PROJET AUTOBLOG


Zythom

source: Zythom

⇐ retour index

Petit guide de survie à l'expertise informatique

vendredi 20 juin 2014 à 19:16
J'ai beaucoup apprécié le billet du blog "Eclat(e) d'une jeune avocate" intitulé "Petit guide de survie à l'expertise construction (part I)". J'y ai retrouvé certaines situations que j'ai pu vivre en expertise, ou dont ma femme (avocate) me parle quand elle est elle-même en expertise.

Sans nécessairement écrire le billet croisé dont je n'ai pas le talent, je me suis dit "tiens, ça, c'est une bonne idée de billet". Voici le résultat.

Sachez à titre liminaire que toutes les situations ci-après exposées reposent sur des faits réels que j’ai vécus ©.

Une expertise judiciaire, du point de vue de l'expert judiciaire, ça commence par la lecture des missions envoyées par le magistrat. Ces missions sont souvent écrites à l'origine par l'avocat d'une des parties, en général celle qui demande l'expertise. L'avocat ayant lui-même retranscrit ce que son client lui a demandé, ledit client ayant essayé de traduire ce que son service informatique lui a remonté comme problème. Ceux qui connaissent le jeu du "téléphone arabe" peuvent imaginer facilement le résultat final. Prévoir donc un coup de fil au magistrat, à l'avocat, au client et au responsable informatique pour avoir une explication de texte avant d'accepter les missions demandées.

Puis vient le moment palpitant consistant à faire coïncider les agendas pour organiser la première réunion. L'usage veut que l'expert appelle en premier les avocats, puis les parties. Dans la pratique, il est conseillé d'appeler en premier le chef d'entreprise du lieu où se trouve le matériel à expertiser, afin de savoir s'il existe une salle de réunion assez grande pour loger tout le monde, et si l'entreprise n'est pas en plein inventaire, ou en congés (ou en liquidation !), à la date retenue par les avocats. Ensuite, muni de trente créneaux pour les six mois à venir, vous pouvez commencer à contacter les avocats... pardon, les secrétariats des cabinets d'avocat. Prévoir de vous munir du numéro de référence du dossier donné par le cabinet d'avocat appelé, du numéro de référence du dossier donné par le greffe du tribunal, du nom de l'entreprise, etc. Commencer toujours sa première phrase par "Bonjour, je suis M. Zythom, expert judiciaire (à prononcer distinctement), je souhaite parler à Maître Bâ, pour organiser une première réunion d'expertise, dans le dossier "Entreprise GrosClient", le tout avec une voix caverneuse et assurée, pour franchir le barrage du secrétariat.

Une fois des dates communes trouvées entre les agendas des avocats et le votre, entamer la ronde des agendas des parties. Au passage, s'assurer que l'avocat contacté est toujours mandaté par le client, et en profiter pour relever les prénom et nom du gérant de l'entreprise. Prévoir un deuxième tour avec les avocat si aucune date ne s'avère satisfaire tout le monde. Ne me parlez pas de doodle, personne ne semble connaître son existence dans cet univers parallèle au mien.

Prévoir un coup de fil au greffe du tribunal pour lui indiquer que la date fixée pour le dépôt du rapport pose un léger problème, étant entendu que l'échéance de six mois initialement inscrite dans les missions, correspond en fait à la date arrachée pour la première réunion. Obtenir une prolongation de mission.

Adresser un courrier recommandé avec avis de réception aux parties et à leurs avocats pour leur indiquer les date, heure et lieu de réunion. Fournir les coordonnées GPS aux avocats parisiens, et vérifier que l'heure de début de réunion est compatible avec les différents trains des parties concernées, ou les distances en voiture fournies par Google maps ou Mappy (ajouter 30mn pour les horaires indiqués par iPhone Plans...)

Ne pas oublier de demander aux parties de fournir une copie des pièces du dossier afin de pouvoir s'assurer que le déchiffrage des missions est compatible avec les pièces. Interdire l'envoi par fax, certains secrétariats n'hésitant pas à vous refaxer les 90 pages déjà envoyées sous prétexte qu'une page n'est pas passée. Demander un numérotage des pages. Remettre toutes les pièces en ordre, certains secrétariat ayant eu du mal avec l'agrafeuse, voire avec le recto/verso du photocopieur qui vient de changer.

Chaque partie vous enverra toutes ses pièces, identifiée avec un numéro différent. Il vous faudra tout classer selon votre choix, et apposer votre propre numérotation, avec bordereau récapitulatif reprenant tous les numéros utilisés par les parties.

Certains cabinets facétieux vous enverront leur dossier en original. Prévoir la demande de récupération en début de réunion. Faire des copies à vos frais...

Quand la date fatidique s'approche, ne pas hésiter à envoyer un petit email aux parties pour leur rappeler l'échéance imminente. Ne pas répondre aux suppliques de déplacement de la date, même celles assorties des menaces les plus explicites du genre "si vous ne déplacez pas cette réunion, je demande votre récusation" (!), ou "je ne pourrai pas être présent car j'ai un dossier "TresGrosClient". Tenir bon. Repenser à l'énergie qu'il a fallu pour coordonner les agendas. Penser au ton froid du greffe quand vous avez demandé une prolongation de date de dépôt du rapport.

Le jour de la réunion, il faut arriver en avance pour repérer les lieux. Rien n'est plus ridicule qu'un expert perdu dans la campagne en train de chercher le lieu de la réunion qu'il a organisée. Arriver la veille est une option. Arriver deux jours avant est un manque de confiance en son GPS.

Venir habillé "en dimanche" est un signe de compétence. Il faut éviter les T-Shirts geeks, les baskets ou les chemises hawaïennes. Un expert judiciaire en informatique est avant tout un expert judiciaire, un sachant, un savant, une personne comprise de ses seuls semblables. L'habit fait le moine, il faut assortir la cravate, la veste, la chemise, le pantalon, les chaussettes et les chaussures. Ne pas hésiter à demander conseil à son épouse. Ne pas tenir compte des remarques étonnées des enfants qui prennent leur petit déjeuner. Une avocate m'a fait remarqué une fois, sur un ton dubitatif, que j'étais en chemisette. Il faut savoir que dans certains milieux autorisés, les chemisettes sont combattues et leurs porteurs exposés sur l'escalier des gémonies.

Entrer le premier dans la salle de réunion et choisir soigneusement sa place, souvent repérable par l'unique fauteuil en cuir présent dans la salle. Ne pas tenir compte du soulèvement de sourcil du PDG de l'entreprise quand il entrera dans la salle de réunion, légèrement en retard.

Refuser tout café/croissant/petit pain au chocolat qui pourrait vous être proposés, en précisant bien "je ne peux pas accepter de collation qui ne soit pas proposée en présence des tous les participants, et en leur absence, du fait de l'obligation du contradictoire". La double négation et le sens obscur de la phrase assoit votre prestige auprès de la secrétaire qui vous accueille.

L'heure de la réunion étant arrivé, ne pas céder aux appels désespérés de l'avocat(e) perdu(e) dans la campagne et qui voudrait que vous veniez la chercher dans un village homonyme mais situé à 300 km du lieu de réunion. Commencer la réunion à l'heure pile, chaque région ayant son soi-disant quart d'heure qui ne sert qu'à justifier l'impossibilité chronique de certains à arriver à l'heure.

Expliquer le rôle de l'expert judiciaire. Rappeler qu'il n'est pas expert en droit, afin de valoriser aux yeux de leurs clients les avocats présents. Lire les missions à voix haute, ce qui permet aux experts en droit de se rappeler le dossier, lu en diagonal dans le train.

Enfin, le cœur du problème technique peut être abordé. C'est le moment où les clients, chauffés à blanc depuis tant de mois (d'années?), se jettent des SCUD et sortent des tranchées... D'où l'importance de la présence des avocats qui jouent un rôle actif pour jeter de l'huile sur le feu traduire modérer les propos de leurs clients.

Au bout de deux ou trois heures de réunion, tout le monde se calme petit à petit et les sachants peuvent commencer à s'exprimer. C'est alors le début du règne des informaticiens, le temps des sigles et des remarques rigolotes des avocats : "heu, Monsieur l'expert, ERP c'est bien Établissement Recevant du Public, éclairez moi ?"

Le repas est pour moi un moment solitaire. Il se limite à un paquet de biscuits avalé rapidement pendant que je classe mes notes, numérote les pièces étudiées, et commence à rédiger les premières réponses aux questions du magistrat.

L'après-midi est consacré à la somnolence des avocats et des PDG présents. Les informaticiens se complaisent dans des discussions précises sur les concepts qui leur sont chers. Parfois, un avocat appuie les dires de son client avec une intervention brève et prudente. Un bon expert sait laisser de la place à chacun pour que tout le monde "fasse le job".

Après une phase d'écoute active, vient ensuite le temps des premières prises de position. Il faut donner un avis. L'expert prend position. La tension remonte.

En fin de réunion, prendre date immédiatement, en présence de toutes les parties, pour une prochaine réunion. Non seulement cela économise tous les courriers RAR, mais aussi tout le temps perdu à contacter tout le monde plusieurs fois... Gare à ceux qui sont partis en avance.

Une fois la réunion terminée, féliciter tout le monde pour la bonne tenue de la réunion, même si les SCUD volaient bas et en nombre.

Dès le soir, relire ses notes et les mettre au propre, écouter son dictaphone, noter les phrases clefs, les moments forts, les remarques pertinentes.

Dès le lendemain, commencer son pré-rapport. Ecrire aux avocats pour donner une date limite de réception des pièces complémentaires demandées en réunion.

Recharger l'encre du fax.

Préparer la réunion suivante.

Donner une date limite pour les dires.
Recevoir des dires volumineux le jour d'expiration du délai.
Modifier en profondeur son rapport pour prendre en compte les dires.
Recevoir des dires tardifs hors délai.
Pleurer.
Recevoir des dires après le dépôt du rapport auprès du greffe.
Pleurer.
Recevoir un courrier incendiaire parce qu'on n'a pas pris en compte les dires hors délai.
Pleurer.
Assister à l'audience où son rapport est discuté par les parties.
Pleurer chaudement.
Recevoir un compliment du magistrat qui trouve votre rapport clair et complet.
Être en joie.

Recevoir sa note de frais et honoraire.
Payer avec : la facture de l'encre du fax, le remboursement des traites de la Ferrari, le dernier Call of Duty...

Et le soir, au coin du feu, discuter avec ma femme du sens caché du dernier texte modifiant le déroulement de la procédure expertale : ♥

L'interrogatoire

mardi 17 juin 2014 à 13:05
L'homme qui est en face de moi est souriant. Il m'inspire confiance et coopère complètement avec moi, malgré le stress.

Il faut dire que ce n'est jamais très agréable de se retrouver avec, dans son bureau, un expert judiciaire, son patron, un huissier de justice et un représentant syndical...

Pour lui, tout cela n'était pas prévu.

Je lui pose des questions sur son métier d'informaticien, sur l'entreprise dans laquelle il travaille, sur ses responsabilités. Je lui pose quelques questions techniques pour lui montrer que je partage avec lui un intérêt et des compétences similaires. Nous sommes du même monde, ce monde informatique que peu d'utilisateurs comprennent vraiment...

Il est à lui tout seul le service informatique : il gère le réseau, le serveur, la hotline, les commandes, les réparations, les interventions. L'entreprise n'est pas bien grande, mais il en est l'homme clef pour la partie informatique/réseau/télécom.

Je lui pose LA question : "avez-vous utilisé le mot de passe de votre patron pour vous connecter sur son compte et accéder à des données confidentielles ?"

Il me regarde et sa réponse est limpide : "Non. Je n'ai pas accédé au compte informatique de mon patron." Son regard est franc, un bon rapport de confiance s'est établi entre nous, il est jeune, il manque encore un peu d'expérience, je le crois.

Je demande au patron l'autorisation d'avoir accès aux différents ordinateurs utilisés par son informaticien. Il y a un ordinateur de travail posé sur un bureau encombré de câbles, de post-it, de figurines de Star Wars. Je passe une heure entouré de tout ce petit monde à regarder son contenu, à expliquer à l'huissier ce que je fais, ce que je vois. Je contourne le répertoire marqué "privé", bien que l'ordinateur soit strictement professionnel.

Il faut dire que nous sommes en pleine période "arrêt Nikon" et que beaucoup de discussions ont lieu sur la cybersurveillance. Tout ce que je sais, c'est que pour qu'une fouille soit possible, qu’elle concerne une armoire personnelle ou un support dématérialisé, elle doit avoir un fondement textuel, ou être justifiée par des circonstances exceptionnelles et des impératifs de sécurité, ou être contradictoire, et respecter le principe de proportionnalité. Je ne suis pas un fin juriste, mais je n'ouvre les répertoires privés qu'en dernier recours... Les photos des enfants et de la famille qui trône autour sur les écrans suffisent déjà à me mettre mal à l'aise.

L'ordinateur fixe semble clean, je ne trouve rien de suspect. Je demande à l'informaticien s'il dispose d'un ordinateur portable pour son travail. Il me répond que oui, qu'il est dans sa sacoche. Le patron fait quelques commentaires sur le prix de ce joujou qui, à l'époque, coûte plusieurs fois le prix d'un ordinateur fixe.

J'interroge l'informaticien sur l'utilisation de cet ordinateur portable. Il m'explique que cela facilite ses interventions sur les actifs du réseau, ou à distance lorsqu'un problème survient et qu'il est chez lui. Il est très fier de m'indiquer qu'il dispose d'une ligne ADSL, chose plutôt rare à l'époque. Nous échangeons sur le sujet quelques commentaires techniques, le courant passe bien entre nous. Je compatis à sa situation embarrassante de premier suspect aux yeux de son patron.

Il me fournit facilement les mots de passe d'accès aux machines, aux applications. Il est serein et répond facilement à mes questions. Une heure se passe encore, et je ne trouve rien de particulier sur son ordinateur portable.

Je prends dans ma mallette un liveCD (HELIX, distribution gratuite à l'époque. Aujourd'hui j'utilise DEFT) pour démarrer son portable sans modifier son disque dur. Je lance quelques outils d'investigation.

Je vois son regard intéressé de connaisseur. J'explique ce que je fais pour que l'huissier puisse rédiger son rapport. Je sens l'attention de l'assistance remonter un peu après ces deux heures plutôt soporifiques.

Je demande au patron son mot de passe. Un peu surpris, celui-ci me le donne. Je le note, et l'huissier aussi. Je fais une recherche du mot de passe en clair avec une expression rationnelle simple.

Et là, bingo. Je trouve le mot de passe du patron en clair. Stocké dans un fichier effacé.

Je lève les yeux, je regarde l'homme assis à côté de moi. Sans un mot. Son visage jovial se transforme. Son regard se durcit. J'y vois de la haine. La métamorphose est tellement rapide que je reste stupéfait. Personne autour de nous n'a encore compris ce qu'il vient de se passer.

J'explique à voix haute ce que je viens de trouver : un fichier effacé contenant le mot de passe en clair du patron. Une analyse rapide montre la présence du logiciel John The Ripper.

Je me suis fait balader depuis le début.
Le contact amical que j'avais établi était une illusion.
L'innocent vient de devenir coupable.
 
La suite de l'enquête montrera le piratage du compte du patron, les accès aux données confidentielles et leurs modifications.

Je ne suis pas fait pour mener correctement un interrogatoire : j'ai trop d'empathie. Mais jamais je n'oublierai la transformation de son visage et l'étincelle de haine que j'ai vu dans son regard ce jour là.

Le partage, c'est bon à plusieurs

jeudi 12 juin 2014 à 16:06
Je me souviens encore du jour où Maître Eolas m'a ajouté à la blogroll de son site, de la surprise qu'on s'intéresse à mon petit blog perso, et de la fierté de voir la courbe des visiteurs augmenter (dire le contraire serait mentir). Je me suis promis de faire la même chose (sans prétendre déclencher des attaques par déni de service), et à encourager mes visiteurs à aller voir ailleurs comme le ciel est plus joli.

J'ai fait un petit toilettage des liens de ma blogroll (voir la liste complète sur le côté droit du blog), en enlevant les liens morts et les sites sur lesquels rien n'est publié depuis plus d'un an, et en ajoutant les sites que je suis déjà depuis un moment dans mon agrégateur de flux RSS (G2Reader). Certains sites ont déjà une très grande notoriété, mais je vous les indique quand même, simplement pour dire que je les aime ;-)

Nouveaux entrants :

Rubrique "Le meilleur de la Justice" :
15cpp - Sans froid - Sans encre carnet de notes de l'OPJ
PJ en capitale
Judge Marie  (♥)

Rubrique "Les chapeaux blancs" :
0x0ff.info

Rubrique "Le 4e pouvoir" :
Mediapart (seul journal payant ayant réussi à me convaincre de m'abonner!)
Reflets.info

Rubrique "Les soigneurs" :
Alors voilà.
Farfadoc
Journal de bord d'une jeune médecin généraliste de Seine-Saint-Denis
Le blog de Mickaël
Les carnets du Docteur Lazarre
Sous la Blouse

Rubrique "Cerveau gauche" :
Passeur de sciences

Ils rejoignent les blogs que je recommande à tous, sur la droite en bas de mon blog (sauf la rubrique "Empire des sens", à ne pas mettre entre toutes les mains ;-).

Bonne lecture à tous, n'hésitez pas à me recommander des sites en commentaires. Le partage, c'est bon à plusieurs, et dans les deux sens ;-)

Ils avaient

mercredi 11 juin 2014 à 14:37
Je travaille dans une école d'ingénieurs qui recrute des terminales S bientôt fraîchement titulaires du baccalauréat. Leurs dossiers d'inscription portent pour la plupart comme année de naissance, l'année 1996... Ils ont à peine 18 ans aujourd'hui.

Ils sont nés en même temps que la brebis Dolly, premier mammifère cloné de l'histoire (5 juillet 1996). La même année les Spice Girls sortaient leur tube Wannabe. Bill Clinton préside les États-Unis, Boris Eltsine la fédération de Russie et Jacques Chirac la France.

1996, c'est l'année de la création de l'April. C'est aussi l'année où les informaticiens commencent à se faire entendre sur le problème du codage des dates avec le prochain passage de 99 à 00. Cette même année sort Tomb Raider sur DOS, PlayStation, Sega Saturn et Macintosh.

Ils avaient à peine un an quand l'Angleterre a restitué Hong-Kong à la Chine (1er juillet 1997), quand la princesse Diana s'est tuée dans un accident de voiture à Paris (31 août 1997) et à la mort de Mère Thérésa (5 sept 1997).

Ils avaient aussi un an lors de la sortie de Titanic.

Ils avaient deux ans lors de la sortie de l'iMac qui colora l'informatique en même temps que sortait Windows 98, et que l'obscure société Google naissait dans un garage. Ils ne s'en souviennent pas, mais leurs parents les portaient fièrement au dessus de la foule lors de la fête de la victoire de la France contre le Brésil, 3-0.

Ils avaient 2 ans lorsque l'euro a remplacé l'ECU, 5 ans quand il a remplacé le franc français. Autant dire qu'ils n'ont jamais connu d'autre monnaie que l'euro.

Ils avaient 4 ans lors du changement de siècle et de millénaire, lors de la création de Wikipédia.

Ils avaient 5 ans lors des attaques du 11 septembre 2001 que j'espère ils n'ont pas vu en direct à la télévision (pour ma part j'étais en TP d'informatique et nous regardions les images en direct sur internet).

Altavista régnait en maître sur les moteurs de recherche.

Ils avaient 6 ans lorsque la navette spatiale Columbia s'est désintégrée lors de son retour sur Terre (1er fév 2003).
Ils avaient 7 ans lors de la naissance de Facebook (4 fév 2004), 10 ans quand ils auraient pu commencer à s'en servir (26 sept 2006), mais il fallait avoir au moins 13 ans...

Ils avaient 8 ans à la naissance d'Ubuntu (20 oct 2004) et au lancement de YouTube (14 fév 2005), 9 ans à l'arrivée au pouvoir d'Angela Merkel (22 nov 2005) et 10 ans lors du premier tweet (21 mars 2006).

Ils avaient 12 ans lors de l'élection de Barack Hussein Obama II. Autant dire que pour eux, un président des États-Unis, c'est grand, noir et cool.

Ils avaient 13 ans lors du vote de la loi Hadopi qui a rendu le partage non marchand illégal.

Ils ont toujours connu la téléphonie mobile et n'ont pour la plupart jamais vu un téléphone à cadran rotatif (et ne sauraient pas s'en servir...). iOS et Android n'ont aucun secret pour eux.

Ils ont tout juste 18 ans aujourd'hui.
Pour eux, je serai le vieux con qui les appelle "Monsieur" ou "Madame"...

Bienvenue à eux :-)

Points de vue

vendredi 30 mai 2014 à 11:01
Nous sommes plusieurs hommes en costume ou en uniforme dans la pièce, sous le regard stressé du locataire des lieux qui assiste à notre perquisition.

Quelques minutes auparavant, nous avons sonné à 6h05 à la porte du logement, comme demandé par notre ordre de mission. J'assiste les forces de l'ordre, l'huissier et le serrurier. Je n'en mène pas large.

L'homme nous a ouvert la porte un peu hagard. Il était déjà debout et en train de se préparer pour aller travailler. Sa femme est en robe de chambre, se demande ce qu'il se passe, qui peut frapper à la porte à cette heure, et nous dit de ne pas faire de bruit pour ne pas réveiller les enfants.

Chacun observe la scène de son propre point de vue. L'huissier explique l'intervention à l'homme qui vient d'ouvrir la porte, les policiers sont en attente, légèrement en retrait. Le serrurier et moi sommes derrière ce rideau humain en train de découvrir la violence psychologique de ce type d'intervention. L'homme qui ouvre la porte écarquille les yeux et écoute les griefs qui lui sont reprochés. Sa femme qui est derrière lui est en colère mais pense à ses enfants qui dorment...

Je suis maintenant dans une pièce encombrée de matériel informatique : plusieurs ordinateurs fixes, des ordinateurs portables, des téléphones, des switchs, des câbles... Sans bruit, les policiers ouvrent les armoires, les tiroirs, les placards, pendant que l'huissier prend des notes. La liste du matériel à analyser s’allonge, me dis-je. Le serrurier s’ennuie dans un coin.

J'entends un enfant qui pleure et sa maman qui lui parle pour le rassurer. Quelques minutes après, je le vois entrer dans le bureau où nous sommes. Il me regarde. De son point de vue, je suis un étranger qui est dans le bureau de son papa en train de fouiller ses affaires.

Je l'ai lu quelque part, les enfants voit le monde plus grand qu'il n'est, plus impressionnant. Pour leur parler, il est conseillé de se mettre à leur hauteur. Face à cet enfant apeuré, mais suffisamment courageux pour affronter un groupe d'inconnus, je m'assois sur les talons et met mon regard au niveau du sien. Je lui parle avec ma voix la plus douce possible en essayant d'y gommer toute la tension que je ressens. Je le rassure sur nos intentions, je reprends les arguments utilisés par sa mère. Il repart prendre son petit déjeuner.

Pendant notre échange de moins d'une minute, tout le monde s'est arrêté de parler et de travailler, pour nous regarder et nous écouter. Les policiers ont hoché la tête en voyant le "petit d'homme" partir la tête haute. Le père a hoché la tête. La mère, toujours en colère, m'a foudroyé du regard. Question de point de vue.

Avant de me relever, je perçois sous le plan de travail du bureau, un petit NAS qui est jusqu'à présent passé inaperçu à la fouille du bureau. J'ai pu le signaler à l'huissier qui l'a ajouté à ses notes, et a allongé ma liste des choses à analyser. Il n'était visible qu'accroupi devant le bureau. Question de point de vue.

--oOo--

Il y a plusieurs façons de réagir à cette anecdote :
- il y a le lecteur qui privilégiera le point de vue "intrusion dans la vie privée".
Le réflexe est alors de se mettre du côté de la famille, de se demander si c'est bien normal de pouvoir entrer chez les gens comme cela. La maison doit être sanctuarisée. C'est un point de vue que je partage aussi.

- il y a celui qui se demandera comment mieux planquer ses données.
Cacher ses données privées pour les protéger devrait être un réflexe chez tout le monde. Les solutions ne manquent pas: externalisation chez un tiers de confiance, répartition dans plusieurs pièces, chiffrement, etc. Les données privées doivent répondre à des niveaux d'accès contrôlés: le monde extérieur, les amis, les enfants, le conjoint... Et il faut bien sur prévoir le cas où le monde extérieur s'invite à l'intérieur. C'est mon point de vue.

- il y a celui qui se placera du côté de la loi, du côté de la force publique, du côté de la société, du côté des victimes de cet homme.
Cet homme est suspecté d'avoir commis des actes criminels odieux. Il est facile de le voir comme un monstre, comme un danger pour les autres. Et si c'était mes enfants qui avaient été les victimes de ses actes ? Je partage ce point de vue.

- il y a celui qui se placera du côté de l'expert.
Comment un homme de science réagit-il lorsqu'il est sorti de sa tour d'ivoire pour être plongé dans le quotidien d'un huissier, d'un policier ? Est-il formé, est-il prêt ? Doit-il assister en simple spectateur et refuser d'être acteur ? Doit-il tout accepter, ou tout laisser faire ? L'expérience de Milgram est passée par là...

- il y a le point du vue du policier, de l'huissier, du magistrat, de l'informaticien, de l'avocat, mais aussi du comptable, de l'instituteur, de l'ancienne victime, du politique, du médecin, de la secrétaire... J'écoute souvent ses points de vue lorsque je discute avec ces personnes. Je partage souvent leurs vues.

Prêter ses connaissances au service de la justice, c'est aussi remettre en cause ses positions, ses opinions, son point de vue. C'est faire du doute un élément de méthodologie scientifique. Les choses sont toujours plus compliquées qu'elles n'en ont l'air. Le café du commerce est un monde en noir et blanc sans nuances de gris ni couleurs.

Enfin, c'est mon point de vue.

Et le votre ?