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Les logiciels produits par les administrations sont passés en Open Source par défaut (et voici pourquoi)

vendredi 8 décembre 2017 à 03:08

La loi pour une République numérique adoptée l’année dernière nous réserve encore quelques surprises, plus d’un an après son entrée en vigueur. On en a eu une confirmation cette lors du Paris Open Source Summit 2017 pendant une session consacrée à la thématique « Administration publique ». Cette table-ronde était intitulée « Open Data / Open Source / Open Gov : ouvrir les données, les codes sources… et les administrations ? » et la première prise de parole a été assurée par Perica Sucevic, le juriste de la mission Etalab, qui a fait un résumé des principales conséquences de la loi République numérique.

Image par Nicholas Youngson. CC-BY-SA.

Or à cette occasion, il a confirmé une interprétation du texte (qui circule déjà depuis un moment parmi ceux qui s’intéressent à cette loi) en vertu de laquelle les logiciels produits par les administrations publiques devront dorénavant obligatoirement être publiés par défaut en Open Source. Ce n’est pas une conséquence qui peut se lire directement à un des articles de cette loi, mais elle résulte de l’effet combiné de plusieurs dispositions du texte.

Je pensais que cet « Easter Egg » de la loi République numérique était déjà relativement connu, mais après avoir tweeté à propos de cette confirmation reçue lors de la table-ronde, j’ai pu constater que beaucoup de personnes semblaient la découvrir. La nouvelle a suscité autant d’enthousiasme que d’interrogations, notamment sur le raisonnement qui permet d’aboutir à cette conclusion, ainsi que sur la portée exacte de ce devoir « d’Open Source par défaut » qui va dorénavant incomber aux administrations.

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Il me semble donc utile d’apporter rapidement quelques éclairages sur ces questions.

Quand l’Open Data par défaut se prolonge en Open Source…

On sait déjà que l’effet combiné de la loi Lemaire et de la loi Valter a créé pour les administrations une obligation d’Open Data « par défaut », leur imposant en principe de mettre en ligne spontanément les informations publiques qu’elles produisent et de les rendre librement réutilisables, sans pouvoir lever dorénavant de redevances de réutilisation (y compris en cas d’usage commercial). Il existe une liste d’exceptions identifiées dans lesquelles la libre réutilisation et/ou la gratuité ne s’appliqueront pas, mais le principe général est bien dorénavant pour les données publiques celui de l’ouverture par défaut.

Or si l’on remonte la chaîne des causes et des effets juridiques, on se rend compte que cette ouverture par défaut trouve sa source dans la notion de « document administratif communicable ». La loi République numérique considère que lorsqu’un document administratif est communicable au sens de la loi CADA de 1978, alors les informations qu’il contient doivent en principe être publiées en ligne et rendues librement réutilisables.

Or une des dispositions de la loi République numérique est venue modifier l’article dans le Code des Relations entre le public et l’administration qui contient la définition des documents administratifs. Les codes sources ont explicitement été ajoutés à une énumération donnant des exemples de ce que peut recouvrir la notion de « document administratif » :

Sont considérés comme documents administratifs, au sens des titres Ier, III et IV du présent livre, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, les documents produits ou reçus, dans le cadre de leur mission de service public, par l’Etat, les collectivités territoriales ainsi que par les autres personnes de droit public ou les personnes de droit privé chargées d’une telle mission. Constituent de tels documents notamment les dossiers, rapports, études, comptes rendus, procès-verbaux, statistiques, instructions, circulaires, notes et réponses ministérielles, correspondances, avis, prévisions, codes sources et décisions.

Ce faisant, le législateur n’a pas été complètement révolutionnaire, car il n’a fait que reprendre un principe dégagé en 2015 par la CADA (Commission d’Accès aux Documents Administratifs) dans un de ses avis. Elle avait alors estimé que le code source du logiciel simulant le calcul de l’impôt sur le revenu était bien un document administratif et qu’à ce titre, l’administration fiscale devait le communiquer à un universitaire qui en avait fait la demande à des fins de recherche (et cela a été confirmé ensuite par la justice administrative). Le raisonnement suivi par la CADA était intéressant, car il revenait à faire primer le droit à la communication sur le droit d’auteur, mais il n’allait pas plus loin que la liberté N°1 du logiciel libre (accès au code source), car la communication n’entraînait pas automatiquement un droit à la libre réutilisation.

Mais ce sera dorénavant différent, puisque le Code des relations entre le public et l’administration a été modifié par la loi République numérique de manière à consacrer un principe de libre réutilisation lié à la communication ou à la publication des documents administratifs :

Les informations publiques figurant dans des documents communiqués ou publiés par les administrations […] peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d’autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus.

Vient alors immédiatement en tête une possible objection à propos des logiciels étant donné que le principe de libre réutilisation comporte certaines exceptions, dont l’une est liée au fait que des droits de propriété intellectuelle appartenant à des tiers portent sur un document :

Ne sont pas considérées comme des informations publiques, pour l’application du présent titre, les informations contenues dans des documents […] sur lesquels des tiers détiennent des droits de propriété intellectuelle.

Or les logiciels sont bien considérés comme des oeuvres susceptibles d’être protégées par le droit d’auteur et c’est encore valable lorsque ce sont des administrations qui les produisent. Mais le régime juridique des logiciels est particulier en cela qu’il s’agit en droit français d’une des rares catégories d’oeuvres pour lesquelles les droits appartiennent dès l’origine à l’employeur et non aux personnes physiques employées qui les créent. On aboutit donc à la conclusion que même si des logiciels sont produits par des agents publics, ils ne font pas l’objet d’un droit de propriété intellectuelle « appartenant à des tiers », puisque c’est l’administration elle-même qui est directement titulaire du droit d’auteur.

Cela neutralise donc l’effet de l’exception au principe de libre réutilisation prévue par le Code des relations entre l’administration et les usagers. Il en résulte que 1) les codes sources produits par les administrations publiques sont donc bien des documents administratifs communicables selon les termes de la loi CADA ; 2) qu’à ce titre, l’administration est tenue de les publier spontanément en ligne et 3) qu’une fois publiés ou communiqués, ils deviennent librement réutilisables.

Voilà donc comment un texte prévu à la base pour instaurer un Open Data par défaut a aussi indirectement créé un principe d’Open Source par défaut pour les logiciels produits par les administrations publiques.

Quelle portée exacte pour ce principe ?

Suite au tweet que j’ai publié pendant la table-ronde de l’Open Source Summit, j’ai reçu de nombreuses questions de personnes cherchant à cerner la portée de ce principe d’ouverture par défaut. Voici les principaux points sur lesquels on m’a interrogé (et des tentatives de réponses) :

1) Est-ce que cela concerne vraiment toutes les administrations ou seulement certaines d’entre elles ?

La définition du document administratif susceptible d’être communiqué est très large, comme l’indique le site service-public.fr :

Un document administratif est un document élaboré ou détenu :

  • par une administration (État, mairie, établissement public),
  • par un organisme privé gérant un service public (caisses de Sécurité sociale, Pôle emploi, office HLM….).

Ce ne sont donc pas uniquement des administrations stricto sensu qui vont être concernées, mais aussi certaines personnes privées.

La question qui peut néanmoins se poser est de savoir si seuls les Services Publics à caractère Administratif (SPA) seront impactés ou bien également les Services Publics à caractère Industriel ou Commercial (SPIC). La CADA considère que les documents produits dans le cadre de l’activité des SPIC ont bien une nature administrative (exemple), mais avant l’année dernière, les données produites par ces services étaient considérées comme n’étant pas des informations publiques (et donc placées en dehors du principe de réutilisation). Mais la loi République numérique a supprimé cette dérogation, tout en permettant aux SPIC de continuer à opposer à l’Open Data par défaut leur droit de producteur de base de données lorsqu’ils exercent une « mission de service public à caractère industriel ou commercial soumise à la concurrence ». Or les logiciels ne sont pas soumis au droit des producteurs de bases de données, mais bien au droit d’auteur et la loi ne contient aucune disposition explicite permettant aux administrations de faire valoir un droit d’auteur qui leur appartiendrait en propre pour s’opposer au principe de libre réutilisation.

Il semble donc bien que le principe d’Open Source par défaut s’applique aussi aux logiciels produits par les SPIC (mais sans doute avec des réserves importantes liées à la protection de certains secrets. Voir ci-dessous, point 3).

2) Est-ce que cela empêche les administrations de mettre en place des redevances pour faire payer l’usage des logiciels qu’elles produisent ?

Assurément oui, du moins dans la plupart des cas.

Le principe de libre réutilisation a été assorti avec la loi Valter d’un principe de gratuité. Il existe des exceptions à ce principe, mais elles sont limitées. Seules les administrations qui réalisent au moins 25% de ressources propres à partir de redevances perçues sur la réutilisation de données peuvent continuer à en fixer. Cela correspond dorénavant seulement à quelques établissements en France comme l’IGN ou le SHOM.

On peut considérer que le même principe s’applique en ce qui concerne les logiciels, ce qui fait que quasiment aucune administration n’est désormais en capacité de fixer ou de maintenir des redevances en la matière. Cela signifie aussi que toutes les redevances précédemment fixées sont devenues caduques et que continuer à en percevoir ou en instaurer de nouvelles est illégal.

3) Est-ce que les administrations ne peuvent pas invoquer des raisons de confidentialité ou de sécurité pour s’opposer à des demandes de publication de codes sources ou interdire la réutilisation de logiciels ?

Si, elles le peuvent, notamment parce que la communication des documents administratifs ne peut se faire que dans le respect d’un certain nombre de secrets listés par la loi, parmi lesquels on trouve la sûreté de l’Etat, la sécurité publique, le secret de la défense nationale ou celui des relations extérieures. Nul doute que les administrations vont sans doute s’engouffrer dans ces brèches en faisant valoir que la publication de certains codes sources compromettrait la sécurité publique. Sachant par ailleurs que la loi République numérique a explicitement ajouté la « sécurité des systèmes d’information » comme motif permettant de s’opposer à la communication d’un document…

Par ailleurs, la communicabilité peut aussi être mise en échec par des secrets en matière industrielle et commerciale, qui risquent d’avoir un impact important. Les SPIC notamment essaieront sans doute d’arguer que l’ouverture des logiciels qu’ils développent peut affecter leur position dans un environnement concurrentiel ou leur porter préjudice. Ces motifs de non-communication comportent notamment un « secret des procédés » qui risque de prospérer sur le terrain des logiciels :

Le secret des procédés protège les informations susceptibles de dévoiler le savoir-faire de l’entreprise, c’est-à-dire plus particulièrement les techniques de fabrication et les travaux de recherche, ainsi que l’ensemble des informations relatives aux moyens techniques et humains mobilisés par celle-ci (description des matériels et matières premières utilisés, nombre et qualifications du personnel, liste nominative du personnel, procédés utilisés par les vérificateurs…). Il comprend certains secrets protégés par la loi comme le secret qui s’attache aux brevets en application de la loi du 2 janvier 1968, le secret de fabrique régi par l’article 418 du code pénal et l’obligation générale de loyauté qui s’impose aux salariés.

4) Qu’en est-il si les logiciels sont produits par des prestataires sur commande de l’administration ?

Cette situation, fréquente dans les administrations, risque de faire échec à l’Open Source par défaut.

Certes, la définition des documents administratifs prévoit que ceux-ci peuvent être « produits ou reçus ». Mais dans le cas d’un logiciel produit par un prestataire, il y aura bien un droit de propriété intellectuelle appartenant à des tiers.

Sauf si l’administration prend la précaution de se faire céder par voie contractuelle les droits sur le logiciel commandé, le droit d’auteur du prestataire va faire obstacle à la libre réutilisation. On peut d’ailleurs s’attendre à ce que le recours à des entreprises extérieures soit même instrumentalisé par certaines administrations qui verront là un moyen commode pour échapper à l’Open Source par défaut, quitte à devoir payer pour cela…

5) Qu’en est-il des logiciels pour lesquels l’administration souscrit des licences d’utilisation ?

C’est un sujet complètement différent de celui examiné dans ce billet, qui ne concerne que les logiciels produits par les administrations elles-mêmes.

La priorité aux logiciels libres n’a pas été adoptée dans la loi République numérique (elle a été dégradée en un simple « encouragement » sans valeur contraignante). Cela signifie que les administrations peuvent continuer à souscrire des licences pour des logiciels propriétaires et des affaires tels que le contrat Open Bar de la Défense ou des accords entre Microsoft et l’Education nationale ont montré que l’Etat était encore assez loin de vouloir réduire sa dépendance aux programmes privateurs…

Pour rappel, il n’y a que dans l’enseignement supérieur que la loi a fixé en 2013 une priorité aux logiciels libres, bien que cela paraisse à peu près complètement ignoré sur le terrain…

6) Qu’en est-il des logiciels développés par les chercheurs ?

Il n’y aucune raison particulière qu’ils soient exclus du champ du principe de l’Open Source par défaut.

Les chercheurs constituent la seule catégorie d’agents publics qui conservent l’intégralité de leurs droits d’auteur sur leurs productions (articles, cours, etc.). Mais s’agissant des logiciels, la même règle générale s’applique et ce sont bien leurs employeurs, à savoir les universités et les établissements de recherche, qui obtiennent la titularité initiale des droits. Il en résulte que les logiciels produits par les chercheurs sont bien soumis à ce principe d’ouverture.

A noter que l’INRA, établissement de recherche qui a fait un gros travail d’analyse des conséquences de la loi République numérique, a déjà publié des directives à l’attention de ses chercheurs pour leur indiquer comment respecter l’ouverture par défaut (voir cette note, qui résume d’ailleurs très bien la démonstration faite par le juriste d’Etalab) :

La loi pour une République Numérique 2016-1321 du 07 octobre 2016 est venue inscrire les codes sources produits par une administration dans la liste des documents administratifs, c’est-à-dire la liste des documents communicables au public et réutilisables par tout un chacun, entérinant ainsi une position de la Commission d’Accès aux Documents Administratifs (CADA).

Elle a également rendu obligatoire la publication par défaut (sauf exceptions légales) des documents administratifs disponibles sous format électronique et ce, sans attendre de demande de communication. La conséquence majeure de ce texte pour l’Institut est que la majorité des logiciels produits par les unités de recherche peuvent être qualifiés de documents administratifs communicables et doivent donc être diffusés au public.

7) Mais du coup, sous quelle licence vont être placés ces logiciels ?

En réalité, il n’est même pas nécessaire que les logiciels produits par l’administration soient placés sous une licence libre ou Open Source pour qu’ils soient réutilisables. La liberté de réutilisation résulte directement de l’application des dispositions de la loi qui « neutralisent » les effets du droit d’auteur.

Néanmoins, un décret d’application a fixé les licences que l’administration peut choisir d’utiliser en matière de logiciel (mais c’est optionnel) :

A défaut d’opter pour une licence, le régime de base de réutilisation fixé par la loi correspond grosso modo à celui d’une licence permissive, type MIT.

8) Et si l’administration ne respecte pas l’Open Source par défaut ?

On voit déjà que l’Open Data par défaut entraîne des résistances de la part des administrations, au point que le site NextINPact a décidé cette semaine de traîner en justice deux ministères pour briser leur inertie.

On peut s’attendre à ce qu’une résistance analogue, sinon plus forte encore, soit opposée à l’ouverture des codes sources des logiciels produits par les administrations. La loi République numérique a néanmoins prévu un correctif sous la forme d’un mécanisme « d’Open Data à la demande« , qui pourra aussi s’appliquer en matière de logiciel. Le texte indique qu’au cas où les administrations ne mettraient pas spontanément en ligne des documents qu’elles sont tenues à présent de diffuser, les citoyens peuvent en faire la demande selon les voies habituelles. Si les documents en question sont communicables, les administrations doivent alors non seulement les transmettre aux demandeurs, mais aussi les publier pour les rendre librement réutilisables.

Au cas où l’administration résiste, il faudra en passer par un recours pour avis à la CADA et saisir ensuite la justice administrative pour faire valoir ces nouveaux droits d’accès au code source et à la réutilisation des logiciels.


Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre, Données publiques et Open Data Tagged: CADA, code source, licences libres, logiciels, loi République numérique, open data, Open Source, réutilisation

Repenser l’enclosure de la connaissance (avec Bernard Stiegler et Amartya Sen)

samedi 25 novembre 2017 à 18:58

J’ai eu la chance cette semaine de participer à l’événement Action publique / Public en action / Controverse« , organisé par la Cité du Design de Saint-Etienne dans le cadre de la semaine de l’innovation publique. La question des Communs y a été largement débattue, mais ce fut surtout l’occasion pour moi d’approfondir ma compréhension des liens entres les Communs et le design, ou plutôt, d’appréhender ce que l’approche par le design pouvait nous apporter pour la compréhension des Communs.

Or cette piste m’a conduit à penser que l’un des concepts centraux que nous manions depuis des années, celui « d’enclosure de la connaissance », méritait sans doute d’être réexaminé. Il y a lieu à mon sens de le faire en connexion avec certains concepts développés par le philosophe Bernard Stiegler pour penser les liens entre le savoir et la technique (notamment la notion de « prolétarisation »), ainsi qu’avec la notion de « capabilités » introduite par l’économiste Amartya Sen.

J’ai exprimé ce point de vue lors de la conclusion de la seconde journée que l’on m’avait demandé de réaliser et que vous pourrez retrouver dans la vidéo ci-dessous (à partir de 2 heures 33), mais je vais essayer de développer ci-dessous.

Quels liens entre Communs et Design ?

Avant cette journée, je faisais essentiellement le lien entre les Communs et le Design à travers la question du partage des droits de propriété intellectuelle. comme on le voit dans les démarches d’Open Source appliquées à la fabrication d’objets. Le courant de l’Open Hardware, très lié à celui des tiers-lieux d’innovation partagée (FabLabs, Hackerspaces, etc.), prône la documentation des processus de création et la mise à disposition des plans de fabrication des objets sous licence libre, afin d’en favoriser le développement en mode collaboratif et la réplication partout dans le monde. C’est ainsi que l’on a pu voir fleurir des projets de matériel agricole libre (Open Source Ecology), de voitures Open Source (Wikispeed, OSVehicle), de partage de plans de constructions de bâtiments ou de mobilier (WikiHouse, Open Desk), de matériel médical Open Source (Bionicohand, echOpen), etc. Le lien avec les Communs apparaît alors de manière assez évidente,, car ces différentes initiatives constituent autant de contributions aux Communs de la connaissance, participant à enrichir le corpus des savoirs  partageables.

Mais en réalité, il existe dans notre rapport aux objets un lien beaucoup plus profond avec les savoirs. Pour le saisir, il faut se rappeler que le Libre est originellement né du rapport entre un homme et un objet (une machine pour être plus précis, ou un automate comme dit Bernard Stiegler). La légende raconte en effet que c’est en se rendant compte qu’il ne pourrait pas réparer une imprimante défectueuse au MIT que Richard Stallman prit conscience de l’importance de l’accès au code source des logiciels et décida de créer la Free Software Foundation. Par-delà l’anecdote et l’exemple de cette imprimante, l’enjeu réside dans le fait de savoir si c’est l’homme qui contrôle la machine ou si c’est la machine qui contrôle l’homme. Et il s’agit bien fondamentalement d’une question d’accès à la connaissance, dont les logiciels propriétaires nous privent en dissimulant leur code source. Stallman a élargi ensuite cette intuition originale à l’ensemble de notre rapport à la technologie, sur la base d’un principe qui lit intrinsèquement la protection des libertés à l’accès à la connaissance.

Une conception trop abstraite des enclosures sur la connaissance ?

Les défenseurs des Communs de la connaissance (et moi le premier) ont parfois tendance à oublier cette origine du Libre pour aborder les savoirs d’une manière trop désincarnée. Lorsque nous luttons contre les « enclosures de la connaissance », nous considérons un « savoir abstrait » (un peu à la manière dont Marx opposait le travail abstrait et le travail concret) lorsqu’il est menacé par des restrictions juridiques. C’est ainsi d’ailleurs que la notion même « d’enclosure de la connaissance  » est née sous la plume de l’américain James Boyle, dans son ouvrage « The Public Domain : Enclosing The Commons of The Mind« . Évoquant une « seconde vague d’enclosures », il faisait une analogie avec l’accaparement des terres communes survenu à la fin du XVIIIème siècle, au moment du basculement dans l’ère industrielle.

L’élément déclencheur qui a conduit à l’émergence de cette notion est l’allongement de la durée du droit d’auteur intervenue en 1998 avec le Mickey Mouse Act. Toute une génération d’activistes, parmi lesquels on retrouve des personnalités comme Lawrence Lessig ou Aaron Swartz, ont été « traumatisés » par ce qu’ils considéraient (à juste titre) comme une agression légale contre le domaine public et une restriction des libertés. Cette « catastrophe » fondatrice a néanmoins surdéterminée la manière dont nous considérons l’enclosure de la connaissance et nous abordons désormais le phénomène essentiellement sous l’angle des « abus de la propriété intellectuelle ». C’est ainsi par exemple que nous luttons contre le droit d’auteur lorsqu’il s’en prend à des usages collectifs de la Culture, contre le droit des marques lorsqu’il en vient à confisquer l’usage des mots du langage ou contre le droit des brevets lorsqu’il étend l’emprise de la propriété intellectuelle sur le vivant.

Silvère Mercier, dans l’article qu’il consacre à la notion d’enclosure de la connaissance dans le Dictionnaire des biens communs, s’efforce d’élargir cette conception originelle et il montre notamment qu’elle possède de nombreuses dimensions qui dépassent le seul champ du droit. Il dresse dans l’article une typologie détaillée des « enclosures informationnelles » qui comportent selon lui des enclosures techniques, de temps, géographiques, publicitaires, d’habiletés informationnelles, algorithmiques et même politiques. Cette approche lui permet d’aboutir à une définition plus large de la notion d’enclosure :

Les enclosures ne correspondent pas seulement à l’érection de palissades autour d’un champ. Dégagée de son contexte historique initial et élevée à un niveau théorique supérieur, la notion recouvre cette « susceptibilité d’appropriation par autrui » qui peut venir remettre en question un droit d’usage sur une ressource partagée, quelle que soit sa nature.

Les enclosures informationnelles représentées sous forme de carte heuristique sur le blog Graphicatie.

Rapprocher enclosures sur la connaissance et prolétarisation

Néanmoins, il me semble qu’on peut aller encore plus loin, en mobilisant certains des concepts proposés par Bernard Stiegler pour penser nos rapports avec la technique, et notamment celui de « prolétarisation » qu’il emprunte à Marx en le revisitant. Pour Stiegler, la prolétarisation correspond essentiellement à la perte et à la confiscation des savoirs. Par ce terme, il n’entend pas uniquement les savoirs « académiques », mais dans une vision inclusive de la connaissance, il y inclut à la fois les savoir faire, les savoir vivre et les savoirs conceptuels.

Le phénomène de « prolétarisation » a d’abord touché les ouvriers, qui se sont vus privés de leurs savoir faire d’artisans par le machinisme industriel et par le déploiement de l’organisation scientifique du travail issue du taylorisme. Mais comme on peut le lire dans le vocabulaire d’Ars Industrialis, la prolétarisation concerne bien d’autres catégories d’acteurs que les ouvriers, et à vrai dire, elle nous frappe même tous aujourd’hui :

La prolétarisation est, d’une manière générale, ce qui consiste à priver un sujet (producteur, consommateur, concepteur) de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir concevoir et théoriser).
Rappelons tout d’abord que Marx ne dit pas que le prolétariat est la classe ouvrière : il dit que la classe ouvrière est la première classe à être touchée par la prolétarisation. Les prolétaires n’ont pas disparu : la prolétarisation, c’est à dire la perte des savoirs, a au contraire envahi « toutes les couches de la société ». Privé de savoir, le prolétaire est privé de travail, s’il est vrai que travailler c’est s’individuer en individuant son milieu de travail et en se co-individuant avec des collègues de travail, c’est à dire en formant avec eux un milieu associé. Le prolétaire est l’employé d’un milieu dissocié. Le prolétaire, dit Simondon, est désindividué par la machine qui a grammatisé et automatisé son savoir.
Au cours du XXsiècle cependant, ce qui est prolétarisé n’est plus seulement le savoir-faire du producteur : c’est aussi le savoir-vivre du consommateur. Le consommateur ainsi prolétarisé ne produit pas ses propres modes d’existence : ceux-ci lui sont imposés par le marketing qui a transformé son mode de vie en mode d’emploi.

Cette conception de la prolétarisation me paraît susceptible d’enrichir et d’élargir considérablement notre compréhension du phénomène des enclosures de la connaissance. Il s’agit en effet d’un processus beaucoup plus général et profond que celui de la seule extension des droits de propriété intellectuelle : il frappe les individus dans toutes les dimensions de leurs activités, aussi bien au travail, qu’en tant que consommateur ou comme citoyen, et les chercheurs eux-mêmes peuvent finir par être « prolétarisés »…

Sortir  de la prolétarisation généralisée ?

C’est ici qu’un retour au design peut s’avérer intéressant pour comprendre en quoi la notion d’enclosure de la connaissance doit être repensée. Beaucoup de dispositifs techniques sont intrinsèquement construits avec le dessein (design) de nous priver de nos savoirs. Il suffit de considérer nos téléphones portables pour voir à quel point ces technologies nous enferment dans un rapport « privatif » à la technique. Un smartphone fonctionne dans tellement de « dimensions cachées » échappant à son utilisateur qu’on peut le considérer comme un « hyperobjet », pour reprendre une notion développée par le philosophe Timothy Morton. Le design possède en réalité deux faces opposées (comme tout ce qui touche à la technique, en réalité). Il existe un design, à l’image de celui mis en oeuvre chez Apple, qui travaille sur le confort de « l’expérience de l’utilisateur » pour mieux endormir sa vigilance. Mais l’approche par le design peut aussi avoir une dimension critique et mieux nous permettre de prendre conscience des stratégies de privation des savoirs à l’oeuvre dans notre environnement, voir de nous réapproprier les processus de conception pour concevoir des objets qui ne nous placent pas dans un rapport de soumission à la technique.

La tendance générale semble hélas plutôt aller vers une intensification de la « prolétarisation ». C’est ce que montre particulièrement bien Antonio Casilli dans ses analyses sur les algorithmes et l’Intelligence Artificielle. L’Intelligence Artificielle véhicule souvent le fantasme d’une machine qui pourrait reproduire de manière indépendante certains des processus de l’esprit humain, voire même les acquérir toute seule grâce à des technologies comme le deep learning. Mais Antonio montre que la réalité est bien différente : la plupart des IA ont besoin d’être assistées par des humains, réduits à réaliser des « micro-tâches » extrêmement sommaires qui servent à entraîner la machine et à effectuer pour elle des opérations encore difficilement réductibles à des automatismes. C’est ainsi qu’à travers le Digital Labor,  des humains sont réduits à l’état de « tâcherons du clic », ce qui correspond à une nouvelle forme de « prolétarisation » par certains côtés plus effrayante encore que celle qui frappait l’ouvrier « taylorisé ».

Si l’on suit cette approche, l’enclosure de la connaissance et la prolétarisation constituent en réalité un seul et même phénomène, qui aura varié selon les stades de développement du capitalisme. Le premier capitalisme industriel a prolétarisé les ouvriers en les privant de leurs savoir faire par le développement du machinisme. Le second capitalisme industriel, qui voit le jour avec le fordisme, prolétarise à son tour le consommateur par le biais des techniques de marketing publicitaire. Le capitalisme cognitif, sous l’emprise duquel nous vivons aujourd’hui, possède cette fois la capacité redoutable de nous prolétariser dans toutes les facettes de nos existences, grâce à la redoutable capacité du numérique à s’immiscer partout et à intégrer toutes les activités dans une automatisation généralisée.

Refonder les Communs de la connaissance comme « Communs de capabilités »

Nous avons eu jusqu’à présent une compréhension bien trop « abstraite » de l’accaparement des connaissances. Défendre « le domaine public » ou « l’accès aux savoirs » reste certes important, mais se focaliser sur une telle approche revient à passer à côté des enjeux bien plus larges que soulèvent le problème des enclosures sur la connaissance. Dans ses écrits, Bernard Stiegler montre qu’une porte de sortie reste possible, puisqu’à la prolétarisation peut répondre une « déprolétarisation » qui permettrait aux individus de se réapproprier les savoirs confisqués. Or c’est à partir de l’observation des pratiques en vigueur dans les communautés du logiciel libre ou sur Wikipédia que Stiegler envisage la possibilité d’une telle déprolétarisation. Voir ci-après, cet extrait du compte-rendu d’une interview donnée en 2014 : 

Bernard Stiegler considère le logiciel libre comme la matrice de l’économie de la contribution ; c’est en effet une activité industrielle qui ne prive plus les gens de leur savoir mais au contraire développe des savoirs, individuels et collectifs, dans un processus de déprolétarisation. Or, cette matrice peut s’appliquer dans pratiquement toutes les activités industrielles de demain : réseaux énergétiques intelligents, où nous ne sommes plus consommateurs mais curateurs d’énergie, re-matérialisation (imprimante 3D…), agriculture (AMAPOpen Source Ecology…)

La déprolétarisation passe par le fait de permettre aux individus de développer leurs « capabilités », au sens où l’économiste Amartya Sen entend cette notion (liberté effective de faire des choix permettant de réaliser des accomplissements, pouvant être très basiques – se maintenir en bonne santé, se nourrir, se loger – aussi bien que très élaborés – participer à la vie sociale, politique et culturelle, etc.) Cette capacitation nécessite la réappropriation des savoir faire, des savoir vivre et des savoirs conceptuels, sans lesquels il est impossible d’exercer effectivement cette liberté de choix.

C’est la raison pour laquelle la redéfinition des enclosures sur la connaissance, pensée en lien avec la prolétarisation, doit aussi nous conduire à redéfinir la notion de communs de la connaissance elle-même. C’est ce que s’efforce de faire Silvère Mercier dans un billet récent en s’appuyant sur les propositions de Geneviève Fontaine. Celle-ci propose de rapprocher les analyses d’Elinor Ostrom et celles d’Amartya Sen pour proposer une très intéressante notion de « Communs de capabilités », qui peut également faire le lien avec l’approche de Bernard Stiegler. Alors qu’Elinor Ostrom envisage seulement les mécanismes collectifs qui permettent à des groupes de gérer efficacement et de préserver dans le temps des ressources fragiles, les « Communs de capabilités » apportent une dimension « subjective » supplémentaire, avec une attention portée à la manière dont les Communs renforcent la capacitation des individus et leur permettent concrètement d’exercer leurs droits fondamentaux.

***

Il semble donc qu’en croisant ces différentes approches, une refondation des notions d’Enclosures et de Communs de la connaissance soit possible pour accéder à un niveau de sens qui me paraît bien supérieur à tout ce que nous avons produit jusqu’à aujourd’hui.

 

 

 


Classé dans:A propos des biens communs Tagged: Amartya Sen, bernard stiegler, capabilités, communs, connaissance, design, enclosure, savoirs

Droits communs du travail et droit au travail dans les Communs

samedi 18 novembre 2017 à 19:22

Cette semaine, la ville de Roubaix accueillait les ROUMICS (Rencontres OUvertes du Multimédia et de l’Internet Citoyen et Solidaire) qui ont choisi cette année de traiter une problématique particulièrement intéressante : « Vivre des Communs ». Bien que n’ayant pu participer à cet événement, je voulais par ce billet contribuer à la réflexion collective, en m’aventurant notamment sur le terrain des liens entre le travail et les Communs. Un coup d’oeil au programme de ces journées à Roubaix montre que les différentes interventions et tables-rondes reflétaient des interrogations d’ordre économique et social qui reviennent de plus en plus fréquemment dans le mouvement des Communs : « Vivre des Communs, comment ? », « Ils vivent de la contribution !? », « Rétribuer des contributeurs », etc.

Il y a longtemps à vrai dire que la question des modèles économiques à développer pour garantir la soutenabilité des Communs se pose et une multitude de propositions ont été avancées pour penser des articulations avec le marché. Mais c’est une piste d’une autre nature que je voudrais développer dans ce billet : celle de la reconnaissance d’un « droit social à la contribution », en m’appuyant notamment sur certains passages du dernier ouvrage publié par les Économistes Atterrés en mars dernier (Changer d’avenir : réinventer le travail et le modèle économique).

Ce livre contient plusieurs références aux Communs, mobilisés par exemple pour renouveler l’approche des services publics ou encore celle de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS). Mais il comporte aussi d’autres propositions originales, notamment par le lien qu’elles établissent entre la réforme du système de protection sociale et les Communs. Les Économistes Atterrés reprennent à cet endroit certaines idées émises à la fin des années 1990 par le juriste Alain Supiot (professeur au collège de France et spécialiste des questions de droit social), en vue de réformer le système de protection sociale pour l’adapter aux mutations du travail. Il me semble que ces thèses n’ont pas reçu encore toute l’attention qu’elles méritent. Elles permettent d’envisager la reconnaissance d’une forme de « droit au travail dans les Communs », qui fait directement écho à la thématique des ROUMICS de cette année.

Une relecture des « droits de tirage sociaux » d’Alain Supiot

Pour comprendre l’originalité des propositions des Économistes Attérés, il faut présenter brièvement les idées du juriste Alain Supiot dont elles s’inspirent (voir ici notamment pour un aperçu). Alors que notre système de protection sociale – héritier du compromis social ayant accompagné le développement du fordisme – est encore essentiellement basé sur l’emploi et le travail salarié, Alain Supiot propose d’instaurer un « droit commun du travail » qui étendrait le bénéfice des droits sociaux à l’ensemble des travailleurs, qu’ils soient salariés ou non. Le principal intérêt des thèses d’Alain Supiot est d’élargir le concept même de « travail », en le distinguant nettement de l’emploi auquel le sens commun tend pourtant à l’assimiler. Dans cette perspective, la protection sociale devrait être refondue à partir d’un « tronc commun » de droits, qui s’appliqueraient à l’individu indépendamment de son statut professionnel (c’est-à-dire qu’il soit employé, travailleur indépendant ou encore au chômage). Mieux encore, Alain Supiot propose une extension de la notion de travail visant à englober toute une série d’activités non-marchandes considérées comme socialement utiles : la formation des individus tout au long de la vie, le fait d’élever des enfants ou de prendre soin de personnes âgées ou de malades, le travail bénévole accompli par les individus à travers leurs engagements associatifs ou citoyens.

Prenant acte du fait que les individus – de plus en plus par contrainte, mais aussi parfois par choix – naviguent au cours de leur vie entre ces différentes formes de « travail », Alain Supiot propose l’instauration de nouveaux droits sociaux « rechargeables », dont les individus seraient crédités tout au long de leur vie professionnelle :

un système de « droits de tirage sociaux« , provisionnés par des moyens divers (financement public, Sécurité sociale, employeur, de comptes d’épargne, etc.) qui permettent au salarié d’exercer sa liberté de se former, d’entreprendre, de se consacrer à sa vie de famille ou à une activité désintéressée, tout en étant assuré de retrouver ensuite sa place sur le marché du travail.

Selon leurs besoins, les personnes pourraient choisir d' »activer » ces droits, afin de mieux faire face aux changements subis d’activités ou pour les aider justement à en changer volontairement. La sécurité sociale traditionnelle, celle qui sert à couvrir des risques que les individus subissent passivement, serait complétée par une « sécurité sociale active » (au sens d’activable) pour rendre aux personnes un pouvoir d’influer sur leur trajectoire professionnelle. N’opérant plus de hiérarchie de valeur entre emploi, travail indépendant et les formes de travail non-marchand, ce système aurait au contraire pour finalité de mettre les individus en capacité de mieux choisir quels types d’activités ils souhaitent exercer au cours de leur vie (avec une approche qui fait fortement penser aux « capabilités » de l’économiste Amartya Sen).

Dans leur ouvrage, les Économistes Attérés reprennent à leur compte le coeur de ces propositions, mais ils reformulent les droits de tirage sociaux d’Alain Supiot en « Droits Communs du Travail » (DCT). L’idée est de permettre aux individus de mieux faire face au développement de la « zone grise de l’emploi », qui provoque une précarisation accélérée et ne cesse de se développer sous l’effet de phénomènes comme l’ubérisation. Mais les Économistes Attérés choisissent aussi à dessein de parler de « Droits Communs du Travail » pour faire un lien explicite avec la question des Communs. Leur propos consiste à dire que si la notion de travail doit s’étendre à l’ensemble des activités socialement utiles accomplies par les individus, alors on doit aussi y inclure la contribution aux Communs.

L’élargissement aux « Droits Communs du travail »

Les Droits Communs du Travail, tels qu’envisagés par les Économistes Atterrés, comprennent par exemple un droit à la formation renforcé, conçu comme un droit fondamental que les personnes pourraient activer périodiquement sans que leur employeur puisse s’y opposer. Mais ils pourraient aussi comporter aussi des droits plus originaux comme « […] le droit à l’accès à du revenu pour des activités non salariées, mais reconnues d’utilité sociale, à du crédit et à des avances monétaires nécessaires au lancement d’activités nouvelles« . On comprend qu’un employé ou un travailleur indépendant pourraient se voir créditées de ce type de droits en exerçant leur activité professionnelle et choisir à un moment donné de mobiliser leurs droits de tirage sociaux pour décider de se consacrer à des formes de travail non-marchand d’utilité sociale. Et symétriquement, l’accomplissement de telles activités non-marchandes d’utilité générale créditeraient aussi des droits sociaux, mobilisables à leur tour pour faciliter un retour à l’emploi ou l’entreprenariat

Le lien avec les Communs devient alors évident, car ces Droits Communs du Travail instaurent ce qu’on pourrait désigner comme « un droit au travail dans les Communs », comme cela apparaît par exemple dans ce passage :

[…] ces droits, en venant compléter ou conforter les droits sociaux existants, doivent porter sur des domaines multiples. Ils doivent être mis au service du renforcement du lien social à travers l’encouragement à des activités d’utilité sociale reconnue (crèches, aide aux personnes en difficulté, soutien scolaire, constitution de bases de données de toute nature – images, musique, texte – en accès ouvert venant compléter ou développer les bibliothèques municipales) […] Nombre d’activités développées comme des « communs » et délivrées en général à titre largement gratuit pourraient aussi – dans le cadre de ces droits communs du travail – voir leurs initiateurs bénéficier de différents types de droits nouveaux.

Un peu plus loin, un lien est également établi entre ces droits communs du travail et le développement des Communs urbains au niveau local :

[…] nombre de « communs urbains » […] couvrant des domaines aussi variés que la constitution et l’entretien de jardins ou de vergers partagés, l’isolation thermique et les dispositifs collectifs d’économies d’énergie au niveau des groupes d’habitation, la réfection de friches industrielles pour en faire des lieux d’accueil où dispenser des cours du soir et/ou d’alphabétisation, des salles de spectacles et d’exposition, etc. pourraient trouver ici des sources de financement à partir de dotations des municipalités au regard des services rendus. Dans le même esprit, ces activités dont l’utilité serait socialement reconnue et validée pourraient donner lieu à l’octroi de DCT (Droits Communs du Travail) au bénéfice des initiateurs et porteurs de ces droits nouveaux. Nombre de « communs » et d’entreprises coopératives « hybrides », car associant les collectivités locales et territoriales, pourraient ainsi trouver des moyens stables d’existence à long terme à partir des droits communs du travail attribués aux commoners qui animent ces activités, ou sous la forme de financement direct de ces activités elles-mêmes. La validation sociale dans ce cas doit passer par un système non-marchand, une assemblée démocratique d’acteurs locaux par exemple, constituée d’élus, de représentants, d’associations de consommateurs et d’habitants et promoteurs de nouveaux services sur le territoire.

On voit ici le potentiel que cette approche par les Droits Communs du travail pourrait avoir au niveau local et le lien éventuel avec les « Assemblées des Communs » ou « Fabriques des Communs » qui commencent à se développer de manière informelle dans plusieurs villes françaises (Lille, Lyon, Toulouse, Grenoble, Rennes, etc.).

Du droit à la contribution au revenu contributif ?

Les propositions des Économistes Attérés en rappellent d’autres, qui ont déjà été émises dans le passé pour servir des buts similaires et qu’il est intéressant de comparer entre elles pour en montrer les nuances.

En 2014, un rapport remis au gouvernement par Philippe Lemoine à propos de la « transformation numérique de l’économie française » avait par exemple préconisé la création d’un « Droit Individuel à la Contribution (DIC) », conçu sur le modèle du Droit Individuel à la Formation (DIF) :

Créer le DIC (Droit Individuel à la Contribution), pour permettre aux salariés de consacrer du temps à des projets Open, par exemple en transformant du du Droit Individuel à la Formation (DIF) en DIC.

Cette proposition possède des airs de parenté avec les Droits Communs du travail, mais elle est en réalité beaucoup moins ambitieuse. Seul les salariés pourraient en bénéficier, puisqu’elle est attachée à ce statut et elle obligerait les personnes à puiser dans leur Droit à la Formation pour le « convertir » en Droit à la Contribution, ce qui réduit sévèrement l’impact du dispositif en terme de capacitation individuelle. Par ailleurs, le système ne marcherait que « dans un seul sens » – de l’emploi vers les activités contributives – et pas dans l’autre : exercer des activités contributives n’ouvrirait pas en tant que tel le bénéfice de droits sociaux pouvant être exercés, par exemple, pour faciliter un retour à l’emploi. Il reste donc dans cette formule une forme de hiérarchisation entre les différentes formes de travail, dont l’effacement constitue le principal mérite des propositions d’Alain Supiot.

En janvier 2016, le Conseil National du Numérique a remis à son tour un rapport « Travail, Emploi, Numérique : les nouvelles trajectoires »qui contient aussi des allusions au « droit à la contribution » évoquant lui aussi le Droit à la Contribution. Il proposait notamment de lier celui-ci au Compte Personnel d’Activité (CPA) mis en place par la loi El-Khomri. Dans le rapport du CNNum, le Droit à la Contribution est pensé comme un mode particulier d’exercice du Droit à la Formation :

Intégrer dans le droit à la contribution, un droit à se former “hors
contexte”, en participant à des projets extérieurs au travail quotidien qui contribuent au développement des compétences (participation à un projet d’entreprise, de recherche, d’innovation sociale, apprentissage citoyen). Le compte personnel de formation pourrait être mobilisé et ce droit pourrait être intégré aux plans de mobilité interne des carrières des employeurs.

Mais on constate que ces propositions présentent le même biais que celles du rapport Lemoine, puisque ce droit à la contribution/formation n’est pensé qu’en lien avec l’exercice d’une activité salariée. Par contre, le CNNum a une approche moins « unidirectionnelle », puisqu’il envisage que les activités contributives ( plus exactement les « activités vectrices d’externalités sociales, environnementales, économiques, alors même qu’elles se déploient dans le cadre non marchand« ) puissent ouvrir le bénéfice à des « droits sociaux » :

Imaginer des dispositifs pour ces activités de générer des droits
sociaux (formation, ou autres).

Finalement, il n’est presque rien resté de ces propositions dans la loi El-Khomri, sinon quelques traces lointaines, comme la prise en compte dans le cadre du Compte Personnel d’Activité (CPA) des « engagements citoyens » qui ouvrent des droits à la formation.

Enfin, il est difficile de ne pas rapprocher les « droits de tirage sociaux » d’Alain Supiot et les « Droits Communs du Travail » des Économistes Attérés des propositions de « revenu contributif » avancées par Bernard Stiegler. On peut commencer par remarquer qu’Alain Supiot et Bernard Stiegler partagent une conception relativement proche du travail lui-même, notamment en ce qu’ils opèrent une distinction nette entre l’emploi et le travail qui sert de base à leurs réflexions. Ils appellent également à reconnaître comme du travail des activités utiles s’exerçant dans un cadre non-marchand en dehors de l’emploi et du travail indépenant.

Chez Stiegler, les conséquences tirées de ces prémices vont cependant plus loin, car il s’agit de refondre très profondément le système pour promouvoir des « activités contributives » liées à l’acquisition et à l’application de connaissances (savoir-faire, savoir-vivre, savoirs conceptuels). Pour ce faire, Stiegler préconise la mise en place d’un revenu de base complété par un « revenu contributif », conçu sur le mode du régime des intermittents du spectacle. L’idée est de permettre aux individus de pouvoir bénéficier d’un revenu pour dégager du temps de manière à pouvoir développer leurs connaissances et leurs talents. Ce droit à un revenu devrait être périodiquement « rechargé » en exerçant des activités salariés à durée déterminée dans le cadre de « projets contributifs » pouvant être proposés par des entreprises ou par des collectivités publiques. C’est d’ailleurs une formule que Stiegler est en train d’expérimenter dans le cadre d’une expérimentation conduite sur le territoire de Plaine Commune.

Il est parfois assez difficile de comprendre en quoi les propositions de Stiegler correspondent à une forme de généralisation du système des intermittents, car il ne s’inspire que de manière « métaphorique » de ce dispositif. Mais les choses s’éclairent si l’on considère qu’il préconise un droit au revenu conçu pensé comme un « droit de tirage social ». Mais là où dans les propositions de Supiot, les droits de tirage sont activés occasionnellement par les individus dans des moments de réorientation professionnelle, Stiegler inverse le paradigme et c’est au contraire l’emploi qui est « réactivé » occasionnellement pour recharger un droit au revenu lié à l’exercice d’activités s’exerçant principalement dans la sphère non-marchandes Le retour ponctuel à l’emploi, par les entreprises ou par les collectivités, sert en définitive à « valider socialement » le processus d’acquisition et de développement des connaissances par les individus, tout en rassemblant les moyens nécessaires à leur mobilisation dans des projets.

Le revenu contributif de Stiegler paraît cependant compatible avec les « Droits Communs du Travail » des Économistes Atterrés, puisque ces derniers admettent, comme on l’a vu plus haut, que ces droits puissent inclure « le droit à l’accès à du revenu pour des activités non salariées, mais reconnues d’utilité sociale » ou que les collectivités locales puissent participer au financement d’activités contributives « à partir de dotations des municipalités […] au regard des services rendus« .

Sortir des contradictions d’une « Économie des Communs » sans droits sociaux

L’immense mérite des propositions examinées ci-dessus tient au fait qu’elles élargissent et renouvellent les réflexions autour du modèle économiques des Communs, en montrant la nécessité de les compléter par une prise en compte de la question des droits sociaux et de la protection sociale. Une « Économie des Communs » existe déjà, mais plusieurs voix se sont élevées pour en souligner le caractère très imparfait. Michel Bauwens, par exemple, souligne bien le paradoxe dans lequel nous nous trouvons actuellement, en prenant comme exemple le logiciel libre. Il s’agit du secteur où l’Économie des Communs est sans doute la mieux installée, mais si les individus y font vivre des Communs par leurs contributions, rares sont les Communs qui contribuent à faire vivre des individus :

[…] une personne qui contribue aux communs ne peut pas dans l’état actuel des choses assurer sa subsistance à travers cette pratique, pour « vivre dans les communs ». Elle doit rester le salarié d’une entreprise, comme IBM par exemple ou une autre compagnie dont le but reste le profit. La valeur est donc « aspirée » en dehors du commun vers la sphère de l’accumulation capitalistique. Et je pense que c’est un phénomène sur lequel nous devons travailler.

[…] certes nous avons des communs, mais il n’est pas possible de « vivre dans les communs ». La seule manière d’assurer sa subsistance, c’est de participer par ailleurs à l’accumulation du capital […] Les gens qui contribuent aux communs devraient pouvoir en vivre et la valeur ainsi produite devrait rester dans cette sphère. Et nous pourrions ainsi nous réinvestir dans les communs, à partir d’une infrastructure dédiée. Cette accumulation dans les communs permettrait en définitive une auto-reproduction indépendante, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Dans le cas du logiciel libre, les individus-contributeurs se retrouvent « écartelés » entre deux situations également inconfortables. Il s’agit en effet soit de bénévoles qui prennent sur leur temps libre pour participer aux projets, soit d’employés rémunérés par de grandes entreprises pour développer des ressources libres réutilisées ensuite dans le cadre de leurs activités (c’est le cas à plus de 75% aujourd’hui pour Linux).

Or dans ces deux hypothèses, la situation peut être considérée comme insatisfaisante du point de vue de la justice sociale. Le temps libre constitue en effet une des choses les plus inégalitairement réparties dans nos sociétés, ce qui créent une véritable « barrière invisible » à l’exercice des activités contributives en fonction du statut social. De plus, demander aux individus de contribuer aux Communs en dehors de leur emploi principal revient à faire peser sur eux une charge écrasante, alors même que les ressources partagées produisent des externalités positives bénéficiant à toute la société. A l’inverse, les contributeurs salariés par des entreprises reçoivent certes une rémunération liée à leur activité, mais ils en payent également le prix comme l’a très bien montré Sébastien Broca dans son ouvrage « Utopie du logiciel libre ».

Car il ne faut pas perdre de vue que les Communs sont aussi porteurs d’un idéal d’émancipation lié à de nouvelles formes d’organisation des activités productives. Il n’y a de Communs véritables que là où des communautés peuvent « s’auto-organiser » entre pairs pour prendre en charge la production de ressources partagées, sur la base d’une gouvernance démocratique. Lorsque des Communs – comme c’est le cas pour Linux aujourd’hui – deviennent à ce point dépendants du travail salarié, on peut se demander quel est l’apport réel en termes d’émancipation sociale pour les personnes qui y contribuent. L’activité contributive se trouve « ré-encastrée » dans la relation de subordination qui caractérise le travail salarié et c’est son sens profond qui s’en trouve alors altéré.

S’il existe une « Tragédie des Communs » aujourd’hui, elle est moins liée à l’épuisement des ressources provoquées par leur sur-exploitation qu’à l’épuisement des individus eux-mêmes du fait de l’absence de reconnaissance sociale de la valeur de leurs contributions. Même dans le secteur du logiciel libre, la contribution des entreprises reste en réalité insuffisante par rapport à la charge que les usages font peser sur les infrastructure et c’est souvent dans le plus grand dénuement que des personnes consacrent leur temps et leur énergie à la production de Communs. Une approche par les droits sociaux pourrait contribuer à surmonter ces limites inhérentes à une pensée qui s’est focalisée sur la question des modèles économiques (interface avec le marché) sans conduire l’indispensable réflexion complémentaire sur un système de protection sociale qui aurait intégré la question des Communs.

Renouer avec le sens originel des Communs

On parle de plus en plus d’un « retour » ou d’une « renaissance » des Communs. C’est un phénomène réel, mais il ne s’agit nullement d’un retour à l’identique, car la signification sociale des Communs s’est profondément modifiée par rapport à ce qu’ils ont pu représenter dans les temps passés pour les individus.

A l’époque médiévale et sous l’Ancien Régime, les Communs existaient en effet avant tout pour assurer la subsistance des membres de communautés paysannes. Les « Communaux » correspondaient alors à des modes de gestion de biens fonciers (pâturages, champs, forêts, etc.) sur lesquels les individus pouvaient exercer des droits d’accès et de prélèvement pour en tirer des ressources nécessaires à la satisfaction de leurs besoins de base (du bois pour se chauffer et construire leurs habitations, des baies, des champignons, du petit gibier, du miel pour se nourrir, etc.). Les droits collectifs d’usage (vaine pâture) garantissaient que même les membres les plus pauvres de la communauté ne possédant pas de terre seraient en mesure de faire paître quelques bêtes. Par ailleurs, c’est aussi au nom du « droit à la vie » que des droits comme le glanage ou le grappillage venaient limiter la propriété privée en assurant que les plus démunis puissent survivre. On peut donc considérer que les Communs anciens constituaient une forme de « protection sociale » pour les membres des communautés villageoises et ils n’étaient pas si éloignés non plus d’une forme de revenu d’existence versé en nature. Ces droits coutumiers garantissaient aussi l’indépendance des individus, car leur subsistance étant garantie par ce biais, ils n’étaient pas obligés d’aller vendre leur force de travail pour vivre.

Lorsque Elinor Ostrom redécouvre la question des Communs à partir des années 60, elle se consacre essentiellement à l’étude de « Communs de subsistance » (systèmes d’irrigation, pêcheries, forêts, etc.) assurant la satisfaction de besoins vitaux pour les communautés qui les prennent en charge, principalement dans des pays du Sud. Pourtant une sorte de de « coupure » s’est opérée par rapport à cette histoire longue dans les Communs tels qu’ils se développent à nouveau dans les pays du Nord (Communs urbains, Communs numériques, etc). Le lien qui a toujours relié les Communs à l’entretien de la vie paraît rompu et ce n’est absolument pas anodin.

La raison principale de cette perte de sens est à rechercher fans l’articulation entre le travail et les Communs. Pour des raisons idéologiques et de contrôle social, le système a tout intérêt à « invisibiliser » les formes de travail non-marchand, en faisant tout pour que les individus qui s’y livrent ne les envisagent par eux-mêmes comme un travail. Si au contraire, les activités contributives sont repensées à travers la catégorie du travail, il devient possible de revendiquer le bénéfice d’une nouvelle réciprocité, ne passant pas uniquement par un retour financier obtenu sur le marché, mais par l’attribution de droits sociaux « validant » collectivement l’exercice de ces activités..

***

Il y a donc un enjeu fondamental à s’inscrire dans le cadre de ces pensées, comme celles d’Alain Supiot ou de Bernard Stiegler, qui prennent comme point de départ la distinction entre le travail et l’emploi pour en tirer les conséquences logiques en matière de refonte du système de protection sociale. C’est un préalable indispensable pour pouvoir envisager, comme le font les Économistes Attérés, de nouveaux « droits de tirage sociaux » élargis à des « Droits Communs du travail » incorporant la problématique de la contribution aux Communs.

Nous pourrons « Vivre des Communs » le jour où sera consacré un « droit au travail dans les Communs ».


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Données personnelles et Communs : une cartographie des thèses en présence

mercredi 15 novembre 2017 à 22:06

A la fin du mois dernier, j’ai écrit un billet intitulé «Evgeny Morozov et le domaine public des données personnelles», qui m’a valu un certain nombre de retours, notamment de la part de personnes découvrant ce type de thèses s’efforçant de rompre avec l’approche individualiste ou « personnaliste » qui sous-tend le droit actuel de la protection des données personnelles pour essayer d’en penser la dimension collective. En réalité, ces thèses sont multiples et on peut, à mon sens, les répartir en quatre grandes familles, comme j’ai essayé de le représenter sur la carte mentale ci-dessous (cliquer sur l’image pour la consulter).

Ces quatre grands groupes de thèses sont les suivantes (certaines font un lien direct entre les données personnelles et les Communs, tandis que d’autres établissement un lien seulement indirect) :

Pour chacune de ces quatre thèses, j’ai essayé de faire des sous-distinctions et donner des exemples concrets, avec au bout de chacune des branches de la carte des liens hypertexte vers les sources pour aller plus loin.

Je ne prétends pas que cette typologie soit parfaite, mais elle m’a permis à titre personnel d’y voir plus clair parmi les nuances qui existent entre ces différentes positions. On note que certains auteurs peuvent se retrouver simultanément dans plusieurs quadrants de la carte, preuve que ces thèses peuvent s’avérer compatibles entre elles et complémentaires.

A titre personnel, je dirais que je me situe plutôt dans la famille « commoniste », comme j’ai déjà eu l’occasion de l’exprimer à plusieurs reprises sur ce blog (voir ici, ou ).

N’hésitez pas à indiquer en commentaire si vous voyez d’autres exemples qui pourraient être intégrés à cette carte ou si vous pensez que cette typologie peut être améliorée d’une manière ou d’une autre.

 


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Droit de prêt numérique en bibliothèque : et si on arrêtait avec les mythologies ?

samedi 11 novembre 2017 à 08:37

Cette semaine, nous avons « fêté » le premier anniversaire de la décision Openbare de la Cour de Justice de l’Union européenne rendue le 10 novembre 2016, qui a consacré l’existence d’un droit de prêt numérique en bibliothèque. J’ai déjà consacré plusieurs billets à l’analyse de ce jugement important dans la mesure où il affirme que la mise à disposition des livres numériques en bibliothèque devrait reposer sur la garantie de la loi et ne pas dépendre uniquement de licences contractuelles octroyées par les éditeurs. C’est ce qu’expriment très clairement les conclusions de l’avocat général chargé de cette affaire, qui ont emporté la conviction de la Cour :

 […] les éditeurs et les intermédiaires dans le commerce des livres numériques sont souvent réticents à conclure avec les bibliothèques des contrats leur permettant le prêt numérique. Ils craignent en effet que ce prêt ne porte atteinte à leurs intérêts en diminuant les ventes ou bien en ne leur permettant pas de développer leurs propres modèles commerciaux de mise à disposition pour un temps limité. Par conséquent, soit ils limitent par voie contractuelle les possibilités de prêt de livres numériques par les bibliothèques, par exemple en indiquant un nombre de prêts maximal ou une période après la publication du livre pendant laquelle le prêt n’est pas possible, soit ils refusent de tels liens contractuels avec les bibliothèques.

Sans le bénéfice des privilèges qui découlent d’une dérogation au droit exclusif de prêt, les bibliothèques risquent donc de ne plus être en mesure de continuer à jouer, dans l’environnement numérique, le rôle qui a toujours été le leur dans la réalité du livre papier.

C’est la raison pour laquelle la Cour a estimé que les dispositions de la directive européenne de 1992 sur le droit de prêt public devait être interprétées de manière extensive comme s’appliquant au livre numérique, bien que le texte ne vise pas explicitement ces objets et se contente de parler de « livres ». Même si la CJUE a aussi restreint la portée de sa décision à des usages « homothétiques » (modèle « One Copy – One User » et non prêt simultané de fichiers), cette décision n’en reste pas moins remarquable, car elle réaffirme avec force la nécessité d’une intervention du législateur pour permettre aux bibliothèques de jouer leur rôle en faveur de l’accès à la culture sous forme numérique.

Thésée a tué le Minotaure. Paris a choisi la pomme offerte par Aphrodite. Et les bibliothèques ne peuvent pas prêter de livres numériques. C’est bien connu..

Quel effet concret en France ? 

Or vu de France, ce premier anniversaire de la décision de la CJUE paraît assez triste – si ce n’est révoltant – puisque le jugement n’a toujours pas produit d’effets concrets. C’est bien exclusivement sur une base contractuelle que la mise à disposition de livres numériques en bibliothèque continue à s’organiser, notamment à travers le dispositif PNB (Prêt Numérique en Bibliothèque). Les modalités de ce système continuent pourtant à faire débat en raison de leurs insuffisances et des faibles garanties qu’elles apportent aux bibliothèques. C’est ce que souligne notamment Alexandre Lemaire pour l’association CAREL dans une interview récente accordée au site Actualitté :

Depuis quelque temps, les coûts semblent diminuer, mais selon Alexandre Lemaire, de Réseau Carel, en charge de négocier pour les bibliothèques les licences, on ne verrait plus vraiment le nombre d’ebooks augmenter. Et le risque, à ce jour, est que l’offre se stabilise, justement. « Les éditeurs nous assurent qu’ils ont des difficultés avec les agents des auteurs étrangers, qu’ils imposent des restrictions ».

D’autant que, dans le même temps, les assurances données semblent de plus en plus irréalisables : « Depuis quatre ans, on nous assure que toute l’offre sera disponible, progressivement, en 2020 : ce n’est pas le sentiment que l’on a, ni la réalité. » Depuis 2015, en effet, l’offre d’ebooks aux bibliothèques stagnerait plutôt…

« Ce que l’on observe, ce sont un certain nombre d’éditeurs qui ne versent pas une partie parfois large de leur offre au catalogue PNB, y compris des auteurs français. Par ailleurs, il y a de très nombreux éditeurs carrément absents du catalogue proposé aux bibliothèques, notamment presque tous les indépendants mais pas seulement : des éditeurs importants comme L’Harmattan, De Boeck, Bordas, mais aussi, en jeunesse, L’école des loisirs et Fleurus, ainsi que des maisons aussi essentielles que Glénat et Delcourt en BD… »

La décision de la CJUE avait justement pour but d’empêcher cela : interdire aux éditeurs et aux libraires de refuser la vente de fichiers aux bibliothèques pour l’intégralité de leur catalogue d’eBooks, comme c’est le cas pour le papier sur le fondement de la loi sur le droit de prêt de 2003. Dès qu’un livre classique est mis en vente, les bibliothèques peuvent l’acheter pour le mettre en prêt, sans délai ni possibilité pour l’éditeur ou l’auteur de s’y opposer (mécanisme de licence légale). En vertu de la décision de la Cour, il devrait donc en être de même à présent pour les livres numériques, à condition ensuite que les bibliothèques les mettent à disposition selon le modèle « One Copy – One User ».

Brouillage des pistes…

Or si le jugement Openbare n’a pas encore produit d’effets concrets en France, c’est qu’après sa parution, une armada de juristes français spécialisés en matière de propriété intellectuelle se sont empressés de produire des interprétations qui ont brouillé les pistes pour faire croire que cette décision n’était pas applicable en France. Un peu comme après la catastrophe de Tchernobyl les médias s’étaient appliqués à nous expliquer que le nuage nucléaire s’arrêterait à la frontière française, ces éminents juristes ont produit de savantes gloses pour laisser entendre que la décision de la Cour ne concernerait pas la France.

Et on retrouve à présent des échos de ces démonstrations, y compris (hélas) chez des professionnels de l’information qui les reprennent sans les soumettre à un examen critique. Ce fut le cas encore cette semaine chez Michèle Battisti, qui consacrait un billet sur son blog à la question du prêt en bibliothèque. Et voici ce qu’elle dit à propos du livre numérique :

 L’emprunt de livres numériques est un service offert par les bibliothèques. La règle européenne sur le prêt public des livres, avec rémunération équitable aux auteurs, est-elle transposable aux livres numériques ? Oui, pour la Cour de justice européenne, s’il s’agit d’une copie de livres de leurs fonds sur leur serveur pour une copie temporaire sur l’ordinateur ou autres supports de leurs usagers sur le modèle « une copie, un utilisateur ». Peut-on se passer en France de PNB, cet accord collectif conclu pour le prêt de livres numériques en bibliothèque ? Non, pour tout prêt simultané d’un ouvrage numérique. Non, même pour un prêt unique car, bien que cela puisse être envisagé, il faudrait modifier la loi française de 2003 sur le prêt public de livres. En outre, c’est un contrat et il est probable que chaque bibliothèque est tenue de le signer pour bénéficier de ce service.

Et Michèle Battisti de nous expliquer dans une note pourquoi le « prêt unique » (One Copy – One User) ne serait pas possible, alors que c’est pourtant ce que dit la décision de la Cour :

La décision de la CJUE qui n’est pas « d’application directe » ne s’impose pas, la licence légale pour le prêt public n’étant qu’une faculté offerte par la directive sur le droit de prêt.

Sortir des mythologies

Il faut prendre un peu de temps pour expliquer ce que cette phrase veut dire, mais aussi montrer en quoi elle est fausse sur le plan juridique, et on en a même à présent la certitude au vu de la jurisprudence des tribunaux français.

Il est vrai qu’en vertu de la directive sur le droit de prêt de 1992, les Etats-membres n’ont pas l’obligation de mettre en place une licence légale pour créer un droit de prêt public des livres. Au contraire, la directive consacre comme un principe le fait que les titulaires de droits disposent d’un droit exclusif d’autoriser ou d’interdire ce type d’usages et ce n’est qu’à titre d’exception que les Etats peuvent y déroger par une licence légale. Mais c’est ce que la France a choisi de faire en 2003 et on voit bien sur le site de la Commission européenne que cette loi est considérée comme une mesure de transposition de la directive :

Les choses se compliquent parce qu’en 2006, la directive de 1992 a été abrogée par un nouveau texte venu la réviser. Or le législateur français n’est pas réintervenu à cette époque pour prendre une nouvelle loi et on peut donc dire que la France n’a pas transposé ce texte, comme l’indique à nouveau le site de la Commission :

C’est sur ce point précis que s’appuient ceux qui cherchent à faire croire que la décision de la CJUE n’est pas applicable en France, car le jugement de la Cour vise effectivement la directive de 2006 comme base légale à laquelle elle rattache le droit de prêt numérique qu’elle consacre. Or si la France n’a pas formellement transposé ce texte, alors on voit mal comment la décision de la Cour pourrait avoir un effet dans notre pays.

Sauf que les choses sont plus complexes que cela… Car les Etats sont normalement tenus d’opérer une transposition des textes européens et ils se mettent en faute lorsqu’ils ne le font pas. Dès lors, en vertu de ce que l’on appelle « l’effet direct » du droit européen, la CJUE a développé dès 1963 des principes pour donner tout de même une effectivité aux directives non transposées, en permettant notamment aux justiciables de les invoquer dans le cadre de litiges.

Elle a notamment procédé à une distinction entre ce que l’on appelle « l’effet direct vertical » et « l’effet direct horizontal ». Le premier concerne une situation où un particulier est en litige avec les autorités publiques d’un pays. Dans ce cas, la Cour estime que les directives européennes doivent pouvoir être invoquées en justice, même lorsqu’elles n’ont pas été transposées, pour ne pas que les individus soient privés des bénéfices qu’ils pourraient en tirer. Le second (« effet horizontal ») concerne les situations de litiges entre particuliers et dans ce cas, la Cour n’admet pas que les directives non-transposées puissent être directement invoquées.

Néanmoins, même dans les cas de litiges horizontaux, la Cour accepte que l’on puisse demander au juge national de procéder à une « interprétation conforme » du droit national par rapport aux règles de l’Union européenne. Or ici, il faut remarquer que la loi de 2003 est en réalité tout à fait compatible (pour ce qui concerne le livre) avec la nouvelle directive de 2006. Si la France n’a pas éprouvé le besoin de transposer ce nouveau texte, c’est en réalité parce que cela n’avait pas lieu d’être, puisque sa loi nationale était déjà en phase avec le droit européen.

Donc imaginons à présent qu’un litige survienne entre une bibliothèque et un éditeur ou un libraire, par exemple à propos d’un refus de vente d’un eBook, il serait vraisemblablement possible de demander au juge d’opérer une « interprétation conforme » de la loi de 2003 intégrant les nouveaux principes dégagés par la CJUE dans sa décision Openbare. Les arguments avancés pour nous faire croire à la non-application directe de ce jugement en France ont donc toujours été en réalité assez faibles…

Mais depuis cet été, une jurisprudence de la Cour de Cassation est intervenue qui permet de lever encore plus clairement ces doutes. Dans un arrêt du 5 juillet rendu en matière de propriété intellectuelle, la Cour a en effet directement appliqué le texte d’une directive non-transposée, alors même qu’on se trouvait dans une situation de litige horizontal. Il en résulte que l’invocabilité de la décision de la CJUE sur le droit de prêt numérique est à présent quasiment certaine (je dis « quasiment » par précaution oratoire, car il y a toujours une part incompressible d’aléa dans la manière dont les juges interprètent la loi).

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La conclusion est donc claire : il faut en finir présent avec les mythologies colportées depuis un an à propos des effets de la décision de la Cour. Les principes qu’elle a dégagées sont bien directement applicables dans notre pays et les différents acteurs de la chaîne du livre, y compris les éditeurs et les libraires, doivent s’y conformer. Ceux qui continuent à prétendre le contraire devraient prendre conscience qu’ils jouent le rôle « d’idiots utiles », alors même qu’un bras de fer politique est engagé sur cette question…

Comme je l’ai dit dans un billet précédent, cela ne signifie pas qu’il ne faille pas continuer à militer pour qu’une loi intervienne en France, notamment pour dépasser les limites fixées par la CJUE (modèle « One  Copy – One User ») et pour mettre en place un système juste de rémunération ouvrant de nouveaux droits sociaux au profit des auteurs. Mais si le Ministère de la Culture continue à s’en remettre uniquement au dispositif contractuel de PNB, comme les déclarations récentes de Françoise Nyssen le laissent entendre, alors les bibliothécaires doivent comprendre qu’ils ont en réalité une redoutable carte en main à jouer pour faire bouger les lignes en utilisant comme une arme la décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne.

 

 


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