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J-D Lelièvre : « On entend des choses délirantes » autour des vaccins contre la Covid-19

mercredi 9 décembre 2020 à 08:31

Les spéculations les plus folles circulent dans la complosphère autour notamment de la question des vaccins à ARN messager. Jean-Daniel Lelièvre*, professeur en immunologie clinique, a répondu à nos questions. Entretien.

Le professeur Jean-Daniel Lelièvre est chef du service d’immunologie clinique et des maladies infectieuses de l’Hôpital Henri-Mondor (Créteil). DR.

Conspiracy Watch : La méthode de vaccination par ARN messager (ARNm) suscite énormément de fantasmes et rumeurs. Comment fonctionne cette technique ?

Jean-Daniel Lelièvre : Dans une cellule normale, vous avez de l’ADN. L’ADN se transforme en ARN, qui se transforme ensuite à son tour en protéine. C’est ce qu’on appelle la lecture du code génétique. Pour faire un vaccin ARNm, vous allez donc introduire un petit bout d’ARN étranger dans une cellule, qui va lire le code génétique de cet ARN et produire la protéine correspondante. Dans le cas du SARS-CoV-2, on insère dans un fragment d’ARN une toute petite partie du génome du virus, qui ne code que pour une seule de ses protéines, la protéine Spike. C’est cette protéine qui permet au virus de pénétrer dans nos cellules. Ici, on l’a rendu inoffensive et on l’insère pour induire une réponse immunitaire, précisément contre cette protéine là. Et cela suffira à stopper le virus SARS-CoV-2, qui n’aura donc plus aucun moyen de pénétrer dans nos cellules.

CW : C’est une méthode qui est nouvelle ?

J-D L. : Ça dépend ce qu’on appelle « nouvelle ». C’est une méthode qui a une quinzaine d’années. Elle sert déjà en médecine vétérinaire. Elle a été utilisée également dans des essais cliniques de vaccins contre le HIV, Zika, la grippe ou dans des vaccins anti-tumoraux chez l’homme. Mais c’est la première fois qu’on passe au stade des essais de phase 3, c’est la première fois qu’on le fait d’un seul coup chez des dizaines de milliers de personnes.

CW : Beaucoup, le professeur Christian Perronne en tête, ont parlé d’un vaccin qui risquerait de nous transformer en « OGM » ou en « mutants », en modifiant notre ADN. Est-ce une possibilité réelle ?

J-D L. : Non, absolument pas. Le code génétique passe de l’ADN vers l’ARN, puis ensuite vers la protéine. Il ne revient pas de l’ARN à l’ADN. Cela existe avec les rétrovirus, qui sont les seuls à être capables de le faire et ne le font de toute façon qu’avec leur propre ARN, jamais avec un ARN externe. Cela n’existe pas dans l’organisme humain. On ne peut pas transformer d’ARN extérieur en ADN. Certains sont allés jusqu’à dire que l’on pourrait transmettre ces modifications génétiques à notre descendance. Or les modifications que vous avez sur votre ADN ne se retrouvent pas dans vos cellules germinales, c’est-à-dire dans vos spermatozoïdes ou dans vos ovules. Il y a beaucoup de maladies qui sont liées à des mutations génétiques dans des cellules du corps, mais qui ne se transmettent pas à vos cellules germinales. Donc, de toute façon, ces prétendues mutations génétiques dont parlent mes collègues, même si elles existaient – ce qui n’est pas le cas – se trouveraient cantonnées aux cellules du corps et pas aux cellules germinales, donc ne pourraient pas se transmettre. Il y a donc un là un double mensonge.

CW : On entend beaucoup dire que nous allons massivement servir de « cobayes » pour cette nouvelle méthode de vaccination…

J-D L. : Il faut arrêter, on entend des choses délirantes. « Cobaye », ça voudrait dire qu’on n’a pas fait d’essais avant. Or on a fait des essais de phase 1, de phase 2 et de phase 3. On est obligé de tester les vaccins chez des premiers volontaires avant de passer à une vaccination où on va vacciner plusieurs millions de personnes. Tout ça se fait dans des règles de conduite où les dossiers sont analysés en détail par des experts, dont des gens issus de la société civile, des comités de protection des personnes…. Là, on a suivi tous les standards internationaux de la recherche clinique sur l’homme. On teste les vaccins d’abord chez l’animal. S’il n’y a pas de toxicité chez l’animal, on passe à l’homme, sur un très petit nombre de patients, pour s’assurer qu’il n’y a pas d’allergies. En cas de succès, on passe sur un plus grand nombre de patients, une centaine, pour regarder d’abord si le traitement est efficace contre la maladie et s’il n’entraîne pas d’événements indésirables. Si c’est le cas, on fait les mêmes essais à une très grande échelle : c’est la phase 3. Qu’est-ce qu’on a à l’heure actuelle ? 30 000 personnes qui ont déjà été vaccinées avec des vaccins de ARNm contre le SARS-CoV-2 et pas d’événement indésirable grave constaté.

CW : Mais il s’agit bien d’une première utilisation dans une vaccination masse ?

J-D L. : Oui. Mais prenons l’exemple d’Ebola : le vaccin anti-Ebola est un vecteur viral, qui est également une technologie nouvelle de vaccination que personne n’avait jamais utilisée. L’OMS a fait un essai clinique qui a montré, en prenant plusieurs milliers de personnes, qu’on arrivait à zéro infection chez les gens qui avaient été vaccinés, mais seulement dix cas chez ceux qui ne l’avaient pas été. Donc vous voyez, la différence est très minime. Eh bien cet essai a suffi à homologuer ce vaccin et on a ensuite vacciné toute la République démocratique du Congo, ou presque, quand il y a eu la nouvelle épidémie d’Ebola. Personne n’est venu faire d’histoire : les gens qui dénoncent aujourd’hui le vaccin ARNm ne sont pas allés dénoncer le vaccin Ebola. Pourtant, ce vaccin non plus n’avait jamais été utilisé. Mais il a très bien marché et a permis de sauver des dizaines de milliers de vies.

CW : On reproche au vaccin contre la Covid-19 d’avoir été développé sur une phase trop courte. Mais on avait finalement fait de même pour le vaccin Ebola ?

J-D L. : En fait, on avait travaillé dessus depuis de nombreuses années mais il n’était jamais arrivé à une phase 3 et on est allé très vite pour le développer. C’est grâce à ce vaccin Ebola qu’on s’est aperçu qu’on pouvait aller plus vite dans le développement d’un vaccin.

CW : Il est donc possible d’accélérer les étapes pour la fabrication d’un vaccin ?

J-D L. : Oui ! Dire que les délais sont trop courts c’est mal réfléchir à ce qu’est la conception d’un vaccin et aux étapes qui lui sont nécessaires. On dit qu’on manque un peu de recul sur la fin des phases 3 puisque le vaccin va avoir une autorisation de mise sur le marché alors que les derniers tests de vaccination datent d’il y a seulement deux ou trois mois. Mais d’un point de vue physiopathologique, on a du mal à comprendre comment un vaccin peut être responsable d’un événement indésirable qui survient six mois après. On sait que pour des vaccins qui ont été en cours de développement et qui ont dû être arrêtés, les événements indésirables surviennent généralement dans les quinze jours ou le mois qui suivent la vaccination. Donc, pour le vaccin sur la Covid-19, on a déjà un certain recul et on n’a pas vu d’événements indésirables semble-t-il dans les deux mois suivant la vaccination. S’il devait exister des évènements indésirables, ceux-ci sont donc rares, ce qui permet d’envisager une balance bénéfice-risque très favorable pour les sujets à risque de formes sévères de Covid-19 comme les personnes âgées.

CW : Certains racontent que ce vaccin pourrait n’être efficace que sur une très courte période, quelques semaines, un mois, deux mois… Qu’en pensez-vous ?

J-D L. : On n’a aucune certitude là-dessus parce qu’on n’a pas le recul, personne ne peut savoir combien de temps il sera efficace. Le SARS-CoV-2 est apparu récemment, les gens n’ont commencé à être vaccinés qu’en avril. Là, on est déjà à cinq mois et on note la persistance d’une réponse immunitaire, ce qui est très rassurant sur la durée de l’immunité. Peut-être que dans six mois il le sera encore et l’on pourra dire qu’il dure au moins un an. Puis deux ans s’il est toujours efficace l’année d’après. Et ainsi de suite.

CW : On a vu beaucoup de spéculations autours des nanoparticules de ce vaccin, qui pourraient prétendument véhiculer des micro-puces 5G…

J-D L. : Les nanoparticules, c’est juste la manière de permettre au vaccin de mieux pénétrer à l’intérieur des cellules, parce que c’est dans les cellules qu’il va être efficace. Rien à voir avec ces histoires de puces 5G ou autres !

CW : On sait que le virus de la Covid-19 peut muter. Beaucoup disent que le vaccin serait inefficace contre les formes mutantes du virus. C’est vrai ?

J-D L. : Non. Les analyses des souches virales ont prouvé le contraire. Oui le virus peut muter, et oui il a en effet déjà muté. Mais pour l’instant, ce virus reste sensible à la réponse immunitaire induite par les vaccins. L’exemple le plus clair c’est la séquence virale utilisée pour le vaccin Pfizer : on sait qu’entre-temps le virus a muté, pourtant le vaccin Pfizer est demeuré efficace contre ces virus mutants. Mais si malgré tout cette inefficacité finit par survenir, eh bien on changera de vaccin. Pour l’instant ça marche, on a des gens qui sont en train de mourir, utilisons ce qui marche sur le moment. Si dans trois ans ça ne marche plus, on avisera. Mais la problématique, elle n’est pas dans trois ans, elle est en janvier 2021 !

CW : On parle beaucoup d’effets secondaires qui pourraient être pires que la Covid-19, d’un terrible « revers de la médaille »… Qu’en pensez-vous ?

J-D L. : Non, il n’y a pas de « terrible revers de la médaille ». S’il y a des événements indésirables, ils devraient être rares, car vous voyez que 40 000 personnes ont déjà été vaccinées et qu’il n’y a jusqu’alors pas eu de problèmes. Mais il y a toujours des gens qui peuvent avoir des facteurs particuliers qui font qu’ils vont développer un événement indésirable grave, alors qu’on ne l’avait pas vu initialement dans les essais cliniques. C’est une question de nombre. Plus il y a de gens vaccinés, plus les risques augmentent : personne ne pourra vous dire que c’est parce qu’on a vacciné 40 000 personnes sans problèmes qu’il n’y aura, avec certitude, aucun événement indésirable en en vaccinant 40 millions.

CW : Est-ce que tout le monde doit être vacciné ?

J-D L. : Comme toujours en médecine, c’est une question de balance bénéfice-risque. Qu’est-ce qu’on veut faire ? Si on se dit qu’en France on ne vaccine personne et qu’on laisse par exemple les Anglais vacciner tout le monde, ils auront peut-être quelques événements indésirables liés au vaccin, mais ils auront sauvé des dizaines de milliers de vie. Et nous en attendant on fera quoi ? Eh bien on se dira qu’on aurait peut-être dû vacciner les gens car on est quand même face à l’urgence d’une épidémie grave. Les gens qui sont véritablement à risque doivent être prioritaires pour le vaccin. Les personnes âgées qui sont cloîtrées chez elles depuis le mois de mars et qui tous les jours se disent qu’elles peuvent attraper la Covid-19, finir en réanimation et mourir. Il y a des gens pour lesquels le rapport bénéfice-risque est très important même si on ne connaît pas parfaitement les éventuels événements indésirables qui, de toute façon, seraient rares.

CW : On entend que les personnes souffrant de maladies auto-immunes seraient particulièrement à risque, exposées à un possible « emballement immunitaire » ?

J-D L. : L’emballement immunitaire, ça ne veut rien dire. Les potentiels événements indésirables graves sont liés au fait que quand l’ARN va pénétrer dans la cellule, il va améliorer la réponse immunitaire en stimulant la production d’interférons. Et là, le risque potentiel, c’est qu’il y ait des gens atteints de maladies auto-immunes pour qui cette production d’interférons puisse par exemple déclencher des poussées de ces maladies. C’est un risque potentiel, théorique, qui n’a pas été mis en évidence dans les études cliniques jusqu’à maintenant. On sait que dans les essais qui ont été fait, il y a des gens atteints de maladies auto-immunes qui ont été vaccinés et qu’il n’y a eu semble-t-il aucun événement indésirable. Il faut bien sûr qu’on regarde tout cela en détail, il n’y a pas encore de certitudes, mais les indices sont plutôt bons.

CW : Doivent-ils donc se faire vacciner ?

J-D L. : C’est encore une fois une question d’équilibre bénéfice-risque. Vous avez 20 ans, vous avez une maladie auto-immune peu importante, type lupus, qui n’est pas un facteur de risque de forme grave de Covid. Allez-vous vous faire vacciner ? Non. Comme on l’a dit, il y a peut-être une légère inquiétude théorique sur ce sujet-là, vous allez donc attendre de voir quelle est le comportement de ces vaccins. Vous prenez la même personne qui a 70 ans, qui a un lupus également, qui est en insuffisance rénale et fait du diabète parce qu’elle a pris beaucoup de corticoïdes : elle a un risque clair et identifié de Covid sévère. À côté, elle est face à un risque potentiel et théorique du vaccin, non démontré à l’heure actuelle. Est-ce que vous refusez le vaccin ? C’est votre choix, mais la balance bénéfice-risque est très en faveur de la vaccination. Par contre, quelqu’un de 75 ans qui n’a jamais fait de maladie auto-immune et qui est à risque de Covid grave, pour lui il n’y a même pas à réfléchir à ce stade-là : le bénéfice d’une vaccination me semble ici assez clair.

 

* Le Pr Jean-Daniel Lelièvre est chef du service d’immunologie clinique et des maladies infectieuses de l’Hôpital Henri-Mondor (Créteil), responsable d’une équipe de recherches à l’Inserm et membre de la Commission technique des vaccinations de la Haute Autorité de Santé.

Vincent Quivy : « Le complotisme commence quand les doutes laissent place aux certitudes »

lundi 7 décembre 2020 à 14:22

Vincent Quivy signe au Seuil un ouvrage, Incroyables mais… faux !*, proposant un panorama de plusieurs dizaines d’« histoires de complots », de JFK au Covid-19 en passant par la mort de Coluche, l’explosion de l’usine AZF, Roswell, « la Terre plate » ou encore « l’État profond ». Entretien.

Incroyables mais… faux !, de Vincent Quivy (Seuil, 2020).

Conspiracy Watch : Selon vous, les gens croient-ils réellement à ces théories du complot ?

Vincent Quivy : Disons que l’adhésion à ces théories est assez fluctuante… Certaines sont très populaires d’autres moins. Comme pour tout, il y a des effets de mode et de fortes différences d’un pays à l’autre. La France est un vieux pays cartésien, par exemple, et les théories basées sur des faits réels — les grandes affaires criminelles, les attentats, les histoires politiques — ont plus de succès que celles liées à des sujets moins factuels (la Terre plate, Roswell). Le poids de la foi, des croyances, est moins important en France qu’aux États-Unis, et les grandes connaissances scientifiques (la Terre, l’espace, etc.) sont, pour une écrasante majorité de Français, considérées comme acquises. En France, si vous parlez d’un complot à propos de la mort de Coluche, vous allez susciter un peu de curiosité, si vous parlez de complot à propos de la forme de la Lune, vous allez susciter le rire ou la gêne.

CW : Certains voient dans le succès d’une vidéo comme « Hold-up » un signe de vitalité démocratique et appellent à ne surtout pas stigmatiser comme « complotistes » ceux qui adhèrent à des théories du complot. Qu’en pensez-vous ?

V. Q. : Je crois que, traditionnellement, les médias français souffrent, dans leur ensemble, d’une trop grande déférence envers le pouvoir et font naître du coup des besoins de contre-feux, de remises en cause, de refus de la parole officielle. L’ampleur des réactions face au film « Hold-up » est de ce point de vue symbolique. Un petit documentaire diffusé sur Internet semblait soudain plus menaçant que les mensonges répétés de l’Exécutif. Cela nourrit bien évidemment le complotisme. Pour autant, est-ce que ce genre de film est un signe de vitalité démocratique ? Je crois plutôt qu’il est le symptôme d’une démocratie affaiblie. Il est salutaire de douter, de vérifier les infos, de remettre en cause le discours gouvernemental, ça c’est la vitalité démocratique. Ce qui l’est moins, c’est quand ces doutes cachent des affirmations insidieusement énoncées reposant, pour la plupart, sur la déformation ou la négation des faits. Le complotisme commence quand les doutes laissent place aux certitudes et que la dénonciation des mensonges engendre la construction de vérités de substitution. Certes, on peut monter ce genre de démonstration sans adhérer à une idéologie précise mais on ne peut ignorer, comme Monsieur Jourdain, qu’on tombe dans ce qu’il est convenu d’appeler le complotisme.

CW : Le complotisme, est-ce si grave, si préoccupant ?

V. Q. : Oui, pour moi, le complotisme est un phénomène inquiétant. D’abord parce qu’il fonctionne comme une réelle idéologie, offrant, souvent mine de rien, tout un cadre et un schéma de pensées. Adhérer à l’une ou l’autre de ces théories, ce n’est pas simplement se montrer réceptif à une histoire particulière, c’est, forcément, accepter de remettre en cause tout un lot de faits et de connaissances, ainsi que ceux qui les diffusent, c’est-à-dire, bien souvent les autorités, les institutions, les savants, les scientifiques, les dirigeants, les médias, etc. C’est une idéologie qui repose par conséquent sur une défiance de ce qui fonde l’essence des démocraties. De plus, elle oppose le « bon sens », c’est-à-dire l’instinct, à la connaissance et la réflexion. Elle est de ce point de vue extrêmement dangereuse puisqu’elle peut permettre de manipuler l’opinion à partir de fausses informations.

CW : Est-ce que ce n’est pas le pouvoir qui, par ses errements, ses manipulations parfois, porte la véritable responsabilité de la situation dans la montée du complotisme aujourd’hui ?

V. Q. : Oui, pour ma part, je suis assez atterré. Quand j’ai commencé à travailler sur les complots (il y a dix ans), mon argument principal était de dire : faire confiance, croire à l’efficacité de nos institutions et de nos dirigeants est essentiel. Or les premiers à dénigrer, à remettre en cause nos institutions, ce sont ceux, pour paraphraser de Gaulle, dont c’est « le devoir, l’honneur, la raison d’être » de les servir et de les protéger. L’arrivée d’Emmanuel Macron, notamment, en renforçant le refus d’un État-providence tel qu’on l’a connu sous la Ve République, c’est-à-dire fort, centralisé, puissant et donc rassurant, pérenne, sinon infaillible du moins digne de confiance, a accéléré le processus. L’État vu comme une start-up a des conséquences sur la confiance qu’on peut avoir dans les institutions — autant que dans Amazon… D’autant que le Président n’a cessé de remettre en cause les institutions en s’en prenant à l’ENA et aux énarques, par exemple, éléments essentiels de l’organisation de l’État ou en nommant à la Justice un avocat qui a fait sa renommée et sa carrière en attaquant l’institution judiciaire. Et que dire de la façon dont l’Exécutif a géré la crise sanitaire sinon que gouverner, ce n’est plus prévoir mais mentir ? C’est un formidable cadeau fait aux complotistes…

CW : En matière de complotisme, les médias, les professionnels de l’information en général, doivent-ils selon vous balayer devant leurs portes ?

V. Q. : Oui, j’aurais tendance à faire un peu la même réponse que pour nos dirigeants à cette nuance près que le traitement médiatique des complots est quand même complexe. Ne pas en parler ou en parler, c’est faire le jeu des complotistes. Jouer aux donneurs de leçon est contre-productif mais leur donner la parole l’est aussi. Il ne faut pas nier cependant que le comportement des médias est le reflet de l’importance qu’a prise l’info-spectacle. Une bonne théorie du complot attire la curiosité et fait de l’audience. J’ai constaté, en travaillant sur les complots de l’affaire Kennedy, le peu d’intérêt que suscitait un livre (ou un intervenant) démontant les théories les plus incongrues. « Quel ennui ! » semblaient dire les journalistes. « Vous êtes sûr que la CIA, Marilyn Monroe ou la Mafia n’ont rien à voir là-dedans ? » Pour contrer cela, on a essayé, avec mon éditeur, pour ce livre, d’insuffler un peu d’humour et de légèreté afin d’intéresser les médias tout en démontant les théories les plus séduisantes. Je vous laisse juge du résultat, sachant que le livre est sorti quasiment en même temps que le documentaire complotiste « Hold-up »…

CW : Vous êtes l’auteur d’un livre, Qui n’a pas tué John Kennedy ? (Seuil, 2013), qui bat en brèche la thèse selon laquelle l’assassinat du président américain en 1963 à Dallas serait le résultat d’un complot d’État. Or cette idée est majoritaire dans l’opinion publique si l’on en croit l’enquête d’opinion Ifop que nous avons réalisée en décembre 2017 en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès. Comment expliquez-vous la persistance de cette théorie du complot ? Y a-t-il des théories du complot dont on peut dire qu’elles ont triomphé ?

V. Q. : Il est vrai que l’idée d’un complot dans l’assassinat de Kennedy est très largement répandue dans l’opinion mais il faut signaler qu’elle décroit au fil du temps. On peut dire malgré tout que c’est l’exemple d’une théorie qui a réussi à s’imposer. Les raisons sont multiples. Elles sont le reflet d’une époque qui voit le développement de la télévision comme média d’info instantané, populaire et mondial et donne ainsi à tous le sentiment d’avoir tous les éléments pour juger et analyser. La période est marquée aussi par de grands mouvements de contestation du pouvoir, qui entraînent une volonté de transparence et la découverte, par ce biais, des turpitudes du FBI et de la CIA, notamment. L’affaire elle-même prête le flanc à ce genre de théories puisque l’assassin, Lee Harvey Oswald, aux motivations assez floues, est abattu dans les locaux de la police par un personnage lui aussi assez mystérieux (Jack Ruby). Il y a là tous les ingrédients propres à créer des théories à succès. Les médias traditionnels — télé, radio, presse écrite et édition — ont joué (et jouent encore) le rôle que l’on attribue aujourd’hui à Internet et aux réseaux sociaux… En manquant de discernement, en refusant de prendre parti au nom de « l’objectivité », en relayant sans cesse des hypothèses douteuses par goût du sensationnel, ils ont contribué à persuader l’opinion de l’existence d’un complot. Cette masse accumulée depuis plus de cinquante ans finit par se nourrir d’elle-même : l’existence de tous ces articles, ces livres, ces reportages, ces films « prouvent » qu’il y a bien un mystère… sinon comment expliquer toute cette littérature ? Aujourd’hui, celui qui défend la thèse du complot peut s’appuyer sur des centaines d’ouvrages et revendiquer des milliers de références allant dans son sens.

 

* Vincent Quivy, Incroyables mais… faux ! Histoires de complots de JFK au Covid-19, Seuil, 2020, 348 pages.

 

Voir aussi :

L’affaire Kennedy, une vérité inaudible

Conspiracy News #49.2020

lundi 7 décembre 2020 à 10:36

L’actu de la semaine décryptée par Conspiracy Watch (semaine du 30/11/2020 au 06/12/2020).

DESCARTES. Douter radicalement de la réalité du monde pour établir de nouvelles certitudes : la méthode déployée par Descartes dans ses Méditations métaphysiques (1641) aurait-elle quelque chose à voir avec la rhétorique complotiste ? Les conspirationnistes, en proie au doute, seraient-ils de lointains héritiers de Descartes ? Pour Denis Kambouchner, auteur de nombreux ouvrages sur le philosophe, dont Descartes n’a pas dit (Belles Lettres, 2015), il n’en est rien : le doute mobilisé par les complotistes n’est qu’une mascarade : « Les complotistes sèment le doute, mais ils ne doutent de rien » (source : Philosophie Magazine, 20 novembre 2020).

Dans la même veine, le journaliste Julien Pain (« Vrai ou fake », sur France Info) s’érige dans un thread contre « cette idée qu’il faut douter de tout tout le temps [et] qu’on peut mettre sur le même plan la parole scientifique et la parole de gourous. Que toutes les sources d’information se valent. Que les preuves et l’enquête ont moins de poids que les suppositions, surtout si elles sentent le souffre. »

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WIKIPÉDIA. L’encyclopédie en ligne Wikipédia a longtemps été pointée du doigt comme peu fiable, au motif que n’importe qui peut modifier les articles. Cette dimension collaborative associée à toute une batterie de règles et de procédures, s’est avérée, en fait, très efficace quand il s’est agi de faire face au torrent de rumeurs et de théories alternatives relatives au virus et à la gestion de la crise sanitaire, qui se déversent, depuis des mois, sur les réseaux sociaux et au-delà. Pour Conspiracy Watch, Maurice Ronai évoque ces défenses qui ont permis que le site ne se transforme en caisse de résonance des théories complotistes autour de la pandémie (source : Conspiracy Watch, 6 décembre 2020).

FRANCESOIR. Les contributeurs de Wikipédia ont pris une série de mesures pour garantir une information objective au sujet du très controversé site « FranceSoir », qui a repris le nom du quotidien français, France-Soir, fondé à la Libération et disparu en 2011. Wikipédia a voulu dissiper toute confusion entre les deux médias en ajoutant, en tête de leurs deux pages respectives, un avertissement rappelant qu’ils ne doivent pas être confondus l’un avec l’autre. Rappelons que le nouveau média en ligne, dirigé par Xavier Azalbert, a pris son essor avec la pandémie de Covid-19 et affiche un goût prononcé pour les théories du complot.

ANTIVAXX. Géographe spécialisée en santé publique, Lucie Guimier explique dans une tribune parue dans Le Monde qu’il existe, « entre le nord et le sud de la France, des disparités territoriales sur l’opposition à la vaccination ». La chercheuse note que des « médecins ou soignants dissidents ainsi que des acteurs politiques en quête d’électeurs jouent un rôle dans la progression de ce scepticisme » (source : Le Monde, 23 novembre 2020).

PERRONNE. Dans une lettre ouverte publiée sur Google Drive le 30 novembre et largement relayée par la complosphère, le professeur Christian Perronne dénonce un « risque réel de transformer nos gènes définitivement » avec le vaccin contre la Covid-19, et se dit « fier » d’être qualifié de « complotiste » (source : Conspiracy Watch (Twitter), 2 décembre 2020).

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BIGARD. Invité d’une émission sur France Bleue, Jean-Marie Bigard a expliqué que le terme « complotisme » servirait à disqualifier une vérité en avance sur son temps, citant notamment une phrase attribuée au philosophe Arthur Schopenhauer. Problème, cette citation, très en vogue dans la rhétorique complotiste est fausse, comme le montre les Décodeurs (source : Le Monde, 2 décembre 2020).

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PANDÉMIE. Dans un long entretien à France Info, Olivier Klein, professeur de psychologie sociale à l’Université libre de Bruxelles, analyse les raisons et les conséquences de l’explosion des théories du complot depuis le début de la pandémie. Il conclut notamment sur le danger qu’elles représentent pour la démocratie : « Le complotisme a des conséquences politiques. Pour fonctionner dans une démocratie comme la nôtre, il faut avoir une réalité partagée, il faut qu’on s’entende sur un certain nombre de principes, de croyances de base. […] Avec la division de l’espace médiatique, accentuée par les réseaux sociaux, il y a vraiment un danger que les gens n’aient plus aucune référence commune. A ce moment-là, il n’y a plus moyen de discuter » (source : France Info, 1er décembre 2020).

VACCIN ET ANTIVAXX. Parmi les technologies nouvelles contre la Covid-19 figurent les « vaccins à ARN », qui utilisent une petite partie de l’information génétique du SARS-CoV-2, l’agent pathogène de la maladie. Face à la crainte de certains de ses lecteurs de voir cette technologie modifier l’ADN des malades, Sciences et Avenir explique en quoi cette inquiétude est infondée (source : Sciences et Avenir, 27 novembre 2020).

À voir à ce sujet, l’intervention du professeur Bruno Lina dans l’émission C dans l’air : « Cette histoire d’ARN qui viendrait modifier le code génétique, il suffit de connaître un tout petit peu la biologie des cellules pour savoir que c’est impossible. Mais c’est très simple de dire que c’est dangereux » (source : C dans l’air (Twitter), 2 décembre 2020).

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Dans une vidéo partagée des milliers de fois sur Facebook en quelques jours, le Dr Louis Fouché, animateur du site REINFO COVID, affirme qu’en raison des mutations du nouveau coronavirus, « le vaccin ne peut pas fonctionner ». C’est faux : le Sars-CoV-2 subit des mutations en permanence, ce qui est le mode de fonctionnement normal d’un virus, et à ce jour, les variations observées n’ont pas de conséquences notables sur son comportement et n’empêchent pas le principe d’un vaccin, expliquent plusieurs scientifiques (source : AFP, 17 novembre 2020).

PRO-VACCINS. Qui sont les « vaxxeuses », qui démontent les discours anti-vaccins sur les réseaux sociaux ? Un collectif de citoyens militants, partisans du rationalisme, engagés contre les anti-vaccins. Actifs sur Facebook et Twitter, le groupe propose de la vérification d’informations et des articles de vulgarisation scientifique sur la question sensible de la vaccination. Un groupe qui existe depuis 2017, à découvrir dans un entretien à L’Obs (source : L’Obs, 2 décembre 2020).

RAPPEL À l’ORDRE. Sénateur (LR) et médecin radiologue, Alain Houpert s’est vu rappeler à l’ordre, via Twitter, par le conseil de l’Ordre des médecins après avoir posté un message sur ce même réseau selon lequel les « seniors » s’apprêteraient à servir, au gouvernement, de « cobayes » pour la vaccination…

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DOMINION. Un mois après l’élection américaine, dans son refus de concéder la victoire à Joe Biden, le président sortant Donald Trump continue de jeter le discrédit sur le système électoral américain. Après la mise en cause du vote par correspondance, il s’en prend désormais à la firme canadienne Dominion, accusée d’avoir permis de falsifier les résultats. Une stratégie en deux temps, néanmoins dépourvue de fondement (source : RFI, 4 décembre 2020).

SOROS. Une vidéo et un article partagés plusieurs milliers de fois sur les réseaux sociaux affirment que le milliardaire George Soros a été « arrêté » à Philadelphie (États-Unis) pour « ingérence électorale ». C’est faux : un porte-parole de la fondation Open Society de George Soros et la police de la Philadelphie ont démenti l’affirmation auprès de l’AFP, et l’acte d’accusation brandi comme preuve est un faux (source : AFP, 1er décembre 2020).

QANON. Joe Biden porte une « botte » médicale à la suite d’une chute survenue en jouant avec son chien. Il n’en a pas fallu davantage pour que des adeptes de QAnon diffusent l’infox selon laquelle il s’agirait d’un bracelet électronique

TRUNEWS. Le pasteur Rick Wiles est le fondateur de TruNews, un site complotiste à caractère raciste et antisémite, qui avait accès à la Maison Blanche sous la mandature de Donald Trump, et qui y a été invité. Dans une émission récente, Wiles a dit espérer que Donald Trump et William Barr, procureur général, fusilleront les démocrates, les gauchistes, les scientifiques et les enseignants. Tout simplement « parce qu’ils le méritent »… (source : Twitter, 30 novembre 2020).

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À noter que Barr a contesté les affirmations de Trump, en déclarant mardi 1er décembre que le ministère de la Justice américain n’avait découvert aucune preuve de fraude électorale généralisée susceptible de modifier le résultat des élections présidentielles (source : AP News, 1er décembre 2020).

FUENTES. Alors qu’il ne fait plus de doute depuis le 7 novembre dernier que Joe Biden a remporté l’élection présidentielle américaine, une partie importante des partisans de Donald Trump refuse toujours de regarder la réalité en face. Le 9 novembre, Nick Fuentes, un militant pro-Trump de 22 ans et une figure montante de l’Alt-Right, a affirmé dans un tweet que Trump avait été réélu pour un autre mandat « après avoir été trahi par Fox News, l’establishment républicain, le ministère de la défense et l’État d’Israël, qui ont tous conspiré contre lui » (source : Conspiracy Watch, 2 décembre 2020).

MINTPRESS NEWS. Dans un article du Monde où sont présentées des réactions de médias internationaux, inquiets d’une « dérive vers la pression », en France, à la suite du passage à tabac de Michel Zecler par un groupe de policiers, on rencontre une mention du « média indépendant MintPress News ». Le journaliste Élie Guckert rappelle opportunément qu’il s’agit d’un média de propagande pro-Assad, qui a notamment affirmé, en 2013, que les rebelles étaient responsables de l’attaque chimique de la Ghouta (Syrie). MintPress News relaie aussi des contenus issus de sites de propagande comme ZeroHedge et Press TV.

GREAT RESET. « The Great Reset », c’est cette théorie conspirationniste qui a inspiré le film « Hold-up ». À Paris, New York, Jérusalem ou Toronto, des dizaines de milliers d’internautes s’alarment d’une vaste conspiration qui aurait pour but d’asseoir le contrôle d’une petite élite sur l’humanité toute entière. L’Obs a enquêté sur cette folle rumeur (source : L’Obs, 5 décembre 2020).

FRANCE INTER. Notre ami et collaborateur Tristan Mendès France s’est vu confier une chronique hebdomadaire chaque vendredi dans le 7/9 de France Inter, l’émission matinale animée par Nicolas Demorand et Léa Salamé. Le sujet de cette première intervention : le problème posé par les algorithmes du site web de la Fnac (source : France Inter, 3 décembre 2020). Tristan Mendès France a également répondu aux questions de Benjamin Perrin, portant sur son engagement, sur son blog « Plumes With Attitude ».

À ÉCOUTER. Le septième épisode du podcast des « Déconspirateurs » est en ligne. Tristan Mendès France et Rudy Reichstadt y discutent de l’actualité conspirationniste de la semaine écoulée : médias et complotisme, populisme journalistique, QAnon et les antivaxx, Bigard, Valeurs Actuelles, « questionnisme » et… quelques conseils de lecture.

Covid-19 : Wikipédia fait figure d’îlot de rationalité dans un océan de rumeurs

dimanche 6 décembre 2020 à 10:18

Le respect des principes, règles et recommandations de l’encyclopédie collaborative en ligne a permis qu’elle ne se transforme pas en caisse de résonance des théories complotistes autour de la pandémie de coronavirus.

Montage CW.

Quand on cherche « coronavirus » ou « Covid-19 » dans un moteur de recherche, les articles de Wikipédia apparaissent, comme beaucoup d’autres requêtes, en tête des résultats. Cela tient au mode de fonctionnement des moteurs qui privilégient les sites très visités (Wikipédia fait partie des dix sites web les plus consultés dans le monde) et qui disposent de nombreux liens entrants et sortants.

Wikipédia a longtemps été pointé du doigt comme peu fiable, au motif que n’importe qui peut modifier les articles. Cette dimension collaborative (l’implication d’un grand nombre de contributeurs, surtout en période de crise, quand l’événement est en train de se dérouler), associée à toute une batterie de règles et de procédures, s’est avérée, en fait, très efficace quand il s’est agi de faire face au torrent de rumeurs et de théories alternatives relatives au virus et à la gestion de la crise sanitaire, qui se déversent, depuis des mois, sur les réseaux sociaux et au-delà.

Comme c’est le cas dès qu’un événement survient, le public s’est massivement tourné vers Wikipédia (975 millions de pages vues sur la version francophone pour le seul mois de mars 2020). Selon Wiki Rider, un blog spécialisé dans le suivi de l’actualité wikipédienne, « la pandémie a eu un fort impact sur la consultation de Wikipédia en langue française. » Parmi les 10 articles les plus consultés en mars, 9 concernaient directement ou indirectement le Covid 19. « Il n’est pas fréquent que les articles soient consultés plus d’un million de fois par mois » note Wiki Rider. « En 2019, ce ne fut le cas qu’à trois reprises [pour les entrées] Cathédrale Notre-Dame de Paris, Jacques Chirac et Karl Lagerfeld. »

L’autre fait marquant, c’est la réactivité des wikipédiens, ces bénévoles qui rédigent, corrigent, complètent, actualisent les pages Wikipédia.

La page consacrée à la pandémie a été créée dès le 19 janvier, suivie le 23 janvier par une page consacrée au SARS-CoV-2. Ces pages s’enrichirent au fil des jours et enflèrent, à tel point qu’il devint nécessaire de décliner la page pandémie en pages spécialisées par zones géographiques (Pandémie de Covid-19 en Italie le 27 février, Pandémie de Covid-19 en France le 29 février), ou par thématiques (« Xénophobie et racisme liés à la pandémie de Covid-19  » le 26 février, « Conséquences économiques, sociales et environnementales de la pandémie de Covid-19  » le 15 mars).

Sur le modèle de la Chronologie de la pandémie de Covid-19 (créée le 25 février), une Chronologie de la pandémie de Covid-19 en France fut ouverte le 24 mars : elle documente jour après jour le nombre de cas et de décès, les alertes, les mesures prises par les autorités, les propos et déclarations des ministres, les interventions publiques de scientifiques.

Très vite, certaines pages cristallisent des controverses : c’est naturellement le cas de la page « Développement et recherche de médicaments contre la Covid-19  » (ouverte le 24-mars). Celle-ci, à l’instar des pages « Chloroquine  » et « Hydroxychloroquine », plus anciennes, sera le théâtre de batailles rangées mobilisant des références à des études et à des essais cliniques autour des thèses du Pr Didier Raoult, qui déboucheront sur la création le 28 juin d’une page dédiée à la « Controverse sur le traitement de la maladie à coronavirus 2019 par l’hydroxychloroquine  ».

L’apparition des premières rumeurs et théories du complot va également donner lieu à la création d’une page dédiée (« Désinformation sur la pandémie de Covid-19  ») à partir du 26 mars 2020. Leur prolifération contraint les contributeurs à structurer cette page en dix sections (théories du complot, étendue de la pandémie, désinformation médicale, désinformation liée aux systèmes et aux autorités, désinformation par pays et secteurs, désinformation des gouvernements, régimes alimentaires), elles mêmes décomposées en une centaine de sous-sections (une arme biologique chinoise, une arme biologique américaine, théories du complot d’inspiration antisémite, une opération d’espionnage, régime de contrôle de la population, affirmations que le coronavirus n’est pas nouveau, fabrication artificielle du virus, publications détournées, fabrication sur la base du virus du sida, etc.). Chacune de ces théories ou rumeurs est documentée. La section « Notes et références » de la page consacrée à la désinformation compte à elle seule 427 sources.

Les pages créées au fil des semaines dressent ainsi un tableau factuel, documenté et, pour la plupart d’entre elles, remarquablement à jour. Les contributeurs veillent à actualiser les informations jour après jour.

Un afflux de nouveaux contributeurs

Comme c’est le cas pour chaque événement majeur ou crise, une vague de nouveaux contributeurs est venue s’ajouter au socle traditionnel de « wikipédiens ». « Plusieurs visions vont s’opposer [pour documenter l’épidémie]. Les nouveaux contributeurs ont tendance à produire très rapidement du contenu et à documenter le sujet avec une approche journalistique », observent les chercheuses Caroline Rizza et Sandrine Bubendorff, qui étudient l’encyclopédie libre depuis trois ans au sein de l’Institut Interdisciplinaire de l’Innovation:

« Les contributeurs plus réguliers témoignent d’une pratique spécifique pour ce type d’article, à savoir ne pas intervenir immédiatement. Ils attendent un ou plusieurs jours que les contributions se stabilisent de manière à réviser l’article plus en profondeur sur le fond et la forme. Ils ont donc plutôt une approche encyclopédique. Ils réfléchissent à l’évènement traité sous l’angle du savoir : l’information doit durer dans le temps. […] Les contributeurs réguliers interviennent d’ailleurs en général dans un second temps sur les pages liées aux crises, une fois que les contenus produits simultanément à l’événement se stabilisent. Ils effectuent un travail éditorial en éliminant les anecdotes pour ne garder que la synthèse importante, en restructurant les pages, en améliorant les sources… »

Caroline Rizza et Sandrine Bubendorff ont observé une intense activité au niveau des pages secondaires de Wikipédia (fils de discussion propre à chaque article, bistro) destinées aux échanges entre contributeurs : « Les premiers débats sont en général sur la pertinence même de créer une page dédiée ou non : est-ce que les faits sont suffisamment importants pour paraître dans une encyclopédie ? […] Ces débats sont intéressants puisqu’ils permettent de voir comment les événements sont hiérarchisés. Avec toujours sur Wikipédia, cette volonté de produire du savoir encyclopédique, pérenne ».

Primauté de sources fiables et « reconnues »

Le mensuel californien Wired a entrepris de comprendre « comment Wikipedia protége de la propagation de la désinformation sur les coronavirus ». « Les articles sur les coronavirus sur Wikipédia en anglais sont surveillés par près de 150 éditeurs intéressés et experts en médecine et en santé publique. […] Une fois qu’un article a été signalé comme ayant trait à la médecine, il est inspecté de très près. Alors qu’un article du New York Times ou du Wall Street Journal constitue généralement une source fiable pour Wikipédia, les rédacteurs médicaux exigent des contributeurs qu’ils s’appuient sur des articles de revues à comité de lecture et des auteurs affiliés à des centres de recherche de premier plan ».

Dans la version francophone, les débats ont également été vifs entre contributeurs pour savoir quelles sources scientifiques prendre en compte : « Ne faut-il parler que des articles scientifiques publiés ? Faut-il intégrer les articles en cours de relecture par les pairs ? » Les contributeurs réguliers y rappellent régulièrement aux nouveaux que Wikipédia ne traite que des sources secondaires. « Il faut que l’information existe ailleurs pour être citée dans Wikipédia, et ces sources doivent faire consensus. Le contenu mis en avant doit donc être vérifié, crédible, ce qui impose une temporalité différente de la mise en ligne d’informations de sources primaires ». Pour illustrer cette problématique, Caroline Rizza et Sandrine Bubendorff évoquent le débat sur les meilleures sources à utiliser pour référencer les chiffres de nombres de cas et de décès liés à l’épidémie de Covid-19.

La capacité de Wikipédia à résister à l’infodémie et à publier des informations fiables agrégées repose sur ses principes fondateurs (comme la pertinence encyclopédique ou la neutralité de point de vue) et ses règles (comme la primauté de sources secondaires) qui encadrent l’activité des contributeurs et permettent de trancher les fameuses controverses et autres « guerres d’édition ».

L’une des plus récentes décisions de l’encyclopédie en ligne fut ainsi d’avoir dissocié, le 16 novembre dernier, la page consacrée à l’ancien quotidien généraliste France-Soir de celle concernant le site Francesoir.fr dirigé par Xavier Azalbert et devenu un blog faisant la part belle aux théories du complot en tous genres.

Le respect de ces principes, règles ou recommandations repose sur des outils techniques, comme les alertes (qui permettent de détecter immédiatement et de rectifier les fausses informations, volontaires ou pas) ou encore les bandeaux d’édition (qui signalent au lecteur la qualité ou les insuffisances de l’article) ainsi que sur des mécanismes plus informels comme les discussions sur une page dédiée. Et qui ont permis que Wikipédia ne se transforme pas en caisse de résonance des théories complotistes autour de la Covid-19.

 

Sources : Wired, 15 mars 2020 ; I’MTech, 28 avril 2020 ; Sciences & Avenir, 26 mai 2020 ; Labo Société Numérique, 23 septembre 2020.

Voir aussi :

Que faire contre la désinformation russe ?

Nick Fuentes, ce podcasteur d’extrême droite qui accuse Israël d’avoir « conspiré » contre Trump

mercredi 2 décembre 2020 à 07:21

Cette figure montante de l’Alt-Right reproche à Fox News et à l’État hébreu d’avoir trahi le président sortant.

Nick Fuentes interviewé dans la rue (capture d’écran YouTube/Andy Ngo, 20/12/2019).

Alors qu’il ne fait plus de doute depuis le 7 novembre dernier que Joe Biden a remporté l’élection présidentielle américaine, une partie importante des partisans de Donald Trump refuse de regarder la réalité en face. Le 9 novembre, Nick Fuentes, un militant pro-Trump de 22 ans, a affirmé dans un tweet que Trump avait été réélu pour un autre mandat « après avoir été trahi par Fox News, l’establishment républicain, le ministère de la défense et l’État d’Israël, qui ont tous conspiré contre lui. »

L’Institute for Strategic Dialogue (ISD), un think-tank britannique consacré à la lutte contre l’extrémisme, a pu établir que ce post a été partagé des centaines de fois dans des groupes antisémites sur les réseaux sociaux.

Tweet de Nick Fuentes dénonçant les « trahisons » de « Fox News, l’establishment républicain, le ministère de la défense et l’État d’Israël » contre Donald Trump – capture d’écan Twitter

En dépit de son apparence policée et juvénile, Nick Fuentes est un militant d’extrême-droite adepte du white supremacism. Celui qui appelait en 2017 à « tuer les mondialistes [qui] contrôlent les médias » (une expression derrière laquelle de nombreux commentateurs voient un moyen indirect de désigner les Juifs) reste à ce jour un partisan indéfectible du président sortant. S’il a pu critiquer Donald Trump par le passé pour sa proximité jugée trop grande avec Israël, Fuentes voit en lui un rempart contre ceux qui voudraient en finir avec la race blanche.

Fuentes appartient à cette mouvance ultra-conservatrice qui considère les Républicains comme trop timorés. Au point d’appeler, récemment, à « détruire le Parti républicain ». Bien que rejeté par la majeure partie des conservateurs américains, qui condamnent son extrémisme, le jeune homme bénéficie d’une audience certaine sur Internet, notamment auprès de ses 126 000 abonnés sur Twitter, où il fait montre d’une activité soutenue, ou via le podcast politique qu’il anime, America First. Il a néanmoins été bannis des réseaux sociaux Twitch et Reddit pour avoir publié des propos provoquant à la haine, avant de voir sa chaîne fermée par YouTube en février 2020 pour les mêmes raisons.

« Élites mondialistes sataniques »

Nick Fuentes s’est montré particulièrement actif lors des récentes manifestations dénonçant de prétendues fraudes lors de l’élection présidentielle de novembre 2020. Lors du rassemblement Make America Great Again, organisé à Washington le samedi 14 novembre, il s’est exprimé publiquement pour expliquer que le président Trump se battait contre des « élites mondialistes sataniques » qui s’opposent à « nous, le peuple du Christ ». Fuentes a également déclaré qu’il attendait « avec impatience le jour où Ben Shapiro », animateur de radio d’origine juive et figure de la twittosphère conservatrice, « confessera que Jésus est le Seigneur. »

Le 9 novembre toujours, dans un autre tweet partagé près de 600 fois, Fuentes relayait un post du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou félicitant Joe Biden et Kamala Harris pour leur victoire, assorti du commentaire : « Il semble que les Groypers avaient raison à propos d’Israël. »

Tweet de Nick Fuentes « il semble que les Groypers avaient raison à propos d’Israël » (source : Twitter).

L’« armée des Groypers » est un réseau informel de jeunes suprématistes blancs apparu en 2017 et dont Nick Fuentes est l’un des principaux animateurs, aux côtés par exemple de Patrick Casey, leader d’un groupuscule considéré comme néo-nazi et récemment dissous, l’American Identity Movement.

Le nom « Groyper » vient de Pepe the Frog, un personnage de BD devenu un emblème de l’Alt-Right qui le met en scène dans des mèmes racistes et antisémites. Le plus souvent, la grenouille est représentée sous sa variante dite du « Groyper », un Pepe the Frog plus flasque que l’original et qui fait reposer son menton sur ses mains, l’air circonspect.

L’emblème des Groypers.

Pour rendre leur idéologie plus présentable, les Groypers se réclament surtout du christianisme ou des valeurs traditionnelles, mais prônent en réalité des positions radicales contre les minorités ethniques, les migrants, les Juifs et Israël, les Musulmans, les groupes LGBT, les féministes ou encore le multiculturalisme. Leur objectif est de faire dériver la très puissante mouvance conservatrice américaine vers le suprématisme blanc. S’ils sont surtout actifs sur Internet, les Groypers se sont notamment fait connaître en venant perturber avec des questions volontairement provocatrices les réunions de groupes conservateurs mainstream, qu’ils jugent trop modérés ou inféodés aux « intérêts non-blancs » – comprendre : les intérêts d’Israël, pour l’essentiel.

Avant d’accuser Israël et Fox News d’avoir conspiré contre Trump, Fuentes avait, dans une vidéo postée l’année dernière, comparé les Juifs des camps de concentration à des biscuits dans un four et repris à son compte un argumentaire de facture négationniste selon lequel seulement « 200 à 300 000 Juifs » auraient péri pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a également affirmé que la ségrégation des Noirs était « meilleure pour eux », ou encore qualifié Matt Walsh, chroniqueur au Daily Wire, de « goy du shabbat et traître à sa race », car le directeur de ce média, Ben Shapiro, est juif.

Des enquêtes d’opinion ont montré que les Juifs israéliens ont très largement soutenu Donald Trump, tandis que les Juifs américains ont au contraire en grande majorité voté pour le candidat démocrate.

 

Voir aussi :

Pourquoi la rhétorique antisémite de Trump va s’intensifier