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Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (5/8)

vendredi 6 août 2021 à 13:37

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le cinquième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle examine les différentes facettes de la motivation et comment le militantisme déconnant les dégrade.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Le militantisme déconnant causant une motivation de piètre qualité

Ce sapage des besoins fondamentaux (tant du militant déconnant dans son passé, que chez la cible qu’il vise) va ensuite générer chez celui qui en est cible une motivation de piètre qualité, que sont les régulations introjectées, externes ou une amotivation non autodéterminée.

Les différentes motivations
En jaune les motivations qui naissent de situations répétées où nos besoins ont été comblés (ou non sapés) et en mauve les motivations issues des situations répétées où nos besoins ont été sapés (ou non nourris).

La motivation intrinsèque, détruite par le militantisme contrôlant

La motivation intrinsèque est la motivation la plus puissante qu’on puisse avoir pour quelque chose : c’est la passion, cette activité qu’on fait pour elle-même, qui nous ravit, nous comble, pour laquelle on rêverait de faire carrière. De façon moins épique, toutes les activités qu’on fait pour elles-mêmes et non pour ses résultats sont généralement réalisées par motivation intrinsèque (jouer aux jeux vidéo, regarder des séries, lire, se balader… bref tout ce qu’on peut aimer faire en soi). C’est puissant, parce que l’élan l’est, qu’il n’y a besoin de rien de plus pour nous motiver à la faire.

Or, nos environnements sociaux, s’ils ont un modèle contrôlant sapant les besoins fondamentaux, ont tendance à détruire nos motivations intrinsèques.

ℹ ⇢ Dans une expérience de Deci, Schwartz, Sheinman et Ryan (1981), 36 professeurs ont été étudiés durant l’été, avant la rentrée scolaire. Il a été testé leur orientation de causalité1 (qui était soit autonome soit contrôlée), les actions qu’ils envisageaient pour le contrôle des élèves (punir, récompenser) ou les actions de soutien (écoute du problème, guide pour le résoudre). À 2 mois de l’année scolaire entamée puis à 8 mois, leurs élèves ont complété des enquêtes évaluant leur motivation et leur perception de soi. Ceux qui avaient eu les professeurs les plus contrôlants avaient une motivation intrinsèque en chute, une estime de soi en baisse et leurs compétences cognitives avaient également chuté. Ces élèves avaient moins de curiosité quant au travail scolaire, ils préféraient les tâches faciles plutôt que difficiles, faisaient preuve de moins d’initiatives scolaires. Ils ont renouvelé cette étude dans un autre district scolaire. Ils ont sélectionné des professeurs soit hautement contrôlants soit soutenant l’autonomie. La motivation intrinsèque des élèves a été testée durant la 2e semaine d’école puis deux mois plus tard. Avec les enseignants soutenant l’autonomie, la motivation intrinsèque a augmenté, ainsi que la compétence perçue. C’était le contraire avec les professeurs contrôlants.

Plus précisément, les façons de faire contrôlantes nous dégoûtent de ce qu’on aimait naturellement faire, puisque la motivation intrinsèque chute lorsqu’on est surveillé2, menacé de punition3, qu’on a un objectif et un temps d’exécution limités4, qu’on est mis en compétition5, évalué avec des feedbacks négatifs6, qu’il y a la présence de personnes totalement indifférentes à notre activité7, qu’on est récompensé⋅e selon une performance donnée8 (par exemple, avoir son salaire/son cadeau/un compliment uniquement si on atteint une performance demandée par le superviseur ; le salaire ne sape pas la motivation intrinsèque s’il est prévu en amont, qu’importent les performances).

À l’inverse, lorsqu’on vise la préservation de la motivation intrinsèque avec sa transmission (par exemple, un militant qui montre tout le fun qu’il y a à une pratique écolo), alors la personne a tendance à s’engager et il y a un effet de débordement9 (ici, elle se mettrait d’elle-même à chercher d’autres pratiques écolos qui pourraient être tout aussi fun). C’est plaisant pour tout le monde, efficace en termes de militance, pas plus coûteux que d’injonctiver.

Pourtant, le militant aux pratiques déconnantes va plutôt reproduire le modèle de contrôle (et pas celui de la transmission de la motivation intrinsèque), quand bien même ce modèle a détruit certaines de ces plus belles motivations par le passé10. Pourquoi ? Eh bien parce qu’en plus de détruire notre motivation intrinsèque, ce vécu sous modèle contrôlant peut nous plonger dans des motivations contrôlées de l’extérieur, par exemple la motivation introjectée : l’enfant dans la classe au professeur contrôlant perd non seulement sa motivation intrinsèque, mais cherchant à réussir les objectifs pour ne pas être ostracisé, humilié, il fait alors tout pour éviter la honte, la culpabilité, etc. C’est pourquoi l’estime de soi chute : les résultats scolaires « mauvais » sont sans doute accompagnés des remarques négatives et de la dévalorisation de la part du professeur. Tout jugement militant puriste peut voir des effets similaires sur une personne visée.

La motivation à régulation introjectée, celle du militant déconnant ?

À force d’être dans des environnements qui tentent de contrôler notre comportement, notre comportement général est complètement guidé par le potentiel jugement de l’extérieur, sans même qu’une autorité soit présente : on fait alors les choses prioritairement pour éviter d’avoir honte, de se sentir coupable, d’être pointé du doigt, de perdre encore de la valeur auprès des autres, d’être marginalisé, ridiculisé, etc. La motivation introjectée est la plus répandue chez les personnes, pour à peu près n’importe quelle activité.

Le militant déconnant peut provoquer une motivation introjectée chez autrui en étant contrôlant : « je vais éviter de faire des fautes, sinon les grammar nazis vont encore me tomber dessus », il n’y a aucune motivation intrinsèque qui guide ce comportement (telle que « je ressens de la satisfaction à écrire sans fautes ») ni intégrée (« je vais tenter d’écrire sans fautes pour que les autres comprennent bien mon message »). S’il n’y avait pas de grammar nazi, alors cette personne à motivation introjectée cesserait de faire attention, ce qui signifie que la valeur intrinsèque à l’orthographe n’était absolument pas transmise. Mais on voit bien là-dedans que les militants déconnants vont interpréter ce constat comme une justification de leur contrôle : « si on ne les juge/surveille/injonctive pas, alors les gens font n’importe quoi », or ce n’est pas cela le problème. Le problème c’est que ces grammar nazis n’ont pas transmis l’orthographe d’une façon qui soit perçue comme agréable, fun, socialement utile, connectante, donc pourquoi les gens suivraient-ils leurs recommandations de manière autonome ?

Le militant déconnant peut lui-même être en motivation introjectée pour la cause qu’il défend, donc il est contrôlant envers autrui parce qu’il n’a lui-même aucune motivation intrinsèque ou intégrée pour la cause (comment dès lors transmettre quelque chose dont il ne connaît pas la dynamique et les conséquences positives ?). Par exemple, le grammar nazi a peut-être appris l’orthographe à coup d’humiliation, donc humilie autrui à son tour pensant lui faire « bien » apprendre. Il peut même avoir un authentique élan altruiste à contrôler autrui tel que « il faut que je lui montre comment être parfait sinon il va se faire humilier encore plus » ; cependant quand bien même ce n’est pas méchant ou égoïste, c’est néanmoins la perpétuation d’une pratique qui cause un mal-être, et le légitime. La seule voie de sortie de ce cercle vicieux contrôle ➝ introjection ➝ contrôle ➝ introjection ➝, etc. est de procéder différemment face à un contrôle initial ou de décortiquer ces introjections pour les comprendre, puis décider ce que l’on souhaite vraiment en faire.

La motivation compartimentée : ou comment la militance peut devenir violente

La motivation introjectée n’est pas la « pire » pour autant, puisqu’elle n’est généralement pas liée à une violence envers les autres. Si on est militant à motivation introjectée ou qu’on provoque de l’introjection chez les autres par nos introjections, on ne va pas pour autant se transformer ou transformer les autres en combattants violents. On alimentera juste une saoulance générale, et les motivations pour la cause ne seront pas de très bonne qualité11 (tant chez les militants que chez les spectateurs, alliés ou toute cible de cette saoulance).

Par contre d’autres configurations complexes de la motivation amènent à soutenir une violence envers des personnes, voire à l’être soi-même ; c’est le cas de la motivation à identification compartimentée (ou dite fermée, défensive), dont les tenants et aboutissants sont complexes à démêler.

Rassurez-vous, dans les cas cités en introduction, je ne crois pas qu’un seul des exemples déconnants cités n’ait été conduit par ce type de motivation, encore moins il me semble chez les libristes (du moins je n’en ai pas vécu personnellement). Généralement on repère ces motivations malsaines lorsque c’est la haine qui conduit l’activité, qu’il y a un « nous contre eux » ethnocentrique (voir définition dans le cadre ci-dessous) : le groupe zététicien que j’ai évoqué, dont une des activités était de passer des soirées à se foutre d’un autre zététicien, de se gargariser à le haïr tous ensemble, avait tout de même un côté « motivation identifiée compartimentée », puisque l’identification au groupe passait uniquement par le fait de haïr un « ennemi » désigné, sans rien créer. Cependant, je peux difficilement analyser cette dynamique et comprendre son origine, parce qu’on a quitté le groupe dès qu’on a vu ces signaux malsains, et je ne connaissais pas du tout l’histoire personnelle de ses membres.

Ethnocentrisme
Je pense qu’on pourrait ajouter qu’il y a aussi ethnocentrisme lorsque l’endogroupe veut dominer (et qu’il ne domine pas forcément objectivement un environnement social) ou subordonner un autre groupe (qu’un tiers pourrait ne même pas voir comme différent tant ils semblent proches à de nombreux titres). Les militants ethnocentriques ne vont donc plus chercher à diminuer une domination, ne vont pas remettre en cause la hiérarchie, mais au contraire vont se conformer aux modèles habituels, les reproduire à leur propre niveau, causant de la souffrance. Ils font sans doute cela parce que c’est un moyen d’obtenir enfin de la valeur auprès d’autrui ou pensent que cela va combler les besoins fondamentaux (spoiler : non, c’est cette mécanique qui génère des sapages, qu’importe qui est placé dans cette hiérarchie illusoire).

Dire qu’il y a ethnocentrisme ou identification compartimentée n’explique pas vraiment pourquoi il y a cet élan d’attaque : certes, ces mécaniques se font souvent en groupe, sont animées par une dynamique de groupe, type « bouc-émissaire », certains militants comparent ce genre de situation au harcèlement scolaire12. Mais ce n’est pas parce que c’est répandu que c’est « inévitable », que ce serait sans raison ou que cela s’expliquerait par une prétendue « nature humaine ». Quand on creuse, on trouve des réponses : chez les ados par exemple, l’identité est en pleine construction et c’est pour cela que des individus vont parfois se rassembler pour attaquer les élèves perçus comme marginaux. Cela leur permet de construire/légitimer leur identité à moindres frais, et de compenser le mal-être général lié à l’adolescence elle-même. Autrement dit, on voit poindre des solutions lorsqu’on comprend mieux la cause première : soutenir les ados, créer des climats qui ne soient pas menaçants, leur montrer des voies de constructions personnelles qui ne passent pas par la destruction d’autres personnes13.

ℹ ⇢ L’identification compartimentée peut être totalement connectée à des stéréotypes ancrés dans la société :

Weinstein et al. (2012) ont postulé que lorsque des individus grandissent dans des environnements menaçant l’autonomie, ils peuvent être empêchés d’explorer et d’intégrer certaines valeurs ou identités potentielles, et en conséquence être plus enclins à compartimenter certaines expériences qui sont perçues comme inacceptables.

Comme l’homosexualité est stigmatisée, l’hypothèse des chercheurs a été que les personnes qui ont grandi dans des environnements sapant ou frustrant leur autonomie pourraient être plus enclins à compartimenter leur attirance pour le même sexe autant pour les autres que pour eux-mêmes, ce qui conduit à des processus défensifs. Les quatre études des chercheurs ont consisté à voir le soutien parental de l’autonomie des personnes, prendre note de leur identification sexuelle, puis mesurer leur orientation sexuelle implicite grâce des tests d’association implicite. Ces tests se basent sur le temps de réaction, sans que la personne puisse avoir le temps de mettre en œuvre des mécanismes de défense.

Résultat, il s’est avéré que plus l’environnement paternel avait été contrôlant et homophobe, plus il y avait une forte différence entre leur hétérosexualité annoncée et les résultats aux tests d’association implicite montrant leur attirance sexuelle pour les personnes du même sexe. C’est-à-dire qu’ils n’étaient pas cohérents dans la forte hétérosexualité qu’ils annonçaient alors qu’ils avaient pourtant des désirs homosexuels. En plus, pour protéger cette identification compartimentée, ces individus préconisaient plus d’agression envers les homosexuels.

Autrement dit, cette identification « hétérosexuelle » était fortement ancrée dans ce qu’ils annonçaient mais elle était fermée et défensive, parce que l’individu avait des désirs, des besoins sexuels homosexuels plus forts que ce qu’ils annonçaient. Ce qui entraînait des processus défensifs, c’est-à-dire qu’il défendait l’identification hétérosexuelle en préconisant l’agression des homosexuels : on voit là comme une projection sur la société de leur lutte interne contre leurs propres désirs et envies.

Attention, afin d’éviter un malentendu que l’on peut lire ci ou là14 quand on évoque les études portant sur l’homophobie en psycho, précisons que ce type d’études ne consiste pas à dépolitiser le problème, à tout plaquer sur l’individu. C’est même l’exact opposé puisque les études montrent les conséquences de l’environnement culturel, politique et social sur le développement de la personne ; de plus, étudier les facteurs qui poussent un individu à une agressivité homophobe ne consiste pas à l’excuser, à lui trouver des circonstances atténuantes : les sciences humaines et sociales, telles que la socio ou la psycho, consistent à comprendre, non à excuser (n’en déplaise à Monsieur Valls). Et lorsqu’on comprend dans le détail, on peut ajuster ces stratégies militantes, les optimiser, voire tenter de nouvelles actions en fonction de ces nouvelles informations issues de la recherche.

Cela peut apparaître comme assez contre-intuitif, et très complexe à démêler/deviner chez autrui puisque dans ces identifications compartimentées se niche une histoire secrète de l’individu qui se confronte à des pressions environnementales, puis endosse ces pressions de la société comme « bonnes » quand bien même son corps et des parties de lui-même lui signifient que non, qu’au contraire, elles sont sources de mal-être. Quand on étudie la déshumanisation15, on peut tomber aussi sur ce genre de mécanismes très contre-intuitifs où ce n’est pas parce que la personne déshumanise une autre personne qu’elle va recommander de la violence contre lui, mais plutôt parce qu’elle doit être violente contre lui qu’elle va le déshumaniser. Il y a un besoin qui commande la violence contre un autre, alors advient ensuite la déshumanisation qui permet de supprimer toute empathie pour la personne visée. La grande question est alors : quel est ce besoin ? La réponse varie évidemment selon la situation et des influences distales : par exemple, si un autoritaire influent interprète une crise économique comme étant de la faute d’un groupe ethnique particulier qui s’accaparerait richesses et emplois, alors les gens, par besoin matériel, peuvent s’accrocher à cette interprétation et s’attaquer à ce groupe, même si l’interprétation ne tient pas debout. C’est pour cela qu’en temps de crise on assiste à une plus grande crédulité quant à ce type d’interprétation discriminante, car fondamentalement les besoins de la population ayant été sapés ou étant menacés de l’être, l’interprétation donnant la plus grande promesse de « défense » à moindre coût recueillera bien plus d’adhésion.

Il y a donc d’abord toujours un besoin chez l’individu, parfois détourné, parfois extrêmement caché, et donc très difficile à deviner pour le tiers.

Il se peut aussi que l’individu qui recommande de la violence contre un autre veuille parfois supprimer quelque chose chez l’autre, parce que c’est précisément ce quelque chose qu’il veut supprimer en lui ; la vidéo de Contrapoints sur le Cringe est assez éloquente à ce sujet.

Non seulement les pratiques déconnantes sont donc le reflet d’un mal-être (besoins sapés, besoins frustrés que la personne ne s’avoue pas, motivations de piètre qualité), mais mettent aussi ceux qui les reçoivent dans un mal-être, et sont du même coup inefficaces pour l’avancée de la cause qui est décrédibilisée par la déconnance. De plus, un mouvement militant veut généralement une transformation des comportements sur le long terme, et non juste ponctuellement sous la pression d’un ordre (motivation externe) ou sous la pression sociale (utiliser Firefox un seul jour pour être perçu comme quelqu’un de bien parce qu’il y a des libristes chez soi), or c’est précisément ce que génère la militance déconnante. La militance déconnante, par son comportement, endosse aussi un modèle de contrôle extrêmement conformiste, conservateur : ce faisant, le militant déconnant démontre à autrui qu’il ne veut rien changer de structurel, si ce n’est tenter simplement d’avoir sa part de domination en prenant le contrôle sur autrui. C’est une dynamique cohérente lorsqu’on soutient une idéologie autoritaire, mais c’est incohérent si on vise un changement de paradigme progressiste et ouvert, puisqu’on répète alors un vieux paradigme autoritaire. Être « pur » dans ses pratiques ne compense pas le fait que les autres verront dans l’injonction, l’attaque, la répétition d’un vieux paradigme contrôlant, et donc n’y trouveront rien de bien séduisant.


  1. Les individus en orientation contrôlée ont tendance à contrôler autrui, à ne voir que les contrôles dans une situation ; les personnes en orientation autonome ont tendance à voir les possibilités, les potentiels d’une situation, les espaces de liberté/de créativité possible et ont tendance à nourrir l’autonomie, la liberté des autres. L’orientation d’une personne dépend de comment la situation actuelle et passée est nourrissante ou sapante des besoins (quand bien même on peut être très autonome, on peut être en orientation contrôlée dans une situation autoritaire par exemple, parce qu’il n’y a aucune place laissée à l’initiative. Inversement, on peut être en orientation contrôlée dans une situation pourtant très libre, non contrôlante)
  2. Pittman, Davey, Alafat, Wetherill, et Kramer (1980) ; Lepper & Greene (1975) ; Plant & Ryan (1985) ; Ryan et al. (1991) ; Enzle et Anderson (1993).
  3. Deci et Cascio (1972).
  4. Amabile, DeJong, et Lepper (1976) ; Reader and Dollinger (1982).
  5. Deci, Betley, Kahle, Abrams, and Porac (1981).
  6. Anderson et Rodin (1989) ; Baumeister and Tice (1985).
  7. Anderson, Mancogian, Reznick (1976)
  8. Deci (1975) ; Lepper, Greene et Nisbett Ross (1975).
  9. Dolan et Galizzi (2015).
  10. Quantité d’études (Deci et Ryan 2017) montrent que l’école, le travail, ou d’autres situations sociales ont tendance, majoritairement, à détruire nos motivations intrinsèques. On a donc tous probablement connu un nombre plus ou moins grand de sapages de nos motivations intrinsèques.
  11. La motivation introjectée est liée à une baisse de vitalité, une augmentation de l’anxiété, plus de sentiments de honte, de culpabilité, parfois à la dépression, à la somatisation et à une faiblesse face à la manipulation Vallerand et Carducci (1996) Koestner, Houlfort, Paquet et Knight (2001) Ryan et al. (1993) Assor et al. (2004) Moller, Roth, Niemiec, Kanat-Maymon et Deci, (2018).
  12. Pauline Grand d’Esnon, « Pureté militante, culture du ’callout’ : quand les activistes s’entre-déchirent », Neonmag, 13/02/2021.
  13. ça peut passer par la pratique d’un sport, l’apprentissage des compétences socio-émotionnelles, une éducation systémique sur la façon de créer son bien-être, comprendre son mal-être (psychologie, sociologie), une éducation basée sur la coopération et le soutien entre personnes, un enseignement des sciences humaines et sociales dès le collège, etc.
  14. Comme ici : Maëlle Le Corre, « Pourquoi il faut en finir avec le cliché du « mec homophobe qui est en réalité un gay refoulé », Madmoizelle.com, 30/03/2021.
  15. Cf Semelin (1994 ; 1983 ; 2005 ; 1998) ; Straub (2003) ; Hatzfeld (2003) ; Terestchenko (2005).

(à suivre…)

Si vous trouvez ce dossier intéressant, vous pouvez témoigner de votre soutien aux travaux de Hacking Social par un don sur tipee ou sur Liberapay

Khrys’presso du lundi 2 août 2021

lundi 2 août 2021 à 07:42

Comme chaque lundi, un coup d’œil dans le rétroviseur pour découvrir les informations que vous avez peut-être ratées la semaine dernière.

Tous les liens listés ci-dessous sont a priori accessibles librement. Si ce n’est pas le cas, pensez à activer votre bloqueur de javascript favori ou à passer en “mode lecture” (Firefox) ;-)

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Les autres lectures de la semaine

Les BDs/graphiques/photos de la semaine

Les vidéos/podcasts de la semaine

Les autres trucs chouettes de la semaine

Deux personnages prennent le café. Le personnage de gauche dit : Toujours aussi corsé, le 'presso ! - la personne de droite répond : Yep, il faut bien ça pour commencer la journée !
Retrouvez les revues de web précédentes dans la catégorie Libre Veille du Framablog.

Les articles, commentaires et autres images qui composent ces « Khrys’presso » n’engagent que moi (Khrys).

Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (4/8)

vendredi 30 juillet 2021 à 13:37

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le quatrième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle examine ce qui est au cœur du militantisme déconnant : la destruction des besoins fondamentaux que sont l’autonomie, la compétence et la proximité sociale.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

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Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Le militantisme déconnant, un sapage des besoins fondamentaux ?

On pourrait encore arguer que même si tout ceci ressemble à un sabotage de l’OSS, il n’en reste pas moins que les cibles finissent par adopter les bons mots, par faire attention à leurs comportements, sont plus « pures » dans leurs pratiques. Il y a plus de perfection, plus de conscienciosité, un tri dans les membres les plus capables de conscienciosité vertueuse, le combat ne comporte plus ces zones grises portées par ses membres les plus faillibles. On aurait en quelque sorte une « éducation » parfaite où seuls les meilleurs resteraient en course et obtiendraient leur diplôme de « militant méritant sa place », une élite de chevaliers blancs à l’alignement « loyal bon », qui serait ensuite la plus à même de partir en croisade en ne laissant rien passer.

Horreur des croisades
Les croisades étaient hautement « impures », c’était un bain de sang et une multitude d’horreurs que je n’oserais même pas rapporter tant c’est insupportable… Dans The psychology of genocide, massacre, and extreme violence : why normal people come to commit atrocities, Donald D. Dutton a donné tous les détails de ces horreurs si cela vous intéresse ; mais à choisir (et pour éviter la dissociation, les traumatismes) je vous conseille la biblio de Semelin qui explique de façon moins traumatique les mécanismes de haute violence, génocidaire.

Cependant, ces techniques, en plus de saboter l’efficacité d’un mouvement, sapent aussi les besoins psychologiques fondamentaux de ceux qui en sont cibles (spectateurs, alliés, adversaires). Ces techniques, notamment lorsqu’elles sont employées par des militants ne voulant pas saboter (mais le faisant néanmoins malgré eux, avec une justification de pureté) sont aussi révélatrices que leurs besoins psychologiques fondamentaux sont peut-être sapés, et que c’est pour cela qu’ils adoptent ces techniques dysfonctionnelles.

La théorie de l’autodétermination1, issue de la psychologie sociale de la motivation, a sélectionné trois besoins psychologiques fondamentaux chez l’humain qui, lorsqu’ils sont comblés par un environnement social, vont l’aider à se développer de façon autodéterminée (et aucunement selon un modèle préétabli par des normes). La personne autodéterminée évolue, développe des motivations puissantes, dans un bien-être qui a un impact positif sur la société (les autodéterminés vont chercher à susciter l’autodétermination et le bien-être chez les autres, ils sont très motivants, prosociaux, altruistes et n’ont pas peur de s’exposer à des adversaires très effrayants).

La théorie de l’autodétermination
La théorie de l’autodétermination

Autrement dit, un militant autodéterminé serait bienfaiteur dans un mouvement parce qu’il va transmettre sa motivation, soutenir les alliés, comprendre comment informer les spectateurs sans les démotiver, avoir assez de courage pour prendre le risque de se confronter à l’adversaire/l’adversité.

Mais pour espérer développer son autodétermination, il est nécessaire que quelques environnements sociaux nourrissent ces trois besoins fondamentaux, que sont l’autonomie, la compétence, la proximité sociale. Est-ce que le militantisme puritain2 y répond ?

L’autonomie

☸ C’est pour l’individu être à l’origine de ses actions, pouvoir choisir, pouvoir décider, ne pas être contrôlé tel un pion. Cela ne veut pas dire être indépendant, vivre seul : on peut être dépendant d’autrui tout en étant autonome ; par exemple, on peut être dépendant d’autrui pour se nourrir (c’est-à-dire ne pas cultiver sa propre nourriture, et devoir aller en acheter) tout en étant autonome (on choisit ces lieux de vente de nourriture selon ses valeurs, on décide de consommer ceci et pas cela, etc.). C’est différent aussi du fait de vivre une situation de liberté : on peut vivre objectivement une situation où toutes nos fantaisies seraient possibles, où personne ne nous contraint à quoi que ce soit et nous laisse décider, mais pour une raison ou une autre, on ne parvient pas à faire ce qu’on voudrait faire, on n’arrive pas à décider quoi faire, etc.

Lorsqu’un individu nous injonctive « tu dois/tu ne dois pas ; il faut/il ne faut pas ! » le besoin d’autonomie est sapé parce qu’on se sent sous contrôle de l’autre. Même si on refuse cette injonction, on sent qu’on réagit automatiquement, et non selon notre propre décision ; pensez à l’ado à qui on interdit de regarder tel film et qui, dès qu’il le pourra, ne saura résister à l’envie de le visionner, aurait-il eu envie de voir ce film si on ne le lui avait pas interdit en premier lieu ? Moi-même je n’ai jamais eu autant envie de sortir que lorsque le premier confinement a été mis en place.

C’est ce qu’on nomme la Réactance.

La réactance
La réactance. Hacking Social. Sur Peertube, sur Youtube, sur Vimeo

On réagit automatiquement à l’interdit, au censuré, à l’inaccessible, en voulant y accéder encore plus parce que l’injonction est un sapage de notre besoin d’autonomie. On veut pouvoir décider, choisir, être libre, maintenir ouvertes des possibilités, donc dès lors qu’un environnement social coupe un pan de possibilités, surtout sur le ton de l’injonction, automatiquement on peut vouloir faire l’exact inverse. Le militantisme puritain déconnant va donc probablement nous pousser à faire l’inverse de ce qu’il recommande, à cause de la réactance. Par exemple, si un créateur sur la toile ne cesse de recevoir des injonctions militantes l’incitant à rejoindre telle plateforme libre, cette insistance catégorique fera office de repoussoir : le créateur associera ces injonctions déplaisantes à la plateforme vantée et s’en détournera définitivement alors qu’il était pourtant à la base pleinement ouvert à l’idée de s’y installer. Donc sa stratégie est totalement contre-productive et sabote la croisade du militant puritain, sauf s’il visait secrètement à énerver tout le monde.

L’injonction faite à autrui, lorsqu’il ne demande pas à être évalué, guidé, est une tentative de contrôle de son comportement et, que le militant le conscientise ou non, ça va saper la personne visée. Par conséquent, l’injonctivé va soit réagir d’une façon réactante, ou à terme voir l’injonctiveur et les valeurs qu’il porte en ennemi (qui aime les grammar nazis et leur « combat » ?) ; soit l’injonctivé va obéir, mais avec du mal-être (cette sensation déplaisante dans le ventre, cette gêne qui nous donne l’impression d’avancer à reculons, ce sentiment contradictoire où on accepte à la fois de se lancer dans un projet tout en espérant secrètement pouvoir emprunter dès que possible la première porte de sortie). Il va alors se sentir pion, s’inférioriser, culpabiliser, avoir honte, puis autocontrôler son comportement avec un stress et une pression qu’il aura intériorisés. C’est ce qu’on appelle une introjection (qu’on expliquera plus tard en détail) et qui génère une motivation très médiocre pour le combat, peu efficace, créant plus de mal-être chez les personnes, n’étant pas durable dans le temps et peu efficace.

Mais l’autonomie n’est pas uniquement sapée par les injonctions : toutes les manœuvres autoritaires qui vont tenter de contrôler l’individu, qui sont perçues comme des contrôles, vont le saper et en conséquence provoquer soit une obéissance « introjectée » soit une réactance, mais certainement pas une motivation de haute qualité (par exemple, devenir si fan d’orthographe que corriger des erreurs générerait un plaisir et une efficacité aussi intenses que si on jouait à un jeu vidéo).

Parfois, selon le niveau de violence de la tentative de contrôle, de sapage de l’autonomie de l’autre, cela peut conduire l’individu à une amotivation totale, et détruire tout élan. Je me rappelle un informaticien avec qui j’avais échangé par mail, passionné par le domaine, avec ce genre de passion qui éveille une vocation et guide votre vie. Il avait perdu toute motivation après avoir connu une entreprise extrêmement pressante, injonctive, harcelante. De même dans l’enseignement, Gull me rapportait avoir entendu de nombreux collègues qui avaient le cœur à l’ouvrage à leur entrée dans la profession, des projets plein les yeux, une motivation inébranlable… et qui, à force de contrôles sur leur travail, de nouvelles procédures à respecter, de surveillance et d’évaluation, de refus ou de complication de la part de la hiérarchie et des parents qui semblaient savoir mieux qu’eux comment faire cours, avait perdu toute motivation, ne proposaient plus aucun projet, parfois quittaient l’enseignement ou attendaient impatiemment, pour les plus anciens, la retraite. L’autoritarisme, le contrôle, détruisent l’élan des personnes qui étaient les plus susceptibles d’être extrêmement performantes si on les avait laissées tranquilles.

L’injonction ne fonctionne que pour se faire obéir sur le court terme, mais reste néanmoins utile dans une situation de haut danger : quand un pompier vous hurle de vous éloigner de ce trottoir parce qu’il y a un feu à proximité, il y a tout intérêt à ne pas être réactant. Et c’est exactement pour cette raison aussi que je pense que les militants n’ont pas nécessairement une volonté malsaine de contrôle des autres, et qu’ils ne cherchent pas à dominer lorsqu’ils ordonnent : pour eux, il y a un feu que personne ne voit et ils endossent le rôle de pompier. Ils peuvent être comme ça pour des raisons de surmenage, de climat social menaçant3, ou comble du comble, parce que leur propre besoin d’autonomie est sapé… Effectivement, tenter de contrôler l’autre, c’est décider, faire un choix, agir : le militant puritain peut se sentir ponctuellement comme restauré dans son autonomie, dans son besoin de compétence quand il contrôle l’autre. Cependant comme cela ne mène généralement à rien, il va recommencer sans cesse pour sentir à nouveau cette petite dose de satisfaction, le plongeant dans un cercle infini ou rien ne se règle, ni ses besoins, ni les besoins d’autrui, ni les buts de la militance. C’est assez proche d’une mécanique d’addiction au final : le militant a trouvé un moyen de satisfaire un besoin, sauf que la solution n’est qu’illusoire (comme le shoot d’une drogue qui finira par disparaître), que le besoin n’est jamais comblé, donc la personne insiste encore plus fort dans sa stratégie illusoire, ça ne donne rien, il continue plus fort, etc. C’est un cercle vicieux qui ne prendra fin que lorsqu’une voie totalement différente sera envisagée.

L’autre raison de ces tentatives de contrôle d’autrui chez les militants puritains sapant l’autonomie des personnes (et frustrant leurs propres besoins) s’explique tout simplement parce que quasi tous nos environnements sociaux fonctionnent de la sorte : école, travail, champ politique, champ culturel, messages médiatiques… Tous injonctivent, ordonnent des comportements, y compris hautement contradictoires4, alors on pense que c’est la chose à faire pour changer les comportements des autres afin qu’ils soient plus vertueux. On valorise le « bon » comportement en le rehaussant dans une espèce de hiérarchie sociale, voire en le récompensant, et le mauvais est infériorisé et puni. On reproduit ce modèle de contrôle par crainte d’être en bas de cette pyramide ou pour rester en haut, garder une valeur, ne pas être ostracisé, parce qu’il n’y a que très peu d’environnements où les choses fonctionnent différemment. En cela, la militance déconnante reproduit les logiques dominantes, et pourrait perdre son titre de déconnante ou de puritaine pour celle de conformiste.

Voici un petit schéma qui résume le besoin d’autonomie avec ce qui le menace ou le soutient :

Autonomie
Par supervision, on peut entendre toute personne qui va tenter d’avoir une influence sur le comportement de l’autre. On peut menacer l’autonomie en étant contrôlant (cadre mauve à gauche), mais même si je n’en parle pas dans cet article, on peut aussi la saper en étant manipulateur (cadre marron en bas). En militance déconnante, ça pourrait être perçu par la cible comme de la manipulation. Par exemple, une injonction enrobée dans des étiquetages positifs « toi qui es si engagé, tu devrais être exclusivement sur PeerTube », que ça soit volontairement manipulateur ou non, pourra être perçu par la cible comme une tentative de sapage de son autonomie, un contrôle manipulateur sur elle.

La proximité sociale

▚ C’est pour l’individu le besoin d’être connecté à d’autres humains, de résonner dans la société humaine, de recevoir de l’attention et des soins par autrui, de se sentir appartenir à un groupe, à une communauté par son propre apport significatif et reconnu comme tel ; à l’inverse, une proximité sociale est sapée par l’exclusion, l’ostracisation, les humiliations, les dévalorisations, l’indifférence, les insultes, le mépris, l’absence d’écoute, etc. Elle peut être frustrée par le manque de contacts sociaux signifiants/ résonnants (par exemple, une interaction d’achat n’est généralement pas très résonnante ni comblante ; un moment avec des proches qui ne réagiraient à rien de ce qu’on dit ou qui n’écouteraient même pas serait très frustrante). Le fait d’avoir un profil particulier concernant les rapports sociaux (par exemple introverti VS extraverti) n’a aucun impact sur le fait d’avoir plus ou moins besoin de proximité sociale : c’est simplement que l’extraverti ou l’introverti n’auront pas les mêmes modes relationnels préférés pour combler ce besoin (par exemple, l’extraverti peut préférer échanger avec un groupe, l’introverti échanger avec une seule personne à la fois). Mais tout le monde a besoin d’une connexion positive avec d’autres5 humains, qu’importe son logiciel de base et les modalités sociales préférées pour y accéder.

Je pense qu’il n’est pas nécessaire de revenir sur les exemples déjà évoqués pour montrer en quoi l’injonction ou d’autres pratiques déconnantes (les soirées foutage de gueule d’un collègue…), surtout quand elle advient dans un contexte particulier (rappelez-vous l’exemple des condoléances, de la femme violentée cherchant de l’aide, etc.), sont un énorme sapage de proximité sociale, puisque l’échange social est rendu impossible, tout du moins fort déplaisant.

Dans les cas où la proximité sociale est nourrie, on a un schéma de communication qui ressemble à ceci :

La dynamique interpersonnelle du partage social des émotions
Schéma issu de : Moïra Mikolajczak, Les compétences émotionnelles, Paris, Dunod, 2009. « la dynamique interpersonnelle du partage social des émotions d’après Rimé (2009)

Or, dans un militantisme déconnant, tout ceci s’arrête à la première étape et à la place « Batman corrige/critique/injonctive/, etc. Aquaman6 » : l’émotion d’Aquaman est niée ou non prise en compte, il n’y a aucun mécanisme d’empathie à son égard. Or, si à chaque fois qu’une personne veut partager une émotion (y compris positive, par exemple un intérêt pour un sujet scientifique), et qu’elle est rembarrée parce qu’elle a fait une faute, alors je parie qu’elle va se mettre à déprimer. Et si Batman ne cherche qu’à partager, exprimer son émotion en répliquant à l’expression d’Aquaman, par injonction ou remarques hors sujet, alors il n’y aura jamais la suite positive de ce schéma puisque soit Aquaman déprime/se tait, soit il se met en colère contre lui. Tout le monde est sapé dans sa proximité sociale. Batman et Aquaman ne rejoindront jamais la Justice League.

Mais ça peut être aussi exactement pour cette raison que des militants de certaines mouvances peuvent déconner et avoir des attitudes contrôlantes/autoritaires : ils savent que ça va faire taire les Aquaman qui cherchent à partager leurs émotions et c’est le but (par exemple, les militants d’extrême-droite n’hésitent pas à être très sapants parce qu’ils veulent vraiment détruire l’autre). Et si Aquaman s’énerve, ce militant peut voir cela comme une victoire car l’énervement d’Aquaman met en lumière le propos et la cause de Batman, captant potentiellement l’audimat d’Aquaman. Cela peut devenir une tactique pour gagner en visibilité, mais parfois aussi c’est une réponse désespérée à des sapages passés : mieux vaut vivre une guerre avec les autres qu’être fantôme auprès d’eux. C’est aussi pour cette raison qu’une des premières règles d’Internet a été don’t feed the troll, cela permettait de ponctuellement casser le cercle vicieux : cependant ce n’est pas une stratégie pérenne ni adaptée à toutes les situations (faire comme si de rien n’était face à un harcèlement massif est tout aussi sapant, puisqu’on dénie soi-même sa souffrance).

La dynamique interpersonnelle du partage social des émotions (corrigé)
Schéma issu de : Moïra Mikolajczak, Les compétences émotionnelles… version corrigée

Tout ceci est un sacré cercle vicieux tant que Batman persiste à ne s’exprimer qu’en s’appuyant sur l’expression d’Aquaman (et non en s’appuyant sur lui-même, via son sujet partagé), mais le problème c’est que lorsqu’on est en posture A, il n’y a parfois aucune écoute, ce qui peut nous amener nous-mêmes à devenir un B déconnant. Une solution serait tout simplement d’être un Batman écoutant jusqu’au bout (parce que la relation sera plus sympa, enrichissante, qu’on construit une amitié, un respect mutuel) ou un Aquaman partageant d’une façon nouvelle pour laquelle des patterns n’ont pas été encore automatisés chez les militants déconnants. Et cela a pour conséquences de prendre soin des spectateurs, des alliés voire des adversaires qui verront peut-être que ce membre d’un mouvement adverse nourrit sa proximité sociale plutôt qu’il ne la sape, et donc peut être que ce mouvement est profitable. C’est une action qui serait alors de l’ordre d’une construction.

La proximité sociale
La proximité sociale

La compétence

⚒ C’est pour l’individu, se sentir efficace dans son action, exercer ses capacités, maîtriser les défis, se sentir compétent. Ce besoin est très connecté à l’autonomie : si l’individu est sous contrôle de l’environnement, il ne peut pas pleinement exercer ses compétences, parce qu’il a besoin lui-même d’avoir du contrôle sur ses actions. Et il peut se sentir autonome ou chercher plus d’autonomie par besoin d’exprimer ses compétences.

Typiquement, plus un environnement social contrôle le moindre geste/mot d’un individu – par exemple, comme peuvent l’être des environnements de travail qui imposent des scripts pour parler aux clients – plus le besoin de compétence est sapé, puisqu’on ne peut pas développer ses propres manières de faire, son art singulier, son expérience de la compétence, sa créativité. Et dans ces environnements très sapants, l’une des voies rapides pour restaurer ce besoin de compétence est… de dominer l’autre, de le contrôler. Nous voici encore face à un cercle vicieux : on va tenter de contrôler l’activité de l’autre parce que nous-mêmes avons été contrôlés et qu’exercer ce contrôle satisfait un peu notre besoin de compétence et d’autonomie qu’on nous a préalablement refusé.

Je prends un exemple : sur un Discord, j’ai vu une personne qui accusait de volonté de domination un diagnostic très précis de neuro’ et y voyait là un risque énorme d’emprise. Là, j’ai senti en moi comme une pulsion de correction, mes mains se sont approchées du clavier instantanément, l’argumentaire galopait dans ma tête, prêt à sortir pour le « corriger ». J’allais entrer dans le débat pour lui dire que c’était totalement faux, qu’il n’avait rien compris à ce diagnostic et j’allais lui balancer à la tête des tas de sources de neuropsycho. Vraiment de la pure militance déconnante, conformiste, puritaine, alors que je ne suis même pas neuropsy, ni militante dans une association défendant la vérité vraie. Finalement, je ne l’ai pas fait parce que je savais d’expérience que ça ne servait absolument à rien ni à moi, ni aux autres, et ça aurait été juste un moment pénible pour tout le monde. Mais pourquoi cette pulsion ? Eh bien, si je remonte à la source de mon apprentissage sommaire de la neuro en fac de psycho’, il y a des professeurs formidables qui étaient vraiment extrêmement intéressants en cours magistral. Mais ceux-ci faisaient aussi officiellement des partiels visant à éliminer le maximum d’entre nous (ils prévenaient que le barème serait volontairement très dur, voire injuste, parce qu’on était trop nombreux), ainsi aucune minuscule erreur n’était tolérée : sur plus d’une centaine d’étudiants, les meilleures notes en neuro étaient des 10. Mais cela n’avait même pas une « vraie » valeur académique, puisque j’ai vu des collègues continuer en cursus neuropsy avec des moyennes de 3 à cette matière, l’institution ne prenait en compte que la moyenne générale.

Mon cerveau a bien enregistré le message menaçant qu’était « faute minime = sanction lourde et injuste », et je peux reproduire ce schéma sans m’en rendre compte. Non pas que j’adhère au fait de juger durement les personnes, mais aussi parce qu’au fond je souhaite protéger autrui des punitions lourdes associées à cette faute. Tout comme on corrige le collègue de travail de ses fautes pour lui éviter la sanction du chef qu’on sait encore plus intolérant et violent dans son jugement.

Autrement dit, on peut avoir tendance à corriger autrui parce qu’on a soi-même parfois été corrigé de façon encore plus menaçante pour des fautes encore moins lourdes. On s’en est généralement sorti et on a réussi à faire avec, alors croyant protéger autrui et l’aider à réussir, on reproduit l’évaluation, le jugement pour lui apprendre à mieux faire les choses, lui éviter les menaces. Et là encore, vous voyez le cercle vicieux : on maintient un même système en le reproduisant soi-même.

La compétence
La compétence


  1. Deci et Ryan, 2017 (revue du champ de la recherche sur l’autodétermination, mais cela a commencé en 1985 et de nombreux autres chercheurs s’y sont joints)
  2. « Personne qui montre une pureté morale scrupuleuse, un respect rigoureux des principes » selon le Petit Robert. La militance déconnante a pour particularité de viser cette pureté morale chez autrui (pas forcément chez elle), en le corrigeant, lui reprochant le moindre détail impur, etc.
  3. Et nous vivons tous depuis un an dans un climat social hautement susceptible d’être perçu comme menaçant, que ce soit d’un point de vue sanitaire, économique, écologique, politique ou autre.
  4. Pensez à l’époque pas si lointaine où l’on nous disait qu’il ne fallait absolument pas porter de masque puis ensuite qu’il fallait absolument porter le masque.
  5. Le besoin de proximité sociale est aussi universel (cf Chen et al. (2015)).
  6. J’ai mis des noms suivant ces lettres, parce que sinon se représenter un « a » ou un « b » me semble peu chaleureux. Je préfère imaginer pour ma part une confrontation ou une interaction positive entre Batman et Aquaman. Libre à vous de remplacer les lettres par d’autres personnages, tels que Bilbo et Aragorn ou Bigard et Astier.

(à suivre…)

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Khrys’presso du lundi 26 juillet 2021

lundi 26 juillet 2021 à 07:42

Comme chaque lundi, un coup d’œil dans le rétroviseur pour découvrir les informations que vous avez peut-être ratées la semaine dernière.

Tous les liens listés ci-dessous sont a priori accessibles librement. Si ce n’est pas le cas, pensez à activer votre bloqueur de javascript favori ou à passer en “mode lecture” (Firefox) ;-)

Brave New World

Spécial France

Spécial on gère comme des pieds (et à la néolibérale)

Spécial État policier, violences policières, montée de l’extrême-droite…

Spécial Résistance(s)

Spécial GAFAM et cie

Les disparitions de la semaine

Le livre de la semaine.

Les autres lectures de la semaine

Les BDs/graphiques/photos de la semaine

Les vidéos/podcasts de la semaine

Les autres trucs chouettes de la semaine

Deux personnages prennent le café. Le personnage de gauche dit : Toujours aussi corsé, le 'presso ! - la personne de droite répond : Yep, il faut bien ça pour commencer la journée !
Retrouvez les revues de web précédentes dans la catégorie Libre Veille du Framablog.

Les articles, commentaires et autres images qui composent ces « Khrys’presso » n’engagent que moi (Khrys).

Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (3/8)

vendredi 23 juillet 2021 à 13:37

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le troisième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle établit une intéressante analogie entre les techniques de sabotage conseillées par les services secrets et les processus parfois involontaires par lesquelles le militantisme déconnant sabote la construction d’un projet militant.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.


Le militantisme déconnant, un sabotage ? ! ?

Si nous parlons ici de sabotage, c’est parce que nous allons dans un premier temps prendre exemple sur l’activité malveillante d’infiltration dans des mouvements militants afin de les rendre inefficaces voire de les détruire, une activité pratiquée par les adversaires au mouvement : il peut s’agir par exemple d’adversaires idéologiques qui ne sont pas des professionnels, comme les fascistes peuvent créer de faux profils « SJW »1 (qu’ils estiment ennemis) et jouer à la militance déconnante pour les décrédibiliser et détruire globalement l’image de la cause. L’histoire évoquée précédemment où il a été exigé d’ajouter un « TW »2 sur une recette contenant du Kiri ressemble fortement à une pratique de ce genre, jouée par quelqu’un qui chercherait à ridiculiser les végans, à les faire passer pour des « fragiles » (mais ce n’est qu’une hypothèse, rien ne permet d’affirmer qu’il y aurait derrière un véritable saboteur anti-vegan, je me permets de prendre cette illustration justement parce qu’un saboteur hostile ne s’y serait pas mieux pris).

Ici, on va surtout aborder le jeu de l’infiltration selon les conseils des renseignements, à savoir l’OSS (ex-CIA, qui a déclassifié des documents datant de la Seconde Guerre Mondiale).

Attention, si nous nous appuyons sur les techniques de sabotage social de l’OSS pour illustrer le militantisme déconnant, ce n’est aucunement pour affirmer que tout saboteur qui nuit au mouvement est systématiquement un adversaire infiltré. Ce que nous voulons au contraire montrer, c’est qu’un militant déconnant s’évertue sans le vouloir à saboter de l’intérieur son propre mouvement, à savoir : susciter de la méfiance ou de la répulsion chez le potentiel allié ou spectateur, offrir à l’adversaire une relative tranquillité permettant à ce dernier de nuire de plus belle, de gripper le travail d’information efficace, empêcher de construire et de régler les problèmes de fond qui sapent la militance.

Les leçons de déconnage par l’OSS

Dans les années 40, l’OSS a rédigé un guide à l’usage des citoyens de pays occupés durant la Seconde Guerre Mondiale afin de les aider à entraver l’activité des Nazis, notamment parce que les citoyens étaient forcés de travailler pour eux. Tout était bon à prendre pour générer et propager l’improductivité, l’inefficacité dans presque tous les corps de métiers, ce qui était bénéfique pour les citoyens, résistants et alliés puisque la production était pompée par l’occupant et servait à la destructivité. Ainsi, ces leçons font l’inventaire de ce qui pourra perturber, entraver les environnements sociaux.

Simple Sabotage Field Manual by United States. Office of Strategic Services
Simple Sabotage Field Manual by United States. Office of Strategic Services. Vous pouvez retrouver le guide au complet sous tous les formats ici ; un mot de la CIA à son sujet sur cia.gov ; on a traduit une partie du guide ici.

Par exemple, l’OSS conseille aux saboteurs ceci :

(2) faites des « discours ». Parlez aussi fréquemment que possible et très longuement. Illustrez vos « points » par de longues anecdotes et expériences personnelles. N’hésitez pas à faire quelques commentaires patriotiques appropriés.
(6) Reportez-vous aux questions résolues de la dernière réunion et tentez de rouvrir le débat à leur sujet.
(8) Inquiétez-vous au sujet de la légalité et de la légitimité de toute décision : posez la question de savoir si telle action envisagée relève ou non de la compétence du groupe, inquiétez-vous publiquement du fait que cela pourrait être une action qui entre en conflit avec la politique des supérieurs.

On pourrait retrouver ces comportements dans la militance : par exemple, lors de réunions ou de communication portant sur la création d’un site web, les saboteurs vont discourir sans fin sur un point hors-sujet ou peu pertinent alors que l’ordre du jour était clair et précis ; ils vont s’énerver sur l’usage inapproprié d’un smiley ; ils vont tenir un discours narcissisant en vantant leurs victoires/qualités ou compétences ; ils vont débattre sans fin sur la pureté éthique de l’hébergeur ; etc. Sur les réseaux sociaux/les tchats, cela peut se faire en détournant une conversation portant sur un sujet X très clair en parlant de tout autre chose, par exemple en lançant un débat enflammé sur tel mot employé (et en ignorant totalement le sujet X).

Résultat : l’action n’avance pas, donc la cause non plus. Tout le monde craint la future réunion ou communication parce que ça va être très saoulant et inutile, certains n’osent plus soulever des points pertinents tant la parole est occupée et le débat dominé par ces individus. Le sentiment d’impuissance s’installe.

« (4) Posez des questions non pertinentes aussi fréquemment que possible.

  1. donnez des explications longues et incompréhensibles quand vous êtes interrogé »

Par exemple, lors d’un live sur Internet, cela peut se manifester par le fait de soulever des questions qui ne sont pas du tout dans le sujet. Imaginons une discussion portant sur la place de la philosophie dans la vulgarisation, une remarque sapante consistera à demander pourquoi l’interlocuteur boit un coca, emblème d’une horrible multinationale alors qu’il faudrait tous être parfaitement anticapitalistes/écolos ; en lui posant des questions sans lien avec le propos, s’il connaît l’UPR (question qui sera réitérée autant de fois que possible) ; le suspecter de mensonge et d’incompétence parce qu’il ne cite pas de tête l’intégralité des chiffres de telle étude et ceux des 15 méta-analyses qui ont suivi ; en lui demandant avec un ton accusateur pourquoi il ne parle pas de l’attentat qui a eu lieu il y a 7 mois alors que c’était horrible et que c’est ça le vrai ennemi, le principal sujet, etc.

On pourrait aussi taxer ces méthodes de trolling, mais le but du trolling consiste juste à instaurer une forme de chaos et pour le troll, le but de tester n’importe quel comportement ; or un militant déconnant peut sincèrement croire que sa technique autosabotante est bonne pour son mouvement :

Campagne UPR
J’ai été étonnée que la technique extrêmement saoulante de 2017 de l’UPR était en fait assez formalisée, semblait être considérée par ces militants comme une « bonne stratégie » (Source).

Résultat : ça saoule les intervenants et ceux qui sont intéressés par le sujet, ça coupe ou empêche de voir les questions pertinentes (donc ça entrave une communication, un débat constructif qui aurait pu avancer), ça dégrade l’image de la cause des questionneurs auprès des spectateurs parce que c’est associé à une espèce de prosélytisme intempestif ou à des interruptions non pertinentes.

« (5) Soyez tatillon sur les formulations précises des communications, des procès-verbaux, des bilans.

  1. soyez aussi irritable et querelleur que possible sans pour autant vous mettre dans l’ennui. »

Ici on arrive à un grand classique des réseaux sociaux, qui a débuté il me semble par le mouvement des grammar nazis (qui sont à ma grande surprise de « vrais » militants qui croient sincèrement en leur croisade3, même si manifestement personne n’est jamais tombé amoureux de la langue française en se faisant juger comme un criminel sous prétexte qu’il avait mal gèrè l’inclinaison d’un accent) qui va commenter uniquement pour souligner les fautes d’orthographe, de grammaire, ou pour critiquer l’usage des anglicismes, la prononciation des mots, l’accent, l’espace en trop, la TYpogrAPHie……………… ETC………… Et ça donne ce genre de chose :

« Un jour, j’ai discuté avec un mec qui avait signalé une faute de ponctuation dans le statut Facebook d’une amie qui remerciait les gens pour leurs condoléances à la suite du décès de sa mère… Il n’avait même pas vraiment lu le statut en question. Et j’ai compris que moi non plus, je ne lisais pas vraiment les statuts. Je me contentais de chercher les fautes. » (20minutes.fr)

Ce type de chasse et de procès à la « faute » peut aussi se faire à l’encontre de termes qui sont accusés d’être malveillants : par exemple, une personne vient se confier, à bout, dans l’espoir de trouver du réconfort et de l’aide (même en privé) auprès de ses alliés, et ne reçoit en retour qu’une violente correction « ce mot que tu as employé est psychophobe/insultant envers les travailleurs du sexe/homophobe/, etc », sans que son propos ait même été entendu :

« Récemment, elle [une militante] a vu avec amertume une jeune mère, victime de violences, qui sollicitait de l’aide sur un groupe Facebook de parentalité féministe, se faire corriger, car elle n’employait pas les termes jugés inclusifs pour les personnes trans ou non binaires. « Elle avait besoin de manger, pas qu’on lui dise comment s’exprimer. » (neonmag.fr)

On voit que cette tatillonerie s’oppose directement au travail militant, dans le sens où s’attaquer au terme mal employé a pour conséquence de ne pas aider cette femme bien que ce soit pourtant un objectif central du mouvement. Le travail est donc directement saboté avant même de commencer.

La formulation précise devient un devoir tellement suprême que le militant déconnant semble supprimer toute empathie pour autrui, nie son émotion, ses besoins et encore plus si c’est un allié.

Résultat : les personnes n’osent pas parler sans over-justifier leur propos, n’osent pas exprimer des émotions ou aborder des sujets qui les touchent de peur d’utiliser de mauvais termes malgré eux, voire n’osent même pas rejoindre les mouvements de peur de ne pas avoir les bons mots, les bons codes :

« Elle est étudiante et souhaite s’engager pour la première fois dans l’association dont je suis membre. Au téléphone, elle tourne autour du pot, hésitante, comme tourmentée. Et finit par admettre qu’elle a très peur de mal s’exprimer. De ne pas employer les mots justes. De ne pas savoir. Sa crainte a étouffé jusqu’ici ses envies d’engagement. Tandis que je tente de la rassurer, je lis dans son angoisse la confirmation d’un phénomène que j’observe depuis que j’ai l’œil sur les mouvements de défense de la justice sociale : une forme d’intransigeance affichée, propre à inhiber ou décourager certaines bonnes volontés. Une course à la pureté militante qui fait des ravages. (neonmag.fr).

L’autre conséquence de tout cela est d’en venir à percevoir le mouvement comme un ennemi, puisqu’à force les seules interactions que l’on peut avoir avec lui en tant que tiers peuvent n’être qu’attaque et réprobation, et par un phénomène d’escalade et de réactance4, le tiers ciblé va progressivement se positionner dans le clan adverse.

Globalement, l’action est freinée, l’adversité n’est pas combattue, voire est protégée par ces comportements (elle peut continuer sa destructivité en toute tranquillité). Plutôt que de convaincre, la cause est de plus en plus décrédibilisée et associée à une nuisance, les alliés et spectateurs sont usés de tant d’inefficacité ou de subir tant de reproches constamment. Il y a donc sabotage de la cause. Du moins ce sont des pratiques conseillées par les renseignements si on veut rendre inefficace, infécond un environnement social qu’on estime adversaire et ne pas être repéré comme saboteur. Si on est un militant sincère dans ses engagements, je doute que d’obtenir ces résultats soit satisfaisant.

Je n’ai parlé que de l’OSS pour montrer à quel point le militantisme déconnant ressemble à un sabotage (donc, pourquoi le poursuivre, pourquoi persister à croire que c’est un « bon » jeu ?), mais on aurait pu poursuivre le parallèle avec le travail d’infiltration ou de contre-propagande, avec des exemples plus modernes comme ceux du renseignement/contre-renseignement (Cointelpro5, JTRIG6) ou même les stratégies des fascistes7.

GCHQ / JTRIG
Toutes les disciplines dans lesquelles le renseignement (ici anglais, GCHQ / JTRIG) pioche pour mieux duper, détourner, manipuler, etc. sur le Net. Il s’agit d’un leak de Snowden. Quand des membres du gouvernement dénigrent les sciences humaines et leur utilité, c’est de la pure hypocrisie (ou de l’ignorance ? ? mais j’en doute) puisque le renseignement (comme la communication politique) pioche largement dedans pour ses stratégies. Plus d’infos sur The Intercept.

(à suivre…)

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  1. SWJ = Social Justice Warrior, guerrier pour une justice sociale. Le terme a pris avec le temps une connotation négative, plus d’infos sur Wikipédia.
  2. TW = Trigger Warning (avertissement) il s’agit d’une mention utilisée souvent sur les réseaux sociaux afin de prévenir d’un contenu pouvant choquer ou réveiller des traumatismes chez les personnes
  3. Benjamin Chapon, « Orthographe : Des Grammar Nazis repentis racontent pourquoi ils ne vous embêteront plus avec vos fautes », 20 Minutes, 19/09/2016.
  4. Lorsqu’on interdit quelque chose à quelqu’un, qu’on le rend moins accessible ou qu’on lui retire une possibilité d’action qu’il avait auparavant, l’individu aura tendance à la vouloir plus, quand bien même il n’en avait cure avant. C’est la réactance, une réaction irréfléchie devant l’interdit, qui parfois fait choisir à l’individu des choses qui lui nuisent, lui sont inutiles, ou nuisent à ses proches/la société. Par exemple, vouloir polluer à cause d’interdits écologiques, refuser des vaccins à cause d’obligations à se faire vacciner de la part des autorités, se mettre à aimer un contenu nazi parce que celui-ci a été censuré, etc. Nous avons fait une vidéo à ce sujet.
  5. Plus d’infos sur Korben.info et sur Le Monde Diplomatique.
  6. Une présentation générale sur Wikipédia. Tous les documents révélés par Snowden à ce sujet sur search.edwardsnowden.com (qui détaille certaines stratégies et montre l’efficacité des opérations de contre-propagande/infiltration pour saper l’image d’un mouvement ou carrément le détruire)
  7. Midi Libre, « Un militant repenti balance les secrets de l’ultra-droite », 08/10/2012.