PROJET AUTOBLOG


S.I.Lex

Site original : S.I.Lex

⇐ retour index

Offre légale et partage non-marchand doivent coexister !

jeudi 18 juillet 2013 à 06:42

Hier plusieurs articles sont parus sur des sites d’informations français (1, 2) pour se faire l’écho d’un rapport Ipsos montrant un net recul des pratiques de partage de fichiers en Norvège, imputé au développement d’offres légales performantes comme les sites de streaming Spotify et Netflix.

La Norvège, l'autre pays de l'offre légale ? Et un exemple à suivre ? (Norway! Hiding your beauty behind strange vowels. Par gruntzooki. CC-BY-SA. Source : Flickr)

La Norvège, l’autre pays de l’offre légale ? Et un exemple à suivre ? A voir ! (Norway! Hiding your beauty behind strange vowels. Par gruntzooki. CC-BY-SA. Source : Flickr)

Presse Citron est allé jusqu’à titrer : "Le piratage est mort" et défend l’idée que le développement de l’offre légale constitue le meilleur moyen de lutter contre les échanges non-autorisés :

L’exemple norvégien prouve donc (si cela était encore nécessaire) que si de bonnes alternatives payantes apparaissent, le piratage recule de manière impressionnante.

Et de faire un lien sur Twitter avec l’action de la Hadopi, en pointant vers un commentaire laissé par un internaute sous l’article, déplorant la pauvreté de l’offre légale en France alors qu’il avait reçu son second courrier d’avertissement :

Numerama est sur la même ligne, faisant un parallèle avec la situation en France :

Sans doute la Haute Autorité en tirera-t-elle quelques conclusions, dont le bilan anti-piratage et son impact sur les chiffres de la consommation légale sont accablants. Cela dit, la responsabilité incombe aussi aux plateformes légales, dont un récent test a mis en lumière les nombreux obstacles qui empêchent ces offres de rivaliser efficacement avec les contenus circulant sur des canaux alternatifs.

Il est vrai que le graphique tiré de cette étude pour illustrer ces articles paraît éloquent sur la capacité de l’offre légale à "assagir" les internautes :

Il faudrait être en mesure de vérifier les résultats de cette étude, ainsi que la méthodologie suivie (ce qui est difficile étant donné qu’elle est en norvégien…), mais même en admettant que ces chiffres soient exacts, l’analyse qui en est faite ici par les sites français charrie des présupposés qui doivent être questionnés.

Voir le partage comme une anomalie ?

En effet, ces deux articles postulent que le partage non-marchand constitue une "anomalie", dont la seule cause résiderait dans une défaillance du marché à satisfaire la demande de biens culturels. Que cette demande soit comblée par une offre légale et mécaniquement, les pratiques illégales seraient vouées à disparaître, phénomène de vases communiquants présenté comme quelque chose de positif.

Or un tel raisonnement, formulés par deux sites qu’on ne peut soupçonner de collusion avec les industries du divertissement, révèle en fait l’efficacité du matraquage idéologique et de la guerre des mots que les tenants de la répression ont mis en oeuvre depuis des années. Le partage, c’est du "piratage" ; la copie, c’est du "vol" ; un téléchargement "annule" une vente : ces assimilations se sont révélées redoutablement efficaces pour discréditer les pratiques des internautes et les rejeter du côté de "l’anormal", plus encore que de l’illégal. J’avais d’ailleurs déjà eu l’occasion de montrer que la fonction du concept "d’offre légale" était essentiellement d’ordre symbolique :

La fonction réelle du concept "d’offre légale" est d’ordre symbolique et il faut aller la chercher en creux. Le label PUR d’Hadopi, par exemple, dérisoire tentative d’étiquetage d’Internet, sert surtout à taxer d’imPUR tout ce qui ne porte pas cette marque. Parler d’offre "légale" sert en définitive à jeter l’opprobre et à rejeter dans l’illégalité des pratiques de partage que la société elle-même ne condamne plus.

Nous nous sommes beaucoup moqués de ces spots anti-piratage ridicules qu’on nous obligé à visionner avant de voir un DVD, mais il faut croire qu’ils sont plus efficaces qu’on ne le soupçonne. Ce travail de sape visiblement a payé au point que l’on puisse ainsi se réjouir de voir reculer le partage au profit de l’offre légale, comme si c’était naturel.

Le partage n’est pas un problème

Philippe Aigrain a écrit en juin dernier un billet fondamental, intitulé "Le partage est un droit culturel, pas un échec du marché", qu’il faut aller lire ou relire à la lumière de ces réactions. Il y explique que cautionner l’idée selon laquelle l’offre légale devrait permettre de faire reculer le partage contribue laisser ces pratiques sous le voile idéologique dont on les recouvre, avec des conséquences graves à la clé :

L’existence d’une offre légale plus attractive serait certainement une bonne chose, mais elle ne peut d’aucune manière être considérée comme « un solution au problème du partage ». Cela pour deux raisons :

  • Le partage n’est pas un problème, mais une condition du développement humain culturel. L’entrée en possession de fichiers représentant des œuvres numériques et le droit et la capacité à les partager avec d’autres comme on le souhaite sont la mise en œuvre pratique du « droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté » définie dans l’article 27.1 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. J’ai expliqué pourquoi et comment (lien en anglais) et je continuerai à le faire.
  • L’éradication du partage non autorisé, loin d’aider les offres commerciales à devenir plus diverses (en termes d’accès effectif aux œuvres) et équitables (en termes de prix, de rémunération des auteurs et interprètes et de droits des usagers) leur permettrait au contraire de devenir pires. Elles pourraient concentrer l’attention sur un ensemble encore plus restreint d’œuvres, continuer à imposer des formats et des plateformes propriétaires et transformer les individus en locataires précaires de leurs contenus.

Et de poursuivre en soulignant la part de responsabilité de ceux qui, bien que s’opposant à l’approche répressive, sont tombés dans le piège langagier du soutien à "l’offre légale" :

De nombreuses organisations de la société civile et universitaires bien intentionnés ont accepté pendant des années des termes de débat trompeurs. Ils se sont dit que rendre les défauts des offres commerciales responsables du partage non autorisé était de bonne tactique, que cela suffirait pour s’opposer aux pires aspects de la guerre contre le partage [...] Ils n’ont pas réalisé qu’en acceptant le paradigme de l’échec du marché, ils favorisaient l’identification de la culture au commerce de ses produits et à divers services d’intermédiation. Ils renonçaient à souligner que la sphère non marchande est essentielle non seulement à la culture numérique, mais à toute la culture à l’ère numérique.

Ce que nous perdrons si le partage disparaît

Car ce qui se joue dans le partage non-marchand, ce n’est pas seulement un mode de consommation des biens culturels comme un autre, interchangeable avec les offres de streaming de Netflix ou de Spotify. Accéder à la culture par la mise en partage des oeuvres, spécialement quand elle se fait par des moyens décentralisés comme le peer-to-peer ou au sein de communautés d’échange, c’est bénéficier d’une certaine forme de sociabilité avec des pairs, de recommandations collectives favorisant la découverte et l’approfondissement du goût et de modes d’assimilation des oeuvres précieux pour l’individuation culturelle.

Erwan Cario, dans sa dernière tribune sur Ecrans, exprime bien avec d’autres mots ces idées :

[...] le partage est une bénédiction pour la culture. C’est lui qui permet la découverte et la prescription, alors que sur les étals, une sortie chasse l’autre. C’est la libre circulation des œuvres culturelles dans l’espace non marchand qui les garde en vie.

Benjamin Sonntag avait écrit l’an dernier un billet très important pour décrire les pratiques au sein des communautés privées de partage, qui montrait bien qu’elles étaient des lieux d’apprentissage, à la fois de la culture, mais aussi de règles de savoir-vivre ensemble, destinées à favoriser la bonne gestion commune d’une ressource. "Sharing is caring" : partager, c’est prendre soin. Ce slogan est essentiel pour comprendre ce qui se joue dans ces communautés et ce que l’on perdra si elles disparaissent.

Où va l’offre légale ?

Pour prolonger l’analyse de Philippe Aigrain, je verrai encore quatre risques majeurs liés au développement des plateformes de streaming :

Penser la coexistence entre sphère marchande et sphère non-marchande

Néanmoins, il ne s’agit pas pour moi de condamner radicalement les offres légales en streaming de type Netflix ou Spotify. Elles ont bien sûr leur place et elles sont appelées à jouer un rôle important, mais leur nature les pousse à dériver graduellement vers des formes de diffusion de la culture qui peuvent devenir pires que le système actuel. C’est justement pour cela qu’il faut que cette sphère marchande puisse coexister avec une sphère de partage non-marchand, qui viendra l’équilibrer et apportera de la diversité à l’écosystème.

Cette coexistence est possible. Elle constitue même DÉJÀ une réalité et les études, y compris celles de la Hadopi, montrent des comportements culturels cumulant diverses pratiques, mêlant le légal et l’illégal. C’est d’ailleurs totalement en phase avec la nature économique particulière de la culture qui fait que plus on en consomme, plus on en a envie, avec des effets d’externalités positives (voir cette excellente Parabole des Tuileries ci-dessous).

C’est précisément cette articulation entre sphère marchande et sphère non-marchande de la Culture qu’il faut réussir à penser. Et ce n’est certainement pas en clamant que "le piratage est mort" grâce au développement de l’offre légale que l’on y parviendra. Tenir de tels propos revient encore et toujours à hurler avec les loups de la répression, car la Norvège est loin d’être un paradis en matière de protection des libertés numériques. Ce pays envisage en effet des mesures de blocages des sites au nom de la protection du droit d’auteur, particulièrement brutales qui attestent que la guerre au partage y est toujours une réalité.

Le rôle du politique devrait être d’organiser la coexistence entre ces deux sphères, de la manière la plus équitable et la plus harmonieuse possible, car ce sont deux "soeurs ennemies" qui se sont trop longtemps combattues et qu’il devient urgent de réconcilier.


Classé dans:Modèles économiques/Modèles juridiques Tagged: échanges non-marchand, netflix, norvège, offre légale, partage, spotify, streaming

Reconnaître le Domaine Public Volontaire sans fragiliser l’auteur dans les contrats d’édition (Réponse à la SGDL)

mercredi 17 juillet 2013 à 06:58

Le domaine public ne concerne pas seulement les oeuvres anciennes qui finissent 70 ans après la mort de leurs auteurs par ne plus être protégées par les droits patrimoniaux. Il peut aussi exister un domaine public volontaire, résultant du souhait des créateurs de faire entrer par anticipation leurs oeuvres dans le domaine public, pour les mettre le plus largement possible à disposition.

nevermind

Défendre le domaine public, est-ce forcément s’en prendre à la quintessence du droit d’auteur "à la française" ? En fait, pas vraiment… Le domaine public n’est pas un concept "punk", même s’il peut paraître à certains subversif.

Pour ce faire, il existe des outils juridiques comme la licence CC0 (Creative Commons Zero – Public Domain Dedication), que j’emploie sur S.I.Lex et qui a été mise en avant récemment par Pouhiou, l’auteur du cycle des Noénautes. Celui-ci propose d’ailleurs de rebaptiser le domaine public volontaire en Domaine Public Vivant, ce qui me semble très judicieux :

[La licence CC0]  permet d’élever une œuvre (ou dans mon cas toutes mes œuvres ^^) dans le Domaine Public Vivant. Du coup, pas besoin d’attendre 70 ans après ma mort pour faire ce que vous voulez des NoéNautes ! Vous pouvez remixer, éditer, traduire, adapter, modifier, étudier, transformer et réutiliser mes histoires comme il vous plaît ! De mon côté, cela correspond à un “copy-out”. Un vœu de non-violence légale. Une façon de dire au monde que quoi que vous fassiez de mes narrations, ce n’est pas avec la loi que je me (ou les) défendrai.


Il se trouve hélas qu’en France, l’emploi de ce type d’instruments est fragilisé par le fait que le droit moral des auteurs est réputé inaliénable, ce qui signifie qu’ils ne peuvent valablement y renoncer par contrat. Dans la pratique, un auteur qui aurait signé une clause mettant en cause son droit moral peut toujours revenir sur sa décision, celle-ci étant considérée comme nulle et non avenue. Cela pose incontestablement des problèmes de compatibilité entre la logique de la CC0 et le droit français.

Or il se trouve que le rapport Lescure contient toute une série de recommandations pour protéger, promouvoir et valoriser le domaine public. Parmi celles-ci, la proposition n° 76 fait directement référence au Domaine Public Volontaire :

Amender le code de la propriété intellectuelle pour permettre aux auteurs d’autoriser par avance l’adaptation de leurs œuvres et de les verser par anticipation dans le domaine public.

Cette idée n’a pas échappé à la SGDL (Société des Gens de Lettres) et son président Jean-Claude Bologne a choisi de faire porter sur ce sujet l’éditorial de la dernière lettre envoyée par la société à ses adhérents. Intitulé "Une prudence de Sioux", cet édito s’inquiète de ce que l’on cherche ainsi à fragiliser le droit moral et des conséquences sur les auteurs :

Je souhaiterais cependant évoquer un point particulièrement préoccupant pour les auteurs : la proposition 76 invite à « amender le code de la propriété intellectuelle pour permettre aux auteurs d’autoriser par avance l’adaptation de leurs oeuvres et de les verser par anticipation dans le domaine public ». Actuellement, et sans qu’il soit besoin de modifier le code, des « licences libres » permettent déjà d’autoriser à l’avance certains usages des oeuvres déposées sur Internet. Elles peuvent séduire les auteurs parce qu’elles s’appuient sur un code de la propriété intellectuelle protecteur qui les garantit contre les abus. D’une part, ils sont assurés d’exercer eux-mêmes et eux seuls ce droit ; d’autre part, ils peuvent à tout moment, s’ils le souhaitent, revenir sur cette autorisation préalable. Si en revanche cette autorisation préalable était codifiée comme il est proposé dans le rapport, elle risquerait de remettre en cause les principes mêmes du droit moral et de transformer les licences libres en un outil dangereux allant à l’encontre des intérêts légitimes des auteurs.Autoriser par avance l’adaptation, c’est renoncer au droit à l’intégrité de l’oeuvre et au contrôle que l’auteur peut exercer sur l’usage qui en sera fait. C’est surtout renoncer à l’incessibilité du droit moral, verrou essentiel à la protection de l’auteur dans les pays de droit dit « continental ».

Dans le système anglo-américain du copyright, en effet, tous les droits, y compris le droit moral, peuvent être cédés par écrit à un éditeur. Les auteurs sont alors fortement incités à y renoncer par contrat, et le rapport de force n’étant pas en leur faveur, ils doivent s’y résoudre. Tel n’est pas le cas dans les pays de droit d’auteur, où une telle cession du droit moral serait frappée de nullité. Renoncer à l’incessibilité du droit moral, c’est prendre le risque à court terme de voir apparaître une clause de cession dans les contrats d’édition. Il deviendra alors difficile sinon impossible aux auteurs de la refuser.

L’inquiétude du président de la SGDL serait compréhensible si la proposition n°76 visait réellement  à remettre en cause l’inaliénabilité du droit moral consacrée dans la loi, et notamment à permettre que les clauses des contrats d’édition entraînent une cession du droit moral au profit d’un éditeur. Mais les promoteurs du domaine public vivant n’ont jamais cherché à défendre une telle chose. Leur souhait est que les auteurs, en connaissance de cause et par un choix raisonné, décident de placer leurs oeuvres par anticipation dans le domaine public, au bénéfice de tous.

Mimi & Eunice, par Nina Paley qui utilise la licence CC0. De quoi prouver que le Domaine Public Vivant n’équivaut pas à une "mort de l’auteur".

On notera d’ailleurs que le président de la SGDL ne se dit pas hostile priori aux licences libres et de libre diffusion, type Creative Commons. Il souligne bien qu’elle sont assises sur le Code de Propriété Intellectuelle et que seuls les auteurs peuvent décider de les utiliser. La vraie question concerne donc bien le droit moral et la question de l’acceptation par anticipation de l’adaptation des oeuvres, qui est pourtant l’un des intérêts majeurs de la licence CC0, mais aussi de toutes les licences Creative Commons ne comportant pas la clause ND (pas de modification).

Il y a à mon sens confusion entre deux choses relevant d’un plan différent. C’est une chose d’autoriser le renoncement au droit moral au profit d’une personne déterminée dans un contrat d’édition et personnellement, je ne suis pas certain en effet que ce soit une bonne, en raison du rapport économique déséquilibré qui existe entre l’auteur et l’éditeur. Mais c’est une chose complètement différente de renoncer à exercer son droit moral vis-à-vis de tous (erga omnes), afin d’ouvrir son oeuvre et de la verser dans le domaine public par anticipation.

La proposition N°76 du rapport Lescure peut tout à fait s’entendre pour la seconde hypothèse sans entraîner ipso facto la légalisation des clauses de renoncement au droit moral dans les contrats d’édition. Il suffit de modifier le Code pour le spécifier explicitement.

Pour cela, il faut agir sur l’article L. 122-1 du Code de Propriété Intellectuelle qui définit le droit moral (j’avais déjà fait des propositions en ce sens dans mon billet en faveur d’une loi pour le domaine public en France) :

L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.

Ce droit est attaché à sa personne.

Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible.

A modifier en :

L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.

Ce droit est attaché à sa personne.

Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible.

Néanmoins, ce droit est réputé éteint lorsque par une déclaration expresse de volonté à portée générale, l’auteur déclare que son oeuvre appartient au domaine public. Sa déclaration est alors irrévocable.

Voilà une façon simple de préserver l’inaliénabilité du droit moral dans les contrats, tout en consacrant la notion de Domaine Public Volontaire en droit français. On peut même ajouter pour plus de sécurité que cette déclaration de volonté doit nécessairement figurer dans un acte distinct d’un contrat d’édition. Creative Commons Zero constitue une telle déclaration de volonté à portée générale (ce n’est d’ailleurs pas à proprement parler une licence).

Il y a cependant un autre point de divergence avec Jean-Claude Bologne, qui réside dans le caractère révocable ou non de l’usage de la licence CC0 ou des licences Creative Commons. Quand on lit les clauses des licences Creative Commons, on lit qu’elle ménage une possibilité pour l’auteur de changer d’avis, à condition de ne pas compromettre les droits déjà délivrés par la licence qu’il avait initialement retenue. C’est une condition essentielle pour éviter que l’usage des Creative Commons n’introduise une insécurité juridique permanente. Mais pour le versement au domaine public, il me semble qu’il doit être irrévocable. C’est une décision que l’auteur ne doit pas prendre à la légère, mais une fois que ce choix est fait, il ne doit plus être possible de revenir dessus, car ce serait porter atteinte alors à l’intégrité du domaine public. C’est d’ailleurs bien ce qui est prévu dans la licence CC0 et c’est aussi ce qui en fait comme dit Pouhiou un "voeu de non violence légale" :

Dans la mesure du possible et sans enfreindre la loi applicable, le Déclarant affirme par la présente céder, abandonner, et renoncer ouvertement, pleinement, définitivement, irrévocablement et sans conditions à tous ses Droits d’Auteur et Droits Voisins, ainsi qu’à toute prétention, recours et possibilités d’action judiciaire, qu’ils soient à cet instant connus ou inconnus [...]

Pour autant, l’articulation entre licence CC0 et contrat d’édition reste possible, comme l’a démontré avec brio Pouhiou. Bien qu’ayant versé par anticipation ses romans dans le domaine public, il est parvenu à les faire éditer chez Framabook, qui lui a proposé un contrat d’édition. Celui-ci ne porte pas bien sûr sur la cession des droits d’auteur, qui devient inutile, mais il prévoit tout de même pour l’auteur une rémunération de 15% sur la vente des livres papier, chiffre largement plus favorable que tout ce que l’on rencontre habituellement dans l’édition !

Par ailleurs, le versement des oeuvres au domaine public Vivant peut aussi être l’occasion pour les créateurs de toucher une rémunération, par le biais notamment du crowdfunding. Aux Etats-Unis, le projet Commonly propose ainsi de libérer des Bundles (bouquets) d’oeuvres dans le domaine public, en fixant un montant à atteindre à répartir ensuite entre les créateurs. Récemment Commonly a lancé une campagne intitulée The Open Game Art Bundle, qui proposait de mettre sous licence CC0 des contenus artistiques liées à des jeux vidéos : bandes originales, design de personnages, animations, code source, etc. Le projet a rassemblée plus de 11 000 dollars, ce qui montre le potentiel de ce type de démarches.

La SGDL est certainement dans son rôle en recommandant la prudence au législateur et personne ne veut de fragiliser le statut des auteurs. Mais les traiter obstinément comme des éternels mineurs, incapables de faire des choix raisonnés concernant la diffusion des leurs créations, n’est pas un bon service à rendre au droit d’auteur lui-même.

Verser ses créations dans le domaine public leur donne de la valeur, car elles deviennent ainsi des biens communs appropriables par tous. Certes, il n’est pas dans l’intérêt de tous les auteurs d’employer des licences comme la CC0 et nul ne peut les forcer à le faire. Mais  réciproquement, nul ne devrait pouvoir empêcher celui qui veut contribuer au domaine public de le faire s’il le décide.


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: auteur, CC0, contrat d'édition, Creative Commons, Domaine public, SGDL

Légaliser le partage non-marchand : mensonges, fausses pistes et vraies opportunités

lundi 15 juillet 2013 à 07:35

La semaine dernière aura été marquée par l’abrogation de la sanction de coupure d’accès à la connexion Internet, emblématique du système Hadopi. Hélas, ce geste symbolique ne règle nullement la question de la guerre au partage et de la reconnaissance des droits culturels des individus à l’heure du numérique.

En laissant intact le coeur du dispositif de la riposte graduée, le Ministère de la Culture prépare peut-être la fin de la Hadopi comme institution, mais il laisse intacte la question du statut des échanges non-marchands. En attendant, l’intervention de ce décret ressemble avant tout à un coup de com’, puisque la coupure d’accès à Internet reste en fait toujours possible : elle peut encore être prononcée sur la base de l’article L. 335-7 du CPI, dans le cadre d’un procès en contrefaçon.

Sharinf is caring. Par Niklas Wikström. CC-BY-NC. Source : Flickr

Sharinf is caring. Par Niklas Wikström. CC-BY-NC. Source : Flickr

Lors de la conférence de presse organisée à l’occasion de la parution du décret, Aurélie Filippetti a indiqué que cette suppression de la coupure traduisait une réorientation de la politique de lutte contre le piratage, déplaçant le centre de gravité de la répression exercée sur les internautes à l’action contre les plateformes de contrefaçon commerciale. Le problème, c’est que tant que subsistera le délit de négligence caractérisée introduit par la loi Hadopi, les individus continueront à être inquiétés, par la surveillance des échanges et par des amendes pouvant aller jusqu’à 1500 euros, Par ailleurs, la lutte contre la contrefaçon commerciale – objectif en lui-même non contestable – s’engage sur des bases très inquiétantes, qui font pour l’instant beaucoup penser aux pires mesures de la loi SOPA (voir la mission antipiratage confiée à Mireille Imbert Quaretta).

Il y a donc beaucoup de trompe-l’oeil dans ce qui s’est passé cette semaine, mais la question de la légalisation des échanges non-marchands n’est certainement pas enterrée pour autant. On sait que la Hadopi s’est saisie du sujet, par le biais d’une étude sur un système de rémunération du partage (engagée sur des bases plus que contestables…) et il semble qu’il existe un projet au niveau du Ministère de la Culture de lancement d’une mission sur le statut des échanges non-marchands, réclamée par plusieurs parlementaires dans la lignée des recommandations du rapport Lescure.

La semaine dernière, Aurélie Filippetti a aussi donné des orientations au Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA), parmi lesquelles figurent des choses positives (une étude sur les usages transformatifs – mashup, remix) et d’autres plus inquiétantes (un soutien à nouveau appuyé à la mission Imbert Quaretta, dont il peut sortir le pire). Il n’a pas été question devant le CSPLA du statut des échanges non-marchands, ce que l’on peut voir comme un bon signe dans la mesure où la mission sera peut-être conduite en dehors de cette institution verrouillée par les représentants des titulaires de droits.

On le voit, de nombreuses pièces sont en train de bouger sur l’échiquier. Mais quelles sont les marges de manoeuvre qui existent réellement dans le cadre du droit français pour légaliser le partage non-marchand ? La réponse à cette question n’est pas simple, dans la mesure où la France est soumise à des limitations induites par la directive 2001/29 sur le droit d’auteur et par les traités de l’OMPI.

PAs facile de sortir du labyrinthe des contraintes pesant sur la France. (Maze game. Par Jovike. CC-BY-NC. Source : Flickr)

Pas facile de sortir du labyrinthe des contraintes pesant sur la France. (Maze game. Par Jovike. CC-BY-NC. Source : Flickr)

L’essentiel des enjeux d’une telle réforme se situe en réalité au niveau européen et on a d’ailleurs appris le mois dernier que la réouverture de la directive européenne sur le droit d’auteur était à l’ordre du jour, avec une mission confiée au Pierre Sirinelli dans le cadre du CSPLA (encore et toujours…). Le centre névralgique du débat se situe à cet endroit et on peut fortement déplorer qu’un tel sujet se traite dans un cadre dont la représentativité pose vraiment problème.

Néanmoins des marges de manoeuvre existent au niveau du droit français, qui pourraient être exploitées par le gouvernement ou les parlementaires s’ils voulaient réellement en finir avec la guerre au partage pour s’engager dans la voie de la reconnaissance des échanges non-marchands.

La porte fermée des exceptions au droit d’auteur

Il existe plusieurs fondements qui peuvent être imaginés pour légaliser les échanges non-marchands d’oeuvres entre individus. Le plus simple peut paraître d’instaurer une nouvelle exception au droit d’auteur, du même ordre que la copie privée. Mais il n’appartient plus au législateur français d’introduire de nouvelles exceptions, qui ne seraient pas listées dans la directive 2001/29. Cette piste est donc bloquée et la question ne peut être traitée qu’un niveau européen. Par ailleurs dans l’absolu, cette solution ne serait sans doute pas judicieuse, car toutes les exceptions sont fragilisées par ce que l’on appelle le test en trois étapes figurant dans la convention de Berne et dans la directive. Celui-ci aurait sans doute pour effet d’imposer un système de compensation financière pour les échanges non-marchands au profit des titulaires de droits, sous la forme d’une licence globale. Et cela peut s’avérer un remède pire que le mal, qui ne ferait que conforter les dérives du système existant.

A défaut d’introduire de nouvelles exceptions, on peut essayer de travailler à partir de celles qui existent déjà pour donner une base légale au partage non-marchand. L’exception de copie privée par exemple, pourrait au moins servir à légaliser le download (à condition de revenir sur la réforme de la « source légale » du 20 décembre 2011), mais cela ne réglerait pas le problème central de la mise à dispositions des oeuvres. Dans les annonces à propos du lancement par le Ministère de la Culture d’une mission sur les échanges non-marchands, on a pu lire qu’une des pistes envisagées était l’extension de l’exception de représentation dans la cadre du cercle de famille à certaines formes d’échanges en ligne. C’est une hypothèse que j’avais moi-même envisagée suite à l’évolution de la jurisprudence de la Cour de Cassation et on retrouvait aussi cette idée dans le rapport Lescure. Mais même étendue à un "cercle de proximité" plus large que le cercle de famille, cette exception ne réglera jamais complètement la question de la légalisation du partage en ligne.

Impasse du côté des exceptions au droit d'auteur (It's a dead end, baby. Par Andrew Mason. CC-BY. Source : Flickr)

Impasse du côté des exceptions au droit d’auteur (It’s a dead end, baby. Par Andrew Mason. CC-BY. Source : Flickr)

La piste de l’épuisement des droits : prometteuse, mais seulement au niveau européen

De son côté, la Quadrature du Net propose de passer par une extension du dispositif de l’épuisement des droits pour légaliser le partage non-marchands dans une sphère strictement individuelle, afin d’encourager le retour à des échanges décentralisés de type P2P. C’est assurément la solution qui serait la plus souhaitable, notamment parce qu’elle permet de dissocier la légalisation du partage de la mise en place d’une compensation d’un prétendu "préjudice". Des financements mutualisés de la création peuvent néanmoins être envisagés, notamment sous la forme d’une contribution créatrive, mais n’étant plus ancrés dans le droit d’auteur, il est alors possible d’envisager une refonte complète du système de répartition, pour redonner aux citoyens un pouvoir réel sur la politique culturelle. Philippe Aigrain a produit récemment sur son blog un comparatif entre la licence globale et la contribution créative qui permet de comprendre la différence de philosophie des deux systèmes. Néanmoins, une telle réforme n’est pas non plus possible au niveau français, car l’extension du mécanisme de l’épuisement des droits à l’environnement numérique ne peut se faire lui aussi qu’au niveau européen. C’est d’ailleurs typiquement un des points qui devraient être abordés par la mission Sirinelli, sachant que le CSPLA travaille déjà sur la question de l’épuisement des droits (mais sous l’angle différent de la vente d’occasion).

Elements

Les propositions de la Quadrature, au premièr rang desquelles figure la légalisation du partage non-marchand entre individus sur la base de l’épuisement des droits.

Si on ne peut mobiliser ni une nouvelle exception, ni l’épuisement des droits, il reste peut-être possible de mettre en place une licence légale ou un système de gestion collective obligatoire couvrant les mises à disposition non commerciales des oeuvres, un peu à l’image de ce qui existe aujourd’hui pour la diffusion publique de la musique enregistrée. Mais il y a de fortes chances que les titulaires de droits attaquent un tel dispositif en soutenant qu’il constitue une exception déguisée, incompatible avec la directive européenne. Par ailleurs, les systèmes de gestion collective obligatoire impliquent en général des compensations financières au profit des titulaires de droits, qui risquent de se transformer à nouveau en de nouvelles rentes.

On le voit, les marges de manœuvre sont limitées, mais cela ne veut pas dire que rien ne puisse être entrepris pour assouplir le système.

Dépénaliser le partage non-marchand au lieu de légaliser ? 

Une approche qui peut sans doute être envisagée, au moins dans un premier temps, est celle de la dépénalisation du partage plutôt que de sa légalisation. Cette éventualité a été avancée par plusieurs parlementaires socialistes qui semblent vouloir aller plus loin que ce que le gouvernement propose. Christian Paul notamment, après la parution du rapport Lescure, avait tenu de tels propos :

Ceci dit, quand on regarde le rapport, Lescure insiste beaucoup sur le ciblage de la contrefaçon et les échanges à des fins lucratives. Ceci veut quand même dire que l’objectif, ou plutôt l’évolution ultime, est une forme de légalisation de fait des pratiques de partage non-marchands. Je pense que dans la réalité, progressivement, l’activité de répression se concentrera sur les contrefaçons commerciales et cette légalisation du partage non-marchand entrera dans les faits.

Patrick Bloche également, le président de la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée, a clairement dit sa préférence pour une suppression complète du dispositif de la riposte graduée, accompagné d’un retour à l’action simple en contrefaçon devant les tribunaux. Mais on a pu également l’entendre parler d’une "dépénalisation" des échanges non-marchands, ce qui à vrai dire n’est pas complètement incompatible avec le retour à l’action en contrefaçon.

Legalisation ou dépénalisation du partage ? La seconde est plus facile à mettree n oeuvre, au moins dans un premier temps.

Légalisation ou dépénalisation du partage ? La seconde est plus facile à mettre en oeuvre, au moins dans un premier temps.

On pourrait comparer cette solution avec ce qui avait été expérimenté à la fin des années 70 en matière de consommation de cannabis. Une circulaire du Ministre de la Justice était intervenue en 1978 pour indiquer aux magistrats de ne plus appliquer les peines prévues par la loi pour la possession et la consommation de cannabis par les individus, mais de leur adresser à la place un simple rappel à la loi. On n’aboutit pas par ce biais une véritable "légalisation", mais bien dans les faits, à une dépénalisation.

On pourrait tout à fait imaginer faire la même chose avec le partage non-marchand entre individus d’œuvres protégées, accompagné d’une suppression du délit de négligence caractérisée et de la riposte graduée. A vrai dire, dans la séquence politique qui s’ouvre, cela semble la façon la plus simple à la disposition du gouvernement pour commencer à mettre fin à la guerre au partage, en menant en parallèle une vraie instruction au niveau européen de la question de la légalisation des échanges non-marchands. Si Aurélie Filippetti avait réellement voulu arrêter de s’en prendre aux simples internautes, elle avait cette solution à sa disposition, en travaillant conjointement avec le Ministère de la Justice.

Il est même possible d’aller plus loin encore, en suivant une des recommandations à mon sens les plus intéressantes du rapport Lescure. La proposition 55 propose en effet de clarifier l’articulation entre réponse graduée et contrefaçon :

Clarifier  l’articulation  entre  réponse  graduée  et  contrefaçon :  demander  aux  Parquets  de  n’engager  des poursuites pour contrefaçon que lorsqu’il existe des indices d’enrichissement personnel ou collectif ; engager, sous l’égide du CSPLA, une réflexion sur la redéfinition de la contrefaçon afin de prendre en compte le préjudice causé aux titulaires de droits et la finalité lucrative ou non de l’acte incriminé.

Cette proposition n’est sans doute pas celle qui a fait l’objet du plus grand nombre de commentaires ; pourtant elle serait intéressante à explorer pour agir au niveau français sans tarder en faveur de la reconnaissance des échanges non-marchands. Si les parquets n’engagent des poursuites que lorsque le partage s’exerce à des fins d’enrichissement personnel, cela aurait pour effet de laisser en paix les internautes qui échangent des oeuvres, à condition qu’ils retournent vers des systèmes de partages décentralisés. Par ailleurs, si l’on ajoute dans la définition même de la contrefaçon une condition de finalité lucrative, on peut aboutir à une large ouverte des usages en ligne (un peu comme si Internet passait d’un coup sous licence CC-BY-NC !).

On notera cependant qu’Aurélie Filippetti la semaine dernière n’a pas confié au CSPLA la mission d’expertiser cette possibilité de redéfinir la contrefaçon et ce n’est peut-être pas un bon signe. Mais si la future mission sur les échanges non-marchands accepte de se pencher sur ce point, alors on pourra peut-être espérer aboutir à quelque chose dans la loi française, sans attendre une évolution européenne.

Ce serait à vrai dire le signe que la France accepte enfin de "baisser les armes" contre le partage entre individus. Cette réforme pourrait être présentée comme une expérimentation, permettant d’observer l’effet concret de ces pratiques sur l’économie de la culture, pour sortir des visions fantasmatiques sur un partage qui détruirait les industries culturelles. Par ailleurs, le gouvernement pourrait quand même mettre en oeuvre des moyens de lutte contre la contrefaçon commerciale (les plateformes payantes type MegaUpload, qu’aucun des partisans de la légalisation du partage non-marchands n’a jamais soutenues). Mais seulement à la condition qu’il le fasse dans un cadre respectueux des libertés fondamentales et non en recopiant les précédents funestes de la loi SOPA, que l’on voit aujourd’hui se mettre en place… en Russie !

Agir en France en faveur du partage est possible !

On le voit, malgré les restrictions imposées par le cadre international, il existe de vraies marges de manœuvre en France, que le gouvernement pourrait exploiter si sa volonté réelle est bien de "tourner la page" par rapport à la politique répressive conduite par la droite.

Trois niveaux d’action peuvent être envisagés.

  • Une première mesure de pacification, avant même le vote des lois suivant le rapport Lescure, consisterait à envoyer une instruction aux parquets pour ne plus lancer de poursuites que dans les cas où un but d’enrichissement personnel ou collectif est attesté chez les internautes commettant des actes de contrefaçon.
  • Pour aller plus loin dans un second temps, la mission sur le statut des échanges non-marchands devrait étudier la possibilité de modifier la définition légale de la contrefaçon pour la restreindre aux seuls actes à finalité lucrative.
  • Enfin, la France devrait adresser à la Commission européenne des recommandations visant à intégrer la question de la légalisation des échanges non-marchands dans le chantier de la révision de la directive 2001/29.

Bien entendu, tout ceci n’a de sens que si la France supprime en parallèle complètement la riposte graduée et le délit de négligence caractérisée. Voilà ce qui peut être fait, sans mensonge et sans faux semblant, pour saisir de vraies opportunités en faveur du partage et commencer à consacrer enfin les droits culturels des individus à l’heure du numérique !

PS : si vous voulez contribuer à faire avancer la cause de la reconnaissance du partage et celle de la réforme du droit d’auteur en général, vous pouvez soutenir et contribuer au  projet lancé par @Sploinga sur Ulule, appuyé par SavoirsCom1. Il propose un plan complet de refonte du droit d’auteur, comportant la légalisation des échanges non-marchands.


Classé dans:Penser le droit d'auteur autrement ... Tagged: échanges non-marchands, contrefaçon, dépénalisation, exceptions, Hadopi, légalisation, partage

Libérer les traductions du domaine public sous Creative Commons : trois exemples de réalisation

samedi 13 juillet 2013 à 12:14

L’un des intérêts majeurs du domaine public est qu’il favorise la production de nouvelles adptations des oeuvres, et notamment leur traduction. Mais l’entrée dans le domaine public d’oeuvres littéraires écrites en langue étrangère peut n’avoir en pratique que peu d’incidences pour le public français. En effet, les traductions de ces oeuvres sont considérées comme des oeuvres dérivées et protégées à ce titre pendant 70 ans après la vie des traducteurs. Il en résulte qu’il n’existe souvent pas de traductions réutilisables pour de nombreuses oeuvres importantes, quand bien même les originaux en langue étrangère sont dans le domaine public, et cela nuit incontestablement à leur accessibilité.

Translation. Par Brother O’Mara. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr.

En janvier 2012, j’avais écrit un billet pour essayer d’inciter à la production de traductions en français sous licence Creative Commons d’oeuvres étrangères appartenant au domaine public. J’avais alors en tête l’exemple du projet Musopen, qui a réussi à financer par le biais du crowdfunding l’enregistrement par un orchestre de morceaux de musique classique, placés sous licence Creative Commons. L’intérêt est d’ouvrir les droits voisins d’interprètes et de producteurs qui demeurent sur la plupart des enregistrements de musique classique pour permettre la réutilisation.

La démarche me semblait excellente et le champ de la traduction littéraire pouvait tout aussi bien faire l’objet d’expérimentations similaires. Mais la traduction est également une opération complexe, nécessitant un haut niveau de compétences et il n’est pas si simple de lancer des initiatives en la matière. Un peu plus d’un an et demi après ce premier billet, il se trouve que plusieurs projets de traduction d’oeuvres du domaine public ont été placés par leurs promoteurs sous licence Creative Commons ces dernières semaines. Je tenais à la fois à les saluer et à essayer de susciter peut-être des vocations dans le domaine des traductions ouvertes.

I Ulysse par jour de Guillaume Vissac :

J’avais écrit mon billet de 2012 à l’occasion de l’entrée dans le domaine public des oeuvres de James Joyce et j’avais alors lancé la proposition un peu folle de s’attaquer à une traduction ouverte d’Ulysse, le roman emblématique de cet auteur. Le pari était sans doute trop difficile à relever, vu la complexité de cette oeuvre, mais Guillaume Vissac, l’auteur du blog Fuir est une pulsion, s’est engagé quelques semaines après dans une entreprise un peu folle : celle de traduire en ligne le roman au rythme d’une phrase par jour.

Depuis plus d’un an et demi, ce projet suit son cours, sur le site Ulysse par jour et c’est assez fascinant de voir se développer cet effort lent et minutieux pour se confronter avec le texte de Joyce.

Voici la manière dont Guillaume Vissac présente son entreprise :

2012 : James Joyce « tombe », comme le veut la formule, dans le domaine public. Moment idéal pour entreprendre un projet fou : traduire ce monument, jour après jour, phrase après phrase (ou presque). Deux traductions françaises sont déjà parues : une première, en 1929, signée Auguste Morel, assisté de Stuart Gilbert, Valery Larbaud et l’auteur lui-même et une seconde en 2004, menée par une équipe d’écrivains, traducteurs et universitaires sous la direction de Jacques Aubert. On n’ira pas dans cette direction mais on ne se privera pas de se référer à l’une ou à l’autre (cf. diverses notes de bas de page). Le but du jeu, dans cet exercice, serait d’opérer, par le biais de la traduction, une sorte de piratage poétique, au sens où l’entendait par exemple Kathy Acker. Que ceux qui veulent me joindre dans la bataille s’amènent : la phrase originale est dépliable en haut de chaque page et les commentaires sont faits pour ça.

La première phrase d'Ulysse traduite par Guillaume Vissac. Avec un système de géolocalisation pour suivre les pérégrinations des héros dans la ville de Dublin et des commentaires pour donner une dimension participative au projet;

La première phrase d’Ulysse traduite par Guillaume Vissac. Avec un système de géolocalisation pour suivre les pérégrinations des héros dans la ville de Dublin et des commentaires pour donner une dimension participative au projet.

Sur Twitter, il est aussi intéressant de suivre Guillaume Vissac, pour voir passer jour après jour, les phrases traduites qui viennent alimenter le site.

Tous les ans, le 16 juin, on célèbre le Bloomsday, en hommage à James Joyce et à son roman-phare Ulysse dont l’action se déroule entièrement le 16 juin 1904. Le mois dernier, Guillaume Vissac a choisi lors du Bloomsday de faire passer le site Ulysse par jour sous licence Creative Commons BY-SA.

Un très beau geste, qui peut contribuer à renforcer la dimension collaborative du projet. Il faut dire aussi que le travail de traduction à fournir pour venir à bout d’Ulysse est colossal. Après un an et demi, Guillaume Vissac a traduit 523 phrases du roman, soit  3, 80%. On comprend l’envie de se connecter à quelque chose de plus collectif et c’est ce que les licences Creative Commons permettent.

progressionII Le journal de Franz Kafka, retraduction par Laurent Margantin.

C’est un autre projet ambitieux dans lequel s’est lancé Laurent Margantin, celui de produire une nouvelle traduction du Journal de Franz Kafka. Auteur numérique sur le blog Oeuvres ouvertes depuis 2000 a commencé en avril 2013 à s’attaquer au journal de Kafka et a décidé d’accorder la priorité à cette entreprise sur ses autres travaux :

Je cesse à partir d’aujourd’hui toute activité littéraire personnelle sur support numérique. Ce pour plusieurs raisons, dont la principale est que je souhaite me consacrer exclusivement – ici même – à la traduction du Journal de Kafka. Je considère que mes propres textes – si j’écris encore – ne peuvent plus que passer au second plan, et préfère donc ne pas les mettre en ligne.

Le journal de Franz Kakfka - retraduction par Laurent Margantin.

Le journal de Franz Kakfka – retraduction par Laurent Margantin.

Il existe déjà une traduction en français du Journal de Franz Kafka par Marthe Robert, mais cette dernière étant décédée en 1996, elle sera réellement réutilisable qu’à partir du 1er janvier 2067… De plus, cette traduction malgré sa qualité commence à être datée et le domaine public permet précisément d’envisager de nouvelles interprétations du texte de Kafka.

Le 3 juillet dernier, à l’occasion des 130 ans de la naissance de Kafka, Laurent Margantin a décidé de placer le site où il est effectue sa traduction sous licence Creative Commons CC-BY-NC-SA.

Ce geste rendra son travail réutilisable et parteable, ce qui est en phase avec le projet de Web-association des auteurs que Laurent Margantin a lancé récemment pour appeler les textes d’auteurs à se disséminer sur la Toile et auquel j’ai eu le plaisir de contribuer.

III Traduction collaborative du Magicien d’Oz, par Yann Houry

Le dernier exemple que je voudrais citer est intéressant, car il repose sur un processus collaboratif mis en place pour traduire les textes en ligne. Le professeur Yann Houry s’était déjà signalé en créant un manuel de français de 4ème pour Ipad, diffusé gratuitement et placé sous licence Creative Commons CC-BY-NC-SA.

Cette initiative s’inscrit dans une démarche militante et Yann Houry tient des propos que je partage entièrement sur les impacts du droit d’auteur en matière d’éducation :

Il faut dire et redire à quel point le droit d’auteur est une plaie pour le monde de l’éducation, un fléau qui restreint drastiquement la diffusion des œuvres. Combien de pépites, de découvertes resteront dans les tréfonds de mon ordinateur et de ceux de mes collègues ? Combien d’ouvrages ne pourront être partagés sous le prétexte que les droits d’auteur ont enfermé la culture pour une vingtaine d’années d’abord (lors de la Révolution française), puis pour cinquante, aujourd’hui pour soixante-dix ans ?

Or pour son nouveau projet de manuel de 6ème, Yann Houry avait besoin de pouvoir disposer d’une traduction de passages du Magicien d’Oz de L. Franck Baum, qu’il pourrait intégrer dans son livre en Creative Commons. Il n’est pas possible pour cela de recourir à des traductions récentes encore protégées par des droits d’auteur. Mais heureusement, le Magicien d’Oz est dans le domaine public et il était possible de produire une nouvelle traduction, susceptible alors d’être placée sous licence Creative Commons.

Pour ce faire, Yann Houry a lancé un appel à contributions et un travail collectif s’est engagé sur un pad, pour traduire les passages retenus. Une équipe s’est rassemblée pour avancer et jusqu’à 17 personnes à la fois ont oeuvré ensemble pour aboutir à une nouvelle traduction de ces extraits.

oz

Il reste d’ailleurs encore plusieurs extraits à traduire et vous pouvez collaborer, si vous souhaitez participer à cette initiative de production d’une ressource pédagogique ouverte. La dynamique que suscite ce genre de projets est particulièrement réjouissante et elle montre que beaucoup pourrait être fait dans le domaine de l’éducation, en faisant appel à l’intelligence collective. De ce point de vue, un corpus de traductions récentes sous Creative Commons d’oeuvres du domaine public serait un atout considérable.

***

Voilà donc trois exemples qui montrent que l’idée d’associer traductions du domaine public et licences Creative Commons peut s’avérer féconde. bravo à ces trois auteurs pour ces réalisations inspirantes !

C’est une des facettes du domaine public qui pourrait sans doute être mise davantage à contribution pour produire des contenus ouverts. Avec l’essor du crowdfunding, on pourrait imaginer de lancer une initiative un peu similaire à Musopen, pour constituer une bibliothèque de traductions libres. Cela pourrait donner un Tradopen, qui occuperait un créneau intéressant.

Si vous connaissez d’autres exemples de ce genre, n’hésitez pas à le signaler dans les commentaires du billet ?


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: Creative Commons, Domaine public, joyce, kafka, L. Franck Baum, Magicien d'Oz, traduction, ulysse

Du patrimoine culturel à la production scientifique : aspects juridiques

jeudi 27 juin 2013 à 08:24

Le 17 juin dernier, j’ai été invité dans la cadre du programme collectif « Archéologie dans les Humanités numériques » de l’unité de recherche ArScAn à donner une journée de formation à l’Université Paris Ouest, consacrée aux aspects juridiques des documents du patrimoine culturel et de la production scientifique. J’intervenais aux côtés de la juriste Anne-Laure Stérin, auteur de l’ouvrage "Guide pratique du droit d’auteur".

Nous devions traiter un ensemble de sujets très larges, liées aux pratiques de recherche :

Les aspects juridiques des documents culturels et scientifiques étant très variés, les interventions seront articulées autour des deux pôles de l’activité de recherche :

  • Le pôle “utilisation de données-documents du patrimoine culturel (objets archéologiques, documents ethnologiques, images, manuscrits, etc.)” : lesquels puis-je utiliser et reproduire, en tant que chercheur ou doctorant, et à quelles conditions ?
  • Le pôle “proposer la réutilisation des données-documents-résultats de recherche archéologiques” : à qui vais-je, moi chercheur ou doctorant ou organisme de recherche, proposer de consulter, de réutiliser peut-être, les données et résultats de recherche archéologiques que j’ai produits, et à quelles conditions ?

Nous avons choisi avec Anne-Laure de représenter l’ensemble des questions juridiques liées à ces problématiques par le biais d’une carte heuristique, que je poste ci-dessous. Anne-Laure s’est chargée des parties sur le droit à l’image des biens et des personnes, du droit des données personnelles et du droit des archives. Je me suis occupé de mon côté du droit d’auteur, du droit des bases de données et du droit à la réutilisation des informations publiques.

carte

Cliquez sur l’image pour accéder à la carte.

Il en résulte un document qui permet la découverte progressive de toutes ces notions. Il est placé sous licence CC-BY-SA et peut donc être réutilisé.


Classé dans:Formations et ressources pour se former Tagged: données personnelles, données publiques, droit à l'image, droit d'auteur, droit des archives, droit des bases de données, formation