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Le figurant

lundi 30 septembre 2013 à 17:33
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Par la fenêtre sale, j’aperçus le vieux Dodge crasseux de Spencer traverser la petite place écrasée par le soleil, le vacarme de son antique moteur assourdi par la chaleur gluante et la poussière moite de cet après-midi d’été. Une goutte de sueur perla sur mon front, suivit le contour de mes sourcils, dévala la pente osseuse de mon nez et acheva sa course sur la pointe de ma chaussure droite en cuir usé. Je poussai un soupir. Le vieux Spencer m’avait donné bien du fil à retordre avec son testament alambiqué. Ses jurons m’avaient épuisés tout autant que la chaleur. La chaleur. Liz m’avait préparé un thé glacé, j’en étais sûr. Dans quelques heures, nous nous assiérions dans la balancelle de la terrasse et nous écouterions le temps passer. Le temps passait mais la petite ville de Pitfall ne bougeait pas. Rien ne changeait au fil des années qui s’écoulaient calmes, paisibles, rassurantes. Les présidents se succédaient, les téléphones devenaient portables, les avions s’envolaient dans la stratosphère mais, à Pitfall, les Jenkins tenaient un magasin de chaussures, le fils Bradley la pompe à essence et le notaire, tous les soirs, buvait un thé glacé avec son épouse. Le thé glacé. Rien que d’y penser, ma langue se porta instinctivement à mes lèvres, ma gorge me parut sèche comme une remontrance de l’acariâtre institutrice Spoons.

— Il reste encore l’affaire de la propriété Harrison à régler, Monsieur, fit une voix sortie de l’ombre du bureau.
— En effet, répondis-je, je vais préparer les papiers.

Adam, mon fidèle clerc, semblait encore plus immuable que le reste des habitants de Pitfall. Toujours assis dans l’ombre, vêtu été comme hiver de la même chemise de velours grise, il regardait passer le temps, temps qui ne semblait en contrepartie avoir aucune prise sur son crâne luisant et sa barbe blanche. Même la température ne l’affectait en rien. Il était déjà le clerc de mon père. Les mauvaises langues du village allaient jusqu’à affirmer qu’il avait dû l’être du temps de mon grand-père voire de mon arrière grand-père. Rien ne changeait jamais à Pitfall. Surtout pas Adam.

Je me dirigeai vers l’armoire métallique pour prendre le dossier Harrison. La porte résista et ses gonds rouillés gémirent de protestation. De l’épaule, je donnai un grand coup. L’armoire grinça, la porte s’ouvrit et, dans un fracas poussiéreux, un paquet huilé tomba à mes pieds.

— Qu’est-ce que…

Il me fallut quelques secondes avant de me souvenir. L’enveloppe ! L’enveloppe que mon père m’avait montré et qu’il avait précieusement rangée au-dessus de l’armoire. Je devais avoir quinze ans à l’époque. Je m’en souvenais comme si c’était hier. Il m’avait raconté qu’il tenait cette enveloppe de son père qui la tenait lui-même de son père et que j’aurais à la transmettre à mon tour. Le tout remontait à notre aïeul, notaire de Pitfall aux temps héroïques des pionniers.

Un homme était entré un matin dans l’étude de mon ancêtre. Il était jeune, élancé et rasé de près, ce qui était assez rare pour l’époque. Ses cheveux et ses yeux brillaient d’un noir luisant. Il déposa sur le bureau de mon aïeul une grande enveloppe de papier ciré avec pour instruction de ne la remettre qu’à une personne qui se présenterait comme Zar, prince des étoiles. L’homme précisa également qu’il était indispensable que Zar prouve son identité en montrant un anneau bleu qu’il tiendrait de sa mère.

Le jeune notaire fut abasourdi par ce charabia mais, sans pouvoir l’expliquer, il sentait confusément une puissance tranquille émaner de l’étranger. Sa taille plus grande que la moyenne, ses oreilles légèrement élancées, son regard d’acier. Tout en faisait un personnage hors normes.

L’homme mystérieux montra alors à mon ancêtre une petite pièce de métal.
— L’anneau bleu de Zar doit pouvoir s’emboîter parfaitement sur ce récepteur. Si ce n’est pas le cas, vous ne lui remettrez pas l’enveloppe. Il n’a pas le droit de vous y forcer, telles sont les règles du temps.
— Quand doit donc venir votre Zar ? Pourquoi ne pas lui faire parvenir directement votre paquet ?
— Il y a trop de possibles pour que je puisse dire quand. Peut-être demain, peut-être dans un millénaire.
— Dans un millénaire ? J’espère avoir pris ma retraite bien avant, ironisa mon aïeul.
— Vous transmettrez cette enveloppe, ce récepteur et ces instructions à vos descendants qui les transmettront eux-mêmes.
— Mais… C’est absurde ! Quelle garantie ai-je que mes descendants seront notaires ?
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Pitfall ne change pas. J’aime le charme désuet de cette ville. Voici de quoi vous dédommager pour plusieurs générations. Mais rappelez-vous : cette enveloppe ne doit en aucun cas être ouverte ou tomber en d’autres mains.

Il disparut ensuite aussi vite qu’il était entré. Avec l’argent, mon aïeul acheta la propriété où, aujourd’hui encore, je buvais du thé glacé avec mon épouse.

Et voilà que, en cet instant, la fameuse enveloppe gisait à mes pieds comme une étrange prémonition. Un petit paquet attenant contenait le récepteur. Je l’ouvris. Un vulgaire bout de métal de la taille d’un dé à coudre. Il comportait de légers reliefs. Les effleurer de mon doigt me procura un frisson que je ne pus expliquer. Un fou avait confié cela à mon aïeul et nous perpétuions la tradition sans en savoir exactement la raison. Mais n’est-ce justement point la prérogative de toute tradition ?

Perdu dans mes pensées, je n’entendis pas Adam s’approcher.
— Monsieur, fit-il, il y a là un visiteur qui souhaite vous voir.
— Harrisson ? Déjà ? Je n’ai pas encore préparé son dossier !
— Je ne pense pas qu’il soit lié à Harrisson, Monsieur. Ses paroles sont un peu étranges. Il demande à voir un notaire de l’empire.
— L’empire ?
— Oui. Il prétend avoir droit à certains égards, en temps que prince royal.
— Prince ?

Une brève seconde, je fus pris d’un vertige.

— Faites-le entrer !

Adam s’effaça et laissa la place à un homme grand, jeune, aux pommettes saillantes et au regard noir comme sa chevelure. Ses oreilles semblaient légèrement élancées mais ce qui frappait le plus était sa tenue. Il portait un costume léger et brillant d’une incroyable élégance malgré les taches et les trous. Je n’aurais pu en identifier la matière. En dépit d’une épaisse couche de poussière, les traits du visage de mon visiteur respiraient la force et la noblesse.

— J’exige des explications, fit-il. Mon ministre Yem m’emmène au bord d’une fontaine de parfums et, sans même m’enivrer, je me réveille au milieu du désert. Après plusieurs heures de marches en plein soleil, je tombe sur ce village absurde où les bâtiments semblent sortis d’une représentation et où personne ne me vénère suivant mon rang.
— Qui êtes-vous, bégayai-je ?

Mon cœur battait la chamade. La réponse me fit l’effet d’une massue bien que, instinctivement, je m’y sois préparé.

— Je suis Zar, fils de l’Espace, prince des Étoiles.
— Mon dieu…

Une minute s’écoula en silence.

— Pourquoi êtes-vous venu ici Monsieur Zar ? fis-je, d’une voix que je voulais assurée.
— J’ai vu votre pancarte et je me suis dit qu’un notaire de l’empire pourrait certainement m’expliquer ce qui se passait. Les notaires ne sont-ils pas les fonctionnaires en charge du temps et de l’espace ?

J’ignorai sa question :
— Monsieur Zar, je vais vous demander de prouver votre identité.
— Quoi ? C’est une plaisanterie ! Mon hologramme est affiché dans tous les vaisseaux de l’empire !
— Je suis désolé mais j’ai des instructions précises. Avez-vous reçu un objet de votre mère ?
— J’ai mon anneau de noblesse, bien entendu. Je suppose que vous avez vos raisons de me le demander, aussi fais-je confiance à un notaire de l’empire.

Je saisis le récepteur de métal avec lequel je jouais quelques instants plus tôt et y enfilai l’anneau bleu que Zar me tendait. Les deux objets s’emboîtèrent avec une telle précision que, sans la différence de couleur, il eut été impossible de déterminer la ligne de séparation. Le récepteur se mit à briller d’une phosphorescence bleuâtre.

— Et bien, je pense que cela me suffit Monsieur Zar. Je dois vous remettre cette enveloppe qui a été déposée à votre intention.

Zar parut aussi surpris que je l’avais été mais, sans mot dire, ouvrit le paquet. Il en sortit une liasse de papier qu’il se mit à lire. Au fur et à mesure, la stupeur déformait ses traits. Pour ma part, je m’étonnais de la qualité de conservation du papier après tant d’années. Il était d’un blanc brillant et les caractères semblaient imprimés avec une précision qui n’existait pas du temps de mon aïeul.

Zar marmonna entre ses dents :
— Yem. Mon fidèle ministre en qui j’avais toute ma confiance. Je ne l’aurais jamais cru. Par la Galaxie, c’est l’Empire entier qui est en péril.

Tout en gardant les yeux sur le texte, il me souffla :
— Messire notaire, vous venez de rendre un grand service à l’empire. Je…
Son visage pâlit, ses lèvres tremblèrent.
— Par la Galaxie ! Mon sceau ! Mon sceau ! Mais alors…
Frénétiquement, il tourna la page.
— Le vingt-et-unième siècle ! Par tous les paradoxes ! Nous sommes donc au vingt-et-unième siècle ?
Il me fixa, ahuri. J’acquiesçai.
— Et vous n’avez jamais entendu parler de l’Empire ?
Je secouai la tête.
— Nous sommes donc sur la terre ?
Je parus à peine plus étonné et lui fis comprendre que cela me paraissait aller de soi.

Il soupira et, s’affalant sur le dossier de la chaise, parût perdre de sa superbe.
— Quelle ruse diabolique. En m’exilant hors de la juridiction de l’Empire, ils me privent de tous moyens de revenir. À moins que…
Compulsant les papiers sortis de l’enveloppe, il se redressa brusquement et éclata de rire.
— Évidemment, tout est prévu. Je n’ai qu’à suivre mes propres instructions. Par la Galaxie, cela va être un jeu d’enfant. Et quel bon tour ! Je me réjouis de voir la tête de Yem quand il me verra.
Se levant prestement, Zar fit tomber la chaise. Sans s’émouvoir outre mesure, il me serra vigoureusement la main et, emportant l’enveloppe, s’écria :
— Merci Notaire ! Vous venez de rendre à l’Empire un service d’une valeur inestimable. Que les Étoiles vous protègent, vous et votre descendance.

Abasourdi, je le regardai s’éloigner sans avoir esquissé un geste ou une parole. De la porte, je l’entendis continuer son monologue :
— Ces satanés démocrates progressistes n’auront pas le dernier mot. L’Empire possède des ressources insoupçonnées…
Puis la porte se referma.

Toute la scène s’était déroulée en quelques minutes à peine. Reprenant mes esprits, je me levai de mon fauteuil et entendit un petit tintement métallique. Je venais de faire tomber un petit objet patiné.
— Le récepteur !
Tout en l’observant, je me dirigeai vers la fenêtre. La rue semblait déserte, mon mystérieux visiteur ne s’était pas attardé. Un sentiment étrange et confus s’emparait de moi.

Ma langue claqua sur mes lèvres sèches et je repensai soudain à la balancelle, à Liz, à la perspective d’un bon thé glacé. Je pris une profonde bouffée d’air chaud.
— Oh et puis zût, murmurai-je.
Je lançai l’espèce de dé à coudre en direction de la poubelle.

Dehors, je vis l’institutrice Spoons, raide comme un jour de Carême, qui se dirigeait d’un pas dur vers l’épicerie.

Rien ne changeait jamais à Pitfall.
Lillois, 1 janvier 2010. Photo par Swainboat.

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De l’orthographe et de la publication en ligne

dimanche 29 septembre 2013 à 13:26
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Chers amis lecteurs,

Si vous me lisez aujourd’hui, vous savez certainement que l’un des principaux problèmes de ce blog est l’orthographe (avec la mauvaise foi et la prétention mais, chez un blogueur, c’est normal voire recommandé).

Ai-je un souci avec l’orthographe et la langue française ? Au contraire ! Si je m’applique spécialement, je me targue même d’avoir une orthographe passable. Pire : j’apprécie tout spécialement les discussions sur l’orthographe ou la typographie. Mon passage à la disposition Bépo m’a fait prendre goût aux belles lettres dans leur juste écrin typographique.

Mon problème est autre : je jette les mots sans réfléchir et puis je triture, je mélange. Un complément d’objet direct est déplacé mais l’accord de la tournure précédente est gardé, un mot féminin est remplacé par un synonyme masculin sans changement dans les adjectifs. Je procède également à des relectures à haute voix, afin de mieux percevoir le rythme et la musicalité des mots. Procédé très efficace mais qui a le défaut de me faire souvent écrire des homonymes ou des verbes mal conjugués.

La solution est, en théorie, très simple : la relecture attentive. Mais lorsque je relis, j’ai la fâcheuse tendance de réécrire. Mes professeurs de français craignaient d’ailleurs les exercices d’écriture avec moi au point de préciser dans les consignes : « Écrire une nouvelle de minimum deux pages. Et, pour Lionel, de maximum dix pages. » Ce à quoi je répliquais avec vingt pages, les dix premières étant mon brouillon et les dix suivantes « la mise au propre » n’ayant que les premiers paragraphes en commun avec l’original.

En fait, entre nous, toutes ces laborieuses explications se réduisent à une seule : je suis trop feignant pour effectuer une relecture digne de ce nom.

Il s’en suit que je peux, au choix, écrire et réécrire sans jamais publier, n’étant jamais satisfait. Si j’étais un auteur professionnel, je pourrais certainement faire appel à un relecteur. Mais j’ai choisi une troisième solution : je publie sur le net.

De votre importance de lecteur

Internet est un outil magique. Contrairement à un livre papier, un texte ne doit pas être finalisé pour être publié et lu. Les erreurs sont acceptables et peuvent être corrigées après publication. La publication n’est plus définitive mais une étape parmi d’autres dans le processus d’écriture.

Dans mon cas précis, j’ai la chance d’avoir dans mon lectorat des personnes extrêmement cultivées et maniaques de l’orthographe qui n’hésitent pas à passer du temps pour me signaler les fautes. Mais, souvent, je sens comme une gêne, une crainte qu’un message soit perçu comme une critique négative plutôt qu’une simple volonté d’apporter une amélioration.

Pourtant, il n’en est rien. C’est un honneur pour moi de voir qu’un lecteur a pris le temps de m’envoyer une correction. Je voudrais d’ailleurs publiquement remercier ceux d’entre vous qui, dans l’ombre, me relisent et m’envoient des relectures précises et détaillées pour presque chaque billet. Les lecteurs deviennent partie intégrante du processus de création littéraire, de finalisation du texte.

Étendre la collaboration ?

Régulièrement, certains lecteurs me proposent, pour faciliter la correction, d’adopter un système de type wiki ou de contrôle de version. D’automatiser le processus.

Si, en théorie, l’idée est très belle, en pratique mon expérience me démontre que le procédé n’est pas efficace. De simples corrections, les remarques dérivent très rapidement sur le style, sur la meilleure manière d’écrire une phrase. La différence entre les goûts du relecteur et de l’auteur entraîne un débat chronophage. L’auteur se sent obligé d’accepter une modification pour ne pas vexer le relecteur. Parfois, une grosse modification remanie totalement un paragraphe, forçant l’auteur à analyser chaque différence afin de décider ce qu’il trouve pertinent. Enfin, dans certains cas extrêmes, les relecteurs vont jusqu’à modifier le fond du texte, discuter la pertinence de tel ou tel aspect.

Outre la débauche d’énergie nécessaire à maintenir un tel processus, je dois avouer être personnellement très peu convaincu par la création littéraire collaborative. J’ai été personnellement invité à collaborer à des dizaines de projets de ce type. Aucun, à ma connaissance, n’a jamais été achevé de manière satisfaisante. Même dans le monde professionnel, j’ai été témoin de communiqués de presse, dont j’avais rédigé l’original en quelques heures, qui ont mis plus d’un an pour être finalement publiés, perdus entre les discussions, les arguties sur la mise en page ou les critiques sur la tournure d’une phrase.

Signaler une faute

Au final, j’ai toujours privilégié la publication de billets imparfaits plutôt que pas de billets du tout. Et je laisse le temps bonifier les textes qui en valent la peine.

Une poignée de lecteurs appliquent la méthode qui me semble la plus efficace pour signaler les fautes. Le principe est simple : un billet = un mail avec le titre « [Corrections] Titre du billet à corriger ». Pas de corrections de plusieurs billets dans le même mail. Ensuite, outre des paragraphes de discussion, une ligne par faute avec la convention « partie de phrase telle qu’actuellement écrite/partie de phrase telle qu’elle devrait être ». Éventuellement, une explication ou une question. De mon côté, cela me permet de faire une recherche dans le texte du billet pour repérer facilement l’endroit fautif. Je peux également répondre à chaque correction suggérée ou la refuser en explicitant ma raison.

Parfois, de longues discussions s’ensuivent sur un point qui ne peut définitivement être tranché. C’est à la fois passionnant et instructif. J’aime la perversité de la langue française et le sado-masochisme de ses adeptes les plus puristes. Mon seul regret : ne pas pouvoir honorer les corrections typographiques à cause des limitations de WordPress. Par contre, la mise en forme générale d’un ebook est clairement un domaine où les suggestions sont les bienvenues car, sans pouvoir m’expliquer pourquoi, je suis assez peu satisfait de mes epubs.

Remerciements

La solution présentée a néanmoins un défaut. Elle relègue dans l’ombre le travail des relecteurs. Pourquoi ne pas montrer, sous la rude écorce de l’auteur solitaire, une pointe de gratitude ? Je propose donc, à ceux qui m’envoient des corrections, de préciser dans votre mail si vous souhaitez voir votre nom ajouté à la liste publique des relecteurs en bas de chaque billet, avec éventuellement un lien vers votre site ou votre compte Twitter.

Ce n’est pas grand chose mais c’est ma manière à moi de vous dire : « Merci ! »

 

Photo par Butch Dalisay. Corrections de François Martin et HLFH.

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Printeurs 6

vendredi 27 septembre 2013 à 18:56
factory
Ceci est le billet 6 sur 8 dans la série Printeurs

Avertissement: cet épisode de Printeurs est particulièrement violent et certaines scènes peuvent choquer.

Saisir, assembler, visser. Saisir, assembler, visser. Mon esprit se vide et s’éteint tandis que mes mains répètent inlassablement la lancinante et éternelle sarabande. Saisir, assembler, visser. Saisir…, saisir… Le rythme fléchit, je tourne la tête pour comprendre l’origine de ce ralentissement impromptu. Un liquide brunâtre et grumeleux coule le long des jambes de 647. Elle s’est chié dessus. Pourtant, on a trois minutes toutes les quatre heures pour aller au trou. Elle n’a pas tenu. Elle s’est déconcentrée, les pièces s’accumulent sur son poste.

Elle est à portée de mon bras, je pourrais l’aider. C’est risqué. Les gardes n’apprécient pas l’entraide. Mais, au niveau six, 612 tente de nous l’inculquer. Tout le monde l’appelle le vieux, il nous apprend les mots, les pensées, la solidarité. Mais grouille-toi 647, tu vas mettre toute la production en retard. Ils vont nous couper la nourriture pendant trois jours. Sans compter que ta merde va attirer les insectes. Ceux qui rampent le long des jambes et dans les gamelles et ceux qui volent en faisant du bruit. Je ne les aime pas, ils ne cessent de vouloir me ronger les yeux. Tant pis pour 647. Je vais la dénoncer. Le niveau six va me passer à tabac mais les gardiens me donneront peut-être une double ration. Voire, un jour qui sait, me faire monter en grade.

Je prends une inspiration et j’appuie sur le bouton d’appel sous la table de travail. Cela fait vingt ans que le vieux est enchaîné au montage, sans espoir de promotion autre que l’éjection. Si ses idées sont belles, elles ne mènent pas très loin. Moi, j’ai de l’ambition. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu grimper, m’en sortir. Je suis différent, tant pis pour le vieux.

À la pouponnière, j’ai dénoncé à un gardien, sans vraiment comprendre la portée de mon geste, le fait que notre instructeur de montage nous racontait des histoires et nous enseignait « l’extérieur ». Il a été éjecté. Cela m’a fait comprendre que je détenais un pouvoir. Les gardiens sont des dieux, intouchables, omniscients, omnipotents. Mais moi, enfant chétif, j’en avais détruit un sans presque y penser. Les autres enfants m’ont battu. On ne démontre pas impunément à un esclave qu’il n’est pas aussi impuissant qu’il aimerait l’être, qu’il est en partie responsable de son propre malheur. J’ai gardé mon pouvoir secret, enfoui au plus profond de mon esprit. Je sais que je ne dois m’en servir qu’avec parcimonie, attendre l’occasion parfaite.

Je regarde 647. Elle tient à deux mains son gros ventre gonflé et hurle. Du sang coule entre ses jambes. Elle est en train de pondre un petit ! Pas maintenant ! Elle va foutre en l’air le planning de production ! Je presse furieusement le bouton mais le garde n’arrive pas. Deux autres niveau six ont étendu 647. Le vieux est là et lui écarte les jambes. Une tête minuscule apparaît. Parfois, je me dis que moi aussi je suis sorti du ventre d’une femme comme 647. Le vieux dit qu’on l’appelle « la mère ». Ma mère est peut-être encore vivante. Peut-être est-ce 647. Non, elle est trop jeune. Et puis, de toutes façons, quelle importance ?

Deux gardes arrivent. Ils donnent des coups de matraque, par réflexe et par habitude. L’état de 647 leur arrache un grognement. Ils la saisissent par les jambes avant de la traîner jusqu’au couloir du médi-garde. Ses hurlements se mêlent au fracas des machines et aux habituels gémissements. Je crie à l’adresse du niveau six: « On reprend ! On va se faire punir ! »

Tous se tournent vers le vieux. Ses lèvres frémissent comme s’il allait dire quelque chose. Mais il baisse les yeux et empoigne machinalement une pièce sur le tapis roulant. C’est le signal. Comme un seul homme, le niveau six se remet au travail. Saisir, assembler, visser. Ils sont lents. Saisir, assembler, visser. Je vaut mieux que ça.

— 689 ! 689 ! Au rapport !

689 ? C’est moi ! Surprises dans leur hypnotique mouvement, mes mains restent un instant suspendues en l’air. Un garde s’approche de moi. C’est G12, un sadique.
— T’es sourd raclure de chiotte ? Au rapport !

Par réflexe, je me plie en deux sous la matraque mais je n’ai presque pas mal. Le coup a été léger, venant de G12, c’est presque une caresse. Je me lève et lâche mon travail. Tout le niveau six me fixe intensément. Cette nuit, ils vont me battre. G12 me crache au visage.
— Avance, sous-merde !

Je fixe intensément mes chaussures et le suis à travers le couloir. Des cris nous parviennent.
— Mon bébé, mon bébé, pitié !

C’est 647. Son corps est tâché de sang et de merde, son visage ruisselle de larmes, sa bouche se tord en un rictus de douleur. Pourtant, personne ne la frappe.
— Mon bébé, je vous en supplie. S’il-vous-plaît !

Un médi-garde, reconnaissable à sa blouse couleur blanc sanguinolent, s’adresse aux deux gardiens. D’une main, il tient une masse de chair rosâtre.
— Emmenez-la à son poste. Elle peut reprendre le travail.
647 est traînée en hurlant. Elle se tord en se jetant à genoux. Un garde lui envoie un violent coup de pied dans les seins.
— Salope ! Ça fait deux heures que tu as quitté le travail et tu continues à vouloir tirer au flanc !

J’aperçois alors F1, le chef des gardes. Je me souviens l’avoir vu deux fois s’adresser directement à un travailleur. Un frisson me parcourt l’échine, je prie pour ne pas être le troisième. C’est un dieu, une brute épaisse et puissante. D’une voix sourde, il lance au médi-garde :
— Alors ? Viable ?
— Il respire, répond ce dernier en examinant le petit corps poisseux qui s’agite dans ses bras. Il peut vivre.
— Assez pour être productif ? Nous avons des impératifs de rentabilité. Pas question d’élever un gringalet qui va nous claquer dans les doigts à la puberté.
— Je ne peux pas offrir de garanties. Il est limite.
— Alors jette, on a beaucoup de naissances pour le moment.

Sans un regard, le médi-garde jette l’informe amas dans le trou à excrément. F1 se tourne vers le garde qui m’escorte.
— Et lui, c’est quoi ?
— C’est 689. Le seul du niveau six qui sonne. Loyal et il tient le rythme. On a justement besoin d’un barreur au niveau six.
— Mmmm, on va le mettre à l’épreuve. G17, G19 ! Venez par ici. Cassez-moi cette racaille. Vous avez un quart d’heure de libre sur lui. On verra jusqu’où va sa loyauté.

Un sourire cruel éclaire leur faciès. Un quart d’heure ! Les distractions sont rares pour les gardes. L’un m’empoigne les cheveux et me jette à ses pieds. Sur un rythme lancinant, il tape mon front sur le sol humide et froid. Les coups résonnent dans ma tête comme un mécanisme lointain, une production rythmée par les éclairs de douleur. Les douleurs, je les connais si bien, compagnes indissociables de ma vie et de mon enfance. Elles me parlent, me bercent, me consolent. Il y a la violente, la brusque, la flamme qui coupe le souffle comme une botte dans les testicules. Il y a la hurlante, celle qui ravage et brûle comme une longue décharge électrique. Il y a la sourde, qui m’aide à me traîner sur un coin de sol humide pour mes quatre heures de nuit. Enfin, il y a la grondante, celle qui bloque ma gorge et gonfle mes paupières tout en m’accompagnant dans les lambeaux de sommeil.

G17 et G19 me traînent et m’enfoncent la tête dans le trou à excréments. Dans un éclair de douleur, entre deux larmes de sang, j’entraperçois la forme rose qui bouge et qui crie. L’odeur est effroyable, mon estomac se révulse. J’enfouis les cris du tas de chair sous mon vomi. Des mains hilares arrachent mon pantalon. Je sens l’extrémité d’une matraque qui fouille et cherche à s’enfoncer dans mon anus.

Un quart d’heure. Je dois tenir un quart d’heure. Je me concentre sur l’idée, sur la phrase que j’ai entendue : ils ont besoin d’un barreur. Je vais devenir barreur du niveau six. Plus qu’un simple travailleur, barreur. Le vieux va en baver. Je vais grimper les échelons. D’abord barreur et puis…

 

Photo par Davide Calabresi

 

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Le coût de la conviction

mardi 24 septembre 2013 à 09:47
stubborn

Également disponible en anglais.

Lorsque nous débattons, nous avons tendance à considérer que les opinions sont le fruit de l’exposition à des arguments logiques. Et de la compréhension de ces derniers. Si un argument est logique et compris, une personne saine devrait changer d’avis.

Mais toute personne qui a fréquenté un peu les forums de discussion sur Internet sait qu’il n’en est rien. Tout le monde campe sur ses positions. Mais pourquoi donc ?

La raison est simple : changer d’avis à un coût. Un coût que nous avons tendance à oublier voire à ignorer complètement. Pourtant, un bon exercice est d’évaluer ce coût avant un débat. Autant pour vous-même que pour la partie adverse.

Prenons l’exemple du passionné de musique qui est convaincu que le piratage nuit aux artistes. Le convaincre que ce n’est pas le cas et que le piratage n’est pas immoral reviens, selon son propre point de vue, à admettre qu’il était assez bête pour avoir le cerveau lavé par l’industrie du disque et que tout l’argent qu’il a dépensé en CDs est un gaspillage total.

Chaque fois que vous lui dites : « Le piratage n’est pas immoral et ne porte pas atteinte aux artistes », il entend « Tu es stupide et tu as gaspillé ton argent pendant des années ». Vos arguments devront non seulement le convaincre logiquement mais également surmonter ce coût lié au sentiment d’être stupide et d’avoir gaspillé de l’argent. Un coût élevé mais pas insurmontable.

Mais il y a pire : lors d’un débat, nous avons intuitivement tendance à considérer les coûts des différents intervenants comme symétriques.

Prenons l’exemple du bon vieux débat sur l’existence de dieu.

Pour un athée, le coût d’être convaincu de l’existence de dieu est généralement celui d’admettre avoir été dans l’erreur. C’est un coût non négligeable mais surmontable. Dans la plupart des cas, les athées n’ont pas une histoire fortement liée à l’athéisme et sont donc prêt à être convaincus de l’existence de dieu avec des arguments rationnels. Ils entrent dans un débat en s’attendant à ce que la partie adverse face preuve du même état d’esprit.

Malheureusement, l’opposé n’est pas vrai. Pour la plupart des personnes religieuses, croire en dieu est une partie très importante de leur vie. C’est souvent une culture héritée de leurs parents. Ces personnes ont parfois fait des choix de vie très importants à cause de leur croyance religieuse. Dans certains cas, la religion est même le fondement de leurs relations sociales.

Quand vous dîtes « Dieu n’existe pas », quels que soient les arguments logiques, la personne religieuse entend « Tu es stupide, tes parents et tous tes ancêtres étaient des menteurs, votre vie entière est basée sur un mensonge et tu devrais rompre avec tous tes amis. »

Dit comme ça, cela ressemble plus à une blague ou à une exagération. Mais, inconsciemment, c’est pourtant exactement ce que peuvent ressentir des personnes religieuses. Étant donné le coût de certaines convictions, il n’est pas étonnant que les débats religieux puissent devenir si émotionnels.

Pourquoi croyez-vous que certaines communautés religieuses tentent par tous les moyens de discréditer ou de combattre l’athéisme ou la libre pensée ? Pourquoi pensez-vous que la plupart des religions cherchent à obtenir de l’argent ou un investissement personnel de votre part ? Tout simplement parce qu’elles augmentent de cette manière le coût nécessaire à ne plus croire en elles. Les scams sur Internet ou les voyants-marabouts comprennent cela très bien : ils demandent un petit peu d’argent puis de plus en plus. Soit vous continuez à payer, soit vous admettez que vous vous êtes fait rouler de tout l’argent investi jusqu’à présent.

Avant chaque discussion, chaque débat, vous devriez demander aux participants de répondre sincèrement à la question suivante : « Que se passerait-il si j’étais convaincu par la partie adverse ? Que ferais-je ? Quelle serait l’influence de ce changement sur ma vie ? ».

Dans une grande majorité des cas, vous découvrirez que changer d’opinion n’est pas une option. Ce qui clôt le débat avant même qu’il ait commencé.

Et vous, amis lecteurs, quelles sont vos opinions qui sont trop chères à changer ? Et que pouvez-vous faire pour améliorer cette situation ?

 

Également disponible en anglais. Photo par r.nial.bradshaw.

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Le Web n’est pas très important mais il est essentiel !

lundi 23 septembre 2013 à 18:22
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Sur le web, il est facile d’interagir avec des milliers de personnes, de refaire le monde, de se sentir important. Parfois, lorsqu’on m’affuble du titre, hautement convoité, de « blogueur influent », je rappelle que mes articles sont lus, quand ils ont du succès, par quelques milliers de personnes. Très rarement par quelques dizaines de milliers de personnes. Voire, pour mes plus grand succès, par quelques centaines de milliers de personnes.

Si, en termes web, ces chiffres sont appréciables, force est de constater que la moindre émission de télé-achat du jeudi après-midi a une audience au moins comparable. Le nombre de fois où j’ai été reconnu, dans un contexte autre que le web, par un lecteur, se compte sur les doigts d’une main. Par contre, les rares fois où je suis passé à la télévision locale, même quelques secondes, toute ma rue et mon quartier ne tarissaient pas d’éloges sur ma prestation.

Le web, une importance toute relative

Lorsque que, comme moi, on se plaît à prévoir le futur et à le construire, il est facile de s’imaginer déjà vivre dans ce futur. Un monde où le web aurait remplacé la télévision et les médias traditionnels.

Mais la dérouillée subie par le Parti Pirate en Allemagne et par le Wikileaks Party en Australie viennent nous rappeler que le web reste, encore et toujours, l’affaire d’une poignée d’initiés, généralement instruits et intellectuels. Si les smartphones se démocratisent, les utilisateurs n’en tirent que très peu profit. La plupart n’ont même pas un abonnement adapté, étant limité à 100 Mo par mois et, ne comprenant pas ce qu’est 1 Mo, n’utilisant Internet qu’en Wifi à la maison. Quand ce n’est pas un abonnement « Facebook only ».

De plus, le web reste un média de l’écrit. Même pour regarder des vidéos, il est nécessaire de lire les titres, de savoir où cliquer. Or, 10% de la population francophone en Belgique est tout simplement analphabète. Et près d’un enfant de 15 ans sur trois sait lire mais ne comprend pas ce qu’il a lu. Cette réalité, je l’ai vécue de plein fouet lorsque, témoin de bureau aux dernières élections, j’ai vu des électeurs, désemparés, demandant qu’on leur explique ce qu’il fallait faire avec le bulletin. Un jeune homme d’une vingtaine d’années demanda qu’on lui pointe la case à cocher pour voter Front National, à quoi il lui sera répondu que le Front National ne se présentait pas dans la région.

Comme le souligne Alain Gerlache, on ne voit poindre aucun parti politique d’importance issu de la mouvance web et, même après des révélations comme celles de Snowden, les problématiques liées au web sont loin de s’imposer comme des enjeux politiques prépondérants. D’ailleurs, si les politiciens aiment se mettre sur les réseaux sociaux, aucun écart de voix significatif n’a encore été souligné comme étant lié à une présence active sur le web.

Le web n’est donc pas si important. Et pourtant, il est essentiel, primordial !

Le web sera important

Beaucoup voient dans le récent échec allemand la fin du Parti Pirate, la preuve que « le web n’est pas politiquement important ». Mais si cette observation est factuelle aujourd’hui, à l’heure où j’écris ces lignes, le monde change, évolue. Qu’en est-il de demain ?

La génération active a été élevée par la télévision. Moi-même, je suis issu de la génération « Club Dorothée » et je n’ai découvert le web qu’avec mon entrée dans la vie adulte, à peu près en même temps que mon premier téléphone portable.

Mais tous ces smartphones, toutes ces tablettes sont un accès au web. Il suffit d’un clic sur Facebook pour se retrouver confronté à des nouvelles idées. Les adolescents d’aujourd’hui sont la toute première génération à passer plus de temps sur le web que devant la télévision. Une génération qui a toujours connu le web, le chat, la video conférence. Une génération qui ne se souvient pas qu’on puisse exister sans Facebook. Et qui se réapproprie la communication écrite, au grand dam des puristes de la langue.

Si nous constatons que le web devient chaque jour plus important dans notre entourage technophile, un changement radical de société ne s’accomplit pas du jour au lendemain. Être trop en avance sur son temps n’est pas un avantage en politique.

Le web doit devenir important

Si je pense que ce changement est inévitable sur le moyen terme, je reste également convaincu qu’il est souhaitable et qu’il doit être encouragé par tous les moyens possibles.

Il n’est pas rare d’entendre des réflexions fatalistes comme quoi les jeunes ne comprennent pas réellement Internet, qu’ils ne savent pas réellement l’utiliser autrement que pour aller sur Facebook, que le niveau d’orthographe est en baisse.

Mais je vois les choses différemment : beaucoup plus de jeunes ont accès à internet et donc à la culture écrite. Ils découvrent, certes maladroitement. Ils façonnent leurs outils et développent une culture qui leur est propre. Les « memes » et autre « rage comics » sont, au delà de l’aspect humoristique, des moyens d’expression et d’échange. À travers eux, les adolescents relativisent les coutumes et les traditions locales, ils découvrent leurs points communs et leurs différences. Ils se font des amis tout autour du globe. Bref, ils s’éduquent, ils s’émancipent. Ils se forgent une citoyenneté mondiale, une conscience politique différente de tous les clivages gauche-droite que nous tentons de leur inculquer. Ils découvrent le goût de la lecture à travers les blagues Facebook plutôt qu’avec Zola.

Et s’ils ne sont pas des informaticiens chevronnés, je rappelle que je conduis une voiture depuis quinze ans et ne sait toujours pas faire la différence entre une bielle et un joint de cardan.

Le web ne peut être contrôlé

À cause de son pouvoir de disruption, le web fait peur, très peur. Il serait tellement plus confortable de le cantonner dans un rôle accessoire de support commercial. Une sorte de gigantesque panneau publicitaire où les participants partagent volontairement des pubs mais où tout autre type de partage serait banni. On invoquera, au choix, la propriété intellectuelle, un contenu contraire aux bonnes mœurs ou une opinion « incitant à la haine ».

Ce bridage du web, cette censure généralisée peut réussir. Le récent scandale de la NSA prouve que le web est déjà beaucoup plus contrôlé que ce que nous imaginions. C’est pour cette raison que sont nés, entre autres, le Parti Pirate ou Wikileaks. Et s’ils viennent à disparaître, d’autres prendront la relève. Du moins je l’espère de tout cœur.

Car dans un an, cinq ans ou vingt, les enfants du web seront au pouvoir. Ils auront été éduqués par le web, formatés par le web. Et ils devront décider que faire de nous, pauvres vieillards cacochymes, devenus d’inutiles fardeaux dans une société contrôlée à l’excès et endettée jusqu’au cou.

À ce moment-là, peut-être que nous nous mordrons ce qui nous reste de doigts d’avoir laissé le partage et l’entraide devenir des crimes. Nous regretterons l’époque où nous avons eu le choix et nous avons préféré voter pour de traditionnels politiciens affairistes, par simple peur du changement, convaincus que le web n’était pas si important…

 

Photo par Kvitlauk

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