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Gérard Courtois, Le Monde, 13/09/2014 – avec l’aimable autorisation du Monde

mardi 7 octobre 2014 à 11:06

Gérard Courtois, Le Monde, 13/09/2014 – avec l’aimable autorisation du Monde

Crise de régime

A ces jugements solennels, autant que tactiques, il faut ajouter les plaidoyers des avocats d’une VIe République, convaincus que la Ve est obsolète, mais aussi le sentiment insistant qu’un président aussi affaibli, un gouvernement aussi chahuté et une majorité aussi perturbée ne pourront continuer leur chemin jusqu’en 2017 sans accident majeur, et vous obtenez un de ces cocktails dont raffole le pays, entre dépression et défiance, entre fronde et désenchantement.

Cette dramatisation est-elle fondée ? A première vue, nullement. En dépit des fortes turbulences actuelles, le président préside, arbitre, engage la France. Le gouvernement met la dernière main au projet de budget. Le Parlement est réuni en session extraordinaire et travaille. Bref, la France de 2014 n’est pas celle de 1940, lorsque la IIIe République s’effondra sous le choc de la défaite. Pas davantage celle de 1958, lorsque la IVe République, paralysée par le conflit algérien, céda en quelques semaines le pouvoir au général de Gaulle.

C’est précisément pour faire face à de telles crises, existentielles pour le coup, que le fondateur de la Ve République a rebâti de fond en comble les institutions, imposé la prééminence du chef de l’Etat (plus encore après la réforme de 1962 instaurant son élection au suffrage universel), placé le gouvernement sous son autorité et étroitement encadré les pouvoirs du Parlement. A ses yeux, il fallait donner au pouvoir exécutif la durée et la stabilité pour gouverner le pays, à l’abri des soubresauts parlementaires. Et, par-dessus tout, protéger le président, élu de la nation : il est irresponsable devant l’Assemblée nationale et rien ne peut le contraindre à quitter ses fonctions, sauf son choix souverain comme de Gaulle en fit la démonstration en 1969, au lendemain d’un référendum perdu.

De fait, ce bouclier institutionnel a résisté à toutes les crises, et elles n’ont pas manqué : l’épreuve algérienne jusqu’en 1962 ; la tornade de Mai 68 ; la mort du président en exercice, Georges Pompidou, en 1974 ; le divorce brutal du couple exécutif Giscard-Chirac en 1976 ; le défi de l’alternance en 1981 ; le pari des cohabitations en 1986, 1993 et 1997, sans parler des soudaines éruptions de la jeunesse ou des profondes crispations sociales de 1984 sur l’école ou de 1995 sur la protection sociale. Dans tous les cas, la Ve République s’est montrée assez résistante et assez souple pour encaisser les chocs et s’adapter aux circonstances. François Hollande peut donc remercier le général de Gaulle. Les institutions le protègent contre les secousses les plus violentes et les mises en cause les plus virulentes. Elles lui permettent, en principe, d’exercer le mandat que les Français lui ont confié pour cinq ans. A ceux qui en douteraient, il a d’ailleurs répliqué, le 5 septembre : « J’agis et j’agirai jusqu’au bout. »

Pour l’heure, rien ne l’en empêche formellement. La crise gouvernementale provoquée par les critiques intempestives de l’ex-ministre de l’économie, Arnaud Montebourg, contre la politique du gouvernement ? Elle a été réglée en deux jours par le départ et le remplacement de l’intéressé et de deux collègues solidaires. D’autres gouvernements, de gauche comme de droite, ont connu semblable péripétie sans plus de dommage. De même, le départ du gouvernement, en avril, des ministres écologistes a réduit l’assise de la majorité, mais elle n’a pas ébranlé son socle puisque les socialistes et leurs alliés radicaux de gauche disposent encore d’une majorité de 307 députés sur 577.

Reste la fronde engagée depuis plusieurs mois par trente à quarante députés socialistes contre les choix économiques du gouvernement. Sans doute celui-ci a-t-il dû batailler, négocier, voire forcer la main des récalcitrants, mais, au total, tous les textes soumis au Parlement ont été adoptés sans difficulté majeure.

D’ailleurs, comme le rappelle Jean-Claude Casanova, président de la Fondation des sciences politiques, « Raymond Barre a bien gouverné pendant cinq ans, entre 1976 et 1981, sans véritable majorité parlementaire, en butte à une guérilla incessante des gaullistes. Et Michel Rocard a fait de même entre 1988 et 1991, sans majorité absolue à l’Assemblée. » L’on sait que le pouvoir exécutif dispose de sérieux moyens pour faire rentrer dans le rang une majorité rétive : vote bloqué, ordonnances, article 49-3 de la Constitution même si, contrairement à MM. Barre ou Rocard, Manuel Valls ne peut plus faire un usage incessant de cette arme de dissuasion massive depuis la réforme constitutionnelle de 2008, qui en a limité le recours au vote du budget, de la loi de financement de la Sécurité sociale et d’un texte par session.

Jusqu’à présent, quelles que soient les supputations avant le vote de confiance demandé par le premier ministre le 16 septembre à l’Assemblée nationale, rien ne permet donc de penser que les « frondeurs » socialistes sont prêts à pousser l’indiscipline jusqu’à la rupture de la discipline majoritaire : cela supposerait soit qu’ils soient beaucoup plus nombreux à s’abstenir (de l’ordre de 80 au moins), soit, pire encore, qu’ils joignent leurs voix à celles de l’opposition.

Ce scénario catastrophe ne s’est produit qu’une seule fois, contre le premier gouvernement Pompidou en octobre 1962. Nul doute qu’il ouvrirait, aujourd’hui comme hier, une crise politique majeure : le gouvernement serait obligé de démissionner et, même s’il n’y est pas contraint, le président de la République n’aurait guère d’autre solution que de dissoudre l’Assemblée et convoquer des législatives. L’on imagine aisément que la majorité socialiste sortirait laminée d’une telle confrontation électorale. François Hollande n’aurait plus, alors, que deux solutions. Il pourrait, comme Jacques Chirac en 1997 après sa dissolution ratée, tenter de cohabiter avec un premier ministre du camp adverse (d’ailleurs bien incertain, compte tenu de l’état de désorganisation actuelle de l’UMP…). Mais, après le désaveu de sa majorité et l’échec de son camp, le chef de l’Etat serait en position d’extrême faiblesse et il pourrait être conduit à démissionner.

Bref, comme le résume Pascal Perrineau, professeur à Sciences Po Paris, « pour qu’il y ait crise de régime, il faudrait une rupture entre la majorité parlementaire et le président ». Nous n’en sommes pas là mais attention, prévient-il : « L’affaiblissement du pouvoir exécutif est impressionnant. On assiste, en direct, à un phénomène de déconstruction dont il est difficile d’imaginer ce qui peut en sortir. »« Sauf explosion populaire, estime pour sa part l’historien Jean-Noël Jeanneney, on ne voit pas la solidité des institutions menacée. » Mais il ajoute prudemment : « Pour l’instant, ça tient encore. » La formule résume bien les interrogations du moment : jusqu’à quel point le crédit et l’autorité des principaux acteurs publics peuvent-ils s’affaisser sans ébranler le système politique lui-même ? Jusqu’où la défiance ou l’exaspération du pays peuvent-elles enfler sans provoquer une crispation majeure, imprévisible ?

Professeur à Paris-I Panthéon-Sorbonne, Dominique Rousseau est beaucoup plus tranché. « On invoque toujours le bouclier institutionnel. Mais il risque de ne plus fonctionner, menacé par plusieurs crises – économique, sociale, morale et politique – qui se cumulent et ont creusé une fracture profonde entre gouvernants et gouvernés. La panne de l’ordre institutionnel, la décomposition du système politique sont les symptômes de cette crise générale de l’ordre social. » De fait, la vertu première de la Constitution de 1958 était de donner au pouvoir exécutif les moyens de gouverner efficacement le pays et d’affronter courageusement les défis de l’époque. Or chacun constate l’impuissance du pouvoir face à la crise économique, la plus grave depuis un siècle, qui mine la France.

La croissance a à peine retrouvé son niveau de 2008, avant la crise financière mondiale ; le cancer du chômage de masse ne cesse de progresser ; la dette nationale se creuse dangereusement ; et ni la droite jusqu’en 2012 ni la gauche depuis n’ont été capables de proposer aux Français des remèdes pertinents et convaincants. « Cette impuissance radicale du politique est aussi corrosive que celle de l’Etat face à la guerre, mondiale en 1940, coloniale en 1958 », juge Pascal Perrineau. Et Laurent Bouvet, professeur de sciences politiques, poursuit la comparaison : « L’événement traumatique pour la Ve République, ce n’est plus la guerre, mais la crise économique et l’ »étrange défaite » qu’elle inflige au pouvoir. »

S’y ajoute une crise morale qui menace, tout autant, le contrat de confiance entre gouvernés et gouvernants. Ainsi, selon des enquêtes constantes, les deux tiers des Français considèrent que « la plupart » des responsables politiques sont « corrompus ». Comment pourrait-il en être autrement, si l’on se rappelle l’incessante litanie des scandales politico-financiers qui, depuis plus de vingt ans, n’ont cessé d’éclabousser droite et gauche ? En dépit de plusieurs lois dites de moralisation de la vie publique, rien n’y fait. En 2013, c’était la terrible affaire Cahuzac, ce ministre du budget qui fraudait le fisc. Aujourd’hui, c’est la lamentable affaire de l’éphémère secrétaire d’Etat Thevenoud, qui évitait de payer impôts et loyers. L’UMP n’est pas en reste, avec le scandale Bygmalion et le financement aussi extravagant qu’illégal de la campagne présidentielle de M. Sarkozy en 2012. De telles malhonnêtetés, une telle irresponsabilité, individuelle ou collective, ne peuvent que saper les valeurs républicaines élémentaires, discréditer l’ensemble de la classe politique – élus et partis politiques – et nourrir la vieille antienne de l’extrême droite « Tous pourris ! ».

Depuis deux ans dans les sondages, depuis six mois dans les urnes, François Hollande paye ces échecs et ces turpitudes au prix fort : impopularité présidentielle sans précédent et déroute des socialistes aux municipales de mars et aux européennes de mai. Sauf de Gaulle en Mai 68, jamais un président de la Ve République ne s’était retrouvé dans une telle position de faiblesse. Parce que le chef de l’Etat est doté de pouvoirs considérables, il est tenu pour responsable de tout, sans être constitutionnellement responsable devant l’Assemblée (c’est le premier ministre qui l’est), ni même devant le peuple durant son mandat, sauf à recourir au référendum comme l’a fait régulièrement le général de Gaulle.

Destiné à le protéger, ce dispositif devient un piège périlleux lorsque le président est affaibli comme aujourd’hui. Pour peu qu’il donne en plus le sentiment aux Français, comme c’est le cas depuis deux ans, de ne pas habiter pleinement la fonction et de ne pas en incarner clairement la gravité, il devient la cible d’un rejet redoutable. Et quand, de surcroît, il voit comme aujourd’hui sa vie privée étalée de façon indécente sur la place publique par son ancienne compagne, ce n’est plus seulement son autorité mais la dignité même de la fonction qui est atteinte : le roi est nu. Comme le note cruellement Laurent Bouvet, « les institutions peuvent protéger la fonction présidentielle, mais pas un homme qui l’exerce sans en avoir les qualités ».

On le voit, les institutions elles-mêmes ont leur part dans l’impasse actuelle. Pour Marie-Anne Cohendet, professeur de droit constitutionnel à Paris-I Panthéon-Sorbonne et partisane d’une VIe République, « ce qui est en crise, aujourd’hui, c’est la pratique présidentialiste à l’oeuvre depuis 1958, fondée sur la soumission du Parlement et qui rompt l’équilibre nécessaire entre pouvoir, légitimité et responsabilité ». A ses yeux, rien n’interdit de sortir de cette « crise d’adolescence » de la Ve République, en revenant à la lettre même de la Constitution : un président élu au suffrage universel, mais un gouvernement qui, effectivement, « détermine et conduit la politique de la nation ». Et elle note que cela n’a pas mal fonctionné durant les périodes de cohabitation et que c’est la norme dans la moitié des vingt-huit pays de l’Union européenne.

Dominique Rousseau confirme : « Il n’y a pas d’incompatibilité entre un président élu et un système parlementaire, dès lors que le président ne gouverne pas. En revanche, il y a incompatibilité si le président gouverne ; c’est cette contradiction qu’il faut aujourd’hui dépasser. » Et il ajoute : « La Ve République était la solution en 1958. Elle est aujourd’hui devenue un problème. » Avant de jouer à se faire peur ou à faire peur en invoquant une crise de régime, les principaux responsables politiques seraient donc bien inspirés de réfléchir et débattre, sans tabou, des défauts de fabrication d’un régime en crise. Avant que la situation actuelle n’empire et ne bascule, pour le coup, dans une crise de régime.

 

« Droit constitutionnel » de Marie-Anne Cohendet(LGDJ, 2013).

« Les Grandes Crises politiques françaises 1958-2014 » « Le Monde », sous la direction de Gérard Courtois (Perrin, 1 064 p., 14,90 €).

« Le Choix de Marianne » de Pascal Perrineau (Fayard, 2012). professeur à Sciences Po Paris

 

 

Contre les élections : Extraits

samedi 4 octobre 2014 à 20:27
Vinm nous avait parlé du livre « Contre les élections ». J’ai voulu mettre quelques extraits. C’est surtout à but personnel, pour retenir ce qui me semble important. Je sais pas si le droit à la citation s’applique vu l’ampleur du texte, mais bon, si ça vous donne envie de lire le livre, achetez-le, il est vraiment bien ! Personnellement, il m’a fait changé d’avis sur le tirage au sort, ce qui n’était pas une mince affaire.
le populisme est dangereux pour la minorité, la technocratie est dangereuse pour la majorité et l’antiparlementa­risme est dangereux pour la liberté

Le tirage au sort avait ses avantages, poursuivait Verdin, imperturbable. “Son but était de neutraliser l’influence personnelle. À Rome il n’existait pas, ce qui avait pour conséquence d’innombrables scandales de corruption. En outre, à Athènes, les fonctions n’étaient attribuées que pour une année et le bénéficiaire n ’était généralement pas reconductible.En effet, les citoyens devaient se relayer autant que possible à tous les niveaux. On voulait faire participer le plus grand nombre de gens possible à la vie de la cité et réaliser ainsi l’égalité. Tirage au sort et rotation étaient vraiment au cœur du système démocratique athénien. ”J’hésitais entre enthousiasme et scepticisme. Aurais je pu accorder ma confiance à une équipe gouvernementale qui n’aurait pas été élue, mais tirée au sort ? Comment diable cela pouvait il fonctionner ? Comment éviter l’amateurisme ? “Le système athénien était plus pragmatique que dogmatique, poursuivait Verdin. Il ne procédait pas d’une théorie, il était fondé sur l’expérience. Par exemple, on ne tirait pas au sort les plus hautes fonctions militaires et financières. Là, on recourait à l’élection, et la rotation n’était pas obligatoire. Des personnalités compétentes pouvaient donc être réélues. C’est ainsi que Périclès fut élu ou réélu qua­torze années de suite comme stratège. Le principe d’égalité le cédait ici au principe de sécurité. Mais cela ne s’appliquait qu’à une petite minorité parmi les mandats gouvernementaux

Un trait frappant de la démocratie athénienne était la rapidité de rotation des mandats : on était juré populaire pour une seule journée, membre du Conseil ou magistrat pour un an seulement (avec salaire). En tant que membre du Conseil, on ne pouvait exercer plus de deux mandats non consé­cutifs. Tout citoyen s’estimant en état d’exercer une charge publique avait le droit de se porter candidat.

Mais l’essentiel du travail s’effec­tuait au sein de ces autres institutions, plus spéci­fiques, qu’étaient le Tribunal du peuple, le Conseil des Cinq-Cents et les magistratures. Là, ce n ’était pas la totalité du peuple qui s’exprimait, mais un échantillon pris au hasard, constitué par tirage au sort. Le peuple athénien ne participait pas direc­tement aux décisions prises par ces derniers col­lèges. Je souscris donc totalement aux conclusions d ’une étude récente, qui décrit la démocratie athé­nienne non pas comme une démocratie “directe”, mais comme une démocratie représentative d’un type à part, une démocratie représentative non élective

1) le tirage au sort a été utilisé dans divers États depuis l’Antiquité comme un instru­ment politique à part entière ; 2) il s’agissait chaque fois d’États urbains de petite superficie (cité-État, république urbaine) où seule une part limitée de la population pouvait accéder au pouvoir ; 3) l’utilisa­tion du tirage au sort coïncidait souvent avec l’apo­gée de la richesse, de la puissance et de la culture (Athènes aux ve et ive siècles, Venise et Florence à la Renaissance) ; 4) le tirage au sort connaissait des applications et procédures diverses, mais avait généralement pour effet de réduire les conflits et d ’accroître l’implication des citoyens ; 5) le tirage au sort n’était jamais employé isolément, mais tou­jours en combinaison avec des élections, ce qui était une garantie de compétence ; 6) les États qui recouraient au tirage au sort ont souvent connu des siècles de stabilité politique en dépit de fortes oppositions internes entre groupes rivaux.

Montesquieu louait de ce fait la démocratie athénienne, où les magistrats, en quit­tant leurs fonctions, devaient rendre des comptes, ce qui “tenait en même temps du sort et du choix”. Seule la combinaison des deux systèmes permettait d’éviter les excès : le pur et simple tirage au sort menait à l’incompétence, la pure et simple élection à l’impuissance.

“Quand le choix et le sort se trouvent mêlés, écrivait-il (Rousseau) en 1762 dans Du contrat social, le premier doit remplir les places qui demandent des talents propres, telles que les emplois militaires : l’autre convient à celles où suf­fisent le bon sens, la justice, l’intégrité, telles que les charges de judicature, parce que, dans un État bien constitué, ces qualités sont communes à tous les citoyens.”

Les deux procédures, l’aléatoire et l’élec­torale, peuvent se renforcer mutuellement.

Bien sûr, il y avait une évi­dente différence d’échelle : employer le tirage au sort dans l’Athènes antique, une ville de quelques kilomètres carrés, c’était bien autre chose que de le faire dans un pays aussi grand que la France ou dans l’immense territoire des treize Etats désor­mais indépendants de la côte atlantique de l’Amé­rique du Nord. La durée des trajets montrait à elle seule qu’on était entré dans un autre univers. Cela a indéniablement joué.

La Révolution française, pas plus que l’améri­caine, n ’a chassé une aristocratie pour la remplacer par une démocratie ; elle a chassé une aristocra­tie héréditaire pour la remplacer par une aristo­cratie librement choisie. Une aristocratie élective, pour reprendre l’expression de Rousseau. Robes­pierre parlait même d’une aristocratie représen­tative ! On avait envoyé promener le souverain et la noblesse, on calmait les classes populaires à grand renfort de rhétorique sur la Nation, le Peuple et la Souveraineté, et une nouvelle haute bourgeoi­sie prenait le pouvoir. Elle ne tirait plus sa légitimité de Dieu, du sol ou de la naissance, mais d’une autre survivance de l’aristocratie : les élections


Il existe un magnifique proverbe que l’on attribue souvent à Gandhi, mais qui vient en fait d’Afrique centrale : “Tout ce que tu fais pour moi sans moi, tu le fais contre moi.” C’est un résumé de la tragé­die de la démocratie représentative élective d’au­jourd’hui : même avec les meilleures intentions, quand on dirige le peuple sans le faire participer, on ne le dirige qu’à moitié. Au xvme siècle, de grands pans de la population étaient illettrés, et de vastes régions d’un territoire inaccessibles. La préférence accordée aux élections avait donc en partie des rai­sons pratiques. Mais ce choix est-il encore justifié aujourd’hui ?

James Fishkin ne perdit pas espoir. Le scientifique qu’il était avait envie de découvrir à quoi pouvait mener une telle concertation populaire. Il fit rem­plir aux participants des questionnaires - avant, pendant et après les délibérations - pour observer l’évolution de leurs points de vue. Les participants reçurent avant de commencer des dossiers contenant des informations factuelles et eurent la possibilité de discuter avec des spécialistes. Cela pouvait-il influencer leurs opinions ? Les observateurs furent en tout cas impressionnés par “le grand dévoue­ment, le respect mutuel et le sens de l’humour de la plupart des participants, qui permirent d’instau­rer une atmosphère collective tolérant des opinions divergentes”.
Les conclusions des sondages objectifs furent elles aussi stupéfiantes : la différence entre “avant” et “après” se révéla très frappante. Le processus de délibération avait rendu les citoyens nettement plus compétents, ils avaient affiné leurs jugements poli­tiques, appris à adapter leurs opinions et s’étaient sensibilisés à la complexité de la prise de décisions politiques. Pour la première fois, il était scientifique­ment démontré que des personnes ordinaires pou­vaient devenir des citoyens compétents, du moment qu’on leur en donnait les moyens.

Pour chaque projet délibératif, il a fallu déci­der de la composition du panel de citoyens. Si les citoyens viennent eux-mêmes se présenter, on peut être certain qu’ils sont motivés et qu’ils s’investiront pleinement. L’inconvénient de cette auto­sélection, c’est que l’on réunit ainsi surtout des hommes blancs de plus de trente ans, très quali­fiés et éloquents, ce que l’on appelle les “citoyens professionnels”. Ce n ’est pas idéal. Si le recrute­ment se fait par tirage au sort, on obtient plus de diversité, plus de légitimité, mais on a aussi plus de frais : la composition d ’un bon échantillon repré­sentatif est une opération coûteuse, et les partici­pants non volontaires à qui l’on fait appel ont moins de connaissances préalables et sont susceptibles de se désintéresser plus rapidement de la tâche. L’autosélection renforce l’efficacité, le tirage au sort la légitimité. Parfois, on opte pour une forme intermédiaire : d’abord un tirage au sort, puis une autosélection, ou d ’abord une autosélection, sui­vie d’un tirage au sort.

Le recrutement se déroula en trois étapes : 1) un échantillon aléatoire de citoyens était tiré au sort sur les listes électorales : ils recevaient une invitation par la poste ; 2) un pro­cessus d ’autosélection suivait : quiconque était intéressé assistait à une réunion d’information et pouvait se présenter comme candidat pour la suite ; 3) à partir de ces candidats, on tirait au sort les membres de l’équipe définitive, en tenant compte d ’une répartition équilibrée en fonction de l’âge, du sexe et d ’autres critères. Il s’agissait par consé­quent d ’une triple séquence : tirage au sort/auto­ sélection/tirage au sort.
La concertation dura, dans ces trois lieux dif­férents, entre neuf et douze mois. Pendant cette période, les participants se voyaient accorder la possibilité de se familiariser avec le domaine grâce à l’aide de spécialistes et en consultant des docu­ments. Ensuite, ils demandaient leur avis à d’autres citoyens et délibéraient entre eux. Enfin, ils formu­laient une proposition concrète pour une autre loi électorale.

Ce qui frappe quand on lit les comptes rendus en ligne des Parlements citoyens canadiens et néerlan­dais, c’est la nuance dans l’argumentation en faveur d’une alternative techniquement au point. Quiconque doute que des citoyens ordinaires, tirés au sort, soient capables de prendre des décisions sensées et ration­nelles ferait bien de lire ces rapports

En France, le politologue Yves Sintomer a pro­posé non pas de faire de l’Assemblée ou du Sénat une chambre tirée au sort, mais d’enrichir le sys­tème d’une nouvelle chambre. Cette “Troisième Chambre” serait tirée au sort parmi des candidats volontaires. Il souligne aussi l’importance d ’une rémunération suffisante et d ’une bonne transmis­sion des informations. Les députés tirés au sort devraient pouvoir se faire aider de collaborateurs, comme c’est déjà le cas des députés élus. Il ne pré­cise pas quel droit devrait être attribué à qui, mais suggère que la Troisième Chambre se penche sur des thèmes qui exigent une planification sur le long terme (écologie, affaires sociales, loi électorale, constitution). C ’est en fait la dimension qui, dans le modèle actuel, manque trop souvent.

Dans l’idéal, on souhaite effecti­vement un Parlement européen tiré au sort qui soit représentatif de l’ensemble de l ’UE, mais combien de boulangères de village lituaniennes vont-elles fermer boutique quelques années pour aller siéger à ce nouveau Parlement de Strasbourg ? Combien de jeunes ingénieurs maltais vont-ils abandonner des projets de construction prometteurs pendant trois ans parce que l’Europe les a tirés au sort? Combien de chômeurs de la région britannique des Midlands vont-ils délaisser leur pub et leurs amis pour bricoler des textes de loi pendant des années avec des inconnus ?

Un Parlement tiré au sort peut être plus légitime (car plus représentatif), mais sera-t-il plus effi­cace ? Ou la plupart de ceux qui ont été tirés au sort se mettront-ils à inventer toutes sortes de pré­textes pour ne pas avoir à y aller, la représenta­tion nationale finissant tout de même par devenir l’affaire d’hommes hautement qualifiés

La démocratie athénienne présentait la caractéristique de recourir au tirage au sort non pas pour une seule institution, mais pour toute une série, afin de constituer un système de freins et de contrepoids : un corps tiré au sort surveillait l’autre.

Présentation du système à plusieurs chambres de Bouricius. Voir ici (je recopie la partie intéressante en dessous)

— Un Conseil de définition des priorités : un très grand organe, tiré au sort, qui indique les thèmes mais ne les développe pas.
— Des panels d’intérêt : des petits groupes de 12 citoyens qui peuvent chacun suggérer une proposition de loi. Ni tirés au sort, ni élus, ils sont volontaires.
— Un panel d’examen : un pour chaque domaine de politique publique, comprenant chacun 150 personnes tirées au sort, qui siègent pour 3 ans et qui travaillent à plein temps (et reçoivent le salaire d’un parlementaire). Des sortes de commissions parlementaires, qui ne peuvent ni initier ni voter les lois. À partir des informations transmises par les panels d’intérêt, ils organisent des auditions, invitent des experts et procèdent à l’élaboration des textes de loi.
— Un jury des politiques publiques qui vote les lois. Il n’a pas de membre permanent : chaque fois qu’une loi doit être soumise au vote, 400 citoyens sont tirés au sort pour se réunir le temps d’une journée.
— Enfin, un Conseil de réglementation et un Conseil de surveillance sont chargés respectivement de concevoir les procédures (pour les tirages au sort, les audiences et les votes) et de veiller à leur application.


Un Parlement élu dispose sans aucun doute de plus de compétences techniques que s’il était tiré au sort. En revanche, chacun est le spécialiste de sa propre vie. A quoi bon avoir un Parlement com­posé de juristes très qualifiés, si peu d’entre eux connaissent encore le prix du pain ? Avec le tirage au sort, on obtient un meilleur échantillon de la société au sein du corps législatif.
Les élus ne sont pas toujours compétents non plus. Sinon, pourquoi auraient-ils des assistants, des chercheurs et des bureaux d’études à leur dis­position ? Comment se fait-il que les ministres puissent du jour au lendemain changer de minis­tère ? Ne serait-ce pas uniquement parce qu’ils sont entourés d’une équipe professionnelle qui leur offre ses compétences techniques ?
Une représentation nationale tirée au sort ne serait pas laissée à elle-même : elle pourrait inviter des spécialistes, compter sur des modérateurs et se renseigner auprès des citoyens. De plus, elle se verrait accorder un certain temps pour se familia­riser avec son travail et une administration pour se documenter.

Bibliographie


B. MANIN, Principes du gouvernement représentatif, 1995.
Y. SINTOMER, Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et poli­tique d’Athènes à nos jours 2011

A la découverte du web noire

jeudi 25 septembre 2014 à 18:24
Désolé aux puristes, j’essaye de vulgariser un maximum. Je ne suis pas un expert, mais je veux juste vulgariser ça aux profanes
Récemment, une amie m’a demandé qu’est-ce que le Darknet, web profond. En gros, le web profond (je vais prendre la terminologie française tant qu'on y est) est semblable aux ruelles sombres des rues : on trouve des trucs undergrounds, souvent illégales mais parfois passionnant. Par définition, c'est le contraire du web superficiel, c'est à dire visible par tout le monde.
Mais d'abord, démystifions le web profond.
#1 Késako ?
On appel Web profond ce qui n'est généralement pas visible aux yeux du grand public. Pour y accéder, il faut s'y connaitre, être du milieu, savoir comment y accéder. Difficile de tomber dessus par erreur !
Le web profond a plusieurs caractéristiques, que l'on retrouve souvent :

Quelques logiciels


Il peut prendre plusieurs formes. Des sites publiques (visible à tout ceux qui veulent y accéder), ou des sites privés (Friend to Friend, une sorte de Paire à paire entre personnes autorisés).
Plusieurs logiciels existent pour accéder à ce monde différent.
Freenet est un logiciel qui stocke les sites par le pair à pair. En gros, si on veut censurer un fichier, on serait obliger de supprimer toutes les instances. En gros, c’est le pied pour conserver une information sans qu'elle soit censurée. Voici un bon tutoriel pour rentrer en la matière. Les sites ressemblent à http://127,0.0,1:8888/USK@0XXXXXXXXXX.
RetroShare permet quant à lui de faire du Friend to Friend. Voici le site officiel.
Tor, quant à lui, fonctionne un peu comme Freenet. Il permet de naviguer sur des sites en .onion.

Quelques sites underground


TOR


The Pirate Bay : http://jntlesnev5o7zysa.onion/
Un moteur de recherche : https://kbhpodhnfxl3clb4.onion/
Quelques listes (avec des trucs illégaux) :
http://onion-sites.over-blog.com/
http://paste.scratchbook.ch/view/a41516b8
http://thehiddenwiki.org/

Freenet


Roadtrip d'un motard à Tchernobyl : http://127,0.0,1:8888/freenet:USK@ATl4zRvs6fOKKummkVtC48t3dCPEzQOuuCT4jLh5h~w, ezF5JYyb74lWLTg5REu9PU4zlWZVF9kvaNn10MzYs0U, AQACAAE/ghost_town/1
Quelques livres sur la cryptographie : http://127,0.0,1:8888/freenet:SSK@D-PrtVcx~NmCEJdJjb3oXiJPcPWFB~IACmaTf7dgbNY, vpcHRAWEqD6oC4n~f91EnO8pTCvtl-~85UOagKoiRik, AQACAAE/cryptobooks-1

Je vous conseille de lire les sites de Sebsauvage et de Mitsu, qui font une veille sur ce genre de réseaux. Bonne découverte !

Est écossais celui qui habite en Écosse

vendredi 19 septembre 2014 à 00:00
J’ai écrit cet article Jeudi soir, donc je ne sais pas le résultat concernant le référendum écossais.
Si le oui a été remporté, espérons que cela n’est que le début d’une belle et grande Europe Fédérale (et après un état mondial fédéral ?) débarrassé de l’égo d’une souveraineté nationale caduque. Oui à l’autodétermination des peuples, mais oui aussi à l’unité dans la diversité. Durant la campagne, les partisans du Yes disait « est écossais celui qui habite en Écosse ». C’est une très belle définition, faisant preuve d’une grandeur d’esprit qui manque chez certains politiciens français.
Si le non l’emporte, ne soyez pas triste, écossais. Vous avez montrez la voie, que oui, c’était possible, dans une Europe sclérosée par la crise (économique, politique, sociale, environnementale), de vouloir montrer une autre voie, une voie différente du « There is no alternative » que psaume les libéraux depuis tant d’années.
Dans tout les cas, merci d’avoir fait rêver les européens.


Scotland the brave


PS : Ah oui, je crois que je sais pourquoi il y a tant d’affections réciproques entre écossais et français : les deux peuples détestent les anglais historiquement.

[Revue de presse] Le combat pour Internet est un combat pour des personnes

lundi 15 septembre 2014 à 14:03
Cory Doctorow est un militant. Lors d’une conférence, il remet en cause le dogme de « l’information doit-être libre. »
Ce qu’il y a de merveilleux dans l’idée de gagner sa vie avec un travail créatif, c’est qu’il existe un grand nombre de façons de le faire. Pratiquement chaque artiste qui a un succès commercial est un cas particulier et gagne sa vie d’une manière différente de ce que font tous les autres.

En fait, gagner sa vie dans le domaine de la création est tellement rare que ce n’est peut-être qu’une sorte d’anomalie statistique, une probabilité infinitésimale.

Chaque fois que quelqu’un vous promet de vous protéger en enfermant vos trucs sans vous donner de clé ? — Ce n’est pas pour vous protéger.

La célébrité ne vous rendra pas riche, mais vous ne pouvez pas vendre votre art sans elle. […] « si personne n’a entendu parler de vos trucs, personne ne les achètera »

Mais le secteur indépendant est en train de se faire écraser par les industries du divertissement.

Qu’est-ce que l’Internet ? c’est le système nerveux du 21 e siècle à travers lequel passent toutes nos activités. Tout ce que nous faisons aujourd’hui implique l’Internet et l’Internet sera nécessaire pour tout ce que nous ferons demain.

Empêcher Internet de créer des copies c’est comme empêcher l’eau d’être mouillée.

l’information ne veut pas être libre, ce sont les gens qui veulent être libres. Tout ce qu’elle veut de nous, tout ce que l’information veut de chacun de nous, c’est qu’on arrête d’anthropomorphiser l’information. Parce que l’information n’est qu’une abstraction et elle ne peut pas vouloir le moindre fichu truc.

ils sont allés dans une cité HLM du nord de l’Angleterre qui a bénéficié d’un accès gratuit à Internet pendant quelques années. Il se trouve que cette cité était juste à côté d’un nœud de raccordement du réseau, et ils ont été raccordés, ils ne l’ont pas demandé ou signé quoi que ce soit… Et PWC a comparé les habitants de cette cité à ceux de HLM voisins qui n’avaient pas eu ce coup de chance géographique. Et ils ont trouvé que les familles qui avaient été connectées, par rapport aux familles des autres HLM, faisaient de meilleures études, se nourrissaient plus sainement, avaient de meilleurs emplois, un plus grand pouvoir d’achat, moins de dettes, plus de mobilité sociale, une meilleure participation à la vie publique, étaient mieux informés sur la politique et votaient davantage.

mais si vous avez besoin de casser l’Internet pour réussir votre truc… alors vous êtes du mauvais côté de l’histoire.

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