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Richard Prince et la loyauté de l’usage transformatif

dimanche 28 avril 2013 à 09:14

L’artiste contemporain Richard Prince, célèbre pour la manière dont il s’approprie de manière spectaculaire et souvent controversée des oeuvres préexistantes, a remporté cette semaine un procès qui l’opposait au photographe Patrick Cariou.

Ce jugement rendu aux Etats-Unis est important, car il précise les frontières du fair use (usage équitable) dans un sens favorable à la réutilisation des oeuvres protégées pour un usage transformatif. Mais s’agissant d’un artiste comme Richard Prince, il ouvre aussi peut-être la porte à des formes d’usage "déloyal" des oeuvres, car ce ténor de l’art contemporain n’est pas réputé pour son "fair play" envers les artistes auxquels il emprunte des oeuvres pour ses propres créations.

A gauche, une des photographies originales de Patrick Cariou. A droite, ce qu'en a fait Richard Prince.

A gauche, une des photographies originales de Patrick Cariou. A droite, ce qu’en a fait Richard Prince.

En matière d’usages transformatifs (ceux de l’art contemporain, mais aussi les mashup et remix sur Internet) où fixer la limite et comment réorganiser les règles du droit d’auteur pour favoriser la réutilisation, sans pour autant sacrifier les principes élémentaires du respect dû à autrui ? Ce procès permet de se pencher sur cette question épineuse, dans la perspective particulière du droit américain, mais aussi en interrogeant la rigidité du droit français, qui fonctionne selon des principes différents.

Échec au Prince en première instance

Richard Prince a réutilisé pour réaliser une série de peintures et de collages intitulée Canal Zone des photographies de Patrick Cariou tirées du recueil Ya Rasta, sur lequel il a visiblement travaillé pendant 10 ans pour aller photographier des Rastafaris en Jamaïque. En première instance l’an dernier, Richard Prince avait été condamné devant les juges de manière assez cinglante, qui l’avaient reconnu coupable de contrefaçon et avaient même ordonné la destruction de ses oeuvres.

Il faut dire que la superstar de l’art contemporain avait justement joué au "Prince" et s’était montré particulièrement arrogant lors de l’audience. Richard Prince a aucun moment n’avait pris la peine de créditer Patrick Cariou comme auteur des photographies originales et pendant le procès, il a continué à refuser de prononcer son nom, en le désignant seulement par un "him" méprisant…

Mais Prince s’était juridiquement tiré une balle dans pied par cette attitude hautaine, car il avait aussi refusé d’invoquer le fair use pour se défendre, en prétendant que son art ne "véhiculait aucun message" et qu’il n’avait pas eu l’intention de faire spécialement un usage "transformatif" des oeuvres de Cariou.

Les juges de première instance l’avaient alors condamné en estimant que le fair use nécessitait d’une manière ou d’une autre de "commenter, se référer au contexte ou se référer de manière critique aux oeuvres originales", un peu à la manière dont fonctionne en France notre exception de courte citation ou l’exception de parodie, pastiche ou caricature.

Autres images extraites de la série Canal Zone de Richard Prince.

L’usage transformatif et ses limites

Le problème, comme le souligne très bien le site Techdirt, c’est qu’une telle conception du fair use, aurait fortement limité le champ d’application de la notion, en la rabattant sur des usages de type commentaires, critiques et parodies. Face à cette conception restrictive, les juges d’appel ont réaffirmé que le fair use permet bien les usages transformatifs au sens propre :

La loi n’impose pas qu’une oeuvre constitue un commentaire sur l’original ou son auteur pour être considérée comme transformative et une oeuvre secondaire peut être reconnue comme un usage équitable même si elle vise d’autres buts que ceux inscrits dans la loi (critique, commentaire, information, enseignement, études et recherche). Au lieu de cela, la Cour Suprême ainsi que les décisions d’autres cours de justice ont insisté, pour retenir la qualification d’usage équitable, sur le fait qu’une oeuvre transformative devait modifier l’original de manière à produire une nouvelle expression, un nouvelle signification ou un nouveau message.

Les juges ont alors appliqué ces principes aux collages et peintures produits par Richard Prince à partir des photographies de Cariou, pour en conclure qu’il s’agissait bien d’un usage transformatif :

Ces 25 créations de Prince manifestent une esthétique entièrement différente de celles des photographies de Cariou. Là où Cariou a produit des portraits et des paysages sereins et délibérément équilibrés, traduisant la beauté naturelle des Rastafaris et de leurs lieux de vie, les oeuvres crues et discordantes de Prince sont au contraire nerveuses et provocantes.

Mais les juges ont dans le même temps indiqué que toute forme de modification ne suffisait pas pour que l’oeuvre soit "transformative" :

Nos conclusions ne doivent cependant pas être interprétées comme suggérant que le moindre changement apporté à des photographies serait suffisant pour constituer un usage équitable. Une oeuvre dérivée peut modifier l’original sans être "transformative". Par exemple, une oeuvre dérivée qui se contente de reprendre les mêmes contenus, mais en les présentant sous une autre forme façon, comme la publication en livre du synopsis d’une émission de télévision, n’est pas "transformative".

Les juges américains introduisent par là une distinction intéressante entre l’adaptation (passage d’une oeuvre d’un média à un autre), qui relève pleinement du monopole reconnu à l’auteur parce qu’elle "parasite" son exploitation, et la transformation qui peut être couverte par le fair use.  Néanmoins, le maniement de tels critères s’avère complexe à l’usage, car dans cette affaire, les juges admettent que pour 5 oeuvres de Richard Prince, ils ne sont pas en mesure de déterminer "avec certitude" si les modifications apportées aux photographies sont suffisantes pour établir si l’oeuvre est transformative (c’est notamment le cas pour la première image qui illustre ce billet).

Intéressant montage, qui a laissé uniquement les ajouts de Richard Prince sur une des photographies de Patrick Cariou. Nouvelle transformation par soustraction cette fois…

Une approche plus ouverte que celle du droit français

Il est intéressant de mettre cette décision en relation avec les principes du droit français et de réfléchir à ses répercussions sur les pratiques numériques de transformation, comme le remix ou le mashup.

Ce qui est particulièrement remarquable avec le fair use américain, c’est qu’il accorde une prime à la créativité, justement grâce à cette notion d’usage "transformatif". Ce que les juges cherchent à savoir, c’est si le réutilisateur a produit quelque chose de nouveau, qui n’entrera pas en concurrence directe avec l’original, y compris d’un point de vue économique. Les juges ont d’ailleurs rappelé dans cette décision que le fair use n’exclut pas l’usage commercial et que l’usage transformatif admet l’emprunt de larges portions d’une oeuvre.

En France, la situation est complètement différente, puisque la transformation d’une oeuvre sera au contraire considérée dans la plupart des cas comme une altération violant le droit moral de l’auteur, et notamment son droit au respect de l’intégrité de son oeuvre. Le droit de citation est limité à l’emprunt de courts extraits et il doit viser des buts précis (critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information), parmi lesquels ne figure pas la finalité purement créative. L’exception de parodie, pastiche ou caricature existe également, mais elle recouvre seulement certains usages créatifs, qui par exemple, ne correspondent sans doute pas à ce qu’a fait Richard Prince avec les photographies de Patrick Cariou.

La parodie, la caricature ou le pastiche sont par ailleurs adaptés pour certains types de remix ou de mashup, mais c’est loin d’être le cas pour tous. Par exemple, la vidéo ci-dessous est un petit film d’animation de 60 secondes qui condense tout l’épisode IV de Star Wars.

Malgré l’humour dont elle fait preuve, cette vidéo ne constitue pas selon moi une parodie, un pastiche ou une caricature et je doute fort qu’un juge français puisse la considérer comme légale. C’est la raison pour laquelle je trouve que l’approche par l’usage transformatif du droit américain est excellente, dans la mesure où elle pourrait servir de fondement aux nouvelles formes de la créativité numérique.

Quelles conditions pour un usage loyal des oeuvres ?

Néanmoins, il y a quelque chose qui me dérange profondément dans le fait que les juges aient pu estimer que Richard Prince avait fait un usage "équitable" des oeuvres de Cariou. On a l’habitude de traduire fair use par usage équitable, mais aussi par usage "loyal". Or l’attitude de Richard Prince n’a pas été à mon sens "loyale" envers Patrick Cariou, d’abord parce qu’il a omis de le créditer comme auteur des originaux réutilisés, mais aussi par son attitude méprisante lors du procès.

Le droit français pour le coup comporte des obligations qui sont à même de garantir un minimum de fair play en cas de réutilisation des oeuvres, et notamment l’article L.122-5 indique que les exceptions de courte citation et de parodie ne peuvent s’exercer que : "Sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source".

Finalement en mélangeant la notion d’usage transformatif tirée du droit américain, tout en maintenant les marques de respect pour l’auteur original qui figurent dans le droit français, n’arriverait-on pas à un régime équilibrée et apte à épouser les contours des nouveaux usages numériques ?


Classé dans:Penser le droit d'auteur autrement ..., Regards d'ailleurs, regards ailleurs (droit comparé et actualités internationales) Tagged: courte citation, exceptions, fair use, mashup, parodie, patrick cariou, réutilisation, remix, richard prince

Jeter les Creative Commons avec l’eau du Copyright ?

vendredi 26 avril 2013 à 09:41

Framablog a publié cette semaine la traduction d’un billet intitulé "Réformons le copyright à coups de masse pour le réduire en miettes", qui m’a fait réagir et à propos duquel je voudrais apporter un contrepoint.

Ce billet a été écrit par le réalisateur américain Zacqary Adam Green, qui agit dans le champ de l’art libre. Au lieu d’une critique du copyright, comme son titre le laisse entendre, il constitue surtout une charge contre les licences Creative Commons, qu’il estime grosso-modo dénuées de toute utilité.

Image 2012. Par Christopher Dombres. CC-BY. Source : Flickr.

Les Creative Commons, inutiles ?

Sa thèse principale consiste à dire qu’aucune des licences Creative Commons n’est véritablement utile, à moins d’être réellement en capacité d’attaquer en justice ceux qui enfreindraient les conditions posées par les licences. En effet, les oeuvres placées sous Creative Commons ne sont nullement "libres de droits" et elles permettent, tout en favorisant la réutilisation des oeuvres, de maintenir certaines restrictions (paternité, pas d’usage commercial, pas d’oeuvres dérivées, partage à l’identique). C’est le passage d’une approche "Tous droits réservés" à "Certains droits réservés", qui reste fondamentalement  ancrée dans le droit d’auteur, dont les Creative Commons ne sont qu’une modalité d’exercice.

Tout en reconnaissant l’apport des Creative Commons, Zacaqary Adam Green en conteste l’utilité en des termes assez radicaux :

C’est le problème que pose toute loi basée sur le monopole du copyright : elle ne protège que les personnes qui ont les moyens d’engager une poursuite judiciaire. Si vous avez l’argent, si vous avez le temps, et si vous êtes prêts à passer des années à supporter le stress et les absurdités de la procédure, alors vous pouvez profiter des avantages du monopole. Sinon, c’est une fumisterie.

Et selon lui, la seule approche alternative valable au copyright pur et dur serait le passage en CC0 (Creative Commons Zéro), un instrument qui manifeste l’intention de l’auteur de renoncer à l’intégralité de ses droits sur l’oeuvre :

Malgré tous les beaux débats que les Creative Commons ont lancés, je reste persuadé qu’une seule de leurs licences est vraiment utile : la CC0, celle qui place tout votre travail dans le domaine public. J’adore la CC0 en fait. C’est pour moi une technique anti-piratage très efficace : il est littéralement et matériellement impossible aux gens de faire quoi que ce soit d’illégal avec mon travail.

La CC0 équivaut à un versement volontaire au domaine public (et même plus que cela dans le cadre du droit français qui interdit normalement de renoncer à son droit moral). Il se trouve que je suis relativement bien placé pour parler de cette démarche, puisque c’est le choix que j’ai fait pour S.I.Lex. J’approuve entièrement cette idée qu’il doit exister un domaine public volontaire ou mieux encore un Domaine Public Vivant, selon la belle expression de Pouhiou, alimenté par les créateurs sans attendre la fin de la durée interminable du droit d’auteur.

Régulation extra-judicaire et effectivité sociale des Creative Commons

Néanmoins, je suis en désaccord avec les jugements émis par Zacqary Adam Green et notamment l’idée que les CC seraient inutiles en dehors de la capacité d’intenter un procès. Je pense que ce genre d’affirmations est de nature à affaiblir gravement les Creative Commons, alors qu’ils constituent l’un des espoirs les plus solides d’évolution du système.

On estime qu’il y a dans le monde plus de 450 millions d’oeuvres placées en Creative Commons volontairement par leurs créateurs, ce qui constitue un vaste réservoir de biens communs culturels mis en partage. Pourtant, les procès liés à l’usage des Creative Commons restent très rares. On en recense quelques uns, intentés dans plusieurs pays du monde, qui ont permis de vérifier la validité en justice des CC, mais ces contentieux restent très exceptionnels.

Que doit-on en déduire ? Qu’il s’agit d’un échec des Creative Commons ? Que cela prouve leur inutilité ? Bien au contraire ! De mes études de droit, j’ai retenu cette phrase très juste que le contentieux doit toujours être regardé comme une "pathologie du droit". Les règles juridiques ont vocation à régler harmonieusement les rapports humains et elles sont une des expressions de la sociabilité (Ubi societas, ibi jus). Quand des contrats règlent les rapports entre des millions de personnes chaque jour sans générer de contentieux, c’est qu’ils ont atteint leur but et c’est le cas des Creative Commons.

Ce caractère "paisible" de l’usage des Creative Commons depuis 10 ans constitue le plus beau signe de leur réussite : ils ont rempli leur objectif, qui consistait à "mettre de l’huile" dans les rouages de la machinerie numérique, en fluidifiant les usages là où si souvent le copyright est pris d’accès de fièvre contentieuse de plus en plus inquiétants. Notons d’ailleurs que ce caractère paisible de l’application des CC vaut aussi pour les licences comportant la clause NC (Non Commercial), souvent dénoncées comme un nid à contentieux potentiel par certains, alors qu’en pratique, cela ne se vérifie pas.

Normes juridiques "ascendantes"

Le point de vue de Zacqary Adam Green revient à nier le rôle pédagogique de ces licences, ainsi que leur pouvoir de régulation extra-judiciaire des usages, qui constitue le canal principal assurant leur effectivité. On passe d’une logique d’application de la norme juridique par la contrainte à une logique d’application "communautaire" qui est le propre des biens communs. Valérie Peugeot parle d’ailleurs à propos des Creative Commmons de "normes juridiques ascendantes", secrétées par les communautés plutôt qu’imposées par la contrainte étatique, et on observe très bien ces phénomènes de régulation communautaire à l’intérieur de Wikipédia par exemple, qui a su mettre  en place une véritable ingénierie normative interne, fascinante à observer.

La nouvelle version 4.0 des Creative Commons va d’ailleurs faire une part plus large à cette dimension de régulation extra-judiciaire. Normalement, la violation d’une Creative Commons fait "sauter" la licence automatiquement entre l’auteur et le réutilisateur, mais les CC 4.0 vont prévoir un mécanisme par lequel la licence reprendra son effet si une solution amiable a pu être trouvée par le dialogue :

The license now includes a mechanism that allows for automatic reinstatement of the license when a violation is cured within 30 days of discovery, while preserving a licensor’s right to seek remedies for those violations. This was a popular request, particularly by institutions wanting to use high-quality CC-licensed content in important contexts but who worried about losing their license permanently for an inadvertent violation.

No copyright et "Copy-Out"

Pour autant, il y a bien des créateurs qui font le choix de placer leur création complètement en dehors du champ du droit d’auteur. Cela existe depuis Tolstoï en passant Jean Giono et les situationnistes, jusqu’à des créateurs contemporains comme Nina Paley, Gwenn Seemel ou Pouhiou. Je les ai rejoints récemment en choisissant la licence CC0 pour S.I.Lex, en raison de mon engagement particulier en faveur du domaine public.

Les dix commandements du Copyright, par Gwenn Seemel, artiste peintre, engagée dans une démarche "No Copyright" ou "Copy-Out"

J’avais d’ailleurs appelé cette démarche le "Copy-out" en référence au copyleft :

Le problème, c’est que ces propositions ne vont pas assez loin à mon sens , car elles conservent le cordon ombilical entre l’oeuvre d’information et la propriété intellectuelle. Il est peut-être temps de dépasser la logique du Copyleft elle-même pour entrer dans celle du Copy-Out : la sortie en dehors du cadre du copyright et non plus son aménagement.

Je m’intéresse également beaucoup aux champs de la création qui ne peuvent pas être protégés par le copyright, comme la mode, la cuisine, les tours de magie ou le parfum. Dans ces domaines, on constate que des formes de régulation alternatives se mettent en place, généralement basées sur des codes d’honneur, des déontologies professionnelles ou le respect du secret,  qui prennent le relai pour "policer" les usages, en l’absence même d’un possible recours aux juges.

Nina Paley récemment a produit un très beau texte, traduit également par sur Framablog, où elle explique que son choix d’opter pour la licence CC0 a été motivé par le fait de vouloir faire "voeu de non-violence légale" :

Il y a quelques années j’ai entamé une démarche pour faire vœu de non-violence : un engagement de ne jamais poursuivre en justice qui que ce soit pour du savoir (ou de la culture, des œuvres culturelles, de l’art, de la propriété intellectuelle — ou le nom quelconque que vous préférez). Le copyright est désespérément détraqué ; bien sûr, le droit craque de partout aux USA. Mais pourquoi devrais-je recourir à cette même loi aberrante pour essayer de corriger les abus qu’elle introduit ?

Personnellement, je respecte cette décision, d’autant plus que j’ai fait la même pour ma propre création. Mais cela relève d’un choix individuel, cohérent avec une démarche particulière et un contexte donné de création. Je ne prétends nullement qu’adopter la licence CC0 devrait constituer l’unique alternative pour les auteurs au "Copyright : Tous droits réservés".

Le besoin d’une palette large de licences

J’ai déjà eu l’occasion de défendre par exemple les licences comportant une clause non commerciale (NC), parce que j’estime qu’elles ont leur intérêt dans l’écosystème, notamment pour certaines formes de création et pour mettre en place des modèles économiques jouant sur la réservation de l’usage commercial.

A mon sens, nous avons besoin d’une palette large de licences pour expérimenter des stratégies différenciées de diffusion des oeuvres sur Internet. Et le choix de l’individu-créateur de maintenir des conditions à la circulation de son oeuvre doit toujours être respecté.

L’application du droit ne passe pas exclusivement par les tribunaux et il faut s’en réjouir. Mais le fait que l’on puisse saisir un tribunal en cas de problème grave a aussi son importance. Doit-on dire qu’il faut abolir le droit du travail par exemple, parce que seule une petite partie des rapports professionnels finit devant les Prud’hommes ? Ou qu’il faille jeter le Code de la famille parce que peu de foyers lavent leur linge sale dans les prétoires ? Je ne pense pas que ce serait sage…

Pour la même raison, je trouve absurde de vouloir abolir les Creative Commons sous prétexte qu’ils n’engendrent pas de procès. Et le fait que les CC soient encore ancrés dans le copyright et dans le droit n’empêchent aucunement des formes de régulation sociale de se développer.

Un peu de lucidité politique

Au final, le gros marteau de Zacqary Adam Green risque bien de manquer sa cible. Il ne fera pas grand mal au copyright pur et dur, mais il en fera sans doute aux Creative Commons et cela revient à tirer sur une ambulance pendant que les chars d’assaut avancent. Les querelles intestines au sein même de la communauté du Libre constituent d’ailleurs un problème sérieux, qui pèse lourd dans la possibilité d’arriver à réformer un jour le droit d’auteur sans un sens positif. Philippe Aigrain a récemment écrit un billet important à ce sujet, qui tire la sonnette d’alarme :

Or, si la société vibre de pratiques passionnantes, solidaires et créatrices, et bien sûr de réactions indignées, elle manifeste chaque jour, en particulier en France, son incapacité à constituer un mouvement social coordonné.

Personnellement, je pense que le monde peut se passer complètement de la propriété intellectuelle et qu’il serait sans doute meilleur et plus juste ainsi (il y a même un excellent Framabook sur la question).

                         

Mais soyons lucides un moment : l’abolition pure et simple du droit d’auteur n’adviendra pas de notre vivant, si elle arrive seulement un jour ! La réforme ne pourra se faire que par petites touches et très difficilement, vu les blocages que le système oppose à toute évolution.

Réussir à réformer le droit d’auteur, cela veut dire accepter de mettre les mains dans le cambouis, dans le texte de la loi lui-même, pour trouver de nouvelles solutions. L’horizon politique atteignable, à l’échelle d’une vie humaine, c’est celui d’une légalisation du partage non-marchand des oeuvres, qui fait d’ores et déjà l’objet de programmes détaillés convaincants.

Il est triste que ces projets ne fassent pas l’objet d’un soutien plus large, y compris au sein de la communauté de la Culture Libre. Ce n’est pas d’un marteau dont nous avons besoin pour réformer le droit d’auteur, mais d’une nouvelle alliance politique. Le texte de Zacqary Adam Green nous en éloigne plus qu’il ne nous en rapproche.

PS : Imgur, un des personnes venues commenter sous ce billet a produit une nouvelle version du Guide des Creative Commons, qui prend en compte cette fois leur pouvoir de régulation extra-judiciaire. Merci pour ce joli pied de nez !


Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre Tagged: CC0, copyright, Creative Commons, Domaine public, licences libres

Vers une redéfinition du "cercle de famille" en faveur du partage des oeuvres sur Internet ?

mardi 23 avril 2013 à 08:06

Le mois dernier, la Cour de Cassation a rendu une décision extrêmement intéressante où pour la première fois elle a considéré qu’un profil Facebook ne constituait pas nécessairement un lieu "public". Des propos échangés entre "amis" sur ce réseau social n’étaient pas forcément assimilables à des injures publiques, mais pouvaient avoir le caractère d’injures prononcées dans un lieu privé.

Private. Par Richard HaltAr. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

Cette jurisprudence est importante concernant le tracé des frontières de la liberté d’expression en ligne, mais je voudrais pousser ses implications sur le terrain du droit d’auteur et du partage des oeuvres. Car en effet, l’équilibre de la propriété intellectuelle a longtemps été assuré par le biais d’exceptions fonctionnant à partir de la distinction public/privé. Avec l’avènement d’internet, ces exceptions, et notamment les représentations privées et gratuites effectuées dans le cadre du "cercle de famille", ont perdu une grande partie ce pouvoir régulateur, car les juges ont tendu à considérer que toute publication en ligne était assimilable à un acte public.

Si les frontières du privé et du public se redessinent en matière d’injures, ne peut-on pas envisager que cela puisse être le cas également en matière de partage des oeuvres en ligne ? Une telle évolution ne pourrait certainement pas servir de base légale à une véritable légalisation du partage, comme elle pourrait sans doute apporter un assouplissement appréciable du droit dans le sens des pratiques.

Sphère privée = Communauté d’intérêts

Ce qui est particulièrement intéressant avec l’arrêt de la Cour de Cassation, c’est que la définition qu’elle donne de la sphère privée n’exclut pas une certaine dimension collective. Dans cette affaire de "licenciements Facebook", la Cour de Cassation a en effet suivi la Cour d’Appel qui avait donné raison aux salariés sur la base du principe suivant :

après avoir constaté que les propos litigieux avaient été diffusés sur les comptes ouverts par Mme Y… tant sur le site Facebook que sur le site MSN, lesquels n’étaient en l’espèce accessibles qu’aux seules personnes agréées par l’intéressée, en nombre très restreint, la cour d’appel a retenu, par un motif adopté exempt de caractère hypothétique, que celles-ci formaient une communauté d’intérêts ; qu’elle en a exactement déduit que ces propos ne constituaient pas des injures publiques.

Maître Anthony Bem dans une analyse éclairante sur son blog explique que par "communauté d’intérêts", il faut entendre "un groupe de personnes liées par une appartenance commune, des aspirations, des objectifs partagés ou des affinités amicales ou sociales".

Pour les juges de Cassation, c’est le fait qu’une personne puisse choisir de ne diffuser ses messages qu’à certaines personnes sélectionnées et le faible nombre des intéressés, qui permet de déduire la présence d’une "communauté d’intérêts". Cette vision s’oppose à celle du conseil des prud’hommes saisi en première instance de l’affaire, qui avaient jugé que les injures présentaient un caractère public sur Facebook, car les messages étaient accessibles "aux amis des amis".

Ce type de raisonnement conduit à réintroduire des nuances dans le statut juridique de notre condition numérique, en nous permettant de bénéficier des protections attachées à la sphère privée pour certains de nos échanges en ligne. Mais ne peut-on pas aller plus loin et étendre cette logique au droit d’auteur ?

Communauté d’intérêts ou cercle de famille ? (Joined. Par Christina Matheson. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr)

Quel impact potentiel sur la représentation privée dans le cadre du "cercle de famille" ?

Le Code de Propriété Intellectuelle comporte plusieurs notions dont le champ d’application dépend de la définition de la distinction entre "privé" et "public". C’est le cas par exemple de la copie privée, mais aussi de l’exception de "représentation privée et gratuite effectuée exclusivement dans le cadre du cercle de famille".

Inclue à l’article L.122-5 du CPI, listant les exceptions au droit d’auteur, cette notion a reçu une interprétation restrictive par les juges, qui estiment qu’elle ne recouvre que les "personnes parentes ou amies très proches qui sont unies de façon habituelle par des liens familiaux ou d’intimité".

Néanmoins, même si cette définition par la jurisprudence reste stricte, elle comprend au-delà de la famille au sens propre les "amis", entendu comme des personnes entretenant habituellement des rapports intimes. Or une telle conception pourrait recouvrir certains types de relations entretenues en ligne sur des réseaux sociaux ou par des moyens d’échanges électroniques, permettant les communications restreintes et ciblées.

Pour l’instant, les juges ont toujours considéré que la représentation privée n’était pas applicable aux échanges d’oeuvres en ligne. Ce fut par exemple le cas en 1996, lorsque le TGI de Paris eut à connaître de la toute première affaire de contrefaçon en ligne. Deux étudiants de l’Ecole Centrale de Paris avaient échangé des chansons de Jacques Brel par l’intermédiaire de pages d’un site web  et les ayants-droit du chanteur les avaient attaqués pour contrefaçon.

Ils avaient essayé de se défendre en expliquant que ces reproductions avaient un caractère licite puisqu’elles étaient "destinées à un usage privé et non à une utilisation collective". Mais le TGI avait relevé qu’ils avaient "permis à des tiers connectés au réseau Internet de visiter leurs pages privés et d’en prendre éventuellement copie", ce qui favorisait "l’utilisation collective de leurs reproductions".

Ces étudiants avaient été condamnés, mais on peut se demander ce que le même TGI aurait répondu si les oeuvres avaient été échangées sur un réseau fermé comme Facebook, ne permettant pas à n’importe quel tiers de visiter les profils.

Plus tard, dans les années 2000, lorsque les juges eurent à connaître des premières affaires de téléchargement en P2P, avant le vote de la loi DADVSI, ils écartèrent aussi l’application de l’exception de représentation privée dans le cadre du cercle de famille. Tout comme les pages web, les réseaux P2P étaient trop ouverts pour correspondre à la notion étroite de cercle de famille.

Mais si l’on transpose la nouvelle définition de la sphère privée dégagée par la Cour de Cassation à propos des échanges sur Facebook, on peut se demander si la notion de représentation privée ne devrait pas être reconsidérée elle aussi.

Des communautés d’intérêts aux communautés privées de partage. Rainbow ants circles.

Du "cercle de famille" au "cercle de proximité"

Évidemment, cette redéfinition de la représentation privée ne couvrirait toujours pas les échanges sur les réseaux de P2P, et encore moins le direct download ou le streaming, ainsi que tous les dispositifs centralisés et plus ou moins payants qui ont émergé ces dernières années, à la suite du déploiement de la répression du P2P.

Mais il existe des formes d’échanges des fichiers au sein de communautés fermées, qui rentrent peut-être dans cette catégorie. Benjamin Sonntag avait consacré l’été dernier un billet passionnant, dans lequel il étudiait les règles de fonctionnement de plusieurs de ces communautés privées d’échanges de fichiers en P2P via le protocole BitTorrent, dans lesquelles on ne peut entrer que par cooptation et qui observent des règles strictes afin de se protéger de la surveillance et de la répression du partage (parrainage, ratio, etc).

Souvent organisés par type d’oeuvres (films, musiques, livres) et parfois même par genres, ces groupes constituent à n’en pas douter des "communautés d’intérêts", pour reprendre le terme employé par la Cour de Cassation. Leurs membres se regroupent par affinités et partagent des objectifs communs, liés aux oeuvres qu’ils échangent. Là où elles s’éloignent des critères employées, c’est qu’elles rassemblent souvent des dizaines de milliers de membres ce qui excède le "nombre très restreint" évoqué par la Cour de Cassation.

Mais il existe d’autres formes d’échange de fichiers qui correspondent sans doute à la définition donnée par la Cour. Songeons par exemple à l’envoi de liens de téléchargement via Dropbox à un ami, à l’échange de fichiers par mail ou à ces échanges de disques durs ou de clés USB entre proches, qui correspondent si l’on en croît les études des pratiques, à une part croissante – si ce n’est majoritaire – des échanges de fichiers aujourd’hui.

A vrai dire, certains ont déjà proposé de redéfinir la notion de cercle de famille pour l’étendre à un "cercle de proximité". Hervé Le Crosnier, par exemple, dans sa proposition de Licence Édition Equitable, avait envisagé d’instaurer un nouveau pacte entre l’éditeur et le lecteur de livre numérique. Il proposait d’élargir les usages des oeuvres protégées dans une mesure raisonnable :

Le lecteur/lectrice a le droit de faire circuler le document édité au sein de son cercle de proximité (y compris élargi à ses amis proches). Toutefois, cette liberté ne permet pas de rompre l’équilibre et l’équité en diffusant massivement ou à des inconnus.

Cette proposition n’a pas été suivie d’applications concrètes, mais elle fait à présent écho à cette nouvelle définition de la sphère privée par la Cour de Cassation, articulée autour de la notion de "communauté d’intérêts".

Le casse-tête du statut juridique du partage… (Sharing. Par ryancr. CC-BY-NC. Source : Flickr)

Une piste pour la légalisation du partage ?

Le raisonnement suivi dans ce billet repose sur une analogie et il est clair que le régime de la liberté d’expression et celui du droit d’auteur ne sont pas en l’état superposables. On ne peut déduire d’une décision rendue par la Cour de Cassation en matière d’injures qu’elle suivrait le même raisonnement pour une affaire de contrefaçon. Mais rien n’interdit de soulever la question.

La première limite de cette analogie réside dans le fait qu’en France, les exceptions au droit d’auteur sont interprétées strictement par les juges, notamment au travers de ce qu’on appelle le test en trois étapes. Sur cette base, la Cour de Cassation s’est déjà montrée très sévère, notamment à propos de la copie privée (affaire Mulholland Drive), dès lors qu’elle estime que l’usage d’une exception peut menacer l’exploitation normale d’une oeuvre. Les échanges dans un cercle de proximité, s’effectuant en ligne et non plus IRL, peuvent-ils passer à travers un tel test ? Ce n’est pas certain, mais des études montrent le rôle social important que joue cette forme de recommandation des œuvres par le prêt, le don et l’échange d’œuvres. Apporter la preuve d’un préjudice lié à ces échanges pourrait s’avérer plus complexe qu’on ne pense pour les titulaires de droits.

La seconde limite que l’on peut identifier, c’est que les échanges en ligne ne se limitent pas à la seule représentation des oeuvres. Les échanges de fichiers impliquent également une reproduction et cette irruption de la copie risque bien de prévaloir sur la notion de représentation privée. La copie privée n’est ici sans doute pas davantage applicable, puisqu’elle nécessite que les copies soient "réservées à l’usage personnel du copiste", même si le régime de la copie privé admet que les reproductions puissent être utilisées dans "un cadre familial ou intime".

***

La marge de manœuvre est faible, mais néanmoins, la décision de la Cour de Cassation montre que la jurisprudence évolue et qu’elle affine sa perception des réalités numériques. La situation est sans doute plus crispée en France sur les questions de droit d’auteur qu’à propos de la liberté d’expression, mais retenons que la redéfinition de la sphère privée peut ouvrir une voie à la consécration juridique du partage des œuvres.

Il existe d’autres mécanismes qui permettraient d’atteindre ce but, une échelle plus large et de manière plus satisfaisante, notamment une extension de l’application de la théorie de l’épuisement du droit d’auteur aux échanges non-marchands, telle qu’elle est préconisée notamment dans le programme de réforme positive du droit d’auteur de la Quadrature du Net.

Tôt ou tard, par un moyen ou par un autre, la légalisation du partage finira par devenir réalité.


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Domaine public et sérendipité : le fabuleux destin d’un flocon de neige

dimanche 21 avril 2013 à 11:29

Lors de l’audition pour SavoirsCom1 de la semaine dernière à l’Assemblée nationale, à propos de l’affaire des Accords BnF, Frédéric Reiss, l’un des députés de la Commission des affaires culturelles a relevé l’expression "dissémination des contenus culturels" que nous avions employée, Silvère Mercier et moi. Visiblement, ce terme l’a quelque peu inquiété :

Vous avez parlé de dissémination des œuvres sur internet. Qu’est-ce que cela signifie ? S’agit-il de diffusion immédiate ou d’éparpillement ? Que craignez-vous ? Quel serait le délai adéquat de l’exclusivité ? Quel serait le bon tempo ?

Sérendipité, le fait de découvrir des choses par accident. (Serendipity. Par Alex Drennan. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr)

Le mot "dissémination" n’est certainement pas très beau, mais il exprime une réalité forte à propos du domaine public numérisé. Une fois que des oeuvres anciennes sont mises en ligne, elles acquièrent une valeur d’usage nouvelle qui peut conduire à ce qu’elles voyagent sur la Toile de manière complètement imprévisible.

La sérendipité, qui est le propre d’Internet, provoque des rencontres inattendue es entre ces oeuvres du passé et de nouveaux créateurs, qui peuvent s’en servir comme source d’inspiration et matière première. C’est une des raisons pour lesquelles il est important de mettre en ligne le domaine public numérisé et de baisser au maximum les barrières juridiques à la réutilisation, en laissant les oeuvres dans le domaine public.

Je suis tombé cette semaine sur l’histoire édifiante de quelques  flocons de neige qui illustre à merveille cette manière dont la sérendipité ravive la fécondité des oeuvres du domaine public, grâce à la dissémination des contenus sur Internet.

Illustration de l'ouvrage : Snowflakes: a chapter from the Book of Nature (1863) - Internet Archive - Numérisé par la California Digital Library. Domaine public.

Les flocons de neige en question… (Illustrations de l’ouvrage : Snowflakes: a chapter from the Book of Nature (1863) – Internet Archive – Numérisé par la California Digital Library. Domaine public).

Sur le blog Year Of Open Source, Samoos raconte comment à Berlin des bidouilleurs ont réussi à hacker de vieilles machines à tricoter de manière à les connecter à des ordinateurs pour  réaliser des vêtements automatiquement, avec des motifs beaucoup plus complexes que ceux que l’on peut obtenir à la main. Samoos souhaitait se confectionner un vêtement avec cette machine, mais pour rendre hommage à ses concepteurs qui ont placé le projet en Open Source, il voulait faire quelque chose de spécial pour rester en cohérence avec la démarche :

Inspired by Fabienne and Becky Stern and everybody else involved in hacking these machines, who built upon the work of others and then put their own improvements into the commons, I decided to draw on the commons to create an open source hat.

"Open Source Hat", cela signifie que Samoos voulait réaliser un "bonnet Open Source" ! Et pour que cela soit possible, il est allé chercher des motifs issus du domaine public, afin que sa propre création puisse être vraiment libre. C’est alors qu’il a croisé sur le blog The Public Domain Review, un billet consacré à un ouvrage de 1863, Snowflakes: a chapter from the Book of Nature, comportant de superbes illustrations représentant des flocons de neige. The Public Domain Review est un projet de l’Open Konwledge Foundation qui consiste à dénicher sur Internet des pépites dans le domaine public pour attirer l’attention sur elles et inciter à les réutiliser.

A partir des dessins sur ces planches, Samoos a réalisé des motifs en format numérique, dont il a pu se servir comme modèle pour la machine à tricoter bidouillée.

1-bit-duocolor1On peut suivre tout ce processus de création avec cette vidéo :

Et voici le résultat final !

Par la grâce du numérique, voilà donc comment des flocons de neige illustrant un ouvrage de 1863 numérisé par une bibliothèque en Californie se sont retrouvés sur un bonnet Open Source réalisé à Berlin avec une machine à tricoter hackée !

Cette belle histoire n’a été possible que parce que l’Université de Californie en question a fait le choix de mettre en ligne cet ouvrage sur Internet Archive en laissant la version numérique dans le domaine public sans rajouter de nouvelles couches de droits.

Samoos explique très bien pourquoi cette ouverture juridique est importante pour des créateurs comme lui :

Le domaine public appartient à nous tous, c’est pourquoi vous pouvez chercher l’inspiration dans ces collections et vous sentir libre de les réutiliser et de les remixer [...] Ce que j’aime vraiment quand j’explore le domaine public ou d’autres types d’oeuvres libres (comme celles sous licence Creative Commons CC-BY ou CC-BY-SA), c’est qu’il est toujours possible d’aller piocher quelque chose et d’expérimenter. Pas la peine de demander, pas la peine de s’expliquer ou de se demander si on pourra en faire un usage commercial ou pas : il suffit d’y aller et de s’amuser. La permission d’utiliser ces oeuvres de la manière dont nous le voulons, nous l’avons déjà.

Toujours lors de l’audition de la semaine dernière à l’Assemblée nationale, Bruno Racine, le président de la BnF, a justifié le choix de l’établissement de ne pas mettre en ligne pendant 10 ans les ouvrages dont il allait confier la numérisation à la société Proquest avec l’argument que ces livres anciens n’intéressaient de toute façon qu’une poignée de chercheurs :

[...] les ouvrages dont il s’agit – essentiellement des textes théologiques des XVe et XVIe siècles – ne sont lisibles que par des chercheurs, latinistes de surcroît. Je suis certain qu’il existe un fort appétit pour cette littérature, mais c’est plutôt de la recherche qu’elle fait le bonheur.

Une telle conception révèle une incompréhension profonde de la signification même de l’acte de numérisation, ainsi qu’une propension fortement ancrée chez les bibliothécaires à préjuger des usages que les lecteurs pourront faire de leurs collections,  en distinguant des usages légitimes et illégitimes.

A cette vision des choses, la députée Isabelle Attard a répliqué assez vivement en indiquant que "l’intérêt d’Internet, c’est justement que l’on ne sait pas qui peut s’intéresser à ces corpus !". Cette phrase est tout à fait juste et elle renvoie directement à l’idée de sérendipité numérique que j’essaie d’illustrer dans ce billet.

A vrai dire cela fait un certain temps déjà que plusieurs personnes qui se sont penchées sur la question de la numérisation du patrimoine ont insisté sur la nécessité de permettre largement la diffusion et la réutilisation des oeuvres du domaine public en ligne, y compris pour des usages non scientifiques. Le rapport "Partager notre patrimoine culturel" (dit rapport Ory-Lavollée) préconisait déjà ceci en 2010 :

Inviter chacun à faire vivre le patrimoine en réutilisant les oeuvres dans le cadre d’usages individuels est une nouvelle manière de remplir de renouveler les missions traditionnelles de démocratisation culturelle, de rayonnement national et de participation citoyenne à la culture. Il faut que les citoyens puissent, par exemple, intégrer ces reproductions numériques d’oeuvres et de documents culturels à leurs pages personnelles, blogs, profils sur les sites communautaires, messages électroniques, albums de photos, et mêmesà leurs cartes de visite ou d’invitation. Ils doivent aussi pouvoir les utiliser pour leurs créations artistiques ou culturelles.

A l’étranger, le RijksMuseum d’Amsterdam est totalement engagé dans cette démarche d’appropriation des oeuvres numérisées du domaine public. Les oeuvres diffusées sur son site Internet ont été placées sous la licence CC0 qui lève toutes les barrières juridiques et le musée incite aux réutilisations les plus larges, des T-Shirts aux scooters en passant par les coques de téléphones portables et aux tatouages !

rijsk

Dans le Guide Data Culture qu’il vient de publier le Ministère de la Culture commence à insister lui aussi sur l’intérêt stratégique de la dissémination en ligne des contenus :

Favoriser et encourager une culture de la collaboration permettrait de faire naître une économie de la notoriété et de la réputation des fonds détenus et/ou produits par les établissements, organismes ou services culturels.

Pour revenir après ce détour aux flocons de neige et au bonnet Open Source, cette histoire met en lumière un point essentiel pour que cet effet bénéfique de la sérendipité puisse avoir lieu. Les oeuvres numérisées du domaine public ne se disséminent pas d’elles-mêmes. Pour cela, il faut qu’elles regagnent les circuits de l’attention sur Internet, ce qui n’est pas simple étant donné l’abondance de contenus auxquels nous sommes exposés. Dans l’exemple que je donne, les flocons de neige de cet ouvrage de 1863 n’ont pu attirer l’attention de ce créateur contemporain que parce que le blog The Public Domain Review a accompli un acte de médiation, sans lequel cette rencontre serait restée bien improbable.

C’est sur ce plan de la médiation numérique que les bibliothèques ont peut-être leur plus belle carte à jouer vis-à-vis du domaine public, mais pour cela encore faut-il que l’on ne régresse pas et que les oeuvres soient mises en ligne et non enfermées dans des bases de données coupées du web.

PS : le projet The Public Domain Review a besoin de fonds pour continuer son activité et il a lancé une opération de crowdfunding qui se termine dans 10 jours. Si vous voulez faire quelque chose d’utile pour le domaine public et la diffusion du savoir, soutenez-les.


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PSY et le prix de la neutralisation symbolique du remix

samedi 20 avril 2013 à 07:29

J’avais déjà consacré un billet à PSY et à son Gangnam Style, mais je ne pensais pas avoir une autre occasion de parler du chanteur coréen sur S.I.Lex. Or voici qu’à l’occasion de la sortie de son nouveau single Gentlemen de nouvelles questions juridiques se posent, au sujet de la "danse de l’arrogance" que PSY effectue dans le clip.

Comme avec l’irrésistible danse du cheval invisible, le chanteur aux lunettes noires mise à nouveau sur une danse caractéristique, pour essayer de rendre la vidéo virale (et il semble que ce soit bien parti). Or ici, cette "danse de l’arrogance" n’est pas une création originale, mais un emprunt à un autre groupe de K-pop, les Brown Eyed Girls, qui ont déjà utilisé ce pas dans le clip de leur morceau Abracadabra, gros carton de l’année 2009 en Corée du Sud.

Plagiat chorégraphique ou respect quasi-religieux du copyright ?

Certains crient déjà au plagiat, mais les choses sont en réalité plus complexes. PSY a en effet été félicité cette semaine par la présidente de la République de Corée du Sud en personne, Park Geun-Hye, pour son respect scrupuleux des droits d’auteurs. Elle a cité le chanteur en exemple pour appeler ses concitoyens à miser sur le développement des industries culturelles et créatives :

Le piratage rampant de nos produits culturels et technologiques doit être enrayé, pour encourager davantage la créativité et je remercie PSY d’avoir payé pour emprunter un pas de danse à un autre groupe pour son dernier titre Gentlemen.

Le Pays du Matin Calme est en effet une contrée qui ne plaisante pas avec le droit d’auteur (c’est le premier pays par exemple à avoir mis en place une riposte graduée à l’imitation de la France). La K-pop fait d’ailleurs partie intégrante du phénomène de l’Hallyu ou "vague coréenne" qui voit depuis plusieurs années la Corée diffuser massivement ses productions culturelles dans les pays asiatiques environnants et dans le monde entier. PSY est d’ailleurs devenu le fer de lance de cette stratégie commerciale, qui passe également par une sensibilité accrue à la lutte contre la contrefaçon en Corée, soumis au piratage massif d’autres pays comme les Philippines par exemple.

Le Copyright Madness a-t-il encore frappé ?

On comprend mieux dès lors que PSY ait conclu une licence et versé une somme d’argent aux chorégraphes Yama & Hotchicks, célèbres en Corée, pour pouvoir reprendre la "danse de l’arrogance" qu’ils avaient conçue pour les Brown Eyed Girls. Ce faisant, sa démarche est d’ailleurs assez en phase avec la stratégie globale de son pays, car il a déclaré vouloir inclure des pas de danse réputés dans son pays à ses propres créations pour mieux pouvoir les faire connaître à l’étranger.

On pourrait aussi considérer que payer une licence pour reprendre un simple pas de danse est révélateur du climat de Copyright Madness qui sévit actuellement dans le monde entier. Pourtant les précédents en matière de plagiat chorégraphiques existent bel et bien. En 2011, Beyoncé par exemple avait été attaquée par la chorégraphe belge Anne Teresa de Keersmaeker pour avoir lourdement copié ses pas de danse dans le clip de sa chanson Countdown. Et il est incontestable que dans plusieurs pays (dont la France), les chorégraphies font partie des créations pouvant être protégées par le droit d’auteur.

Licence ou hommage ?

On comprend donc que quelqu’un d’aussi exposé que PSY ait voulu se couvrir juridiquement. Mais sur le site Blouin Art Info, on conteste cette lecture des choses, en affirmant que PSY n’était pas obligé de verser cette somme d’argent et qu’il l’a seulement fait à titre d’hommage :

He was not legally required to pay a fee, as there is no law regarding copyrights for choreography in Korea. Local reports that he “officially paid for a license” are thus erroneous, as The Maeil Business Newspaper pointed out in its April 16 report. 

“Psy wanted to credit the original creators Yama & Hotchicks and expressed his gratitude [in the form of money],” his agency YG Entertainment was quoted as telling Korean media. The cash gift is regarded as a meaningful gesture in Korea, pointing to the dire need to address intellectual property issues in the pop world.

Le site indique que les chorégraphies ne seraient pas protégées par le droit d’auteur en Corée du Sud, mais je ne suis pas si certain de cette affirmation, car on trouve trace en 2011 d’une action en justice intentée par des chorégraphes contre une académie de danse qui avait repris certaines de leurs créations sans leur verser de rétribution. Et les juges avaient alors, semble-t-il, considéré que les chorégraphies étaient bien protégeables par le droit d’auteur :

“As long as creative works include personal thoughts or emotions, the copyright to such works should be preserved,” the court said in its ruling [...] The academy had argued that the dance moves could be used for educational purposes, but the court said in its recent ruling that if the classes were offered in exchange for money, the academy is not exempt from having to gain permission to use copyrighted work.

Je pense donc que même si PSY a effectivement voulu rendre hommage aux Brown Eyed Girls (ce qui semble corroboré par le fait qu’il ait invité un membre du groupe, la chanteuse Ga-In, à participer à son clip), il s’est aussi sagement couvert juridiquement en versant une somme d’argent.

Le remix entre dans la danse

Quoi que l’on pense sur le fond de PSY et de la qualité de ce qu’il produit, sa démarche est intéressante, au moins pour son habilité à utiliser à son profit les codes de la culture numérique. Pour Gangnam Style, il avait déjà innové en lançant un appel au crowdsourcing à toute la communauté de la danse en Corée et c’est à partir de ses suggestions qu’il avait créé la fameuse "danse du cheval invisible".

Quand on lit bien ce qui s’écrit sur lui, PSY a autant l’air d’être en Corée un comique qu’un chanteur de hip-hop, qui se moque des standards hyper formatés de la Kpop en les parodiant. Capable de jouer habilement avec les contraintes du droit d’auteur (il a engrangé plusieurs millions de dollars de recettes publicitaires en laissant le clip de Gangnam Style circuler sur Youtube), il incarne assez bien notre âge de l’oeuvre d’art à l’ère de son appropriabilité numérique, comme le décrit André Gunthert. Conçu dès l’origine comme un produit destiné à être parodié et à passer à la moulinette du remix et du mashup sur Youtube, il est assez logique que PSY se moque d’apparaître comme original, pour afficher franchement ses propres emprunts et citations à des groupes pré-existants.

Le prix de la neutralisation symbolique

Everything is a remix ! Cela devient peu à peu  une posture assumée, mais cette incorporation du remix au coeur des rouages de l’industrie culturelle de masse globalisée, lui fait courir le risque de perdre tout son potentiel subversif, notamment vis-à-vis du carcan du droit d’auteur. On est très loin avec PSY du Remix Manifesto de Brett Gaylor, qui avait pourtant été l’étendard de toute une génération désireuse de changer les choses…

C’est peut-être cela avant tout la signification de cette somme d’argent versée par le chanteur : le prix d’une neutralisation symbolique du remix en marche.

PS : ce qui est cocasse, c’est que bien qu’ayant reçu les félicitations de la présidente pour son respect du copyright, PSY a vu sa vidéo interdite à la télé sud-coréenne pour "atteinte à l’ordre public". La raison, c’est simplement qu’il shoote dans un cône de signalisation routière au début du clip et qu’on ne badine pas en Corée avec le respect de l’ordre. Étrange pays, décidément…


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