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À ceux qui sont morts pour rien !

mercredi 11 novembre 2015 à 13:37
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En 2014, parcourant une exposition consacrée à la première guerre mondiale, je tombe sur une photo d’un monument local souligné de la légende suivante :

« À charge des parents, des éducateurs de la jeunesse, etc. d’entretenir chez les enfants le culte sacré de la Patrie par de fréquentes visites devant ce monument au cours desquelles il s’agira de leur expliquer pourquoi sont morts ceux dont les noms y sont inscrits… »

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Pourquoi sont-ils morts, ceux dont le nom est gravé dans la pierre ?

À vous, les enfants que j’aurais peut-être la chance de voir grandir, je répondrais en vous pointant ce monument :

Ils sont morts pour rien.

Ils sont morts naïvement, par tradition. Ils sont morts car quelques vieillards cacochymes ont réussi à leur instiller une passion pour trois mots morbides, trois inepties, trois insultes à la vie : culte, sacré et patrie.

Ils sont morts car ils se sont laissés convaincre qu’un homme était fondamentalement différent s’il parlait une autre langue et était né de l’autre côté d’une ligne imaginaire.

Ils sont morts car ils se persuadaient qu’il existait un “nous” et un “autre”. Ils sont morts car ils disaient “notre culture, nos valeurs” à la place de “ma culture, mes valeurs”.

Ils sont morts car ils n’ont pas pu se révolter, même au summum de la boucherie, emprisonnés dans une hiérarchie et un carcan éducationnel débilitant.

Ils sont morts de ne pas avoir compris que leurs ennemis n’étaient pas ceux contre qui ils se battaient mais ceux pour qui ils se sacrifiaient.

Ironiquement, leur mort n’aura pas été vaine. Sur leurs cadavres poussaient déjà les germes de la seconde guerre mondiale et de ses horreurs. Loin de protéger leurs enfants, ces parents sont morts en leur léguant la guerre, la violence et la haine.

Oui, il est de notre devoir d’apprendre l’histoire. Peut-être avons-nous une chance d’éviter de reproduire inexorablement le passé si nous comprenons que ces noms dans la pierre ne sont pas des modèles. Ce sont les noms de ceux qui sont morts stupidement, de ceux qui ont participé à massacrer avant de tomber à leur tour, de ceux qui ont permis à d’autres noms d’être gravés dans les monuments d’en face. Ces noms et ces drapeaux sont une marque d’infamie.

Par leur seule existence, par leur seule obéissance, ces noms ont légitimé une autorité cruelle, soutenant la lutte contre les véritables héros, ceux que chaque enfant devrait prendre comme modèle : les déserteurs, les lâches, les fuyards, les objecteurs…

Pour ceux-là, pour ceux qui ont aimé la vie, il n’y a pas de monuments. Pas de fanfare. Pas de fleurs. Pas de médaille.

Car tout cela, malheureusement, est réservé à ceux qui sont morts pour rien.

Photo par Dominique Salé.

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Ce texte est publié par Lionel Dricot sous la licence CC-By BE.

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Printeurs 37

lundi 9 novembre 2015 à 22:25
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Ceci est le billet 37 sur 37 dans la série Printeurs

G89 a été surpris dans le hangar par Nellio et Georges Farreck.

 

J’ai réussi à me débarrasser du plus jeune. Il devenait trop méfiant. Le plus vieux, lui, ne me soupçonne même pas. Il me croit trop faible, tant mentalement que physiquement. Mais, contrairement au plus jeune, il dispose du Pouvoir. Je ne sais pas encore s’il représente pour moi un danger ou un allié. Un allié ! Concept que je n’avais jusqu’ici jamais envisagé.

Lorsqu’ils m’ont surpris dans le hangar, j’ai décidé d’accréditer leur propre version en racontant que je venais du sultanat islamique. Je ne sais pas ce qu’est le sultanat islamique mais le fait que j’en provienne semblait tellement correspondre aux désirs du plus vieux.

Il a expliqué au plus jeune à quel point j’étais désormais un allié important, une preuve qui pouvait bouleverser l’opinion publique et, par ricochet, le monde politique. Il a tout de suite décider de me protéger. Est-ce son pouvoir qui perturber mon jugement ou puis-je réellement lui faire confiance tant que ses intérêts sont alignés avec les miens ?

Nous sommes sortis du hangar sur une gigantesque esplanade de dalles de bétons. La lumière m’a brusquement assailli et je fus pris de vertiges en constatant que je n’apercevais plus le plafond.

Dehors ! J’étais dehors ! Ce bleu adamantin qui m’englobait était donc le ciel… J’ai senti ma gorge se serrer face à cette lumineuse altitude.

Obéissant aveuglément à leurs injonctions, je suis monté dans une étrange cabine surmontée d’une enveloppe ovaloïde. Ce n’est que lorsque les dalles de béton ont paru rapetisser que j’ai compris. Nous étions en train de partir vers le ciel. Des histoires fabuleuses du vieux me revenait à l’esprit. J’eu un instant peur de me brûler sur le soleil mais je gardai pour moi mon inquiétude.

Le plus jeune est resté avec moi. Il me posait des questions, semblait soupçonneux, curieux. Le plus âgé, lui, s’occupait essentiellement de la navigation dans une pièce adjacente à la cabine. Il n’est sorti qu’une seule fois pour nous faire une annonce.

— Nous survolons à présent le désert du sultanat islamique. C’est plus risqué mais beaucoup plus court. Et puis avec un Zeppelin, le risque est virtuellement nul de se faire accrocher par un de leurs radars moribonds. Le navigateur autonome est de toutes façons suffisamment intelligent pour esquiver tout danger éventuel. Par mesure de sécurité, il m’a annoncé que nous allions voler à basse altitude dans la partie réputée la plus dangereuse. Je vous laisse admirer le paysage, je dois envoyer des messages pour préparer l’arrivée de notre invité tout en assurant sa sécurité.

Je n’ai rien dit, je suis resté immobile. Le plus jeune s’est approché de moi et a pointé le sol :
— C’est donc de là que tu viens ?

J’ai acquiescé silencieusement. Son regard m’a transpercé.
— Pourtant, a-t-il continué, tu n’as pas le type islamique ! Où es-tu né ?
— Dans l’usine, ai-je répondu en toute sincérité. Je n’en étais jamais sorti jusqu’à présent.
— Ça ne colle pas, a-t-il fait. Pourquoi utiliser de vieux vaisseaux spatiaux pour un transport de quelques centaines de kilomètres ?

Le sol s’était dangereusement rapproché. Parfois, au détour d’un rocher ou d’une dune, un groupe de tentes apparaissait. Des tentes bariolées, loufoques. Des reliques gisaient également, telle cette gigantesque structure de bois calciné représentant un homme stylisé, pathétique dans sa grandeur surannée, son antique vaillance.

Mais lui ne se laissait pas distraire par le paysage.
— Et puis ta manière de te déplacer, la difficulté et la lourdeur de tes mouvements. On dirait que tu as vécu dans un environnement en gravité réduite. Es-tu sûr de provenir de la terre ?

C’est à cet instant que j’ai pris ma décision. Comme un automate, j’ai ouvert la porte de la cabine qui donnait sur le vide et l’immensité du sable plusieurs dizaines de mètres sous nos pas.

Croyant que je voulais sauter, il a poussé un cri et s’est avancé pour m’arrêter. J’ai esquivé et, continuant son mouvement, je l’ai poussé dans le vide.

Du bout des doigts, il a tenté de s’accrocher au chambranle, glissant, s’entaillant les phalanges avant de rester suspendu au marche-pied grillagé. Il hurlait. Du sang coulait sur ses mains, descendant le long de son bras et de son coude.

Je me suis agenouillé et, lentement, j’ai commencé à décrisper ses doigts. Ses cris se perdaient dans le souffle du vent. Ses yeux me lançaient des regards implorant où se mélangeaient avidement la peur et la haine.

J’ai souris. Le Pouvoir était donc toujours en moi. J’étais calme, apaisé.

— Pourquoi ? Pourquoi ? Aidez-moi ! Pitié !

Les mots s’enchainaient sans réelle signification en une panique tumultueuse. Il ne voulait pas lâcher prise. Alors je me suis couché sur le sol et j’ai mordu ses mains à pleines dents. J’ai serré les dents jusqu’à entendre craquer les articulations. Le sang chaud inondait ma bouche. Il a fallu que je sectionne deux doigts pour qu’il lâche complètement. Son corps est descendu vers le sol avant de devenir un petit point noir. Je n’ai pas vu l’impact.

Je me suis relevé en m’essuyant la bouche. Rapidement, j’ai effacé les traces de sang les plus visibles avant de me composer un visage terrorisé, ce visage que je maîtrise désormais à la perfection. Un visage propre à rassurer ceux qui, comme moi, ont le Pouvoir.

En hurlant, j’ai été frapper à la porte de la cabine où le plus vieux s’était enfermé.

— Il est tombé ! Il est tombé ! ai-je crié.

Le plus vieux est sorti, hébété.
— Quoi ? Que veux-tu dire ?

Du doigt, j’ai pointé la porte ouverte par laquelle s’engouffrait des tourbillons d’air chaud et de sable.
— Il est tombé !
— Quoi ? Nellio ? Ce n’est pas possible !

Il s’est rué sur l’ouverture béante. J’hésitai un instant à le pousser lui aussi mais je réalisai ô combien il pouvait m’être utile. Je décidai donc de rester discret, amorphe.

— Bon sang, que s’est-il passé ?
— Il a voulu me montrer un grand homme de bois brûlé. Il a glissé et est tombé !
— Merde, merde et remerde ! Je lui avais justement expliqué l’histoire de cette relique à l’aller ! Nellio, Nellio, qu’as-tu fait ? Pourquoi ?

L’homme se tenait la tête entre le mains.

— Nous sommes au-dessus du sultanat islamique. Je ne peux pas faire demi-tour. Et puis il n’a aucune chance. À cette hauteur…

Alors, j’ai vu une larme perler au coin de l’œil de l’homme. Une larme qui n’était pas de douleur, une larme qui n’était pas due à la torture. Une larme qui n’était pas contrôlée par le Pouvoir.

Une larme que je n’ai pas compris.

 

Photo par Martin Teschner.

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Les imposteurs

mercredi 4 novembre 2015 à 11:52
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Je sursaute ! Sur ce coup, je ne l’avais pas entendu venir.

Nerveusement, je ferme le jeu Facebook ouvert dans mon navigateur et adresse un sourire à mon chef de service.
– Ça va Gérard, je peux t’aider ?
Il me répond d’un regard absent et continue sa tournée entre les bureaux.

Ouf ! Ce n’est pas passé loin. Une goutte de sueur glisse le long de ma colonne vertébrale. Un jour, il finira bien par se rendre compte, par me convoquer.

Je regarde fixement mon écran. Aujourd’hui, c’est décidé : je travaille sérieusement. Aujourd’hui, je suis productif.

Machinalement, ma souris se déplace et retourne sur Facebook. Je ne lis même plus les messages : la plupart sont générés automatiquement ou sont des publicités. Je me contente de jouer. Pour le moment, je suis accro à millionaire-land. Je gagne des millions afin de m’acheter un yacht, un jet privé et une collection de voitures.

Bon sang, pas moyen de travailler ! En fait, je ne sais même pas ce que je suis sensé faire. Cela fait 6 mois que j’ai coché l’option pour autoriser Google à répondre automatiquement à mes mails lorsque c’est possible. Et depuis quelques semaines, je n’ai même plus besoin de répondre au moindre mail. Ceux qui n’ont pas de réponse automatique ne sont pas urgents. Au pire, je peux dire qu’ils étaient dans mes spams.

Au début, mes collègues m’ont félicité pour ma rapidité. Mais j’ai un peu trop fait confiance, je ne sais même plus exactement ce qui se passe dans ma boîte mail.

Une notification ! Un meeting en salle Tessa Martin ! Sans doute accepté automatiquement par les algorithmes.

Emportant mon portable, je me glisse dans la salle avant de me figer d’effroi : Philippe, mon N+2, est présent ! C’est un meeting important ! Je n’ai pas la moindre idée du sujet traité et je tremble à l’idée d’être démasquée.

Tentant de garder mon calme, je déplie l’écran de mon ordinateur. Tout le monde parle, je fais semblant d’écouter tout en regardant, dans un coin de mon écran, évoluer mon score à millionaire -land. Les minutes se succèdent, je peine à garder les yeux ouverts, l’air me semble étouffant.

— On va demander à Carmen !

Je sursaute à l’énoncé de mon prénom. Philppe me darde d’un regard pénétrant.
— Alors Carmen, qu’en penses-tu ?
— Et bien, mon avis est-il vraiment pertinent ? balbutié-je.
— Tout à fait ! En l’absence de Sylvia, nous devons savoir qui va envoyer un mail au nouveau project manager afin de le prévenir du retard pris par le projet.
— Je pense que Gérard serait qualifié, dis-je, pris d’une inspiration soudaine. Je vais lui envoyer un mail immédiatement pour lui demander de prévenir le project manager.
— Bravo Carmen, j’aime ton esprit d’initiative.

Sans attendre, j’ouvre mon client mail et je rédige quelques lignes :

Gérard,

Sylvia étant absente, peux-tu mettre le nouveau project manager au courant du retard pris par le projet ?

Bien à toi,

Carmen

Je pousse un soupir de soulagement et ferme l’écran de mon ordinateur. Philippe m’adresse un sourire chaleureux :
— Une réunion productive comme je les aime. 45 minutes, top chrono ! Bravo Carmen !

Tout le monde se lève et quitte la pièce avec un grand sourire. Je pousse un énorme soupir. Cette fois encore, je suis passé à travers les mailles du filet. Mais ça va bien finir par se savoir, je vais finalement faire un faux pas. Je n’ose pas imaginer ce qui se passerait avec les traites de la maison et mon dernier à l’université…

Si je perdais cet emploi, qui voudrait de moi ? Que faire d’une addict à millionnaire-land tout juste bonne à écrire un email toutes les deux ou trois semaines ?

Tout en ruminant ces sombres pensées, je passe à côté du bureau de Gérard. Je vais profiter de l’occasion pour redorer mon blason, pour lui donner l’impression que je suis active, que je suis indispensable.
— Je sors de réunion avec Philippe, il a demandé que tu préviennes le nouveau project manager, je t’ai envoyé un email à ce sujet.
— Hein ? Quoi ? Ah oui, oui…

Il sursaute et nerveusement ferme une fenêtre millionaire-land.

 

Photo par Michael Lokner.

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Printeurs 36

lundi 19 octobre 2015 à 23:23
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Ceci est le billet 36 sur 36 dans la série Printeurs

Nellio aide Junior blessé à s’extirper de l’intertube et découvre un homme en train de violer Eva.

Mon corps ne m’obéit plus. Sans la moindre hésitation, je me rue furieusement sur l’homme en blanc. Il a peine le temps de tourner vers moi un regard surpris que je l’agrippe et que nous roulons sur le sol. Mes doigts cherchent instinctivement à le blesser, le griffer, déchirer. Je ne suis plus que colère et violence.

Il suffoque et tente de se défendre contre mes attaques désordonnées. Reprenant ses esprits, il parvient à esquiver mes coups inefficaces et me repousser d’un grand coup de pied loin de lui.

— Mais vous êtes complètement dingue ? Qui êtes-vous ? Qu’est-ce qui vous prend ?
Je me relève en hurlant d’une voix rauque, déformée par la rage.
— Salaud ! Ordure !

Je cours vers lui mais mon attaque était trop prévisible. D’un mouvement souple, il m’entraîne vers le sol et m’immobilise d’une clé de bras.

— Vous êtes vraiment un grand malade ! Ça vous prend souvent d’attaquer comme ça les gens qui bossent ?

Je n’ai pas le temps de méditer sur l’étrangeté de sa réplique qu’une voix nous interrompt.

— Mitch, voici la suiv… mais qu’est-ce que tu fous ?

Malgré la douleur, je tourne la tête et entraperçois un homme vêtu de la même combinaison blanche. Il avance en tenant par le bras une femme nue qui semble se laisser conduire docilement, le regard vide de toute expression. Je manque de m’étouffer de surprise : Eva !

— Ce type a surgit de nulle part et m’a attaqué sans raison. Son pote dans le coin ne bouge pas et a l’air plutôt mal en point.
— Il était en train de violer… tenté-je de me défendre. Mais la surprise et la douleur qui tiraille mon bras étouffent ma phrase.

L’autre éclate de rire.
— La violer ? T’entends ça Mitch ? Tu serais un violeur maintenant ! Je dirais même un violeur en série car je t’apporte ta prochaine victime.
— Mais… fais-je sans grande conviction.

Je sens l’étreinte autour de mon bras se relâcher subtilement.

— Note que ça expliquerait tout. S’il a cru qu’il s’agissait d’une vraie femme, je comprends qu’il aie vu rouge. J’aurais eu la même réaction à sa place.
— Une vraie femme ?

Sentant bien que la colère a désormais laissé la place à l’interrogation et la curiosité, mon bourreau me relâche complètement. Civilement, il m’aide à me relever. Je reste abasourdi.
— Je ne comprends pas.
— Vous ne savez donc pas où vous avez mis les pieds ?

Je réponds par la négative. En quelques phrases, je dresse le tableau simplifié de la situation, omettant volontairement les détails, insistant simplement sur le fait que nous sommes poursuivi par des policiers. Je baragouine une excuse impliquant notre volonté de travailler et notre refus de devenir des télépass. À ces mots, je sens naître une profonde sympathie parmi mes deux interlocuteurs.
— N’en dîtes pas plus ! Si vous êtes poursuivis par des policiers, nous sommes du même bord.
— Sale engeance, renchérit l’autre. Les flics et les télépass, c’est vraiment tous du même tonneau.
— D’ailleurs, j’ai encore vu une vidéo publiée par le syndicat où on voit des flics collaborer avec des télépass dans une manifestation de travailleurs.

Je me risque à les interrompre.
— Mais je ne comprends toujours pas…
— Ah, c’est juste ! Vous ne savez pas dans quelle usine vous êtes entré.

Il me prend par la main et me dirige vers la sortie de la pièce. La porte donne sur un gigantesque hangar baigné dans une vive lumière blanche. De gigantesques étagères s’étendent à perte de vue, chargées de corps nus, de… Eva !

Je manque de défaillir. Tout le hangar n’est qu’un gigantesque étalage de la peau d’Eva. Où que je tourne la tête, je découvre le regard fixe, vide d’Eva qui me toise, me transperce.

Eva ! Eva !

— Bienvenue à Toy & Sex, m’annonce mon partenaire de lutte d’une voix goguenarde.
— L’innovation au service du plaisir, de votre plaisir ! reprend son collègue sur le ton d’un jingle publicitaire bien connu.
— Vous avez devant les yeux le premier batch de production de notre modèle EVA, fruit de plusieurs années de recherche et développement.

Je fais quelques pas, abruti par la surprise et l’incompréhension. Des milliers d’Eva nues s’alignent et défilent dans mon regard vide.
— Le sex toy le plus réaliste du monde. En tant que testeur et responsable qualité, je suis vraiment impressionné par la texture et la sensation.
— Sans compter que tous ces modèles doivent encore être programmés. Il parait que les gars du labo ont pondu une intelligence artificielle absolument réaliste avec différentes configurations : depuis ingénue à vicieuse totale.

Leur voix me semblent lointaines, comme étouffée par un manteau d’ouate. Je ne sens plus mes doigts, ma poitrine est opprimée. Je tente de me sortir de cette brume étouffante :
— Mais… Pourquoi avoir choisi ce physique particulier ? Pourquoi ce visage ?
— Ça mon gars, faut voir avec le service marketing. Mais j’ai entendu certaines rumeurs. Pour réduire les coûts de production, il a été décidé de ne produire qu’un seul modèle, le plus universel possible. Même la couleur de la peau a été choisie car une peau foncée est plus facile à produire en série tout en gardant un certain réalisme. Charge aux publicitaires de faire en sorte que tout le monde soit attiré par ce physique particulier.
— J’ai discuté avec Anne-Do, de la com expérimentale. Elle m’a dit que les premiers tests étaient hyper concluants. Même des homosexuels notoires étaient attirés par Eva.
— En fait, on travaille à la salubrité publique : on remet les tarlouzes dans le droit chemin.

Les deux compères éclatent de rire. Mon estomac se révulse, j’ai envie de vomir, de cracher, de hurler. Mes entrailles se tordent de douleur, j’aimerais m’évanouir, ne plus savoir, ne plus connaître, disparaître.

— Dîtes, les mecs, je sens que l’effet des médicaments commence à se dissiper. Je crois que je vais avoir besoin d’aide.

Junior ! Je l’avais complètement oublié. Il s’approche en claudiquant, serrant sa main ensanglantée dans un linge. Sans que nous ayons besoin de fournir la moindre explication, les deux testeurs s’emparent d’une trousse de secours et commencent à lui fournir des soins.

— Saloperie de flics ! Ça, c’est bien leur genre d’enfoirés de couper des doigts.

Mais je n’écoute déjà plus. Mon cerveau est engourdi par ce que je vois, par ce qui s’aligne sous mes yeux. Alors que je m’avance dans l’entrepôt, j’aperçois une sorte de mise en scène, une tentative de vitrine publicitaire. Eva se tient, se tiennent dans de multiples positions suggestives au milieu de néons bariolés.

Je tombe à genoux et vomit, secoué de spasmes. Une bile verdâtre suinte le long de mes lèvres, me laissant un goût amer et âcre sur la langue.

À travers mes larmes, je perçois un mouvement, un frémissement. Un mannequin s’approche de moi, je gémis de terreur. Une voix familière retentit alors, tellement déplacée, étonnante et pourtant si appropriée.

— J’aurais préféré que tu ne voies pas tout cela, Nellio.

La voix d’Eva. La vraie ! Mon Eva !

 

Photo par Tom Waterhouse.

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Le paradoxe de la corrida

mardi 4 août 2015 à 10:13
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Un homme est devenu, en quelques heures, l’être le plus détesté des réseaux sociaux car il a tué un lion pour son propre plaisir. En même temps, l’Europe s’émouvait du massacre « traditionnel » de dauphins aux îles Féroé.

De la conscience émotionnelle collective semble émerger un consensus sur le fait qu’il soit indigne pour un être humain de massacrer des animaux conscients pour son seul plaisir. Parfois, tuer n’est pas nécessaire : faire souffrir l’animal est amplement suffisant pour s’attirer les foudres du monde entier. Vu notre réaction collective, cela semble même plus grave que la mort d’êtres humains.

C’est ce que j’appelle « le paradoxe de la corrida ». Parce que il semble de plus en plus difficile de trouver des justifications à la corrida dont le seul et unique objectif est de divertir en faisant souffrir et en tuant des animaux.

Mais pourquoi est-ce paradoxal ?

Tout simplement car nous cautionnons par notre alimentation des systèmes de souffrance et de mort sans aucune mesure avec une partie de chasse ou le fait de planter des banderilles dans un taureau. L’industrie de la viande est devenue l’industrialisation de la souffrance d’animaux comme la vache, de la même espèce que le taureau que nous défendons tant en luttant contre la corrida !

Pourtant, il est aujourd’hui tout à fait possible de se nourrir de manière entièrement végétarienne. L’alimentation végétarienne est non seulement moins génératrice de souffrance, elle est également bien plus écologique et, en règle générale, plus équilibrée et garante d’une meilleure santé. Tuer des animaux n’est plus nécessaire à notre survie.

Mais alors que nous sommes prompts à nous indigner pour un lion, un dauphin ou un taureau, nous ne pouvons renoncer à massacrer industriellement, dans des souffrances atroces, des animaux extrêmement intelligents et sympathiques comme la vache, le cochon ou le poulet.

La raison ?

Car c’est trop bon ! Car je ne pourrais pas me passer de viande. Car je suis carnivore, c’est une tradition. Car je suis passionné de gastronomie typique.

Les seuls arguments pour justifier la souffrance et le massacre sont donc le pur plaisir personnel égoïste et la tradition. Y’a-t-il une différence avec la chasse, le massacre de dauphins ou la corrida ?

Non mais tu ne comprends pas. Je ne peux pas vivre sans un délicieux hamburger.

Et Walter Palmer ne peut pas vivre sans ce frisson d’adrénaline que lui procure le fait de pourchasser un animal. Où est la différence morale ? En plus, toi tu peux trouver des alternatives à ton plaisir que lui n’a pas, alternatives qui seront bientôt parfaites.

Cette hypocrisie est tellement ancrée qu’elle touche même les personnes les mieux informées. Ainsi, les apnéistes sont traditionnellement de grands défenseurs du milieu marin, sauveurs des requins et autres espèces menacées. Les mêmes, pourtant, adorent la pêche sous-marine au harpon. Pour le sport. Et avec pour maigre justification morale :

Oui mais je mange tout ce que je pèche !

En période de famine et de déficit calorique, cet argument serait tout à fait recevable. Mais dans une société où l’on mange trop, où l’alimentation végétarienne est disponible dans tous les supermarchés, le fait de volontairement tuer et de potentiellement déséquilibrer un éco-système extrêmement fragile n’est moralement pas cohérent pour qui se targue de défendre l’écologie et la vie animale.

Car, au fond, il ne s’agit « que » de poissons. Pour une raison obscure, le fait que ces animaux nagent fait des poissons une espèce sous-animale qu’on peut torturer et exploiter à volonté, les restaurants n’hésitant pas à proposer du poisson ou des fruits de mer dans les plats végétariens, nonobstant le fait que la pèche, sous quelque forme, est un désastre écologique, que la plupart des espèces en voie de disparition le sont dans nos océans à cause de la pèche.

Avant d’attaquer le dentiste Walter Palmer et les toreadors, nous devrions plutôt scruter nos propres comportements et regarder dans notre propre assiette.

En fait, nous sommes même pires qu’un Walter Palmer ! À cause du gaspillage et de la surconsommation, nous abattons industriellement des animaux afin de pouvoir simplement jeter leur viande à la poubelle sans même procurer le moindre plaisir !

Il est bien entendu possible d’adopter une morale dite « spéciste » : les animaux sont inférieurs aux humains et l’humain n’a aucun compte à leur rendre, il peut les traiter comme il veut. Tout comme le racisme il y a quelques décennies, le spécisme est moralement rationnel et peut former un système arbitrairement cohérent pour peu qu’on en accepte les conséquences : un animal est un animal, on ne va pas s’émouvoir pour un animal, poisson, vache, chat ou lion.

Mais si les images d’animaux ensanglantés servant de trophées et de divertissement ne vous laissent pas indifférents, si vous pensez que l’acte de Walter Palmer relève de la barbarie, si les photos d’une mer rougie par le sang des dauphins vous prend à la gorge, peut-être n’êtes vous pas un véritable spéciste. Mais comment agir de manière concrète pour changer le monde ? C’est simple : arrêtez de tuer des animaux pour votre plaisir, même si vous les mangez, et réduisez, même symboliquement, votre consommation de viande et de poisson.

Un geste simple et progressif qui, même s’il ne s’agit que d’un seul repas par semaine, fera beaucoup plus pour la planète et les animaux que toutes les pétitions et likes sur Facebook du monde.

 

Photo par Chema Concellón.

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