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À Metz, Martine Wonner en tournée contre la « dictature sanitaire »

lundi 19 avril 2021 à 12:46

La députée Martine Wonner a participé à une manifestation anti-confinement à Metz, ce samedi. Un rassemblement citoyen visant à « réinformer » sur le Covid-19, organisé par la complosphère et un collectif de Gilets jaunes, à la gloire de l’élue du Bas-Rhin qui cherche à capter ce nouveau public.

Martine Wonner sur la place de la République à Metz, le 17 avril 2021 (crédits : Élie Guckert/Conspiracy Watch).

Manifestation revendicative, ou meeting politique ? Environ 250 personnes se sont réunies sur la place de la République à Metz, ce samedi 17 avril, à l’appel de Réinfo Covid et de l’Union nationale d’initiative citoyenne (UNIC 57) pour une « ré-information [sur le Covid 19] avec la présence exceptionnelle de Martine Wonner ». Une manifestation autorisée par la préfecture de Moselle le 15 avril.

La députée du Bas-Rhin a trusté le micro pendant une bonne partie de l’après-midi. Élue en 2017 sous l’étiquette LREM, elle a été exclue du parti au printemps 2020 pour s’être opposée au plan de déconfinement du gouvernement. Depuis, cette psychiatre de formation s’illustre en militant pour la prescription de l’hydroxychloroquine et creuse son sillon de lanceuse d’alerte face à ce qu’elle appelle la « dictature sanitaire ». Après un tour dans le Finistère il y a une semaine, où elle a déclaré que « toutes les personnes qui vont aller se faire vacciner sont des cobayes », voilà donc l’élue originaire d’Hayange qui revient dans sa « Lorraine natale ».

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Martine Wonner n’aura à prêcher que des convertis. Outre Réinfo Covid – création du Dr Louis Fouché, anesthésiste réanimateur à l’Hôpital de la Conception à Marseille et défenseur du professeur Didier Raoult –, d’autres organisations désormais bien connues de la complosphère née pendant la pandémie ont apposé leur sceau sur l’événement : l’association Réaction19, fondée par l’avocat italien Carlo Alberto Brusa, passé par le parti Forza Italia de Silvio Berlusconi, et avocat du réalisateur du documentaire conspirationniste « Hold-Up » et de Martine Wonner elle-même, qui intervient d’ailleurs dans le film. L’association Bon Sens, notamment composée de Xavier Azalbert (directeur du site France Soir), du professeur Christian Perronne ou de Silvano Trotta. Association complotiste dont Martine Wonner était également membre jusque fin 2020.

On retrouve aussi le collectif mosellan Libérez les sourires 57, qui milite contre le port du masque à l’école qu’il juge inutile et dangereux pour les enfants. Les Gilets jaunes de l’UNIC 57, enfin, qui ne sont pas en reste, comme le montre une rapide visite de leur page Facebook où l’on retrouve sans peine des publications, encore, de l’influent vidéaste conspirationiste Silvano Trotta ou des revues de presse censées prouver l’existence de Q via le réseau social russe VKontakte. Autant dire une réunion entre copains, mais surtout entre conspirationnistes.

Une « plandémie » pas si mortelle ?

Pour l’occasion, les participants, souvent venus avec leurs enfants, avaient sorti leurs plus beaux slogans paranoïaques. Ici une pancarte « BIG DATTA (sic) = Manipulation / BIG PHARMA = Corruption », là une autre « ON N’A (sic) DÉMASQUÉ LES 1 % CRIME ORGANISÉ », « VACCIN ARN DANGER » ou encore « RÉ-INFO COVID Merci FUYEZ LES MEDIAS TV ».

Et Martine Wonner n’est pas vraiment venue pour ramener les esprits à la raison : « Après un an de crise, nous avons toutes les preuves que cette pandémie n’est qu’une épidémie », assure-t-elle au micro. Ou plutôt une « plandémie » pense un homme dans le public. La France vient pourtant de passer officiellement la barre des 100.000 morts en un an, du jamais-vu depuis la grippe italienne de 1949. Mais pour cet élue de la Nation, « le Covid n’est que le chiffon rouge qui occupe 67 millions de Français pendant que les gouvernements ruinent l’Europe ». Un complot donc. « Nous ne devons à aucun moment nous laisser impressionner par la doxa de ce gouvernement. Il faut que nous gardions à chaque moment cet esprit critique qui nous permet d’avancer en pleine lumière, et démasqués ».

Pour les masques, dans le public, c’est déjà plutôt réussi. Pour la lumière, on repassera. Reste que Martine Wonner a face à elle une foule hétéroclite de citoyens excédés par les mesures sanitaires, des travailleurs transfrontaliers dont le quotidien a été compliqué par la crise et les tests PCR obligatoires, de petits travailleurs au bord de la misère et des gens perdus par une stratégie et une communication gouvernementale pour le moins erratiques… Bref, une population qui a peur, qui cherche des réponses, et surtout, des boucs-émissaires.

Dans cette grille de lecture de la crise sanitaire proposée par Martine Wonner, il y a donc d’un côté les « criminels », ceux qui gouverneraient avec des intentions cachées et meurtrières, et de l’autre côté, des héros et des résistants. « Vous avez des médecins généralistes qui ont eu le courage de simplement soigner, de s’occuper avec bienveillance de leurs patients », assure la députée. « Et aujourd’hui ces médecins sont menacés, ils sont convoqués à l’ordre des médecins. Et ils risquent d’être sanctionnés, et certains l’ont déjà été. C’est inadmissible ! » On pense en effet au professeur Jean-Bernard Fourtillan, autre intervenant de « Hold-Up » qui organisait de manière illégale des tests thérapeutiques dans une abbaye catholique près de Poitiers sur plus de 350 malades dont il mettait ainsi la vie en danger, avec l’aide du Fonds Josefa, vice-présidé par Henri Joyeux, autre conspirationniste en blouse blanche. Fourtillan vient justement d’être incarcéré.

Azithromycine, hydroxychloroquine et pilule rouge

Qu’à cela ne tienne, Martine Wonner tiens à le rappeler : elle fait partie de ceux qui résistent à la « dictature sanitaire ». Mieux encore, en femme providentielle, elle aurait le remède à la crise : « La Covid se soigne ! ». Première nouvelle ! « Merci à l’institut universitaire de Marseille, merci à toute l’équipe du professeur Raoult ! [tonnerre d’applaudissements] On sait que ce traitement, hydroxychloroquine + azithromycine continue encore et toujours de fonctionner ! » Le professeur Raoult lui aussi persiste et signe, et a même prétendu récemment que l’hydroxychloroquine permettait de diminuer les morts de 75 %. Après un an et de nombreuses études indépendantes, c’est pourtant toujours aussi faux. Non seulement l’hydroxychloroquine n’a pas d’effet bénéfiques, mais est en plus associée à des effets secondaires graves.

Mise en scène de la « dictature sanitaire » à Metz, le 17 avril 2021 (crédits : Élie Guckert/Conspiracy Watch).

« A contrario, les vaccins ne protègent pas de la Covid », pousse Martine Wonner. Là encore, les études scientifiques disent le contraire. À titre d’exemple, « le vaccin de Pfizer non seulement protège de la maladie Covid-19 mais conduit à une réduction importante des transmissions », d’après Sciences et Avenir. On ajoutera qu’à l’heure actuelle, aucun pays dans le monde n’est sorti de la crise grâce au traitement proposé par Didier Raoult. En revanche, on sait désormais que ceux qui commencent à sortir du tunnel, comme la Grande-Bretagne, le doivent à des campagnes de vaccinations massives.

Mais la députée semble s’être donnée pour mission de décrédibiliser tout ce qui marche, au point qu’il ne soit pas interdit de se demander si ce n’est pas elle qui aurait tout intérêt à ce que cette crise se prolonge. « Les tests PCR sont inutiles, car ils produisent à 90 % des faux positifs », assène-t-elle en reprenant une fake news de janvier dernier, une fois de plus largement démontée depuis. Elle ajoute que ces tests coûteraient au contribuable « 20 millions d’euros par jour », soit autant d’argent qui pourrait être investi dans des « lits de réanimation ».

Elle oublie de mentionner que dans notre « dictature sanitaire », contrairement à de nombreux pays, si la campagne de tests PCR coûte si cher à la Sécurité sociale, c’est bien parce qu’en France ces tests sont remboursés à 100 %. À titre de comparaison, en Allemagne, un test coûte entre 59 et 190 euros… et n’est pas remboursé.

Autant d’informations facilement accessibles en ligne, mais le complot tient bon. « Vous vous construisez vous-même les conclusions et ce qui en découle », exhorte un représentant de Réinfo Covid. « Et j’espère qu’avec vos réflexions vous allez voir que tout leur château de cartes va s’effondrer. Vous finirez par comprendre l’ampleur de ce mensonge et de ce qui se cache derrière. »

À Metz, rebelote samedi prochain, cette fois avec Florian Philippot qui, à l’instar de Martine Wonner, essaie de transformer le public du documentaire « Hold Up » en réservoir politique. Mais le public ne sera pas le même, assurent les organisateurs au Républicain Lorrain. « Eux, ce sont les complotistes ». Ou peut-être que samedi prochain certains des fans de Martine Wonner seront surtout en réanimation après une après-midi où les gestes barrières ont été très peu respectés et dans un département où, dimanche, le taux d’incidence était à 270 % pour une tension hospitalière de 144 % et un taux de positivité de 5 %, selon Covidtracker. Pendant que la députée faisait son discours, 4 personnes succombaient du Covid-19 à l’hôpital en Moselle, selon Santé Public France. La « résistance », elle aussi, a un coût.

 

(Dernière mise à jour le 19/04/2021 à 19h22 : ajout d’un lien sur l’UNIC 57)

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Ces médias trop complaisants à l’égard des thèses complotistes de Philippe de Villiers

dimanche 18 avril 2021 à 13:22

Pendant une semaine, ils ont déroulé le tapis rouge devant lui. Pour Haoues Seniguer*, ceux qui offrent une tribune au discours conspirationniste de l’ancien président du Mouvement pour la France portent une lourde responsabilité devant la collectivité.

Philippe de Villiers sur Sud Radio (13 avril 2021), sur BFM TV (10 avril), en couverture de Valeurs actuelles (15-21 avril) et sur Europe 1 (9 avril).

Une question ne cesse de me tarauder, même si elle peut apparaître par bien des aspects comme, au mieux rhétorique, au pire naïve : la médiatisation d’auteurs suite à la parution d’ouvrages est-elle vraiment en rapport avec la qualité et la rigueur qui s’y déploient, ou est-ce leur identité sociale, la reconnaissance dont ils jouissent par ailleurs, qui « fait » leur médiatisation ?

Philippe de Villiers, entre autres ancien député, ancien ministre et surtout fondateur du parc du Puy du Fou, écrit régulièrement des livres dont l’exposition médiatique est inversement proportionnelle à leur consistance. Le jugement peut a priori sembler sévère. Il n’en est rien.

Par-delà son ancrage à l’extrême droite même si, officiellement, il n’appartient à aucune formation politique identifiée comme telle, Philippe de Villiers est, avec constance, complotiste. En effet, il croit, d’une part, dur comme fer en une conspiration des « élites » capables selon lui de toutes les félonies et complots contre « le peuple », et d’autre part, au « Grand Remplacement », un thème popularisé par l’écrivain Renaud Camus. Pour eux, les musulmans (et pas seulement les islamistes) « colonisent » notre pays, avec la trahison des autochtones.

Puisant au même lexique, empruntant à la même grammaire (« mondialisme », « mondialistes », « immigrationnisme », « remigration », etc.), et plus trivialement encore, à la logorrhée des propagateurs de clichés conspirationnistes, à l’instar de l’organisation Égalité & Réconciliation d’Alain Soral, il déclarait sans être contredit ou fermement discuté par les journalistes d’un grand quotidien national en novembre 2014, que « nos élites rêvent d’un petit homme sans racine, ni filiation », ajoutant qu’« on est train de fabriquer pour la France de demain, un petit homme consommateur à l’américaine qui sera asexué et apatride. Il n’aura plus ni racine, ni filiation […]. L’Europe aujourd’hui est en train de mourir. Elle meurt culturellement et démographiquement. Elle meurt d’un chassé-croisé entre l’avortement de masse et l’immigration de masse. »

Dans cette interview, non seulement il taxait le ministre de l’Education nationale de l’époque, Vincent Peillon, de « laïcisme qui propose d’absorber le spirituel dans le temporel et donc de fabriquer des enfants sans leurs parents pour pouvoir les élever dans un matérialisme absolu », raillant les dénonciateurs/affabulateurs de la « théorie du genre », mais il remettait purement et simplement en cause le principe laïque ; il affirmait effectivement, là aussi sans être seulement repris par les interviewers, que « la seule protection possible contre ces deux tentations séculaires [islamisme et laïcisme – ndlr] réside dans la culture chrétienne de la vraie laïcité fondée sur deux principes inséparables : le spirituel et le temporel s’irriguent mutuellement, mais ne se confondent pas ».

On pourrait citer d’autres passages ou interventions médiatiques au cours desquels de Villiers (re)prend ou (re)prenait, sans vergogne, les mots de la complosphère, à l’instar du passe-partout, « Système », qui a l’avantage de désigner des coupables au visage changeant.

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S’il est critiqué pour flirter avec le conspirationnisme soft ou hard, l’ancien élu répond que les seuls et vrais complotistes, en quelque sorte les comploteurs réels, ne sont ni plus ni moins que les élites que, précisément, il stigmatise. Ainsi, le « complotisme » ne serait au fond à ses yeux qu’une arme de dissuasion brandie par des adversaires et des ennemis, les élites, ou a minima ceux qui en sont les complices.

« Ce que nous avons vécu a déjà été joué »

Plus récemment, venu parler de son dernier livre paru en ce mois d’avril, Le Jour d’après (éd. Albin Michel), sur l’antenne de Sud Radio, au micro d’André Bercofflui-même connu pour ses sorties complotistes –, Philippe de Villiers expliquait, avec le sourire complice, le ton et les propos approbateurs de l’interviewer, que « les fake news » ou les complotistes, loin de revêtir une existence réelle, seraient en fait les élites dominantes qui vilipenderaient « ceux qui ne sont pas d’accord avec eux ». De ce point de vue, le complotiste n’est pas ou plus celui qui fantasme des complots par définition imaginaires. L’ancien ministre ne faisait que répéter à la radio ce qu’il écrit dans son derniers opus ; cela apparaît en exergue sur le site officiel des éditions Albin Michel, où il prétend que l’épidémie de coronavirus a « déjà été jouée » à l’occasion d’une réunion qui s’est tenue à New York le 18 octobre 2019 :

« Ce que nous avons vécu a déjà été joué. A New-York. Lors d’une réunion ou plutôt d’un exercice de simulation d’une pandémie de coronavirus, le 18 octobre 2019 ; tout a été filmé et se trouve sur Internet. Cela s’est passé plusieurs mois avant la survenance du virus. En réalité, les participants – les géants du capitalisme de surveillance – anticipaient ainsi la catastrophe à venir. Ils avaient voulu un monde d’un seul tenant, sans cloisons. Ils savaient que ce monde-là serait hautement pathogène. Ils le savaient et s’y préparaient. Ils attendaient la pandémie et ils la voyaient venir ».

Certes, jouant habilement sur l’ambiguïté, il ne va pas jusqu’à énoncer, expressis verbis, que le virus a été fabriqué en laboratoire puis propagé ensuite au reste du monde. Mais l’essayiste-militant n’en demeure pas moins convaincu que les élites « capitalistes » l’ont voulu, au point qu’elles l’auraient anticipé et accompagné. Et cela s’appelle objectivement du conspirationnisme, qui ensuite discrédite sans aucun fondement la parole publique et parallèlement les mesures sanitaires primordiales. Il en est ainsi lorsque Philippe de Villiers compare, de façon extrêmement douteuse, le docteur Jean-François Delfraissy, président du Conseil scientifique, à… Pétain. Partant, si l’on va au bout du raisonnement, l’épidémie de la Covid-19 aurait été organisée et planifiée aux fins de grossir l’hydre « mondialiste » et asseoir la domination oligarchique !

Au micro de Sonia Mabrouk, sur les ondes d’Europe 1 le 9 avril dernier, de Villiers entonna de nouveau son couplet complotiste au sujet du « Great Reset », suggérant que la pandémie actuelle ne serait qu’une étape dans un vaste projet diabolique de « réinitialisation du monde ». Il accuse Klaus Schwab, fondateur du Forum économique mondial de Davos, celui-là même qui forgea l’expression, de soutenir, dans la perspective d’un monde post-pandémie, ni plus ni moins qu’un projet d’aliénation des peuples. Pourtant, ce n’est pas exactement ce qu’avance le leader économique qui plaide pour qu’advienne « un système fonctionnel de coopération mondiale intelligente, structuré pour relever les défis des 50 prochaines années ». Rien de secret ici et rien, en tous cas, qui trahisse les intentions malignes que lui prête le fondateur du Puy du Fou.

En effet, dans un ouvrage publié en juillet 2020, intitulé Covid-19: The Great Reset, Klaus Schwab et son co-auteur, l’économiste Thierry Malleret, proposent ainsi non pas de prospérer sur les cadavres en cherchant à contrôler à vil prix le monde et les individus comme le soutient et l’insinue inlassablement Philippe de Villiers, mais au contraire d’œuvrer à résorber des inégalités apparues justement criantes à l’occasion de la crise sanitaire, misant, pour ce faire, sur « la clairvoyance » et « l’ingéniosité » de l’être humain.

Bref, l’exacte antithèse de ce que martèle l’homme politique auquel peu de journalistes opposent des contre-arguments solides. La mécanique conspirationniste de Philippe de Villiers et consorts est parfaitement huilée, à la fois attendue et symptomatique d’une époque confuse où le relativisme de la vérité profite essentiellement à ceux qui s’en affranchissent. De la sorte, une culture de la suspicion et de l’anathème progresse ; s’ensuivent procès d’intention et perfidie prêtées sélectivement à des individus, a fortiori s’ils sont étrangers ou au patronyme apparemment non français.

« Ils le savaient, ils s’y attendaient, ils s’y préparaient »

Au micro de la journaliste Apolline de Malherbe, sur l’antenne de BFM TV samedi 10 avril dernier, Philippe de Villiers, par moments contradictoires (parce que poussé parfois dans ses derniers retranchements), proposait une énième définition du complotiste, pratiquant l’inversion accusatoire, pour aussitôt asséner l’existence d’une planification de l’épidémie de coronavirus voulue par « des géants du numérique » :

« Un complotiste, c’est quelqu’un qui ment, c’est quelqu’un qui est dans le fantasme. Ce qui nourrit le complotiste, c’est quand nos gouvernants eux-mêmes ne sont pas dans la vérité nue, vous voyez ? Et quand on triche, on triche partout. Et la tricherie implique la tricherie. Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est que j’ai vu de mes propres yeux un exercice de simulation qui a eu lieu le 18 octobre 2019, donc bien avant qu’on ne parle du Covid, à New York, vraiment avec le gratin mondial des puissances privées : big-data, big-pharma, big-finances. Ils font une simulation d’une pandémie de coronavirus. Et en voyant ça, je me dis, “bon, ce n’est pas truqué, c’est un fait !” C’est-à-dire qu’il y a des gens qui, en fait, savaient… »

L’acmé de la connivence journalistique avec le complotisme de l’essayiste de Vendée est atteinte dans l’interview récente que ce dernier a accordé à cinq journalistes (dont certains sont des chroniqueurs-télé) de Valeurs actuelles avec un titre/mot d’ordre qui n’est pas que tapageur (« J’appelle à l’insurrection ») puisqu’il peut se comprendre comme un appel à troubler l’ordre public.

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L’interview de l’ancien président du Mouvement pour la France est un parfait compendium de ses obsessions nationalistes avec, derechef, une complaisance déconcertante des journalistes. Il y réitère la croyance en une conspiration « de gens puissants » réunis le 18 octobre 2019, qui, d’après lui, « se doutaient de quelque chose » tandis qu’ils ne parlaient pas encore de Covid… Il voit cette réunion de New York comme l’une des étapes phares d’un moment fondateur : la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1994, conférant à cet égard à ses architectes et participants une sorte d’omniscience et d’omnipotence irrésistibles dans « ce nouveau monde » chaotique qu’ils dessinèrent, qu’ils auraient de cette façon préparé de longue date !

« Ils ont fabriqué ce monde sans cloisons. Ils savaient que ce monde serait violemment pathogène. Quand vous mettez 5 ou 6 milliards de personnes dans une même pièce, le microbe se promène plus facilement. Ils le savaient, ils s’y attendaient, ils s’y préparaient ».

L’ancien ministre tance même – sans user de l’expression « puçage » largement en vogue dans les milieux conspirationnistes –, « les géants du numérique » accusés de nous rendre « serfs […] appelés à être géolocalisés, implantés, traqués, tracés, donc soumis ». Enfin, il voit un autre complot des animateurs du Forum de Davos : œuvrer à la normalisation des LGBT, encourager l’immigration…voire, opprobre suprême, les droits de l’homme !

Parce que Philippe de Villiers est un bon client, en raison des milliers de vues que ses apparitions totalisent sur YouTube, des médias par ailleurs sérieux tendent à baisser la garde, sans crier gare. Bon gré mal gré, ils servent ainsi de réceptacles, de caisses de résonance ou de catalyseurs à des contre-vérités ; à entretenir un imaginaire complotiste où toutes les interprétations des événements se valent, jusques et y compris les plus farfelues. Surtout, la médiatisation de cette parole renforce un discours de défiance en vogue dans les milieux conspirationnistes, mais pas seulement, sur le « deux poids, deux mesures ». Le seul grief qu’Égalité & Réconciliation fait à Philippe de Villiers, c’est d’une certaine façon son défaut d’antisémitisme, que l’association d’extrême droite attribue à son soi-disant « national-sionisme ».

En tout état de cause, il ne saurait y avoir, sinon au risque d’abîmer encore davantage les fondations démocratiques fragilisées par un vent populiste qui se diffuse, un conspirationnisme acceptable et un autre qui ne le serait pas, suivant ses foyers d’émission. Il n’est pas illégal certes, dans une certaine mesure, mais ceux qui relaient ou servent d’interface publique à ce type de discours portent une énorme responsabilité devant la collectivité. On ne pourra ensuite déplorer les conséquences dont on chérit, consciemment ou non, les causes.

 

Voir aussi :

Contre le « mondialisme Rothschild », Bruxelles et la « Partition », Philippe de Villiers veut questionner les « vérités officielles »

 

* Dernier ouvrage paru :  Le Lobby saoudien en France. Comment vendre un pays invendable, Paris, Denoël, 2021 (avec Pierre Conesa, Sofia Farhat et Régis Soubrouillard).

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Conspiracy News #16.2021

dimanche 18 avril 2021 à 11:22

L’actu de la semaine décryptée par Conspiracy Watch (semaine du 12/04/2021 au 18/04/2021).

ROYAUME-UNI. Éditorialiste au Times, David Aaronovitch est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Voodoo Histories, un essai de référence paru en 2009 sur la diffusion des théories du complot. Dans un entretien avec notre rédaction, il revient sur le rapport de la société britannique au complotisme. « À cause de la pandémie, explique-t-il notamment, les gens se sont retrouvés confinés et repliés sur eux-mêmes, donc bien plus exposés à ces théories conspirationnistes en ligne. Donc je ne dirais pas forcément qu’il y a plus de ces théories qui circulent, ni nécessairement que plus de gens y croient – bien que ce soit l’impression qui se dégage –, mais je pense que leur niveau d’intensité a par contre terriblement augmenté » (source : Conspiracy Watch, 13 avril 2021).

ENLÈVEMENT DE MIA. « Nouvel Ordre Mondial », création du Covid-19, 5G… Plusieurs médias ont analysé le compte Facebook de la mère de Mia, 8 ans, qui a commandité l’enlèvement de sa propre fille, finalement retrouvée dimanche 18 avril dans un squat à Sainte-Croix, en Suisse.

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Lorraine Actu et Libération dressent le portrait de cette jeune femme de 28 ans, Lola Montemaggi, obsédée par un « complot pédocriminel satanique » et marquée par son engagement dans le mouvement des Gilets jaunes (source : Lorraine Actu, 15 avril 2021 ; Libération, 16 avril 2021). Quant au Parisien, il a révélé le profil inquiétant des ravisseurs, survivalistes proches de l’ultradroite. Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État à l’Intérieur et ex-patron de la DGSI, alerte sur l’émergence en France de groupes conspirationnistes marqués par la volonté de recourir à la violence (source : Le Parisien, 16 avril 2021). Selon Marlène Schiappa, ministre déléguée à la Citoyenneté, l’enlèvement de Mia « met en lumière aussi la question des dérives sectaires et du complotisme » (source : France Info, 18 avril 2021). Pour notre collaborateur Tristan Mendès France, cette affaire s’inscrit dans une série de passages à l’acte qui illustrent les dangers du complotisme et de sa démocratisation (source : 20Minutes.fr, 17 avril 2021).

COMPLOTISME ET TERRORISME. La chronique de Tristan Mendès France du vendredi 16 avril sur France Inter était consacrée aux liens existant entre complotisme et terrorisme. Si « tous les complotistes ne sont évidemment pas des terroristes en puissance […], il y a très peu de terroristes qui ne sont pas déjà des complotistes » explique-t-il, montrant par ailleurs que le terrorisme génère pour sa part du complotisme. « Depuis 2001, on assiste quasi systématiquement après chaque attentat à une profusion de théories complotistes. Parfois même pendant la séquence du déroulement de l’attentat. […] Et c’est un phénomène qui s’est accentué ces dernières années, notamment à cause de l’émergence des réseaux sociaux » (source : France Inter, 16 avril 2021).

RECHERCHE. Dans la lutte contre la désinformation sur les réseaux sociaux, le raisonnement analytique a son importance. Une récente étude publiée dans la revue Judgment and Decision Making suggère que les individus plus analytiques ou réfléchis parviennent à se protéger de la désinformation. Pour mieux comprendre ces résultats et leur portée, Futura-Sciences a interrogé Cédric Batailler, doctorant en psychologie sociale à l’université de Grenoble au Laboratoire interuniversitaire de psychologie, qui travaille sur ces questions (source : Futura-Sciences, 13 avril 2021).

SYRIE. L’armée de l’air syrienne a utilisé des armes chimiques au chlore le 4 février 2018, lors d’une attaque dans la ville de Saraqeb (à 50 kilomètres du sud d’Alep), a établi lundi 12 avril l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) après une enquête (source : Libération, 12 avril 2021). Une information qui vient étayer les accusations similaires portées contre le régime syrien s’agissant des bombardements de la Ghouta (2013), de Khan Cheikhoun (2017) et de Douma (2018).

FRANCESOIR. Devenu une caisse de résonance de la complosphère, FranceSoir s’est récemment vu renouveler sa qualité de « service de presse en ligne » par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP), un agrément qui conditionne l’octroi d’aides. Au sujet de cette procédure, que la ministre de la Culture entend réviser, on écoutera la chronique de Sonia Devillers du 12 avril, sur France Inter.

MARTINE WONNER. « On sait que le seul vaccin qui fonctionne c’est celui des Chinois […] pas cette espèce de cochonnerie génétiquement modifiée ». C’est en ces mots que la députée Martine Wonner a interpellé la foule, à Quimperlé (Finistère), dans le cadre d’une manifestation organisée par l’association de Carlo Alberto Brusa, « Réaction19 » (source : Raphaël Grably/Twitter, 11 avril 2021).

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Des propos qui visent ouvertement les vaccins à ARN messager développés par les laboratoires Pfizer-BioNTech et Moderna. Le même jour toutefois, Le Monde rapportait que la Chine elle-même émettait des doutes sur l’efficacité de ses propres vaccins.

Quelques jours plus tard, dans un live Facebook, Martine Wonner a appelé à s’opposer aux tests Covid : « Pour une maladie qui ne tue pas ou si peu ou que les personnes très âgées, il faut arrêter d’imposer ça parce que c’est une véritable dictature » (source : Raphaël Grably/Twitter, 17 avril 2021). Rappelons que la barre des 100 000 morts du Covid-19 a été franchie en France au cours de la semaine écoulée, alors que le chiffre de 3 millions de victimes a été atteint à l’échelle mondiale. Le même jour, à Metz, Martine Wonner a animé un rassemblement co-organisé notamment par les associations REINFO COVID, Bon Sens et Réaction19, et marqué par plusieurs propos à caractère complotiste.

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CARLO ALBERTO BRUSA. Le média Fact & Furious s’est lancé dans une enquête au sujet des déclarations de Carlo Alberto Brusa, avocat à la cour de Paris, conseil de Martine Wonner et fondateur de l’association « Réaction 19 », qui compte aujourd’hui plus de 61 000 membres. Des semaines d’analyses de déclarations de l’avocat résumées dans un article et une vidéo.

LE DESSIN DE LA SEMAINE. Mercredi 14 avril, la Cour de cassation a confirmé la décision de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris qui déclarait le meurtrier de Sarah Halimi « irresponsable pénalement », privant définitivement les parties civiles et la société française de procès dans cette affaire de crime antisémite. Morgan Navarro a imaginé la dissonnance cognitive que cette nouvelle pouvait provoquer chez des complotistes persuadés que la justice est entachée d’un biais en faveur des juifs.

FOURTILLAN. Le professeur Jean-Bernard Fourtillan, l’un des principaux protagonistes du documentaire complotiste Hold-Up, dans lequel il accusait l’Institut Pasteur d’avoir fabriqué le virus du Covid-19, a été interpellé jeudi 15 avril dans le Cantal pour non-respect de son contrôle judiciaire dans le cadre de sa mise en examen pour des essais thérapeutiques illégaux. Ses soutiens sur Internet se sont empressés de crier à la « tyrannie » (source : La Montagne, 16 avril 2021).

PHILIPPE DE VILLIERS. En quelques jours, Philippe de Villiers a été invité pour la sortie de son dernier livre sur les plateaux d’Europe 1, BFM TV et de Sud Radio et l’hebdomadaire Valeurs actuelles l’a placé en couverture de son dernier numéro, relayant son appel « à l’insurrection ». Pour le politologue Haoues Seniguer, ceux qui offrent une tribune au discours conspirationniste de l’ancien président du Mouvement pour la France portent une lourde responsabilité devant la collectivité (source : Conspiracy Watch, 18 avril 2021). Dans un thread, le journaliste Matthieu Guyot revient sur les thèmes complotistes développés par de Villiers, parmi lesquels ceux du « Great Reset » et du « Grand Remplacement »…

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CASASNOVAS. Malgré plus de 500 signalements à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires pour son influence néfaste sur la santé de personnes fragiles, Thierry Casasnovas ne faiblit pas dans son activisme anti-médecine fondé sur le partage, sur Internet, de vérités alternatives sur la santé et l’alimentation. Pourquoi ce succès et cette crédibilité ? Le média « La tronche en biais » a réalisé un live avec trois membres de L’Extracteur, un collectif qui a enquêté sur les discours de Casanovas pendant des mois et a révélé ses incohérences, ses mensonges, son réseau… et son business (source : YouTube, 14 avril 2021).

SYNDROME DE GALILÉE. Le négationniste allemand Germar Rudolf semble se prendre pour la réincarnation de… Galilée. C’est ce que révèle l’historienne Stéphanie Share, spécialiste du négationnisme (source : Stéphanie Share/Twitter, 13 avril 2021).

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PODCAST. À écouter, le troisième podcast de #ConversationsNumeriques dans lequel Cédric O, Secrétaire d’État chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques, reçoit le sociologue Gérald Bronner, avec pour thème « Internet menace-t-il la démocratie ?».

FACEBOOK. La plateforme prétend être résolument engagée contre la désinformation. Une enquête du Guardian montre au contraire comment le média social a permis à des dirigeants politiques de tromper l’opinion et de harceler leurs opposants. Le quotidien britannique a accédé à des documents internes et au témoignage d’une ex-employée de Facebook, Sophie Zhang, mettant en valeur 30 cas de manipulation dans 25 pays, et les réactions inexistantes ou indulgentes du média. « Supposons que la peine, lorsque vous avez réussi à cambrioler une banque, soit la confiscation de vos armes de braquage et qu’il y ait un avis public dans un journal qui dit : “Nous avons surpris cette personne en train de cambrioler une banque. Elle ne devrait pas faire ça” », explique Zhang. Telle est selon elle la situation sur Facebook, qui explique le comportement de certains chefs d’État (source : The Guardian, 12 avril 2021).

ALLEMAGNE. Querdenken, un mouvement allemand anti-confinement et anti-vaccin lié à l’extrême droite, a recruté des centaines d’enfants dans un groupe privé en ligne : virus inexistant, masques mortels, vaccins modifiant l’ADN… La BBC a enquêté sur l’activité du groupe, sur l’application de messagerie instantanée Telegram, et sur le rôle particulier, dans cette entreprise, de Samuel Eckert, l’une des personnalités les plus populaires de Querdenken (source : BBC, 13 avril 2021).

ALEX JONES. Le théoricien du complot d’extrême droite et chef de la chaîne InfoWars poursuit ses activités virales sur TikTok, en dépit d’une interdiction théorique de ses contenus sur la plateforme. Récemment, une vidéo dans laquelle Jones prétend à tort qu’il existe une installation de contrebande d’enfants à la frontière sud du Texas a recueilli 6,1 millions de vues. Ce n’est toutefois que la pointe émergée de l’iceberg… (source : Mediamatters, 13 avril 2021).

DÉSINFOX. « Les jeunes inondés de fausses informations ». C’est le constat sur lequel alerte la chaîne France Info, qui met en lumière, dans un article, le travail de diverses associations, produisant des ressources et des contre-discours à leur intention. Lauréat du prix Albert Londres en 2020, Sylvian Louvet a par exemple créé l’association « Fake off » après les attentats de 2015. Son diagnostic est inquiétant : « Ils ne savent pas faire la différence entre un fait et une opinion ou entre un YouTubeur et un média qui vérifie ces informations. C’est de là que vient tout le problème » (source : France Info, 14 avril 2021).

TÉMOIGNAGES. « Pourrions-nous tous devenir complotistes ? » : c’est la question posée par Flavie Flament sur RTL à Sébastien Bohler, rédacteur en chef de Cerveau & Psycho, Sylvain Cavalier, animateur de la chaîne anti-complotiste Debunker des étoiles, et Rudy Reichstadt (Conspiracy Watch) dans son émission « On est fait pour s’entendre ». Stéphane, qui animait jusqu’à récemment le compte Twitter complotiste @Stalec_, témoigne également de son parcours (source : RTL, 16 avril 2021).

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Dissonance cognitive

jeudi 15 avril 2021 à 09:49

Mercredi 14 avril, la Cour de cassation a confirmé la décision de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris qui déclarait le meurtrier de Sarah Halimi « irresponsable pénalement », privant définitivement les parties civiles de procès.

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David Aaronovitch : « Corbyn a été un accident de l’histoire »

mardi 13 avril 2021 à 12:18

David Aaronovitch est éditorialiste au Times. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Voodoo Histories*, un essai de référence sur la diffusion des théories du complot. Il revient pour Conspiracy Watch sur le rapport de la société britannique au complotisme. Entretien.

David Aaronovitch (montage CW).

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Conspiracy Watch : Depuis votre essai sur le complotisme il y a plus de dix ans, avez-vous le sentiment que le phénomène s’est aggravé ?

David Aaronovitch : Il est évident qu’Internet a joué un rôle central dans la fabrication et la diffusion des théories du complot. Les gens se sont retrouvés face à des sites web qui avaient l’apparence de sites sérieux, avec notes de bas de pages, etc., et qui renvoyaient vers d’autres sites, mais qui étaient en fait des sites amis. On avait donc un mode de fonctionnement un peu circulaire en quelque sorte. Mais en 2009, j’étais plutôt optimiste car je pensais qu’Internet serait aussi un moyen efficace pour réfuter très rapidement les théories du complot. La grosse différence entre 2009 et aujourd’hui, ce sont les réseaux sociaux : à l’époque, on a cru qu’ils servaient surtout aux gens à raconter leur vie ou à faire des rencontres. Je crois que personne n’avait anticipé cette inflation des communautés politiques en ligne, dans lesquelles les théories du complot se diffusent à une vitesse folle. C’est principalement lié à l’effet « rabbit hole » (« terrier de lapin »), la manière dont les algorithmes nous attirent implacablement vers des contenus toujours plus extrêmes, comme c’est le cas sur YouTube par exemple. Un autre facteur, dû aux événements de l’année passée, est qu’à cause de la pandémie les gens se sont retrouvés confinés et repliés sur eux-mêmes, donc bien plus exposés à ces théories conspirationnistes en ligne. Donc je ne dirais pas forcément qu’il y a plus de ces théories qui circulent, ni nécessairement que plus de gens y croient – bien que ce soit l’impression qui se dégage –, mais je pense que leur niveau d’intensité a par contre terriblement augmenté.

CW : 2020 est une année charnière dans la diffusion des théories du complot au Royaume-Uni ?

David Aaronovitch : Pas vraiment. Nous avons eu quelques mouvements anti-confinement, mais qui sont restés très marginaux. Nous commençons à peine à sortir d’un confinement qui a duré plus de quatre mois, et il n’y a pas eu une seule manifestation d’envergure pour s’y opposer. Ce mouvement anti-confinement est en déclin et je ne vois aucun signe de son éventuel retour en force. Une partie de l’explication est peut-être à trouver dans les politiques de modération mises en place par les réseaux sociaux, Twitter et Facebook notamment, où les contenus antivaxx ont été largement supprimés. On sait cependant que certaines catégories de la population britannique sont beaucoup plus réticentes que d’autres à la vaccination, par exemple certaines minorités ethniques. Elles peuvent en effet avoir leurs propres sources d’information, qui diffusent parfois du contenu tout à fait mensonger sur les vaccins. Des théories du complot que le grand public ne voit pas passer, tout simplement parce qu’il ne comprend pas les langues dans lesquelles elles sont diffusées. Mais il y a maintenant des initiatives qui sont prises pour contrer également ce genre d’informations.

CW : La mouvance QAnon est-elle présente au Royaume-Uni ?

David Aaronovitch : Je ne suis pas un expert de QAnon, mais il ne me semble pas que ça soit un très gros phénomène ici en Grande-Bretagne. Ce qui rend cette mouvance si spécifique c’est qu’elle a adopté tous les codes d’une secte, mais une secte dans laquelle les gens ne se rencontrent pas. QAnon a une certaine influence auprès des mouvements anti-confinement ou antivaxx, deux mouvements qui sont très proches l’un de l’autre. On a pu voir, en marge de certaines manifestations anti-confinement, des manifestants brandir des pancartes « Sauvez les enfants », en référence à cette théorie saugrenue de l’existence d’un complot pédophile mondial. Mais, si l’on compare à d’autres pays, ces mouvements anti-confinement sont également restés très limités : on n’a rien vu de comparable à ce qui a pu se passer à Berlin ou aux Pays-Bas par exemple. Quant aux anti-masques, c’est aussi un phénomène très marginal ici, peut-être en partie parce que notre gouvernement n’a pas imposé le port du masque comme c’est le cas en France ou dans certaines parties des États-Unis par exemple.

CW : Le mouvement antivaxx a t-il pris de l’ampleur au Royaume-Uni avec la pandémie ? 

David Aaronovitch : Je pense au contraire qu’il décline. La grande majorité des gens ici, je crois, comprennent non seulement que ce virus est dangereux, mais également que nous ne pourrions pas sortir des restrictions sans le vaccin. Donc ils ont vraiment envie que la vaccination soit un succès. On entend cependant quelques rumeurs par-ci par-là, par exemple que le vaccin contre la Covid-19 pourrait rendre infertile, ce qui n’est pas sans rappeler les nombreuses polémiques qui ont entouré le vaccin ROR (rougeole, oreillons, rubéole) au Royaume-Uni. Des polémiques qui ont fait beaucoup de mal et nous ont demandé des années d’effort pour les dissiper. Mais elles ont aussi permis d’améliorer les pratiques en matière d’information sur la santé publique. Il semble donc qu’aujourd’hui la France ait un bien plus gros problème de scepticisme vaccinal que nous : en décembre, les sondages montraient que la volonté des Français de se faire vacciner était en dessous de 50% ! Même s’ils ont depuis beaucoup augmenté, ce sont des chiffres qu’on trouverait ridiculement bas en Grande-Bretagne, où je crois que nous étions autour des 85% : les Britanniques ont largement cru et respecté les consignes de santé publique. Bien sûr, si un ou deux cas d’effets secondaires indésirables dûs aux vaccins venaient à survenir, tout cela pourrait changer très vite… Mais il est primordial de comprendre qu’on considère ici le développement et la livraison rapide des vaccins comme un immense succès, même parmi les gens plus critiques du gouvernement. Plus de 32 millions de Britanniques ont déjà reçu la première dose du vaccin, 7 millions les deux doses. Comme je le disais, il existe encore des poches de résistance dans certaines communautés précises, les juifs orthodoxes par exemple, certaines communautés originaires du sous-continent indien ou encore certaines communautés noires, des communautés où le niveau d’accès à l’information sanitaire est bien plus faible que chez les classes moyennes blanches. Mais il n’y a pas vraiment de segments importants de ces classes moyennes qui rejettent la vaccination, comme cela existe en France ou en Allemagne.

CW : Existe-t-il au Royaume-Uni des mouvements populistes comparables aux Gilets jaunes ou aux Mouvement 5 Etoiles (M5S) en Italie, qui ont un haut niveau d’adhésion aux théories du complot ? Quel est leur niveau d’influence ?

David Aaronovitch : Non, ça n’existe pas ici. Je pense que les mouvements populistes sont en fait très différents d’un pays à l’autre, bien qu’ils aient évidemment tendance à partager des thématiques communes. Si des gens essayaient de faire en Angleterre ce que les Gilets jaunes ont fait en France, la population désapprouverait fortement : nous n’aimons pas que l’on bloque nos routes. Le populisme britannique, au contraire, est plutôt teinté d’autoritarisme. Par exemple, quand notre gouvernement a annoncé des peines allant jusqu’à dix ans d’emprisonnement pour ceux qui, pour éviter les restrictions sanitaires, mentiraient sur les pays qu’ils ont visités, les sondages ont montré que les Britanniques trouvaient que ce n’était pas assez sévère ! La défiance systématique envers les autorités n’est traditionnellement pas dans la mentalité britannique, au contraire de pays comme la France ou l’Italie. Au Royaume-Uni, le populisme s’est exprimé il y a quelques années à travers le Brexit. Il y a eu des passerelles entre ceux qui ont poussé pour le Brexit à l’époque et les figures anti-masques d’aujourd’hui, ce sont souvent les mêmes personnes. Mais ils se sont coupés des gens chez lesquels ils avaient pu trouver une audience favorable à propos du Brexit. Nigel Farage par exemple, qui est en train de lancer un nouveau parti, s’est d’abord prononcé en faveur des restrictions sanitaires, avant de finalement s’y opposer, sans qu’aucune de ces deux postures ne lui ait permis de gagner des points. Le mouvement populiste britannique n’a jamais vraiment touché la jeunesse, comme c’est le cas en France où de nombreux jeunes votent pour le Front National, ou en Italie pour le M5S. Chez nous, le populisme est plutôt une affaire de vieux et ce sont d’ailleurs principalement des personnes âgées qui ont voté pour le Brexit. Or généralement, les personnes âgées sont également plus inquiètes pour leur santé, donc ceux qui ont voté pour le Brexit sont en fait largement en faveur des restrictions sanitaires et de la vaccination. Je pense qu’il est maintenant assez clair que les populistes n’ont aucune solution à proposer contre la pandémie et que celles qui fonctionnent sont avant tout technocratiques…

CW : Beaucoup de mensonges et de fake news ont été propagés à l’époque du Brexit pour le promouvoir. Pensez-vous qu’ils aient eu un rôle décisif dans sa victoire au référendum ?

David Aaronovitch : Le Brexit a surtout été un mouvement de solidarité nationale plutôt qu’une volonté de tout mettre à bas, l’idée d’un retour à une situation dorée d’avant l’entrée dans l’Union européenne (UE). L’UE n’a jamais vraiment pris chez le Britannique moyen, qui la voyait plutôt comme une source de nuisances. Presque aucun parti ou leader politique ne s’est non plus engagé pour défendre l’UE et ses avantages. Le Parti conservateur était toujours divisé entre ceux qui trouvaient l’UE épouvantable et ceux qui la trouvaient juste pas terrible, mais il n’y avait personne pour la soutenir. La catastrophe a été d’avoir à ce moment-là un leader du Parti travailliste qui ne croyait pas non plus en l’Europe, pile au moment où nous aurions eu besoin de lui pour mobiliser son électorat en sa faveur. Donc je pense plutôt que la cause à long terme du Brexit a été le manque général d’enthousiasme pour l’UE.

CW : Donald Trump a ouvert aux États-Unis une ère qui a été qualifiée de « post-vérité » ou encore de « démocratie post-factuelle ». S’est-elle répandue jusqu’au Royaume-Uni ?

David Aaronovitch : Nous avons ici des institutions qui, jusqu’à maintenant, ont lutté contre ce phénomène. La BBC est probablement la plus importante d’entre elles : elle produit la moitié du journalisme en Grande-Bretagne et nous sert donc de centre de gravité en matière d’information, définissant une sorte de norme d’exigence à laquelle les gens doivent se plier. Elle ne peut pas être partiale, ce qui d’une certaine manière force les autres à être honnêtes. Nos tabloïds à l’inverse ne respectent pas cette exigence et déforment toujours les faits, au point de très souvent flirter avec le mensonge. Ce qui m’inquiète aujourd’hui ce sont deux initiatives pour lancer des chaînes concurrentes à la BBC, l’une émanant de Rupert Murdoch, l’autre d’Andrew Neil, un ancien présentateur de la BBC. Dans les deux cas, il me semble que ces chaînes seront résolument orientées à droite et ne seront donc plus si attachées à cette exigence d’impartialité. Cela va être un véritable défi parce que c’est comme ça qu’a commencé la désinformation politique aux États-Unis, quand Ronald Reagan a autorisé la dérégulation des stations radio. Rush Limbaugh, qui est mort très récemment, a été l’incarnation de ce processus, la première grande vedette d’une radio clairement orientée à droite, qui diffusait des informations tellement biaisées qu’elles ne correspondaient qu’occasionnellement à la réalité. C’est ce modèle qu’ont ensuite repris Fox News puis plus tard d’autres chaînes de télévision, un phénomène qui s’amplifie depuis bientôt quarante ans.

CW : L’une des principales antennes du groupe Russia Today (RT), RT UK, est basée en Grande-Bretagne. Quelle est l’influence véritable des médias de propagande du Kremlin au Royaume-Uni ? 

David Aaronovitch : Chez les gens qui sont demandeurs de contenu conspirationniste, RT a une grande influence. Le but de son existence est précisément de diffuser de la désinformation à grande échelle. Il y a cinq ans, ils étaient parvenus à atteindre des audiences significatives. Mais après l’affaire Skripal et les mensonges grossiers qu’elle a racontés à ce sujet, RT UK est devenue ridicule. La chaîne s’est retrouvée fortement critiquée et isolée, au point qu’elle n’est plus maintenant que très marginale, bien qu’Alexander Salmond, l’ancien premier ministre écossais, continue d’y présenter une émission.

CW : Sous la direction de Jeremy Corbyn, le Parti travailliste (Labour) a été accusé d’être complaisant avec l’antisémitisme et le complotisme. Comment en est-il arrivé là selon vous ? Le Parti a t-il fait évoluer ses positions depuis ?

David Aaronovitch : Jeremy Corbyn a surtout été un accident de l’histoire. Personne ne l’avait vu venir, personne ne pensait qu’il avait la moindre chance de prendre la tête du Labour. Il doit son élection principalement aux votes de nouveaux membres du Parti, des jeunes gens qui venaient d’intégrer le Labour et ont vu en lui un leader d’un genre nouveau, mais qui ignoraient en fait tout de son histoire et de ce qu’elle signifiait. Ceux-là ne savaient même pas ce qu’était un stéréotype antisémite. Mais il y avait aussi ces antisionistes historiques, d’anciens trotskystes, des gens bien plus âgés qui ont rejoint le Parti travailliste avec Corbyn. Ce sont eux qui ont été le cœur du problème, en apportant cette tolérance résiduelle à l’égard de l’antisémitisme de certaines franges de la gauche, souvent liée à la question israélo-palestinienne. Beaucoup de gens ont naïvement cru que Corbyn était l’incarnation d’un espoir idéaliste et humaniste. Ils ont ensuite découvert que c’était loin d’être le cas, qu’il était ennuyeux, idiot et inutile, mais aussi de plus en plus impopulaire. Beaucoup d’entre eux par exemple étaient opposés au Brexit et ont été terriblement déçus de découvrir que Corbyn n’était pas tellement partisan du maintien du Royaume-Uni dans l’UE… Finalement, Corbyn et le Labour ont subi une défaite d’une ampleur historique aux élections de décembre 2019, ce qui a mis un terme à sa popularité auprès des membres du Parti travailliste. La première chose que son successeur Keir Starmer a faite, c’est de prendre ses distances avec les positions de Corbyn, particulièrement sur la question de l’antisémitisme. Voilà pourquoi Jeremy Corbyn est aujourd’hui suspendu du groupe parlementaire travailliste à la Chambre des communes, preuve s’il en est de son isolement.

CW : Y a-t-il eu en Grande-Bretagne un phénomène médiatique conspirationniste comparable à ce qu’on a vu en France avec le film « Hold-up » ? Par exemple avec le film « Plandemic » pour le monde anglophone ?

David Aaronovitch : Il n’y a clairement rien eu de comparable jusqu’à présent. Bien sûr qu’en tant que journaliste je connais moi l’existence du film Plandemics. Mais si j’étais un citoyen britannique lambda, je n’en aurais très probablement jamais entendu parler. Je ne peux m’empêcher de penser que le problème avec Hold-up c’est que le film était en français : je suppose que s’il avait été en anglais, les plateformes l’auraient retiré beaucoup plus rapidement.

CW : Avez-vous connu au Royaume-Uni les mêmes débats qu’en France au sujet de l’hydroxychloroquine ?

David Aaronovitch : Non, absolument pas. Une nouvelle fois, il faut comprendre que les gens ici font généralement confiance à nos scientifiques et à nos médecins. Or nous n’avons pas dans nos établissements de santé d’équivalent d’un Didier Raoult. J’avais écrit sur l’hydroxychloroquine dès le mois d’avril 2020 que c’était là l’exemple typique d’un prétendu traitement miracle probablement bidon. Nous ne savions pas encore que ça ne marcherait résolument pas, comme nous le savons aujourd’hui, mais nous manquions clairement de preuves de son efficacité. À ce moment-là, il y avait encore une dizaine d’autres traitements qui étaient recommandés comme possiblement efficaces… Mais l’étude Raoult était si grossièrement lacunaire depuis ses débuts qu’on était déjà en mesure de dire que c’était une aberration.

CW : Y’a t-il eu d’autres traitements prétendument miracles mis en avant en Grande-Bretagne ?

David Aaronovitch : Non pas vraiment, ça n’a jamais vraiment pris ici. Certaines personnes ont évidemment proposé des traitements alternatifs, mais les Britanniques ne sont pas vraiment à la recherche de ce genre de remèdes. Ce qui nous renvoie au fait que les gens ici veulent être vaccinés. On a quand même eu quelques personnes, principalement dans les communautés indiennes, qui prétendaient qu’une clinique en Inde avait prouvé qu’inhaler de la vapeur pouvait être efficace contre la Covid… Il y a tout type de théories, mais elles n’ont jamais atteint un niveau d’intérêt significatif en Grande-Bretagne.

CW : Vous avez vu les événements du Capitole en janvier à Washington D.C. Pensez-vous qu’il existe en Grande-Bretagne le même risque d’une dérive violente des complotistes ?

David Aaronovitch : Non, je vois mal un tel phénomène se produire au Royaume-Uni. Il y a eu quelques attaques contre des antennes 5G, il y a presque un an, probablement toutes le fait d’un même groupe marginal d’une dizaine ou une quinzaine d’individus, mais elles se sont arrêtées. Nous avons tout un tas de problèmes de bêtise dans ce pays, mais le genre d’action violente qu’on a vu au Capitole ne me semble pas en faire partie. Du moins pas dans ce contexte de pandémie où les gens réagissent de manière légèrement différente, notamment en raison de ce qui a été retenu par notre imaginaire collectif de notre réaction pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous nous appuyons sur notre mythe national : l’idée qu’on doit se serrer les coudes en temps de crise et obéir aux instructions est très forte au Royaume-Uni. Face à la crise, nous avons tendance à nous unifier plutôt qu’à nous écrouler.

CW : Que pensez-vous du travail du site Bellingcat ?

David Aaronovitch : Bellingcat est extraordinaire, je les considère comme de vrais petits héros. On entend de plus en plus parler de « journalisme alternatif », qui en fait se limite souvent à du journalisme poubelle. Bellingcat à l’inverse représente tout ce qu’on aurait pu espérer qu’Internet devienne, c’est-à-dire un site mis en place par des gens qui, avec le temps, ont développé une expertise autant qu’un engagement envers la vérité, une capacité à produire du contenu qui complète parfaitement le journalisme conventionnel. On peut prendre l’exemple de leur incroyable travail de géolocalisation remontant la piste de ceux qui ont tiré le missile ayant abattu le vol MH17 en Ukraine, ou plus tard en identifiant qui était responsable de l’usage d’armes chimiques en Syrie. Ils utilisent les capacités d’Internet d’une manière qui, à nous, journalistes conventionnels, reste complètement étrangère. Et les conspirationnistes détestent Bellingcat encore plus qu’ils nous détestent nous, parce que Bellingcat déconstruit méthodiquement toutes les bêtises qu’ils racontent.

CW : En 2013, vous étiez l’invité d’une émission de la BBC au côté d’Alex Jones, célèbre conspirationniste américain, où il s’est montré particulièrement hystérique. La séquence avait fait le buzz. Pouvez-vous nous raconter votre souvenir de cette expérience ?

David Aaronovitch : L’émission portait sur le thème du Bilderberg, cette conférence de gens pas si importants que ça, mais qui suscite de si nombreux fantasmes. Je n’ai appris qu’à la dernière minute qu’Alex Jones serait présent sur le plateau. Je savais parfaitement qui il était, quelqu’un qui n’a aucune limite, donc je savais qu’on n’allait pas avoir une conversation normale. Avant l’émission, je me retrouve tout seul avec lui et trois de ses disciples pendant 25 minutes dans la salle d’attente, où nous avons discuté sur un ton cordial mais assez malaisant. Il me filmait d’emblée, dès le début de notre conversation, pendant que ses amis ricanaient derrière. C’était assez désagréable. Ensuite l’émission commence et je lui demande : « Si des gens maléfiques et incroyablement puissants veulent diriger le monde et que des personnes comme vous, qui voient la vérité, sont la seule chose qui les en empêche, pourquoi ne vous ont-ils pas encore éliminé ? Doit-on comprendre que vous faites en réalité partie du complot vous-même ? » Il me donne sa réponse, très vague, et je sais que c’était là probablement la seule chose que j’aurais l’opportunité de dire. Après ça, il se met à hurler. Andrew Neil, le présentateur, veut mettre fin à la séquence, mais Alex Jones continue à vociférer, alors Neil se tourne vers la caméra et fait ce signe du doigt sur sa tête comme pour dire « il est fou ». En théorie, on venait là de vivre un horrible moment de télévision. Mais dans l’époque où l’on vit, la BBC extrait la séquence et la met immédiatement en ligne, où elle devient virale. Ça en dit beaucoup sur la manière dont les débats sont aujourd’hui mis en avant, même à la BBC : on a considéré que c’était assez sensationnaliste pour valoir le coup d’être sorti, alors qu’un contenu de qualité n’aurait probablement pas eu la même chance.

CW : Cette expérience prouve-t-elle que toute discussion avec les conspirationnistes est impossible ?

David Aaronovitch : Une large partie d’entre eux ne changera jamais d’avis, donc toute discussion est relativement inutile : rien ne sert de perdre son temps à hurler sur des gens qui vous hurlent dessus. Mais en même temps, quand vous débattez avec des complotistes, vous touchez également tous ces gens qu’ils ont convaincus, mais qui peuvent être « récupérés ». J’ai rencontré des gens qui m’ont dit avoir changé d’avis en lisant mon livre Voodoo History ou en m’entendant en parler : ils croyaient dans les théories du complot, j’ai semé en eux la graine du doute et ils ont fini par changer de point de vue. Cela vaut donc le coup de persister dans le dialogue, parce qu’il y a des gens qui sont juste à la recherche d’une vérité, ne sont pas forcément si dévoués au complotisme que ça et doivent donc entendre les arguments que nous avons à leur avancer.

 

* Voodoo Histories: How Conspiracy Theory Has Shaped Modern History, Jonathan Cape, 2009 (non traduit).

 

Voir aussi :

Giuliano da Empoli : « il va falloir trouver un moyen de faire coexister des gens qui croient en des réalités différentes »

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