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Ploum

source: Ploum

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Printeurs 17

samedi 22 février 2014 à 14:23
kaput
Ceci est le billet 17 sur 19 dans la série Printeurs

Avant de m’engager franchement vers la porte de l’immeuble qui abrite notre laboratoire, je regarde une dernière fois au dessus de ma tête. Pas de drone. Pas de bruit suspect. Les vêtements d’Isa et un peu maquillage anti-reco ont fait merveille. Ils doivent me chercher partout sauf ici. Pour les algos d’analyse, ce lieu n’existe pas.

Je regarde la serrure rouillée de la porte en souriant. Eva n’avait qu’une clé. Aussi m’étais-je amusé, pendant nos pauses, à comprendre le fonctionnement de l’antique mécanisme. J’avais réussi, sous le regard amusé d’Eva, à ouvrir la porte avec un simple morceau de métal. Eva ! Son souvenir m’envahit. Je ne comprends plus. Pourquoi avoir tué Max avant de te sacrifier pour moi ?

Une main se pose sur mon épaule, je pousse un cri de surprise en me retournant, brandissant mon poing serré.
— Arrêtez !
Le clochard de la ruelle ! Le visage toujours caché par sa capuche, il tend vers moi sa main gantée pour arrêter mon bras. Sa voix a résonné comme un tintement rauque, mécanique.
— Vous ! crié-je, surpris. Qui êtes-vous ? Pourquoi m’aidez-vous ?
Sans ajouter un mot, il me tend un morceau de papier. Je m’en empare. Un simple fragment d’une feuille arrachée dans un carnet quelconque. Le papier est froissé, brûlé par endroits. J’arrive néanmoins à déchiffrer une phrase au crayon : « Clé Wifi maman » suivi d’une série de chiffres et de lettres qui me semblent être de l’hexadécimal.
— L’adresse du chan IRC que m’avait donnée Max ! Comment avez-vous…
Je lève la tête. La rue est déserte. Une fois de plus, mon muet ange gardien vient de me filer entre les doigts.

Je prends une profonde inspiration. Ce mystérieux personnage m’a sauvé une fois, en m’avertissant du danger des publicités. Il m’a évité de me jeter dans la gueule du loup. S’il voulait me faire du tort, il n’aurait pas besoin de s’encombrer de tant de précautions. Mais le fait qu’il soit ici prouve qu’il m’observe, me suit. Il est sans doute tout proche. Soit, faisons comme si je ne soupçonnais pas un instant qu’il puisse rester dans les parages.

M’emparant du morceau de fer que j’avais volontairement caché dans une fissure de la façade, j’ouvre la porte mais prends garde à ne pas la refermer derrière moi.

La petite pièce qui nous servait de salon ne semble pas avoir bougé. Avec émotion, je me remémore ma première rencontre avec Georges Farreck. C’était il y a des années, des siècles. Comment ma vie a-t-elle pu basculer en si peu de temps ?

Sans m’attarder, je pénètre dans le laboratoire. Je ne parviens pas à réprimer une exclamation de surprise.
— Bon sang !
Le labo est sans dessus dessous. La plupart de l’équipement semble manquant ou en morceaux sur le sol. Les armoires sont renversées. Des petits tas de cendres marquent l’emplacement où se sont consumées des liasses de papiers. Tous les prototypes de printeurs sont bien entendu manquants, de même que les ordinateurs.

Le labo a donc été localisé ! Et il n’y a qu’une seule personne qui a pu parler. Georges ! A-t-il été contraint ? Ou bien… Non, je me refuse d’envisager l’autre possibilité. Pas Georges ! Quel serait son intérêt ?

Il faut que je me connecte à IRC et que je demande de l’aide à FatNerdz ! Fouillant les décombres, soulevant des armoires renversées, je me mets à la recherche d’un ordinateur encore fonctionnel. Rien ! Ceux qui ont fait le nettoyage du laboratoire n’ont rien laissé au hasard.

En tout cas, dans le labo. Mais j’avais l’habitude de laisser traîner une tablette sous le fauteuil de notre salon. De quoi lire et jouer pendant les pauses. Et si…

Comme un fou, je me rue hors du laboratoire. Je soulève le fauteuil. Victoire ! La tablette est là. Une petite LED verte me signale que la batterie est toujours chargée et fonctionnelle. D’un mouvement du doigt, je l’allume et lance la connexion Tor2. Je trépigne. Et si le bâtiment n’était plus raccordé ? Et si une connexion Tor2 dans ce quartier attirait soudainement l’attention ?

Comme des millions d’utilisateurs depuis des décennies, je ne peux m’empêcher d’encourager à haute voix la petite icône qui tournoie afin de me faire patienter.
— Allez ! Connecte-toi ! Vas-y ! Tu peux le faire !

L’icône disparaît. Je suis connecté. Je pousse un soupir de soulagement et lance un client IRC. Je commence à taper le code hexadécimal griffonné au crayon. Pour les chiffres, rien de plus simple. Mais pour les lettres, je dois prendre garde à utiliser la lettre opposée dans l’alphabet, treize positions plus loin. Max a bien insisté sur le fait que le nom du salon était en rot13. Connaissant un peu les maniaques de son calibre, je suis certain que se connecter sans convertir le nom réserverait une surprise. Un bannissement permanent de tous les nœuds Tor2, par exemple.

Sans plus de cérémonie, je me retrouve dans le salon. Il y a bel et bien un op du nom de FatNerdz.
— FatNerdz : ping.
— T’es qui man ?
— Je suis un ami de Max.
— Où est Max ?
— Mort. Explosion de son appartement.

Rien ne bouge sur le chan. J’attends quelques secondes. FatNerdz est le premier à réagir.
— Peux-tu prouver que tu es un ami ?
— J’étais avec lui juste avant l’explosion. Il t’a demandé des infos sur une certaine Eva. Il m’a dit de te contacter si j’avais un problème.
— Je suppose donc que tu as un problème.
— Oui. Ils ont eu Max. Ils ont eu Eva. Je suis le suivant. Tu peux m’aider ?
— Au sujet de ton Eva, man, j’ai fait la recherche. Ça a été plus long que prévu.
— Ah bon ? Et qu’as-tu trouvé ?
— Tu t’es moqué de moi, man. Cette fille n’existe pas. J’ai fait tous les dossiers. Elle n’existe pas.
— Quoi ? Elle m’aurait donné un faux nom ?
Je reste un instant sans voix. Eva !
— Pas seulement, man. En cherchant dans les réseaux publics, on trouve des photos d’elle. Cheveux noir, peau matte, mince ?
Il m’envoie une image un peu floue, récupérée sur un réseau quelconque. Je pousse un soupir de soulagement.
— C’est bien elle ! Tu voix bien qu’elle existe !
— Sauf que j’ai accès à plusieurs bases mondiales de reco. J’ai lancé plusieurs recherches sur sa photo et sur sa description.
— Et ?
— Aucun résultat. Elle n’existe pas. Personne sur terre ne lui correspond.
J’ai du mal à déglutir. Puis-je vraiment faire confiance à cette personne que je n’ai jamais vue et qui communique avec moi uniquement par messages écrits ? Eva existe. Eva existait. Je le sais. Je l’ai touchée, goûtée, désirée.
— Il y a autre chose, man. Avec les photos du visage, on peut inférer assez facilement une partie de l’ADN codant de la personne afin de faire des recherches génétiques.
— Et ?
— Rien, sauf dans une base de données complètement obscure. Un truc tordu. Il y avait un nom. Pas de description, pas de metadata, pas d’existence. Juste un nom absurde.
— Quel nom ?
— Derrière Lazote.
— Quoi ? Mais c’est absurde !
— Je sais man. C’est bizarre. Cela sent le coup fourré. Du coup, mon aide n’ira pas plus loin. Je t’ai dit ça en mémoire de Max. À présent, je te laisse. Rien de personnel mais je ne peux pas te faire confiance.

Je n’ai pas le temps de réagir que je suis exclu du chan. Suis-je en train de rêver ? Est-ce un cauchemar particulièrement surréaliste ? Qui était Eva ?

Machinalement, je me lève pour faire quelques pas, pour réfléchir. Pénétrant dans le laboratoire, je sens crisser les débris de composants électroniques sous mes pas. Je lève les yeux. Au fond de la pièce, le grand frigo noir qui contenait les réserves d’azote liquide… Bon sang ! Derrière l’azote !

Un crissement a retentit dans mon dos. Je ne suis plus seul dans le laboratoire. L’inconnu est tout proche. Sans hésiter, je me retourne et bondit dans la direction du bruit. Une voix rauque retentit.
— Arrêtez !
Emporté par mon élan, je percute l’inconnu de plein fouet et roule sur le sol avec lui. Saisissant un de ses poignets, je tente de le maîtriser. Il se débat dans le silence le plus effroyable. D’un coup de genou dans le ventre, il me repousse et parvient à se relever. Dans le mouvement, j’ai réussi à lui ôter son capuchon. Je me prépare à bondir lorsqu’il tourne son visage vers moi.

Mon corps se fige tandis qu’un cri d’effroi vient mourir dans ma gorge.

 

Photo par Peter Kemmer.

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Le futur n’a que faire de votre opinion

mardi 18 février 2014 à 12:07
tomorrowland

— Non ! Ce n’est pas possible !

Endossant ma casquette de futurologue, je viens d’analyser des données passées et actuelles, de tenir un raisonnement et d’aboutir à une conclusion sur un futur probable. Pourtant, mon interlocuteur semble ne pas arriver à la même conclusion. Aurais-je fait une erreur dans mon raisonnement ? Aurais-je oublié de prendre en compte certains facteurs ? Aurais-je posé des hypothèses qui sont discutables ?

— Non, je ne crois pas que ce futur sera comme tu le dis. Ou alors, pas avant des dizaines et des dizaines d’années.
— Pourquoi ? Sur quoi te bases-tu pour arriver à cette conclusion ?
Ma question est sincère. Même si mon ton de voix est parfois véhément, je suis toujours très heureux de confronter mon raisonnement à celui des autres.
— Parce que… Enfin, imagine un peu ! Ce serait trop horrible ! Est-ce que tu veux vivre dans ce monde ?
— Et tu penses que le futur sera comment alors ?
Voilà. Comme souvent, l’émotionnel l’a emporté sur la raison. Mon raisonnement est peut être très bon. Ma conclusion également. Mais mon interlocuteur ne souhaite pas l’accepter parce qu’elle remet en question sa vie actuelle, sa vision du monde voire tout simplement son travail ou ses valeurs morales. Parfois, mon interlocuteur s’est juste braqué sur quelques aspects négatifs, nonobstant tous les points positifs possibles.

Si l’on veut prévoir, il faut pouvoir se détacher complètement des aspects émotionnels. Le futur n’a que faire de ce qu’on aime ou n’aime pas, de ce qui est souhaitable ou non. L’univers ne connaît ni bien, ni mal, ni morale. Tout se transforme, tout est en perpétuelle évolution.

Mais ce détachement est particulièrement difficile. Peut-on être objectif lorsque nos intérêts personnels sont en jeu ? Nous refusons d’accepter que notre travail va sans doute être, d’un jour à l’autre, réalisé par un robot ou un algorithme d’intelligence artificielle. Ce n’est pas que ça nous semble impossible technologiquement, c’est tout simplement que nous ne le voulons pas. Si nous achetons des actions, nous avons tendance à voir des opportunités de hausse dans chaque micro-événement. Cette tendance naturelle à l’optimisme est, par un jeu psychologique étrange, applicable aux pires catastrophes. Un militant écologiste acharné verra dans la météo du jour une confirmation des thèses les plus cataclysmiques concernant le réchauffement climatique. Car, pour lui qui s’est investi peut-être pendant des années dans le militantisme, la catastrophe finale serait le couronnement de son raisonnement.

Une fois que nous sommes convaincus de quelque chose, il faut bien plus qu’un raisonnement pour nous faire changer d’avis.

Mais le futur n’a que faire de nos convictions. Les graines de demain ont déjà germé. Parfois, ce dont je parle n’est même pas une prédiction mais un fait, réel, mesuré et observé. Mais l’intuition n’aime pas les chiffres et préfère se raccrocher à l’entourage proche ou à la foi. « Personne dans mon entourage immédiat n’utilise Bitcoin donc Bitcoin ne peut pas avoir du succès », « Dans ma boîte de programmeurs, tout le monde a un iPhone. Donc Android n’arrivera jamais à surpasser Apple », « Les tablettes ne servent à rien, j’en ai testé une pendant une heure, c’est une mode, tout le monde reviendra au bon vieux PC ».

Le contre-argument peut même être poussé à la limite de l’absurde. La possibilité d’un changement est volontairement niée. Mon horizon actuel, ce que je connais et que j’observe, aujourd’hui, autour de moi est forcément représentatif de l’entièreté du monde pour les siècles à venir. « Tu prédis des voitures intelligentes demain ? Ce n’est pas possible car, aujourd’hui, je ne connais personne qui conduit une voiture intelligente », fort proche de l’argument politique populiste « Je ne connais personne, dans ma paroisse, qui est pour le mariage homosexuel donc la majorité de la population y est opposée ».

Condamnés à errer en modernes Cassandre, fiers de leur rationalité et de leurs raisonnements, les futurologues se heurtent au mur du « Vos idées sont fausses car elles ne vont pas dans le sens de nos croyances et de notre petit confort actuel ». Et lorsque, quelques années plus tard, leurs prédictions se vérifient, personne ne voudra s’en souvenir.

Personne sauf ceux qui acceptent de sortir de leur zone de confort intellectuelle. Ceux qui anticipent. Qui écoutent les prédictions et les défient, les expérimentent. Et les utilisent aujourd’hui pour construire le monde de demain. Le monde actuel ne peut plus être changé. Quand vous aurez fini de lire cet article, vous serez déjà dans le futur. Plutôt que de lutter contre le présent, regardons le futur et tentons d’y apporter notre contribution !

Car si le futur n’a que faire de nos opinions, il reste le fruit de nos actions.

 

Photo par Andy Castro.

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Printeurs 16

samedi 15 février 2014 à 11:54
street
Ceci est le billet 16 sur 19 dans la série Printeurs

— Hello, ça va là-dessous ?
Le sourire d’Isa me tire de ma réflexion. Elle m’aide à m’extirper de sous le lit tout en m’expliquant la scène dont je viens d’être le témoin, comme si elle ne me jugeait pas capable d’en comprendre toutes les subtilités.
— J’ai réussi à trier les deux mille billes en à peine plus que le temps normal pour mille. La conseillère était très contente de moi.
— Ah ? fais-je sans avoir l’air convaincu.
Mais Isa n’a cure de mon manque d’enthousiasme.
— Je vais peut-être devenir conseillère. Faut fêter ça. Ça te dit de baiser ?
Je tente de ne pas la repousser trop brutalement.
— Je t’avoue que je préfère les hommes.
Elle éclate de rire et m’adresse un clin d’œil complice.
— Moi aussi je préfère les hommes. Au moins, on a ça en commun !
Mon regard tombe sur l’écran. Il clignote et alterne rapidement entre des publicités, des images d’animaux qui font des cabrioles et des présentateurs au regard sérieux.
— Isa, il faut que je parte d’ici au plus vite !
— Pourquoi ? Et pour aller où ?
Je pointe du doigt un petit point noir à la limite de l’écran. Isa secoue la tête avec un sourire.
— La cam ? T’inquiète, elle ne peut filmer que quand je suis en communication. Et puis le voyant s’allume. Pas de danger !
— Écoute Isa, je ne suis plus sûr de rien.
Elle blêmit.
— Quoi ? Mais… Tu sais le nombre de fois où je me touche devant un porno ? Tu ne vas quand même pas dire que…
— Je n’en sais rien Isa, je n’en sais rien.
— T’es complètement parano mon p’tit père !
Je ne réponds pas, je baisse les yeux. Un long silence glacé s’installe entre nous. Toujours nu comme un ver, je commence à frissonner.

Isa pousse un profond soupir et ouvre brusquement une armoire. Elle en sort des vêtements grossiers qu’elle me jette sans aménité.
— Mets ça ! C’est pour une femme et un peu trop grand pour toi. Mais tout le monde s’en fout. On n’est pas à un défilé de mode.
— Merci, fais-je tout en enfilant les frusques. Tu me crois ?
Elle se campe devant moi, les deux poings sur les hanches.
— Écoute, j’suis une femme directe. Les machins du gouvernements, les paranos, les scientifiques, je crois pas en tout ça. Ou bien ça me regarde pas. Mais je refuse de laisser tomber quelqu’un qui est dans la mouise. J’suis comme ça. Tu vas manger un morceau, prendre les vêtements et tu feras ce que tu voudras.
— Je ne sais pas comment te remercier…
— Tu pourrais me proposer une partie de baise. Mais, visiblement, c’pas trop ton truc à toi.
Elle éclate de rire avant de prendre un air mystérieux. Se rapprochant de moi, elle se met à chuchoter en tendant son poing fermé.
— Moi, j’crois pas aux sciences mais j’ai appris à reconnaître les signes. Regarde !
Je sens qu’elle me glisse dans la main un objet rond, lisse et froid. Une bille ! L’étudiant du regard, je constate qu’elle est délicatement marbrée, tachetée. Un mélange chaotique mais parfaitement équilibré de noir et de blanc. Comme si deux billes s’étaient mélangées, fondues, accouplées. On ne peut deviner aucune structure, aucun motif, aucune logique. Et pourtant, je pourrais jurer que les surfaces blanches et noires sont parfaitement équivalentes.
— J’ai acheté un sac de blanches et un sac de noires. J’suis presque sûre que, lorsque je les ai versées dans le bol, cette bille était pas là. Et puis, d’où serait-elle venue ? Du sac blanc ou du sac noir ?
Je ne souffle mot, me contentant de contempler la bille extraordinaire.
— Pendant mon obligation, quand je l’ai vue, j’ai eu peur d’être recalée. Une bille comme ça, ça ne va ni dans le pot des blancs, ni dans celui des noirs ! Quoi que tu fasses dans ces cas-là, t’as raté ! Alors je l’ai escamotée. De toutes façons, les conseillers ne font jamais très attention. Quand je serai conseillère, j’espère que je serai plus attentive. Mais ils ont tellement de travail, c’est humain !
— C’est une très belle bille. Sans doute un simple défaut de fabrication. Il te suffit de compter les pots pour savoir…
Elle me couvre la bouche de sa main potelée pour m’empêcher d’en dire plus.
— J’ai toujours mis des billes noires dans des pots noirs et des billes blanches dans des pots blancs. Et la première fois qu’une bille ne rentre dans aucune des catégories, je l’escamote, paniquée. Elle me fascine et elle me fait peur. Mais peut-être que ce n’est pas la bille le problème. Ce sont les pots qu’il faut changer ! C’est un signe !
Un à un, elle referme mes doigts sur la bille.
— Garde-la ! Elle te portera chance. C’est important la chance ! C’est pas un hasard si c’est arrivé quand t’étais là. T’es peut-être comme une bille qui n’a pas de pot. Et ça, les pots, ils n’aiment pas.
Aucune phrase de remerciement ne peut exprimer ma gratitude. Les mots me font défaut. Je laisse un instant de silence s’installer entre nous. Mais, cette fois, je le sens complice, chaleureux. Elle hésite une fraction de seconde avant de briser cet instant d’improbable connivence.
— T’as raison. Si tu penses que tu dois partir, pars ! Bonne chance !

Émergeant de l’immeuble, je contemple depuis la rue la façade couverte de fenêtres grillagées dont les lumières se découpent en ombres chinoises vers l’infini du ciel crépusculaire. J’essaie, sans succès, de reconnaître celle d’Isa. Sur ma joue, je sens encore l’humidité de son baiser d’adieu. Ses vêtements trop amples pour moi m’entourent de son effluve, de sa présence. Peut-être aurais-je du passer la nuit auprès d’elle ? Lui faire l’amour ? Briser ma solitude ? Mais je dois bouger. Le mouvement permanent est mon seul espoir de fuite. Et je dois vérifier cette idée qui a germé en moi sous le lit, ce détail si particulier…

Je sens la bille bicolore rouler dans ma main. Mon porte-bonheur ! Dans la pénombre de la rue, uniquement trouée par les lugubres éclairages, la présence de cette sphère de verre, talisman dérisoire face à la puissance technologique de mes poursuivants, me rassure, me console. D’un pas résolu, je m’enfonce dans les lumières de la ville…

 

Photo par Leniners.

 

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Il y a cent ans (2ème partie)

jeudi 13 février 2014 à 12:24
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Ceci est le billet 2 sur 2 dans la série Il y a 100 ans

Chers Internautes, après cette première partie passionnante, nous sommes toujours avec Maggy Flowerman, auteur du blog « Il y a 100 ans », qui nous éclaire sur les étranges motivations des humains de cette époque.

Maggy, admettons qu’on puisse relativiser certains aspects moraux. Il n’en reste pas moins qu’une grande partie des actions des hommes de cette période était tout simplement absurde. Vous racontez notamment les grands chantiers pour « créer de l’emploi ». Un enfant de trois ans comprendrait que « créer de l’emploi » revient à créer de la douleur et de la souffrance inutile.

À l’époque, les théories économiques soutiennent encore que travailler crée de la valeur. Que la richesse est issue du travail. Il est considéré comme immoral de ne pas travailler « de manière productive ». Ceux qui ne sont pas productifs sont considérés comme des « profiteurs ». La productivité ne se mesurant pas de manière universelle, la richesse et le salaire sont utilisés comme étalon. Cela entraîne que, de manière absurde, des financiers ou des rentiers oisifs mais riches sont alors considérés comme très productifs alors que des artistes, aujourd’hui reconnus pour leur génie, ou des travailleurs bénévoles sont considérés comme des profiteurs.

Cette croyance que le travail crée de la richesse n’a d’ailleurs jamais été historiquement observée, les riches et les puissants n’étant jamais de la classe des travailleurs. Pire, le crash de Wall Street en 1928 et la crise de 2008 prouvent exactement le contraire ! À cause de simples évênements purement comptables, le monde entier entre dans une crise économique. Pourtant, les travailleurs sont toujours là. Cela démontre donc que ce sont les richesses qui créent de l’emploi, pas le contraire. Il faudra attendre les années 2020 pour voir apparaître les premières théories expliquant que le travail est source d’inégalité, de misère et de destruction et qu’il doit être limité au strict minimum. J’en parle d’ailleurs dans mon blog comme de théories farfelues car, à l’époque, elles étaient perçues comme telles.

En attendant, sous prétexte de créer de la richesse, la classe politique va donc investir des sommes colossales dans la création d’emploi. Le système s’auto-entretient merveilleusement car la création d’emploi devient un emploi en soi.

D’un côté la société veut créer de la richesse mais, de l’autre, elle lutte contre le partage des connaissances, de la culture. N’est-ce pas contradictoire ?

Non car à cette époque, la population a toujours du mal à considérer ce qui n’est pas matériel comme une richesse. Ce qui est virtuel n’existe pas vraiment, ce n’est pas de la richesse, ce n’est pas du travail.

Cette vision est imposée, de manière consciente ou non, par une classe dirigeante qui tire sa richesse de la production de biens matériels. Et qui garde son pouvoir en contrôlant la diffusion de la connaissance. D’ailleurs, l’art, la culture, la connaissance étaient assimilés à des biens matériels car un amalgame était fait entre le contenu et le support physique. Jusqu’au milieu du vingt-et-unième siècle, les musiciens parlent de « produire un disque ». C’est très révélateur de l’esprit d’une époque où les plus jeunes n’ont jamais touché l’objet « disque ». Un artiste n’est donc productif que si son œuvre est transférée sur un support matériel payant. Si ce n’est pas le cas, c’est un profiteur.

Historiquement, la classe dirigeante a toujours lutté contre le progrès pour se maintenir au pouvoir. Mais comment expliquez-vous que votre personnage, qui est un individu tout à fait moyen, critique lui-même ce partage et l’appelle « piratage » ?

Le piratage est en quelques sortes le révélateur du paradoxe de la société de consommation matérielle. Si seuls les biens matériels ont de la valeur, alors pirater n’est pas un problème vu qu’on ne fait que copier de l’information sans valeur. Par contre, si copier de l’information entraîne qu’un support ne sera pas vendu, c’est que le support est lui-même sans valeur.

Cette dernière notion entraîne une situation de dissonance cognitive chez la personne qui a toujours cru en la valeur matérielle des choses et qui, depuis des années, investit de l’argent, gagné par son travail destructeur, pour acheter des supports matériels.

Face à ce conflit intérieur, la réaction naturelle est d’attaquer ceux qui pratiquent le piratage et de les considérer comme moralement dangereux pour l’équilibre même de la société. Bref, comme dans les exemples précédents, l’humanisme s’oppose au conservatisme économique. L’histoire se répète.

Vous arrivez à justifier toutes les atrocités du passé, à excuser une humanité qui a conduit la planète vers la situation que nous connaissons aujourd’hui. N’avez-vous pas peur de banaliser ces horreurs ? De réhabiliter ces criminels ?

Au contraire. L’erreur serait de se croire à l’abri, au dessus de tout ça. Cette expérience m’a ouvert les yeux. En vieillissant, je me rends compte que j’ai de plus en plus tendance à considérer les jeunes, les mouvements de protestation, les militants comme des menaces morales. Au plus j’ai investi d’années dans ma morale, au moins je souhaite la voir remise en cause.

Regardez les grandes manifestations que nous avons connues il y a quelques semaines. Vous-même les avez condamnées dans une de vos vidéos. J’aurais naturellement tendance à être d’accord avec vous. Mais à la lueur de l’expérience de mon blog, je ne peux m’empêcher de penser qu’ils ont peut-être raison. Contrairement aux esclavagistes romains ou aux industriels du vingtième siècle, nous n’avons même pas l’excuse de l’ignorance. Par notre inaction, par notre acceptation de l’ordre établi, nous sommes déjà des criminels pour les habitants des siècles prochains.

 

Photo par Whashington Area Spark.

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Il y a cent ans (1ère partie)

mercredi 12 février 2014 à 15:52
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Ceci est le billet 1 sur 2 dans la série Il y a 100 ans

Bonjour à toutes et à tous. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de recevoir Maggy Flowerman, auteur du blog à succès « Il y a 100 ans » et spécialiste renommée du XXIème siècle. Bonjour Maggy !

Bonjour !

Pour les spectateurs qui ne connaissent pas votre blog, pouvez-vous en rappeler le principe ?

Il est très simple. Je tiens ce blog en me mettant dans la peau d’un internaute qui vivait il y a exactement cent ans. Chaque jour, je m’inspire donc des faits réels et des archives du siècle passé. J’essaie de penser comme un habitant de cette époque, d’observer le monde avec son regard. Qu’aurais-je été si j’étais né en l’an 2000 ?

C’est un exercice difficile. Certains de vos billets ont fortement choqué le public. On a également accusé votre personnage d’être dépourvu de tout sens moral. Comment expliquez-vous cela ?

Beaucoup de personnes ont du mal à relativiser leur morale. Plusieurs siècles de religions monothéistes nous ont donné la vision d’une morale absolue, éternelle, universelle. Mais, par essence, une morale est très limitée, à la fois dans le temps et dans l’espace. Ainsi, il y seulement deux siècles, il était normal, dans la partie du monde où je me trouve actuellement, de lyncher les personnes à la peau noire. En fait, protéger un noir ou lui donner des droits était considéré comme immoral. Un siècle plus tard, j’en parle d’ailleurs dans mon blog, on se demandait comment des êtres humains avaient pu commettre de telles atrocités. Tout le monde se disait « Moi, j’aurais pris la défense des noirs, je suis humaniste. » Mais, à l’époque, les noirs n’étaient tout simplement pas considérés comme des humains et la majorité d’entre nous aurait trouvé la situation normale.

Il ne faut donc pas juger le passé mais l’observer, le comprendre afin de relativiser ce que nous sommes aujourd’hui. Quelles sont les actions banales que nous effectuons aujourd’hui qui, dans cent ans, sembleront ignobles, repoussantes, immorales aux yeux de nos arrières petits enfants ?

Vous considérez donc comme « normal » que les gens du siècle passé fassent grandir des animaux vivants et conscients dans des conditions abjectes afin de les manger ? Ce billet où votre personnage mange un poulet, par exemple, a suscité les réactions les plus vives !

À l’époque, cela semblait normal. Tout comme il y a deux-cents ans on considérait les noirs comme des animaux. Cinq-cents ans plus tôt, c’étaient les femmes qui n’avaient pas d’âme. Ou les esclaves il y a deux-mille ans.

Au cours des siècles, l’histoire de l’humanité s’est marquée par un élargissement de la capacité d’empathie. Au départ, l’homme n’a aucune pitié pour tout ce qui n’était pas de sa tribu. Puis, au fur et à mesure que le progrès rend la lutte pour la survie moins contraignante et encourage la coopération plutôt que l’affrontement, la notion de tribu va laisser la place à celle de peuple. Puis de race. On observe bien des replis importants, notamment religieux ou nationalistes, mais ces exceptions sont, à l’échelle de l’histoire, vite résorbées.

Au XXIème siècle, les progressistes pensent être à l’apogée car ils éprouvent de l’empathie pour tous les humains. Ils sont convaincus, avec raison, que les replis important de cette époque sont les derniers soubresauts du traditionalisme. Seulement, l’empathie ne s’étend pas encore aux animaux.

Comment expliquez-vous cela ?

Tout d’abord par le besoin. Pourquoi l’empire romain n’éprouvait-il pas d’empathie pour les esclaves ? Pourquoi le moyen-âge chrétien ne pouvait-il pas accorder un statut d’être humain aux femmes ? Pourquoi les États-Unis du dix-neuvième siècle ne pouvaient-ils pas reconnaître les droits des noirs ?

La réponse est simple : parce que leur économie dépendait de cette inégalité. Toute personne militant pour un changement est donc perçue comme un danger pour la société. Pour protéger le groupe, il est nécessaire d’en sacrifier une partie et prendre la défense de ces individus est moralement répréhensible.

Il y a cent ans, la production de viande artificielle n’est pas encore économiquement viable. On considère donc qu’un animal n’est qu’un animal. D’un point de vue scientifique, les neurologues n’ont pas encore défini clairement la conscience, qui reste un principe empreint d’une aura mystique. On n’a pas encore abandonné totalement la notion d’âme. Du coup, un animal n’est pas réellement considéré comme conscient car il n’a pas d’âme.

Mais, après tout, ne faisons-nous pas la même chose actuellement avec les insectes ou les plantes ?

Merci Maggy. Et merci à tous pour votre attention. Avant de continuer cette passionnante discussion dans la seconde partie de la vidéo, je rappelle aux internautes que ces interviews sont payantes mais que le prix, comme l’information et la connaissance, est libre !

 

Photo par Stlbites.com.

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