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Qui est John Galt ?

samedi 8 novembre 2014 à 12:47
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Une critique et une analyse de La grève, roman de Ayn Rand paru en 1957 et également de la journée de manifestation en Belgique de ce jeudi 6 novembre 2014.

 

Une histoire indigeste

Il y a parfois des signes qui ne trompent pas. Alors que la Belgique se remet d’une journée nationale de grève, je viens, par le plus grand des hasards, de terminer “La grève”, roman considéré comme mythique de la philosophe américaine Ayn Rand.

Autant vous le dire tout de suite, achever cette brique indigeste relève de l’exploit : plus de 1300 pages d’une histoire plate, de personnages stéréotypés à souhait, d’exagérations à la limite de la parodie et d’amphigouriques discours. Car, dans cette histoire, aucun personnage ne parle autrement qu’en longs, prétentieux et pénibles discours.

Petit mise en contexte : nous sommes dans les années 50 et Ayn Rand souhaite dénoncer l’idéologie socialo-communiste d’une économie planifiée. Le thème de son roman est donc relativement simple : dans une réalité parallèle, les États-Unis sont devenus un pays socialiste. Les entrepreneurs et autre hommes d’esprit se voient condamnés à collaborer avec une économie planifiée qui se révèle, bien entendu, catastrophique. C’est long, c’est lourd et c’est tellement peu subtil que ça en devient risible. Les bons entrepreneurs sont en effet tous des hommes et des femmes dynamiques, pleins d’énergie, qui se reconnaissent entre eux au premier coup d’œil. Ils ont face à eux les suppôts du gouvernement, incapables, lâches, veules, l’œil torve et la posture voûtée. Entre les deux, le peuple amorphe qui marque sa résignation avec l’expression “Au fond, qui est John Galt ?”, souvent accompagnée d’un haussement d’épaules. Mais les bons entrepreneurs (et, pour faire bonne figure, quelques artistes et scientifiques), se mettent à disparaître les uns après les autres. Aux deux tiers du livre, l’héroïne Dagny Taggart, directrice d’une entreprise de chemins de fer, découvre entre deux passions amoureuses ce que le lecteur a compris depuis 300 pages : les hommes dynamiques ont décidé de faire la grève de l’intelligence. D’où le titre francophone du roman. Dans un élan d’une subtilité incroyable, nos grévistes décident même de choisir le signe du dollar comme symbole sacré de ralliement.

Et Ayn Rand d’insister lourdement sur le délabrement du pays qui s’ensuit presqu’immédiatement ainsi que sur la duplicité des mauvais fonctionnaires et politiciens, appelés “pillards” une dizaine de fois par page, histoire de bien taper sur le clou, qui savent très bien qu’ils conduisent le pays à la ruine mais qui le font quand même pour d’obscures raisons d’égo, de pouvoir et d’intérêt personnel. Et parce que c’est leur métier.

Le tout se conclut sur l’incroyable discours de John Galt, personnage central de l’intrigue, tellement intelligent et entrepreneur que chacune de ses apparitions donne lieu à une page de description dithyrambique sur sa prestance, sa beauté et son regard acéré. Son discours radiodiffusé qui approche de la centaine de page dans le livre est tellement redondant, tellement lourd et pédant que j’en ai passé la lecture.

Mais ce discours frappe tous les américains qui prennent soudainement conscience de toutes leurs erreurs. Miracle ! Le gouvernement se met immédiatement en chasse pour offrir à John Galt le pouvoir suprême en lui demandant pardon et de bien vouloir sortir le pays du marasme lui qui est tellement intelligent qu’il est capable de faire un discours à la radio. Waw ! La subtilité et le réalisme atteignent ici leur paroxysme.

Une philosophie interpellante et d’actualité

À ce point-ci de mon exposé, je vous vois lever un sourcil. Si ce livre est si mauvais, pourquoi diable vous en parler aujourd’hui ? Et pourquoi prendre la peine de le terminer ?

Tout simplement car si Ayn Rand est une bien piètre romancière et raconteuse d’histoire, sa philosophie est particulièrement interpellante. Sous les dehors d’un interminable roman de gare à deux sous percent des vérités absolument confondantes à l’heure où une partie du pays descend dans la rue pour protester contre un gouvernement qu’il a lui-même élu.

Tout le roman se base sur le fait que le socialisme revient à donner au peuple selon ses besoins et non plus selon ses mérites. Et que c’est une mauvaise idée. Dans les usines, les ouvriers se mettent à réclamer des augmentations parce qu’ils en ont besoin et non parce qu’ils produisent plus. La recherche du profit des patrons est d’ailleurs perçue comme totalement immorale.

Jusqu’à ce jeudi, je trouvais le propos grossier, exagéré. Et puis j’ai lu cet interview d’une fonctionnaire qui allait manifester car elle ne savait plus vivre avec son salaire de 1650€ net par mois. Elle détaillait même ses factures, y compris 150€ par mois de téléphone, pour justifier le fait qu’elle méritait une augmentation.

J’en suis resté estomaqué. Certaines phrases de l’article était mot pour mot des répliques de “La grève”. La fonctionnaire ne se posait à aucun moment la question de son utilité dans le système. À aucun moment elle ne réalisait que beaucoup vivent avec beaucoup moins qu’elle et qu’elle avait le choix de soit diminuer son train de vie soit de trouver un travail mieux rémunéré. Et si vraiment il apparait que personne ne sait vivre avec 1650€ par mois, ce dont je me permet de douter, il reste la possibilité d’exiger que le gouvernement fournisse plus que cette somme à tous les citoyens sans exception.

J’ai alors repensé à toutes ces manifestations où les employés licenciés hurlaient, comme dans le livre, que les entreprises ne pensaient qu’au profit. Ils exigeaient un travail et un salaire de la part de ceux qu’ils injuriaient, estimant qu’il s’agissait d’une obligation morale. L’ancienne joueuse de tennis Dominique Monami a même été interpellée sous prétexte qu’elle a un jour gagné de l’argent. Comme si elle devait s’excuser d’avoir été une des meilleures joueuses mondiales et d’avoir, de ce fait, gagné de l’argent grâce à son talent.

Mais bien sûr qu’une entreprise cherche à faire du profit ! C’est son unique raison d’être. Et une entreprise embauche quand elle estime que l’employé va produire plus de valeur que ce qu’il ne coûte. Tenter d’imposer qu’une entreprise ne cherche pas à maximiser son profit revient, par définition, à trafiquer la réalité.

Selon Ayn Rand, les conséquences de ce mode de pensée son catastrophiques. Si les citoyens reçoivent en fonction de leurs besoins et non de leurs mérites, c’est qu’il existe une entité chargée de redistribuer arbitrairement les richesses. Sans aucune valeur ajoutée, cette entité a donc un droit de vie et de mort. Et comme cette entité est composée d’humains, cela entraîne de façon mécanique, inéluctable, une société où le copinage, les relations et la flagornerie l’emportent sur la compétence, le talent et l’énergie.

Attendez une seconde !

Mais c’est exactement ce que nous vivons pour le moment. Un pays où d’obscurs fonctionnaires anonymes et non-élus décident quel projet obtiendra un subside et pour quel montant. Un pays où certaines petites sociétés emploient à temps plein une personne chargée uniquement de décrypter les arcanes des subsides gouvernementaux et de lobbyer afin de les obtenir.

Le livre est-il caricatural ou est-ce la réalité dont il s’inspire ?

À la lecture de “La grève”, je pestais en continu sur le manichéisme et l’extrême polarité des personnages. Ce clochard est un “bon”, cela se voit dans son regard énergique et il refuse l’aumône gratuite, exigeant de rendre un service utile en échange d’argent. Ce chef d’entreprise est un “mauvais”, un pillard, il a été placé par le gouvernement et conchie le fait de faire des bénéfices. Dans toute l’histoire, aucun personnage n’oscille entre l’un et l’autre ou n’évolue. Dans l’univers Randien, on est né bon ou mauvais, c’est génétique. On adore le dieu dollar ou bien on est un pillard, pas d’autre choix possible.

Absurde ? Caricatural ? Et pourtant, sur le site d’un des principaux syndicats, on apprend que le pays se divise entre les “travailleurs” (classe qui comprend les chômeurs) et les “nantis”, classe qui comprend les indépendants et les patrons de petites entreprises qui eux, ne travaillent pas, c’est un fait bien connu. Le site se permet même d’affirmer que ces derniers ne sont pas concernés par “une fiscalité juste”, s’arrogeant de fait le pouvoir moral de définir le mot “juste”.

C’est entièrement logique lorsqu’on sait que les syndicats sont financés par les cotisations des membres et par les indemnités de chômage de leurs membres. Comme les petites entreprises n’ont pas d’obligation syndicales et que les indépendants, en Belgique, n’ont pas le droit au chômage, ils représentent un manque à gagner terrible pour les syndicats. Lesquels cherchent donc à discréditer à tout prix les indépendants et les patrons qui n’ont que le profit à la bouche. Tout en exigeant d’eux qu’ils engagent à perte, y compris les personnes incompétentes ou inutiles.

Sous des dehors austères, “La grève” est donc une véritable révélation, une prise de conscience. Je me suis surpris à analyser certaines entités, certaines personnes et d’y retrouver exactement le mode de fonctionnement des “pillards”. Armé d’une simple feuille de papier et d’un crayon, j’ai tracé quelques flux financiers pour découvrir à quel point un pan entier de notre économie ne sert qu’à disperser l’argent public au sein de quelques poches grâce à des échanges de faveur, du copinage ou du trafic d’influence. La compétence et l’utilité sont parfois entièrement absentes, inexistantes. Et ces mêmes cercles se gargarisent, s’arrogent des prix et des médailles qu’ils ont expressément créés, exactement comme les pillards du roman.

Et lorsque je vois les manifestants conspuer les arrangements financiers conclus avec les états comme le Luxleaks, je réalise avec effroi qu’il s’agit tout simplement de la seconde face d’une unique et même médaille.

Car quelle est la différence entre cette fonctionnaire qui exige de l’état une augmentation car “elle en a besoin” et cette multinationale qui négocie en secret une non-imposition ? Aucune. Dans les deux cas, on demande à l’état de répondre à notre besoin tout en faisant valoir que ce besoin est plus urgent que celui du voisin. Si l’employée sus-citée obtient gain de cause et voit son salaire augmenté car elle en a besoin, pourquoi un patron multi-millionaire ne pourrait-il pas faire de même arguant qu’il a besoin d’un jet privé pour “mieux faire tourner l’économie” ? Pourquoi lui devrait-il réduire son train de vie ? Blague à part, l’histoire est pleine de millionnaires endettés jusqu’au cou ou acculés à la ruine en quelques semaines pour n’avoir pas su s’adapter à un revers de fortune. Pourquoi l’état ne les aiderait-il pas ? Après tout, ils en ont besoin !

C’est donc contre leur propre camp que les grévistes manifestaient ce jeudi. Les employés, les syndicats contre le gouvernement et ses sbires des multinationales. Si les deux sont d’accord que l’état contrôle l’argent et l’économie, le seul point de divergence consiste à savoir dans quelle poche doit aller la richesse. Question à laquelle tout le monde répond naturellement “Dans la mienne car j’en ai plus besoin que les autres !”.

Au milieu de tout ça, les indépendants et les patrons de PME qui ont bien entendu travaillé ce jeudi car chaque jour, chaque heure non prestée est une perte sèche et rend une fin de mois encore plus difficile pour une grande partie d’entre eux. Pour ceux-là, point de salut, point de chômage.

Des conclusions bien pessimistes et des solutions

Bouche bée, poursuivant tant bien que mal ma lecture, je trouvais Ayn Rand bien pessimiste sur la fin. Dans une telle société, dit-elle, les infrastructures se détériorent, la compétence disparaît. Impuissante, Dagny Taggard assiste à la déliquescence de son chemin de fer. Mais elle, envers et contre tout, refuse de faire la grève et, jusqu’au bout, préfère “collaborer avec les pillards” pour faire tourner l’économie autant qu’elle peut. Elle refuse de voir la réalité en face et maintient constamment que tout n’est pas noir chez les pillards, même lorsque le pays se disloque et tourne à la guerre civile.

Pessimiste ? Mais ne vient-on pas justement d’annoncer que la Belgique pourrait connaître des coupures de courant cet hiver ? Il y a 10, 20 ou 30 ans, cela nous aurait semblé impensable qu’un pays civilisé puisse connaître des coupures de courant programmées. Après tout, n’est-ce pas la marque des pays du tiers-monde ?

Mais Ayn Rand est-elle à ce point visionnaire dans son idéologie ?

Non car elle passe sous silence et camoufle les grosses failles de sa réflexion. Ainsi, la majorité des “bons”, les entrepreneurs dynamiques ont, comme Dagny Taggart, hérité de l’entreprise de leurs ancêtres. Ils sont nés avec une cuillère en argent dans la bouche. C’est certain qu’il est bien plus facile d’être entrepreneur dans ces conditions.

D’autre part, Ayn Rand ne dit à aucun moment ce qui, selon elle, devrait arriver aux personnes incompétentes ou non-productives dans sa société idéale. Faut-il les laisser crever de faim ? Je ne le pense pas et, sur ce point, je rejoins les grévistes : le gouvernement ne devrait laisser personne dans la misère.

Mais ce que Ayn Rand dénonce justement, c’est cet amalgame entre deux objectifs non corrélés naturellement: la solidarité sociale et la promotion de l’économie. Son discours est simple : la promotion de l’économie n’est pas un acte de solidarité sociale. Le prendre comme tel détruit l’économie. Et, par effet de domino, rend impossible toute solidarité sociale. C’est pourtant ce que nous nous efforçons de faire, refusant de décorréler l’emploi du social.

Je suis me suis découvert entièrement d’accord avec elle sur ce point et c’est ce que je dénonce régulièrement avec mon expression “Creuser un trou et le reboucher”. Par contre, contrairement à Ayn Rand qui choisit d’ignorer la problématique de la solidarité sociale, j’ai une solution concrète à proposer.

Donner des allocations, des subsides, des aides selon des règles arbitraires laisse tout pouvoir à des petits chefs. Mécaniquement, cela va entraîner la création de cohortes de contrôleurs, d’inspecteurs qui vont vérifier si on ne “fraude pas”, rendant le climat encore plus délétère, encore plus arbitraire. Mais pourquoi ne pas simplement s’accorder sur une valeur à partir de laquelle on estime que tout citoyen peut vivre dignement, valeur qui pourra d’ailleurs être revue régulièrement. Et plutôt que de donner cette allocation à ceux qui en ont besoin, la définition de besoin étant arbitraire, la donner à tout le monde. Libre ensuite à chacun de tenter d’augmenter ses revenus en prouvant son utilité ou sa compétence. Ou d’adapter son train de vie. Mais tout en sachant que le minimum nécessaire sera toujours disponible.

Cela ne vous rappelle rien ? Tiens oui, c’est le revenu de base !

Enfin, Ayn Rand a une conception qui s’est désormais révélée complètement fausse du travail et de la création. Elle n’imagine pas un instant l’épuisement des ressources naturelles. Elle met en scène Hank Rearden, un chimiste qui passe 10 années de sa vie enfermé seul dans un laboratoire pour concevoir un nouvel acier puis qui devient entrepreneur en le commercialisant et en tentant de produire le plus possible d’acier. Les scènes ont de quoi faire frémir les écologistes. Le grotesque est atteint lorsque, l’usine détruite, les riverains regrettent désormais le rassurant ronronnement et l’éternel rougeoiement des hauts fourneaux. Le fait qu’un Hank Rearden ne puisse pas exister tout seul, que toute invention est le fruit d’une collaboration ne vient pas à l’esprit d’Ayn Rand. Plus grave : elle ne comprend pas que, comme les ressources naturelles, le travail est une denrée qui s’amenuise, devenant de plus en plus rare. Mais, contrairement aux grévistes d’aujourd’hui, on peut lui accorder l’excuse d’avoir écrit ce livre dans les années 50.

Une lecture beaucoup plus profonde et subtile qu’il n’y parait

En guise de conclusion, est-ce que je conseille ce livre ? La question est difficile. Long et insupportable à lire, il a néanmoins été une véritable révélation, il m’a permis de mettre des mots sur des concepts que je subodorais sans pouvoir les exprimer.

En filigrane transparait une philosophie complexe beaucoup plus profonde et réellement subtile selon laquelle l’altruisme désintéressé est une pulsion morbide, hypocrite. Au travers de la relation sado-masochiste entre Dagny Taggart et Hank Rearden, Ayn Rand dénonce l’abrutissement moral dans lequel la société nous plonge. Elle élève la raison comme valeur ultime et seul guide de l’être humain, en opposition aux émotions qui justifient l’absurde et l’injustifiable. Sa conclusion est simple : les hommes ne sont bons que lorsqu’ils raisonnent afin de favoriser leurs propres intérêts. Car il est dans l’intérêt de tout le monde de construire une société juste et heureuse. Enlevez la raison et l’homme ne se concentre plus que sur son intérêt à très court terme, ses émotions, détruisant ce qui l’entoure. Enlevez l’intérêt personnel et l’homme impose sa vision aux autres, allant jusqu’à user de la violence pour “faire le bien”.

Cela tombe bien car je sais d’avance qu’en publiant cette critique, je vais me faire traiter d’amoral, de sans cœur. La moralité et les sentiments vont être utilisés pour dénoncer ma position considérée comme anti-sociale voire inhumaine. Ce qui est amusant car c’est exactement le discours qu’Ayn Rand met dans la bouche des pillards et des hypocrites.

Si, malgré mes avertissements, vous prenez votre courage à deux mains et vous vous lancez dans la lecture, je prédis que, comme moi, vous le refermerez rageusement en vous disant : “Que de temps perdu ! C’est un ode pathétique et caricatural pour promouvoir un ultra-capitalisme de la pire espèce !”.

Et puis, la couverture à peine refermée, vous lèverez les yeux et découvrirez que le monde autour de vous est exactement celui décrit dans le roman.

Comme Dagny Taggart, vous tenterez de vous rassurer en vous disant que tout n’est pas noir chez les pillards, que c’est exagéré et qu’il est préférable de collaborer. Tout comme Dagny, vous vous direz que vous n’avez pas vraiment le choix.

Car, au fond, qui est John Galt ?

 

Photo par Antonio Ponte. Également publié sur SensCritique.

Merci d'avoir pris le temps de lire ce billet librement payant. Je suis très reconnaissant de votre soutien. Envoyez-moi quelques milliBitcoins, suivez-moi sur Tipeee, Twitter, Google+ et Facebook !

Ce texte est publié par Lionel Dricot sous la licence CC-By BE.

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Laissez tout tomber et lisez de la fiction !

mardi 21 octobre 2014 à 22:00
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Hier, ce blog a passé le cap de ses 10 ans. Dix années d’élucubrations, d’histoires et d’échanges. Grâce à vous ! Car ces dix années n’auraient pas été possibles sans lecteurs, sans vous, vos critiques, vos encouragements, vos corrections et… vos paiements de prix libres. Merci !

Afin de marquer l’événement, j’aimerais recevoir un cadeau. Et ce cadeau, c’est vous qui allez me l’offrir. Après tout, n’est-ce pas la coutume d’offrir un cadeau pour les anniversaires ?

Pour les 10 ans de ce blog, je souhaite que vous me fassiez le cadeau de lire plus de fiction. Tout simplement. Livres papiers ou électroniques, courtes nouvelles ou romans historiques, écrites par des blogueurs dans mon genre ou par les grands auteurs historiques, peu importe. Du moment que c’est de la fiction et que c’est écrit.

Pourquoi la lecture ?

Si vous avez déjà vu l’adaptation d’un livre au cinéma, vous savez que le livre va toujours beaucoup plus en profondeur que le film, dont le format est forcément plus limité. Le livre crée un univers dans lequel vous pouvez vous immerger durant tout le temps de la lecture : plusieurs jours voire parfois plusieurs semaines. L’univers reste présent et nous y replongeons avec délice à chaque pause lecture. Les autres supports sont beaucoup plus courts.

De plus, et cela se remarque très fortement sur les films documentaires, la brièveté et la pauvreté des contenus audio-visuels impliquent de tromper nos sens en générant artificiellement des émotions : musiques, jeux sur les couleurs, montage arbitraire. Le but d’un support visuel ou auditif est de nous injecter directement les émotions dans le cerveau. C’est plus facile à consommer mais pauvre en contenu et potentiellement dangereux car manipulateur.

À l’opposé, le contenu écrit permet un contrôle temporel total par le lecteur. Le lecteur peut s’arrêter, relire certains passages, approfondir, passer un chapitre. Les émotions qui naissent de la lecture sont vraies et générées par les situations évoquées, pas par des artifices.

Exemple typique : les conférences TED. Après 1h de conférence TED, on se sent boosté, motivé, on a l’impression d’être plus intelligent, plus aiguisé, plus informé. Deux semaines après, vous seriez pourtant bien en peine de résumer ce que vous avez vu autrement qu’en décrivant les émotions ressenties. Et si vous vous souvenez d’un thème précis et que l’idée semble claire dans votre esprit, essayez de l’expliquer à une tierce personne. Vous serez étonné.

L’écrit, au contraire, permet de faire des références précises, de retrouver des passages, de citer, de mémoriser et de comprendre.

Pourquoi la fiction

Mais si le but est de devenir plus intelligent, d’apprendre, pourquoi la fiction ?

Tout simplement car notre cerveau apprend par l’expérience. Et que plusieurs études semblent le démontrer : lorsque vous lisez un livre, par exemple d’aventures, votre cerveau a l’impression d’avoir participé réellement à cette aventure. L’histoire fait désormais partie de vos souvenirs. En lisant de la fiction, vous préparez donc votre cerveau à rencontrer des situations inconnues.

La fiction de qualité insuffle même subtilement des idées très générales en vous racontant des anecdotes. Ces idées générales, vous les déduirez vous-même, vous les construirez, parfois à l’insu de l’auteur.

Les essais, au contraire, tendent à vouloir nous inculquer des généralités mais, au bout du compte, nous perdent dans l’abstraction et notre cerveau ne retient que les anecdotes qui ne sont pas forcément pertinentes.

Mais que lire ?

Si je vous ai déjà encouragé à lire et si j’ai partagé ma méthode de lecture sur le web, je n’ai encore jamais parlé du contenu.

L’achat aléatoire de livres chez les bouquinistes n’est certainement pas le plus efficace mais j’avoue l’avoir pratiqué avec quelques succès.

Je conseille personnellement de maintenir une liste de lecture qui ne soit pas une todo-list. Il n’y a aucune obligation de lire les livres sur cette liste. Il s’agit juste d’une liste de suggestions pour les moments où j’ai envie de lire. Pour cela, mon coup de cœur va à Senscritique.com (qui ne se limite pas aux livres). Je mets dans ma liste d’envies ce que mes amis me conseillent, ce que j’ai envie de lire depuis longtemps où tous les éléments des listes qui me semblent bien construites.

J’ai récemment fait l’expérience de ne plus regarder que des films dans ma liste d’envie Senscritique, construite de la même manière, et j’ai l’impression d’avoir découvert un nouvel univers cinématographique. Le niveau des films que je regarde est monté d’un cran. Du coup, j’ai décidé d’en faire autant avec les livres.

Et puis, comme point de départ, n’oubliez pas les fictions de ce blog ! Après tout, c’est son anniversaire. Il y a forcément un epub que vous n’avez pas encore lu ;-)

Partagez vos lectures

Mais tout cela n’est possible que si vous prenez le temps de partager vos lectures, de les recommander, de faire vivre les écrits.

Oui, il y a actuellement dans les médias un véritable nivellement par le bas, une volonté, peut-être inconsciente, de limiter la lecture à Marc Levy et Dan Brown. Mais ce n’est pas comme si nous avions besoin des médias pour conformer nos désirs culturels.

Vous êtes sur Facebook, sur Diaspora, sur Twitter, sur Senscritique ou dans la rue avec des amis : parlez de ce que vous lisez, conseillez des lectures à vos collègues et à votre famille. Ouvrez votre univers, celui de votre entourage, échangez !

Lisez et partagez. Cela sera le plus beau cadeau d’anniversaire que vous puissiez offrir à ce blog. Et si vous lisez et partagez les textes que j’ai écrits, alors c’est encore un plus beau cadeau. Merci infiniment !

Alors, on repart pour une décennie ?

 

Photo par Trey Ratcliff. Relecture par Sylvestre.

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Ce texte est publié par Lionel Dricot sous la licence CC-By BE.

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Printeurs 28

vendredi 26 septembre 2014 à 11:25
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Ceci est le billet 28 sur 28 dans la série Printeurs

Nellio et le policier Junior Freeman sont dans le centre de contrôle et veulent printer le fichier contenu sur la carte mémoire qu’Eva a donné à Nellio avant de mourir. Mais Georges Farreck est en route vers le printeur avec une escouade de policiers. Nellio a une idée pour le ralentir et gagner du temps.

– Isa ? Tu te souviens de moi ! C’est moi, Nellio !
Il n’a fallu que quelques secondes à Junior pour retrouver l’identifiant d’appel en se basant sur les maigres informations que je pouvais lui fournir. Isa se tient devant l’écran, soupçonneuse.
– Nellio ?
— Isa ! J’ai un service à te demander.
— Un service ? C’est quoi, une sorte de test pour mes obligations ?
— Non Isa, c’est juste un service que je te demande.
— J’savais bien qu’j’aurais pas du aider un mec bizarre. Ça peut ramener que des ennuis. J’t’ai fait confiance, j’t’ai sauvé et tu me remercies en me testant !
Elle crache par terre. Son visage est déformé par la rancœur.
— Non Isa, je t’assure ! Il n’y a pas de test !
— Ils disent tous ça ! Tu sais bien que si je fais le moindre travail qui sort de mes obligations, je perds mes allocs !
— Ce n’est pas un travail Isa, c’est un simple…
— C’est pareil ! Si je fais quelque chose d’autre que me masturber ou de regarder une série, ma conseillère trouvera ça suspect. Et moi j’y tiens à mes allocs, je respecte les règles moi !
— Mais…
Désemparé, je jette un regard suppliant à Junior. Il est en train d’enfiler une veste d’uniforme qui finissait de se chiffoner après avoir été jetée négligement sur le dossier d’une chaise. Me repoussant d’un coup de coude, il s’adresse à Isa. Son regard s’est fait froid, dur. Sa mâchoire se contracte.
— Isabelle ? Je suis l’agent Junior Freeman, du commissariat privé de police, matricule FF09.
Joignant le geste à la parole, il tend son badge vers la caméra. Isabelle plisse les yeux et semble le lire attentivement.
— Je tenais tout d’abord à vous féliciter pour avoir passé le test. Nous sommes en effet mandatés par vos conseillers pour traquer les télé-pass qui accepterait d’accomplir des travaux ou des services sans le déclarer.
— Je l’savais ! J’le savais ! Quel salopard !
— Je vous prie de retirer ces insultes ! Elles tombent en effet sous le coup de l’article quarante-neuf, alinéa trois du règlement et sont qualifiées d’agressions à un agent dans l’exercice de ses fonctions.
Le visage d’Isa exprime soudainement la plus profonde détresse.
— Mais… Oh pardon ! Pardon ! Je ne voulais pas !
— Je sais, je sais, continue Junior sur un ton magnanime. Je comprends. Aussi prendrais-je sur moi d’oublier cet incident dans mon rapport malgré l’enregistrement de cette conversation.
— Oh merci ! Merci ! Merci !
Si cet improbable échange ne se déroulait pas par écrans interposés, je suis convaincu qu’Isa serait à genoux en train de lui baiser les orteils. La reconnaissance dégouline littéralement le long de ses joues.
— J’aimerais également que vous ayez plus de compassion pour mon collègue Nellio. Après tout, il ne fait que son travail.
— Mais…
— Ou irions-nous si tout le monde ne faisait pas le travail qui lui était assigné ? Vous croyez que Nellio fait cela par plaisir ?
— Non, je…
— Vous croyez qu’il ne préfererait pas comme vous être toute la journée à se masturber et à regarder des séries ?
— Si mais…
— Mais il travaille ! Il fait tourner l’économie. Il donne de sa personne. C’est grâce à des gens comme lui que notre société peut tourner. Et vous, télé-pass, vous remplissez à peine vos obligations et vous osez le critiquer !
— Non ! Je remplis toutes mes obligations avec zèle !
— Je demande à le voir !
Sur le visage d’Isa, je vois passer le spectre complet des émotions humaines. L’espoir y dispute la place à la crainte. Elle joint les mains, suppliantes mais, au même moment, son corps se tend comme un ressort, ses muscles se préparent à un hypothétique combat. Elle est aguerrie et sait que son alloc de télé-pass ne dépend que de sa capacité permanente à se plier aux injonctions parfois contradictoires des conseillers.
— Demandez-moi ce que vous voulez ! N’importe quelle obligation et je vous prouverai que je mérite mes allocations.
Elle sort ses billes blanches et noires et commence à les mélanger.
— Vous allez voir, je me suis entraînée…
Junior éclate de rire.
— Pas de ça ! C’est bien trop facile. Il est temps de remplir vos véritables obligations, d’être enfin utile à la société.
— Mais je suis utile vu que je remplis mes obligations !
— Il s’agit d’un nouveau type d’obligations Isa. Te sens-tu capable de la remplir ?
— Mais de quoi… Oui, je suis capable !
Je reste bouche bée par l’habilité avec laquelle junior mène cette conversation. Depuis qu’il a enfilé cette chemise aux épaulettes rembourrées, il me semble plus grand, plus costaud. Le petit informaticien chétif s’est redressé. Il s’adresse à la caméra à travers un angle qui le rend bien plus impressionnant qu’il ne l’est en réalité. Même les défauts de son visage sont gommés par la pixélisation et la saturation volontaire de l’image.
— Isa, connais-tu Georges Farreck ?
Elle éclate de rire.
— Ah ben sans blague, qui ne le connais pas ? Ce n’est pas mon préféré pour me branler mais…
— Isa, Georges Farreck va passer près de chez toi pour le tournage d’un nouveau film.
Elle déglutit en écarquillant les yeux.
— Le Georges Farreck ? Waw !
— Je vais t’indiquer par où va passer le convoi. Ton rôle est d’ameuter les gens afin qu’ils applaudissent Georges Farreck et viennent l’accueillir.
— Oh ben ça alors… Ça alors…
Freeman pianote sur une tablette.
— C’est compris ? Voici l’endroit exact. J’ai programmé la destination dans tes lentilles.
— Waw, ça alors, ça alors…
— Exécution Isa. Si tu exécutes bien cette obligation, je passerai l’éponge sur certains épisodes de notre entrevue.
— Oh oui, je vais m’appliquer ! Mais, au fond, pourquoi avoir besoin de moi ? Georges Farreck est…
— Tu poses des questions Isa ? Je te rappelle que cette obligation est urgente ! Depuis quand un télé-pass remet-il en question ses obligations ?
— Non, c’est juste que…
— Entre nous Isa, je veux bien te le dire. Georges Farreck est en négociation avec son producteur. Ce dernier prétend que sa popularité retombe et Georges veut lui prouver le contraire. Notre administration locale a accepté de l’aider car un tournage de Georges Farreck est une aubaine pour l’économie. Cela permet d’augmenter le produit local brut de manière substantielle. Mais je ne devrais pas t’expliquer tout ça. Va !
Isa secoue la tête, perdue dans les explications volontairement alambiquées de Junior.
— D’acc, je vous jure que je vais faire de mon mieux.
Freeman coupe la connexion et se retourne vers moi. Ses épaules s’affaissent, son visage se détend.
— Elle est gentille ta copine mais fort à cheval sur le règlement.
— Je suis impressionné. Moi qui comptait faire appel à ses bons sentiments, à la convaincre.
— Comme tu m’a convaincus moi ? En faisant appel à l’intellectuel ? Mais regarde là ! À quel intellect veux-tu t’adresser ?
— Elle a flairé que ton histoire de Georges Farreck ne tenait pas debout. Elle n’est pas bête.
— Non, en effet. Éduquée, ce serait certainement une personne brillante. Mais une vie réglée de manière absurde fait qu’elle n’a pas conscience de la rationalité. À quoi lui servirait la rationalité dans un univers administratif irrationnel ? Du coup, elle obéit à ses émotions. Comme un animal aveuglé par les phares, elle se laisse guider par l’instinct et la peur, quitte à se faire écraser. Or il n’y a rien de plus facile à induire qu’une émotion. Une personne qui n’a pas appris à se méfier de ses émotions est manipulable par le premier imbécile venu.
Je regarde Junior. Son visage est redevenu celui de l’affable et chétif technicien mais son discours reste froid, cassant.
— Elle m’a bien aidé. Elle a été très humaine.
— Parce que tu étais un être humain en détresse, proche d’elle. Tous les conditionements ne pourront jamais casser les réflexes humains. Et puis, encore une fois, la compassion est une émotion irrationnelle. Les animaux qui obéissent à l’instinct que l’évolution leur a fournit pour survivre dans la savane seront toujours à la merci de ceux qui ont compris qu’une jungle de verre, de béton et de silicium obéit à d’autres lois.
J’éclate d’un rire nerveux et incontrôlable. Tout un pan de ma mémoire est effacé, mon seul allié se révèle un traître, j’échappe à un bombardement en règle et j’assiste à une leçon de philosophie donnée par un policier. Peut-il m’arriver quelque chose de pire ? De plus étonnant ?

Me reprenant, je pointe mon doigt vers un écran.
— Dis, c’est bien joli le numéro du flic philosophe mais on a un fichier à printer avant que Georges Farreck n’arrive au printeur. On a intérêt à se grouiller !

 

Photo par Bari Bookout.

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Ce texte est publié par Lionel Dricot sous la licence CC-By BE.

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Printeurs 27

samedi 13 septembre 2014 à 19:05
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Ceci est le billet 27 sur 28 dans la série Printeurs

Nellio s’est rappelé qu’Eva lui avait inséré une carte mémoire dans le dos de la main. Il l’extrait avec l’aide de Junior Freeman, le policier qui lui a sauvé la vie et lui fait découvrir le centre de contrôle des avatars.

D’un œil expert, Junior examine la carte mémoire sanguinolente. Machinalement, il l’essuie avant de l’insérer dans un lecteur tandis que je me masse le dos de la main.

— J’avoue que votre histoire est assez géniale. Ça vaut la peine de jeter un œil au contenu de cette mystérieuse carte mémoire. C’est hyper tripant !
Il pianote sur son clavier. Étrangement, les écrans sont tous éteints. Je ne vois rien mais lui ne semble guère y prêter attention. Concentré, il siffle entre ses dents :
— Incroyable ! Je ne connais pas ce type de fichier.
Tout en me tenant la main entaillée, je m’approche.
— Je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas mais votre écran est éteint.
Il me lance un regard étonné avant d’éclater de rire.
— J’oubliais ! Vos lentilles ne sont pas autorisées dans le centre de contrôle.
Il se lève et fouille un instant dans le tiroir d’un bureau.
— Tenez, mettez ça ! C’est la paire de lunette de réserve de ma directrice. Normalement, les lunettes sont personnelles. Il est strictement interdit de les partager. Mais au point où nous en sommes…
À peine ai-je enfilé les lunettes qu’il se lance dans une explication détaillée.
— Il y a quelques années, on pensait qu’avoir un écran devant l’œil était pratique et sécurisé. Mais, en fait, on passe beaucoup de temps à regarder l’écran d’un autre, à tourner la tête pour éviter de voir son écran pendant quelques secondes. Du coup, la technologie a été considérée sans avenir commercial et abandonnée. Mais ces lunettes sont spécialement conçues pour les applications de haute sécurité. Elles créent un écran virtuel à l’endroit décidé, de la taille souhaitée. Un peu comme les publicités dans vos lentilles. D’un point de vue sécurité, c’est top car seuls ceux qui portent les lunettes ou les lentilles autorisées peuvent voir votre écran ou même savoir qu’il y a un écran. Et puis la taille d’affichage n’est plus limitée par la physique. J’ai programmé mes lunettes pour me créer un écran géant dans mon appart. C’est top pour mater des vieux films ou jouer à des vieux jeux, j’adore !
Effectivement. Sur son écran que je voyais éteint, des lignes défilent à présent. Instinctivement, je tente de les toucher. Mon geste ne lui échappe pas.
— Oui, par habitude, on a toujours des écrans physiques pour matérialiser l’endroit où sont programmés les écrans virtuels. Mais ce ne sont que des blocs de plastique noir inertes.
Joignant le geste à la parole, il retire l’écran éteint et le dépose sur un autre bureau. Comme par magie, l’image et le contenu du fichier continuent à flotter devant moi. Les lignes de code attirent mon attention.
— Bon sang, j’aurais du m’en douter !
— Quoi ?
— Il s’agit d’un fichier pour printeur. Un objet scanné. Eva a cherché à me transmettre un objet !
— Il n’y a pas moyen de savoir ce que c’est ?
— Non, il faudrait disposer d’un printeur pour l’imprimer. Nous n’avions pas prévu de méta-données descriptives. N’oublions pas que nous sommes encore à un stade très expérimental.
— En tout cas, le format est très propre. Je vois que chaque fichier différent est numéroté, ordonné afin de permettre, je suppose, d’imprimer chaque partie de l’objet différemment. Du beau boulot !
— Euh… Justement non ! Nous mettons tout de manière encore aléatoire dans un gros fichier. Le printeur peut, en théorie, lire le format multi-fichiers mais le scanner produit une bouillie infâme de code.
— Regardez ! Si ça ce n’est pas du code propre, je ne sais pas ce qu’il vous faut.
Il pointe son doigt sur l’écran virtuel qui flotte devant nos yeux. Je dois me rendre à l’évidence. Tout est parfaitement ordonné. D’un clic sur la tablette tactile posée sur le bureau, j’ouvre un fichier. Le contenu, incompréhensible, semble pourtant net, organisé. Pas du tout ce à quoi notre scanner m’a habitué.
— Mais bon sang, c’est quoi ce fichier ?
Le visage d’Eva danse devant mes yeux. Sa voix résonne dans les tréfonds de mon être.
— Eva ! Eva ! Qu’essayais-tu de me dire ? murmuré-je.
Retenant péniblement une larme, je déglutis bruyamment. Junior ne semble pas s’apercevoir de mon trouble.
— Dîtes, et si on allait l’imprimer ? Vous n’avez pas voulu me révéler l’emplacement du printeur secret mais peut-être est-ce le moment de me faire confiance ?
Je reste un instant interdit, hésitant.
— Allez quoi ! Je vous ai fait essayer les avatars, je vous donne les lunettes de ma chef. Je risque dix fois la prison. Et puis votre printeur, ça m’a l’air diablement cool. J’ai vraiment envie d’en voir un en action.
Je déglutis. D’un bond, il m’indique un écran géant qui emplit la pièce. Un plan de la ville sur lequel des dizaines de points en mouvements se déplacent.
— Alors, elle est où votre cachette secrète.
— Ici ! fais-je en pointant le quartier après une profonde inspiration.
— Et bien c’est marrant, on dirait que tous mes collègues convergent vers cet endroit.
— Hein ?
— Les icônes qui se déplacent représentent des avatars ou bien des collègues en chair et en os en mission.
— Mais que vont-ils faire là ? Et qui les y emmène.
Junior découvre ses dents mal alignées en un grand sourire.
— On va très vite le savoir. N’oublions pas que nous sommes dans le centre de contrôle et que je suis de garde.
Cliquant sur une des icônes, il lance un flux vidéo. Je comprends très vite qu’il s’agit de streaming depuis des lunettes. Devant la caméra se trouve… Georges Farreck ! Sa voix retentit.
— Nous sommes encore loin ?
— Encore plusieurs minutes. Vous n’avez pas voulu que nous utilisions les avatars alors, forcément, cela nous ralentit.
La voix qui vient de lui répondre me semble étrangement proche. Certainement le porteur des lunettes.
— Vous êtes vraiment certain que nous devons détruire complètement le bâtiment ?
— Oui, le comportement de Nellio depuis sa réapparition est étrange. Je pensais l’avoir convaincu de nous aider mais il semble avoir changé de camp. Je le soupçonne d’avoir accès à un printeur dont j’ignore l’existence. Si, comme je le crains, ses ambitions se sont réveillées, cela peut être dramatique pour nous. Cet éventuel printeur ne peut être que dans ce bâtiment. Avant la destruction, procédez à une fouille complète.
D’un geste, je coupe la vidéo et je me tourne vers Junior.
— Merde ! C’est quoi ce délire ? Georges Farreck veut détruire le dernier printeur ?
— Le dernier dont tu as connaissance. C’est très différent.
— Merde ! Merde ! Merde !
Mon esprit tourne à toute vitesse. Georges Farreck est un traître. Ou peut-être le suis-je moi-même ? Quelles sont ces ambitions qu’il me prête ?
— Il faut absolument arriver avant lui !
Junior me lance un clin d’œil énigmatique.
— C’est théoriquement possible. Nous avons des réserves d’avatars un peu partout dans la ville afin d’intervenir très rapidement. Ils en ont encore pour plus d’une dizaine de minutes et nous avons un hangar à moins de 2 minutes du bâtiment que tu m’as indiqué.
— Et le fichier ? fais-je en pointant la carte mémoire encore tâchée de mon sang.
— Il suffit de l’envoyer vers l’avatar. Nous avons un réseau d’un térabyte par seconde, ça ne devrait pas poser de problème.
Je n’hésite pas une seconde.
— Ok, allons-y ! Il faut absolument y arriver avant eux.
— Hola, hola ! Tout doux mon pote ! Te faire visiter, ça je voulais bien. Mais sortir un avatar illégalement, ça va me coûter cher.
— Mais c’est notre seul espoir !
— Notre seul espoir pour quoi ?
— Tu ne comprends donc pas ? Le printeur est une avancée incroyable. Il permet de s’affranchir de la plupart des contraintes matérielles. Mais il remet en question toute l’industrie du transport. Il expose au grand jour l’incompétence totale des politiciens qui ont investi dans l’intertube.
— D’ac. Mais moi je suis un policier d’élite. Pas un rebelle, pas un politicien. Pourquoi devrais-je prendre des risques ?
— Parce que…
Ma voix s’étrangle dans ma gorge.
— Tu as raison. Tu ne devrais pas le faire. C’est complètement irrationnel de ma part d’avoir essayé de te convaincre.
D’un geste rageur, je jette la carte mémoire sur le sol. Junior s’en saisit et la contemple d’un air songeur.
— Pourquoi me proposes-tu une solution ? Pourquoi me fais-tu miroiter d’utiliser les avatars si tu refuses ensuite de m’aider ?
— Tu sais… fait-il, je ne suis pas sûr de tout comprendre. Je ne sais pas exactement qui tu es ni si je peux te faire confiance. Mais parfois il faut se fier à son intuition. Et mon intuition me dit que ce qui se joue maintenant est plus important que ma petite sécurité personnelle.
Je n’en crois pas mes oreilles.
— Junior… je… tu n’es pas obligé !
— Non. C’est justement pour ça que j’ai le sentiment que c’est important. Par contre, même avec un avatar de la réserve, on va être très juste. Il faudrait pouvoir les retarder.
— Je crois que je connais quelqu’un qui pourrait nous aider !
— Et puis, entre nous, je trouve ça vachement trippant, me lance Junior avec un clin d’œil complice.

 

Photo par Laurent Alquier.

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Ce texte est publié par Lionel Dricot sous la licence CC-By BE.

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Pourquoi vous devriez viser Inbox 0

jeudi 11 septembre 2014 à 18:20
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Si vous n’êtes pas un adepte de la méthode inbox 0, il y a fort à parier que votre boîte mail soit actuellement bien remplie et que le nombre de mails dans votre inbox soit un chiffre sans aucune signification réelle.

Passer à l’inbox 0 représente un effort non négligeable et il est donc très important d’être intiment convaincu que cet effort soit nécessaire et rentable.

L’inbox 0 est comme un sport : si vous la pratiquez régulièrement, elle vous semble couler de source, vous procure un sentiment de satisfaction et vous semble indispensable pour être productif. Mais si vous ne l’avez jamais pratiqué, cela vous semble une montagne, un effort surhumain et une perte de temps sans réel bénéfice.

Décharger le cerveau

Un mail reçu n’a que deux résultats possibles : soit il nécessite une action de votre part, soit il n’en nécessite pas. C’est aussi simple que cela. Après avoir pris connaissance de l’email, vous devez soit agir, soit pas.

Si vous n’êtes pas adepte de la méthode inbox 0, votre boîte mail est donc remplie des deux types de mails, sans distinction. Vous allez donc inconsciemment construire dans votre cerveau la liste des emails sur lesquels vous devez agir.

Votre cerveau devient donc responsable de maintenir cette liste, ce qui implique un stress permanent et surtout un manque de fiabilité total.

Une astuce utilisée par beaucoup consiste à utiliser le marquer lu/non-lu. Cependant, ce marqueur repassera à “lu” à chaque fois que vous consulterez le mail. Vous aurez donc le stress de ne pas oublier de le remettre à non-lu.

En pratique, votre inbox deviendra donc la liste des emails “sur lesquels je dois peut-être faire quelque chose mais je ne suis pas sûr”. Après tout, imagineriez-vous laisser tout votre courrier dans votre boîte aux lettres en refermant les enveloppes de ce qui est important ?

L’incitant de la liste vide

À partir d’un certains nombre d’éléments, le cerveau humain ne distingue plus les individus mais parle d’un groupe. Nous parlons à Jean et Marie. Mais si il y a trente personnes, nous parlons à un groupe et non plus aux individus.

Si votre inbox est un groupe, votre cerveau le percevra comme tel. Chaque nouveau mail ne changera rien au fait que votre inbox est un groupe de mails. Il s’en suit que vous n’avez aucun incitant positif pour agir sur le mail. Le seul incitant qui vous pousse à agir est la peur de rater un email, la peur d’oublier.

Une fois la tâche accomplie et le mail archivé, vous n’éprouvez aucune réelle satisfaction. Votre inbox est passée de 102 à 101? Et alors ? Pire, l’incitant peut même être négatif : “À quoi bon ? De toutes façons, cela fait des mois que ces mails trainent”.

Pouvoir admirer une inbox vide, au contraire, offre une grande satisfaction et, en soit, est une motivation pour être productif et pour prendre des décisions.

Soyez actifs !

Lorsqu’on utilise pas la méthode inbox 0, il y a toujours un email où l’on se dit qu’il serait bien d’agir. Peut-être. Oui, ce serait bien.

Cependant, comme on est pas très sûr, on marque le mail comme lu en se disant qu’on s’en souviendra. Le mail est finalement enterré par pure passivité.

La méthode inbox 0 empêche la passivité : pour chaque mail, il est nécessaire de prendre une décision : vais-je agir, oui ou non ? Il n’y a pas de “peut-être” qui est finalement l’état dans lequel se trouvent les mails qui sont actuellement dans votre mailbox.

Un des secrets du bonheur est justement de ne pas être passif mais, au contraire, d’être pro-actif et de prendre le contrôle. Si vous souhaitez être aux commandes de vos communications et, par extension, de votre productivité, de vos projets, la méthode inbox 0 s’impose.

Minimisez vos efforts

Il est tout à fait possible d’être heureux et productif sans inbox 0. C’est juste beaucoup plus stressant et cela demande plus d’efforts et de discipline.

Certains prétendent qu’ils reçoivent trop de mails pour la méthode 0. Mais cet argument est un aveu même de passivité et du fait qu’ils sont surpassés. Si vous recevez trop de mails, c’est le cas que vous soyez à l’inbox 0 ou non. La différence est que l’inbox 0 permet de vous rendre immédiatement compte des périodes où vous êtes dépassé afin de prendre les actions qui s’imposent.

La méthode inbox 0 est un changement de paradigme. Elle demande effort et discipline uniquement le temps de la transition. Après, elle coule de source, elle devient un réflexe d’hygiène quotidien. Mais pour réussir cette transition, il est important que vous soyez intiment convaincu de sa nécessité.

Dans un billet suivant, je détaillerai mes astuces pour parvenir à l’inbox 0.

 

Photo par Denis Dore.

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Ce texte est publié par Lionel Dricot sous la licence CC-By BE.

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