qui frappe l’École et l’Université est directement liée à ce reformatage "propriétaire" de la connaissance.

Il se trouve que cette semaine, une autre nouvelle nous est parvenue, qui concerne les mutations induites par l’économie de la connaissance et génère un peu d’espoir quant à la possibilité que des modèles alternatifs au capitalisme cognitif émergent et se développent. L’Équateur a en effet lancé une initiative dénommée FLOK (Free Libre and Open Knowledge), qui vise à faire travailler un ensemble d’experts mondiaux autour de l’idée d’une transition vers une société reconstruite autour du concept de connaissance ouverte.

FLOK

Une vidéo a été mise en ligne où Michel Bauwens, directeur de la P2P Foundation chargé de coordonner ce programme FLOK, en décrit les grandes lignes. Il explique comment un changement de paradigme pourrait se produire dans une société où l’Open Source, l’Open Access, l’Open Design, l’Open Manufacturing deviendraient la règle, dans tous les secteurs d’activités, de la culture à l’agriculture, en passant par la production ou la recherche.

L’intervention est entièrement retranscrite en anglais sur le site de la P2P Foundation et Michel Bauwens annonce que le programme FLOK produira une série de recommandations suite à une conférence qui se tiendra en mars ou en mai de cette année. Cette réflexion comporte aussi un fort volet social, dont on pourra prendre la mesure en lisant cet autre communiqué  du programme FLOK intitulé "Pourquoi la connaissance ouverte ne suffit plus" et qui prône le passage de l’Open Knowledge au "Social Knowledge".

Il faudra rester à l’écoute de ces travaux qui marquent peut-être le début de quelque chose d’important…


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