PROJET AUTOBLOG


S.I.Lex

Site original : S.I.Lex

⇐ retour index

Un risque de voir le domaine public numérisé enseveli sous la propriété matérielle des fichiers ?

mercredi 15 avril 2015 à 13:15

Le Tribunal de Grande Instance de Paris a rendu le 13 mars dernier un jugement dans une affaire opposant la photographe professionnelle Marie-Laure de Decker à l’agence Gamma-Rapho. Bien que la décision ne porte pas directement sur la question de la numérisation d’oeuvres du domaine public, les principes sur lesquels elle s’appuie pourraient avoir des effets potentiellement dévastateurs s’ils étaient étendus à ce sujet.

Dans cette affaire, le juge a en effet été amené à rejeter la demande de la photographe qui demandait la restitution de plusieurs centaines de fichiers résultant de la numérisation de tirages de ses photos détenus par l’agence. Plus encore, le TGI a considéré que la publication par la photographe d’un de ces fichiers sur son propre site et sur Facebook constituait une « utilisation fautive » et l’a condamnée à payer 1000 euros de dommages et intérêts.

Strate

Le domaine public numérisé tend souvent à être recouvert de plusieurs « couches » de droits, entravant sa réutilisation. Le TGI de Paris vient potentiellement d’en ajouter une nouvelle, en reconnaissant l’existence d’une droit de propriété sur les fichiers eux-mêmes issus de l’opération de numérisation (Image par Anne97432. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons).

Ce jugement fait visiblement grand bruit dans le cercle des photographes professionnels, car il tend à affaiblir leur position vis-à-vis des intermédiaires économiques que sont les agences. Mais je voudrais ici m’attarder surtout sur le fondement juridique invoqué par le juge pour justifier sa décision. Le TGI a en effet considéré que l’agence Gamma-Rapho disposait d’un droit de propriété sur les fichiers eux-mêmes, assimilés à des « biens meubles corporels« . Cette qualification revient donc à reconnaître une forme de propriété matérielle sur ces fichiers, indépendante de la propriété intellectuelle.

Appliqué à des oeuvres du domaine public numérisé, ce raisonnement conduirait à reconnaître au profit des organismes procédant à la numérisation une propriété matérielle sur les fichiers, opposable à ceux qui souhaiteraient les réutiliser. Ce placage étrange du concept de « propriété matérielle » sur des objets pourtant par définition immatériels constituerait alors une nouvelle couche d’enclosure sur le domaine public numérisé, avec une puissance sans doute redoutable étant donnée la force avec laquelle le droit de propriété est reconnu dans notre droit.

Indépendance des propriétés matérielle et intellectuelle

Pour arriver à ce résultat, le TGI de Paris s’est appuyé sur un principe fondamental du Code de Propriété Intellectuelle, énoncé à l’article L. 111-3 : l’indépendance entre les propriétés intellectuelle et matérielle :

La propriété incorporelle définie par l’article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel.

L’acquéreur de cet objet n’est investi, du fait de cette acquisition, d’aucun des droits prévus par le présent code […]

En l’espèce, la photographe soutenait que les droits de propriété intellectuelle qu’elle détenait sur les photos en tant qu’oeuvres – et qui n’avaient pas été cédés à l’agence – lui permettaient de revendiquer la remise des fichiers produits par celle-ci à partir des tirages, ainsi que la faculté de les réutiliser, comme elle a cherché à le faire en postant un cliché sur son site et sur Facebook. Elle demandait donc en quelque sorte au juge de faire prévaloir sa propriété intellectuelle sur la propriété matérielle des fichiers de l’agence.

Normalement, l’indépendance entre les propriétés matérielle et intellectuelle protège les auteurs, parce que ce principe signifie qu’une personne qui entre en possession du support physique d’une oeuvre, notamment en l’achetant, ne dispose par pour autant des droits de reproduction et de représentation associés à l’oeuvre. S’il veut en disposer, il doit se les faire céder valablement par contrat, avec la possibilité pour l’auteur de délimiter la cession et d’exiger une rémunération. Mais ici, le principe d’indépendance des propriétés s’est retourné contre l’auteur.

A vrai dire, ce résultat pouvait être prédit dans la mesure où le Code précise dans l’article L. 111-3 que :

Ces droits subsistent en la personne de l’auteur ou de ses ayants droit qui, pourtant, ne pourront exiger du propriétaire de l’objet matériel la mise à leur disposition de cet objet pour l’exercice desdits droits.

Mais pour arriver à cette conclusion, il fallait au préalable que le juge établisse que les fichiers constituaient bien de tels « objets matériels » susceptibles de faire l’objet d’un droit de propriété. C’est ce qu’il a fait dans ce passage de la décision, en utilisant la notion de « biens meubles corporels » pour qualifier les fichiers :

La société Gamma-Rapho se trouve donc propriétaire des fichiers numérisés des photographies de M-L de Decker, biens meubles corporels qui lui ont été transmis, sans pour autant pouvoir les exploiter, en l’absence d’autorisation sur ce point par la photographe. L’utilisation par la défenderesse sur son mur facebook et sur son site Internet de fichiers numérisés, […] sans l’autorisation de celle-ci est fautive.

L’assimilation de fichiers à des « biens meubles corporels » est très surprenante, dans la mesure où il s’agit d’objets immatériels par excellence et le résultat du jugement est quelque peu absurde, puisque l’agence jouit certes d’une propriété, mais sans pouvoir rien en faire à défaut de s’être fait céder les droits de propriété intellectuelle de la photographe, elle-même empêchée d’utiliser ses propres œuvres…

Mais c’est aussi sur le domaine public numérisé que cette décision pourrait provoquer des dommages collatéraux.

Quelles conséquences sur le domaine public numérisé ?

 Jusqu’à présent, le principe d’indépendance des propriétés matérielle et intellectuelle jouait plutôt en faveur de la libre réutilisation du domaine public numérisé. En effet, les établissements culturels ne sont pas détenteurs des droits d’auteur sur les œuvres qui composent leurs collections et la propriété qu’ils détiennent sur les supports physiques ne se transmet pas ipso facto aux fichiers numériques produits à l’occasion de la numérisation.

De surcroît, la numérisation ne produit pas en principe une « nouvelle oeuvre » originale, le but de l’opération étant au contraire d’être le plus fidèle possible à l’oeuvre reproduite. Certaines institutions culturelles, comme la RMN par exemple, revendiquent pourtant un copyright sur les photos de tableaux qu’elles font réaliser. Mais la validité juridique de ce droit d’auteur surajouté est plus que douteuse, dans la mesure où le photographe n’imprime pas « l’empreinte de sa personnalité » dans cette reproduction et ne fait donc pas oeuvre originale.

En l’absence d’un « nouveau droit d’auteur » et ne pouvant s’appuyer sur la propriété matérielle des supports, on arrive à la conclusion que les fichiers numériques produits à partir de la reproduction d’œuvres du domaine public devraient être libres de réutilisation, tout comme l’est l’oeuvre elle-même. C’est un raisonnement que l’on retrouve par exemple dans le Manifeste pour le Domaine Public de Communia publié en 2010 sous l’égide de la Commission européenne :

Ce qui est dans le domaine public doit rester dans le domaine public. Il ne doit pas être possible de reprendre un contrôle exclusif sur des œuvres du domaine public en utilisant des droits exclusifs sur la reproduction technique de ces œuvres ou en utilisant des mesures techniques de protection pour limiter l’accès aux reproductions techniques de ces œuvres.

Notez que c’est également la position de la Fondation Wikimedia, qui ne reconnaît pas la validité des revendications de droits sur les reproductions fidèles d’œuvres en 2 dimensions.

Certains militants ont d’ailleurs choisi de mettre en pratique ces principes, en ne respectant pas les restrictions d’usage des fichiers numérisés correspondant à des oeuvres du domaine public. Cela a pu concerner par le passé des musées comme la National Portrait Gallery dont les oeuvres diffusées sur leur site internet ont été versées sur Wikimedia Commons sans considération pour le copyright sous lequel elles avaient été placées. On peut aussi citer le cas d’Aaron Swartz qui a téléchargé un très grand nombre d’ouvrages présents sur Google Books pour les libérer sur Internet Archive en violation avec les restrictions imposées par Google.

Le principe « Ce qui est dans le domaine public doit rester dans le domaine public » sous-entend que la propriété matérielle des fichiers ne doit pas pouvoir servir de fondement valable pour imposer des restrictions à l’usage d’œuvres du domaine public numérisées. Or le TGI de Paris dans sa décision ouvre au contraire une brèche, par laquelle cette propriété matérielle pourrait s’insinuer pour offrir un levier fort commode à tous ceux qui cherchent à légitimer juridiquement leurs pratiques de copyfraud.

Jusqu’à sept strates d’enclosures sur le domaine public…

Évidemment, il s’agit de ne pas de crier trop vite au loup, car la décision du TGI a été rendue dans un tout autre contexte que la numérisation du domaine public et ce n’est qu’un jugement de première instance, susceptible d’être renversé en appel. Mais tout de même, cette assimilation des fichiers à des « biens meubles corporels » ouvrant la voie à une revendication de propriété matérielle pourrait servir à construire une nouvelle « couche de droits » recouvrant le domaine public numérisé.

Elle ne ferait que s’ajouter aux nombreuses autres stratégies d’enclosure actuellement employées pour entraver juridiquement la réutilisation.

J’en dénombre au moins sept :

On le voit dans cet environnement juridique hostile, il faut creuser très profond pour retrouver le domaine public « à l’état pur », une fois qu’il est passé sous forme numérique.

***

Conscient de ce problème, le rapport Lescure avait proposé en 2013 de modifier le droit positif pour mieux protéger le domaine public et le préserver de ces phénomènes de réappropriation s’appuyant sur des « droits connexes » :

Proposition n° 74 : Renforcer  la  protection  du  domaine  public  dans  l’univers  numérique :  établir  dans  le  code  de  la  propriété intellectuelle  une  définition  positive  du  domaine  public ;  indiquer  que  les  reproductions  fidèles  d’œuvres  du domaine public appartiennent aussi au domaine public, et affirmer la prééminence du domaine public sur les droits connexes.

Le rapport Reda actuellement en discussion au Parlement européen reprend des idées similaires et il devient de plus en plus urgent, au vu des glissements constatables dans la jurisprudence que le législateur mette fin à l’invisibilité juridique du domaine public et à son ensevelissement progressif.


Classé dans:Domaine public Tagged: copyfraud, Domaine public, droit d'auteur, Numérisation, propriété, Propriété intellectuelle, réutilisation

Français, encore un effort si vous voulez que les logiciels de l’administration deviennent libres !

mardi 10 mars 2015 à 12:22

En fin de semaine dernière, la Commission d’Accès aux Documents Administratifs (CADA) a rendu un avis remarquable, dans lequel elle reconnaît que le code source d’un logiciel développé par l’administration doit en principe être communiqué aux administrés en faisant la demande. En l’espèce, une personne demandait au Ministère de l’économie d’avoir accès au code source d’un logiciel simulant le calcul de l’impôt sur le revenu des personnes physiques à des fins de recherche. Cette décision est particulièrement intéressante, notamment par la manière dont elle articule le droit d’auteur et le droit d’accès aux documents administratifs, en faisant primer le second sur le premier.

delacroix

La liberté d’accès aux documents administratifs guidant le peuple.

Si cet avis consacre une forme « d’Open Source par défaut » pour les logiciels de l’administration, il n’implique pas cependant que les-dits logiciels passent ipso facto sous licence libre. En effet, une fois le code source communiqué, la réutilisation du logiciel se fait dans les limites de la loi du 17 juillet 1978 sur l’accès aux documents administratifs et la réutilisation des informations publiques. Or l’administration peut s’appuyer pour ce texte pour fixer des licences et des redevances, qui continueront à impliquer un formalisme préalable et un paiement en cas de réutilisation, toutes choses incompatibles avec les libertés du logiciel libre. Par ailleurs, l’avis de la CADA n’implique bien sûr en rien que les administrations cessent d’acheter et d’utiliser des logiciels propriétaires pour passer au libre.

Néanmoins avec le développement de l’Open Data, la réutilisation des informations publiques tend de plus en plus à s’inspirer et à se rapprocher des principes du Libre. Les administrations sont déjà soumises par décret à une obligation relativement large de rendre leurs informations réutilisables sous licence ouverte. L’avis de la CADA ouvre donc la possibilité d’étendre à présent cette politique d’ouverture aux logiciels produits par l’administration. Plus encore, avec la loi sur le numérique annoncée pour cette année, un passage par défaut à l’ouverture des informations publiques devrait s’opérer, ce qui ferait de l’Open Data leur mode de diffusion principal, en cantonnant la réutilisation payante à des cas exceptionnels et limités. En assimilant les logiciels à des documents administratifs contenant des informations publiques, la CADA a fait en sorte qu’une telle avancée législative – si elle a bien lieu – se répercutera logiquement sur les logiciels et les soumettra à un régime de réutilisation proche des licences libres (bien que reposant sur un fondement différent).

Mise à l’écart du droit d’auteur

Les logiciels sont considérés par la loi française comme des œuvres de l’esprit, à l’instar d’autres créations comme les livres, les films ou la musique, et sont donc protégeables à ce titre par le droit d’auteur. Leur régime comporte cependant des particularités, notamment le fait que les droits sur les logiciels produits par des employés dans le cadre de leurs fonctions sont dévolus automatiquement à l’employeur qui est seul habilité à les exercer. Dans le cas d’un logiciel développé par des agents de l’administration, c’est donc bien cette dernière qui sera reconnue comme titulaire des droits ab initio (on verra un peu plus loin le cas plus complexe des logiciels dont le développement est sous-traité).

Or si les logiciels de l’administration étaient seulement soumis au droit d’auteur, celle-ci pourrait tout à fait s’opposer à la révélation du code source demandée par un administré. En effet, parmi les prérogatives conférées par le droit d’auteur, on trouve le droit de divulgation – une des branches du droit moral – que l’administration pourrait utiliser à cette fin, comme n’importe quel développeur de logiciel propriétaire.

Ici dans cet avis, ce qui est intéressant, c’est la manière dont la CADA a écarté l’application du droit d’auteur de l’administration en faisant primer le droit d’accès aux documents administratifs des usagers. La loi du 17 juillet 1978 a en effet prévu la manière dont doivent s’articuler ces deux principes antagonistes. Elle précise en effet à son article 10 que les informations publiques sont en principe communicables et réutilisables, mais uniquement lorsque elles ne sont pas contenus dans des documents couverts par des droits de propriété intellectuelle appartenant à des tiers à l’administration.

La CADA a traditionnellement une conception large de la notion de « tiers à l’administration » puisqu’elle y range les agents publics, ce qui peut entraîner des frictions avec le principe de réutilisation à cause du droit d’auteur des fonctionnaires s’attachant aux œuvres qu’ils produisent dans le cadre de leurs fonctions. Mais ici le problème ne s’est pas posé, car comme on vient de le voir plus haut, le droit d’auteur sur un logiciel développé par l’administration appartient dès l’origine à l’institution en tant que personne morale. Il n’y a donc pas pas d’implication de « tiers à l’administration » et pas lieu de prendre en compte le droit d’auteur des agents publics.

Dès lors, après avoir admis que les logiciels constituaient bien des « documents administratifs » au sens de la loi du 17 juillet 1978, la CADA peut logiquement écarter le droit d’auteur pour faire jouer le droit d’accès et le loi à la réutilisation prévus dans ce texte.

La liberté n°1 et au-delà 

En acceptant que le code source d’un logiciel développé par l’administration soit communicable, la CADA a en quelque sorte satisfait la liberté n°1 du logiciel libre et elle inaugure un « Open Source » par défaut pour les logiciels du secteur public.

Mais attention, pour qu’un logiciel soit réellement libre, il faut qu’il respecte en outre trois autres libertés fondamentales : Liberté 0, utiliser le logiciel ; Liberté 2, redistribuer le logiciel ; Liberté 3, améliorer et produire de nouvelles versions du logiciel. D’une certaine manière, ces libertés sont aussi inscrites en filigrane dans la loi du 17 juillet 1978, dans la mesure où celle-ci consacre un principe de libre réutilisation des informations publiques à des fins autres que celle de la mission de service public de l’administration. Celle-ci peut simplement exiger (mais ce n’est pas une obligation) que la source des informations soit mentionnée, qu’elles ne soient pas altérées et que leur sens ne soit pas dénaturé (sachant que la modification pour un logiciel ne devrait pas être considérée en elle-même comme une altération).

Le problème, c’est que si l’administration ne peut pas en principe s’opposer à une telle demande de réutilisation, elle peut tout à fait obliger le réutilisateur à conclure une licence et à lui faire payer une redevance. Du coup, il serait abusif de dire que la décision de la CADA a fait d’un coup passer tous les logiciels de l’administration sous un régime équivalent aux licences libres. Même pour la liberté n°1, il faudrait que les sources soient volontairement publiées par l’administration indépendamment de toute demande pour qu’elle soit véritablement respectée.

L’alignement du régime des logiciels de l’administration avec celui des logiciels libres passe donc par une sécurisation des réutilisateurs impliquant qu’ils soient publiés en amont sous des licences autorisant la réutilisation libre et gratuite. Ce n’est que de cette manière que les libertés 0, 1, 2 et 3 pourraient être pleinement respectées.

Une autre limite, potentiellement gênante, tient au fait que la réutilisation n’est possible comme on l’a vu que si des tiers à l’administration ne détiennent pas des droits de propriété intellectuelle sur les logiciels. Dans le cas où ces logiciels sont produits par des sous-traitants, il faudra donc être particulièrement vigilant à ce que les marchés publics comportent des clauses organisant des cession des droits au profit de l’administration pour purger en amont les problèmes d propriété intellectuelle qui pourraient surgir en suite.

Quel impact potentiel de la loi sur le numérique ?

Pour régler ces questions liées à la réutilisation des logiciels qu’elles développent, les administrations peuvent d’ores et déjà choisir volontairement de les publier sous licences libres. Mais la future loi sur le numérique va peut-être faire en sorte de rendre ces logiciels libres par défaut. En effet, Axelle Lemaire a annoncé devant l’Assemblée nationale sa volonté de consacrer par le biais de cette loi, qui devrait être votée cette année, un principe de réutilisation libre et gratuite applicable par défaut aux informations publiques. La possibilité d’instaurer des licences et des redevances de réutilisation devrait ainsi devenir un phénomène résiduel, limitée à quelques exceptions.

Or la CADA dans sa décision a assimilé les logiciels à des documents administratifs et à des informations publiques. Dès lors, si la loi va jusqu’à instaurer un tel principe d’ouverture par défaut des données publiques, il englobera mécaniquement aussi les logiciels produits par l’administration. Non seulement leur code source sera communicable, mais ces logiciels en eux-mêmes seront en principe librement réutilisables.

***

Richard Stallman, le père de la GNU-GPL, a l’habitude de citer la devise de la République française « Liberté, égalité, fraternité » pour expliquer la philosophie des licences libres. La CADA vient en partie de lui donner raison de fort belle manière, en reliant la communication du code source d’un logiciel de l’administration au droit d’accès aux documents administrations. Celui va en effet puiser son fondement dans l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789, qui proclame que « La Société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». En matière de logiciel, cette accountability passe nécessairement par la possibilité d’accéder aux sources des logiciels développés par l’administration.

L’Open Data avait déjà montré les synergies fortes entre les grands principes républicains et ceux du libre. La loi sur le numérique permettra peut-être d’aller encore plus loin dans ce rapprochement et grâce à la CADA, cette avancée pourrait bien profiter également aux logiciels de l’administration.

Note : Cet avis est intéressant à rapprocher d’une décision rendue la semaine dernière par la Cour Administrative d’Appel de Bordeaux, dans une affaire portant sur la réutilisation de documents d’archives numérisées, à laquelle j’ai consacré un billet. En effet dans ce cas, la Cour a raisonné de manière exactement inverse à la CADA : elle a admis qu’un service d’archives puisse s’opposer à une demande de communication et de réutilisation des informations publiques en invoquant un droit de propriété intellectuelle (droit de producteur d’une base de données). J’ai critiqué fortement cette décision au motif qu’elle aboutissait à anéantir purement et simplement le principe de réutilisation, ce que fait ressortir par contraste cet avis de la CADA. D’ailleurs, la Cour n’a pu prendre une telle décision qu’en s’appuyant sur le statut dérogatoire des institutions culturelles qui leur permet fixer « les conditions de réutilisation » des informations publiques qu’elles produisent en dérogation des autres chapitres de la loi.


Classé dans:Données publiques et Open Data Tagged: accès aux documents administratifs, administration, CADA, données publiques, droit d'auteur, logiciels, open data, réutilisation

Données culturelles : alerte rouge pour le principe de réutilisation !

vendredi 6 mars 2015 à 10:03

Voilà plusieurs années à présent que j’écris sur ce blog sur le sujet de la réutilisation des données culturelles. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette problématique n’aura pas été un long fleuve tranquille, mais un jugement rendu cette semaine par la Cour d’Appel de Bordeaux dans un litige opposant la société NotreFamille.com aux Archives départementales de la Vienne vient d’allumer sur le tableau de bord un gros voyant rouge, tant il est porteur d’un risque de régression en la matière.

Image par Dieselducy, Andrew R. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons

Cette décision vient confirmer un jugement de première instance publié l’an dernier par le Tribunal administratif de Poitiers, auquel j’avais consacré une analyse en tirant déjà la sonnette d’alarme. Pour faire simple, le juge avait accepté que les Archives de la Vienne s’opposent à une demande de réutilisation commerciale de documents numérisés d’état civil et de recensement, en invoquant leur droit de producteur de la base de données constituée par leurs soins.

Droit à la réutilisation et données culturelles

La Cour d’Appel de Lyon avait pourtant jugé en 2012 dans un litige similaire avec les Archives du Cantal que les institutions culturelles ne pouvaient utiliser le statut particulier dont elles disposent dans la loi du 17 juillet 1978 (appelé parfois – improprement – « exception culturelle ») pour faire obstacle au principe général de réutilisation des données publiques énoncé par l’article 10 de ce texte. La loi précise que les services culturels peuvent fixer eux-mêmes « les conditions d’utilisation » des données qu’elles produisent, mais la Cour de Lyon avait bien précisé que :

les informations publiques communicables de plein droit, figurant dans les documents détenus par les services d’archives publics, qui constituent des services culturels au sens des dispositions de l’article 11 de la loi du 17 juillet 1978, relèvent de la liberté de réutilisation consacrée de façon générale par cette loi.

Un tel raisonnement revenait ipso facto à réintégrer les données des services d’archives dans le régime général : comme toutes les autres administrations, les archives peuvent conditionner la réutilisation commerciale de leurs informations à la conclusion d’une licence et au paiement d’une redevance, mais elles ne peuvent pas refuser en tant que telle cette forme de réutilisation.

Le TA de Poitiers a pourtant considéré dans ce nouveau jugement que l’invocation d’un droit de propriété intellectuelle – à savoir le droit sui generis de producteur d’une base de données – permettait au service d’archives de s’opposer à l’extraction et à la réutilisation des informations contenues dans la base de données qu’elle avait constituée en numérisant les documents et en les organisant.

Conflit de lois avec le droit des bases de données

On était typiquement dans cette situation de ce que l’on appelle un conflit de lois : deux principes d’égale valeur juridique s’opposent. Ici la propriété intellectuelle confère d’un côté à son titulaire un droit exclusif lui permettant d’interdire un usage, mais de l’autre, le droit à la réutilisation des informations publiques réduit au contraire le pouvoir discrétionnaire de l’administration à une simple compétence liée, lui permettant de conditionner l’usage, mais pas de l’interdire.

sumo

A gauche, le droit à la réutilisation des informations publiques ; à droite, le droit des bases de données. Tous les deux ont une valeur légale, qui doit l’emporter ? (Image par Jean-François Chénier. CC-BY-NC)

En apparence, un tel conflit est logiquement insurmontable, mais il se trouve ici que la loi du 17 juillet 1978 a explicitement prévu la manière dont le droit à la réutilisation doit s’articuler avec les droits de propriété intellectuelle. Elle précise en effet  à son article 10 que lorsque des documents contenant des informations publiques sont couverts par des droits de propriété intellectuelle appartenant à des tiers à l’administration, alors celles-ci ne doivent plus être considérées comme des informations publiques soumises au principe de libre réutilisation. Par exemple, si un service d’archives possède dans ses fonds une collection de photographies toujours protégées par le droit d’auteur, elle est en droit de refuser une demande de réutilisation de ces documents pour protéger le droit de propriété intellectuelle de leur créateur.

Mais ici, comme j’avais essayé de le démontrer dans mon précédent billet, nous ne sommes pas dans une telle situation. Car le droit sui generis de producteur de base de données n’appartient pas à un tiers à l’administration, mais bien à l’administration elle-même. Si l’on admet que celle-ci puisse invoquer le droit exclusif de la propriété intellectuelle pour s’opposer à la réutilisation, alors on vide tout simplement la loi du 17 juillet 1978 de tout son sens. Il n’y a plus de principe de libre réutilisation des informations publiques, ce qui est objectivement contraire aux objectifs de la directive européenne que ce texte français avait pour objet de transposer.

En dépit de la logique… 

Malgré cette incohérence logique à laquelle elle aboutit, la Cour Administrative d’Appel de Bordeaux a pourtant choisi de suivre le TA de Poitiers et de confirmer son jugement, contre l’avis du rapporteur public qui s’était prononcé pour son annulation. La motivation de la décision est particulièrement sommaire pour un jugement de Cour d’Appel, mais voici en substance le raisonnement suivi.

La Cour commence par rappeler que les services culturels peuvent « fixer les conditions dans lesquelles les informations qu’ils détiennent dans l’exercice de leurs missions […] sous réserve de ne pas porter atteinte au droit à l’accès aux documents administratifs reconnu aux administrés« . Première surprise et grosse scorie dans ce jugement, car la loi ne donne pas seulement un droit d’accès aux administrés, mais bien un droit à la réutilisation des informations sur lequel s’est justement appuyé la Cour d’appel de Lyon de son côté dans son jugement de 2013…

La Cour de Bordeaux poursuit en indiquant que malgré ce principe général, les services culturels producteurs d’une base de données peuvent utiliser leur droit exclusif reconnu par le Code de Propriété Intellectuelle pour « interdire la réutilisation de la totalité ou d’une partie substantielle du contenu de cette base de données« . Mais ici elle tombe en apparence dans la contradiction logique dénoncée plus haut, dans la mesure où elle vide alors le principe de réutilisation de toute substance.

Consciente sans doute de ce problème, la Cour ajoute alors une précision, qui constitue sans doute la plus grosse pépite de mauvaise foi de ce jugement. Elle soutient en effet que le principe de réutilisation n’est pas violé, car le service des archives de la Vienne permet quand même toujours de venir consulter les documents d’état civil et de recensement sur place et d’obtenir alors une copie papier ou numérique ou d’effectuer des copies papier à partir du site internet. En gros, à un moment où l’administration française est en train d’effectuer sa mutation numérique, La Cour de Bordeaux estime qu’on peut satisfaire le principe de réutilisation simplement en permettant de la consultation sur place ou des impressions papier, et ce alors même que les fonds ont été numérisés par les archives ! Restons donc dans ce 20ème siècle si confortable en annulant les bénéfices du passage au numérique et bon courage aux usagers pour réutiliser des informations qu’il faudra extraire de feuilles de papier ! On croit rêver en lisant de tels arguments, mais c’est pourtant tout ce à quoi nous aurons droit, puisque la Cour n’a pas cru bon de motiver davantage son jugement…

La réutilisation des informations publiques revue par la Cour d’Appel de Bordeaux. Imprimez donc des feuilles de papier et réutilisez-les… si vous pouvez ! Image par Kaleen. Domaine public. Source : Pixabay.

Résurrection de l’exception culturelle… 

Au passage, cette décision accomplit le miracle de ressusciter le concept « d’exception culturelle » que la Cour d’appel de Lyon avait pourtant envoyé aux oubliettes juridiques, en faisant ce surprenant et incohérent détour par le droit de propriété intellectuelle. Cela revient à donner un droit discrétionnaire de propriétaire aux services culturels sur la réutilisation de leurs données, en contradiction complète avec l’esprit de la loi du 17 juillet 1978. C’est en cela que je dis que ce jugement est porteur d’un risque de régression relativement grave pour la réutilisation des données culturelles, car depuis quelques temps, le Ministère de la Culture lui-même avait progressivement entamé un revirement de sa politique sur cette question, en incitant par une série de rapports les établissements culturels à ne pas faire jouer leur statut dérogatoire comme un verrou et même à entamer des initiatives de mise en Open Data de leurs données. Certains services ont d’ailleurs choisi de suivre ces recommandations, comme les Archives municipales de Toulouse ou celles des Yvelines qui utilisent des licences libres pour encadrer la réutilisation de leurs données.

Le jugement de la Cour de Bordeaux n’empêchera pas en lui-même les services culturels qui le souhaitent de s’engager dans des démarches d’Open Data. Les licences qui encadrent ce mouvement, comme la Licence Ouverte/Open Licence d’Etalab ou la licence ODbL, prennent bien en compte le droit des bases de données et manifestent l’intention du titulaire de ne pas l’exercer. Mais cette décision va donner un argument en or à tous ceux qui souhaitent d’abriter derrière une ligne Maginot contre la réutilisation commerciale…

Exception culturelle en matière de réutilisation des données culturelles… le retour !

Entendons-nous bien : je n’ai aucune sympathie particulière pour un acteur comme NotreFamille.com, dont le modèle est susceptible de reconstituer une enclosure sur le bien commun que constituent les archives publiques numérisées. Mais je rejoins tout à fait les conclusions que Jordi Navarro expriment sur son blog à propos de cette décision, que je vous invite vivement à aller lire. Croire combattre un risque d’enclosure en instaurant un droit de propriétaire, c’est juste tomber de Charybde en Scylla :

Beaucoup se réjouissent de l’échec de l’entreprise suite à cet arrêt. Mais ils oublient que ce n’est absolument pas l’argument du juge. Le juge ne condamne absolument pas le projet de NotreFamille.com.

En reconnaissant à un établissement culturel le droit d’user de son statut de producteur de bases de données, le juge a en réalité affirmé que les Archives départementales disposaient d’un monopole sur la diffusion de documents numérisés. Elles pourront donc faire échec à tout projet de réutilisation, selon leur bon vouloir, quand bien même celui-ci n’aurait rien de commercial. Beaucoup d’associations de généalogie ont du souci à se faire suite à cet arrêt.

Avec cette décision, le juge autorise les institutions culturelles (bien au-delà, donc, des seules Archives) à poser des barrières d’accès et d’usage du patrimoine. Il les autorise donc à avoir le même comportement que NotreFamille.com.

La loi sur le numérique doit à présent intervenir ! 

Il se trouve que cette décision plus que contestable survient à la veille d’une étape importante où le législateur français doit transposer cette année une nouvelle directive européenne sur la réutilisation des informations publiques, certainement par le biais de la loi annoncée sur le numérique. Or la secrétaire d’Etat Axelle Lemaire en charge de ce dossier a déjà annoncé devant l’Assemblée que l’un des points de ce texte consisterait à « rapprocher le régime de droit commun et les régimes dérogatoires, en particulier pour ce qui concerne […] les institutions culturelles« . Or c’est exactement l’inverse de ce que vient de faire la Cour d’appel de Bordeaux, qui a au contraire exacerbé les particularités du statut dérogatoire des institutions culturelles…

Il s’avère cependant que la loi s’impose aux tribunaux et nous sommes ici en présence d’une divergence grave de jurisprudence entre deux Cours d’appel.  Il paraît donc nécessaire que le législateur intervienne pour dénouer ce sac de noeuds et il peut le faire en  utilisant le véhicule de la loi numérique. L’ambition de ce texte est d’ailleurs d’aller au-delà du simple principe de réutilisation, pour consacrer un principe général de réutilisation libre et gratuite par défaut des données publiques, auquel les administrations ne pourront déroger que dans des cas exceptionnels et contrôlés. Si elle fait cela, la France sera la première en Europe à se doter d’une véritable loi sur l’Open Data, encourageant vigoureusement cette politique. Peut-on décemment prendre un tel virage en laissant par ailleurs les institutions culturelles à ce point en arrière ? Cela paraît tout simplement inimaginable.

Mais il y a mieux encore, non seulement la France peut revenir sur cette jurisprudence par le biais de la loi sur le numérique, mais elle DOIT le faire. En effet, l’article 3.2 de la nouvelle directive européenne a déjà anticipé le problème que peut poser l’application du droit des bases de données à la réutilisation des données culturelles :

Pour les documents à l’égard desquels des bibliothèques, y compris des bibliothèques universitaires, des musées et des archives sont titulaires de droits de propriété intellectuelle, les États membres veillent à ce que, lorsque la réutilisation de ces documents est autorisée, ces derniers puissent être réutilisés à des fins commerciales ou non commerciales […]

Le texte est absolument limpide et explicite : un droit de propriété intellectuelle, lorsqu’il est détenu par un service culturel (et non par un tiers) ne peut faire obstacle au principe de réutilisation, y compris commerciale. Si la France ne transposait par cet aspect de la directive, ce serait en vain, car à l’issue du délai de transposition (fixé au 18 juillet prochain), toute personne intéressée pourra se porter en justice pour demander au juge de faire appliquer directement la directive.

La Cour d’Appel de Bordeaux n’a donc pas seulement produit ici un jugement bancal, mal motivé et peu rigoureux sur le plan de la logique juridique pure. Elle s’est aussi livrée à un combat d’arrière-garde, qui ne fera que retarder une évolution vers la libre réutilisation en marge de laquelle les institutions culturelles ne pourront éternellement rester à l’écart.

***

En attendant, ce véritable abcès juridique que constituent ces interminables débats sur le statut dérogatoire des institutions culturelles nous détourne tous d’une réflexion beaucoup essentielle, qui n’est pas dans l’opposition bornée à la réutilisation commerciale, mais dans la détermination des conditions équitables de réciprocité dans laquelle une telle réutilisation des données publiques par des opérateurs commerciaux peut s’opérer sans aboutir sur la réapparition d’enclosures.

Des solutions concrètes sont pourtant en cours d’expérimentation, autour de systèmes de « doubles licences », qui permettent de concilier l’ouverture des données et la réutilisation commerciale, comme c’est le cas par exemple pour la Base des Adresses Nationales (BAN). La décision de la Cour ne répond en rien à ce défi de la lutte contre la reconstitution des enclosures informationnelles et il faut espérer que le législateur se saisira aussi l’opportunité de la loi numérique pour se pencher sérieusement sur la question.

PS : notons aussi que comme les institutions de recherche relèvent elles-aussi du même statut dérogatoire que les institutions culturelles, cette décision pourrait aussi à terme provoquer des dommages collatéraux importants pour la réutilisation des données de la recherche, en les cloisonnant sous le droit des bases de données…


Classé dans:Bibliothèques, musées et autres établissemerents culturels, Données publiques et Open Data Tagged: archives, données publiques, exception culturelle, informations publiques, notrefamille.com, open data, réutilisation, usage commercial

Blade Runner, l’oeuvre ouverte et la libération des possibles

samedi 28 février 2015 à 19:29

On a appris cette semaine que le film mythique Blade Runner aura une suite, dans laquelle Harrison Ford reprend le rôle de Rick Deckard dans l’univers dystopique qui a marqué à jamais l’esthétique de la science-fiction. Ridley Scott de son côté, le réalisateur du premier volet, laisse la caméra pour passer à la production, mais il fera bien partie de l’aventure. Sur Libération, un article particulièrement intéressant de Frantz Durupt se pose cependant avec raison cette question : mais de quoi au juste ce « Blade Runner 2″ sera-t-il la suite ?

Car Blade Runner présente la particularité de comporter de nombreuses versions – sept en tout – et notamment plusieurs fins alternatives modifiant sensiblement l’interprétation du film. C’est d’ailleurs un des éléments qui ont le plus contribué à rendre cette oeuvre si fascinante. Avant sa sortie en 1982, des tests avaient en effet été effectués sur un échantillon de spectateurs qui avaient effrayé les producteurs : la fin paraissait trop complexe et suscitait de mauvaises réactions. Une scène finale en forme de happy end, a donc été ajoutée, contre la volonté de Ridley Scott, dans laquelle Rick Deckard et Rachel, l’héroïne féminine, s’éloignent en voiture avec un commentaire positif en voix-off pour que les choses soient bien claires…

Blade Runner et le paradoxe de Schrödinger

Ridley Scott a longtemps exprimé son insatisfaction vis-à-vis de cette fin trop univoque et il lui a fallu attendre 10 ans pour corriger le tir à la faveur de la parution en 1992 d’une version « Director’s Cut ». Le happy end des producteurs est supprimé et une scène onirique montrant une licorne est ajoutée, qui change l’interprétation possible de l’histoire en suggérant que Rick Deckard est peut-être lui-même un « replicant« , c’est-à-dire un des androïdes auxquels il donne la chasse durant le film. Le spectateur est invité implicitement à choisir une des deux alternatives, sans pouvoir avoir de certitudes définitives.

Alors que cette ambiguïté est pour beaucoup dans l’intérêt du film, Ridley Scott a pourtant déclaré dans une interview en 2002 que le héros était bien un replicant, coupant court aux spéculation des aficionados. Après de telles déclarations du réalisateur, on aurait pu croire que l’histoire allait s’arrêter là, mais l’article de Libération indique qu’en 2007, à la sortie d’une édition « Final Cut » voulue définitive, le scénariste du film, Hampton Fancher, a manifesté son désaccord vis-à-vis de l’interprétation retenue par Ridley Scott :

Le fait est que Ridley Scott, pour autant qu’il ait réalisé le film, n’en a pas écrit le scénario. Or, Hampton Fancher, le scénariste du film, défend pour sa part une vision plus ambiguë. En 2007, il estime que «Ridley a tout faux», que son idée est «trop complexe», et que la question de savoir si Deckard est un réplicant «doit rester éternelle». A ses yeux, «c’est un non-sens d’y répondre» et «ça ne [l]’intéresse pas».

On aboutit donc à trois visions différentes du sens d’un même film : celles des producteurs de 1982 dans laquelle Deckard est plus probablement un humain, celle de Ridly Scott de 1992 où il est fortement suggérée qu’il est un androïde et celle d’Hampton Fancher, qui préfère laisser planer le doute sur la nature réelle du héros.  A noter également que dans le roman original de Philip K. Dick (Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?) dont est tiré le film Blade Runner, Deckard passe le fameux test de Voight Kampff établissant qu’il n’est pas un répliquant, mais Dick est un maître dans l’art de manipuler son lecteur et le doute plane d’un bout à l’autre de son récit.

Ce qui est fascinant, c’est que Ridley Scott et Hampton Fancher ont tous les deux juridiquement la qualité d’auteur du film (ils en sont les co-auteurs) et cette qualité qui leur est conjointement reconnue ne permet donc pas de trancher entre les différentes interprétations possibles. Blade Runner reste donc une oeuvre « ouverte », plurielle et unique tout à la fois, affectée par une sorte de « paradoxe de Schrödinger« , qui a grandement contribué à forger le mythe dont elle est entourée.

Oeuvre ouverte et droit moral

Ces caractéristiques contrastent avec l’image que le droit d’auteur, particulièrement en France, véhicule à propos des oeuvres et de leurs relations avec leur créateur. En vertu du « droit moral », l’auteur est sensé arrêter pour son oeuvre une forme finie et il dispose ensuite d’un « droit à l’intégrité » ou au « respect », lui permettant de s’opposer aux altérations dénaturant l’esprit qu’il avait souhaité lui donner. En France notamment, le droit moral joue un rôle important dans les rapports que l’auteur entretient avec des intermédiaires économiques, comme les producteurs ou les éditeurs, car ceux-ci ne peuvent théoriquement le faire renoncer valablement à son droit moral, ce qui permet au créateur de garder le dernier mot sur la forme de son oeuvre. La situation est différente aux États-Unis, où hormis le droit à la paternité, le système du copyright ne reconnaît pas vraiment le droit moral et laisse aux producteurs d’un film le bénéfice du « Final Cut », c’est-à-dire la décision sur le montage final présenté au public.

Si l’on reprend l’exemple de Blade Runner, on voit que ce qui déclenche l’histoire, c’est le fait que Ridley Scott n’ait pu opposer son droit moral à l’insertion du « happy end » imposé par les producteurs. Il n’aura de cesse ensuite d’essayer « d’arrêter » le film dans une forme correspondant à sa vision, par le Director’s Cut de 1992, puis avec le Final Cut de 2007, version pour laquelle il disposa enfin d’une direction artistique complète. Mais même ainsi, on voit avec la réaction du scénariste Hampton Fancher que cet effort de « fixation » de l’oeuvre reste vain. Elle contenait quelque chose qui a dépassé son propre créateur et qui la laisse toujours « ouverte ».

Au final, ce qui est frappant, c’est que la multiplication des versions a abouti pour Blade Runner à un enrichissement de l’oeuvre, ou plutôt à une multiplication des possibles à partir d’une oeuvre donnée. Même la version de 1982, imposée par les producteur à l’auteur, ouvre un chemin possible dans l’oeuvre, non dénué d’intérêt, qui a participé à la légende du film. Ridley Scott a néanmoins eu la chance de pouvoir faire jouer sa notoriété pour convaincre les producteurs (The Ladd Company, filiale de Warner Bros) de le laisser produire de nouvelles versions. En France, la protection du droit moral donne plus de pouvoir à l’auteur pour faire prévaloir sa vision sur celle des intermédiaires économiques.

Ce principe du droit moral, en tant que principe régulateur des relations entre l’auteur et les intermédiaires, est donc important. Mais l’idée de fixation d’une oeuvre dans une forme arrêtée est quant à elle beaucoup plus contestable. Le cas de Blade Runner est en cela emblématique, mais toutes les oeuvres présentent à différents degrés ce caractère « ouvert ». L’auteur choisit un chemin à travers son oeuvre parmi la multitude de ceux qui étaient possibles, mais d’autres combinaisons auraient pu voir le jour. Et ne méritent-elles pas aussi d’exister ?

Favoriser la libération des possibles contenus dans les oeuvres

Le phénomène des fanfictions est sans doute celui qui révèle le mieux l’étendue des possibles existant au sein de toutes les oeuvres soit-disant « arrêtées dans une forme ». On dénombre par exemple plus de 700 000 histoires alternatives écrites par des fans dans l’univers d’Harry Potter. L’auteur J.K Rowling est réputée pour tolérer assez largement les réécritures par ses lecteurs, ce qui a permis une prolifération sans précédent de versions. Si Ridley Scott ne voulait pas de happy end pour Blade Runner, Rowling a déjà déclaré de son côté qu’elle regrettait de ne pas avoir terminé la saga Harry Potter par un happy end, dans lequel Harry et Hermione seraient tombés amoureux l’un de l’autre. Mais qu’à cela ne tienne ! Certains de ces fans ont écrit cette histoire, qui « existe » donc bien quelque part dans le multivers engendré par le réseau des fanfinctions autour du noyau original des romans Harry Potter.

Le problème, c’est que tous les titulaires de droits sont loin d’être aussi tolérants que J.K. Rowling vis-à-vis des créations transformatives et le droit d’auteur est souvent utilisé pour interdire la production d’histoires alternatives à partir d’univers protégés. Cette semaine par exemple, une suite déjantée des Powers Rangers intitulée « Power/Rangers », produite sous la forme d’un fan film de 14 minutes, s’est attirée les foudres du producteur de la série originale qui a exigé son retrait sur Vimeo pour violation du droit d’auteur. L’auteur de cette vidéo a essayé de se défendre de l’accusation de « plagiat » avec les arguments suivants :

« Chaque image dans Power/Rangers est une image originale. nous n’avons rien utilisé d’existant. Il n’y a pas d’images protégées par le droit d’auteur dans mon court-métrage. Je ne gagne pas d’argent avec, et je refuse d’en recevoir de quiconque. Je n’ai même pas financé le film par Kickstarter, je l’ai produit moi-même. Il a été conçu pour être distribué gratuitement. C’est comme si je dessinais un Power Ranger sur une serviette et je le donnais à un ami. Est-ce que c’est illégal ? Non. »

Sur le plan juridique, il y a hélas peu de chances qu’il réussisse à l’emporter (même si le fair use offre quelques marges de manoeuvre aux États-Unis) et c’est donc une des visions possibles des Power Rangers, plus sombre et plus mature que l’original, qui risque de disparaître au nom du droit d’auteur.

Y a-t-il un moyen de concilier la protection du créateur face aux intermédiaires économiques et la libération des possibles contenus dans les oeuvres ? Une solution selon moi pourrait être de conserver le droit moral dans les rapports entre l’auteur et des acteurs comme les producteurs et les éditeurs. On est ici dans une relation déséquilibrée où il est important de protéger la partie la plus faible et le droit moral est fondamental pour cela. Mais ensuite, dans les rapports que l’auteur entretient avec d’autres créateurs ou avec son public, le droit moral ne devrait plus s’appliquer de la même manière. L’usage transformatif des oeuvres devrait être autorisé, notamment sous la forme des fanfictions ou des fanfilms qui « déplient » des potentialités nouvelles dans l’oeuvre. Ces productions dérivées aboutissent en effet à un enrichissement de la création et elles permettent la participation effective du plus grand nombre à la vie culturelle.

Concernant Blade Runner, de nombreuses fanfictions existent déjà, ainsi que plusieurs fan films dont certains sont de grande qualité. C’est le cas par exemple de « Xxit », une vidéo impressionnante de 11 minutes réalisée en 2011 pour perpétuer la magie du film original de 1982 en prolongeant l’histoire.

Comme le fait remarquer l‘article de Frantz Durupt sur Libération, le plus ironique avec cette suite annoncée de Blade Runner, c’est qu’elle va obliger à faire un choix définitif entre les différentes interprétations de l’histoire. Pour que la suite soit cohérente, il faudra bien choisir si Rick Deckard est un humain ou un androïde. Or c’est la première option qui devrait prévaloir, car les réplicants dans l’univers de Blade Runner sont sensés ne pouvoir vivre que quelques années et Harrison Ford a vieilli de 35 ans depuis 1982, ce qui ne peut manquer de se voir à l’écran. Il serait donc beaucoup plus logique qu’il soit un humain.

***

Au final, l’existence même de cette suite officielle de Blade Runner va donc fatalement opérer une réduction des possibles et refermer une oeuvre dont l’un des principaux intérêts était son ouverture. Elle va même obliger Ridley Scott en tant qu’auteur à se « trahir » lui-même en empruntant la voie que les producteurs avaient cherché à lui imposer en 1982…

La forme des oeuvres se perdra dans le temps, comme des larmes dans la pluie….


Classé dans:Penser le droit d'auteur autrement ... Tagged: Blade runner, cinéma, copyright, droit d'auteur, droit moral, fanfictions, film, producteurs, Ridley Scott

Cultures traditionnelles et propriété intellectuelle : revendication légitime ou liaisons dangereuses ?

mardi 24 février 2015 à 22:41

La semaine dernière, Courrier international a publié un article intitulé « La tong de la discorde entre Havaianas et des chefs tribaux« , qui illustre la question des rapports complexes entre cultures traditionnelles et propriété intellectuelle. L’affaire pourrait en elle-même presque prêter à sourire : Havaianas est une marque brésilienne fabriquant des tongs, qui a eu l’idée de créer une collection spéciale intitulée « Tribos » s’inspirant de motifs tribaux. Elle a pour cela fait appel à un artiste indigène qui a produit des dessins contre rémunération, avec une cession de droits formalisée par un contrat. Mais les autorités de la tribu des Yawalapitis, originaire de l’Amazonie, se sont offusqués de cette réutilisation commerciale, en affirmant que cet artiste appartenant à la tribu n’avait pas qualité pour signer un tel contrat, les droits sur ces motifs appartenant collectivement à la communauté. Ils estiment qu’il y a eu en l’espèce « violation des droits du patrimoine visuel des Yawalapitis« , en se référant explicitement au concept de propriété intellectuelle.

Les fameuses tongs « Tribos » à l’origine de cette affaire, s’inspirant de motifs tribaux.

La revendication d’une propriété intellectuelle sur les cultures traditionnelles

De tels conflits ne sont à vrai dire pas si exceptionnels. En 2013 par exemple, Nike avait été au centre d’une vive polémique pour avoir réutilisé sur des leggings les motifs du « pe’a », un tatouage traditionnel que portent les hommes des îles Samoa. Les représentants de cette communauté avaient dénoncé une exploitation de leur culture et critiqué Nike pour avoir fait figurer ces tatouages sur des leggings pour femmes, alors qu’ils sont traditionnellement réservés aux hommes. Devant l’ampleur de la désapprobation, Nike avait préféré retirer ces vêtements en présentant ses excuses.

Si l’on remonte encore un peu le temps, j’avais écrit un billet en 2011 au sujet des droits de propriété sur le Haka des All Blacks. A l’occasion de la coupe du monde de rugby, l’État de Nouvelle Zélande avait dû signer un traité avec une tribu Maori, dont l’un des ancêtres est à l’origine du Haka Ka Mate, repris par les All Blacks comme cri de guerre. Les membres de cette tribu avaient même cherché à enregistrer ce chant traditionnel comme marque pour empêcher les réutilisations qu’ils jugeaient irrespectueuses et demander le paiement de royalties.

Il y a quinze jours encore, des artistes Maori ont offert à l’ONU un ensemble de 43 panneaux de bois produits par des artistes locaux, pour orner le siège de l’organisation à New York. Mais ils ont pris la précaution de signer un accord avec l’ONU pour spécifier qu’ils conservaient bien les droits d’auteur sur ces créations.

Un panneau Tukutuku, une des formes d’art traditionnel Maori (Image par Kahuroa. Domaine public. Source : Wikimedia Commons)

Le fait que les Maoris aient entrepris cette action auprès de l’ONU n’est pas anodin, car dans le cadre de l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) un projet de traité est actuellement en discussion à propos des droits sur les Savoirs traditionnels, les Expressions culturelles traditionnelles et les Ressources génétiques. L’Afrique du Sud a déjà anticipé sur ces évolutions en adoptant au début de l’année 2014 un « Traditional Knowledge Protection Bill », qui protège le savoir traditionnel en lui appliquant les notions de la propriété intellectuelle (copyright, marques, dessins et modèles, etc).

Un placage de concepts inappropriés ?

La revendication d’un besoin de protection des cultures traditionnelles contre les exploitations commerciales abusives peut paraître de prime abord légitime. Mais il y a aussi quelque chose de très dérangeant à constater que la question du respect dû à ces productions culturelles et aux communautés qui les transmettent est appréhendée à travers le prisme de la propriété intellectuelle. Les concepts de copyright ou de marques ne sont-ils pas « plaqués » artificiellement sur les cultures traditionnelles sans être adaptés à ces formes particulières de connaissances ?

Les Maasai ont déposé une marque sur le nom de leur tribu, afin de pouvoir mieux contrôler leur image abondamment utilisée à des fins publicitaires. On peut comprendre cette logique, mais n’y a-t-il pas quelque chose de dérangeant à ce que le nom d’un peuple finisse comme une marque déposée ? (Image par Dmitri Markine. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons)

Par ailleurs, il existe aussi un lien fondamental entre les cultures traditionnelles et le domaine public. Accepter que de nouvelles couches de droits soient ajoutées sur ces connaissances revient à réduire d’autant le champ du domaine public. Alors que les droits de propriété intellectuelle classiques sont limités dans le temps, des copyrights et des marques traditionnelles auraient la particularité de ne pas avoir de terme, ce qui institue une forme de « propriété intellectuelle perpétuelle« .  Et on peut aussi très rapidement passer de la protection du folklore à des systèmes de domaine public payant, comme j’ai pu le constater à l’occasion d’un voyage au Sénégal, où la loi a confié la protection des oeuvres du folklore et des oeuvres du domaine public à une « SACEM » locale avec un tarif à payer en cas de réutilisation.

Si l’on reprend l’affaire de la tong brésilienne, on voit que l’artiste local qui a produit des dessins pour Havaianas en s’inspirant de motifs traditionnels risque d’être empêché de le faire par les représentants de sa communauté qui revendiquent le droit de contrôler ce type de réutilisations. Si l’on transpose cela dans un pays occidental, c’est comme si un éditeur ne pouvait produire une nouvelle édition d’un ouvrage du domaine public sans en référer à l’Académie française et lui verser éventuellement une redevance pour cet usage du patrimoine… Certes, certains (y compris en France aujourd’hui) défendent la mise en place d’un tel domaine public payant, mais il aboutirait dans les faits à la négation pure et simple de la notion de domaine public, qui joue un rôle crucial dans la dynamique même de la création.

Entre domaine public et enclosures

Du côté des pays du Sud, d’autres avancent que le domaine public est un « concept romantique » et typiquement occidental, qui a surtout pour effet lorsqu’on l’applique aux cultures traditionnelles de les laisser ouvertes à toutes les formes de prédation exercées par les pays développés. Par exemple, les firmes pharmaceutiques et les grands semenciers ont défendu l’idée que les ressources génétiques constituaient un « patrimoine commun de l’humanité » ouvert à tous, pour pouvoir continuer à les exploiter librement. Mais cette revendication en apparence généreuse cachait en réalité une volonté d’appropriation, qui s’est concrétisée par des pratiques de biopiraterie par exemple, avec le dépôt de brevets sur des variétés végétales utilisées de manière ancestrale dans les pays du Sud pour leurs propriétés (voir par exemple l’histoire du Neem, « l’arbre-pharmarcie » de l’Inde).

L’arbre Neem, un des symboles des dangers de la biopiraterie. Image par Mookie. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Mais il y a à mon sens une distinction nette à faire entre les tentatives d’appropriation des variétés végétales par le biais des brevets et la réutilisation commerciale de motifs traditionnels tribaux, telle qu’on le voit dans l’affaire de cette tong brésilienne. En effet, un brevet déposé sur une variété végétale confère un droit exclusif sur la production et la commercialisation des semences, qui dans certains cas peut aller jusqu’à empêcher les populations locales d’utiliser les plantes qu’elles emploient depuis des millénaires pour se soigner ou se nourrir (voir l’histoire du haricot jaune du Mexique). Il y a donc bien là confiscation et privatisation d’une ressource, que l’on peut analyser comme une enclosure posée sur un bien commun. Mais avec les motifs traditionnels, la situation est différente. Le fait qu’un artiste produise des dessins en s’inspirant de tatouages traditionnels n’empêche personne d’autre de le faire également. Il peut céder les droits sur sa propre interprétation de ses motifs, sans que ceux-ci cessent d’appartenir au domaine public. Il n’y a donc pas de risque de réappropriation exclusive et pas de danger que se reconstitue une enclosure. Au contraire même, si la communauté d’origine exerce un contrôle préalable sur l’usage de ces motifs, comme le revendique les Yawalapitis pour ces dessins, c’est là qu’une enclosure peut apparaître et l’accusation de « privatisation » s’avère réversible.

S’inspirer des licences libres pour les cultures traditionnelles ?

Peut-on dès lors concilier le respect dû à une culture traditionnelle et la conception d’un domaine public ouvert ? Certains pensent que c’est possible en s’inspirant des mécanismes des licences libres. Une proposition a été faite par exemple l’an dernier pour la création de « TK Licences » (Traditional Knowledge Licences) par le biais desquelles les communautés indigènes pourraient à la fois permettre certains usages des éléments de leur culture, tout en fixant des conditions pour la réutilisation. Ces TK licences prévoient 4 conditions s’inspirant des Creative Commons, sans toutefois être exactement identiques : Attribution (paternité de la communauté d’origine), Réutilisation commerciale autorisée, Réutilisation commerciale interdite (ou soumise à licences et royalties), Diffusion limitée (seulement à des structures éducatives, de recherche ou à des bibliothèques).

tklicencesMais comme c’est le cas pour les licences Creative Commons, ces TK Licences ne peuvent avoir une validité juridique que si des droits de propriété intellectuelle sont bien reconnus au bénéfice des communautés produisant les savoirs traditionnels. Or à part pour des pays comme l’Afrique du Sud, qui ont aménagés leur loi sur la propriété intellectuelle en ce sens, c’est encore une question non tranchée dans la plupart des régions du monde.

Pour contourner cette difficulté, sont donc aussi prévus à côté des licences proprement dites des TK Labels (Traditional Knowledge Labels) permettant aux communautés, même en l’absence de droit de propriété, d’indiquer des conditions de réutilisation sur les éléments de leur culture traditionnelle, en les signalant comme des bonnes pratiques à suivre. Ces TK Labels comportent des conditions beaucoup plus fines, comme par exemple la recommandation de n’utiliser les créations que pendant certaines saisons ou dans un environnement particulier (TK Seasonal), de réserver l’usage aux membres d’une famille ou d’un clan (TK Family ou TK Communauty), de réserver l’usage aux hommes seulement ou aux femmes seulement (TK  Men ou TK Women), de protéger des secrets qui ne doivent pas être révélés à des non-inités (TK Secret/Sacred), etc.

tklabelsCes propositions sont sans doute intéressantes, mais j’avoue que l’idée des « TK Licences » me gêne encore beaucoup, parce qu’elle implique nécessairement l’acceptation d’un droit de propriété sous-jacent, alors que c’est justement le coeur du problème sans que la réponse aille de soi. Par ailleurs même pour les TK Labels, jusqu’à quel point doit-on accepter que des restrictions posées par une communauté donnée sur un objet culturel s’imposent à tous ? Sans aller jusqu’à invoquer Charlie Hebdo et les conséquences de l’interdiction de la représentation du prophète Mahomet, on peut se demander si une telle voie est vraiment légitime et si elle ne risque pas de conduire à des dérives.

***

Sans doute y a-t-il un travail théorique important encore à produire pour forger des concepts propres et adaptés aux savoirs et cultures traditionnels, sans avoir à puiser dans ceux de la propriété intellectuelle et même des mécanismes comme les licences libres sont encore sans doute trop culturellement « marqués » pour répondre à ce besoin.


Classé dans:A propos des biens communs, Domaine public, patrimoine commun Tagged: Biens Communs, brevets, cultures traditionnelles, Domaine public, droit d'auteur, enclosures, licences libres, marques, Propriété intellectuelle, savoir traditionnel