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Le bien commun est une notion qui se chante, n’en déplaise à Sony !

mercredi 9 janvier 2013 à 08:34

Repérée grâce à l’excellent blog de la P2P Foundation de Michel Bauwens, je vous recommande vivement l’audition de la chanson The Commons, que le chanteur folk américain David Rovics a dédiée aux biens communs.

Les paroles, que vous pouvez consulter ici, sont intéressantes dans la mesure où elles font le lien entre les différentes catégories de biens communs, en commençant par les biens communs de la Nature que sont la terre, l’air ou l’eau, pour finir avec les biens communs de la Culture.

Les derniers couplets illustrent cette continuité en évoquant à la fois la question de l’appropriation du vivant, à travers le problème des droits de propriété réclamés sur les semences ou sur les gènes, et celle de la guerre au partage de la musique.

You claim to own the harvest with your terminator seeds
You claim to own the genomes of every animal that breeds
You claim to own our culture and the music that we play
And with every song we download to your coffers we must pay

You would even own my name and you say it’s for the best
Maybe you’ll let us on your radio stations if our songs can pass your test
You own country, you own western, you say you’ve given us a choice
You may own the airwaves but you’ll never own my voice

It’s the commons, our right of birth
And to you who’d own the music all around the Earth
Our future is your downfall, when we cut this ball and chain
You who’d sacrifice the public good for your private gain

La phrase « You would even own my name » me fait penser à certains délires du Trademark Madness, comme l’affaire de Madame Figaro ou celle de Madame Milka, où des personnes s’étaient vues interdire l’usage de leur vrai patronyme par des marques.

Les images qui passent en arrière-plan de la vidéo montrent que cette chanson a été écrite dans le cadre du mouvement qui avait conduit à la publication du Manifeste pour la récupération des biens communs en 2009. Sur le site de David Rovics, on apprend qu’il existe également un album entier intitulé The Commons, rassemblant plusieurs des titres de l’artiste, enregistrés en live.

Par une fâcheuse coïncidence, le hasard a fait que l’on a appris également aujourd’hui que Sony Music avait publié un coffret à cent exemplaires d’enregistrements de Bob Dylan datant du début des années 60, dans le seul but d’éviter qu’ils ne tombent dans le domaine public du point de vue des droits voisins au 1er janvier 2013. La directive européenne qui a allongé la durée de ces droits de 50 à 70 ans prévoit en effet qu’elle ne s’appliquerait qu’aux enregistrements ayant fait l’objet d’une exploitation au cours des 50 premières années de protection. Et Sony a même poussé l’arrogance jusqu’à intituler ce coffret « Bob Dylan – The Copyright Extension Collection Vol.I« …

On est là en présence de ce qu’il y a de pire dans le Copyright Madness : cette volonté de détruire méthodiquement les biens communs de la Culture au nom de la logique propriétaire, qui annonce sans doute le pire pour l’avenir. Mais alors que Bob Dylan composait des protest songs contre la Guerre du Viêt Nam, David Rovics, chanteur folk d’aujourd’hui, en écrit une sur les biens communs.

The Times, They Are A Changing… ;-)

Mais peut-être pas tant que cela en définitive si l’on prend l’exemple de Woody Guthrie, autre chanteur emblématique du mouvement Folk. Sa chanson la plus connue, This Land Is Your land, est parfois considérée comme exprimant des valeurs de partage qui sont au coeur de la philosophie des biens communs.

C’est ainsi par exemple qu’elle est interprétée dans le superbe livre collaboratif en ligne, The Triomph Of The Commons :

Those who see the world as a battleground
vanquish duality. The gun-slinging rancher
Nick Grindel in The Western Code (1932)
embodies that mentality: “This town ain’t big
enough for the both of us.”

Those who see the world as a commons value duality. Consider Woody Guthrie: “This land is your land. This land is my land.”

L’une des strophes de la chanson de Guthrie fait directement écho à la notion d’enclosure, qui est au coeur de la pensée des biens communs :

Was a high wall there that tried to stop me

A sign was painted said: Private Property,

But on the back side it didn’t say nothing.

This land was made for you and me.

On retrouve cette même veine dans les paroles de la chanson The Commons de David Rovics :

And now you build your fences and you say there’s nothing we can do
You say the world around us belongs fairly to the few
But about six billion people, no doubt will agree
This world is our home, not your property

It’s the commons, our right of birth
And you who would enclose the land all around the Earth
Our future is your downfall, when we cut this ball and chain
You who’d sacrifice the public good for your private gain

On peut même aller plus encore dans les parallèles, car Woody Guthrie avait une relation assez particulière avec le copyright, puisqu’il faisait appliquer cette notice sur ces disques :

This song is Copyrighted in U.S., under Seal of Copyright # 154085, for a period of 28 years, and anybody caught singin it without our permission, will be mighty good friends of ourn, cause we don’t give a dern. Publish it. Write it. Sing it. Swing to it. Yodel it. We wrote it, that’s all we wanted to do.

Tout ceci ne fait que mieux ressortir l’abjection du comportement de Sony vis-à-vis des chansons de Dylan et donne envie de chanter bien haut l’hymne aux biens communs de Rovics. A quand une adaptation en français ? Il va falloir que j’en parle à mes camarades de SavoirsCom1 ;-)

PS à l’attention des trolls libristes : je n’ai pas besoin de boule de cristal pour savoir exactement ce qui va se passer dès la minute où j’aurais publié ce billet. Des libristes – des vrais, des durs, des tatoués – vont se précipiter sur le site de David Rovics pour vérifier sous quelle licence est publiée cette chanson. Et là, ils vont constater que Rovics utilise une licence Creative Commons comportant une restriction d’usage commercial (NC).

Là, ils vont revenir dans ces commentaires, avec leurs bons vieux arguments, comme quoi le NC, c’est le mal absolu / l’antéchrist / le grand fléau / la grande prostituée de Babylone (rayez la mention inutile) et pousser les hauts cris habituels, comme quoi c’est-NC-donc-c’est-pas-libre-donc-c’est-pas-des-biens-communs.

J’ai déjà expliqué ailleurs qu’à aucun prix je ne laisserai le « librisme » procéder à une annexion sémantique de la Culture libre et encore moins de la notion de Biens communs. Je dirais même que cela relève selon moi d’une forme de Copyleft Madness, symétrique au Copyrigth Madness, et redoutable dans ses conséquences à terme si l’on n’y prend pas garde.

La conception qui voudrait que les biens communs soient incompatibles avec le NC a été soutenue récemment par Rufus Polock, le fondateur de l’Open Knowledge Foundation, dans le débat à propos du maintien de la clause NC dans les Creative Commons. D’autres, comme Silvère mercier, ont au contraire très bien montré que la théorie des biens communs appelait une approche complexe des usages marchands, qui ne pouvait se réduire aux simplifications libristes.

Pour couper court aux récriminations des trolls qui pourraient venir rôder dans les commentaires de ce billet, j’ajouterais que c’est un grave contresens d’exclure les oeuvres sous NC de la notion de biens communs. En effet, Elinor Oström, qui est à l’origine de la refondation moderne de cette notion et de son extension aux biens culturels, a parfaitement expliqué que les règles relatives à chaque bien commun sont définies par la communauté d’acteurs qui en a la charge. Par ailleurs, David Bollier, l’un des penseurs les plus éminents des biens communs fait explicitement de la capacité des communautés à décider des usages commerciaux l’un des principes généraux applicables aux communs :

Il en résulte que la thèse libriste est en contradiction avec les fondements de la théorie des biens communs : certains d’entre eux peuvent être placés sous un régime autorisant l’usage commercial, mais rien n’indique que ce degré d’ouverture est obligatoire pour pouvoir parler de biens communs.

PPS : intitulé initialement, « les biens communs ont leur chanson ! », j’ai rebaptisé ce billet « Le bien commun est une notion qui se chante, n’en déplaise à Sony ! » d’après ce tweet de mes collègues d’@bibcouronnes. Merci à eux.


Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre Tagged: Biens Communs, Creative Commons, David Rovics, folk, musique

Free Adgate : encore un argument en faveur de la contribution créative

samedi 5 janvier 2013 à 17:40

La mise en place d’un dispositif de blocage de la publicité par Free activé par défaut sur sa box a fait l’effet d’une bombe ces derniers jours et les commentaires fusent de toutes parts à propos d’une potentielle atteinte d’un nouveau genre au principe de neutralité du web. Devant le tollé soulevé par cette étrange initiative, il semblerait que le FAI s’apprête déjà à faire marche arrière dans les prochains jours, s’en tenant à un coup de semonce adressé à Google, dans la lutte à laquelle se livre les deux opérateurs depuis des mois à propos des accords d’interconnexion.

Group meeting of the walking billboards. Par illuminaut. CC-BY-NC. Source Flickr.

Même si l’affaire pourrait rapidement retomber, il me semble qu’il faudra en tirer les leçons quant à la question de la dépendance de nombreux sites vis-à-vis de la publicité, qui leur permet d’offrir un accès gratuit à l’internaute. Guillaume Champeau, directement concerné par la question à travers Numerama, a parfaitement pointé du doigt le problème et il termine par une conclusion qui mérite à mon sens l’attention :

Les sites concernés peuvent se lancer dans un jeu du chat et de la souris avec Free pour tenter d’échapper au filtrage, ou changer de modèle économique. Ce qui n’est pas sans conséquence. Même si Numerama devenait payant, et même à considérer que nous rassemblions suffisamment d’abonnés pour être rentables, il ne faut pas oublier que la publicité a l’avantage d’offrir un accès gratuit à tous. A ceux qui peuvent se permettre un abonnement payant comme aux autres. Et que par ailleurs, les internautes ne pourront pas multiplier les abonnements à différents sites. La gratuité d’accès ne peut être obtenue que par deux biais : la publicité, ou une forme de licence globale.

Si l’on devait retenir une leçon du Free Adgate, c’est certainement celle-ci : la dépendance trop forte aux revenus publicitaires fragilise une partie très importante de l’écosystème des acteurs qui produisent des contenus en ligne et elle les met à la merci de revirements de politique des gros opérateurs comme les FAI qui jouent un rôle déterminant dans les rouages de cette économie de l’attention et de l’accès.

A peu de choses près, on retrouve d’ailleurs le même genre de questions que celles qui sont en arrière plan de la lutte opposant Google et les éditeurs de presse dans l’affaire de la Lex Google. C’est encore la dépendance aux revenus publicitaires des sites de presse qui leur fait considérer Google Actualités comme une forme de concurrence déloyale, avec comme conséquence désastreuse de les pousser à monétiser les liens hypertexte par le biais d’un nouveau droit voisin. Au point que les éditeurs irlandais revendiquent à présent des tarifs délirants de 300 euros par lien établi vers leurs articles !

Ces convulsions rejoignent celles déclenchées par le Free Adgate, car elles touchent directement au nerf de la guerre du numérique : la publicité en ligne et derrière elle, l’exploitation des données personnelles des usagers des services. Le problème a une portée très large et la récente affaire Instagram peut aussi être invoquée ici, car c’était également la question de l’exploitation publicitaire des photos des utilisateurs qui a poussé la plateforme à une modification désastreuse de ses CGU.

Guillaume Champeau a parfaitement raison lorsqu’il dit que l’alternative à ce financement par la publicité ne peut guère être recherché que du côté de la mise en place d’une forme de licence globale. Les sites indépendants qui produisent des contenus en ligne auraient tout intérêt pour gagner en autonomie à ce qu’une partie de leurs revenus leur soient versés sous la forme de financements mutualisés de la création, versés par les internautes via un surcoût à leur abonnement internet.

Human Billboard 1. Par ParkinsonsLtdBurnley. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr

Human Billboard 1. Par ParkinsonsLtdBurnley. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr

C’était déjà la conclusion à laquelle j’aboutissais lorsque l’affaire de la Lex Google avait commencé à éclater à l’automne dernier. Plutôt que de chercher à criminaliser les liens hypertexte, les éditeurs de presse auraient bien davantage intérêt à prôner la mise en place d’une contribution créative applicable à leurs contenus, qui leur donnerait droit à un reversement dès lors qu’ils offrent gratuitement accès à leurs articles en ligne.

Ici, c’est la même chose : les sites de production de contenus seraient naturellement couverts par la contribution créative, telle qu’elle est proposée dans les Éléments pour la réforme du droit d’auteur proposée par la Quadrature du net sur la base du modèle imaginé par Phlippe Aigrain. Elle leur assurerait une base de rémunération qui les rendrait moins dépendants de la publicité et ouvrirait la voie à un financement alternatif de la création en ligne.

La triste fermeture du site OWNI à la fin de l’année dernière avait mis en lumière d’une autre façon la dépendance des pure players vis-à-vis de la publicité. La contribution créative aurait pu soutenir un tel site, en lui apportant un financement basé sur la fréquentation et le taux de partage de ses contenus. La survie de ce type d’acteurs ne serait plus conditionnée au fait de s’abriter derrière un mur payant ou de se livrer aux aléas de la publicité.

Lors de notre audition avec Silvère mercier pour SavoirsCom1 devant la mission Lescure, nous avions tenu justement à bien insister pour sortir la question de la contribution créative du cadre étroit dans laquelle on l’envisage trop souvent. Pour prendre en compte toutes les dimensions de l’économie de l’attention dans laquelle s’inscrit la création numérique, il faut considérer l’action des grands opérateurs comme les FAI ou les moteurs de recherche, de même que faire entrer dans l’équation la publicité en ligne et l’exploitation des données personnelles.

Si l’on cesse de se focaliser sur la seule question du piratage et de la préservation des intérêts des industries culturelles pour s’intéresser aux équilibres de l’écosystème du web, alors on doit reconnaître que la contribution créative ouvre de réelles opportunités pour corriger au niveau global les dérives que l’on constate aujourd’hui.

Bien entendu, la contribution créative n’est pas la seule piste de solution à un problème comme le Free Adgate. Elle n’a pas non plus vocation à constituer la seule source de financement pour les éditeurs de contenus en ligne. Certains secteurs, comme celui des services en ligne qui ne produisent pas de contenus, ne pourraient d’ailleurs pas en bénéficier. C’est la raison pour laquelle les financements mutualisés sont accompagnés dans le programme de la Quadrature d’autres mesures, comme la défense de la neutralité du web, la lutte contre la pollution publicitaire ou la prévention des monopoles, qui font système avec elle pour préserver l’ouverture d’Internet. La proposition de la Mission Colin et Collin d’instaurer une taxe sur la collecte des données personnelles pourrait également apporter une pierre précieuse à ce faisceau de mesures.

La contribution créative n’est pas la seule solution, mais elle fait assurément partie de la solution et le dérapage de Free ne le met que mieux en lumière, en révélant les acteurs qui seraient les premiers frappés par ces dérives. On espère que cet épisode sera l’occasion d’une prise de conscience pour eux : il y a sans doute un autre destin que celui d’être condamnés à rester des « hommes-sandwich » de la Toile, à l’indépendance toute relative… Entre moteur de recherche et FAI, ils sont comme pris entre le marteau et l’enclume et la sortie hors de ce dilemme appelle une troisième voie.

En attendant la mission Lescure, dans le rapport d’étape qu’elle a produit, a balayé la piste de la contribution créative par des arguments péremptoires, en estimant qu’elle était « socialement injuste et inefficace économiquement« . Combien de temps faudra-t-il encore en France pour comprendre qu’elle constitue une solution rationnelle et puissante pour préserver l’internet libre et ouvert auquel nous tenons ?

Mise à jour du 08/01/2012 : Télérama consacre un article intéressant pour rendre compte de la réunion organisée par Fleur Pellerin avec le représentants de Free et des éditeurs de contenus. Il note que la Ministre semble pencher à demi-mot vers un soutien à Free, non sur sa méthode de filtrage brutal, mais sur le principe d’une taxation d’acteurs comme Google au bénéfice des fournisseurs d’accès Internet. Là où l’article est vraiment intéressant, c’est lorsqu’il relève qu’il s’agit en fait d’un revirement total par rapport au programme socialiste de la campagne présidentielle, lorsque l’idée était au contraire de taxer les FAI… pour instaurer une licence globale ! Proposition que le candidat Hollande a retirée, pour les beaux yeux des lobbies des industries culturelles…

C’est le scénario sur lequel pourrait bien aboutir une taxation des fournisseurs de services au profit des fournisseurs d’accès. Et de voir émerger, après-demain, des offres commerciales différenciées pour l’abonné. Soit, en attendant le retour en fanfare de la fin de l’Internet illimité (et l’internaute qui trinque), la création d’un système oligopolistique dans lequel les Google, Amazon et autres Facebook achèteront le droit de circuler sans limitation de vitesse. Ah qu’il semble loin le temps où le gouvernement voulait taxer… les FAI (et leurs profits record) pour soutenir la culture. C’était il y a un an à peine. Décidément, sur Internet, tout va toujours plus vite.

 


Classé dans:A propos des libertés numériques, Modèles économiques/Modèles juridiques Tagged: Adgate, contribution créative, Free, Google, Instagram, Lex Google, licence globale, Philippe aigrain, publicité, Quadrature du net, SavorsCom1

Un « Hamlet dont vous êtes le héros » bat tous les records sur Kickstarter et sera publié sous Creative Commons !

vendredi 21 décembre 2012 à 10:30

La plateforme américaine de crowdfunding Kickstarter vient de permettre le financement du plus gros projet de son histoire dans le domaine de l’édition. Plus de 560 000 dollars, soit 425 000 euros, ont été rassemblés pour une adaptation d’Hamlet de Shakespeare sous la forme d’un livre dont vous êtes le héros, en version papier et numérique, intitulé « To Be Ot Not To Be : That Is The Adventure« . Une fois atteint le seuil des 425 000 dollars, Ryan North, l’auteur et promoteur de ce projet, a pris l’engagement de publier l’ouvrage sous licence Creative Commons (CC-BY-NC). Deux cent livres papier seront également distribués gratuitement à des bibliothèques et à des écoles, que les supporters du projet ayant versé un certain seuil d’argent pourront désigner.

Cette belle histoire n’est absolument pas le fruit du hasard et elle est très instructive sur la manière dont la culture numérique bouleverse les circuits traditionnels de l’édition des livres, tout en permettant aux auteurs de s’engager dans une relation créative avec leur public. Elle met aussi en lumière le rôle du domaine public dans la dynamique de la création et l’apport des licences permettant la mise en partage.

Un article publié dans Wired revient sur la genèse de ce projet et les raisons qui ont conduit Ryan North à se tourner vers le crowdfunding pour le réaliser. Son idée de départ consistait à réinterpréter ce qui constitue le coeur même de la pièce de Shakespeare, à savoir le fameux choix auquel est confronté le héros  : « To Be Or Not To B », sous la forme interactive d’un livre dont vous êtes le héros. Le choix serait donné aux lecteurs de suivre la trame traditionnelle de l’histoire ou d’influer sur celle-ci en empruntant de nouvelles bifurcations, aux conséquences inattendues et souvent burlesques. North souhaitait également donner une dimension collective au projet, en s’associant avec plusieurs dessinateurs pour réaliser les illustrations du livre.

L’idée était alléchante, mais Ryan North, qui possédait déjà une solide expérience comme auteur, savait qu’elle était difficile à proposer à des éditeurs traditionnels, en raison du risque associé à un tel projet :

Aucun éditeur ne voudra lâcher des centaines de milliers de dollars pour faire ce livre, parce qu’on ne peut pas savoir si le public réagira favorablement, alors qu’il faut assumer tous les coûts. Et plus vous voulez faire un beau livre, plus les risques augmentent.

Sur ce point, Ryan North avait vu juste, car il se trouve qu’un autre auteur, Tom Helleberg, avait tenté de réaliser un projet de livre dont vous êtes le héros inspiré d’Hamlet, mais il s’est vu opposer un refus par plus de 25 éditeurs différents, au motif que personne ne voyait « quel pouvait être le marché pour ce type de livre« .

La » trame des possibles » de ce nouvel Hamlet.

Ryan North a contourné la difficulté en créant son propre marché, en commençant par faire émerger une communauté d’intérêt grâce à la plateforme Kickstarter. Il a initialement adopté un profil modeste et réaliste, en fixant un seuil de 20 000 dollars à atteindre (dépassé en 4 jours…). Mais son idée était d’emblée d’essayer d’aller plus loin. Il interpellait les internautes ainsi :

C’est à vous de décider jusqu’à quel point ce livre sera magnifique !

North a ensuite conduit la campagne de financement avec brio, en jouant à merveille sur le système de récompenses graduées proposé par la plateforme. Le livre qui devait au départ être publié en noir et blanc avec 30 illustrations, s’est transformé en un magnifique ouvrage en couleurs, réunissant les contributions de plusieurs dizaines d’artistes, dont plusieurs noms fameux, accompagné de multiples bonus enrichissant la narration et renforçant l’interactivité.

Chaque fois qu’une seuil de financement était atteint, Ryan North débloquait une nouvelle récompense pour le public, sous la forme d’une nouvelle collaboration avec un dessinateur ou d’embranchements supplémentaires à l’histoire. Avec l’augmentation des moyens, l’auteur fut en mesure de proposer au lecteur d’incarner d’autres personnages qu’Hamlet, comme Ophélie ou le Roi. Une « préquelle » jouable à même été ajoutée pour vivre l’histoire du fameux Yorick, dont Hamlet tient en main le crâne dans la scène du dilemme !

Sur le site Techdirt, Mike Masnick estime que ce succès montre l’importance du domaine public dans le cycle de la création, car North a pu reprendre librement et adapter la pièce de Shakespeare pour « réinventer » l’histoire et lui donner une nouvelle vie. Shakespeare lui-même n’avait pas fait autrement, en puisant son inspiration dans des légendes scandinaves :

Les oeuvres de Shakespeare sont dans le domaine public, ce qui signifie que quiconque peut les utiliser comme il l’entend – que ce soit pour en faire une copie exacte (et il y en a des masses sur le marché) ou pour faire une oeuvre dérivée. Il y eu des quantités de remakes et d’adaptations des oeuvres de Shakespeare et beaucoup sont très créatives, à l’image de celle-ci. Ceci démontre à quel points les extrémistes du droit d’auteur sont ridicules lorsqu’ils estiment que seul un niveau élevé de protection peut garantir la survie de la créativité. Il semble que c’est juste le contraire. La possibilité de bâtir sur les oeuvres du passé a souvent été la source d’une nouvelle créativité.

Portrait of Sarah Bernhardt as Hamlet. Layette photo, Londres. Bibliothèque du Congrès. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

Voici un message à envoyer à ceux qui considèrent le domaine public comme stérile et qui souhaiteraient instaurer un « domaine public payant » pour le rendre financièrement « productif »… C’est un non-sens : la valeur du domaine public réside dans les libertés qu’il confère.

Par ailleurs, il y a un lien fort entre le domaine public et le fait que Ryan North ait finalement décidé de mettre son oeuvre sous licence Creative Commons. L’auteur a eu cette phrase superbe : « En définitive, c’est une manière de rendre le cadeau que Shakespeare m’a fait« .

Le fait que le livre ait ainsi été mise en partage n’est pas anodin, qui plus est avec une licence qui permet les modifications. D’autres pourront ainsi continuer l’oeuvre et ajouter de nouvelles branches à l’histoire. North a l’intention de son côté de transposer ce principe du livre dont vous êtes le héros au théâtre, avec un système de vote du public pour influer sur le cours de l’histoire. On imagine aussi que des déclinaisons sous forme de jeux vidéo et d’applications sont possibles. Sans compter bien entendu que la licence permet la traduction (et il serait vraiment excellent de pouvoir traduire ce livre en français !). Last but not least, les bibliothèques pourront intégrer le livre numérique dans leurs collections et le prêter sans entrave à leurs lecteurs, ce qui nous ramène au billet que j’ai écrit cette semaine sur les pépites libres du web.

L’article dans Wired met l’accent sur le fait que cet exemple bouleverse en profondeur le rôle traditionnel attribué aux éditeurs, qui sont censés exercer un « filtre » sur la création, pour sélectionner les projets viables et s’assurer de la qualité des oeuvres produites. North tire cette conclusion de son aventure :

Ce n’est pas que la vieille garde des éditeurs est nécessairement opposée à la prise de risque ; mais ils sont engagés dans tant de tâches d’édition, de production et de marketing qu’ils ne peuvent rivaliser avec Kickstarter et d’autres approches Do It Yourself pour des projets complètement inédits. Ils partent avec un trop fort handicap.

Il est clair que le financement participatif et ces nouvelles formes d’édition collaborative sont amenés à reconfigurer le paysage de la création. Par rapport aux éditeurs traditionnels, une plateforme comme Kickstarter présente la particularité de ne pas exiger de cession des droits pour les laisser entre les mains de l’auteur, libre de décider du destin de son oeuvre, et notamment de faire de sa création un bien commun partageable, comme l’a choisi North.

Certes le crowdfunding n’est qu’une solution parmi d’autres pour renouveler véritablement le financement de la création. Il soulève aussi , comme l’explique très bien Philippe Aigrain, des questions en terme d’économie de l’attention, car c’est à ce niveau qu’un nouveau « filtre » se mettra en place lorsque le nombre des projets qui solliciteront le public sera devenu très important (et c’est déjà quasiment le cas avec Kickstarter aux Etats-Unis).

Mais en attendant, ce nouvel Hamlet ouvre une porte sur une Culture dont nous serions les héros !


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Les bibliothèques et l’océan du web : trois exemples concrets et une mise au défi

jeudi 20 décembre 2012 à 08:53

Au mois de septembre dernier, Silvère Mercier a écrit sur son blog Bibliobsession un de ces billets importants dont il a le secret, intitulé « Les bibliothécaires, médiateurs dans l’océan du web« .

A Lonely Walk To The Ocean. Par Stuck In Customs. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

A Lonely Walk To The Ocean. Par Stuck In Customs. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Ecrit en réaction à une thèse défendue par Bertrand Calenge, il y soutenait l’idée que les bibliothèques ne devaient plus se cantonner à privilégier l’offre commerciale, « filtrée » par le travail des éditeurs, mais devaient s’engager dans la promotion auprès de leurs publics de ressources remarquables, pêchées dans la profusion de l’océan du web :

[...] les bibliothécaires sont-il les médiateurs exclusifs du monde marchand ? Le mythe fondateur du bibliothécaire dénicheur ou découvreur d’éditeurs ou de talents improbables est-il réservé aux objets tangibles de l’offre commerciale ? En 2012, ce rôle peut-il se résumer à celui de passeur autorisé par l’édition officielle à faire exister des objets sélectionnés dans une offre commerciale ? Est-on capable de prolonger ce rôle dans l’espace ouvert du web, celui des amateurs au sens noble du terme ? Est-on capable de faire connaître des biens communs de la connaissance, des pépites sous licences libres comme on a « valorisé » l’édition commerciale de qualité ? La focalisation exclusive d’une partie de la profession sur les ressources numériques payantes indique une profonde tendance à légitimer des contenus par l’existence commerciale, alors même que les obstacles d’accès en rendent toute médiation problématique…

J’avais déjà eu l’occasion d’applaudir lors du lancement du service Ziklibrenbib, où des bibliothécaires sélectionnent et mettent en valeur de la musique sous licence libre, prolongeant leurs activités traditionnelles de médiation en direction de ressources qui ont particulièrement besoin que des intermédiaires les signalent à l’attention du public. En retour, j’avais noté que les bibliothèques ont également intérêt à se tourner vers ce type de contenus, dont les conditions d’utilisation sont beaucoup plus souples que les ressources numériques commerciales. Voilà de quoi nourrir sites internet, liseuses, tablettes, ou même Library Box, sans s’empêtrer dans d’indémêlables contraintes juridiques !

Je voudrais aujourd’hui prolonger cette réflexion avec des exemples concrets, issus cette fois du domaine du livre numérique. Alors que les conditions de mise à disposition des livres en numérique restent toujours aussi complexes en France, il existe des ouvrages   sous licence libre que les bibliothèques pourraient proposer à leurs publics, sans entrave. Mais elles ne le font pas, parce que ces livres numériques ne figurent pas dans leurs circuits traditionnels d’approvisionnement et n’apparaissent pas sur leur « radar ». Les bibliothèques se sont longtemps pensées comme des maillons de la fameuse « chaîne du livre » ; elles doivent à présent se considérer comme des acteurs à part entière de l’écosystème du numérique !

Pour essayer de vous montrer de quoi il retourne, je vous propose trois livres numériques à intégrer dans vos collections (et je terminerai par une petite mise au défi avec un quatrième ;-)

1) Oral Literature in Africa, par Ruth H. Finnegan :

Ce livre académique fait partie de ceux pour lesquels la plateforme américaine Unglue.it a lancé une opération de crowdfunding pour les « désengluer ». Le site propose aux auteurs et aux éditeurs de fixer une certaine somme d’argent à rassembler, à charge pour eux ensuite de placer la version numérique de l’ouvrage sous licence Creative Commons. Oral Literature in Africa est le premier livre pour lequel cette opération a fonctionné. Il est désormais librement téléchargeable, sous les termes de la licence CC-BY (Attribution), la plus ouverte de toutes.

Il se trouve que lorsque l’on regarde dans le SUDOC, on se rend compte que plusieurs bibliothèques universitaires et de recherche françaises possèdent cet ouvrage sous forme papier dans leurs collections. Mais aucune n’a semble-t-il songé à référencer cette nouvelle édition et à la proposer à ses usagers, alors que la licence leur permettrait tout à fait de le faire.

Pourtant, un article paru au mois de septembre sur le site Actualitté a bien signalé en français le succès de l’opération de libération de ce livre. Par ailleurs, aux États-Unis, les bibliothécaires américains ont signalé la disponibilité de l’eBook sur Worldcat et plusieurs bibliothèques l’ont intégré à leur OPAC (voir ce Storify et les images ci-dessous).

Si les bibliothécaires français ont sélectionné cet ouvrage en format papier, pourquoi ne pas proposer à présent la version numérique, surtout qu’elle est disponible dans tous les formats (mobi, ePub et pdf) ? Il doit également être possible de référencer cette nouvelle édition dans le SUDOC, avec un lien vers le fichier à télécharger.

La semaine dernière, Unglue.it est parvenu à rassembler les sommes pour libérer un second ouvrage, The Third Awakening par Dennis Weiser, un roman de science-fiction. Voilà donc un autre livre intégrable sans entrave dans les collections des bibliothèques, partout dans le monde… à condition qu’elles le fassent et c’est là que le bât blesse !

2) Le crime contre nature, par Gwenn Seemel :

Gwenn Seemel est une artiste-peintre américaine, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler sur S.I.Lex, car il s’agit d’une figure montante de la culture libre. Depuis plusieurs mois, elle a réalisé une série de toiles intitulée The crime against nature/Le crime contre nature. Son propos consistait à représenter des espèces animales chez lesquelles la distinction entre mâle et femelle diffère de la représentation que nous nous en faisons habituellement. Elle nous invite ainsi à dépasser nos clichés et nos conditionnements pour réinterroger les rapports homme/femme.

crimeseemel Au-delà des tableaux, Gwenn Seemel a souhaité éditer cette série sous la forme d’un ouvrage, dans lequel les toiles sont accompagnées d’un commentaire. Elle est passée pour cela par la plateforme de crowdfunding Kickstarter et son opération a réussi. Le livre est maintenant paru et comme Gwenn est parfaitement bilingue, il est également disponible sous forme numérique dans la langue de Molière.

Comme je vous le disais plus haut, Gwenn Seemel s’inscrit dans la mouvance de la Culture libre et elle a choisi de ne pas protéger ses oeuvres par le biais du copyright, dont elle conteste les fondements. Sur son site, il est possible d’acheter les versions papier du Crime contre nature, mais elle offre gratuitement en téléchargement la version numérique.

Dès lors, les bibliothèques françaises pourraient tout à fait récupérer ce fichier et le proposer à leurs lecteurs, dans les tablettes qu’elles prêtent par exemple, ou en lien à partir de leurs sites ou catalogues. Vous pouvez aller vous faire une idée du contenu du livre en vous rendant sur Facebook, où Gwenn Seemel le présente sous forme d’album. Alors que nous sommes en ce moment en plein débat sur la légalisation du mariage gay et de l’adoption pour les couples homosexuels, il me semble que proposer son livre aurait tout son sens, pour inviter à réfléchir autrement à ces questions.

Et rien n’empêche en outre les bibliothèques françaises d’acquérir également des versions papier de ce livre pour soutenir Gwenn Seemel (les frais d’expédition internationale sont compris dans le prix de vente).

3) #Smartarded, par Pouhiou

J’en ai aussi déjà parlé dans S.I.Lex et depuis l’aventure #Smartarded a continué son chemin. Pouhiou est un auteur qui rédige un cycle de science-fiction sur son blog Les Noénautes, en s’astreignant à la discipline d’écrire un épisode par jour, avec des règles dignes de Georges Perec ! Ce feuilleton quotidien a déjà donné lieu à une première saison et l’auteur est actuellement en train de terminer la seconde.

Le premier livre du Cycle a été publié par l’éditeur Framabook, spécialisé dans l’édition de livres sous licence libre. En réalité, Pouhiou est même allé plus loin avec son roman, puisqu’il a choisi de le placer sous la licence Creative Commons Zéro, ce qui revient à un versement volontaire et anticipé dans le domaine public.

Il en résulte que les contraintes juridiques traditionnelles pesant sur les livres sont levées pour #Smartarded et qu’une bibliothèque peut tout à fait télécharger le fichier numérique disponible gratuitement en ePub et en PDF sur le site de l’auteur, pour le mettre à la disposition de ses usagers sans entrave. Là aussi, il est bien entendu également possible de se procurer auprès de Framabook des versions papier du livre, afin de le soutenir (un pourcentage est bien reversé à l’auteur).

#Smartarded est un roman inclassable que je vous recommande vivement. Il mêle allègrement la science-fiction et un humour détonnant, tout en regorgeant de trouvailles d’écriture, qui sont la marque de la façon dont il est né, directement en ligne au fil des jours sur le blog de l’auteur.

Le propos de l’auteur sur sa démarche est particulièrement intéressant et je ne doute pas qu’il serait enchanté de venir la présenter en bibliothèque, comme il l’a fait récemment dans une librairie parisienne. Comme tous les ouvrages publiés, #Smartarded a fait l’objet d’un dépôt légal à la BnF, mais il me semble qu’un tel livre mérite d’être présent dans les bibliothèques de lecture publique et il a besoin de la médiation des bibliothécaires pour se faire connaître. Il s’agit en outre d’une série en construction que vous pouvez voir évoluer en temps réel jour après jour le site Les Noénautes, en attendant la parution du second tome que vous pourrez lui aussi intégrer à vos collections.

*** 

Ces trois exemples illustrent selon moi les propos de Silvère dans son billet sur les bibliothécaires face à l’océan du web et montre le potentiel de cette approche. Nul doute que les pépites de cette nature sont sans doute très nombreuses sur la Toile, mais encore faut-il être en mesure de les dénicher. C’est certainement une des tâches vers lesquelles les bibliothécaires peuvent se tourner, à condition de dépasser la focalisation sur l’offre commerciale, publiée par des éditeurs traditionnels, pour embrasser la création sous toutes ses formes, telle qu’elle existe aujourd’hui sur Internet.

Et pour terminer, je vous indique un quatrième ouvrage numérique que les bibliothèques pourraient intégrer dans leurs collections, mais il s’agit cette fois d’une petite mise au défi…

Le mois dernier, le roman de science-fiction A comme Alone de Thomas Geha, avait été diffusé sous forme numérique sur le forum de la Team AlexandriZ, site bien connu de partage de livres numérique, dans la tourmente actuellement suite à une plainte déposée par plusieurs éditeurs du SNE.

Thomas Geha était venu discuter avec les membres de la Team suite à cette publication sauvage en numérique de son oeuvre et ceux-ci ont mis en place un bouton paypal de manière à ce que les lecteurs puissent faire des dons à l’auteur. Visiblement l’opération lui a été bénéfique et il a choisi de laisser circuler à présent ce fichier.

On pourrait tout à fait imaginer que les bibliothécaires qui souhaiteraient mettre ce roman à disposition de leur public le téléchargent depuis le site de la Team AlexandriZ pour le proposer par exemple sur les tablettes et liseuses qu’ils prêtent à leurs lecteurs. Cette « édition pirate » a été acceptée par l’auteur et juridiquement, je trouve cela finalement moins choquant que les tombereaux de CD que les bibliothécaires prêtent depuis des décennies sans aucune base légale ! Vous êtes dans l’illégalité la plus complète quand vous prêtez des CD ; vous ne le serez pas en proposant ce livre numérique à vos lecteurs…

Alors qui le fera ? Chiche ! De l’audace et la bibliothèque sera repensée ! ;-)

Mise à jour importante du 21/12/2012 : Thomas Geha a répondu sur son blog à cette idée d’une mise à disposition de son ouvrage en bibliothèque et voici son point de vue :

Dès que je retrouve un peu de temps à moi (c’est les fêtes et je travaille dans une… librairie), c’est à dire après le 24, j’essaie de formuler une réponse plus conséquente, mais je suis complètement d’accord avec la Team sur ce coup-là. Cela dit, si un organisme tel que la SOFIA, auquel je suis affilié, acceptait un tel arrangement – euh, cela m’étonnerait – et me reversait des droits, même minimes, pour le prêt en bibliothèque d’un livre numérique (piraté), comme elle est censée – je dis bien censée – m’en reverser pour les prêts de livres papiers (non piratés, hein), je répondrais « pourquoi pas! ».
Mais bon, je réfléchis au truc. Dans les faits, c’est une idée louable. Mais elle me semble moins réalisable que celle appliquée entre la Team et moi il y a quelques semaines.
et je rajoute : A priori, je ne vois qu’une solution équitable qui me ferait dire oui. Je laisserais le fichier à disposition aux bibliothèques contre la promesse – une promesse suffit, c’est pas mal non ? – de celles-ci d’acheter en fond la réédition intégrale qui paraîtra aux éditions Critic. Voilà, voilà.

Son attitude est prudente et c’est absolument légitime, étant donné que nous sommes là dans une zone grise absolue. LA SOFIA ne peut pour la version numérique reverser de droit à Thomas Geha, étant donné que le système de gestion collective mis en place pour le prêt en bibliothèque par la loi ne fonctionne pas pour le livre numérique. Il n’es reste pas moins que la proposition finale faite par l’auteur – mettre à disposition le fichier sous réserve pour les bibliothèques d’acheter la réédition à venir aux éditions Critic me paraît tout à fait équitable et praticable.

PS : si des bibliothèques choisissent d’intégrer ces ouvrages à leurs collections, merci par avance de le signaler en commentaire de ce billet.

PPS : je ne peux pas terminer ce billet sans recommander également aux bibliothécaires de se tourner vers les ouvrages publie.papier de Publie.net. Une mise à disposition des fichiers en ePub (sans DRM) a spécialement été spécialement prévue pour les bibliothèques qui font l’achat des livres papier, afin qu’elles puissent les proposer sur leurs tablettes et liseuses.

Publie.net a besoin de vous en ce moment et il faut encourager ce type d’initiatives.

Pas de focalisation sur l’offre commerciale, mais pas de focalisation non plus sur les ressources libres. Ce qui compte, c’est d’utiliser notre pouvoir de recommandation pour pousser des oeuvres qui nous importe et soutenir les démarches qui en valent la peine.


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Cette fois, Facebook « croque » vraiment Instagram

mardi 18 décembre 2012 à 10:56

Un changement des Conditions Générales d’Utilisation (CGU) d’Instagram intervenu le 16 décembre va permettre à Facebook de bénéficier véritablement des contenus et les données personnelles des utilisateurs du site de retouche de photographies.

En avril dernier, lorsqu’avait été annoncée le rachat d’Instagram par Facebook pour un milliard, un mouvement de protestation s’était produit parmi les utilisateurs de la plateforme, de crainte que Facebook ne mette la main sur leurs photos.

Apple bite. Par owaief89. CC-BY-NC. Source : Flickr.

Apple bite. Par owaief89. CC-BY-NC. Source : Flickr.

J’avais écrit à ce moment un billet d’analyse pour montrer que les choses étaient plus complexes, dans la mesure où Instagram ne disposait lui-même pas d’un « droit de propriété » au sens strict du terme sur ces photos, mais d’une licence octroyée par ses utilisateurs par le biais de ses CGU.

De plus, la licence d’Instagram ne comportait pas de clause lui permettant de transférer ou de sous-licencier (sub-licence) les contenus à des tiers, ce qui l’empêchait donc théoriquement de les communiquer directement à Facebook.

Mais je concluais en disant que le risque majeur pour l’avenir était que les conditions d’utilisation d’Instagram ne changent pour permettre un tel transfert vers Facebook, surtout que le site s’octroyait un droit de modification unilatérale des contenus.

Or c’est bien ce qui s’est passé ce week-end : Instagram a introduit des modifications dans ses CGU qui vont lui permettre de faire bénéficier de ses données et de ses contenus aux « sociétés faisant partie du même groupe de compagnies«   (donc Facebook)  :

We may share User Content and your information (including but not limited to, information from cookies, log files, device identifiers, location data, and usage data) with businesses that are legally part of the same group of companies that Instagram is part of, or that become part of that group (“Affiliates”). Affiliates may use this information to help provide, understand, and improve the Service (including by providing analytics) and Affiliates’ own services (including by providing you with better and more relevant experiences). But these Affiliates will honor the choices you make about who can see your photos.

Les nouveaux Terms of Service (ToS) ont également modifié la licence octroyée à Instagram pour ajouter les mots « transferable » et « sub-licensable« , qui ont une grande importance :

you hereby grant to Instagram a non-exclusive, fully paid and royalty-free, transferable, sub-licensable, worldwide license to use the Content that you post on or through the Service, except that you can control who can view certain of your Content and activities on the Service as described in the Service’s Privacy Policy, available here: http://instagram.com/legal/privacy/.

Comme toujours, la justification avancée par Instagram consiste à dire que ces modifications lui permettront d’améliorer « l’expérience de l’utilisateur » par une meilleure intégration des services, mais il serait plus juste de dire que cette fois, Facebook a bel et bien terminé de « croquer » Instagram…

Dans un article d’analyse, le New York Times précise que ces nouvelles CGU impliquent d’accepter que votre nom et vos photos (y compris celles où vous apparaissez…) puisse servir dans des publicités des « sponsors d’Instagram (!!!). Ces dispositions s’appliquent même aux mineurs et le seul moyen de les refuser consiste à supprimer son compte…

Ces nouvelles CGU ouvrent aussi la possibilité pour Instagram d’aller plus loin et de revendre ses contenus, comme l’a déjà fait Twitpic par exemple sur la base d’une licence similaire.

Apple Core. Par StephenMitchell. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr.

Cette modification intervient alors qu’un article très intéressant est paru vendredi dernier dans Wired, à propos des politiques de Facebook et d’Instagram en matière de propriété des contenus. Son auteur, Ryan Singel, déplore que ni Facebook, ni Instagram ne permettent directement à leurs utilisateurs de placer leurs contenus sous licence Creative Commons. Il accuse ces réseaux sociaux de dénaturer la notion de « partage » qui était l’un des piliers fondateurs d’Internet, pour mieux capter les utilisateurs sur leurs plateformes :

Facebook ne se préoccupe que de Facebook. Partager pour eux signifie partager… sur Facebook. Se connecter avec d’autres personnes signifie se connecter avec d’autres personnes.. sur Facebook [...]

Facebook et Instagram ne permettront jamais l’usage des licences Creative Commons, parce qu’ils veulent vous avoir vous, avec vos contenus et votre attention, qui sont les clés vers l’argent et le pouvoir. Maintenant qu’ils les ont, pourquoi se préoccuperaient-ils de grands principes ?

Il existe bien un moyen de mettre ses photos Instagram sous CC, mais il a été mise en place « de l’extérieur », par un militant, en utilisant l’API du service, avec des résultats mitigés.

Dans un autre billet, j’avais essayé de montrer que si elles ne règlent pas toutes les questions, les licences Creative Commons peuvent permettre aux utilisateurs des médias sociaux de conserver une meilleure maîtrise de leurs contenus.

En tout cas le paysage semble se partager nettement en deux catégories, entre les services qui permettent l’usage des CC (Flickr, YouTube, Vimeo, Soundcloud, etc) et ceux qui n’offrent pas cette possibilité à leurs membres (Facebook, Instagram, Twitter, LinkedIn).

Certains pensent que ce changement de politique est « suicidaire » de la part d’Instagram, mais l’avenir nous dira si une mobilisation se produit et si elle suffit à leur faire rebrousser chemin. On estimait que 12% des internautes adultes utilisaient Instgram : combien d’entre eux choisiront-ils de clore leurs comptes et de récupérer leurs photographies grâce à un service comme Instaport ?

PS : EFF note d’ailleurs qu’utiliser un service tiers comme Instaport est contraire aux CGU d’Instagram qui interdisent le crawling et le scraping de son contenu. Instagram osera-t-il agir pour empêcher ses membres d’utiliser Instaport ? Sans doute pas…

Mise à jour du 18/12/12 au soir : A noter cet article à contre-courant sur Wired qui demande aux internautes d’arrêter de pleurnicher sur leurs données personnelles revendues par Instagram.

A propos de la propriété des contenus, il affirme ceci, de manière provocatrice :

But why should companies be able to profit from my work? What about my copyri—No. You’re probably not a professional photographer, and if you are, you aren’t putting your professional portfolio on Instagram. What you probably are is one of Instagram’s million users who have been getting daily gratification for something that costs zero dollars. Zero. Can you think of a single other activity in your life that’s both enjoyable and free? The Internet costs you money, your Netflix subscription comes with a fee, the books you pick up or download all have price tags. But Instagram has always been gratis, and you’ve taken this so far for granted that you feel entitled to a free ride on the filter train for the rest of your snapping life. The notion that a company should figure out some way to make money in order to not destroy itself doesn’t compute. The violence of capitalism dictates that a business needs to make money no matter what or die, and by using Instagram, you’re in on the mortality.

Il est vrai qu’une partie non négligeable des photos postées sur Instagram ne sont sans doute pas assez originales pour être protégées par un droit d’auteur…

Mise à jour du 19 décembre :Waow ! Cela n’aura pas tardé ! Devant le tollé soulevé par ce changement de CGU, Instagram publie un billet pour indiquer qu’il n’a nullement l’intention de vendre les photos de ses utilisateurs à des publicitaires et il annonce une modification rapide pour clarifier ce point. A suivre…


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