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Gérald Bronner : « la pandémie a agi comme un incubateur de crédulité »

jeudi 14 janvier 2021 à 08:20

Gérald Bronner publie ce mois-ci Apocalypse cognitive, aux Presses universitaires de France. Conspiracy Watch en publie les bonnes feuilles en exclusivité.

Apocalypse cognitive, de Gérald Bronner (PUF, 2021).

En avril 2020, au cœur de la pandémie mondiale de Covid-19, certains Britanniques ont cru urgent d’incendier des antennes-relais 5G. On a déploré ces actes criminels à Birmingham, Melling ou encore à Liverpool. Puis, ce fut bientôt un peu partout au Royaume-Uni, en Belgique, à Chypre, en Nouvelle-Zélande ou encore en Hollande. Près de 70 antennes furent détruites ou endommagées, auxquelles il faut ajouter 24 agressions d’employés liés au déploiement de cette technologie de communication sans fil. Tout cela n’était pas une coïncidence mais le résultat de la diffusion d’une théorie du complot : ces antennes transmettraient (on ne sait de quelle manière) le virus ou affaibliraient le système immunitaire des riverains. D’autres théories affirment que le virus n’a jamais existé et ne fut inventé médiatiquement que pour cacher les dégâts sanitaires provoqués par ces antennes ! D’autres affirment même que les applaudissements en l’honneur des soignants n’ont été organisés par le gouvernement que pour couvrir le son des tests réalisés sur ces antennes. Toute cette imagination paranoïde s’est développée en quelques semaines à peine.

Comme souvent avec ce genre de théories loufoques, elles sont d’abord apparues dans des groupes radicaux, notamment antivaccins, puis, peu à peu, elles ont essaimé au-delà de leur espace de radicalité par la grâce de la porosité informationnelle qu’a permis la dérégulation du marché cognitif. Quelques ambassadeurs de la crédulité lui ont assuré une audience inespérée, tels ces acteurs de téléréalité outre-manche : Lucy Watson ou Amanda Holden, et en France, la comédienne Juliette Binoche qui affirma sur les réseaux sociaux : « Mettre une puce sous-cutanée pour tous : c’est NON. NON aux opérations de Bill Gates, NON à la 5G. ». Une belle synthèse de plusieurs théories conspirationnistes et antivaccins en quelques signes seulement. Pendant ce temps, des dizaines de milliers de personnes adhéraient à des groupes de lutte contre la 5G, à tel point que Facebook a décidé de fermer des sites et YouTube, de diminuer leur visibilité. Comme l’ont compris, mais un peu tard, ces opérateurs du Net, la vérité ne se défend pas toute seule, elle a besoin d’aide de temps en temps.

Ce qui a frappé les observateurs, c’est la rapidité avec laquelle une théorie aussi absurde s’est diffusée. Sans doute le confinement a-t-il joué un rôle dans la mesure où, plus que jamais, les individus se sont servis d’Internet et des réseaux sociaux pour tenter de s’informer.

À l’origine de cette théorie étrange liant 5G et coronavirus, on retrouve la vidéo de Thomas Cowan, promoteur de l’anthroposophie, une secte fondée par l’occultiste autrichien Rudolf Steiner au début du XXe siècle et influente notamment sur les questions d’éducation et d’agriculture.

Selon Steiner, les virus n’existent pas vraiment, ils ne sont que l’expression de nos défenses immunitaires qui réagissent contre une agression, des sortes de débris que notre organisme cherche à excréter. Ils sont des effets, donc, et en aucun cas des causes des épidémies.

Sornettes ? En effet, mais il demeure que Thomas Cowan, qui fut vice-président de l’Association des médecins pour la médecine anthroposophique, y croit dur comme fer. C’est ce qu’il explique dans une vidéo mise en ligne en mars 2020 et qui est devenue virale. Pour lui, les épidémies correspondent à des « sauts quantiques dans l’électrification de la Terre ». À la grippe de Hong Kong, correspondrait le lancement des satellites. Quant à la Covid-19, elle serait donc l’effet du déploiement de la 5G sur terre. La preuve ? La ville de Wuhan, épicentre de la pandémie, fut la première ville au monde entièrement couverte par la 5G, selon Thomas Cowan. Sa démonstration s’appuie sur quelques cartes montrant l’implantation supposée des antennes 5G et les foyers épidémiques, et… coïncidence extraordinaire : les deux périmètres se recouvrent !

C’est sans doute cette corrélation visuelle qui a été l’argument décisif pour que ce produit douteux se vende aussi bien sur le marché cognitif : ce sont ces cartes qui se sont répandues sur les réseaux sociaux, créant le buzz. Il y a plusieurs choses à en dire. D’une part, elles sont parfois fausses : dans le cas de la France, c’est la répartition des zones couvertes par la fibre qui a été utilisée, par exemple. D’autre part, l’argument présentant Wuhan comme spécifique est mensonger car il s’agit de l’une des cinquante villes chinoises où la 5G a été lancée dès novembre 2019, et non de la seule.  Si la 5G avait été la technologie déterminant l’apparition de la maladie, on se demande pourquoi elle ne serait pas apparue dans les 49 autres villes. Et, surtout, cette apparente corrélation ne prouve en rien une causalité. Il est au contraire prévisible que les lieux qui bénéficient les premiers d’une innovation technologique comme la 5G soient aussi ceux qui ont la plus forte densité humaine, c’est-à-dire les grands centres urbains, dont on sait depuis longtemps qu’ils offrent les conditions idéales à la diffusion épidémique. La confusion entre corrélation et causalité est un grand classique de l’erreur humaine en général et des raisonnements conspirationnistes en particulier.

Ce type d’erreurs systématiques assure à la crédulité un empire que ne laissaient pas supposer les progrès de la connaissance et la disponibilité de l’information. C’est parce qu’il existe dans notre cerveau des dispositions qui nous font prendre des vessies pour des lanternes que la vérité ne peut se défendre toute seule. La crédulité correspond à une baisse de la vigilance épistémique. Elle peut nous saisir à chaque instant car elle possède des atours qui dissimulent ses mécanismes trompeurs. Les mettre à nu, ce n’est pas s’assurer de convaincre le crédule de faire machine arrière, mais lui donner la possibilité de prendre conscience de la fragilité du raisonnement qu’il vient de défendre.

Face à cette vidéo de Thomas Cowan, certains ont été saisis par ces corrélations visuelles et se sont dit : « Ce ne peut être une coïncidence. » En cela, ils avaient raison. Ce n’était pas une coïncidence car les deux faits (implantation 5G et épidémies) sont liés dans l’ombre par une troisième variable : la densité humaine, mais l’esprit qui cherche parfois mal et trop vite peut se précipiter pour lier les deux premières variables si on lui fournit un récit le lui proposant. C’est exactement à cela que travaille la crédulité : proposer une éditorialisation du monde permettant de relier des faits par des récits favorisant les pentes intuitives et parfois douteuses de notre esprit. Et c’est pourquoi la crédulité peut prendre de vitesse la rationalité. Elle peut le faire dans notre esprit. Elle le fait souvent sur le marché cognitif.

C’est cette réalité que synthétise la loi de Brandolini – du nom d’un programmeur italien qui la formula élégamment lors d’une conférence en 2013 : « La quantité d’énergie nécessaire à réfuter des idioties est supérieure à celle qu’il faut pour les produire. » On la nomme aussi principe d’asymétrie du bullshit. En d’autres termes, la crédulité possède un avantage concurrentiel sur le marché cognitif dérégulé car rétablir la vérité est souvent plus coûteux que de la travestir. D’autres glorieux prédécesseurs ont pressenti que le vrai ne l’emportait pas naturellement, au moins à court terme, sur le faux. Ainsi Alexis de Tocqueville soulignait-il qu’« une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée vraie, mais complexe » (1992, p. 185).

Un recours plus massif à Internet et aux réseaux sociaux

[…] C’est par l’entremise des humains que le faux contamine notre monde. Les fausses informations vont six fois plus vite et sont plus partagées et repartagées que les vraies informations. La crédulité a donc un avantage concurrentiel important sur le marché cognitif dérégulé parce que, nous l’avons vu, elle propose une éditorialisation du monde qui tend la main aux mécanismes les plus intuitifs de notre esprit : les stéréotypes culturels, les dizaines de biais cognitifs identifiés à ce jour par la science, l’effet de surprise et de dévoilement que proposent souvent ces produits intellectuels frelatés et, d’une façon générale, toutes les limites qui pèsent sur notre rationalité. Toutes ces variables confèrent à la crédulité un pouvoir d’attraction de notre attention et conspirent pour donner tort à Thomas Jefferson. Elles le font d’autant plus facilement que le marché cognitif est saturé d’informations. Or, lorsqu’un esprit est distrait et qu’il doit décider rapidement, il a statistiquement tendance à endosser des croyances fausses.

Très au-delà de la seule question des antennes 5G, la période de la pandémie, et en particulier celle du confinement qui a été observé un peu partout dans le monde, a agi comme un incubateur de crédulité. La raison la plus évidente est que ce temps d’isolement spatial a coïncidé avec un recours plus massif à Internet et aux réseaux sociaux. Ainsi, le trafic Internet a augmenté globalement de 30 % en France, et de 86 % au mois d’avril dans les réseaux de diffusion de contenu (par exemple YouTube). Quant aux réseaux sociaux, ils ont bénéficié d’une augmentation de fréquentation de 121 % au mois de mars et de 155 % en avril ! Ce confinement a servi de démonstration involontaire, mais à taille réelle, de la façon dont nous usons un temps de cerveau massivement libéré. Aucun pays n’a été épargné par le déferlement de crédulité qui s’est abattu sur le monde. Le recours aux espaces numériques pour tenter de répondre aux questions angoissantes auxquelles la pandémie nous confronte a conduit une partie des internautes à fréquenter des formes de raisonnements faux mais vraisemblables.

Pour n’en prendre qu’un exemple, une vidéo publiée à la mi-mars en langue française a totalisé des millions de vues et des dizaines de milliers de partage sur Facebook en quelques heures. L’auteur de la vidéo, se défendant d’être un complotiste, prétendait néanmoins que le virus SARS-CoV-2, responsable de l’épidémie de coronavirus de 2020, avait été conçu par l’institut Pasteur ! Pour preuve, il exhibait un brevet datant de 2004 et qui était bien réel. On peut donc supposer que l’auteur de la vidéo était sincère et qu’il croyait vraiment détenir une information capitale. On sent d’ailleurs sa fébrilité au fur et à mesure de sa démonstration. Ce brevet existe bel et bien, et il a bien été déposé par l’institut Pasteur. Cependant, il porte sur une souche de SRAS-CoV (syndrome respiratoire aigu sévère) à l’origine d’une autre épidémie mortelle, survenue en 2003. Par conséquent, notre donneur d’alerte n’a pas compris que le terme « coronavirus » était générique et désignait une vaste famille de virus dont certains entraînent chez l’homme des infections respiratoires qui peuvent être plus ou moins graves. Le SARS-CoV-2 est simplement le dernier coronavirus qui a été découvert. Mais le fait de déposer un brevet concernant un coronavirus n’est-il pas au moins suspect ? Non, c’est une procédure habituelle pour protéger la découverte et mettre éventuellement au point un vaccin. En un mot, c’est l’incompétence d’individus ayant l’impression de savoir qui a conduit à cette information fausse mais qui a paru vraisemblable à des millions de personnes en quelques heures.

Gagner la bataille de l’attention

Une telle situation est évidemment préoccupante à plus d’un titre. La diffusion de ce genre de discours est d’abord inquiétante parce qu’ils entretiennent des rapports avérés avec l’extrémisme politique ou religieux. Ensuite, ils peuvent être objectivement meurtriers, comme en Iran où l’idée que l’alcool était un remède secret contre la Covid-19 a conduit des centaines de personnes à boire du méthanol et à en mourir.

D’une façon générale, un peu partout, la démocratie des crédules paraît avoir tissé sa toile et même, parfois, mis à la tête de puissants États certains de ses représentants les plus exotiques. L’un des événements les plus déconcertants de l’année 2016 aura été l’élection de Donald Trump. Comment le pays doté de la Constitution démocratique la plus ancienne du monde a-t-il pu élire un individu tenant des propos conspirationnistes, établissant des liens imaginaires entre vaccin et autisme, et proférant mensonge sur mensonge – le Washington Post a en a dénombré plus de 15 000 après mille jours de présidence ? S’il y a une certitude qu’a faite sienne Donald Trump, c’est qu’avant de remporter la bataille de la conviction, il faut gagner celle de l’attention. Il n’était pas le favori des sondages en 2016 mais il était celui des réseaux sociaux. Lors de la campagne, il a dominé les échanges sur Facebook de façon écrasante : ses déclarations ont suscité douze fois plus d’intérêt que celles d’Hillary Clinton dans les États républicains et deux fois plus dans les États démocrates.

Toute cette attention n’était pas une acclamation mais elle a permis de rendre virales les propositions de Trump et de faire que son offre politique rencontre plus facilement une demande, aussi difficile serait-elle à atteindre. Les exemples similaires se sont multipliés un peu partout – au Brésil, en Italie –, dessinant toujours le même périmètre idéologique : trahison du peuple, doute sur les vaccins, climato-scepticisme, rhétorique appelant au bon sens, et bien souvent complotisme.

 

Voir aussi :

La démocratie des crédules : le paradoxe d’Internet

Le vaccin contre la Covid-19 pourrait « rendre gay » selon un rabbin israélien

mardi 12 janvier 2021 à 18:39

Un rabbin israélien accuse un « gouvernement malveillant planétaire » d’être derrière la pandémie de Covid-19 et estime que la vaccination menacerait de les transformer en homosexuels.

Le rabbin Daniel Assor (capture d’écran YouTube 22/12/2018).

Le quotidien israélien Israel Hayom rapporte qu’un rabbin a appelé ses fidèles à refuser la vaccination contre la Covid-19, au prétexte qu’elle menacerait de les transformer en homosexuels.

Suivi par des dizaines de milliers de personnes sur les réseaux sociaux, le rabbin Daniel Assor justifie ses craintes par le fait que les vaccins ARNm utilisés contre la Covid-19 seraient fondés sur des « supports embryonnaires » qui pourraient provoquer des « tendances contraires ».

« Nouvel ordre mondial »

Le journal rappelle que ce rabbin n’en est pas à son coup d’essai en matière de complotisme sur le coronavirus, estimant notamment que la pandémie a été provoquée par un « gouvernement malveillant planétaire », composé par exemple de franc-maçons, d’Illuminati ou de Bill Gates, pour « réduire la population » et « mettre en place un nouvel ordre mondial. »

Il a également accusé l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et les firmes Pfizer et Moderna, des « organisations criminelles » à ses yeux, d’avoir trompé les autorités religieuses juives avec des données falsifiées pour les encourager à soutenir la vaccination.

La communauté ultra-orthodoxe d’Israël a été particulièrement touchée par la Covid-19, principalement à cause de sa réticence à appliquer les mesures barrières. Les autorités religieuses les plus influentes du pays ont donc, à de nombreuses reprises, appelé leurs fidèles à s’y plier et à respecter à la lettre les consignes gouvernementales pour endiguer l’épidémie, dont le confinement et la vaccination.

 

Voir aussi :

Qu’est-ce que le « Nouvel Ordre Mondial » ?

J-D Lelièvre : « On entend des choses délirantes » autour des vaccins contre la Covid-19

Complotisme : les pays balkaniques ne sont pas épargnés

lundi 11 janvier 2021 à 16:30

Une enquête récente montre que les croyances conspirationnistes se sont renforcées dans les pays des Balkans, venant éroder la confiance dans les politiques sanitaires et les institutions démocratiques.

Montage CW.

En partenariat avec l’Atlantic Council, le Groupe consultatif sur la politique des Balkans en Europe (BiEPAG) a réalisé en octobre 2020 un sondage* sur l’influence des théories du complot autour du coronavirus dans les opinions publiques de six pays balkaniques (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Monténégro, Macédoine du Nord, Serbie).

Intitulée « The Suspicious Virus: Conspiracies and COVID19 in the Balkans », le rapport d’enquête du BiEPAG révèle que « l’ampleur et les implications de ces théories [du complot] sont particulièrement fortes ».

Ainsi, alors que dans la plupart des pays européens les théories du complot autour de la pandémie de coronavirus concernent entre un quart et un tiers de la population, plus de 75 % des citoyens de ces pays balkaniques souscrivent à un ou plusieurs des six énoncés qui leur ont été soumis. Selon Tim Judah, correspondant de The Economist, ces résultats sont exceptionnels : « Beaucoup de personnes croient à des choses absurdes comparées au reste de l’Europe ou à des pays de l’Est ».

Pour Florian Bieber, un des coordinateurs de l’étude, le taux d’adhésion aux théories conspirationnistes dans les pays des Balkans serait trois fois supérieur aux autres pays européens.

Les six propositions conspirationnistes soumises aux sondés étaient les suivantes : « Le gouvernement chinois a conçu le coronavirus dans un laboratoire » ; « L’industrie pharmaceutique est impliquée dans la propagation du coronavirus » ; « Il existe un lien entre la technologie 5G et le coronavirus » ; « L’armée américaine a développé le coronavirus pour en faire une arme biologique » ; « Bill Gates utilise le coronavirus pour “promouvoir” un vaccin doté d’une micropuce permettant de tracer la population » ; « Le coronavirus s’est “échappé” d’un laboratoire de Wuhan ».

Source : Florian Bieber, Tena Prelec, Dejan Jović & Zoran Nechev, « The Suspicious Virus: Conspiracies and COVID19 in the Balkans », The Balkans in Europe Policy Advisory Group (BiEPAG), décembre 2020.

L’éducation, l’âge et le sexe n’ont pas d’impact à proprement parler significatif sur ces chiffres. La variable la plus prédictive semble être géopolitique, dans le sens où le soutien aux théories du complot considérées semble directement lié aux sentiments plus globaux éprouvés par ces populations à l’égard des États-Unis ou de la Chine. Les minorités de ces pays, plus vulnérables et ayant souvent moins confiance dans l’État, pourraient également être plus sensibles au conspirationnisme.

L’enquête du BiEPAG confirme l’existence, déjà bien documentée, d’un lien entre la perméabilité au conspirationnisme et le scepticisme à l’égard des vaccins. Ainsi, une majorité des personnes interrogées dans le cadre de l’étude ne prévoyait pas de se faire vacciner. C’est là une spécificité de la région dès lors que, dans tous les autres pays d’Europe, au même moment, une majorité des sondés étaient favorables à la vaccination. Sur l’ensemble de la région, on recense 53,4% de sondés qui déclarent qu’ils ne se vaccineront pas ou probablement pas contre 39,2% qui envisagent de se vacciner. Des données comparables pour la même période montrent que le choix de se faire vacciner était alors envisagé par 54% des Français (sondage IPSOS pour le Forum économique mondial).

De la même manière, le niveau de diplôme, généralement corrélé à une plus faible adhésion aux théories du complot, ne semble pas constituer une variable prédictive dans le cadre de cette étude qui montre que certaines de ces théories sont approuvées aussi bien par les jeunes que par les personnes diplômées, ainsi que par les personnes âgées et moins diplômées. Par exemple, au Kosovo, 47% de la population ayant obtenu un diplôme universitaire pense que l’industrie pharmaceutique est impliquée dans la propagation de la Covid-19 : ils ne sont que 22% chez les sondés ayant arrêté leurs études à l’enseignement primaire. Ce résultat montre que les théories du complot sont profondément ancrées dans toutes les couches de la société et suggère qu’un diplôme universitaire implique des usages informationnels exposant davantage aux théories du complot.

Des clivages géopolitiques

Si les disparités socioprofessionnelles et géographiques n’ont pas d’influence significative sur l’adhésion aux discours conspirationnistes, la prise en compte d’un facteur géopolitique semble en revanche essentiel selon Tena Prelec, membre de l’équipe de chercheurs du BiEPAG.

Le rapport révèle ainsi des disparités très significatives entre les différents pays étudiés. Par exemple, la théorie du complot selon laquelle la Chine a fabriqué le virus est la plus populaire. Elle culmine à 65% d’approbation en Albanie. Les Serbes, de leur côté, ne sont que 35% à adhérer à cette thèse. Le BiEPAG rappelle que le président serbe Aleksandar Vučić a qualifié les Chinois de « frères » et de « sauveurs » de la Serbie.

Source : Florian Bieber, Tena Prelec, Dejan Jović & Zoran Nechev, « The Suspicious Virus: Conspiracies and COVID19 in the Balkans », The Balkans in Europe Policy Advisory Group (BiEPAG), décembre 2020.

Les minorités serbes du Monténégro et du Kosovo semblent aussi nettement moins réceptives aux théories du complot impliquant la Chine. A l’inverse, la minorité croate de Bosnie-Herzégovine fait montre d’une hostilité plus marquée à l’endroit de la Chine qu’à l’égard des Américains, probablement en raison de l’interventionnisme militaire américain dans les années 1990.

Le clivage entre groupes ethniques majoritaires et minoritaires dans ces pays est par conséquent un paramètre important à prendre en compte pour comprendre les résultats de l’étude. La minorité serbe du Kosovo a ainsi une opinion plus favorable que ses compatriotes albanais à l’égard de la Chine : ils sont par exemple 86,1% à souscrire à la théorie du complot incriminant Bill Gates. Ils sont également 93,7% dans ce groupe à penser que l’industrie pharmaceutique a joué un rôle actif dans la création et la propagation du coronavirus.

De manière générale, tous les groupes minoritaires dans ces pays (Serbes et Albanais du Montégro, Albanais de Macédoine, Serbes du Kosovo, Croates de Bosnie, etc.) sont plus enclins que les groupes majoritaires à adhérer à des théories du complot. S’agissant de la défiance à l’égard de la vaccination, elle s’élève à 89,6% chez les Serbes du Kosovo, confirmant le lien entre antivaccination et défiance à l’égard des institutions, plus prégnantes chez les minorités nationales.

 

* L’enquête a porté, dans chacun des six pays, sur un échantillon représentatif d’au moins 1 000 personnes âgées de 18 ans et plus.

 

Voir aussi :

Un Français sur quatre estime (à tort) que le coronavirus a été conçu en laboratoire

Vaccins : un Français sur deux pense que certains adjuvants peuvent être « très dangereux »

Conspiracy News #02.2021

dimanche 10 janvier 2021 à 17:26

L’actu de la semaine décryptée par Conspiracy Watch (semaine du 04/01/2020 au 10/01/2021).

BILAN. Pour L’Express, Rudy Reichstadt fait le bilan d’une année 2020 qui aura été marquée par une pandémie, mais aussi par une épidémie de désinformations sur les réseaux sociaux, dans les médias ou à l’Assemblée nationale. La communauté scientifique elle-même n’a pas été épargnée. Pour le directeur de Conspiracy Watch, 2021 verra peut-être un reflux du phénomène en cas de maîtrise de la Covid-19. Mais quoi qu’il en soit, cette poussée conspirationniste laissera des traces durables, notamment pour la vie démocratique (source : L’Express, 4 janvier 2021). Il est utile, à cet égard, de relire les enseignements de notre sondage réalisé en collaboration avec la Fondation Jean-Jaurès et l’Ifop, qui avait été publié le 28 mars 2020, deux semaines après le début de l’épidémie.

TROTTA. Le militant complotiste Silvano Trotta a pris pour cible, dans l’un de ses tweets, Rudy Reichstadt. Le message mensonger a déclenché un déferlement de commentaires hostiles dont plusieurs à caractère antisémite. Les réactions de soutien au directeur de Conspiracy Watch ont été nombreuses. La preuve que le travail de notre observatoire porte, mais aussi, si l’on en doutait encore, que l’antisémitisme est un invariant de la complosphère. Une affaire qui a inspiré un dessin à notre collaborateur Morgan Navarro.

ANTIVAXX. « Une balle dans la tête » : c’est ce qui est promis au docteur Jérôme Marty, médecin généraliste et président de l’Union française pour une médecine libre (UFML), dans l’un des messages qui lui ont été adressés. Depuis des mois, ses prises de position publiques dans la lutte contre l’épidémie lui valent harcèlement et menaces de mort. Il n’est pas le seul : nombre de ses confrères, engagés comme lui dans la campagne de vaccination, sont logés à la même enseigne (source : Quotidien, 5 janvier 2021). À noter, sans grande surprise, qu’Étienne Chouard, figure du mouvement des Gilets jaunes, a manifesté une position vaccino-sceptique sur les réseaux sociaux (source : Twitter). Au sujet des doutes et critiques exprimés sur le vaccin à ARN, l’immunologue Steve Pascolo a fait valoir sans détours que, depuis des millions d’années, « le corps humain est habitué à recevoir de l’ARN de l’extérieur, et on ne devient pas transgénique ni modifié pour autant ! » (source : Quotidien (Twitter), 8 janvier 2021).

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En décembre 2020, un médecin américain a retiré 57 fioles contenant des vaccins Moderna des réfrigérateurs du centre médical du Wisconsin dans lequel il travaillait, car il pensait que le vaccin pourrait modifier l’ADN humain. L’homme a reconnu, devant les enquêteurs, être « un conspirationniste » (source : Sud Ouest, 5 janvier 2021).

Des personnes sont-elles décédées après avoir été vaccinées contre la Covid-19 et l’injection était-elle la cause de leur décès ? Les conséquences et possibles effets secondaires – quelques millions de personnes ont déjà pu être vaccinées à travers le monde – sont scrutés sur les réseaux sociaux. Suisse, Portugal, Israël… D’après plusieurs publications sur Twitter, au moins trois personnes originaires de ces trois pays seraient mortes peu de temps après avoir reçu une première dose. Fatale conséquence ou simple coïncidence ? Après enquête, il apparaît qu’aucun élement ne permet à ce stade d’établir un lien entre la vaccination contre la Covid-19 et les trois décès recensés (source : 20 Minutes, 5 janvier 2021).

ENTREPRISES ET COMPLOTISME. À l’heure où l’information est sans cesse détournée, les entreprises ne sont pas à l’abri d’une guerre de réputation. Les enjeux de la communication de crise en sont transformés : il ne s’agit plus de réagir mais d’anticiper. « Les guerres d’information peuvent prendre deux formes : soit elles inventent une réalité qui n’existe pas, soit elles courbent ou réinterprètent des faits réels pour leur donner un sens totalement nouveau » explique ainsi Éric Delbecque, expert en intelligence économique et stratégique, interviewé par L’ADN aux côtés de Vinent Lambin, directeur associé et fondateur, chez Comfluence (source : L’ADN, 5 janvier 2021).

IRAN. Il y a un an, le 8 janvier 2020, un Boeing d’Ukraine International Airlines avec 176 personnes à son bord était abattu en vol par un missile dans les environs de Téhéran. Quelques jours plus tard, l’Iran reconnaissait sa responsabilité, venant démentir les interprétations complotistes que certains s’étaient empressés de faire du drame. Retour sur un couac de la complosphère (source : Conspiracy Watch, 16 janvier 2020).

CAPITOLE. Le Capitole a été pris d’assaut par des militants pro-Trump le 6 janvier 2021, après que le président sortant, qui avait réuni ses soutiens à Washington, les a incités à se rendre vers ce bâtiment qui abrite le Congrès, siège du pouvoir législatif américain. Les troubles ont entraîné la mort de cinq personnes dont un policier de 42 ans, apportant une fois de plus la preuve de l’impact dramatique que les fausses informations et le complotisme peuvent avoir dans la réalité.

Le 6 janvier, l’extrême droite était bien représentée, comme en témoignent de multiples symboles arborés par les militants. Une image a particulièrement marqué les esprits, celle d’un individu torse nu et tatoué. Jacob Anthony Chansley, alias « Jake Angeli », également connu sous le pseudonyme de « Q Shaman », est en fait une figure bien connue du mouvement complotiste pro-Trump (source : MEAWW, 6 janvier 2021 ; Slate, 8 janvier 2021).

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Commentant ces événements, les militants pro-Trump ont réagi avec colère, incompréhension ou ont encore mis en avant la faribole d’un « complot antifa » destiné à les discréditer. La frange radicale des soutiens de Donald Trump s’enferme ainsi toujours un peu plus dans le déni (source : Le Monde, 7 janvier 2021).

En témoigne le compte Twitter de l’internaute complotiste Antoine Hallé. Selon ce dernier, c’est Trump et non Biden qui a gagné l’élection présidentielle américaine. Tout aurait été mis en scène pour « laisser à l’ennemi l’illusion de la victoire jusqu’au bout pour ensuite instaurer la loi martiale » puis rendre sa souveraineté au peuple…

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Le youtubeur complotiste Silvano Trotta soutient le même type de thèse tandis que son ami québécois Alexis Cossette-Trudel s’est lancé, au lendemain de l’intrusion au Capitole, dans un commentaire laborieux dont il ressort qu’il n’y aurait aucun doute à avoir sur la circonstance que Joe Biden ne sera pas président et que Trump emportera la mise au dernier moment. Tout aurait en effet été planifié à l’avance par l’Administration Trump elle-même…

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Aux internautes qui se sont efforcés de démontrer que le groupe d’insurgés était en fait composé d’opposants à Trump déguisés, Jeff Yates apporte la preuve du contraire (source : Radio-Canada, 7 janvier 2021). Une lecture à compléter par l’écoute de la chronique de Tristan Mendès France, resituant l’influence de QAnon sur ces événements (source : France Inter, 8 janvier 2021). À lire également, toujours autour de QAnon, le premier épisode d’une étude d’Eymeric Manzinali et l’analyse dense publiée par le site Bellingcat.

TWITTER. Le compte personnel du président des États-Unis a été supprimé dans la nuit du vendredi 8 au samedi 9 janvier, ainsi que ceux des principales figures de la mouvance conspirationniste QAnon, dont le compte de Cossette-Trudel, pour avoir enfreint les règles du réseau social. Twitter justifie sa décision par la crainte de « nouvelles manifestations armées » aux États-Unis (source : Le Monde, 9 janvier 2021).

BANNON. « War Room », la chaîne YouTube de Steve Bannon, ancien conseiller de Donald Trump et militant d’extrême droite, a été supprimée par la plateforme pour violations répétées de ses règles (fausses allégations). En nombre dernier, Bannon avait suggéré de mettre les têtes du directeur du FBI Christopher Wray et du Dr Anthony Fauci « au bout d’une pique ».

BARON. Sylvain Baron est un blogueur conspirationniste et un activiste souverainiste connu notamment pour avoir initié un mouvement de décrochage des drapeaux européens des lieux publics. Conspiracy Watch a consacré une notice à cette figure de la complosphère d’extrême droite, qui a participé au mouvement des Gilets jaunes et en particulier au groupe des Gilets jaunes constituants. C’est ce personnage haut en couleurs qu’André Bercoff a invité dans son émission sur Sud Radio, le mercredi 6 janvier 2021. Le journaliste lui a demandé de justifier son soutien à Robert Faurisson, ce qui a donné lieu à une réponse des plus confuses et à l’affirmation selon laquelle Dieudonné M’Bala M’Bala et Alain Soral avaient « été ostracisés et salis constamment par le mainstream médiatique ». Invité par André Bercoff à commenter l’invasion du Capitole de Washington par des militants pro-Trump extrémistes, Sylvain Baron a estimé que « lorsque le peuple n’a plus aucun moyen légal et pacifique de pouvoir se faire entendre, il est de son droit de résister » (source : Sud Radio, 6 janvier 2021).

ATTENTATS JANVIER 2015. Il y a six ans, le 9 janvier 2015, s’achevait la cavale meurtrière des frères Kouachi, à Dammartin-en-Goële, chez l’imprimeur Michel Catalano. Celui-ci avait témoigné dans le documentaire Complotisme, les alibis de la terreur des réactions complotistes qu’il avait pu rencontrer. Une séquence à retrouver ici.

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TRIBUNE. Dans un texte publié dans Ouest-France, Paula Forteza et Matthieu Orphelin lancent un salutaire « appel à toutes les personnes de bonne volonté » pour sortir du complotisme. Selon les deux députés non-inscrits (élus sous l’étiquette LREM en 2017), « le chemin pour en sortir passera probablement par un apaisement général du débat public [et] une désescalade dans la violence verbale », formulation qui donne l’impression regrettable de renvoyer dos-à-dos les complotistes et ceux qui proposent une analyse critique de leurs thèses. Estimant que nous serions démunis face au complotisme, ils prônent une amélioration de « la transparence à tous les niveaux » (décisions politiques et lobbys, haute administration, plateformes et algorithmes, relations entre les médias et leurs actionnaires, etc.). Paula Forteza est l’autrice d’une récente (et riche) note de la Fondation Jean-Jaurès sur la régulation des réseaux sociaux.

À LIRE. En matière de désinformation, la simple rectification et répétition des faits ne change pas grand-chose, comme l’indique un article de fond publié par The Guardian. Le texte souligne notamment la dimension narrative et globale de l’information et le fait que les individus l’appréhendent comme telle : chercher à corriger des éléments ponctuels se révèle souvent infructueux quand on ne touche pas à la structure globale. L’article rappelle aussi que ce travail de « déconstruction » des infox est plus efficace lorsqu’il est mené sur une base individuelle qu’avec des personnes qui se connaissent bien entre elles (source : The Guardian, 1er janvier 2021).

APOCALYPSE COGNITIVE. Notre ami Gérald Bronner, membre du conseil scientifique de Conspiracy Watch, publie ces derniers jours Apocalypse cognitive (PUF, 2021). Invité dimanche 10 janvier de « C politique » (France 5), il y revient sur son parcours intellectuel d’ancien croyant conspirationniste et millénariste « sauvé » par la sociologie.

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Chercheur de vérités

mardi 5 janvier 2021 à 16:50

Dans un message ayant déclenché un déferlement de haine sur Twitter, le youtubeur complotiste Silvano Trotta affirme – à tort – que le directeur de Conspiracy Watch est « seul » et suggère – encore une fois à tort – que nous achèterions des mots-clés sur Google. Et de poser, selon ses propres termes, « la question qui tue : il est financé par QUI ? »… alors que nous n’avons jamais entretenu le moindre mystère sur le sujet : après avoir fonctionné de manière totalement bénévole pendant dix ans, nous avons reçu le soutien financier de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, une institution reconnue d’utilité publique chargée notamment de prévenir le négationnisme et l’antisémitisme.