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Open Law : un modèle exemplaire de partenariat Public-Privé-Communs

lundi 25 janvier 2016 à 06:51

L’introduction des « Communs informationnels » en tant que nouvelle catégorie juridique dans la loi française n’a pas été retenue par les députés la semaine dernière, à l’occasion de l’examen de la loi Lemaire. Néanmoins cette loi aura tout de même un effet puissant de promotion des Communs, notamment grâce à ses dispositions instaurant un principe d’Open Data « par défaut ». Aussi bien au niveau national que local, un nombre important de nouveaux jeux de données devraient être libérés en ligne dans les mois qui suivront l’entrée en vigueur du texte. En soi, l’ouverture des informations publiques constitue pour les personnes publiques un manière de « contribuer aux Communs », dans la mesure où cette démarche élargit les droits d’usage sur les données mises en partage.

Cependant, l’existence de jeux de données réutilisables n’est pas en elle-même suffisante pour constituer des Communs, au sens propre du terme. Il n’en sera ainsi que si des communautés réelles apparaissent et se structurent autour des données ouvertes pour les réutiliser effectivement, assurer leur enrichissement et participer à leur gouvernance. Jusqu’à présent, si le mouvement d’ouverture des données publiques a bien progressé en France, on peut dire que ce sont à propos de ces derniers points que la dynamique d’Open Data pêche encore assez largement.

« Open Law – Le droit ouvert » constitue une initiative qui montre une voie pour associer acteurs publics, entreprises privées et  société civile autour de données ouvertes dans le but explicite de produire de nouveaux communs. Elle constitue un modèle de ce que l’on pourrait appeler un « Partenariat Public-Privé-Communs », dont la vidéo ci-dessous vous présente les grandes lignes :

Le secteur de l’information juridique en voie de recomposition

Le champ d’intervention du projet Open Law est celui de l’information juridique. Ce domaine a connu de profonds bouleversements ces dernières années avec l’ouverture en Open Data des grandes bases de données de législation et de jurisprudence. Jusqu’alors ces éléments clés n’étaient réutilisables qu’à la condition de s’acquitter d’une redevance versée à la DILA (Direction de l’Information Légale et Administrative), administration centrale rattachée aux services du Premier Ministre. Cette situation faisait que ces données étaient en pratique réservées à un groupe d’éditeurs juridiques (Lexis Nexis, Dalloz, Lextenso, etc.), qui s’en servaient pour proposer des bases de données sous forme de produits commerciaux.

Avec le passage en Open Data des mêmes jeux de données, les différents acteurs de ce champ doivent se repositionner. Le « coût d’entrée » sur ce secteur de l’information juridique a été fortement abaissé, ce qui permettra à davantage de petits acteurs innovants de l’investir. L’acteur public conserve une position centrale en matière de production des jeux de données essentiels de l’information juridique, mais la possibilité pour des entreprises, des associations ou de simples citoyens de contribuer est dorénavant largement plus ouverte.

Open Law, une démarche de coopération pour la création des « Communs du droit »

Dans ce nouveau contexte, l’initiative Open Law a été lancée sous la forme d’une association pour fédérer ces partenaires publics et privés autour d’une dynamique de coopération. L’originalité principale de la démarche consiste à favoriser la production de « Communs du droit », visant à faciliter la réutilisation des informations juridiques et à exprimer leur plein potentiel :

Rendus possibles par l’ouverture des données juridiques, les communs sont construits, enrichis, gouvernés et maintenus au bénéfice de tous par des communautés d’acteurs.

Ils nourrissent l’innovation et servent de socles au développement de services innovants, par les entreprises et par la société civile.

Open Law Europa a permis l’émergence et la conception de 5 nouveaux communs pour le droit ouvert, dont la construction se poursuivra au fil des prochains mois.

Ces 5 Communs du droit sont les suivants :

  1. HUB : un catalogue des ressources juridiques librement accessibles en France et à l’étranger, placé en Open Access et construits de manière collaborative ;
  2. PARIS : une norme permettant l’identification des sources du droit à l’échelle européenne par le biais d’un standard unique, ouvert et pérenne d’URI ;
  3. CORE : une ontologie visant à permettre le traitement automatisé des données juridiques et leur inscription dans le web de données ;
  4. CROWD : des interfaces web pour l’annotation collaborative des textes juridiques, au moyen de mots-clés et de vocabulaires contrôlés ;
  5. SOCLE : une suite logicielle Open Source pour le droit ouvert.

Comme on le voit, ces Communs constituent en réalité des standards, des normes, des inventaires, des logiciels qui forment les « briques de base » indispensables à la construction d’un « Réseau de données liées ouvertes et exploitables par tous », que ce soit dans un but commercial ou non.

Financer le développement d’une infrastructure commune

Il est clair que l’utilité de cette couche d’enrichissement construite au-dessus des jeux de données en Open Data ne peut être optimale que si elle est elle-même ouverte. Même les acteurs commerciaux ont intérêt par exemple à ce qu’un standard émerge pour pouvoir désigner les ressources juridiques par le biais d’identifiants contrôlés ou à ce qu’une ontologie du droit soit mise en place pour pouvoir investir le web de données.

Mais pour que ces ressources communes existent, il est nécessaire de consentir des investissements financiers, techniques et humains, qui peuvent s’avérer conséquents. L’acteur public n’en a pas forcément les moyens, en plus de la production des données de base qui lui incombe. Les acteurs privés n’ont de leur côté pas naturellement intérêt à le faire, s’ils restent dans leur logique traditionnelle de compétition, car cela reviendrait à produire des ressources utilisables par leurs concurrents. Du coup, il fallait monter une infrastructure permettant à chacun de ces acteurs de dépasser leur approche traditionnelle pour leur faire voir l’intérêt de mutualiser les moyens en vue de la production de ces « briques essentielles » pour tout l’écosystème.

L’association Open Law joue ce rôle. Elle sert d’abord de cadre de rencontre et de discussion entre acteurs publics et privés pour identifier les Communs à faire émerger dans le domaine de l’information juridique. Elle sert ensuite de « pot commun » rassemblant des financements publics et privés pour lancer des appels à contributions visant à la construction de ces Communs. Un peu à la manière de ce qu’est le W3C à l’échelle du web, Open Law joue aussi le rôle d’instance de gouvernance pour cette nouvelle infrastructure.

Ces Communs une fois mis en place, développés et maintenus par Open Law, chacun est libre de les réutiliser pour développer des projets concrets de services construits sur les données juridiques ouvertes. Open Law en signale déjà un certain nombre sur son site comme RIPSA (un répertoire permettant de connaître simplement les procédures administratives pour lesquelles le silence de l’administration vaut accord) ou DroitDirect.fr (une plateforme pour faciliter l’accès des personnes au droit, notamment celles en position précaire comme les étrangers et demandeurs d’asile).

On notera également qu’Open Law innove dans la manière dont le projet souhaite favoriser et récompenser les contributions apportées par les individus à ces Communs identifiés comme essentiels pour l’écosystème du droit ouvert. En effet, Open Law a mis en place un statut de « contributeur rémunéré aux communs ». Les sommes mutualisées par les partenaires servent en partie à verser une rémunération aux contributeurs individuels donnant de leur temps et de leurs compétences pour réaliser les objectifs déterminés par la structure. Open Law implémente ainsi l’idée d’une « réciprocité pour les Communs » ou d’un revenu contributif, sans avoir pour cela à inventer de nouvelles licences.

Pour une généralisation des partenariats Public-Privé-Communs

En 2014, l’italien Tommaso Fattori avait proposé le concept de « Partenariats Public-Communs » (Public-Commons Partnerships) comme une alternative aux partenariats Public-privé classiques, trop souvent à l’origine de formes de privatisation ou d’accaparement de ressources communes. L’initiative Open Law constitue à mon sens à la fois une réalisation et un enrichissement de cette idée, en montrant comment des Partenariats Public-Privé-Communs peuvent être mis en place autour des données ouvertes.

Comme je le disais au début de ce billet, avec la loi numérique de nombreux jeux de données publiques devraient être ouverts dans les mois qui suivront l’entrée en vigueur du texte. On peut dès lors se demander si ce qu’a réalisé Open Law dans le secteur de l’information juridique ne pourrait pas être répliqué dans d’autres domaines. Il existe en effet de nombreux champs où l’on retrouve des écosystèmes similaires, avec un rôle central joué par l’acteur public en matière de production de jeux de données essentiels, un tissu d’entreprises réutilisant ces données pour offrir des produits et une communauté d’utilisateurs capables de contribuer à leur enrichissement. Le secteur de la santé par exemple, celui de l’énergie ou des transports, mais aussi ceux de l’éducation, de l’enseignement supérieur ou de la culture présentent des caractéristiques assez similaires.

Or dans ces domaines, le besoin existe aussi de créer des répertoires des ressources libres, de produire des référentiels et des ontologies partagées, d’élaborer des standards et des normes d’identification ou de produire des solutions logicielles en Open Source. De nombreux « communs informationnelles » essentiels font encore défaut pour que l’Open Data donne la pleine mesure de son potentiel. Cette voie des partenariats Public-Privé-Communs ouverte par Open Law mérite donc sans doute d’être généralisée et approfondie.


Classé dans:A propos des biens communs, Données publiques et Open Data Tagged: communs, données publiques, open data, open law

Archives ouvertes et licences Creative Commons : des synergies à conforter

mardi 19 janvier 2016 à 22:40

En décembre dernier, une journée d’étude a eu lieu au CNRS à Paris pour célébrer les 10 ans de l’archive ouverte HAL-SHS. On m’avait demandé d’intervenir à la table-ronde juridique de la matinée pour faire une présentation sur l’utilisation des licences Creative Commons dans le cadre des archives ouvertes. J’avais déjà eu l’occasion d’écrire sur ce blog à propos des liens entre licences libres et Open Access, mais cette invitation au CNRS m’a permis de refaire un point sur la question. A la demande des organisateurs de la journée, je publie ci-dessous une synthèse de mon allocution, remise en forme et détaillée à partir de mes notes.

halshs

Une des nouveautés importantes de la v3 du portail HAL mise en production l’année dernière a justement consisté à permettre aux chercheurs d’associer clairement aux contenus qu’ils déposent sur la plateforme une licence Creative Commons pour en favoriser la réutilisation. Cette fonctionnalité faisait défaut auparavant et les chercheurs qui souhaitaient utiliser les Creative Commons étaient obligés de « bricoler » pour faire figurer cette mention dans les fichiers déposés, sans que ce choix soit clairement répercuté dans les métadonnées associées au contenu. La situation a heureusement évolué et on peut maintenant s’attendre à ce que les chercheurs puissent plus facilement se poser la question du statut juridique sous lequel ils souhaitent diffuser leurs travaux.

En l’état du droit, les chercheurs demeurent cependant entièrement libres de choisir d’opter pour une des six licences Creative Commons existantes, tout comme leur appartient le choix de déposer ou non leurs productions dans une archive ouverte.

cc graph

La future loi numérique, en cours d’adoption au Parlement, va vraisemblablement faciliter le dépôt en archives ouvertes des articles publiés dans des revues commerciales. Elle prévoit en effet d’instaurer un nouveau droit au dépôt pour le chercheur 6 mois après la publication de l’article pour les sciences exactes et 12 mois pour les SHS, quelles que soient par ailleurs les cessions de droits consenties par contrat avec les éditeurs scientifiques. Il en résultera une plus grande liberté pour le chercheur de diffuser ses travaux en Open Access dans une archive ouverte comme HAL et partant, d’opter pour une licence Creative Commons s’il le souhaite.

Je ne reviens pas plus en détail avant d’aller plus loin sur ce que sont les licences Creative Commons. Si vous n’êtes pas familier avec ces outils juridiques, je vous recommande de regarder cette vidéo introductive, réalisée par le Ministère de la Culture.

 Un point sur l’adoption des licences Creative Commons

Les licences Creative Commons ne constituent plus aujourd’hui une nouveauté. Elles ont déjà plus d’une décennie d’existence et la fondation Creative Commons estimait lors de son dernier pointage à la fin de l’année 2015 que plus de 1,1 milliards d’oeuvres étaient diffusées sous CC dans le monde, avec un taux d’accroissement constant.

cc2015

Creative Commons constate également qu’au fil du temps, les utilisateurs optent pour des licences de plus en plus ouvertes, notamment en ce qui concerne la modification et l’usage commercial. On voit sur le graphe ci-dessous que la majorité des licences retenues en 2015 correspondent à des licences « libres » au plein sens du terme (CC-BY, CC-BY-SA ou CC0).

ccfree

Enfin un dernier point intéressant est à relever dans ces statistiques : l’usage des Creative Commons est le plus fort dans les domaines de la diffusion de photographies et de textes en ligne. Mais les articles scientifiques commencent à apparaître de manière significative.

ccstats

L’étude fait état de 1, 4 millions d’articles scientifiques diffusés sous licence Creative Commons dans le monde. Le principal réservoir d’articles sous CC est le site de la mega-revue américaine PLoS (Public Library of Science) avec 140 000 articles. La base de données bibliographiques DOAJ (Directory Of Open Access Journals) signale de son côté 1, 3 millions d’articles sous Creative Commons (dont 675 000 sous CC-BY). Ce site présente d’ailleurs l’intérêt de permettre des recherches au sein des articles selon les conditions de réutilisation (ce qui n’est pas encore hélas possible de son côté HAL).

Quelques idées reçues à dissiper concernant les Creative Commons

Malgré cette large adoption, on entend encore trop souvent – notamment en France – des idées reçues à propos des licences Creative Commons, qu’il paraît important de dissiper. C’est notamment essentiel pour que les chercheurs puissent faire leur choix en pleine connaissance de cause.

Les Creative Commons ne constituent pas un renoncement au droit d’auteur

On entend parfois que les auteurs qui choisissent de diffuser leurs oeuvres sous Creative Commons « renoncent » à leur droit d’auteur. C’est complètement inexact. Les licences Creative Commons constituent un moyen parmi d’autres pour les créateurs d’exercer leur droit d’auteur, qui doit être compris comme une faculté d’autoriser autant que d’interdire. Avec une licence CC, le créateur fait ainsi connaître de manière publique son intention d’autoriser la réutilisation de son oeuvre en exerçant son droit d’auteur.

Toutes les licences Creative Commons permettent la reproduction et la rediffusion des oeuvres (y compris en ligne). Mais l’auteur garde la faculté de maintenir des conditions à la réutilisation en sélectionnait certaines des options proposées par les licences (NC=pas d’usage commercial, ND=pas de modification, SA= partage à l’identique). Ces restrictions maintenues par le créateur trouvent pleinement leur fondement dans le droit d’auteur.

Par ailleurs, il ne saurait être question de « renoncement » dans la mesure où les licences Creative Commons prévoient explicitement que les auteurs ont la faculté de modifier leur choix pour changer de licence ou refaire passer leurs créations sous un régime classique « Tous droits réservés ». Dans le cas où ils choisissent d’opter pour un régime de réutilisaion plus restrictif, ils ne peuvent cependant remettre en cause les réutilisations effectuées de bonne foi sous la licence précédente, ce qui est logique pour préserver la sécurité juridique. En revanche à l’avenir, les utilisateurs seront bien obligés de respecter les nouvelles conditions retenues par l’auteur.

Les Creative Commons sont valides juridiquement et opposables en justice

Les Creative Commons constituent des contrats de droit d’auteur, par lesquels l’auteur et les réutilisateurs de l’oeuvre se reconnaissent des droits et obligations respectifs, variables selon les licences retenues. Le Code de propriété intellectuelle permet aux auteurs d’utiliser de tels procédés pour la diffusion de leurs créations, notamment par le biais de l’article L. 122-7-1 :

L’auteur est libre de mettre ses œuvres gratuitement à la disposition du public, sous réserve des droits des éventuels coauteurs et de ceux des tiers ainsi que dans le respect des conventions qu’il a conclues.

Il en résulte qu’en cas de violation des conditions posées par les licences, l’auteur a la faculté de s’en plaindre auprès du réutilisateur et de saisir la justice au cas où celui-ci refuserait d’obtempérer. Plusieurs affaires de ce type ont déjà été examinées par les tribunaux dans le monde, qui ont conclu à chaque fois à la validité des licences, y compris dans des pays comme l’Espagne, les Pays-Bas ou l’Allemagne aux systèmes juridiques proches de la France.

case
Une liste de cas où la validité des Creative Commons a été reconnue en justice

Aucun contentieux n’a jamais encore eu lieu en France au sujet de l’application d’une licence Creative Commons. Mais pour ceux qui douteraient encore de leur validité juridique, il suffit de faire remarquer que le propre site du Ministère de la Culture est placé sous CC-BY depuis 2014 !

Les Creative Commons ne constituent pas une incitation au plagiat

En aucune façon, les Creative Commons ne constituent une incitation au plagiat des travaux scientifiques et une oeuvre placée sous Creative Commons n’est pas plus facile à plagier que si elle était maintenue sous un régime « Tous droits réservés ».

En effet, toutes les licences Creative Commons imposent comme condition de respecter la paternité de l’auteur en cas de réutilisation (condition BY – Attribution). C’est une exigence imposée en France au titre de la protection du droit moral de l’auteur et les licences Creative Commons ne changent rien à cela. Au contraire, elles expriment formellement cette obligation de citer l’auteur original en cas de réutilisation. Dans le cas où un réutilisateur omettrait de mentionner la paternité de l’auteur ou – pire – remplacerait le nom de l’auteur par le sien, cet acte serait bien illégal et constituerait une violation de la licence, opposable au besoin en justice comme nous l’avons vu ci-dessus.

Les choses sont identiques en cas de modification des oeuvres. Lorsque l’auteur ne retient pas la condition ND (No Derivative = Pas de modification), il autorise les modifications et adaptations de son oeuvre. Mais lorsqu’un réutilisateur produit une telle modification, il reste obligé d’une part d’indiquer la source de l’oeuvre dont il s’est servi et d’autre part d’indiquer clairement que sa production constitue une oeuvre dérivée, distincte de l’oeuvre originale. Il ne doit pas y avoir de doutes quant à la nature de la nouvelle oeuvre et laisser penser par exemple qu’elle est le fruit de l’auteur original. Un peu comme c’est le cas en matière de citation, les licences CC imposent donc bien de faire la distinction entre la création originale et ses dérivés subséquents.

Une article placé sous Creative Commons dans une archive ouverte n’est donc en rien plus « facile » à plagier qu’un article laissé sous un régime « Tous droits réservés ».

Les Creative Commons sont compatibles avec une publication chez un éditeur commercial (et ce sera d’autant plus le cas à l’avenir). 

Les chercheurs concluent avec les éditeurs scientifiques des contrats par lesquels ils leur cèdent tout ou partie de leurs droits et cette problématique est centrale pour l’Open Access. Ces cessions peuvent empêcher ou retarder le dépôt en archive ouverte des articles, à l’issue d’une période variable d’embargo. On peut se demander – et on entend aussi dire parfois – que publier un article chez un éditeur commercial empêcherait ensuite la diffusion de l’article sous Creative Commons.

La vérité est plus nuancée. En effet, si l’auteur cède tous ses droits à l’éditeur, il est vrai qu’il n’a plus alors la faculté d’utiliser de son côté une licence Creative Commons (mais il ne pourra alors pas non plus déposer son article dans une archive ouverte de toutes façons). Lorsque l’éditeur accepte le dépôt d’une version de l’article en archive ouverte, il assortit généralement cette autorisation de conditions. Pendant longtemps, il a donc été préférable de faire explicitement figurer dans le contrat d’édition la possibilité pour l’auteur d’utiliser une licence Creative Commons pour le dépôt en archive ouverte. Des modèles d’addendum aux contrats d’édition avaient même été produits pour faciliter pour les chercheurs cette négociation.

Avec la future loi numérique, les choses vont vraisemblablement s’avérer plus simples à l’avenir. La loi devrait en effet, à l’issue d’une période d’embargo (6 mois en Sciences dures, 12 mois en SHS), donner aux chercheurs le « droit de mettre à disposition gratuitement sous une forme numérique […] la version finale du manuscrit acceptée pour publication » à la condition que cette diffusion ne puisse donner lieu « à une activité d’édition à caractère commercial« .

On en déduit donc que par défaut les chercheurs pourront utiliser sans avoir à revenir vers leur éditeurs les licences Creative Commons comportant la clause NC (Pas d’usage commercial), type BY-NC, BY-NC-SA ou BY-NC-ND. Ce n’est que s’ils souhaitent pouvoir employer une licence plus ouverte (BY, BY-SA) qu’il sera nécessaire que ce soit explicitement mentionné dans le contrat d’édition.

Les Creative Commons peuvent permettre de construire des modèles économiques 

On entend aussi parfois que les Creative Commons seraient nécessairement synonymes de gratuité et qu’ils ne permettraient pas la mise en place de modèles économiques pour soutenir la création de contenus.

C’est également une affirmation fausse. Je vous recommande à ce sujet de consulter l’ouvrage « Open Models : les modèles économiques de l’Open » publié (sous CC et en Open Access) par Without Model, qui contient une partie sur l’Open Science et l’Open Education. Il montre que des modèles économiques sont possibles à partir de contenus ouverts.

Dans le domaine de l’Open Access, on peut par exemple citer le projet Knowledge Unlatched qui propose à des établissements de recherche et à des bibliothèques de financer par souscriptions des monographies scientifiques placées ensuite sous Creative Commons.

Quels bénéfices attendre de l’usage des Creative Commons ?

Le bénéfice principal que l’on peut attendre de l’Open Access est de favoriser l’accès en ligne aux articles scientifiques, sans avoir à se heurter à des paywalls. Déposer un article dans une archive ouverte comme HAL, sans opter pour une licence Creative Commons, c’est déjà bien sûr oeuvrer pour une diffusion plus large de la Science.

La vraie question pour les chercheurs, c’est de savoir ce que les licences Creative Commons peuvent apporter en plus pour la diffusion de leurs travaux, par rapport au fait de laisser leurs articles sous un régime « Tous droits réservés ». On peut commencer à répondre en disant qu’avec les CC, les archives ouvertes ne sont plus seulement un lieu d’accès aux productions scientifiques ; elles deviennent aussi des réservoirs de ressources réutilisables.

Or cette question de la réutilisation devient de plus en plus importante aujourd’hui, notamment par qu’elle est poussée au niveau de l’Union européenne à travers la notion d’Open Science qu’entend promouvoir la Commission à travers le programme H2020 (voir à ce sujet, ce support de Pierre Naegelen, présenté également lors de la journée des 10 ans SHS).

Voici ci-dessous une liste (non exhaustive) des bénéfices que l’on peut attendre de la diffusion des contenus scientifiques sous licence Creative Commons :

Favoriser la republication des articles

Il est bien sûr essentiel que les chercheurs déposent prioritairement leurs productions dans HAL (notamment parce que ce portail garantit une préservation à long terme des contenus). Mais opter pour les Creative Commons permet aussi de rendre les contenus plus circulants et de maximiser ainsi leur visibilité et leur diffusion sur d’autres sites.

Cette faculté de republication qu’autorisent toutes les licences Creative Commons peut notamment servir à mieux valoriser les contenus figurant dans les archives ouvertes, ce qui constituera un des enjeux essentiels à l’avenir.

On pense notamment aux projets de développement des « épi-revues » que le CCSD expérimente déjà dans le cadre du projet Episciences :

[…] il s’agit de permettre l’émergence « d’épirevues », à savoir des revues électroniques en libre accès, alimentées par les articles déposés dans les archives ouvertes telles que HAL ou arXiv, et non publiés par ailleurs […] Les épirevues peuvent ainsi être considérées comme une « sur-couche » aux archives ouvertes ; ils y apportent une valeur ajoutée en apposant la caution scientifique d’un comité éditorial à chaque article validé.

A partir d’articles scientifiques déposés en CC, les épi-revues pourraient se développer en reprenant les contenus en plein texte, et pas simplement sous la forme de collection de liens hypertexte.

Favoriser les rematérialisations et les réimpressions 

HAL contient principalement des articles, mais on y trouve aussi une proportion notable de contributions à des monographies, de communications effectuées dans des colloques ou de rapports de recherche.

Un des avantages des licences Creative Commons, c’est qu’elles autorisent toutes la reproduction, et donc l’édition et l’impression, d’ouvrages papier à partir des contenus en ligne. La diffusion des CC au sein de HAL permettrait donc de transformer l’archive ouverte en réservoir dans lequel puiser pour créer des ouvrages à partir de compilations d’articles (ou autres contenus) sur un sujet donné et les diffuser en version papier, ce qui présente aujourd’hui encore un intérêt certain malgré la bascule vers le numérique.

Par ailleurs pour les monographies elles-mêmes, il y a un intérêt également à utiliser les Creative Commons pour lutter contre le phénomène de l’indisponibilité, fréquent dans le domaine de l’édition scientifique où les tirages sont généralement très limités. Diffuser un ouvrage sous Creative Commons, c’est la garantie qu’il ne sera jamais épuisé, puisque des tiers seront toujours à même de procéder à une réédition (et c’est aussi un des intérêts de ne pas utiliser la clause NC).

Favoriser les traductions 

Sauf lorsqu’elles comportent une clause ND (No Derivative – Pas de modification), les licences Creative Commons autorisent la traduction des oeuvres. On imagine là aussi l’intérêt qu’il peut y avoir pour un chercheur – notamment francophone – à autoriser a priori la traduction de ses articles par des pairs pour favoriser leur diffusion dans des pays étrangers.

On pourrait imaginer d’ailleurs des projets de traduction de contenus scientifiques diffusés dans HAL sous Creative Commons, en mobilisant la communauté des chercheurs. Et ce type d’actions serait d’autant plus faciles à monter que les autorisations sont données a priori par les auteurs grâce à une licence CC.

Développer le Text and Data Mining, sans attendre une exception législative 

Voilà un des enjeux liés aux licences qui pourraient devenir absolument décisif pour l’avenir. On parle beaucoup de l’importance de favoriser le développement de la fouille de texte et de données (Text and Data Mining – TDM) pour ouvrir de nouveaux champs à la recherche. Or le TDM se heurte actuellement à de nombreuses barrières juridiques, car il n’est pas possible d’entreprendre des fouilles à partir de contenus ou de bases protégées, sans enfreindre le droit d’auteur ou le droit sui generis des bases de données.

L’introduction d’une exception législative en faveur du TDM a été envisagée dans le cadre de l’examen de la loi numérique (à l’instar de ce qui existe au Royaume-Uni), mais elle ne sera hélas visiblement pas adoptée par le Parlement. Une piste existe aussi au niveau européen pour adopter une telle exception, mais cela risque encore de prendre plusieurs nombreuses années pendant lesquelles la recherche sera toujours entravée.

Dans l’intervalle, les archives ouvertes pourraient constituer des réservoirs de contenus utilisables pour effectuer de la fouille de textes et de données, en garantissant aux chercheurs une bonne sécurité juridique. Mais pour cela, il est nécessaire qu’un maximum de contenus soient placés par les chercheurs-déposants sous licence Creative Commons.

En autorisant par défaut la reproduction des oeuvres, les CC permettent en effet de constituer légalement des corpus de sources pour effectuer du Text and Data Mining. Par ailleurs depuis la version 4.0 de 2014, les Creative Commons prennent aussi en compte le droit des bases de données, ce qui veut dire que les licences sont aussi utilisables pour la diffusion des données de la recherche. L’une des ambitions de HAL étant de s’ouvrir à la diffusion des données liées aux articles de recherche, on comprend que les CC pourraient constituer un outil extrêmement précieux pour favoriser la fouille de textes et de données, sans attendre que la loi change.

Une des limites de la démarche risque d’être cependant l’hétérogénéité du contenu de HAL. Les auteurs restant libres d’utiliser les Creative Commons ou pas (et de choisir une licence parmi les six), on aura donc fatalement dans l’archive des contenus sous des statuts juridiques différents, sans compter que la grande masse du rétrospectif va rester sous un régime « Tous droits réservés » (qui interdit par défaut le TDM). On mesure là la différence avec un site comme PLoS aux Etats-Unis où dès l’origine les articles étaient nécessairement diffusés sous Creative Commons, et tous sous la même licence (CC-BY).

Favoriser le travail collaboratif 

A plus long terme, on peut imaginer que l’usage des Creative Commons finisse par changer le mode de production des publications scientifiques, en favorisant la coopération et le travail collectif. Je vous renvoie sur ce point à l’article que j’ai écrit cet été à propos de la « wikification de la Science comme nouvel horizon pour l’Open Access« .

Pour en finir avec le paradoxe des Creative Commons et de la Voie Verte (Green Road)

Je voudrais terminer en soulignant un paradoxe qui mérite d’être questionné. A l’origine du mouvement de l’Open Access  dans la déclaration de Budapest de 2001, un lien très fort était établi entre Libre Accès et licences libres, pour que les articles deviennent non seulement accessibles en ligne, mais réutilisables :

Par « accès libre » à cette littérature, nous entendons sa mise à disposition gratuite sur l’Internet public, permettant à tout un chacun de lire, télécharger, copier, transmettre, imprimer, chercher ou faire un lien vers le texte intégral de ces articles, les disséquer pour les indexer, s’en servir de données pour un logiciel, ou s’en servir à toute autre fin légale, sans barrière financière, légale ou technique autre que celles indissociables de l’accès et l’utilisation d’Internet. La seule contrainte sur la reproduction et la distribution, et le seul rôle du copyright dans ce domaine devrait être de garantir aux auteurs un contrôle sur l’intégrité de leurs travaux et le droit à être correctement reconnus et cités.

Ce lien s’est hélas rapidement distendu – et tout particulièrement en France – où l’on a fini par se « contenter » d’un Open Access sans licence libre, en se disant que c’était déjà une manière de faire avancer la cause. Certains acteurs éminents de l’Open Access français prônent même à présent une véritable distinction entre l’accès libre et l’accès ouvert.

Le problème, c’est que du coup, les Creative Commons sont encore relativement absents du côté de la « Voie Verte » (Green Road) de l’Open Access, alors qu’ils se développent au contraire du côté de la « Voie Dorée » (Gold Road). J’ai déjà cité ici l’exemple de la mega-revue PLoS qui a d’emblée fait un choix très fort en faveur des Creative Commons. Et paradoxalement, même des éditeurs commerciaux comme Springer peuvent être à présent des acteurs importants de la diffusion de contenus libres (voir par exemple le programme Springer OpenBooks). Le problème, c’est que ces formes de Gold Open Access s’inscrivent aussi dans des modèles économiques « auteurs-payeurs » soulevant à juste titre de nombreuses critiques, en raison des coûts qu’ils continuent à faire peser sur les finances publiques.

C’est la raison pour laquelle il existe un enjeu majeur à « reconnecter » l’usage des licences Creative Commons avec la Voie verte de l’Open Access. Et c’est bien la plateforme HAL à présent qui peut constituer l’instrument de cette réconciliation en France. Sachant qu’HAL n’est qu’un outil technique et que la décision reste dans les mains des chercheurs ou dans la définition de politiques ambitieuses au niveau des établissements (comme on peut le voir à l’INRIA par exemple, qui a mis en place une obligation de dépôt des publications dans HAL avec une préconisation forte en faveur de la licence CC-BY).

Il faudra sans doute beaucoup de pédagogie, d’accompagnement, mais aussi de volontarisme politique, pour que les synergies entre les Creative Commons et l’Open Access puissent pleinement s’exprimer. C’est aussi la condition pour que l’Open Science ne reste un vain mot et que les résultats de la recherche soit constitués en biens communs.


Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre Tagged: cnrs, Creative Commons, HAL, Libre accès, licences libres, open access, science

Ériger le réseau des données personnelles en bien commun ?

vendredi 15 janvier 2016 à 07:29

Parmi les plus de 500 amendements déposés par des députés à propos de la loi numérique, il en est un qui n’a guère retenu l’attention, mais qui présentait pourtant un intérêt certain, au moins pour l’originalité de son approche de la notion de données personnelles. Il s’agit d’un amendement porté par les députés PS Delphine Batho et Laurent Grandguillaume, finalement rejeté, qui était formulé ainsi :

ARTICLE 26

L’alinéa 2 est complété par la phrase suivante :

« Les données à caractère personnel, lorsqu’elles forment un réseau indivisible de données liées qui concernent plusieurs personnes physiques, constituent un bien commun qui n’appartient à personne et dont l’usage est commun à tous, dont la protection et l’utilisation sont régies par la présente loi. »

EXPOSÉ SOMMAIRE

La loi informatique et libertés de 1978, dans sa rédaction actuelle, ne considère que les données personnelles solitaires, qui renseignent directement ou indirectement sur une personne.

Dans les faits, les données sont aujourd’hui totalement interconnectées, formant un réseau de données indivisible. Il convient d’adapter le cadre juridique à cette réalité en s’inspirant de l’article 714 du code civil afin d’assurer une protection collective des données en les considérant comme un bien commun.

Certes, cette manière d’appréhender les données personnelles à travers la notion de biens communs a de quoi surprendre au premier abord. Guillaume Champeau, rédacteur de Numérama, a d’ailleurs réagi ainsi sur Twitter en découvrant cet amendement :

Les données personnelles renvoient naturellement à la sphère de la vie privée, voire de l’intime des individus. Comment pourraient-elles être considérées comme des biens communs, « n’appartenant à personne » (passe encore), mais surtout « dont l’usage est commun à tous » ? Cela semble complètement contre-intuitif et à rebours de la manière dont le droit protège les données personnelles habituellement.

En réalité, cette contradiction n’est qu’apparente, car le but de cet amendement n’était pas de faire des données personnelles un bien commun en tant que telles, mais d’attribuer cette qualification au « réseau de données indivisible » qui se forment lorsque des données personnelles sont interconnectées entre elles. On peut penser par exemple pour visualiser ce réseau de données liées au graphe social que des plateformes sociales comme Facebook matérialisent et exploitent. Marc Zuckerberg en personne le définissait en 2007 comme : « le réseau de connexions et de relations entre les gens sur Facebook, qui permet la diffusion et le filtrage efficaces de l’information ».

J’ai déjà consacré, il y a deux ans, plusieurs billets à cette idée qu’un pont devrait être établi entre les données personnelles et la notion de biens communs, pour contrecarrer certaines thèses qui voulaient établir à l’époque un droit de propriété privée sur les données personnelles. Je n’étais pas le seul à l’époque à avoir cette intuition de ce rapport possible entre Communs et données personnelles. Silvère Mercier avait par exemple écrit ceci dans un billet sur son blog :

Ni privé, ni public comment penser des données personnelles en biens communs? Car c’est une piste peu étudiée : celle de faire de ces fameuses données personnelles des biens communs, quelque chose qui appartient à tous et à personne. Ne pas les sanctuariser par la loi, ni les commercialiser sans vergogne mais bien de repenser autour de leurs usages un faisceau de droits. Il ne s’agit pas de refuser de leur appliquer un régime de propriété mais d’en repenser la nature. Et s’il fallait inventer des creative commons des données personnelles, des privacy commons? Reste à définir une gouvernance partagée de cette ressource commune. La question est effroyablement complexe et je ne prétends bien sûr pas la résoudre ici…

On perçoit ici très bien la proximité avec l’amendement déposé cette semaine. Et Silvère insistait lui aussi sur l’importance du graphe, en tant que « réseau de données liées » :

Quelques éléments me semblent importants à prendre en compte pour tenter de clarifier ce sur quoi pourrait porter un faisceau de droits. Il nous faut comprendre la différence essentielle entre les données d’un individu et le graphe qui est exploité. Facebook et Google n’ont que faire des données prises séparément […]. Non ce qui est décisif, c’est le graphe, le croisement de ces données, les relations entre elles via des algorithmes et des vocabulaires de types de relations (ontologies).

Pour essayer de penser les données personnelles comme un commun, nous avions alors essayé d’envisager une analogie avec ce que les licences libres permettent en matière de propriété intellectuelle, en imaginant que les individus pourraient accepter de mettre en partage leurs données personnelles en fixant des conditions. Mais cette piste, même si elle paraît intéressante de prime abord, ne mène en vérité nulle part. Elle a en effet le même défaut que l’approche personnaliste qui gouverne aujourd’hui l’appréhension des données personnelles en droit français. Elle s’enracine en effet dans un paradigme individualiste qui masque la dimension collective essentielle résultant de la nécessaire interconnection des données personnelles entre elles.

Pour envisager pleinement cette dimension collective, il faut opérer un véritable renversement copernicien pour appréhender directement le réseau des données liées et l’ériger en tant que tel en un nouvel objet de droit, ce qui n’existe pas à ce jour dans la loi française (ni dans aucun autre droit à ma connaissance).

Le premier à avoir opéré ce renversement de perspective est Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock et auteur en 2014 d’un ouvrage intitulé « La souveraineté numérique« . Après avoir été le champion de la thèse de la propriété privée sur les données personnelles, Pierre Bellanger a changé d’approche pour sortir justement du paradigme individualiste et appréhender la dimension collective des données personnelles. Et c’est de cette manière qu’il est arrivé à la notion de biens communs, dans le texte « Principes et pratiques des données personnelles en réseau » daté de septembre 2014 qui constituait sa contribution à l’étude du Conseil d’Etat sur les technologies numériques et les droits fondamentaux.

Ce texte introduit la notion de réseau de données, à partir d’une critique de l’approche personnaliste de la loi de 1978 :

Ainsi, les données personnelles ne sont plus granulaires mais réticulaires, c’est-à-dire organisées en réseau.  Les données personnelles ne sont plus séparées mais liées. Cette intrication forme le réseau des données personnelles qui se substitue, en fait, aux données personnelles isolées du passé.

Les données ne pourraient même plus être dites « personnelles » dans la mesure où les informations relatives à un individu renseignent aussi sur d’autres personnes. Une fois admis ce constat, la question est de donner une qualification juridique à ce réseau de données liées et c’est vers la notion de biens communs qu’on peut se tourner pour les faire bénéficier d’un régime qui évitera leur captation abusive :

Quelle est la nature juridique du Réseau de Données ? Il s’agit d’un objet sur lequel toutes les personnes, dont les données sont maillées, disposent de droits mais qui ne peut être matériellement divisé entre eux. Il est ni dissociable, ni individualisable par nature car chaque donnée personnelle renseigne sur les autres. C’est donc une forme d’indivision qui concerne toute la population.

Par ailleurs, les informations provenant du Réseau de Données sont d’un intérêt général majeur pour la collectivité, notamment, en matière de santé, de transports, de consommation, d’environnement ou encore de compétitivité économique.

Par son origine multi-personnelle, son impossibilité à le séparer, et son utilité collective, le Réseau de Données est donc un bien commun – res communis – : un bien qui appartient à tous mais ne peut appartenir à personne en particulier. Son statut est défini en droit français par l’article 714 du Code civil.

C’est aussi un bien où chacun dispose de droits spécifiques (retrait, opposition, oubli) sur son propre apport et ce, dès lors qu’il n’engage pas les droits d’autrui.

Le Réseau de Données répond donc de droits collectifs et de droits individuels.

Cette intrication de droits collectifs et de droits individuels correspond exactement au « faisceau de droits » – élément central de la théorie des Communs – dont parlait Silvère dans son billet.

Personnellement, je trouve assez remarquable la manière dont cette approche crée un nouvel objet de droit, d’emblée collectif, là où nous étions tous été restés prisonniers du paradigme individualiste en essayant de construire le Commun à partir de l’individuel. Ce réseau de données correspond au graphe social dont je parlais au début de ce billet. Et il est intéressant de relire cette déclaration citée par InternetActu que Marc Zuckerberg faisait à ce sujet en 2007 :

C’est l’ensemble des relations de toutes les personnes dans le monde. Le graphe social : il y en a un seul et il comprend tout le monde. Personne ne le possède. Ce que nous essayons de faire c’est de le modeler, le modéliser, de représenter exactement le monde réel en en dressant la carte.

Le graphe social est en effet mondial. Il embrasse l’ensemble de l’humanité (passée, présente et à venir). Il est le produit des relations que les hommes entretiennent entre eux en tant qu’êtres sociaux. C’est en quelque sorte le reflet informationnel de la nature sociale de l’homme (voir notamment la fameuse théorie des six degrés de séparation). Et même quelqu’un comme Marc Zuckerberg reconnaît que « personne ne le possède« , bien que tout le monde – à commencer par lui – essaie de le capturer et de se l’accaparer.

L’amendement déposé par Delphine Batho et Laurent Grandguillaume était donc bien plus profond qu’il n’y paraît de prime abord. Et je mettrai ma main à couper qu’il leur a été inspiré par Pierre Bellanger, dont on retrouve la « patte » dans l’exposé des motifs.

La question maintenant est de savoir si l’on doit soutenir une telle approche.

Personnellement, j’adhère complètement avec cette notion de « réseau de données personnelles », ainsi qu’avec l’ambition d’en faire un nouvel objet de droit en passant par la qualification de biens communs. L’amendement se réfère pour cela à l’article 714 du Code civil qui traite des « choses communes » (celles qui « n’appartiennent à personne, mais dont l’usage est commun à tous« ). Il y a ainsi une parenté très forte entre cet amendement et l’article visant à consacrer un « domaine commun informationnel«  pour lequel nous nous sommes battus au cours du débat sur la loi numérique.

Mais une fois que l’on a créé un nouvel objet de droit, il faut ensuite déterminer quel régime on souhaite lui voir appliquer, notamment pour organiser une gouvernance. Or dans le texte que j’ai cité plus haut, Pierre Bellanger insiste très fortement sur les pouvoirs que les instances étatiques devraient avoir sur la gestion du réseau de données :

La gestion et l’exercice de ces droits doit revenir à un organisme public, garant du contrôle démocratique et souverain et seul à même d’en permettre l’accès et l’usage.

Une telle institution, structurante et référente, créé les procédures, les instances ainsi que les concertations nécessaires. Elle devra donc, tout à la fois, gérer le bien commun et les droits individuels afférents. Sa capacité à ester en justice sera, de ce point de vue, essentielle.

Une agence des données pourrait ainsi être établie.

Cette « Agence des données » serait notamment dotée de larges pouvoirs, comme celui de délivrer des agréments aux opérateurs souhaitant effectuer des traitements du réseaux de données.

La qualification de biens communs ne sert en définitive qu’à organiser un transfert de la gouvernance au profit de l’Etat, ce qui paraît en définitive assez éloigné de ce que sont réellement les Communs. Si le Réseau de Données est un Commun, alors c’est avant tout sa gouvernance qui doit être commune, et non étatique.  Dans un autre amendement partageant cette même inspiration, on voit d’ailleurs apparaître la notion encore plus ambiguë de « biens communs souverains » employée à propos des données personnelles :

ARTICLE ADDITIONNEL

APRÈS L’ARTICLE 12, insérer l’article suivant:

Dans les six mois suivant la promulgation de la présente loi, le Gouvernement remet au Parlement un rapport sur le statut juridique de « biens communs souverains » qui pourrait être appliqué à l’essentiel des données personnelles.

Quelque chose me fait penser qu’en partant de telles bases, les données deviendraient rapidement davantage « souveraines » que « communes ». Par ailleurs, le graphe social dans sa nature même est mondial. Il ne peut s’agir que d’un bien commun global, comme peuvent l’être le climat et ou l’atmosphère et je vois mal comment on pourrait mettre cette qualification au service de la souveraineté nationale. L’Etat peut et doit être le « garant des communs » (notamment à travers sa justice), mais il n’est pas censé assurer directement la gestion des Communs.

J’étais déjà assez sceptique à propos de ces conclusions en 2014, mais je le suis plus encore à présent, depuis le cortège de lois sécuritaires et attentatoires à la vie privée qui nous a été infligé par le gouvernement au nom de la lutte contre le terrorisme. Confier à ce nouvel Etat sécuritaire et de plus en plus panoptique la gouvernance sur le réseau des données personnelles paraît franchement dangereux pour la sauvegarde des libertés.

***

Au final, il y a dans cette idée de constituer le réseau des données personnelles en bien commun à la fois une intuition géniale et un péril certain.

L’amendement n’a cependant pas été approuvé par la Commission des lois et il n’y a quasiment aucune chance qu’il passe lors de l’examen en séance. Le futur règlement européen sur les données personnelles n’envisage pas non plus une telle approche.

Mais il serait à mon sens extrêmement dommage d’enterrer cette notion de « réseau de données liées » et ceux qui s’intéressent aux Communs devraient s’en emparer pour explorer ses potentialités.

 

 


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Le CNNum recommande d’expérimenter les licences à réciprocité

lundi 11 janvier 2016 à 22:18

Le Conseil National du Numérique a remis au gouvernement en fin de semaine dernière un rapport intitulé « Travail, emploi, numérique : les nouvelles trajectoires« . Ce document extrêmement riche aborde de multiples questions liées à la révolution numérique comme celle de la fin du travail, l’ubérisation, l’impact de l’automatisation sur l’emploi ou encore le digital labor.

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Le rapport comporte 20 propositions adressées aux pouvoirs publics et parmi elles, on relève la recommandation d’expérimenter les licences dites « à réciprocité » dont j’ai plusieurs fois eu l’occasion de parler dans S.I.Lex. C’est la seconde fois qu’un rapport officiel attire l’attention sur ce nouveau concept à explorer, après le rapport Lemoine sur la « transformation numérique de l’économie » paru en novembre 2014.

Si vous ne connaissez pas le principe des licences à réciprocité, je vous recommande de consulter la présentation ci-dessous, tirée d’un atelier que le collectif SavoirsCom1 avait organisé en octobre dernier lors du festival « Le Temps des Communs ».

Screenshot (11)

Pour simplifier, les licences à réciprocité se posent comme des alternatives aux licences libres classiques pour placer des ressources érigées en biens communs sous un régime qui n’autorise aux acteurs économiques d’en faire usage qu’à la condition qu’ils contribuent aux communs en retour. Plusieurs propositions différentes existent à ce jour comme la Peer Production Licence, la première à avoir émergé, qui permet l’usage gratuit aux coopératives, mais imposent aux sociétés classiques de payer pour pouvoir utiliser un bien commun. D’autres versions, comme la Commons Reciprocity Licence, ont un fonctionnement plus souple et envisagent de coupler la licence avec une crypto-monnaie pour évaluer concrètement la valeur des contributions aux communs et assurer une rémunération en retour en cas d’usage commercial.

Dans le rapport du CNNum, les licences à réciprocité apparaissent à trois endroits différents comme un moyen d’atteindre certains des objectifs affichés, en lien avec le développement des Communs :

(p. 99) Accompagner les territoires menant des expérimentations ou développant des modes alternatives d’organisation et de rétribution d’activités contributives. Par exemple :

[…]

  • L’utilisation de licences à réciprocité (ex : licence FairlyShare, licences Creative Commons) permettant d’explorer des logiques de reconnaissance de la valeur produite sans passage par une monétarisation ;

(p. 119)  Soutenir le coopérativisme de plateforme, afin d’assurer une juste rétribution et représentation des travailleurs de l’économie collaborative.

Le coopérativisme de plateforme consiste à appliquer le modèle coopératif aux plateformes, notamment d’économie collaborative. Ce modèle permet à chaque utilisateur d’être en même temps détenteur de la plateforme et donc d’être partie prenante de la constitution des règles de la plateforme via la gouvernance démocratique : les conditions de tarification, les droits sociaux ouverts aux travailleurs, les réglementations concernant le déréférencement.

[…]

  • asseoir juridiquement et diffuser les licences à réciprocité, telle que la peer production licence, qui crée des droits d’utilisation différents selon que l’entité réutilisatrice soit une coopérative ou non.

(p. 142) Penser une articulation vertueuse des communs et de l’innovation ouverte.

Des coopérations fertiles peuvent se développer entre la richesse de la sphère des communs informationnels et un tissu économique industriel en transformation. Ces coopérations doivent être outillées et soutenues. Dans le même temps, il est nécessaire de se prémunir contre les risques de pratiques aboutissant à asseoir une marchandisation de l’information.

[…]

  •  Consolider juridiquement le système des licences à réciprocité et mener une lutte renforcée contre le copyfraud et le patent trolling.

On voit que le CNNum cite trois exemples de licences à réciprocité : les Creative Commons (mais il s’agitvraisemblablement d’une erreur, car aucune des licences CC ne peut être considérée comme une licence à réciprocité), la Peer Production Licence et la FarlyShare Licence.

Cette dernière licence est une initiative française que j’ai découverte récemment (à l’occasion de l’atelier de SavoirsCom1 en octobre dernier). Elle est proposée par Vincent Lorphelin de Venture Patents et vous pouvez la découvrir sur ce site ou dans cette interview. Cette licence est assez différente dans ses objectifs des autres propositions de licences à réciprocité. Elle vise d’abord à empêcher la captation abusive de la valeur générée par des contributions effectuées par des internautes en imposant leur rémunération en cas d’usage ayant généré des profits pour un tiers :

Il s’agit d’une licence de cession de droits de contributeurs collaborant à une oeuvre commune, qui souhaitent recevoir une rétribution équitable lorsque leur travail a généré un profit, même indirect, par un tiers. A cette condition, ils autorisent toute exploitation de l’oeuvre, y compris à des fins commerciales, ainsi que la création d’oeuvres dérivées ou l’intégration dans une oeuvre collaborative ou collective, dont la distribution est également autorisée sans restriction.

[…]

La motivation des contributeurs de l’économie collaborative peut souvent se résumer de la manière suivante : « je suis prêt à faire un travail gratuit pour un bien commun si je trouve que le projet a du sens. Je suis prêt à être rétribué, si le contrat est transparent, sous une autre forme que l’argent, comme la visibilité ou l’influence. Mais, dans tous les cas, si ma contribution génère un profit pour quelqu’un, même de manière indirecte, je veux en recevoir une part équitable ».

Je consacrerai peut-être plus tard un billet détaillée à la FairlyShare Licence, dont les mécanismes de fonctionnement très modulaires sont intéressants, mais qui m’intrigue par certains côtés et dont je ne suis pas certain de partager l’objectif d’assurer une rémunération financière directe pour les contributeurs aux Communs, avec toutes les difficultés que cela soulève en termes de traçage et d’évaluation des contributions. Le but recherché me semble plus proche des positions d’un Jaron Lanier sur la monétisation des contributions des internautes que de  celles d’un Michel Bauwens sur l' »économie des communs ». Néanmoins, cette nouvelle licence a le mérite d’exister et d’essayer d’incarner l’idée de réciprocité pour sortir du stade des simples discours.

On peut aussi relever que cette idée de réciprocité traverse le rapport du CNNum au-delà de la seule mention des licences. C’est d’ailleurs aussi une des conclusions à laquelle nous étions parvenus à l’issue de l’atelier d’octobre dernier organisé par SavoirsCom1. Les licences n’apparaissent en effet que comme un moyen parmi d’autres d’aboutir à une réciprocité du secteur marchand envers les Communs. On peut imaginer d’autres mécanismes complémentaires ou alternatifs, comme des labels ou des monnaies, qui pourraient aussi remplir cette fonction. Des obligations réglementaires pourraient être aussi imposées aux entreprises ou les inciter à aller progressivement vers une telle réciprocité.

Dans le rapport du CNNum, on trouve par exemple l’idée – déjà présente dans le rapport Lemoine que j’ai cité plus haut – d’instaurer un Droit individuel à la contribution, inspiré du Droit à la formation existant aujourd’hui et défini ainsi :

Ce droit autoriserait la participation d’un travailleur à des projets en dehors de son organisation principale (activités associatives, création d’entreprises, projet de recherche, projets d’intérêt général, etc.). Il pourrait s’appliquer aux salariés du secteur privé, aux contractuels de la fonction publique ainsi qu’aux fonctionnaires (toutes fonctions publiques confondues) ;

Les projets en question pourraient inclure :

  • la participation à des projets de création et de développement d’entreprises, de fab labs, de coopératives, etc. ;
  • l’engagement dans une association ;
  • la participation à des activités de recherche librement accessible ;
  • la production de biens communs ;
  • la réalisation de missions de médiation numérique, de solidarité, etc.

Avec un tel mécanisme, toute entreprise ou toute administration contribuerait « par défaut » aux Communs en octroyant du temps aux individus pour qu’ils puissent se consacrer à la production de ressources partagées. On arrive au même résultat que celui visé par les licences à réciprocité, qui comme le dit Michel Bauwens, consiste à faire émerger une « Economie des Communs », c’est-à-dire une économie éthique qui ne serait pas seulement focalisée sur l’accumulation du capital, mais viserait également à la production d’externalités positives.

***

Sans doute cet objectif pourra-t-il être atteint en combinant des mesures réglementaires avec de nouvelles licences, mais aussi des labels ou des monnaies, et d’autres encore à inventer (s’appuyant par exemple sur le protocole Blockchain, plusieurs fois cité également dans le rapport et dont les synergies avec les Communs commencent à apparaître). On peut espérer que le rapport du CNNum aura le mérite d’attirer l’attention sur ces questions et d’inciter davantage de spécialistes, à commencer par des juristes, des économistes et d’autres chercheurs, à s’y intéresser pour être en mesure de passer de la théorie à la pratique.

 


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Yochai Benkler : « Le chemin parcouru par les Communs en vingt ans »

jeudi 7 janvier 2016 à 08:27

Nous sommes nombreux à avoir été profondément déçus du retrait de l’article 8 du projet de loi numérique, qui aurait introduit dans notre droit pour la première fois une définition positive des biens communs informationnels. On pourrait considérer cette issue comme une défaite cinglante, même si le texte de loi va entrer dans quelques jours en discussion à l’Assemblée et il reste possible que les Communs reviennent en débat à la faveur des amendements parlementaires.

Mais il faut sans doute aussi se réjouir que la notion de Communs ait pu déjà arriver ainsi aux portes de la loi française, alors que son renouveau moderne ne remonte pas à plus de deux décennies. C’est en écoutant une interview récente de l’universitaire américain Yochai Benkler, qui fut un des pionniers de cette redécouverte des Communs dans les années 90, que j’ai réalisé qu’il fallait relativiser l’échec de l’article 8 en replaçant cet épisode dans une perspective plus longue.

Image par Joy. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

Yochai Benkler est connu pour avoir écrit en 2006 l’ouvrage « The Wealth of Networks » (La Richesse des Réseaux), dans lequel il développe la notion de « commons based peer production » (production entre pairs orientée vers les Communs). Il utilise ce concept nouveau à l’époque pour décrire l’émergence dans l’environnement numérique de nouvelles formes de ressources partagées comme les logiciels libres, Wikipédia ou la blogosphère, produites par la collaboration décentralisée d’individus, .

Je vous propose ci-dessous une transcription et une traduction en français des propos tenus par Yochai Benkler à l’occasion de la conférence Un|Commons, qui s’est tenue à Berlin en octobre dernier. Il y explique notamment les liens entre les deux grandes « écoles » des Communs modernes, celle fondée par Elinor Ostrom qui a surtout étudié les communs naturels, et celle qui s’est intéressée aux nouveaux communs globaux qui sont apparus avec Internet et le numérique. A la fin de l’interview, Benkler évoque le chemin parcouru par les Communs depuis 20 ans, avec une note d’espérance quant à la diffusion graduelle de ces idées et leur impact sur les décideurs.

Hier dix associations françaises ont produit une déclaration commune pour inciter les députés à « promouvoir les Communs » dans la loi numérique. Là où il y a encore quelques années seulement, c’était plutôt la « Culture libre » qui rassemblait ces acteurs, c’est à présent la notion de Communs qui semble jouer le rôle de principal catalyseur du rassemblement et de l’action collective. L’histoire qu’esquisse Yochai Benkler ci-dessous n’est assurément pas terminée et le temps viendra où la loi consacrera les Communs pour les protéger et les promouvoir.

***

Pouvez-vous vous présenter et expliquer en quoi vous vous intéressez aux Communs ?

Je m’appelle Yochai Benkler. J’enseigne le droit à la Harvard Law School et je conduis des recherches sur Internet au Berkman Center for Internet & Society. Je travaille sur les Communs depuis le début des années 90, parce que je m’intéressais à la manière dont les règles élémentaires de la propriété et du marché conditionnent la liberté dans nos sociétés. L’idée principale sur laquelle je travaillais au milieu des années 90 était de savoir comment nous pouvons parvenir à construire des Communs, c’est-à-dire des ensembles de ressources qui ne sont possédées par personne et qui ne peuvent servir de fondement au pouvoir de celui qui les possèderait. Cela incluait à l’époque le commun du spectre des fréquences et également bien sûr l’information, la connaissance et la culture, qui permettent l’innovation, la créativité et l’expression des idées.

Les Communs constituent un ensemble de ressources et de pratiques qui permettent à tout le monde, ou du moins à de larges ensembles d’individus, de bénéficier de droits d’usage sans conférer à quiconque un pouvoir asymétique permettant à certains de forcer les autres à faire quelque chose en échange. Le pouvoir asymétrique autour du contrôle des ressources est au coeur de ce qu’est la propriété, et au-delà du marché. Les Communs offrent une alternative importante, car plutôt que de dépendre du pouvoir de certains, ils ouvrent une possibilité de partager, de coopérer, de collaborer avec d’autres personnes autour d’un ensemble de ressources qui sont disponibles pour tous dans des termes symétriques.

Y a-t-il eu une évolution dans la compréhension des Communs depuis cette époque ? 

Dans les années 90, il y avait deux écoles qui se développaient à propos des Communs. L’une est l’école qui est devenue la plus connue, autour d’Elinor Ostrom et de ses travaux, qui s’intéressait à des communautés délimitées coopérant autour de régimes de propriété partagée. Ils ont apporté la preuve que les individus pouvaient arriver à travailler ensemble pour résoudre leurs problèmes, mais il ne s’agissait pas de Communs ouverts à tous sans contrôle.

La seconde école rassemblait des gens comme moi qui travaillaient sur les Communs de l’Internet et s’intéressaient à des ensembles d’infrastructures ouvertes qui permettaient à chacun d’être actifs sur les réseaux de l’économie de l’information, sans être soumis à des entités comme Microsoft, les opérateurs de télécom ou le gouvernement.

Je pense que ce qui s’est produit depuis 20 ans, et en particulier dans les 5 dernières années, c’est que les idées qui constituent la base des Communs sont devenues un nouveau cadre permettant aux gens de développer des stratégies pour limiter l’emprise du capitalisme. Au lieu de n’être qu’une stratégie délimitée visant à préserver un internet libre et ouvert, l’économie en réseau et le partage de la connaissance et de la culture, ce cadre est devenu une critique plus fondamentale des piliers du néo-libéralisme et un canevas pour le développement d’une organisation alternative de la vie économique, moins dépendante des incitations financières et du contrôle et davantage attachée à l’auto-gestion collective, à la participation démocratique et au partage des ressources.

Pouvez-vous définir la production entre pairs orientée vers les Communs (commons based peer production) ?

La production entre pairs orientée vers les Communs correspond à la pratique d’une multitude de personnes qui travaillent ensemble pour résoudre un problème. Quand j’ai commencé à travailler sur cette question en 2000/2001, les travaux qui existaient à  l’époque portaient sur les logiciels libres et open source, en les considérant comme un sujet à part, parce que les logiciels étaient supposés constituer une catégorie spécifique de produits ou parce que la communauté des développeurs était censée former une « tribu » spéciale imprégnée par la culture du don. Ce qui était mal compris, c’est qu’il y avait en réalité quelque chose de plus fondamental dans la manière dont le réseau agissait pour rassembler les individus en leur permettant de collaborer sur la base de motivations plus sociales que mercantiles.

L’idée de la production entre pairs orientée vers les Communs, c’est que si vous avez un capital suffisamment distribué au sein d’un groupe, ici en l’occurrence des ordinateurs, des moyens de communication et du stockage, et que vous pouvez définir des tâches de manière suffisamment modulaire et granulaire, les individus pourront se rassembler et utiliser une partie de leur temps disponible – certains beaucoup, d’autres moins – de façon à être plus efficaces, plus innovants et certainement plus libres par rapport aux contraintes imposées par le marché, pour produire des infrastructures essentielles.

Il pouvait alors s’agir de Wikipédia, que j’ai commencé à étudier alors qu’elle n’avait que six mois d’existence, ou bien des logiciels libres et open source, et ensuite de toutes les ressources produites comme des Communs entre pairs. Ce processus combine en réalité de la production par des individus isolés et de la production par des groupes. La création de Communs peut être le fait d’individus isolés et elle est déjà importante à ce stade, parce qu’elle aboutit à la production de ressources qui n’engendrent pas de moyens de contrôle ou de centralisation. La production entre pairs concerne en revanche des ensembles importants de personnes collaborant pour produire des choses qu’un individu seul ne pourrait atteindre. Aucun individu n’aurait pu écrire Wikipédia, mais il existe des milliers de projets de logiciels libres portés par des auteurs uniques, qui élargissent à leur niveau les libertés et contribuent aux Communs, mais sans production entre pairs. Wikipedia, Apache ou GNU/Linux sont des systèmes de Communs produits entre pairs, qui sont créés à partir de multiples contributions. La production entre pairs montre comment la création de Communs peut passer à l’échelle pour donner naissance à des infrastructures massives.

Plus tard, je me suis aussi intéressé à la manière dont les individus pouvaient aussi partager des ressources matérielles. A l’époque, il s’agissait d’ordinateurs, de moyens de communication ou de stockage, des trajets en voiture (qui n’étaient pas alors comme maintenant coordonnés par le biais du réseau). L’idée était que les gens ne pourraient pas uniquement mutualiser leurs ressources intellectuelles, mais aussi leurs ressources matérielles pour créer des plateformes offrant des alternatives aux systèmes fondés sur la propriété.

Pensez-vous qu’il y ait aujourd’hui une large compréhension par le grand public de ce que sont les Communs ?

Non, je ne pense pas qu’une telle compréhension existe encore. Mais il me semble qu’il faut voir les choses avec un peu de recul et pas seulement à un instant t. Il y a 20 ans, quand j’ai commencé à travailler sur les Communs, il s’agissait vraiment d’une idée marginale et un peu folle. Parmi l’élite, les Communs n’étaient envisagés que sous l’angle de la fameuse « tragédie ». Elinor Ostrom et les travaux de son école ont été absolument essentiels pour renverser cette perspective, mais ils avaient des implications limitées pour l’économie de marché par rapport aux analyses que nous avons développées à propos d’Internet. Ses travaux portaient sur des objets comme des pâturages ou des systèmes d’irrigation s’inscrivant dans des pratiques anciennes et stables de petites communautés installées dans des zones périphériques de l’économie.

Ce que nous avons montré avec Internet, c’est que les Communs étaient au contraire au centre de cette nouvelle économie, mais il a fallu vraiment plus d’une décennie  pour arriver à initier une discussion sur la préservation, la durabilité et les bénéfices engendrés par les Communs. En 1996, quand j’ai commencé à parler du spectre des fréquences comme d’un Commun, les responsables économiques répondaient qu’il s’agissait d’une idiotie. Il a fallu plus de 15 ans pour que le gouvernement américain envisage le spectre ou le WiFi comme un Commun à travers la promotion de standards ouverts. C’est le temps qu’il a fallu pour arriver à expliquer à des non-spécialistes l’importance des Communs.

Un des choses que je trouve les plus enthousiasmantes, c’est de voir – tout particulièrement en Europe – que l’usage du mot « Commun » est plus répandu et que les Commons commencent à être utilisés comme un étendard pour fédérer un ensemble de convictions qui rejettent les excès du néo-libéralisme poussé par les USA et la Grande-Bretagne, la dérégulation qui est impulsée au niveau de l’Union européenne ou les principes du consensus de Washington qui a défini l’agenda du développement. Nous voyons aujourd’hui les Communs sortir du champ du numérique – et sans doute davantage en Europe qu’aux Etats-Unis – pour devenir un cadre général qui nous rappelle des choses très simples.

Les Communs nous disent que nous pouvons travailler ensemble, que nous pouvons coopérer de manière durable pour produire des choses collectivement, que tout ne doit pas nécessairement passer par des rapports de propriété, parce que nous avons une responsabilité partagée les uns envers les autres, et nous ne pouvons pas séparer hermétiquement la production économique de sa dimension sociale. On ne peut pas juste dire, c’est du business et ne pas envisager les responsabilités sociales. La prise en compte du social est au coeur d’une production durable et du bien-être global.

Ce sont les idées de base que je commence à voir émerger autour des Communs et heureusement, nous verrons sans doute dans la prochaine décennie ces principes sortir de la sphère des activistes qui les soutiennent actuellement pour aller vers une compréhension mieux partagée de ces enjeux, au moins en Europe et je l’espère, plus largement dans le monde.


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