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Yuval Noah Harari, nouvelle bête noire de la complosphère

samedi 4 juin 2022 à 18:39

Accusé de participer à un plan mondial de contrôle des populations, l’historien israélien est depuis des semaines la cible de plusieurs médias conspirationnistes.

Yuval Noah Harari (capture d’écran France 5/YouTube, 15/09/2017).

Après Bill GatesGeorge Soros ou encore Jacques Attali, les complotistes auraient-ils trouvé leur nouveau bouc émissaire ? Depuis quelques semaines, l’écrivain israélien Yuval Noah Harari se voit désigné par la complosphère francophone comme le pape du transhumanisme et l’instigateur d’un plan visant à établir un « Nouvel Ordre Mondial ».

L’auteur de 46 ans, diplômé d’histoire médiévale au Jesus College d’Oxford, travaillerait dans l’ombre de personnalités influentes pour établir un contrôle biologique des individus. Les accusations se basent principalement sur un essai paru en 2017, Homo Deus, dans lequel Harari explore l’hypothétique futur de l’espèce humaine, ainsi que sur diverses interviews de l’historien portant sur le transhumanisme.

Les ouvrages d’Harari portant sur l’Homme et son évolution (Sapiens en 2014, Homo Deus en 2016 et 21 questions pour le XXIème siècle en 2018) ont parfois été critiqués par des académiciens renommés tels que lanthropologue Christopher Robert Hallpike, ce dernier considérant le travail de l’écrivain comme relevant de l’« infotainment ». Harari s’est progressivement orienté vers la futurologie dans ses essais et ses entretiens, évoquant divers sujets, de l’implantation de puces électroniques sous la peau au contrôle des populations. Dans la troisième partie d’Homo Deus, l’historien aborde frontalement la question du libre-arbitre et l’avénement des intelligences artificielles. Les thèmes traités par l’auteur à succès ne sont que prospectives, mais s’avèrent constituer un terreau fertile pour l’imaginaire conspirationniste.

Le vidéaste complotiste Christophe Bourloton, qui anime la chaîne « Vivre Sainement », explique ainsi qu’Harari serait l« architecte du Plan », dun « chaos organisé ». Cette idée de plan est reprise sur d’autres blogs, sous le nom de « Great Reset » (« Grande Réinitialisation » en français). Il s’agit d’un terme utilisé dès le mois de mai 2020 par Klaus Schwab, président du Forum économique mondial de Davos. Rapidement, le concept de « Great Reset » se voit arraisonné par les conspirationnistes, qui l’interprètent comme une étape du plan des élites pour instaurer un « Nouvel Ordre Mondial ». Le brulot fantaisiste « Hold-Up », sorti en novembre 2020, achèvera de populariser cette théorie du complot.

C’est ici que l’intrigue se noue. Yuval Noah Harari intervenait en effet en février 2020 au Forum économique mondial, dans un long discours sur les défis que la société mondialisée aura à affronter à l’avenir. L’essayiste y évoquait la triple menace de la guerre nucléaire, de l’effondrement écologique, et du creusement des inégalités dues aux nouvelles technologies. Il mettait en garde le public contre un décrochage entre les élites et le reste de la population, soumise à une évolution trop rapide de la technologie, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle.

D’aucuns n’ont pas hésité à transformer cet exercice de prospective en prédictions apocalyptiques dont son auteur se réjouirait. Des analogies entre le discours d’Harari et des propos de Klaus Schwab sur le transhumanisme ont permis à certains de présenter le premier comme le bras droit du second. Le blog conspirationniste Le Courrier des Stratèges [archive] (repris par Profession Gendarme) titre ainsi : « Harari, le gourou liberticide qui chuchote à l’oreille de Klaus Schwab ». Le terme de « gourou » est un qualificatif que l’on retrouve dans plusieurs articles consacrés à Harari, dont un publié sur le site de Valeurs actuelles en 2018.

« Psychopathe »

Le Courrier des Stratèges explique par exemple que « Yuval Noah Harari a définitivement fait basculer Klaus Schwab dans la folie idéologique et l’envie de transformer le monde, plus simplement de l’interpréter. Au moment où le Blofeld de Davos [« Blofeld » est le nom du chef de l’organisation SPECTRE, dans James Bond – ndlr] était accablé par le Brexit et la victoire de Trump – le réveil des peuples pour leur liberté – Harari est arrivé et lui a soufflé à l’oreille des mots réconfortants, apparemment brillants ». Pourtant, aucun document ne vient étayer l’idée selon laquelle Harari serait le « bras droit » ou un conseiller de Schwab, ni même que les deux hommes seraient particulièrement proches. Cette intox est exclusivement relayée par des plateformes complotistes telles qu’AgoraVox, WeLoveTrump.com ou encore le site néo-nazi Renegade Tribune.

Sur Twitter, « Vivre Sainement » désigne Harari comme un « psychopathe » et prétend qu’Emmanuel Macron n’est qu’une « marionnette de ces illuminés, programmé à obéir et à détruire ». Un montage vidéo compile une série d’extraits d’interviews du médiéviste israélien. Ce dernier explique que, dans le futur, « le contrôle ne se fera pas seulement via des caméras ou de la reconnaissance faciale, mais que la Covid a fait évoluer les mentalités et qu’il serait envisageable d’appliquer une surveillance biologique des individus ».

Source : Twitter, 30/04/2022.

Ces extraits, tronqués et sortis de leurs contextes, ne permettent pas d’analyser l’intégralité du discours tenu par le futurologue. S’il explique que ses propos sont des « prédictions », rien ne permet d’accréditer la thèse fantaisiste d’un projet eugéniste ou totalitaire de la part d’Harari. Au contraire : dans un entretien accordé à la firme GE Technology Infrastructure, il fait part de ses inquiétudes s’agissant des évolutions possibles qu’il décrit :

« Si l’humanité continue simplement à suivre ses modèles économiques, scientifiques et politiques actuels, il est très probable que les humains deviendront des dieux d’ici un siècle ou deux tout au plus. Pourtant, la même technologie qui peut transformer les humains en dieux peut aussi les rendre inutiles. […] L’essor de l’IA, qui se passe des composants organiques et cherche à créer des êtres totalement non organiques, est une évolution particulièrement importante et extrêmement inquiétante. Je ne pense pas qu’une IA anéantira l’humanité par une frappe nucléaire, comme dans un film de science-fiction hollywoodien. Le danger le plus probable est que l’IA rende la plupart des humains inutiles. »

Les positions d’Harari sur le libre-arbitre sont parmi celles qui lui sont le plus fréquemment reprochées, les complotistes suggérant que l’écrivain appelerait de ses voeux l’avènement d’une société d’esclaves dénués de volonté propre. Un compte Twitter partageait notamment le 22 février 2022 une série de courtes vidéos. Dans l’une d’elles, d’une durée de 19 secondes, Harari assure que « l’idée selon laquelle il existe une capacité de libre-arbitre, une intimité de l’esprit qui permet de faire des choix propres, tout cela est terminé ». Dans une interview de 35 minutes accordée à l’Université hébraïque de Jérusalem, l’historien précise son point de vue :

« Pour la première fois dans l’histoire, certains gouvernements et entreprises ont le pouvoir de ‘pirater’ les êtres humains. On parle beaucoup du ‘piratage’ des ordinateurs, des smartphones, des comptes bancaires… Mais la grande histoire de notre époque, c’est la capacité à pirater les êtres humains. Je veux dire que si vous avez suffisamment de données et de puissance de calcul, vous pouvez comprendre les gens mieux qu’ils ne se comprennent eux-mêmes. Et ensuite, vous pouvez les manipuler d’une manière qui, auparavant, était impossible. Dans une telle situation, l’ancien système démocratique cesse de fonctionner. Nous devons réinventer la démocratie pour cette nouvelle ère dans laquelle les humains sont désormais des animaux ‘piratables’. Vous savez, l’idée que les humains ont […] leur libre-arbitre, que personne ne sait ce qui se passe en moi quand je fais un choix, que ce soit aux élections ou au supermarché… : c’est terminé. […] Vous devez réaliser qu’aujourd’hui, en pratique, nous avons la technologie pour ‘pirater’ les êtres humains à grande échelle. »

Harari explique qu’à l’ère de la circulation d’un volume gigantesque de données personnelles, le libre-arbitre est en passe de devenir une notion caduque, illusoire. Un constat qui renoue avec une tradition philosophique déjà présente chez Spinoza ou Nietzsche.

La désignation de Yuval Noah Harari comme nouveau bouc émissaire de la complosphère ne doit pas faire oublier la fragilité intrinsèque de ces thèses conspirationnistes. La faille de ces raisonnements spécieux, c’est peut-être l’historien lui-même qui l’a le mieux décrite, dans une tribune publiée dans le New York Times sur les théories du complot et traduite en français par Peggy Sastre pour Le Point. Laissons-lui le mot de la fin :

« Les théories de la cabale mondiale souffrent d’un même défaut fondamental : elles partent du principe que l’histoire est très simple. […] Un petit groupe de gens peut tout comprendre, prévoir et contrôler, des guerres aux révolutions technologiques en passant par les pandémies. Une aptitude particulièrement remarquable de ces gens ? Réussir à avoir dix coups d’avance sur le plateau de jeu mondial. […] Sauf que le monde est, évidemment, beaucoup plus compliqué que ça. […] En comprenant qu’aucune cabale ne peut à elle seule contrôler en secret le monde entier, on ne se contente pas d’être dans le vrai – on gagne aussi en pouvoir. »

 

Voir aussi :

Bill Gates (théories du complot sur – )

Antisémitisme, négationnisme et apologie du terrorisme brouillent l’image de la Deutsche Welle

mardi 31 mai 2022 à 08:59

Le média allemand d’information internationale a publié au début du mois de février un rapport sur les cas d’antisémitisme caractérisé répertoriés chez une partie de ses employés.

Montage CW.

Le 7 février dernier, Naser Shrouf, le directeur de la rédaction arabe de la Deutsche Welle, a démissionné de ses fonctions. C’est le dernier acte d’un scandale déclenché fin novembre 2021, avec la parution, dans la Süddeutsche Zeitung, d’une enquête mettant au jour des posts Twitter et Facebook à caractère antisémite publiés par des journalistes – deux Libanais et trois Palestiniens – placés sous l’autorité de Shrouf.

Pour le média libanais Megaphone, les accusations d’antisémitisme visant ces journalistes ne tiennent pas. Ils se seraient contentés d’« exprimer leur soutien à la cause palestinienne ou de condamner le Sionisme ». En les « punissant », la Deutsche Welle attenterait à leur liberté d’expression.

La Deutsche Welle est l’équivalent allemand de RFI et France 24. Institué en 1953, le service public d’information international de l’Allemagne émet dans 30 langues pour la radio et quatre pour la télévision : l’allemand, l’anglais, l’espagnol et l’arabe.

La découverte de faits d’antisémitisme au sein d’un média public allemand a bien évidemment fait les gros titres de la presse nationale. Alors que la direction de la Deutsche Welle semblait vouloir minimiser la gravité de l’affaire en présentant ces faits comme des dérapages isolés, le magazine en ligne VICE a publié quelques jours plus tard des articles (ici, et encore ) révélant des partenariats avec des médias moyen-orientaux promouvant une vision du monde peu conforme aux valeurs que la Deutsche Welle est censée véhiculer. D’autres médias allemands, comme Die Welt, ont poursuivi l’enquête, révélant notamment que la tolérance à l’égard de l’antisémitisme et de l’islamisme était un problème qui se posait aussi concernant une partie des invités de la chaîne en langue arabe.

Dès lors, une commission d’enquête exceptionnelle a été formée et a commencé à examiner le bien-fondé des partenariats de la Deutsche Welle dans le monde arabe et à réévaluer ses exigences en matière de recrutement et de déontologie journalistique. Objectif : éviter de devenir le porte-voix de quelque propagande que ce soit.

A l’issue de deux mois d’enquête, la commission a présenté ses conclusions dans un rapport de 56 pages sur les allégations portées contre la rédaction arabe de la Deutsche Welle. Le document confirme et complète les allégations de la Süddeutsche Zeitung et de VICE. De nouvelles révélations publiées début mai 2022 par l’édition dominicale de Die Welt achèvent de montrer que les attitudes antisémites et anti-israéliennes étaient encore plus répandues qu’on ne le savait au sein de la Deutsche Welle.

Non seulement la mise à l’écart des cinq journalistes incriminés a été confirmée, mais onze autres cas (huit découverts grâce aux recherches de la commission et trois par la Deutsche Welle elle-même) sont venus s’ajouter à la liste et doivent encore faire l’objet d’une enquête plus approfondie afin de déterminer si ces soupçons justifient un licenciement. Par ailleurs, un plan en dix points qu’elle s’est imposée doit désormais garantir que les valeurs de la Deutsche Welle soient, à l’avenir, reconnues par un engagement écrit par tous ses collaborateurs. Parmi ces valeurs : le refus de l’antisémitisme, compris en référence à la définition de travail de l’antisémitisme élaborée par l’IHRA qui inclut la reconnaissance du droit d’Israël à exister et le rejet de la négation ou de la minimisation de la Shoah.

Activisme

Le journaliste libanais Bassel Aridi était, jusqu’à la parution de l’enquête de la Süddeutsche Zeitung, le chef du bureau de la Deutsche Welle à Beyrouth. Selon le journal allemand, Aridi a supprimé un certain nombres de ses tweets – mais les discussions apparentées aux tweets supprimés demeuraient, elles, toujours accessibles.

Ainsi, commentant le séjour du patriarche libanais Bechara Boutros Rahi en Israël – voyage officiellement interdit par le Liban à ses ressortissants –, Aridi écrivait : « Quiconque a à voir avec les Israéliens » est un « collaborateur » et que « toute recrue dans les rangs de leur armée » est un traître et doit être exécuté.

Interrogé par la Süddeutsche Zeitung, Aridi a répondu qu’il s’était laissé emporté et qu’il regrettait cette formulation. Cependant, d’autres discussions montreraient que ce genre de sorties n’a rien d’exceptionnel, mais qu’au contraire son activité de journaliste chez son précédent employeur, la chaîne Al-Jadeed TV, s’apparentait à un activisme en faveur du Hezbollah, un mouvement islamiste chiite soutenu par l’Iran et classé comme organisation terroriste par l’Allemagne depuis 2020. Aridi avait ainsi publié pour ce média de nombreux reportages qui donnaient une image plutôt positive de la milice chiite et de son chef, Hassan Nasrallah, faisant l’éloge de ses succès dans la guerre de 2006 contre l’État hébreu.

Un autre collaborateur libanais de la Deutsche Welle, Daoud Ibrahim, a vu ses tweets exhumés par la Süddeutsche Zeitung. Celui-ci ne travaillait pas en tant que journaliste à proprement parler mais comme professeur à la Deutsche Welle Akademie, dont la devise est : « Pour des médias libres, des opinions libres et des individus libres – dans le monde entier ».

S’il ne fait pas partie de la rédaction de la chaîne allemande, les liens de Daoud Ibrahim avec la rédaction sont cependant étroits : son frère, Mohamed Ibrahim, est le chef adjoint du département principal de Deutsche Welle Arabia. Dans les années 1990, ce dernier travaillait pour le journal Al-Diyar, connu pour sa proximité avec le Parti social-nationaliste syrien (PSNS), une formation libanaise pro-syrienne dotée d’une branche paramilitaire et dont le nom et le logo s’inspirent directement du parti d’Adolf Hitler.

Après avoir quitté le Liban et travaillé pour la Deutsche Welle, Mohamed Ibrahim a écrit depuis Berlin pour le journal Al-Akhbar, considéré comme proche du Hezbollah. Selon le porte-parole de la Deutsche Welle, cette activité secondaire était connue et autorisée. La chaîne n’a pas voulu commenter l’orientation politique des deux journaux. Quant à Mohamed Ibrahim, il a répondu à la Süddeutsche Zeitung que des journalistes « de tous les courants politiques du pays » avaient écrit dans Al-Diyar et qu’en outre Al-Akhbar défendait des positions laïques.

« Liberté d’expression »

La raison d’être de la Deutsche Welle Akademie est le « développement international des médias, la formation et le perfectionnement journalistiques et la transmission des connaissances. Par ses projets, elle vise à renforcer le droit de l’homme à la liberté d’expression et à un accès sans entrave à l’information ». Une mission que semble particulièrement prendre à cœur Daoud Ibrahim lorsqu’il twitte, entre autres messages plus que douteux, que « l’Holocauste est un mensonge ».

Dans L’Orient-le-Jour, Daoud Ibrahim se scandalise que personne ne semble vouloir comprendre « le contexte » de ce tweet qui, selon lui, avait simplement pour but de dénoncer « le deux poids deux mesures bien connu qui s’applique lorsqu’il s’agit de liberté d’expression »

Une certaine conception de la liberté d’expression : s’il n’est pas prouvé que Maram Salem a tenu publiquement des propos aussi répréhensibles, elle a tout de même été suspendue puis licenciée en même temps que ses quatre autres collègues. Cette journaliste palestinienne originaire de Hébron assume avoir effacé certaines de ses publications sur Facebook. La liberté d’expression en Allemagne serait, à l’entendre, une « illusion ». Elle en veut pour preuve que l’on peut perdre son emploi pour avoir tenu des propos condamnables : « On pense qu’en Allemagne, on est un journaliste protégé, mais on vit dans la peur. Cela me rappelle les dictatures. Et je viens d’une région où les opinions et la liberté d’expression journalistiques ont toujours été attaquées. Je ressens exactement la même chose. »

Cette dernière ne trouverait donc sans doute rien à redire des posts Facebook de son ex-collègue, Morhaf Mahmoud, qui se vantait en juillet 2017 d’avoir mis fin à une conversation dans un café avec son interlocutrice immédiatement après avoir appris qu’elle était… juive. Celui-ci rapporte qu’il aurait lancé à cette femme : « nous avons beaucoup de choses contre vous ». Il aurait en outre qualifié de « sournois » le fait qu’elle ne lui ait pas tout de suite révélé son appartenance confessionnelle.

Trois semaines plus tard, sous un article annonçant le décès du négationniste allemand Ernst Zündel, Morhaf Mahmoud qualifie le génocide des juifs d’« invention ». Ces posts ne font pas exception : en janvier 2018, il écrivait, toujours sur Facebook, que le secteur culturel était dominé par des réseaux juifs qui, ainsi, contrôleraient « les cerveaux des gens par l’art, les médias et la musique ».

D’après la Süddeutsche Zeitung, la Deutsche Welle aurait été informée par un lecteur, dès 2017, de l’existence du post au sujet de la femme juive au café, mais aussi que Mahmoud apparaît, sur Internet, comme un fervent partisan du président syrien Bachar el-Assad. La Deutsche Welle affirme qu’une discussion de clarification avait déjà eu lieu en 2017, ce que nie Mahmoud : ce n’est qu’en 2020 que la chaîne lui aurait parlé, suite à un post où il s’attaquait violemment à la ligne éditoriale de son employeur. Toujours est-il que plusieurs employés de la rédaction arabe de la Deutsche Welle auraient infléchi la ligne éditoriale du média en faveur du régime de Damas dans sa couverture de la guerre en Syrie.

C’est à la suite d’un premier long stage à Berlin en 2016 que Farah Marava, également palestinienne, est entrée à la Deutsche Welle. Elle a ensuite rejoint l’équipe du talk show « Massaiyya » avant d’en devenir la présentatrice. Il semble difficile de croire que cette journaliste affectant un ton mesuré dans ses émissions soit la même personne capable de tenir des propos stupéfiants de fanatisme dans ses chroniques pour le journal en ligne Rai Al-Youm.

Ainsi, quelques mois avant de commencer à travailler pour la Deutsche Welle, elle y écrivait : « Je proclame que si l’État islamique combattait en Palestine pour la libération, je réviserais mon jugement sur lui, ses hommes et ses financiers. Et s’il expulsait les Israéliens de la Terre sainte, je rejoindrais ses rangs ».

Dans d’autres articles pour le journal, Farah Marava compare Israël à un « cancer qui doit être excisé » (sic), et affirme qu’elle souhaite « baiser personnellement les pieds » des combattants du Hezbollah qui ont tué trois soldats israéliens et se prosterner devant eux « en signe de respect et d’admiration ».

Avant la confirmation de son licenciement, Marava se défendait en qualifiant ses chroniques de « non conformes aux normes occidentales » et arguait que son travail à la Deutsche Welle prouvait qu’elle s’était adaptée aux lignes directrices et aux valeurs de la chaîne allemande. La Süddeutsche Zeitung montrait au contraire que, tandis qu’elle était déjà en stage à Berlin, elle n’hésitait pas à user d’antiques stéréotypes antisémites en écrivant par exemple que, « depuis toujours, les Israéliens mélangent du poison dans l’Histoire ».

Les révélations de VICE

Reprenant à nouveaux frais l’enquête de la Süddeutsche Zeitung, la rédaction allemande de VICE a publié en l’espace de dix jours une série d’articles sur les médias arabes avec qui la Deutsche Welle est partenaire dans la production d’une émission au succès populaire et critique, « Jaafar talks ».

Parmi ces médias, on trouve la chaîne jordanienne Roya TV. Il est apparu que cette chaine, par son refus de nommer Israël par son nom et en privilégiant des périphrases dégradantes et/ou abusives telles que « l’entité sioniste » ou « l’ennemi sioniste », nie de fait son existence. VICE a également fait état de publications sur les réseaux sociaux comme des caricatures déshumanisant les Juifs et les Israéliens, faisant l’apologie de l’« intifada des couteaux » ou présentant des cartes du Proche-Orient sur lesquelles l’État d’Israël ne figure pas.

Exemples de caricatures diffusées par Roya TV (source).

Cette vision unilatérale du conflit israélo-palestinien s’apparente, à force de répétitions, à de la propagande : tout mort côté israélien, qu’il soit civil ou militaire et qu’il réside à l’intérieur des frontières internationalement reconnues de l’État hébreu ou dans les Territoires palestiniens qu’il contrôle, y est ainsi systématiquement désigné sous l’appellation « colon de l’occupation israélienne ». Tout mort côté palestinien y est, a contrario, qualifié de « martyr ». Ce qui n’a pas empêché le patron de la Deutsche Welle, Peter Limbourg, de remettre en mai 2020 à son homologue de Roya TV, Fares Sayegh, un « prix de la liberté d’expression »

VICE a également montré la collaboration de la Deutsche Welle avec Al-Jadeed, un média libanais qui relaie, sans commentaire et sans contextualisation, des vidéos de propagande du Hezbollah et des discours martiaux de Hassan Nasrallah, et célèbre comme un martyr l’activiste du Hezbollah Samir Kuntar, responsable dans sa jeunesse de l’assassinat de sang-froid de civils israéliens, dont une fillette de quatre ans.

Contactée par VICE avant que les articles ne paraissent, la Deutsche Welle a d’abord tenté de défendre ces partenariats en soulignant qu’elle avait initialement choisi ces médias pour leur engagement en faveur de l’égalité femmes-hommes, des droits des minorités et de l’éducation des jeunes aux médias. Mais devant la gravité des faits soulevés par les articles successifs de VICE, et se soumettant sans doute à la pression politique et médiatique, la Deutsche Welle a finit par reconnaître le caractère problématique de ces partenariats.

Suite au scandale déclenché par l’article de la Süddeutsche Zeitung, une commission d’enquête indépendante a été chargée de statuer sur le caractère antisémite des propos sus-cités et de formuler des recommandations, notamment en matière de recrutement. En faisaient partie l’ancienne ministre fédérale de la Justice (2009-2013) Sabine Leutheusser-Schnarrenberger, du Parti libéral-démocrate, le psychologue Ahmad Mansour, Arabe israélien naturalisé allemand en 2017, et son épouse, Beatrice Mansour, politologue et consultante en prévention de l’extrémisme.

Sur les près de 200 collaborateurs de la Deutsche Welle dans le monde arabe, la commission a conduit des entretiens individuels avec 32 d’entre eux. Elle a également examiné de manière aléatoire les programmes des quelque 70 chaînes partenaires avec lesquelles la Deutsche Welle collabore dans le monde arabe.

Sabine Leutheusser-Schnarrenberger considère que les discussions et examens menés par sa commission doivent se poursuivre au sein de la chaîne afin de compléter le travail commencé. Selon elle, il est clair que la Deutsche Welle a besoin de partenaires pour promouvoir ses valeurs au Moyen-Orient et que le dialogue avec les partenaires dont les infractions aux valeurs de la chaîne sont jugées peu nombreuses et non systémiques doit être recherché. Si ces médias se montrent prêts à supprimer ces contenus et à mener une réflexion sur le problème de l’antisémitisme, alors la Deutsche Welle pourrait à l’avenir poursuivre sa collaboration avec eux.

 

Voir aussi :

AJ+ en arabe diffuse (puis retire) une vidéo éducative aux relents négationnistes

Conspiracy News #22.2022

dimanche 29 mai 2022 à 11:54

L’actu de la semaine décryptée par Conspiracy Watch (semaine du 23/05/2022 au 29/05/2022).

RIVAROL. L’hebdomadaire d’extrême droite Rivarol s’est vu retirer son agrément par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP), qui lui permet de bénéficier des avantages du régime économique de la presse et donc d’un financement indirect par le contribuable. Fondé en 1951, Rivarol est une publication-phare de l’extrême droite française. Son directeur de publication, Jérôme Bourbon, a été condamné une quinzaine de fois, en particulier pour provocation à la haine, contestation de crime contre l’humanité et injure raciste. Ce retrait de l’agrément peut faire l’objet d’un recours devant une juridiction administrative (source : Conspiracy Watch/Twitter, 25 mai 2022). Le 7 mars dernier, Le Monde avait publié une tribune d’historiens et de personnalités demandant à mettre fin aux facilités fiscales et postales dont Rivarol bénéficie et qui sont estimées par Jérôme Bourbon lui-même à environ 100 000 euros par an.

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VARIOLE DU SINGE. Dans sa chronique « Antidote » du 20 mai sur France Inter, Tristan Mendès France s’est intéressé au complotisme qui se développe autour de l’épidémie de variole du singe, un phénomène qui surfe sur le capital d’audience acquis durant la pandémie de Covid-19. « Une partie des argumentaires, des suspicions complotistes qui ont mûri durant le Covid, sont prêtes à être recyclées avec cette nouvelle séquence épidémique », explique notre collaborateur (source : France Inter, 19 mai 2022).

L’élue républicaine Marjorie Taylor Greene (États-Unis) s’est, elle, illustrée en tentant d’insinuer un lien entre Bill Gates et la nouvelle épidémie dont on parle. Le milliardaire serait d’après elle très préoccupé par cette maladie car elle pourrait « lui rapporter beaucoup d’argent », ainsi qu’à ses « potes » (sources : Newsweek, 20 mai 2022). Un lien repris par la célèbre influenceuse conservatrice Candace Owens, qui qualifie Bill Gates de « terroriste biologique », pour être à son tour relayée par le vidéaste français Idriss Aberkane (source : Théo Laubry/Twitter, 22 mai 2022). Un blog de désinformation, « Le Courrier du Soir », a également publié une « alerte » au sujet de la variole du singe. Selon le titre de l’article, « Bill Gates avait prédit une pandémie de la variole et six mois plus tard, la variole du singe terrorise le monde » (source : TF1 Info, 21 mai 2022). À lire également, le thread de Debunker des Étoiles, qui présente les principales théories du complot concernant ce virus.

VLADIMIR SOLOVIEV. Sur Telegram, où il compte 1,17 million d’abonnés, le propagandiste en chef du Kremlin, Vladimir Soloviev, a expliqué que les Russes « libèrent » l’Ukraine des « colonisateurs allemands, anglo-saxons et juifs » (source : Conspiracy Watch/Twitter, 22 mai 2022). Dans Franc-Tireur, Michaël Prazan a dressé un portrait de ce personnage qui fut naguère « un opposant au Kremlin et un défenseur acharné de la liberté d’expression et de la liberté de la presse » (source : Franc-Tireur, 11 mai 2022).

RT FRANCE. Un chercheur qui était poursuivi en diffamation par RT France pour avoir évoqué une « manipulation de l’information » et des « falsifications » de cette chaîne de télévision détenue par l’État russe a été relaxé vendredi 27 mai par le tribunal judiciaire de Paris. Directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), Jean-Baptiste Jeangène Vilmer était visé pour cinq tweets publiés en septembre 2018, où il formulait ses accusations. À l’audience, ses avocats ont fourni 70 exemples où RT France avait selon eux fait preuve de désinformation (source : Le Figaro, 27 mai 2022).

ADRIEN BOCQUET. Ancien militaire français, Adrien Bocquet a multiplié les passages dans les médias pour faire la promotion de son livre, une autobiographie qui parle de son parcours médical, mais surtout pour narrer les exactions commises par des soldats ukrainiens du bataillon Azov auxquelles il prétend avoir assisté. L’homme affirme notamment avoir été témoin de crimes de guerres commis, à Boutcha, par des Ukrainiens. Entre contradictions et mensonges, son récit résiste toutefois difficilement aux faits (source : Libération, 24 mai 2022).

« PAPAS LOUPS ». Un père de famille, François Champart, est poursuivi devant le tribunal correctionnel de Béziers pour avoir refusé de réaliser un stage de citoyenneté après avoir tenté d’intimider par e-mail une enseignante à laquelle il reprochait d’avoir imposé le port du masque à son fils, dans le cadre de la crise sanitaire. L’homme est aussi le co-fondateur et le porte-parole de « Papas Loups », une association évoluant dans la mouvance covido-complotiste (source : Veille extrême/Twitter, 24 mai 2022).

BUSINESS. Forts d’un succès qui les a probablement surpris eux-mêmes, les complotistes trouvent, chacun à leur manière, des stratagèmes pour monétiser leur popularité. Tous les moyens sont bons pour vendre livres, bonnets, services, compléments alimentaires et autres goodies. Le média Heidi s’est penché sur ces activités lucratives qui leur assurent de confortables revenus, favorisés par des plateformes de crowdfunding. Et se penche notamment sur le cas de la vidéaste complotiste genevoise Ema Krusi (source : Heidi.news, 28 mai 2022).

BUFFALO. Influencé par la thèse du « Grand Remplacement », un jeune homme de 18 ans, Payton Gendron, a perpétré le 14 mai dernier une tuerie raciste dans un supermarché de Buffalo (État de New York), ôtant la vie à dix personnes, toutes afro-américaines. Arrêté juste après l’attentat, il est poursuivi pour « meurtre avec préméditation ». Comme c’est le cas lors de chaque événement un peu exceptionnel, les différents courants de la complosphère et de l’extrême-droite ont très vite entrepris d’en proposer des récits alternatifs, en l’inscrivant dans un cadre interprétatif préexistant et prêt à l’emploi (source : Conspiracy Watch, 23 mai 2022).

UVALDE. L’auteur du massacre de l’école primaire à Uvalde (Texas), qui a fait 21 morts, dont 19 enfants, s’appelait Salvador Ramos et était âgé de 18 ans. Après la tuerie, la complosphère s’est immédiatement mise en branle pour spéculer sur une opération sous faux drapeau, une mise en scène impliquant le gouvernement ou des réseaux secrets. Tour d’horizon de cette désinformation dans un thread de notre rédaction (source : Conspiracy Watch/Twitter, 25 mai 2022).

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THE BIG RESET. « The Big Reset » est le nom d’une vidéo qui vient de sortir en Espagne et qui porte comme sous-titre « Le documentaire censurée sur la vérité de la pandémie ». Produite à partir d’un financement participatif et avec le soutien d’un site de désinformation, elle fait entendre les voix de personnalités complotistes, notamment françaises tels que Alexandra Henrion-Caude, Alexandre Juving-Brunet, Christian Perronne ou encore Pierre Barnérias, l’auteur des films « Hold-up », « Hold-on » et « Hold-out ». La parenté entre ces dernières productions et « The Big Reset » est d’ailleurs évidente, le film espagnol dénonçant « un plan » visant à réaliser « une transformation complète de la société » (source : Christian Pérez/Twitter (en espagnol), 22 mai 2022 ; Grompf/Twitter, 22 mai 2022).

ALEXANDRE JUVING-BRUNET. Ex-capitaine de gendarmerie, figure locale des anti-pass sanitaire et relais de théories complotistes et extrémistes sur les réseaux sociaux, Alexandre Juving-Brunet est candidat dans la 2e circonscription du Var. Entre autres infox, l’homme expliquait pendant la campagne présidentielle que les non-vaccinés ne pourraient pas voter ou encore que les élections étaient truquées. Le 7 mai dernier, il s’est rendu au Forum de la Nation, à Paris, un grand raout de ce que l’extrême droite européenne compte de plus radical réunissant des personnalités ouvertement antisémites, des négationnistes et des néonazis de différents pays d’Europe (source : Libération, 26 mai 2022).

MALI.  Dans un rapport, le département d’État des États-Unis a déclaré que le groupe Wagner et d’autres entités liées à Evgueni Prigojine, richissime homme d’affaires proche du président Poutine, « profitent des circonstances agitées en utilisant la désinformation » pour favoriser la Russie. « Alors qu’un nombre croissant de rapports indiquent que le groupe Wagner a commis des atrocités au Mali depuis son arrivée en 2021, la Russie, par sa propagande et sa désinformation continue de diffuser de faux récits pour détourner l’attention et éviter toute responsabilité », précise le rapport (source : Paris Match, 24 mai 2022).

CYBER-DÉSINFORMATION. L’ampleur et la diversité des campagnes de désinformation et d’influence en ligne autour de la guerre en Ukraine est illustrée dans un rapport de Mandiant – l’une des principales entreprises américaines de cybersécurité – que France 24 a pu consulter jeudi 19 mai. Si les efforts de hackers pro-Kiev ont déjà été largement commentés, les observateurs commencent tout juste à avoir une idée de l’étendue des opérations menées par le camp pro-Moscou. Le rapport met aussi en avant le fait que le conflit a aussi été récupéré par des cyberagents chinois et iraniens (source : France 24, 19 mai 2022).

VACCIN ANTI-FAKE NEWS. Des chercheurs des universités de Cambridge et de Yale ont mis au point une technique qui pourrait rendre moins crédules et surtout moins sensibles aux infox, rapporte Anicet Mbida. Elle consiste à mêler des faits prouvés à une petite dose de désinformation, par exemple des articles parfaitement documentés, avec un ou deux détails grossièrement faux. En lisant ce type d’article encore et encore, on finirait par développer des anticorps qui nous éviteraient de tout prendre pour argent comptant (source : Europe 1, 19 mai 2022).

TWITTER. Le réseau social va mettre en place des messages d’avertissement sur les tweets de désinformation. Pour pouvoir les lire, il faudra cliquer dessus et l’utilisateur sera mis en garde par le réseau social, qui rappelle que « propager des informations fausses ou induisant en erreur peut avoir des conséquences néfastes sur la vie réelle des gens ». En plus du message d’alerte, une fois que Twitter aura déterminé qu’un tweet propage de la désinformation, il ne sera plus possible de le « liker » ou de le partager à ses abonnés (source : Europe 1, 20 mai 2022).

LES DÉCONSPIRATEURS. Tristan Mendès France, Rudy Reichstadt et David Medioni ont reçu dans l’épisode 20 des « Déconspirateurs » Stéphane Encel, historien, auteur de Ce n’est pas que d’la télé ! Ce que le Système Hanouna dit de la France (David Reinharc, 2021) et de Matrix. En quête de nos futurs (Le Passeur, 2022). Au sommaire de ce vingtième épisode : Complorama récompensé ! ; le top 10 des sites conspirationnistes ; comment la variole du singe excite la complosphère ; retour sur Le Grand Réveil et Julian Wolf ; le système Cyril Hanouna ; « Matrix » et l’imaginaire complotiste ; actualité de 1984, de George Orwell (source : Conspiracy Watch, 24 mai 2022).

Les Déconspirateurs – l’émission #20 avec Stéphane Encel

mardi 24 mai 2022 à 09:09

Tristan Mendès France et Rudy Reichstadt décryptent l’actualité du complotisme, de la désinformation et de la haine en ligne avec David Medioni.

Au sommaire des Déconspirateurs : Complorama récompensé ! ; le top 10 des sites conspirationnistes ; comment la variole du singe excite la complosphère ; retour sur Le Grand Réveil et Julian Wolf ; le système Cyril Hanouna ; « Matrix » et l’imaginaire complotiste ; actualité de 1984, de George Orwell.

Invité : Stéphane Encel est docteur en histoire des religions (Paris IV). Il est notamment l’auteur de Ce n’est pas que d’la télé ! Ce que le système Hanouna dit de la France (David Reinharc, 2021) et de Matrix. En quête de nos futurs (Le Passeur, 2022).

(Emission enregistrée lundi 23 mai 2022)

Récits alternatifs et brouillards confusionnistes autour du massacre de Buffalo

lundi 23 mai 2022 à 16:19

« Grand Remplacement », « false flag », « État profond » : comment les conspirationnistes commentent l’attentat raciste commis par Payton Gendron.

Arrestation de Payton Gendron à Buffalo (DR).

Influencé par la thèse du « Grand Remplacement », un jeune homme de 18 ans, Payton Gendron, a perpétré le 14 mai dernier une tuerie raciste dans un supermarché de Buffalo (État de New York), ôtant la vie à dix personnes, toutes afro-américaines. Arrêté juste après l’attentat, il est poursuivi pour « meurtre avec préméditation ». Payton Gendron avait rédigé et mis en ligne un manifeste de près de 200 pages pour dénoncer un « remplacement racial et culturel complet du peuple européen » et un « génocide blanc ».

Comme c’est le cas lors de chaque événement un peu exceptionnel, les différents courants de la complosphère et de l’extrême-droite ont entrepris, très vite, d’en proposer des récits alternatifs, en l’inscrivant dans un cadre interprétatif préexistant et prêt à l’emploi.

On a vu ainsi foisonner dans les heures et jours qui ont suivi toute une série de réécritures de l’attentat de Buffalo visant à mettre en doute la « version officielle » : pour accuser le gouvernement américain d’être derrière la tuerie, diluer la part de responsabilité des promoteurs de la théorie du « Grand Remplacement », voire pour instrumentaliser de manière opportuniste le massacre en tentant de le relier au régiment ukrainien Azov.

« Opération sous faux drapeau »

Comme lors de tueries de masses passées (Oklahoma City, école Sandy Hook, marathon de Boston, El Paso, Dayton…), des voix se sont élevées du sein de l’extrême droite américaine pour dénoncer une mise en scène orchestrée par le FBI et le gouvernement fédéral.

La sénatrice de l’État de l’Arizona, Wendy Rogers (membre des Oath Keepers, l’une des milices qui avaient participé à l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021) a suggéré sur Telegram que l’auteur de l’attentat serait un agent du FBI.

Source : Telegram, 15 mai 2022.

Son commentaire (« Fed boy summer has started in Buffalo ») est un jeu de mots codé autour d’une chanson de Chet Hanks (« White Boy Summer »). Il suggère que les « Fed » (les « fédéraux ») orchestrent en secret des fusillades de masse pour justifier un durcissement de la réglementation sur les armes à feu ou pour détourner l’attention de problèmes plus importants.

Un point de vue relayé en France par les sites Aube Digitale et NouvelOrdreMondial.cc. Faisant mine de de se demander pourquoi la police locale n’avait rien fait alors que Payton Gendron avait menacé de commettre des actes de violence dans son lycée, Aube Digitale juge « le timing politique de la fusillade […] suspect. Déjà, les démocrates et les personnalités des médias utilisent la fusillade de Buffalo pour renouveler leurs appels à un contrôle accru des armes à feu et à la censure en ligne », poursuit le site.

Présentant trompeusement le terroriste norvégien Anders Behring Breivik comme un « sataniste […] adhérant au sionisme international » (sic), le blog conspirationniste Strategika51 relève pour sa part que Payton Gendron n’a pas été « abattu par les forces de l’ordre. Ce qui a suscité l’émergence d’une foule d’hypothèses sur un supposé false flag ou attaque sous faux drapeau ».

Les DéQodeurs proposent quant à eux la traduction en français d’un texte paru sur le blog du youtubeur conspirationniste américain Jordan Sather, selon lequel « cette situation présente toutes les caractéristiques d’une attaque sous faux drapeau standard de l’État profond – tireur raciste, diffusion en direct sur les réseaux sociaux, manifeste écrit de manière douteuse, symbolisme sur les lieux, appels au contrôle des armes à feu et timing politique de l’événement. »

Brouillage confusionniste

On sent toujours un certain embarras chez les anti-remplacistes quand le protagoniste d’une tuerie raciste invoque la théorie du « Grand Remplacement » pour justifier son acte. Leur reflexe est alors de de dénier toute motivation idéologique à l’auteur de la fusillade… quand bien même il la revendique bruyamment sur 180 pages !

Le présentateur-vedette de Fox News, Tucker Carlson, promoteur intempestif de la thèse du « Grand Remplacement », a déployé un triple rideau de fumée pour s’exonérer de toute responsabilité dans ce massacre raciste. Il a d’abord expliqué que le manifeste de Payton Gendron n’était pas un « document politique » mais un « assemblage décousu de slogans et de mèmes ». Il a ensuite qualifié le terroriste de « malade mental » et son manifeste « de produit d’un esprit dérangé ». Il a enfin prétendu que Gendron accusait dans son texte Fox News de faire partie d’un complot mondial. C’est faux. En fait, le terme « Fox News » n’y apparaît pas une seule fois. Gendron consacre en revanche une page de son manifeste à un montage dans lequel la compagnie 21st Century Fox, propriété de Rupert Murdoch, est citée aux côtés de CNN, du New York Times, de NBC, de CBS News et de NPR, tous ces médias se voyant reprocher par le terroriste d’être contrôlés par les Juifs.

« Le tueur attaque Fox News dans son manifeste » : c’est cet argument que retient Donald Trump Jr., le fils de l’ex-président américain, pour contre-attaquer et accuser CNN d’exploiter politiquement ce drame. Une rhétorique anti-médias de gauche aussitôt relayée par des figures du Parti républicain.

Source : Twitter, 15 mai 2022.

L’alibi Azov

Avec son aplomb et son opportunisme habituels, l’appareil de propagande russe a apporté sa pierre au brouillage des pistes, en suggérant que le tueur de Buffalo entretenait des liens avec le bataillon Azov, une unité paramilitaire intégrée à l’armée ukrainienne (elle en représente environ 2% des effectifs) et connue pour compter une fraction importante de néo-nazis dans ses rangs. En cause : le Sonnenrad, ou Soleil noir, que le suspect affichait sur son gilet pare-balles et en première page de son manifeste.

« Le Soleil noir est largement utilisé par les néo-nazis et les nationalistes blancs. Le bataillon ukrainien Azov a utilisé le symbole comme partie de son emblème officiel en 2014-2015, et il est toujours porté par certains des combattants comme un insigne » explique Sputniknews.

Si ce symbole a été utilisé auparavant par le bataillon Azov, il a aussi été adopté par de nombreux autres groupes extrémistes, rappelle Vice.com : « Dans de nombreux cercles en ligne d’extrême droite, le Sonnenrad est presque aussi populaire que la croix gammée, donc le décrire comme un « symbole Azov » est au mieux mal informé et au pire une tentative flagrante de créer un récit ». Spécialiste de l’Ukraine et de l’extrême-droite post-soviétique à l’Inalco, Adrien Nonjon ajoute que ce signe « se retrouve dans les subcultures d’extrême-droite européennes et américaines [et] fait partie de la culture suprémaciste. »

Le Soleil noir figurait, d’ailleurs, dans le manifeste de Brenton Tarrant (qui avait tué 51 personnes dans deux mosquées à Christchurch en 2019), principale source d’inspiration de Payton Gendron, notamment pour son mode opératoire, caméra et diffusion immédiate des images sur un réseau social. Payton Gendron ne mentionne toutefois jamais le bataillon Azov dans son manifeste. Il n’y mentionne l’Ukraine qu’une seule fois, comme le nom d’un pays parmi d’autres dont il égraine la liste, et c’est justement dans un passage copié-collé du manifeste de Brenton Tarrant. Le passage est ainsi rédigé : « Vous ne trouverez aucun répit, ni en Islande, ni en Pologne, ni en Nouvelle-Zélande, ni en Argentine, ni en Ukraine, ni nulle part ailleurs dans le monde. »

Ce fil ténu qui semble relier l’attentat de Buffalo au bataillon Azov, via Brenton Tarrant et le symbole du Soleil noir, va enflammer les relais de la propagande russe sur Instagram, puis sur Twitter. L’Institute for Strategic Dialogue (ISD) a repéré des messages « d’influenceurs pro-Kremlin » qui exploitent et amplifient ce lien, allant jusqu’à affirmer que Tarrant avait été formé par le bataillon Azov. « Des liens dont la commission gouvernementale néo-zélandaise sur l’attaque de Christchurch n’a trouvé aucune preuve » précise l’ISD.

Le centre de recherche recense en outre les principaux récits stéréotypés qu’il a rencontrés à ce sujet :

Cet argument du lien entre Gendron et Azov a été notamment relayé, en France, par le président de l’UPR, François Asselineau.

Source : Twitter, 17 mai 2022.

Pour sa part, le site conspirationniste Profession-gendarme pointe un doigt accusateur non sur l’extrême droite mais sur « la société actuelle », présentée comme la véritable « responsable de ces meurtres » : « On diffuse des nouvelles concernant l’aide à l’Ukraine, l’argent, les armes, les visites de chefs d’état à Kiev et les sacrifices patriotiques des milices ukrainiennes nationalistes dont on fait des héros. Toute cette jeunesse sans avenir, gorgée de propagande nationaliste n’a qu’un pas à franchir. Comme en Nouvelle-Zélande, ce sont presque toujours des très jeunes radicalisés qui n’ont pas la possibilité de rejoindre ces bataillons étrangers et décident de mener leur propre guerre chez eux ».

Le dernier épisode de la dérive politique de Glenn Greenwald

Une voix, longtemps prestigieuse, s’est jointe aux dénégations des anti-remplacistes : celle de Glenn Greenwald. Avocat des droits de l’homme, converti au journalisme, Greenwald est devenu un invité régulier de Tucker Carlson sur Fox News avec pas moins de 72 apparitions entre décembre 2017 et juin 2021. Il est monté en première ligne pour brouiller les pistes dans la propagation du thème du « Grand Remplacement », allant jusqu’à dresser, contre toute évidence, le portrait d’un Payton Gendron plutôt de gauche sous prétexte que le tueur renvoie à un lien pointant vers un article du magazine de la gauche radicale-chic américaine Jacobin.

Décernant un brevet de respectabilité à Tucker Carlson, Greenwald renvoie finalement dos à dos la gauche américaine et l’extrême-droite, expliquant que même si le présentateur de Fox News défendait les mêmes opinions que Gendron à propos du « Grand Remplacement », « il ne serait pas pour autant plus responsable des meurtres de Buffalo que les experts de gauche ont du sang sur les mains pour les innombrables massacres perpétrés au nom des causes politiques qu’ils soutiennent et des théories qu’ils épousent ».