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999 jours sans gouvernement

vendredi 23 mai 2014 à 14:28
walking_rain

Alors que je me rends à pieds vers l’épicerie de mon quartier, je m’arrête un instant pour regarder l’état du trottoir. J’essaie de me souvenir, de comparer. Y’avait-il déjà ces fissures et ces herbes folles éparses du temps où nous avions un gouvernement ? Ma vie est-elle si différente ? Demain, nous fêterons symboliquement le 1000ème jour sans gouvernement. Officiellement, les élus de 2014 sont toujours en train de négocier. Enfin, je pense. Je n’y crois plus guère. Nous n’avons plus besoin d’eux.

Je n’ai jamais été très porté sur la technologie. J’avais entendu parler du Bitcoin mais sans réellement le comprendre. Fin 2015, une variante a fait son apparition : le DNACoin. La différence avec le Bitcoin c’est que c’est votre ADN qui sert à vous identifier. Tout ADN humain est compatible et acceptable. Il suffit de s’inscrire.

Pourquoi s’inscrire ? me demanderez-vous. Et bien toute personne s’étant inscrite sur le réseau décentralisé DNACoin reçoit, en échange de son ADN, un paiement automatique sur toutes les transactions en dnacoins et sur toutes les sommes immobilisées. Chaque fois qu’une transaction en dnacoins est effectuée quelque part dans le monde, un impôt de 1% est prélevé sur cette transaction et ce 1% est divisé entre tous les participants inscrits. De même, chaque somme immobilisée se voit prélever 0.005% toutes les 24h. Cette ponction est également redistribuée, de manière entièrement automatique.

L’expérience aurait pu s’arrêter là mais une des fonctionnalités intéressantes du DNACoin est la notion de groupe. N’importe qui peut créer un groupe et définir le type de cotisation : soit une somme forfaitaire pour une durée déterminée, par exemple un abonnement annuel, soit un impôt sur le revenu. Le tout est automatique. Les règles peuvent être modifiées par un simple vote majoritaire au sein du groupe, vote qui est prévu par le protocole DNACoin. Chaque membre d’un groupe dispose d’une et une seule voix pour chaque vote. Ce qui est intéressant c’est que cette voix peut être déléguée à une autre personne qui peut elle même déléguer sa voix (et toutes celles dont elle a la charge) à une autre personne et ainsi de suite. Bien entendu, n’importe qui peut, à tout moment, révoquer sa procuration et redevenir maître de sa voix.

C’est ce système de vote qui a attiré l’attention de quelques uns de mes compatriotes. Si le gouvernement ne prend plus de décisions, pourquoi ne pas nous passer de gouvernement pour prendre nos décisions directement ? Et pourquoi ne pas tenter l’expérience avec le DNACoin ?

Au départ, ce sont surtout des groupes très localisés qui se sont créés. L’expérience s’est révélée tellement concluante que certains quartiers ont décidé de faire sécession de leur commune. Tout citoyen souhaitant être domicilié dans un quartier doit rejoindre le groupe de ce quartier, le plus souvent en échange d’un impôt sur le revenu. Les dnacoins ainsi récoltés servent à l’entretien de la voirie, au paiement des forces de polices et tous les frais de ce type. Les dépenses sont soumises au vote. Dans la plupart des cas, on observe que, par le jeu des procurations, une ou deux personnes sont en charge d’un quartier. En cas d’abus ou de désaccord, il suffit de reprendre sa voix. De toutes façons, toutes les dépenses et décisions sont transparentes et lisibles par n’importe qui dans le monde !

Paradoxalement, c’est la création de ces groupes qui a permis au DNAcoin d’acquérir de la valeur. En effet, certains groupes très privés ont vu le jour : des groupes d’affaire, des groupes permettant l’accès VIP à des discothèques, des groupes sportifs. Pour en faire partie et payer leur cotisation, les membres se sont mis à accepter de travailler en échange de dnacoins. Les commerçants de quartier ont été les premiers à accepter les dnacoins vu qu’ils ne payaient pas la TVA.

Les groupes pouvant eux-mêmes faire partie d’un groupe, la structure du pays s’est informellement reconstruite : immeubles, rues, quartiers, communes, provinces, régions. Les personnes les plus intéressées par la politique, les plus motivées par la gestion de la chose publique se sont donc mis à convaincre leurs concitoyens de leur faire confiance, de leur céder leur voix par procuration. Mais comme une procuration peut être annulée à tout moment, le métier de politicien s’est complètement transformé et est devenu celui d’un gestionnaire de l’ombre sans réel aura médiatique.

Certes, certains ont tenté d’acheter des voix. Mais comme les procurations sont entièrement anonymes et peuvent être annulées, un politicien n’a aucun moyen de savoir qui lui fait confiance ou non. Dans notre univers DNACoin, les politiciens professionnels ont disparu. Ils sont enfermés dans leurs salles de négociation, aveugles au fait que nous avons continué de vivre sans eux. Tout au plus avons nous des gestionnaires qui reçoivent parfois un paiement lorsque le groupe est d’accord.

Je parle de paiement car il n’y a plus de salaire. Au fond, il n’y a plus d’emploi. La couverture sociale est assurée par la redistribution automatique des dnacoins issus des transactions et des immobilisations. Lors de l’échange d’un bien ou d’un service, on parle de paiement. Mais travailler de manière permanente pour une autre personne pour un salaire fixe semble devenu fondamentalement impopulaire. Certains arrivent déjà à se passer totalement des euros.

Après 999 jours sans gouvernement, le monde entier a les yeux braqués sur la Belgique qui sert de véritable laboratoire. Les politiciens de toutes les nationalités tremblent. Sans s’en rendre compte, sans violence, les citoyens belges se sont révoltés et ont créé un pays auto-géré. Presque 1000 jours que nos derniers élus traditionnels négocient. Nous en avons oublié jusqu’aux noms, jusqu’au souvenir.

Au fond, je suis très content de cette évolution. Je viens encore de voter en faveur de l’octroi d’un budget de rénovation pour l’hôpital de ma région. Mais tout n’est pas toujours rose. J’ai entendu parler de certains travailleurs immigrés qui sont forcés de travailler dans une usine sans pouvoir en sortir et sans accès à Internet. Leur employeur contrôle leur compte DNACoin. Je ne sais pas si cet esclavagisme existe réellement ou si c’est une rumeur inventée mais certains militent pour l’ajout d’une clause d’accès à son compte DNACoin dans la charte des droits de l’homme.

Il parait que certains quartiers sont à l’abandon, faute d’avoir réussi à placer leur confiance envers un gestionnaire. Il y a eu également des drames : par exemple cette famille qui avait refusé de faire partie du groupe de quartier afin de ne pas payer d’impôts et qui s’est vu refusé l’accès à l’hôpital après un accident.

C’est étrange. J’avais toujours pensé que le futur serait soit une utopie, soit un dystopie. Que nous étions hier à la croisée des chemins. Aurais-je pu imaginer qu’ils soient les deux à la fois ? Fondamentalement meilleur, utopique ? Et, par certains aspects, effrayant et inhumain ?

Est-ce que le monde aurait été vraiment différent si un petit pays au cœur de l’Europe n’avait pas passé 999 jours sans gouvernement ?

 

Photo par Chris Goldberg.

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Votez utile, votez pour un petit parti !

mardi 20 mai 2014 à 17:07
vote

Une campagne électorale, finalement, ne s’adresse qu’à une petite partie de la population : les électeurs intéressés et indécis. À un extrême, on trouve ceux qui n’ont que faire de tout ce cirque, qui ne s’intéressent pas à la politique ou qui n’ont pas les outils intellectuels pour le faire. Ils voteront blanc, pas du tout ou sans réfléchir. De l’autre, on trouve les militants, les convaincus de toujours. Ils se pressent en masse aux meetings, ils tapissent leur jardin d’affiches et n’auront pas une seconde d’hésitation en mettant le bulletin dans l’urne.

Tout l’enjeu d’une élection se concentre donc sur une petite frange de la population indécise et, par essence, volatile.

Le mensonge du vote utile

Pour les partis politiques, dont le financement dépend du résultat des urnes, un électorat volatil est catastrophique. Pour fidéliser l’électeur et éviter la tentation d’aller voter ailleurs, l’argument massue reste le « vote utile ». Sous-entendu : voter pour un autre que nous est inutile, surtout si cet autre est un petit parti.

Or, si il y a bien quelque chose d’inutile dans notre système électoral, c’est de voter pour un gros parti. Les habitudes sont tellement ancrées que les sièges sont déjà répartis ! Il y a un an, je lisais un article qui expliquait comment les sièges allaient être répartis entre les 4 grands partis dans ma circonscription électorale. À tel point que se pose encore la question : à quoi bon voter si tout est déjà décidé ?

La réponse est simple : tout n’est pas encore décidé. Cette assurance de façade sert surtout à vous résigner. Car si vous comptez parmi les indécis, vous pouvez encore faire changer les choses en vous tournant vers un « petit parti ».

Petits partis, grandes idées

Un petit parti se centre généralement sur quelques idées maîtresses, quelques concepts. Chaque voix vient donc valider une vision. Même sans élus, un petit parti avec des voix attirera l’attention. Les partis traditionnels se pencheront dessus pour voir s’il n’y a pas des idées à reprendre, histoire de récupérer des électeurs. Si c’est le cas, le petit parti aura accomplit sa mission.

Bref, votez pour des idées, pas pour un visage !

Petit parti, nouvelles têtes

Nous n’arrêtons pas d’entendre que voter pour un petit parti, c’est faire le lit de l’extrémisme, c’est permettre à de dangereux nazis pédophiles de devenir parlementaires avec la pluie de sauterelles qui s’ensuivra.

En réalité, le risque est mitigé. Comme l’a démontré de long et en large Laurent Louis, le pouvoir de nuisance d’un parlementaire isolé est relativement limité. Et bien voilà, c’est comme ça qu’on apprend. Pas de soucis, si on ne l’aime pas, il suffit de tenter un autre.

Par contre, les petits partis nous offrent parfois d’excellentes surprises. Avant les élections communales de 2012, j’avais rencontré François Schreuer pour un éventuel rapprochement Vega/Pirate. Connaissant François de longue date et étant souvent en désaccord avec son idéologie, je n’étais pas favorable à ce rapprochement. Force est de constater que je me suis trompé : seul élu Véga du conseil communal de Liège, François effectue un travail absolument remarquable de transparence et d’analyse en profondeur des dossiers où le pragmatisme a clairement pris le pas sur l’idéologie.

Cet exemple illustre à merveille l’intérêt des petits partis : pas de promettre des montagnes qu’ils ne tiendront pas mais bien d’envoyer une taupe au parlement, quelqu’un dont la mission première sera de publier ce qu’il voit, entend. Bref, un pirate, un François Schreuer ou un Snowden dans chaque assemblée.

En Brabant-Wallon, votez Pirate, votez Patrick Installé

Si vous êtes en Brabant-Wallon, la taupe idéale est connue : Patrick Installé, tête de liste Pirate pour le parlement Wallon.

Petit bonhomme joyeux et sautillant, Patrick a tout du non-politicien. La barbe et les cheveux en bataille, l’éternel sac d’écolier sur le dos, il ne cherche visiblement pas à séduire. On l’imagine mal faire de grands discours enflammés face à un auditoire. Passionné, débordant d’enthousiasme, il s’emballe plus volontiers au coin d’une table que sur un podium.

Mais Patrick n’est pas là pour devenir un politicien. Son objectif ? Réimpliquer le citoyen dans le processus politique. Bien avant de rejoindre les pirates, Patrick avait déjà lancé Droit de regard, un site qui compile tout les documents politiques sur lesquels Patrick a mis la main, en majorité les ordres du jour et les comptes rendus de conseils communaux. Infatigable, Patrick sillonne le Brabant-Wallon pour assister aux conseils communaux, pour observer, noter, comprendre. Il y a des chances que Patrick connaisse mieux la politique de votre propre commune que vous-même ! Bref, c’est un Patrick qu’il nous faut au parlement !

Pas de doute, au parlement wallon, ma voix ira à Patrick.

À l’Europe avec Stand Up USE

En Belgique, les pirates ne se présenteront pas à l’Europe faute d’avoir récolté les 5000 signatures nécessaires (et la responsabilité nous en incombe complètement).

Grâce à Nicolas, qui a passé en revue les partis candidats, j’ai découvert Stand Up USE, un mouvement pro-européen qui milite pour la création des États-Unis d’Europe. Une belle idée que je soutiens personnellement vu que c’est une première étape indispensable avant les États-Unis Terriens.

Stand Up USE, outre un nom de liste abscons et digne d’une distribution Linux, n’est pas un parti. Sophie Heine, tête de liste, a gentiment répondu par mails à mes questions. Sophie se définit personnellement de gauche mais la liste se veut hors de ce clivage. Selon elle, l’urgence de l’intégration européenne devrait dépasser les divergences idéologiques classiques.

Afin de promouvoir sa vision de l’Europe, Stand Up USE a créé un journal en ligne, Le Nouvel Européen, qui raconte notre quotidien dans un futur européen où la Belgique aurait gagné la coupe du monde au Brésil. Autant dire que j’approuve sans réserve le procédé.

Stand Up USE déçoit cependant par sa volonté de « créer de l’emploi ». J’ai signalé à Sophie l’absurdité d’une telle affirmation mais elle tient bon. « Ce n’est pas absurde du tout de mettre la création d’emplois au cœur de son programme, au contraire ! Le chômage est un problème dramatique aujourd’hui en Europe. 25% des jeunes sont actuellement sans emploi en Europe! »

Paradoxalement, Stand Up USE s’affirme clairement en faveur du revenu de base. Allez, on va dire que ceci compense cela.

En conclusion

Personnellement, j’ai décidé de voter utile. J’ai choisi deux petits partis qui recevront ma voix. Je ne suis peut-être pas d’accord à 100%, je les vois mal être au pouvoir. Mais, au moins, je suis certain que mon vote ne sera pas dilué dans une insipide majorité.

En votant pour un petit parti, je sais que je vote utile !

 

Photo par Paul Bossu.

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La peur de travailler

lundi 5 mai 2014 à 14:39
peur_travail

J’ai peur. J’ai peur des autres, de leur regard. J’ai peur de faire une rencontre, de m’entendre demander :
— Et que faites-vous dans la vie ?

Rien. La honte absolue. Je suis devenu un fainéant, un profiteur. Je ne fais rien car je n’ai pas de salaire, je touche le chômage. Je rase les murs en espérant que personne ne s’en rende compte.

J’ai peur des contrôles, de l’administration. Il y a deux mois, j’ai travaillé pendant trois semaines à mi-temps. Même si ce n’était que trois semaines, j’ai sauté sur l’offre. Le contrat terminé, je suis redevenu chômeur. Le FOREM m’a dit que j’étais resté inscrit. Par contre, la CAPAC, l’organisme qui me verse mon chômage, m’a annoncé qu’il fallait se réinscrire immédiatement au FOREM après chaque période d’emploi, ce que je n’avais pas fait. J’ai passé le mois suivant en coups de fil, en envoi de formulaires papier et en convocations dans leurs bureaux. Ce mois ne me sera finalement pas payé. Le fonctionnaire responsable de mon dossier a décidé unilatéralement qu’il n’avait pas envie de me payer. Que, contrairement à l’avis du FOREM, il considérait que je ne m’étais pas réinscrit à temps.

Pour travailler ces trois semaines, j’ai accepté un salaire nettement inférieur à mon salaire précédant mon licenciement. Comme le chômage est proportionnel au dernier salaire, j’ai découvert que travailler ces trois semaines m’avait non seulement fait perdre un mois mais avait diminué de manière importante le montant de mes allocations.

J’ai peur d’accepter une prochaine offre. Je ne pourrais sans doute pas me le permettre financièrement.

Mais je veux me battre. J’ai décidé de me former, d’acquérir de l’expérience en travaillant comme bénévole un ou deux soirs par semaine dans une ASBL. Tout le monde est le bienvenu dans cette ASBL. Sauf les chômeurs qui doivent obtenir une autorisation de travail bénévole. J’ai rempli les papiers, j’ai demandé l’autorisation. Elle m’est arrivée cinq semaines plus tard avec une simple mention : « refusé ». Pas de justification, pas d’explication. Juste une case cochée. Un fonctionnaire a simplement décidé qu’il ne voulait pas que j’utilise mes soirées comme je l’entendais.

Le responsable de l’ASBL était désolé. Lui aussi il a peur. Les assurances, les contrôles. Une autorité invisible vient de me refuser mon droit au travail. Je n’ai pas le droit de décider, de disposer de mon temps.

Je ne baisse pas les bras. Je compte me lancer comme indépendant. Pour être honnête, j’ai coché les cases sur ma carte de chômeur pour les jours où j’ai commencé à travailler sur mon propre business. Cela a semblé bizarre. J’ai reçu des demandes d’explications. Certaines de mes cartes m’ont été renvoyées. Un contrôleur va s’occuper de mon cas.

J’ai peur. Et si je devais, comme une personne que je connais, rembourser près d’un an de chômage ?

Je suis en train de contacter des fournisseurs, de créer mon propre travail. Je pourrais en être fier. Mais j’ai peur. Peur de faire quelque chose de mal. Peur que, quelque part, un fonctionnaire décide que je ne respecte pas un obscur point du règlement. Peur de me faire définitivement exclure du chômage, peur d’être attaqué en justice pour fraude ou pour n’importe quoi.

J’ai des idées, j’ai un projet, de l’énergie, de l’ambition. Je veux travailler, créer. Mais j’en ai peur. J’ai peur. J’ai peur…

 

Ce texte est fictif mais les anecdotes ainsi que le sentiment général sont véridiques et proviennent de témoignages que j’ai recueillis auprès de différents chômeurs. Photo par Bruckerrlb.

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Le minibus et la discothèque

vendredi 2 mai 2014 à 14:22
minibus

Tous les matins, Gérard se mettait au volant de son minibus et parcourait les rues de la ville, depuis les lointains faubourgs aux quartiers chics du centre-ville. Lorsqu’un piéton lui faisait un signe de la main, Gérard s’arrêtait, embarquait le nouveau passager et continuait sa tournée. Lorsqu’il voulait descendre, étant arrivé à destination, le passager tapait sur l’épaule de Gérard et lui glissait un billet dans la poche.

Gérard était très fier de son métier. « Je permets à tout le monde de se déplacer, disait-il. Une vraie démocratie doit offrir à chacun le droit de se rendre où il veut. Sinon, ce n’est qu’une prison aux barreaux dorés. » Petits et grands, jeunes et vieux, tous bénéficiaient des services de Gérard.

À quelques kilomètres de la ville, dans une banlieue mal fréquentée, Janine avait ouvert une discothèque. Afin de faire venir du monde, elle contacta Gérard.

— Je te propose de mettre sur ton véhicule une grande affiche pour ma discothèque.
— Pourquoi ferais-je cela ? demanda Gérard.
— Sur l’affiche sera placé un code donnant droit à un prix d’entrée réduit dans ma discothèque. Pour toute personne utilisant ce code, tu toucheras 10% du prix de l’entrée. Et puis, ça ne te coûte rien.
— Et tu exiges autre chose de moi ?
— Absolument pas. Tu es entièrement libre de continuer à faire ce que tu as toujours fait. Tu vas où tu veux, comme tu veux.
— Alors, marché conclu !

À vrai dire, la publicité pour la discothèque de Janine ne modifia en rien le travail de Gérard. Tout au plus cela lui permettait de mettre un peu de beurre dans les épinards.

Et puis, comme toujours, le monde changea. Les mentalités évoluèrent. Le réchauffement planétaire avait transformé le climat de la ville qui baignait à présent dans un soleil permanent. Les habitants préféraient éviter autant que possible tout véhicule à essence. Le vélo et la marche à pieds redevenaient extrêmement populaires. Quelques habitués continuaient à faire appel à Gérard mais ils avaient tendance à oublier de verser un billet ou une petite pièce. Ils ne voyaient d’ailleurs pas pourquoi il était nécessaire de payer un trajet qu’ils auraient aussi bien pu faire à vélo.

Voyant le prix de l’essence augmenter et son compte en banque diminuer, Gérard s’assit un soir à sa table pour faire ses comptes. Il fut étonné de constater que ses revenus du vendredi étaient toujours nettement supérieurs à ceux du reste de la semaine. « Bizarre ! murmura-t-il. » Il comprit soudain. Le vendredi, il tournait dans le quartier mal-famé où se trouvait la discothèque de Janine. Il n’embarquait jamais beaucoup de monde le vendredi mais les habitants devait sans doute le voir passer et noter le code de réduction qu’ils utiliseraient le soir à la discothèque.

Ayant réalisé cela, Gérard décida de modifier sa tournée du mardi. Au lieu d’embarquer les personnes âgées de la maison de retraite pour les emmener au centre culturel, il décida d’aller tourner dans le quartier de la discothèque. Les personnes âgées étaient de toutes façons chiches et le mardi était son jour le moins rentable. Il n’embarqua pas un seul client ce jour-là et rentra chez lui, déçu.

Le lendemain, à sa grande surprise, il constata que Janine lui avait envoyé de l’argent. Plus d’argent que n’importe quel mardi !

Il décida alors de remplacer sa tournée du mercredi (les élèves de maternelle qui vont à la plaine de jeu et qui ne paient qu’en boutons de culotte) et sa tournée du jeudi (les travailleurs de l’usine qui vont chercher des frites sur le temps de midi). La stratégie s’avéra payante. Certes, ce n’était pas le Pérou. Mais, au moins, Gérard pouvait continuer à vivre. Mieux : en restant immobile quelques dizaines de minutes à différents endroits stratégiques du quartier près de la discothèque, il économisait de l’essence sans pour autant diminuer son impact sur les habitants. Ils avaient d’ailleurs plus facile à noter le code. Il pouvait même partir manger à midi en laissant son véhicule bien en vue !

Après quelques semaines, Gérard avait complètement abandonné ses tournées traditionnelles. Il se contentait de tourner en rond dans le quartier de la discothèque. Une présence permanente était devenue indispensable car il devait lutter contre la concurrence. D’autres véhicules avaient fait leur apparition. Ils portaient des codes différents pour la discothèque de Janine. Afin d’attirer l’attention sur lui, Gérard équipa son minibus d’un gyrophare et d’une sirène. Lorsqu’il croisait un piéton, il donnait un grand coup de klaxon et montrait le code désormais inscrit en lettres de néon clignotantes sur chaque côté du véhicule.
La dernière fois que je vis Gérard, il buvait une bière avec Janine à la terrasse d’un café. Gérard était amaigri, les traits tirés. Il semblait quémander quelque chose à Janine. Je m’approchai et, après les présentations d’usage, posai les questions qui me brûlaient les lèvres depuis plusieurs semaines.

— Dis-moi Janine, tu n’as pas l’impression de pervertir le travail de Gérard ?
— Mais pas du tout ! Je n’ai aucun contrôle sur ce qu’il fait, il est entièrement libre. C’est plus pour moi une manière de le soutenir. Son travail est important.
— En quoi est-ce tellement important ?

Gérard me darda un regard noir. Il posa son verre brutalement et déclara avec force :
— Je permets à tout le monde de se déplacer. Je suis un pilier de la démocratie car une vraie démocratie doit offrir à chacun le droit de se rendre où il veut. Sinon, ce n’est qu’une prison aux barreaux dorés. Si je disparais, c’est la fin de la démocratie !

J’acquiesçai poliment, réglai mes consommations et enfourchai mon vélo pour rentrer chez moi.

 

Photo par JosEnrique.

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La mort de la presse ? Tant mieux !

jeudi 24 avril 2014 à 22:39
Daily News.

La presse est en train d’agoniser. Et, entre nous, c’est une excellente chose.

Je tiens à différencier deux aspects très différents du journalisme : l’information et l’analyse. Il est évident que l’analyse n’est pas possible sans l’information. Et, historiquement, obtenir l’information était le plus difficile. C’est pourquoi le journalisme apportait de la valeur en fournissant principalement de l’information. Au point de parfois oublier la composante « analyse ». D’ailleurs, ne parle-t-on pas de consulter « les informations » ?

Le modèle de fonctionnement était le suivant :

Événements -> Correspondants locaux ou envoyés spéciaux -> Agences de presse -> Organes de publications -> Libraires -> Lecteurs

La valeur réelle du journalisme se trouvait dans toute la chaîne, conçue pour transmettre l’information depuis son origine à n’importe quel citoyen. Mais la monétisation n’arrivait qu’à la toute fin, dans les publications payées par le lecteur. Cela a conduit la plupart des journalistes à penser que ce qui avait le plus de valeur était la mission sacrée de la toute-puissante « rédaction » : choisir ce qui était pertinent ou non, la place sur le papier étant limitée.

Pour s’adapter à Internet, la presse a transformé les publications traditionnelles en sites webs. L’idée de base était de ne surtout rien changer et de faire payer une version électronique, un PDF du journal. Génial, on a trouvé un business model et, surtout, rien ne change. On fait même des économies sur le papier. Et sur les libraires. Mais eux, ce n’est pas très important. Tant que la sacro-sainte presse reste entière, pas de soucis.

Événements -> Correspondants locaux ou envoyés spéciaux -> Agences de presse -> Organes de publications -> Internet -> Lecteurs

Sauf que personne ne paie les versions électroniques. Du coup, les sites se sont remplis de pubs. Et qui dit pub dit course au clic. Au lieu de fournir des articles, il est devenu plus intéressant d’attirer le cliqueur avec des titres affriolants, des vidéos de chatons ou des infos peu importantes mais à caractère sensationnel.

Et, tant qu’à faire, exigeons des subsides du gouvernement ou de Google. Parce que, sans blague, le méchant Ninternet fait que les gens n’achètent plus nos journaux. Donc c’est la faute de Google.

Or la réalité est bien plus simple. Aujourd’hui, la chaîne de l’information c’est ça :

Événements -> Témoin équipé d’un smartphone -> Twitter ou Facebook -> Lecteurs

Twitter et Facebook ont remplacé toute la chaîne de l’information. Ce sont les plus grandes agences de presse du monde avec plus d’un milliard de correspondants et la gratuité de rediffusion de dépêches. Simple, non ?

Tellement simple que les journalistes ou les agences refusent de le voir. Mais il n’y a pas plus aveugle et réactionnaire qu’un humain dont le gagne-pain vient d’être rendu obsolète par la technologie. Le fait qu’ils s’en prennent à Google au lieu de Facebook ou Twitter prouve à quel point ils n’ont tout simplement rien compris. Ils s’accrochent à l’ancienne chaîne sans admettre que l’information se transmet sans eux. Pire : ils sont parfois les derniers informés, n’étant plus que des lecteurs comme les autres ! Du coup, ils publient des articles sur des choses que vous avez déjà lues dix fois sur les réseaux sociaux. La valeur du service rendu est donc nulle. Économiquement, c’est très logique : dans un monde où l’information est rare, elle a beaucoup de valeur. Dans un monde où nous sommes tous bombardés d’informations, elle a une valeur nulle voire négative. Le métier de « transmetteur d’information » doit donc être repensé de fond en comble.

Bien sûr, l’inertie du public fait que le cadavre est encore chaud et remue. Une entreprise zombie typique. Les lecteurs, surtout les vieux, s’abonnent par habitude aux journaux papiers histoire d’avoir de quoi emballer les pommes de terre. Les internautes vont sur les sites des noms historiques d’organes de presse parce que… pourquoi au fond ? Simple réflexe reptilien. Bref, la presse est une poule sans tête qui continue à courir. Mais elle est bien morte. La preuve ? Les journalistes se sentent obligés de défendre leur métier en disant que seuls les « pros » font du bon boulot et que l’état doit les subsidier et que, économiquement, ça mettrait plein de gens au chômage. Bref, on est dans l’archétype du déni et du processus de deuil. Posez-vous la question : quand votre journal favori a-t-il révélé une information importante qui n’existait pas ailleurs sur le web ?

Honnêtement, cela ne m’attriste pas du tout : profitant de son aura et de son audience, la presse est devenue majoritairement un outil anti-démocratique, inconsciemment au service du pouvoir en place, participant à la peoplisation des élites et fournissant du divertissement abrutissant sous forme de chiens écrasés. Car, oui, la majeure partie de l’information est aujourd’hui du divertissement qu’on consomme à la pause café au boulot car c’est socialement plus acceptable que de jouer à Flappy Bird. Les médias sont détenteurs d’un pouvoir de diffusion arbitrairement centralisé. Ils ne font qu’exploiter une splendeur passée et brandissent l’étendard du contre-pouvoir qu’ils ont été il y a tellement longtemps. Certes, ils ont été utiles quand il n’y avait rien de mieux mais, à l’ère d’Internet, ils sont devenus contre-productifs. Pas d’accord ? Citez simplement les propriétaires des groupes de presse pour vous faire une idée !

Pour les journalistes en mal de recyclage, il reste la voie de l’analyse, de la recherche ou de la curation intelligente. Malheureusement, cela demande un talent et un effort bien plus important. Et la concurrence est rude : n’importe qui peut faire de l’analyse sur le web, même sans diplôme de journalisme. Pire, le contenu produit est tout sauf publicliquable. Il est long, fastidieux à lire. La majorité de la presse vivant grâce à la pub, l’idée de faire de l’analyse a donc été le plus souvent abandonnée. Si vous pensez produire un travail journalistique de valeur, et heureusement il y en a, prouvez-le ! Produisez du contenu et demandez à être payé ! Ou proposez des projets et faites jouer le crowdfunding. C’est simple, non ? C’est exactement ce que des structures comme Mediapart font. Et les gens paient.

Les agences de presse et les rédactions traditionnelles disparaissent ? Je m’en réjouis. Par essence, un contre-pouvoir finit toujours par s’acoquiner avec le pouvoir, à l’incarner et le défendre. À ce moment là, il est nécessaire de trouver un nouveau contre-pouvoir. La fin de la presse traditionnelle ne sera jamais qu’un outil de propagande en moins pour une société de consommation et un système démocratique à bout de souffle. Quand aux journalistes, les plus talentueux n’auront aucun mal à s’adapter. D’ailleurs, certains profitent déjà pleinement de cette nouvelle liberté que leur offre le web. Au fond, il ne reste qu’une question à résoudre : dans quoi va-t-on emballer les patates ?

 

Photo par Florian Plag.

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