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Open Data culturel : enfin des archives libres, sous le signe du partage à l’identique

dimanche 29 septembre 2013 à 13:40

J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire à de nombreuses reprises : l’ouverture des données publiques s’est avérée délicate dans le champ culturel et c’est en particulier vrai pour les archives, où l’on ne trouvait jusqu’à la semaine dernière aucun exemple de démarche que l’on puisse vraiment qualifier d’Open Data. Mais les archives municipales de la Ville de Toulouse ont publié un nouveau règlement relatif à la réutilisation de leurs données qui démontre que l’Open Data est possible pour les archives. Au-delà du seul secteur culturel, ce règlement est également important, parce que pour la première fois, il comporte une clause de partage à l’identique (Share Alike) directement construite à partir de la loi du 17 juillet 1978. Or ce mécanisme, déjà bien connu du secteur du logiciel libre, est susceptible de jouer un rôle régulateur dans les rapports entre secteur public et secteur privé, en empêchant le retour d’enclosures sur les données.

Non seulement gratuites, mais aussi libres : les archives de Toulouse sont les premières en France à s’engager dans une démarche d’Open Data. (Free. Par Sharon Drummond. CC-BY-NC-SA)

La gratuité et au-delà

Comme l’explique sur son blog Jordi Navarro, qui a pris part à la rédaction de ce règlement, le premier grand changement introduit par ce texte, c’est le passage à la gratuité, y compris pour les réutilisations commerciales. On ne le répètera jamais assez : il est impossible de parler d’Open Data tant que les usages commerciaux des données publiques font l’objet de l’application d’une redevance. Jordi Navarro explique bien les raisons qui ont motivé le choix de la Ville de Toulouse pour passer à la gratuité, notamment la volonté de simplification du fonctionnement de l’administration :

[...] les Archives municipales ont très rapidement pu constater que [l'ancien règlement] soulevait plus de problèmes qu’il n’en résolvait. La complexité du système (et notamment la difficulté à définir clairement le caractère commercial de certains usages) faisait que la plupart des agents du service étaient eux-mêmes perdus dans ses méandres juridiques. Ils se trouvaient donc dans l’incapacité bien compréhensible de répondre clairement à une demande de réutilisation.

[...] C’est donc tout d’abord un souci de simplification administrative qui a poussé les Archives municipales à revoir leur copie. Et je pense que c’est un point sur lequel il est nécessaire d’insister. Nous le savons, les arguments politiques en faveur de l’ouverture (démocratie, transparence, etc.) ne sont pas toujours suffisants pour convaincre les décideurs.

Il est donc important de constater qu’au delà de l’idéologie, les nécessités de fonctionnement correct d’un service public, peuvent également être un vecteur d’ouverture. Est-ce synonyme d’une « ouverture au rabais » ? Je ne le pense pas. C’est au contraire une corde supplémentaire que les militants de l’ouverture devraient mettre à leur arc. Libérer ses informations simplifie le travail des agents et leur permet de se consacrer à des tâches plus productives. Et croyez-moi, par les temps qui courent, c’est un argument qui peut avoir beaucoup de poids.

Ce type de témoignage est important, notamment à un moment où le Ministère de la Culture, au niveau central, est engagé dans une évaluation des modèles économiques des redevances de réutilisation des données publiques culturelles.

La gratuité est une condition nécessaire, mais ce n’est pas une condition suffisante de l’Open Data. Par exemple (et contrairement à ce que le titre de cet article laisse penser), le département du Rhône a signé avec le site de généalogie NotreFamille.com une licence gratuite de réutilisation des données de l’état civil et des recensements. Ici, il y a bien gratuité, mais le réutilisateur est toujours obligé de solliciter une autorisation préalable et de signer formellement une licence avant que les données soient mises à sa disposition. C’est contraire aux principes de l’Open Data, qui veulent que ce soit l’administration qui fournisse les données de son propre chef et qu’il n’y ait plus d’autorisation préalable à solliciter.

Tous ces éléments font que les archives municipales de la Ville de Toulouse sont bien les premières en France à s’être engagées dans une véritable démarche d’Open Data. Pour cela, leur règlement à mis en place un intéressant système de licences, prenant en compte toutes les dimensions de la question.

Un système complet de licences

Pour que la volonté d’ouvrir des données produisent des effets tangibles, il faut exprimer cette politique par le biais d’une licence pour indiquer les conditions de réutilisation et fournir un cadre juridique sécurité aux utilisateurs. En France, grosso modo, deux licences se partagent le paysage : la Licence Ouverte/Open Licence d’Etalab et l’ODbL (Open Database Licence). La première est l’équivalent d’une CC-BY (Paternité) ; la seconde d’une CC-BY-SA (Paternité – Partage à l’identique).

L’originalité du règlement de la Ville de Toulouse consiste à ne pas s’être contenté de mettre en place une seule licence, mais d’avoir appliqué un ensemble de licences pour prendre en compte toutes les dimensions possibles. Jordi Navarro à nouveau l’explique très bien sur son blog :

[...] quelles sont les ressources proposées par les services d’archives ?

On trouve principalement

  • des informations publiques. Elle peuvent avoir été reçues (état civil, cadastre, recensements…) ou produites (métadonnées descriptives, essentiellement) par le service. Cette catégorie est régie par la loi 78-753.
  • des œuvres de l’esprit (principalement des photographies et des cartes postales anciennes). Celles-ci peuvent, selon les cas, être dans le domaine public, ou non. Dans ce dernier cas, la mairie peut, ou non, en détenir les droits patrimoniaux. C’est ici le code de la propriété intellectuelle qui s’applique, avec toutes ses « subtilités », ses cas particuliers et ses exceptions.
  • Ces deux catégories sont de plus mises à disposition sous la forme d’une base de données, elle même soumise au droit des producteurs de bases de données, dont la mairie est ici la titulaire.

Vous l’avez compris, nous nous trouvons finalement face à un grand nombre « d’objets juridiques », dont les régimes de réutilisation peuvent être très différents. Il convenait donc d’unifier les systèmes pour proposer un régime commun, qui diffère le moins possible selon les catégories de contenu réutilisées.

Pour y parvenir, les Archives municipales de Toulouse ont fait le choix de proposer trois licences différentes :

  1. Les œuvres dont la mairie détient les droits patrimoniaux sont placées sous Creative Commons, avec les conditions BY-SA (libre réutilisation, sous réserve de mention de la paternité et de partage à l’identique).

  2. Les informations publiques, prises individuellement, sont placées sous le régime de la loi 78-753 (libre réutilisation, sous réserve de citer la source), auquel a été ajoutée une condition supplémentaire de partage à l’identique.

  3. En cas de réutilisation d’une partie « substantielle » du contenu de la base (œuvres et/ou informations publiques), alors la licence ODbL s’applique (libre réutilisation, sous réserve de mentionner la paternité, de partager aux mêmes conditions et de garder ouvert le résultat de la réutilisation).

La démarche est remarquable, car elle permet une ouverture complète des objets mis à disposition par le service d’archives, avec un fil conducteur : le partage à l’identique que l’on retrouve dans les trois cas, qui va obliger les réutilisateurs à placer les productions réalisées à partir de ces objets sous la même licence (Share Alike). A noter également que Jordi précise que la question du domaine public sera bien prise en compte et que les oeuvres numérisées appartenant au domaine public feront l’objet d’un marquage spécifique et pas d’un placement sous CC-BY-SA (qui équivaudrait à un copyfraud, comme ici ou ).

Toulouse. La rue Alsace-Lorraine et le square du Capitole. Source : Archives municipales de Toulouse.

Toulouse. La rue Alsace-Lorraine et le square du Capitole. Source : Archives municipales de Toulouse.

J’aimerais attirer surtout l’attention sur le point n°2 figurant ci-dessus, car en construisant un Share Alike à partir de la loi de 1978, les archives de Toulouse ont introduit une innovation non négligeable, dont la portée dépasse d’ailleurs le seul champ culturel.

Un Partage à l’identique sur les données elles-mêmes

Jusqu’à présent, pour libérer des données en les plaçant sous le signe du partage à l’identique, les administrations pouvaient les placer sous la licence ODbL, proposée par l’Open Knowledge Foundation. Cette licence a été utilisée à partir de 2009 par la Ville de Paris, qui l’a traduite en français à cette occasion et elle a été choisie depuis par un certain nombre de collectivités territoriales.

Elle comporte une clause de partage à l’identique formulée ainsi :

Vous partagez aux conditions identiques : si vous utilisez publiquement une version adaptée de cette base de données, ou que vous produisiez une création à partir d’une base de données adaptée, vous devez aussi offrir cette base de données adaptée selon les termes de la licence ODbL.

Carte de l’Open Data en France (LibertTic. GPL + ODbL). En cliquant sur les différentes collectivités, on peut voir les licences utilisées.

L’ODbL est une licence importante, utilisée dans de grands projets comme OpenStreetMap, et elle a eu le mérite d’être la première à adapter la logique des licences libres à la question spécifique des bases de données. Mais elle présente aussi à mon sens quelques défauts, comme celui d’être justement ancrée dans le droit des bases de données, issu de la directive de 1996.

Or celui-ci se caractérise par sa complexité, si bien qu’il peut s’avérer difficile de savoir quand précisément se « déclenche » la clause de partage à l’identique. En effet, le droit sui generis reconnu aux producteurs de bases de données ne s’appliquent pas aux données elles-mêmes, mais à la base, et c’est uniquement lorsque des « extractions substantielles » de données, d’un point de vue quantitatif ou qualitatif, sont effectuées qu’il entre en jeu. La loi ne dit pas exactement ce qu’on doit entendre par extraction substantielle, et c’est la jurisprudence notamment européenne, qui a tracé les contours de la notion, d’une manière relativement compliquée.

Il en résulte une incertitude sur la portée réelle du partage à l’identique appliqué aux bases de données et on n’est finalement pas dans la même situation qu’avec les logiciels libres, pour lesquels la question du « copyleft » est bien balisée. C’est là que le règlement de la Ville de Toulouse apporte à mon sens un vrai plus.

Copyleft. All Rights Reversed.

Car en effet, en plus de retenir l’ODbL pour sa base, la Ville a mis en place un Partage à l’Identique appliqué directement sur les données elles-mêmes, ancré dans la loi du 17 juillet 1978. Ce mécanisme est prévu à l’article 5 du règlement et je graisse ci-dessous les dispositions relatives au Share Alike :

5.1. Informations publiques

Les informations publiques sont réutilisables selon les termes de la loi 78-753 et du contrat de licence de réutilisation des informations publiques dont un exemplaire est annexé au présent règlement.

Le réutilisateur a pour obligation de mentionner la source des informations, sous la forme suivante :« Ville de Toulouse, Archives municipales, cote». Cette mention devra figurer, de manière visible,à proximité immédiate des informations réutilisées.

Par ailleurs, le sens de l’information publique ne doit pas être dénaturé.

Si le réutilisateur partage l’information publique, il ne peut le faire que sous une licence identique ou similaire à celle-ci.

Si le réutilisateur utilise l’information publique pour produire une création, il n’a le droit de distribuer sa création que sous une licence identique ou similaire à celle-ci.

Si les informations publiques contiennent des données à caractère personnel, leur réutilisation est conditionnée par le strict respect de la loi 78-17 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.

Cela avait été l’une des difficultés des débuts de l’Open Data en France de devoir créer une licence adaptée à partir de la loi du 17 juillet 1978. C’est le Ministère de la Justice qui était parvenu le premier à le faire, avec sa licence IP, grâce aux efforts de Thomas Saint-Aubain. La même démarche a été reprise ensuite pour produire la Licence Ouverte/Open Licence d’Etalab, qui s’applique par défaut aux données versées sur data.gouv.fr.

Mais la Licence Ouverte est l’équivalent d’une licence CC-BY, imposant seulement la mention de la source des données. Pour avoir participé aux travaux qui ont présidé à sa rédaction, je sais que l’hypothèse de mettre en place un Partage à l’Identique a été explicitement écartée et que ce choix est désormais fermé aux administrations centrales.

C’est là où le règlement de la Ville de Toulouse est important : il offre l’alternative d’appliquer cette option de Partage à l’identique, non plus à la base de données, mais aux données elles-mêmes. Peu importe qu’une partie substantielle ou non des données figurant dans la base soit réutilisée, le Share Alike s’appliquera et le réutilisateur sera obligée de partager à son tour à l’identique.

Le Share Alike du règlement de la Ville de Toulouse s’applique directement aux données et pas seulement à la base (Data. Par Neerravhbatt. CC-BY-NC-SA)

De plus, l’effet du Partage à l’identique est plus puissant dans le règlement de la Ville de Toulouse que dans l’ODbL , car sa portée va plus loin. Dans l’ODbL, si le réutilisateur produit une « création » à partir des données (imaginons une infographie, une carte, une application, etc), il n’est pas obligé de placer celle-ci directement sous ODbL. C’est seulement si pour ce faire, il produit une base de données dérivée, qu’il devra placer ladite base sous la même licence. Avec le règlement de la Ville de Toulouse, la création elle-même doit être placée sous licence ouverte et c’est la même chose pour le partage des informations « brutes » sans production d’une base de données dérivée.

Cette portée accrue du partage à l’identique est très importante, car elle peut avoir une influence directe sur l’équilibre des relations entre le secteur public et le secteur privé.

Penser les données publiques comme un bien commun, préservé des enclosures

Le champ des archives présente en effet une structure particulière, qu’il ne faut pas oublier. En effet, on est dans une situation où quelques gros acteurs économiques (des firmes comme Ancestry, mais surtout NotreFamille.com) ont atteint une masse critique, qui les place dans une situation privilégié pour l’accès aux données. NotreFamille.com par exemple, s’il pouvait récupérer toutes les données des services d’Archives départementales, deviendrait un point d’accès incontournable à ces informations pour les citoyens, qui devraient alors payer pour le faire.

Le fait que des informations publiques soient réutilisées à des fins commerciales n’est pas un problème en soi (c’est l’un des buts de l’Open Data). Mais on doit se poser la question de savoir s’il est légitime qu’un acteur puisse puiser dans les données publiques et les « enfermer » dans une base propriétaire, sans permettre à son tour la réutilisation.

Si l’on veut que les données publiques constituent de véritables biens communs, au sens fort du terme, alors qu’il faudrait être en mesure de prévenir ces phénomènes de réappropriation exclusive, que l’on peut considérer comme des enclosures. Jordi Navarro avait déjà écrit à ce sujet un billet fondamental sur son blog : « Entre ouverture et enclosure : les biens communs contaminants« . Il explique très bien où se situe le risque d’enclosure avec le projet de NotreFamille.com :

Notrefamille.com projette de diffuser [le patrimone culturel], avec cependant deux différences majeures. La première, et pas des moindres, est qu’il faudra cette fois payer pour y accéder. La seconde réside dans la mise en place d’une indexation très fine des actes facilitant la recherche.

[...] Nous avons d’un côté un bien commun, et de l’autre un acteur privé qui souhaite y poser une clôture pour l’exploiter économiquement grâce à un progrès technique. C’est le schéma exact de l’enclosure.

Il serait bien sûr aisé de se dire que cela importe peu tant que, par ailleurs, le patrimoine reste en accès libre. Les citoyens auraient ainsi le choix entre profiter gratuitement de la ressource ou le faire en payant, mais en bénéficiant d’une technique plus performante. Ce serait, en somme, un système gagnant-gagnant, chacun y trouvant son compte.
Sauf que la première clôture aura bien été posée. Le mouvement général tiendrait là son point de départ.

Le projet de Notrefamille.com est donc réellement porteur de ce risque d’enclosure.

Un excellent prezi, toujours par Jordi Navarro, pour expliquer les liens entre Archives et Biens communs.

Un excellent prezi, toujours par Jordi Navarro, pour expliquer les liens entre Archives et Biens communs.

Et il explique ensuite que le moyen de lutter contre l’enclosure ne consiste pas à refuser la réutilisation commerciale (ce qu’un certain nombre de services d’archives ont essayé de faire en vain en s’appuyant sur « l’exception culturelle » de la loi de 1978) ou de faire payer NotreFamille.com par le biais de licences commerciales (ils sont tout à fait prêts à payer s’ils peuvent refermer ensuite). La solution ne peut venir que de la mise en place d’une clause de partage à l’identique qui garantira que les données publiques restent un bien commun :

La réponse à l’enclosure existe et elle n’est pas dans l’interdiction de réutilisation. Elle consiste, je pense, à considérer que le patrimoine est un bien commun et qu’il doit le rester quel que soit son mode d’exploitation. La clôture est interdite, seul l’accès à l’innovation peut être soumis à un paiement. Autrement dit : le patrimoine doit toujours être en accès libre.

[...] Il y aurait quelque chose de noble pour les archivistes à abandonner leurs réticences pour adopter ce genre de licence. Ils feraient ainsi du patrimoine culturel un bien commun contaminant, dont les caractéristiques se transmettraient à chaque création qu’il aurait suscitée. Toute innovation réalisée à partir d’un bien commun devient elle-même un bien commun.

Si l’on applique le règlement de la Ville de Toulouse à un acteur comme NotreFamille.com, il serait obligé de garder un accès ouvert et gratuit aux informations récupérées dans les services d’archives et plus encore, il serait obligé de placer sous la même licence son indexation fine produite à partir de ces données. L’usage commercial reste entièrement possible, mais la stratégie de valorisation ne peut plus être fondée sur le fait d’ériger des enclosures sur ce qui est commun. Il y aurait donc tout intérêt à ce que des services d’archives départementales adoptent le même règlement que la Ville de Toulouse, car ce sont eux les cibles privilégiées par NotreFamille.com.

***

En 2010, j’avais écrit un billet intitulé « Les données culturelles resteront-elles moins libres que les autres ?« . Le chemin a été long depuis et les obstacles difficiles à lever, notamment ceux posés par la question épineuse des données personnelles ou par la fameuse « exception culturelle » en matière de réutilisation des données publiques. Heureusement, la jurisprudence a apporté peu à peu des clarifications et même la politique du Ministère de la Culture semble aujourd’hui évoluer en faveur de l’Open Data.

Il faudra rendre hommage au service des Archives municipales de Toulouse d’avoir été les premiers à incarner les principes de l’Open Data dans le secteur des archives. Le règlement qu’ils proposent ouvre une nouvelle voie pour les institutions culturelles, mais au-delà, il réinterroge le processus d’ouverture des données publiques dans son ensemble, en remettant la question du partage à l’identique au centre du débat, et derrière-elle celle de l’équilibre des rapports entre le secteur public et le secteur privé.


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Bibliothèques et Biens Communs ; Bibliothèques comme Biens Communs

mercredi 25 septembre 2013 à 08:19

A l’invitation de Lionel Dujol, j’ai eu l’occasion d’intervenir sur les rapports entre les bibliothèques et les biens communs, à la médiathèque de Romans-Sur-Isère.

Lorsque je fais ce genre de présentations, j’aime bien commencer par montrer cette photo que j’ai prise d’une étiquette collée sur un ouvrage emprunté dans le réseau des bibliothèques de la ville de Paris.

Par Lionel Maurel. CC-BY

Par Lionel Maurel. CC-BY

Les bibliothécaires qui ont collé cette étiquette sur ce livre s’adressent à leurs lecteurs en leur disant que ce livre constitue « leur bien commun ». On retrouve d’ailleurs en effet certaines caractéristiques de la théorie des biens communs : l’idée d’une ressource partagée fragile à protéger et un corps de règles à respecter au sein d’une communauté pour assurer la durabilité de la ressource dans le temps.

Mais les livres physiques d’une bibliothèque constituent en réalité davantage un bien public qu’un véritable bien commun, d’après le sens que l’analyse économique attache à ces notions. Et même si biens publics et biens communs sont souvent liés (comme c’est le cas pour des questions comme la gestion de l’eau par exemple), il s’agit bien de deux notions distinctes.

Les bibliothèques entretiennent en réalité des liens complexes avec la notion de biens communs. Elles incarnent en effet l’idée d’une mise en partage de la culture, au sein d’une sphère non-marchande. Elles peuvent contribuer à la constitution de biens communs, notamment lorsqu’elles ouvrent les conditions de réutilisation de leurs métadonnées ou des contenus qu’elles numérisent ou lorsqu’elles incitent leurs usagers à en creer . Elles peuvent également avoir un rôle important dans la médiation de contenus culturels libres et ouverts auprès de leur public. Leurs espaces physiques peuvent aussi être organisés de manière ouverte (et cela devrait être un des axes de la réflexion sur les tiers-lieux, qui existe déjà au niveau des FabLabs par exemple). Mais les bibliothèques peuvent aussi parfois fragiliser, voire menacer directement des biens communs essentiels (comme le domaine public). Et leur mode de gouvernance n’est pas forcément compatible avec l’horizontalité qui caractérise la gestion en commun. Les choses sont donc ambivalentes et j’essaie de tracer quelques pistes dans la présentation ci-dessous :

Il existe une notion de « Commonification of Public Services » qui traduit le fait pour un service public de participer à la logique des biens communs, en changeant ses modes de fonctionnement et de gouvernance. C’est sans doute la direction à creuser pour renforcer la connexion entre bibliothèques et biens communs.

Notez que dans le cadre du festival Villes en Biens communs, qui aura lieu du 6 ou 20 octobre prochain, plusieurs bibliothèques et médiathèques se sont associées à l’initiative pour proposer des évènements. Organisé par plusieurs collectifs et associations dont SavoirsCom1, ce festival se donne pour objectif de rendre visibles les initiatives qui existent en France autour des biens communs et de faire se rencontrer les communautés impliquées.

villesOn trouve notamment  :

Ce sera autant d’occasion d’interroger en action les relations entre bibliothèques et biens communs et je vous en reparlerai dans S.I.Lex !

Je termine en vous recommandant fortement cette courte présentation réalisée dans le cadre de Villes en biens communs, qui permet rapidement de se familiariser avec la notion :

PS : message à mes collègues bibliothécaires, si vous voulez proposer des évènements dans le cadre de Villes en biens communs, il est encore possible de le faire. Et si ce sujet vous intéresse, mais que vous voulez davantage le découvrir, un forum ouvert aura lieu le 12 octobre à Paris, qui sera l’occasion d’échanger et de rencontrer les acteurs impliqués.


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Coπright : le jour où le nombre Pi faillit être copyrighté…

lundi 23 septembre 2013 à 01:58

π= 3.14159 26535 89793 23846, etc. On a déjà beaucoup écrit sur le rôle et la symbolique du nombre Pi, que ce soit dans l’histoire des mathématiques, de la philosophie ou encore de l’art. La fascination exercée par ce nombre pas comme les autres a pu conduire à lui prêter des vertus mystiques ou des pouvoirs secrets. Mais π entretient aussi des rapports intéressants avec le droit et en particulier avec la propriété intellectuelle. Ce qui ne manque pas d’ailleurs d’être assez cocasse,  car l’acronyme de la Propriété Intellectuelle est justement… P.I. !

Pi : The Transcendental Number. Par Tom Blackwell. CC-BY-NC. Source : Flickr.

Pi : The Transcendental Number. Par Tom Blackwell. CC-BY-NC. Source : Flickr.

Les hasards des chemins sur la Toile m’ont fait tomber sur une vidéo sur Youtube, qui raconte l’histoire incroyable d’un homme qui voulut déposer un copyright sur le nombre Pi et qui arriva presque à ses fins.  Mais ce n’est pas le seul lien que l’on peut faire entre π et le droit d’auteur, comme vous allez le voir, et il y a des enseignements assez intéressants à tirer de ce récit en apparence délirant.

L’homme qui voulut s’approprier le nombre Pi

Son nom est Edwin Goodwin, physicien et mathématicien amateur qui vécut aux Etats-Unis à la fin du 19ème siècle. Son histoire est racontée dans la vidéo ci-dessous par James Grim, professeur à Cambridge intervenant sur la chaîne Youtube Numberphile, dédiée aux mathématiques.

Edwin Goodwin prétendit en 1897 être parvenu à résoudre le problème réputé insoluble de la Quadrature du cercle (consistant pour mémoire à construire un carré de même aire qu’un cercle donné à l’aide d’une règle et d’un compas). Pour arriver à ses fins, il avait cependant été obligé d’arrondir grossièrement le nombre Pi à… 3,2 ! Or après avoir fait cette « découverte », il ne se contenta pas de pousser un Eureka. Il conçut le projet de « copyrighter » cette preuve, de façon à ce que toute personne qui voudrait la réutiliser soit obligée de lui verser des royalties.

Mais dans un élan de générosité, lui qui était natif de l’Indiana, souhaita faire une exception pour que sa découverte puisse rester libre d’utilisation à des fins pédagogiques dans cet Etat. Pour ce faire, il soumit une proposition de loi à la chambre des représentants de l’Indiana, avec un texte (consultable ici) qui tendait à consacrer sa découverte comme une vérité mathématique, à redéfinir Pi comme égal à 3,2 et à lui reconnaître un droit exclusif sur le tout. Wikipedia contient un article consacré à cet étrange « Indiana Pi Bill » dont voici le titre exact : « A Bill for an act introducing a new mathematical truth and offered as a contribution to education to be used only by the State of Indiana free of cost by paying any royalties whatever on the same, provided it is accepted and adopted by the official action of the Legislature of 1897″. Le procédé était malin puisque l’exception de l’Indiana permettait de confirmer la règle de la propriété pour le reste du monde !

Or – et c’est là sans doute le plus extraordinaire dans cette histoire – cette proposition de loi ubuesque, après être passée par différents comités de l’assemblée, finit par être soumise au vote des représentants, qui l’adoptèrent… à l’unanimité des voix ! Voilà donc le nombre Pi devenu la propriété d’un homme, amputé qui plus est de sa fameuse suite de décimales… Mais l’histoire ne s’arrête pas là, car le hasard voulut qu’au moment du vote, un professeur de mathématiques du nom de Clarence A. Waldo, assistait aux débats et il fut horrifié par ce qu’il entendit.

Squared Circles : Sphere Squared. Par Cobalt23. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

La loi n’était cependant pas encore définitivement adoptée, car il restait à ce que le Sénat de l’Indiana l’examine. Waldo lança alors une campagne auprès des sénateurs pour leur montrer l’ineptie de ce texte, ainsi que remettre en cause la soit-disant « solution » apportée par Edwin Goodwin au problème de la Quadrature du cercle. Il y parvint si bien qu’au moment de voter, les sénateurs rejetèrent la loi en une demi-heure, non sans s’être copieusement moqués des prétentions de Goodwin et en rappelant qu’il n’appartient pas au législateur de décréter la vérité mathématique.

C’est ainsi que le nombre Pi demeura un bien commun de la connaissance, faisant partie du domaine public et du fonds commun des idées et des concepts dans lequel chacun est libre de puiser sans entrave. La Quadrature du cercle a conservé son mystère et le mathématicien Ferdinand von Lindemann est même parvenu à démontrer que ce problème ne pouvait être résolu. Mais l’étrange syndrome d’appropriation qui s’était emparé d’Edwin Goodwin frappe encore périodiquement. En mars 2013, un Patent Troll américain a ainsi essayé sans succès de déposer un brevet sur une formule mathématique. Et le mois suivant, un scientifique a écrit un article dans une revue pour défendre l’idée selon laquelle les brevets ne devraient pas protéger seulement les « inventions », mais tout ce que l’esprit humain produit de nouveau, y compris les découvertes mathématiques…

A qui appartient la musique de Pi ?

La question de l’appropriation du nombre Pi a cependant une nouvelle fois rebondi à l’occasion d’une autre affaire, tout aussi étrange que celle que nous venons de voir ci-dessus. Tous les ans le 14 mars, on célèbre le « Pi Day » dans le monde (le jour de Pi, parce que cette date s’écrit 3/14 dans les pays anglo-saxons). Or en 2011, un musicien eut l’idée de contribuer à cette journée en créant une « musique de Pi ». Il associa pour cela à chacune des décimales une note qu’il joua avec plusieurs instruments et il posta sur YouTube la vidéo résultant de cette « interprétation » du nombre π.

L’idée était inventive et charmante, mais voilà que notre musicien eut la mauvaise surprise de recevoir une de ces fameuses notifications de retrait dont Youtube a le secret. Un autre compositeur dénommé Lars Erickson avait eu la même idée 20 ans auparavant et avait écrit une Symphonie de Pi, sur laquelle il avait déposé un copyright. Par ce biais, il exigea et obtint le retrait de la vidéo sur la base de cette « propriété » qu’il revendiquait…

L’affaire dégénéra au point que les tribunaux américains furent saisis et voilà donc  que la question de la propriété qu’un humain pouvait revendiquer sur le nombre Pi était à nouveau posée. Après une année d’examen de l’affaire, les juges choisirent avec humour le Pi Day pour rendre leur décision dans laquelle ils appliquèrent un des principes fondamentaux du droit d’auteur : la distinction entre les idées et leur mise en forme :

La principale similitude entre la Symphonie de Pi et la vidéo « What Pi sounds like » réside dans le motif musical formé en transposant les chiffres de Pi à un ensemble de notes de musique. Ce motif n’est pas en lui-même protégé par le copyright que M. Erickson détient sur la Symphonie de Pi. Le nombre Pi est un fait non protégeable, et la transcription de Pi en une musique constitue une idée non protégeable. Le motif de notes qui en résulte est une expression qui se confond avec l’idée non protégeable de mettre Pi en musique : l’attribution de chiffres aux notes de musique et le fait de jouer ces notes dans la séquence de Pi est une idée qui ne peut être exprimée qu’en en un nombre fini de façons. Cela ne signifie pas que le copyright de M. Erickson est invalide, mais seulement que M. Erickson ne peut utiliser son droit pour empêcher les autres d’employer ce modèle particulier de notes de musique.

Les juges rejetèrent donc les prétentions de Lars Erickson et la vidéo de la musique de Pi refit son apparition sur Youtube, où elle a été vue depuis près d’un million de fois. Voilà donc le nombre Pi réintégrant une nouvelle fois le domaine public après avoir risqué d’en être arraché. Mais l’histoire n’est toujours pas finie…

Pi-unrolled. Par John Reid & Arpad Horvath. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Si tout est dans π, plus de P.I. ?

En effet, il existe peut-être un lien beaucoup plus profond encore entre le domaine public et le nombre Pi.

Pi constitue en effet ce que l’on appelle un nombre irrationnel, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être exprimé sous la forme d’une fraction de deux nombres entiers relatifs. Pour certains de ces nombres,  la suite des décimales de  se développe à l’infini et l’on peut trouver dans cette séquence sans fin n’importe quelle suite finie de chiffres. On appelle ces objets mathématiques particuliers des nombres-univers et on soupçonne fortement (sans que la preuve définitive ait été apportée) que Pi en est un.

Pi Island. Par fdecomite. CC-BY-SA. Source : Flickr.

Or dans ce billet intitulé « Tout est dans Pi », le blog Science étonnante fait  un parallèle surprenant (et très perturbant aussi…) entre ces caractéristiques des nombres-univers et l’existence même de la propriété intellectuelle :

Là où le concept de nombre univers devient perturbant, c’est quand on commence à le transposer aux lettres. Par exemple si vous prenez votre nom, que vous le transformez en une suite de chiffres en utilisant le code A=01, B=02, …, Z=26, eh bien votre nom se trouve aussi quelque part dans Pi. Et si je traduis « Cogito ergo sum »  avec ce même code, j’obtiens la suite

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qui doit s’y trouver aussi. Finalement Descartes n’a rien inventé.

Et on peut aller encore plus loin : prenez l’intégralité du Seigneur des Anneaux de Tolkien, traduisez-le en chiffres, et vous obtenez une suite énorme mais finie, qui se trouve aussi quelque part dans les décimales de Pi. Et ça marche aussi avec

  • « Soins et beauté par l’argile et les plantes » de Rika Zarai,
  • La Bible,
  • Imagine de John Lennon,
  • Le brevet du téléphone de Graham Bell,
  • Germinal de Zola
  • Germinal, dans une version où le personnage principal s’appellerait Tintin,
  • Germinal, dans une version où le personnage principal s’appellerait Milou,
  • et toute oeuvre passée, présente ou fictive…

Cela rend un peu étrange la notion de propriété intellectuelle, comme si les auteurs n’étaient que des découvreurs ou des déchiffreurs…

Nous arrivons donc à la conclusion que π, qui a connu bien des aventures pour ne pas finir approprié, serait en réalité une gigantesque « bibliothèque », qui contiendrait toutes les oeuvres écrites à ce jour, mais aussi toutes les oeuvres à venir et celles, potentielles, qui ne seront jamais créées, à l’instar de la fabuleuse Bibliothèque de Babel de Borgès.

Et si toutes les oeuvres préexistent quelque part avant que les hommes ne les fassent advenir, la propriété qu’ils peuvent revendiquer sur elles n’est-elle pas une illusion, voire une imposture ? Voilà donc que le nombre Pi viendrait justifier les théories d’un Richard Stallman sur l’inexistence de la propriété intellectuelle, ce « séduisant mirage, » ou le jugement sévère du regretté Albert Jacquard, qui dénonçait les dangers inhérents au faux concept de propriété intellectuelle : « Derrière le mot de propriété intellectuelle, se camoufle le désir de tromper ». Ses propos rappellent beaucoup l’aventure d’Edwin Goodwin et du nombre Pi :

***

Voilà donc les liens tortueux et étonnants qui existent entre la propriété sur les choses de l’esprit et le nombre Pi. Mais je ne peux pas terminer sans relever que Pi est également le symbole de la Quadrature du Net, à laquelle j’ai le très grand honneur d’appartenir, et qui agit pour la défense des libertés numériques contre les dérives du droit d’auteur. Et à la réflexion on ne peut s’empêcher de penser qu’aucun autre signe n’aurait pu mieux convenir à cette association que le nombre Pi, déchiré entre tentatives d’appropriation et incarnation d’un bien commun de la connaissance qui contiendrait tous les autres…

Pour sa campagne de soutien, la Quadrature vous propose d’ailleurs en échange d’un don de recevoir un Pi-xel de couleur, qui ira se fondre dans l’image du nombre π et on vous offrira même un certificat avec les 1000 premières décimales. Voilà une manière de posséder un petit bout de Pi sans empêcher qu’il appartienne à tous ! Il en reste encore quelques-uns à adopter et nous avons besoin de vous pour faire en sorte de réconcilier le droit d’auteur avec les libertés.

Cliquez sur l’image pour faire un don !


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Un objet qui ne respecte pas les droits du lecteur mérite-t-il de s’appeler livre ?

vendredi 20 septembre 2013 à 08:18

Hier devant la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée était discutée une proposition de loi présentée par le rapporteur Christian Kert de l’UMP, dont le but est d’interdire la gratuité des frais de port afin de préserver les libraires de la concurrence d’Amazon. Au cours de la discussion, la députée Isabelle Attard (EELV) s’est attachée à démontrer qu’une telle mesure « ne peut prétendre changer quoi que ce soit à l’état du commerce du livre en France » et qu’elle revenait à « prendre le problème par le petit bout de la lorgnette ». 

Au lieu d’essayer de rétablir l’équilibre de l’écosystème du livre par le biais d’une Lex Amazon, elle s’est livrée une analyse beaucoup plus générale de la question du livre numérique et a proposé une mesure très intéressante, qui pourrait s’avérer bénéfique pour les libraires, mais aussi pour les lecteurs.

Book, Ball and Chain. Par Kurtis Garbutt. CC-BY-ND. Source : Flickr

Book, Ball and Chain. Par Kurtis Garbutt. CC-BY-ND. Source : Flickr

S’attaquer aux « jardins clos »

Sa proposition cible en effet la stratégie d’intégration verticale d’Amazon, qui par le recours à des formats propriétaires empêchant l’interopérabilité avec d’autres appareils que son Kindle, lui a permis d’attacher ses clients à son écosystème, en prenant un avantage sur ses concurrents.

Françoise Benhamou, analysant le système mis en place par Amazon, avait d’ailleurs estimé que la loi sur le prix unique française avait manqué son objectif de contenir l’appétit dévorant d’un tel acteur :

L’intégration verticale, c’est aussi la vente des matériels qui assurent une sorte de capture des comportements d’achat du consommateur [...] Face à cette force d’attraction, la loi ne peut rien. En focalisant les efforts sur une loi sur le prix unique n’a-t-on pas oublié de regarder de près un mouvement bien plus inquiétant ? Sur Internet, les attentions sont d’autant plus difficiles à retenir que l’offre est massive et dispersée. L’avantage comparatif d’Amazon est considérable.

Ce système de « jardins clos » qui enferment les livres et les lecteurs n’est d’ailleurs pas le propre d’Amazon, même si c’est sans doute l’acteur qui a poussé le plus loin cette logique. Des firmes comme Apple ou Google, qui ont investi le secteur du livre, s’appuient également sur des écosystèmes contrôlés. Là où le numérique aurait dû permettre au contraire une fluidification des usages, ces pratiques commerciales posent des enclosures informationnelles redoutables sur l’objet-livre numérique.

Un livre verrouillé ne serait plus un livre

Le levier sur lequel Isabelle Attard propose d’agir est d’ordre fiscal : il s’agit de jouer sur la TVA de manière à appliquer aux fichiers verrouillés vendus par Amazon et consorts un taux supérieur. Je retranscris ci dessous ses propos prononcés hier devant la Commission :

Mais j’espère que vous aurez compris que votre PPL, composée d’un unique article, ne peut prétendre changer quoi que ce soit à l’état du commerce du livre en France. Vous auriez pu à la place vous pencher sur l’avenir des livres. Amazon est le leader sur la vente de licences de lecture numérique. Eux parlent de vente de livres, mais c’est une escroquerie sémantique. Le contrat que leur client accepte est un droit à lire, pas la possession d’un fichier électronique. La meilleure preuve en est qu’Amazon se donne le droit de supprimer les livres des comptes Kindle de leurs clients. Il est urgent de nous pencher sur la façon de mettre fin à ces systèmes fermés et privateurs qui enferment les clients sans possibilité de sortie.

Je vous fais donc la proposition suivante, qui règlerait d’ailleurs un conflit entre le gouvernement français et l’Europe. La vente de livres sous format de fichier ouvert devrait bénéficier d’une TVA réduite, puisqu’il s’agit bien d’une vente et les systèmes fermés comme ceux d’Amazon ou Apple, qui sont une prestation de service numérique, conserveraient leur TVA au taux normal.

Concrètement, cela signifie que les livres en format ouverts bénéficieraient du taux réduit de 5,5%, tandis que les fichiers sous format propriétaire se verraient appliqués le taux normal de 19,6%, prévu pour les services. Cela veut aussi dire tout simplement que juridiquement, les objets que constituent les eBooks verrouillés ne seraient plus considérés comme des livres.

Book. Par Matt Westervelt. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Une traduction législative des droits du lecteur

La proposition est audacieuse, mais elle serait surtout la première traduction législative concrète qu’il y a des droits essentiels du lecteur devant être respectés, qui existaient pour les livres papiers et qui doivent perdurer dans l’environnement numérique. Listés dans une Déclaration parue en 2011, ces droits étaient les suivants :

Or , comme l’indique Isabelle Attard, la condition première pour que ces droits existent est que l’utilisateur bénéficie d’une propriété pleine et entière sur les fichiers numériques qu’on lui fournit. C’est précisément ce qui tend de plus en plus à disparaître dans l’environnement numérique, à mesure que se généralisent ce qu’Olivier Ertzscheid appelle des systèmes d’a-llocation :

Dans le cadre de l’appropriation marchande (= achat) d’un bien culturel (livre, musique ou film) ce qui nous est présenté comme un acte d’achat impliquant l’usage privatif inaliénable du bien concerné, n’est en fait qu’une location dissimulée, le fichier résident « à distance » et la transaction commerciale se déplaçant à l’unisson, c’est à dire ne désignant plus le bien en lui-même mais plutôt l’autorisation d’accès à distance au dit bien. On ne vend plus un bien, on alloue un accès (cf le modèle de l’a-llocation décrit dans ce billet), on met en place une « souscription » : l’écriture de l’acte commercial, la trace – opposable en cas de conflit – de la transaction, devient, à son tour, une écriture « en-dessous », sub-scribere.

Dans un article publié sur OWNI l’an dernier, j’avais essayé de montrer que la plupart des livres numériques, en raison des restrictions imposées à l’utilisateur, constituent en fait des livres « diminués » ou « infirmes », qui font perdre au lecteur ses libertés essentielles. Cette tendance constitue une régression par rapport aux racines même du livre, qui remontent à la Renaissance, où il fut un instrument de construction de la liberté individuelle et de conscience.

Books should not expire. Par Makoshark. CC-BY-SA. Source : Flickr.

S’agissant d’Amazon, cette régression des droits s’est manifestée de manière spectaculaire en 2009 lorsque la firme avait décidé de supprimer à distance tous les exemplaires de 1984 d’Orwell des Kindle de ses clients, pour des raisons de droits. Une affaire similaire s’est produite à nouveau en 2012 avec l’effacement de tous les fichiers d’une norvégienne, accusée de mystérieuses « violations des conditions d’utilisation« . Mais le problème ne concerne pas uniquement Amazon. Récemment, un touriste américain en déplacement à Singapour a eu la mauvaise surprise de voir tous ses livres électroniques disparaître de Google Play, parce que la firme ne disposait pas des droits de distribution dans ce pays.

Juridiquement, il paraît possible d’attaquer de telles pratiques en faisant valoir devant les juges qu’une « vente » réelle implique la possession pleine et entière du fichier. La firme Valve par exemple avait été menacée l’an dernier d’une action en justice par une association allemande de consommateurs pour avoir voulu imposer aux utilisateurs de la plateforme de jeux vidéo Steam d’accepter de nouvelles conditions d’utilisation sous peine de perdre les fichiers déjà achetés.

Mais pour l’instant, aucune jurisprudence nette n’a été posée qui remettrait en cause ces clauses abusives qui fragilisent les droits des acheteurs d’eBooks, de MP3, de films ou de jeux vidéos. D’où l’intérêt de la proposition d’Isabelle Attard, qui prend le problème en amont en jouant sur le levier fiscal.

Étendre la proposition aux DRM

Mais la députée EELV va plus loin que la seule question des formats ouverts, en proposant que seraient aussi exclus du taux de TVA réduit les fichiers vendus avec DRM, comme elle l’explique au site Actualitté :

Seraient privilégiés par un taux réduit des acteurs qui commercialisent des fichiers ouverts, interopérables, comme l’initiative de Publie.net, souligne la députée. « Cela aurait le mérite de favoriser les systèmes les plus vertueux, tout en incitant à la création d’une offre interopérable et sans DRM. » Sans DRM ? « Oui, tout ce qui va à l’encontre de l’interopérabilité, ou impose des contraintes de lectures serait alors soumis à une TVA de 19,6 %, en tant que services, et non vente d’un livre, donc d’un produit. »

End Pages. Par Davidillustration. Source : Flickr

On ne peut ici aussi qu’applaudir, car les DRM, ou « menottes numériques » comme les appelle Richard Stallman, participent également à la régression des droits des lecteurs et à l’érosion de nos droits culturels dans l’environnement numérique. Mais en englobant les DRM, la proposition d’Isabelle Attard ne viserait plus seulement les géants du Net, comme Amazon, Apple ou Google. Elle s’adresserait aussi à une grande partie des éditeurs français qui continuent à proposer des eBooks verrouillés par crainte du piratage. De quoi effectivement modifier en profondeur les pratiques dans tout l’écosystème, en évitant de désigner Amazon comme le croquemitaine numérique responsable de tous les maux… Comme toujours, c’est l’ouverture qui protège et l’enclosure qui menace : tous les acteurs de l’écosystème du livre devraient le comprendre.

***

La proposition de loi sur les frais de port sera examinée à l’Assemblée le 3 octobre prochain. Ceux qui souhaitent que le livre numérique puisse constituer, comme l’a été le livre papier, un support des libertés et un vecteur d’émancipation devraient soutenir la proposition d’Isabelle Attard.

PS : Pouhiou sur Twitter suggère d’appeler « Lock-Books » plutôt qu’eBooks, les livres numériques verrouillés. Les mots sont importants dans ces débats et c’est une excellente proposition.


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Légalisation des échanges non-marchands : plaidoyer pour l’ouverture d’un cadre de discussion

mercredi 18 septembre 2013 à 08:10

Alors que l’épisode du transfert des compétences de la Hadopi au CSA au Sénat est visiblement clos après que David Assouline ait renoncé à déposer un amendement en ce sens, la question du statut des échanges non-marchands ne peut manquer d’être posée à nouveau. Cette reculade est notamment la conséquence de l’opposition manifestée par plusieurs députés socialistes, qui tiennent à ce que les échanges non-marchands fassent l’objet d’un véritable débat.

Hémicycle du Sénat. PAr Sénat Sénat. CC-BY-NC-ND. Source : FlickrLorsque le projet de transfert a été connu, Christian Paul est monté au créneau pour rappeler l’attention qu’il porte aux échanges non-marchands  :

Depuis 2009, des parlementaires, y compris au Sénat, qui n’avaient pas combattu la Hadopi, ont pris conscience de l’importance de ce sujet. Ils ont aussi compris que la Hadopi ne réglait rien pour les artistes et que les échanges non marchands pouvaient être une composante du paysage culturel.

Et Patrick Bloche a été lui aussi très clair sur la question :

"A partir du moment où on essaye d’élever intelligemment les débats, réfléchissons à la non-pénalisation voire à la légalisation du téléchargement en lui donnant un statut sécurisant, réfléchissons à trouver de nouveaux modes de rémunération de la création, d’une manière consensuelle sans qu’on se retrouve avec les débats d’affrontement qu’on a connu lors de la loi Hadopi. Que chacun puisse trouver son compte : des créateurs rémunérés et une sécurisation des échanges non marchands pour permettre aux internautes de communiquer librement."

Outre les questions inquiétantes qu’il pose quant au respect de nos institutions républicaines, le passage en force tenté au Sénat n’a fait que mieux ressortir la détermination de certains représentants sur ces questions essentielles.

Depuis la remise du rapport Lescure, les prises de positions se sont multipliées de la part des représentants des titulaires de droits pour essayer de discréditer le projet de légalisation du partage et la notion d’échanges non-marchands. La Hadopi elle-même s’est saisie de la question, mais d’une manière qui biaise le débat, avec une méthode d’analyse plus que discutable.

Mimi and Eunice, par Nina Paley. Merci de copier et de partager.

Récemment encore, c’est Hervé Rony, directeur général de la SCAM (Société civile des auteurs multimédias), qui s’est fendu d’une tribune sur le JDN au titre explicite : "Les échanges non marchands : un mot aimable pour une réalité qui ne l’est guère". Durant toute la première partie de l’article, Hervé Rony tire à boulets rouges sur le projet de légalisation des échanges non-marchands, en reprenant notamment certains arguments employés par la Hadopi selon lesquels les échanges d’oeuvres profiteraient toujours directement ou indirectement à des intermédiaires sur Internet.

Mais à la fin de l’entretien, le directeur de la SCAM ouvre une porte, qui mérite que l’on s’y attarde :

Il y a en réalité un véritable abus de langage à prétendre ces échanges comme étant « non marchands » et donc, sous-entendu, indolores ou presque pour l’économie culturelle.

Ne doit-on pas plutôt tenter d’identifier sur le net, comme dans le monde réel, un espace d’activités à but non lucratif qui ne génère pas au sein de la chaine de distribution par échange des biens culturels, un revenu commercial direct ou indirect : location d’espace d’hébergement, publicités, abonnements, exploitation rémunérée de données personnelles etc…
Dans ce cas, alors peut-être pourrait-on envisager une réglementation dérogatoire ? Mais cessons de parler d’échanges non marchands mondialisés et purifiés par la pseudo absence d’intérêts économiques quand des marchands cyniques manipulent ceux qui ont envie d’être manipulés !

Ce qui est intéressant, c’est qu’en réalité, derrière l’opposition apparente, ce souci de définir de manière restrictive le périmètre des échanges non-marchands rejoint directement les préoccupations des défenseurs du partage.

Si l’on prend les propositions avancées par la Quadrature du Net à ce sujet, on constate que le partage non-marchand ne concerne strictement que les échanges entre individus, à l’exclusion de ceux qui passent par des plateformes centralisés. Le but n’est absolument pas de légaliser le partage sous toutes ces formes. Philippe Aigrain a d’ailleurs donné sur son site une définition précise du périmètre du partage non-marchand, qui constitue la clé de voûte du dispositif :

Constitue un partage entre individus toute transmission d’un fichier (par échange de supports, mise à disposition sur un blog ou sur un réseau pair à pair, envoi par email, etc.) d’un lieu de stockage « appartenant à l’individu »1 à un lieu de stockage « appartenant à un autre individu ». « Appartenant à l’individu » est évident quand il s’agit d’un ordinateur personnel, d’un disque personnel ou d’un smartphone2. Mais cette notion recouvre aussi un espace de stockage sur un serveur, lorsque le contrôle de cet espace appartient à l’usager et à lui seul (espace d’un abonné d’un fournisseur d’accès sur les serveurs de ce FAI, hébergement cloud si le fournisseur n’a pas de contrôle sur le contenu de cet hébergement).

Un partage est non-marchand s’il ne donne lieu à un aucun revenu, direct ou indirect (par exemple revenu publicitaire) pour aucune des deux parties. La notion de revenu est à entendre au sens strict comme perception monétaire ou troc contre une marchandise. Le fait d’accéder gratuitement à un fichier représentant une œuvre qui fait par ailleurs l’objet d’un commerce ne constitue en aucun cas un revenu.

Avec de telles bases, il est évident qu’un Youtube par exemple n’est clairement pas dans le périmètre des échanges que nous voulons légaliser, sans parler d’acteur tels que les sites de Direct Download, comme feu Megaupload, que La Quadrature a toujours pointé comme une dérive grave dans l’évolution du Net.

Megaupload fermé. Par Gee. CC-BY-SA.

Hervé Rony évoque dans la dernière phrase de sa tribune "les marchands cyniques qui manipulent ceux qui ont envie d’être manipulés". Mais là aussi, il rejoint certains des chevaux de bataille les plus importants d’une association comme La Quadrature. Bien avant le scandale de la NSA, l’association s’est engagée contre les agissements des géants du net, notamment en matière de protection des données personnelles. Et le fait de vouloir légaliser le partage seulement entre individus rejoint le souci de promouvoir au maximum les échanges décentralisés pour lutter contre la surveillance, comme on peut le lire dans cette tribune de Jérémie Zimmermann et Félix Treguer parue dans Alternatives économiques :

Décentralisation

La réponse réside dans la réappropriation de l’informatique en réseau, à travers la généralisation de logiciels et de terminaux libres et ouverts, la démocratisation des techniques de chiffrement des communications, ou encore une décentralisation des services et de l’hébergement des données.

Hervé Rony soutient que la légalisation des échanges non-marchands est juridiquement difficile à mettre en oeuvre au niveau français, et là aussi au fond, nous nous rejoignons. Certaines marges de manoeuvre existent au niveau national, mais c’est principalement au niveau de l’Union européenne que s’adresse le programme de réforme du droit d’auteur de la Quadrature. Du coup, et je suis le premier surpris par ce que je vais écrire, il y a de réels points de convergence entre le discours d’Hervé Rony et les propositions de la Quadrature. Un début de convergence qui pourrait donner lieu à des discussions sur le statut des échanges non-marchands, si seulement on pouvait dépasser le climat de guerre de tranchées qui règne sur ces questions.

Et il ne s’agit pas d’un cas isolé, si l’on y regarde bien. La SACEM par exemple a reconduit cette semaine son accord avec Creative Commons, et même s’il a beaucoup de choses à redire dans cet accord, cela signifie implicitement, comme le fait justement remarquer @Desert_de_sel sur Twitter qu’elle admet l’existence d’échanges non-marchands , puisqu’elle autorise l’usage parmi ses membres des licences comportant une clause non-commerciale (CC-BY-NC, CC-BY-NC-ND, CC-BY-NC-SA). Cela s’oppose directement aux vues que la Hadopi essaie de faire passer dans son étude sur la rémunération des échanges.

Je ne parle même pas d’une société comme la SPEDIDAM, représentant les artistes-interprètes, qui soutient la légalisation des échanges non-marchands sans discontinuer depuis les débats sur la loi DADVSI. La vidéo ci-dessous est assez éloquente.

Évidemment, il existe de très profondes divergences de vues, sans doute inconciliables entre ces différents acteurs et La Quadrature, mais il semble aussi qu’il y ait beaucoup d’incompréhension et d’ignorance des propositions réellement soutenues en matière de légalisation des échanges non-marchands. Il n’en reste pas moins que les points de rapprochement que j’ai relevés pourraient constituer la base d’une discussion.

Le rapport Lescure, même s’il n’a pas retenu la légalisation du partage non-marchand dans ses propositions, préconisait d’approfondir la réflexion sur ce sujet. Le Ministère de la Culture avait semblé un moment vouloir lancer une mission sur les échanges non-marchands, mais aucune suite n’a été donnée à ce jour.

Après l’épisode peu glorieux qui vient d’avoir lieu au Sénat, il est temps de sortir de cette politique de l’autruche et de la manoeuvre, tant qu’il est encore possible d’avoir une discussion. Si une loi doit être proposée début 2014, c’est maintenant qu’il faut le faire.

PS : Abdelhak El Idrissi, qui travaille à France Culture, me rappelle qu’il avait réalisé en décembre dernier une interview croisée d’Hervé Rony et de moi-même pour l’émission Pixel. Ce "dialogue" sur la légalisation des échanges non-marchands est intéressant à réécouter aujourd’hui.


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