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Rencontre avec le musicien Syrano, libre dans ses pratiques plus que par ses licences

lundi 6 janvier 2014 à 10:20

Lors de ma conférence « Mes romans ont choisi d’être libres » au Capitole du Libre de 2013, Jérémie Zimmermann a posé la première question, sous forme de provocation. En gros, il évoque le fait que la culture et l’art sont — fondamentalement — libres depuis toujours, quelles que soient les lois ou les licences.

Tout en croyant qu’il faut sortir de l’omnicopyright (qui a prouvé son inefficacité à nourrir les artistes ou à financer la création à proprement parler), je suis on ne peut plus d’accord avec Jérémy. La plupart des artistes que je connais et aime (comédiens, chanteuses, auteurs, compositrices, etc…) sont libristes sans le savoir.

Hier, j’ai assisté à une expérience d’art libre. De l’art libre sous monopole du copyright, créé sur un Mac, diffusé sur une appli web non open-source (Howl)… ça fait bizarre, hein ? Et pourtant.

Pendant plus de six heures, le chanteur-rappeur Syrano a créé une chanson devant et avec le public qui le suit (sur Facebook). Six heures à expliquer, demander, échanger, chercher, et partager son processus créatif sans la moindre restriction.

On a utilisé un Framapad pour suivre l’évolution des paroles, Wikipédia pour trouver des infos sur les bourreaux au moyen-âge, des banques de sons libres, etc. Et nous avons vu un couplet et un refrain se créer sous nos yeux ébahis et dans nos oreilles ébaubies. La première moitié du travail a été accomplie, et elle s’écoute ici :

—> L’extrait au format ogg

Pour les curieux et les intéressées, la deuxième partie de la chanson s’écrira en direct le vendredi 24 janvier, sur howl. Mais en attendant, Syrano a accepté de répondre à mes questions…

Interview de Syrano

SyranoHier, j’ai assisté à tes 6h30 de création en direct. La première question est évidente : comment va ta gorge ?

J’avoue que ça grattait sur la fin. J’anime souvent des ateliers d’écriture dans des écoles et je me fais la remarque : être prof et parler toute la journée doit être un supplice. En tous cas, je n’ai pas vraiment vu passer tout ce temps. C’était vraiment enrichissant pour moi.

J’ai vu que tu pensais pouvoir écrire l’intégralité de la chanson en une journée. A priori, expliquer et montrer ce que tu faisais t’a ralenti. Mais qu’est-ce que ça a apporté à la chanson ?

Je pense que oui, ça m’a ralenti, c’est clair. D’habitude, je suis capable de me plonger une demi-journée complète sur le morceau et il est plus ou moins fini (maquetté) au terme de ce temps-là. Je pense par contre que ça m’a amené un recul, même si c’était épuisant de faire l’aller-retour entre les écrans et ma feuille, les recherches de tout le monde sur les bourreaux et les idées de vocabulaire m’ont aguillé sans aucun doute.

Écrire une chanson en direct devant ton public et en échangeant tout le long, c’est un défi, non ? Pourquoi tu te l’es lancé ?

J’aime le défi et puis j’aime les expérience innovantes. Je trouve ça intéressant de proposer aussi du contenu nouveau à mon public via Internet. C’est une source intarrissable de possibilités et de créativité. Je crois qu’il faut s’en servir et tenter des choses. J’ai vu les gens échanger entre eux au bout d’un moment, contents d’assister à ce processus, à la naissance de cette chanson, et c’est un contact finalement très humain qui s’est créé.

Si on parle de manière pragmatique, les liens se sont resserrés autour de cette expérience et c’est bénef pour tout le monde. Je pense que le bouche à oreille est et reste le meilleur moyen pour un artiste de se faire un nom. Un « fan » convaincu est le meilleur attaché de presse qui soit. Et Internet n’est qu’une version moderne du bouche à oreille.

J’aime aussi le concept du site howl, cette proximité possible, et c’est un peu tout ça mélangé qui m’a poussé à proposer cette expérience. Concluante puisque nous réitérons.

Écrire, composer, c’est souvent quelque chose de très perso, limite égocentrique. Durant le processus, tu as été très à notre écoute, tout en maintenant le cap de la création en cours… C’était facile pour toi de trouver cet équilibre ?

Oui, je ne suis pas quelqu’un qui crée pour nourrir son ego, ce genre d’artistes d’ailleurs sont souvent des cons… L’égocentrisme, quelle perte de temps. Moi (comme d’autres), je crée par nécessité, parce que le monde me fait réagir, parce que je suis une éponge, un baromètre de mon époque, je suis scandalisé, éhonté… Je cherche certainement un écho chez les autres de ce que je pense. En tous cas, je mets tellement de moi que ça en devient impudique.

Quelqu’un a recoupé mes interviews et mes chansons et a réécrit ma vie sur ma page Wikipédia. Bluffant ! En tous cas, si on se prête au jeu, il faut y aller à fond ! Donc j’ai pris en compte ce que je trouvais de pertinent dans tout ce que vous disiez.

Tu utilises aussi le crowdfunding afin d’aider à financer ta participation au festival d’Avignon. Pourquoi passer par ce biais-là ?

Pour les mêmes raisons citées ci-dessus. Je suis aussi parrain d’une association à Madagascar (SPV-Felana dans la ville d’Antsirabe) et je fais souvent appel aux gens pour soutenir nos projets sur place. Chacune de mes ventes de disque est aussi sujette à une « ponction », je reverse une part de mes bénéfices à l’asso. Je me suis dis que la souscription sur Internet était un bon moyen d’avancer sur ce projet : la location d’un théâtre pour jouer mon nouveau spectacle au Festival d’Avignon 2014 !

J’ai découvert ton côté geek-friendly avec Bazinga!, le 1er extrait de ton cinquième album. Tu connais les licences libres ? Tu les utilises ?

Yes ! J’ai des potes qui sont Linuxiens de la première heure et qui m’ont montré. J’avoue ne pas être assez calé pour me défaire de la contrainte d’un logiciel de son pro comme protools sous mac. En tous cas, LibreOffice, je m’en sers constament et si je trouve un logiciel libre qui me va, je fonce. Par exemple, aussi, j’ai mis en Creative Commons le premier morceau de ma nouvelle formation hip-hop, « L’Ombre qui rappait » , et tout ce qui sortira sous ce nom sera en téléchargement libre.

Dans ton rap tu samples, remixes, invites et métisses parfois avec des musiques glanées aux quatre coins du globe. Comme tous les créateurs tu puises à toutes les sources culturelles disponibles. Cependant comme tu le sais ces pratiques artistiques libres sont de plus en plus combattues par les bénéficiaires du monopole du droit d’auteur. Qu’en penses-tu ?



C’est simple, pour moi, on ne combattra pas le libre échange sur le net. Si on le fait, c’est la mort du net et de son utilité. Il y aura toujours une option pour le peer to peer et pour le libre de s’exprimer. Ces gens veulent de la rentabilité, de la productivité, mais ils n’ont pas compris que ces idées sont inadaptables au Web… C’est un espace de liberté, peut-être le dernier sur la planète dans son côté « entier ».

Est-ce que cela entrave ta créativité ?



Non, pas du tout. je suis plutôt motivé par tout ça. J’échange d’ailleurs de manière plus libre maintenant qu’avant. Je me suis débarassé de mes producteurs pour être indépendant. J’essaie maintenant de trouver un chemin vers l’autonomie.

Tu penses quoi du monopole du droit d’auteur qui se bat de plus en plus violemment contre ces pratiques artistiques libres ?

J’en pense que j’ai mis mes albums en téléchargement libre à contre-sens de beaucoup d’artistes archaïques et tenus en laisse par les labels. Je me rends compte que les gens téléchargent, apprécient et viennent finalement aux concerts où ils m’achètent les albums physiques. C’est une démarche que j’adore. Elle permet aux publics de choisir. Clairement, bientôt, l’écart entre le monde du divertissement et l’art va se creuser, et les chanteurs de merde qui pourrissent les ondes et les têtes des gamins seront découragés par le nombre de téléchargements de leurs pseudo-albums à durée de vie limitée. Internet, c’est la sélection naturelle. Les meilleurs, les talentueux, ceux qui ont quelque chose à dire, resteront… Les autres… Ils peuvent retourner au karaoké.

Et, encore plus simplement, la musique est une émotion, elle est faite pour être ressentie, vécue, expérimentée et partagée…

Alors je ne vois pas pourquoi on garderait pour soi ses œuvres comme de vulgaires produits de consommation. Si vous êtes artistes, assumez !!! L’intermittence du spectacle ou les droits d’auteur ne sont que des boulets, un système qui professionnalise l’artiste et l’asservit forcément. Alors ne soyez pas des esclaves, ne tentez pas de plaire, soyez libres, exprimez des idées, créez… C’est tout ce qu’on attend de vous !!! Voilà :)

Un dernier mot ?



— Lutte


Syrano

Geektionnerd : GnuPG

vendredi 3 janvier 2014 à 17:58

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Source :

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)

Le partage de la culture sur Internet n'est pas une question d'argent

jeudi 2 janvier 2014 à 18:44

Vous n’êtes que des enfants gâtés qui ne veulent pas payer, nous dit l’industrie du copyright…

Un argument que ne veut vraiment plus entendre Rick Falkvinge, en comparant la situation à l’affaire de la taxe sur le thé de Boston qui déclencha la révolte des Amériques contre la domination anglaise au XVIIIe siècle.

Imbéciles ! Cela n’a jamais été une histoire d’argent : Similitudes entre les cauchemars du monopole du copyright et l’affaire de la taxe sur le thé de Boston

It Was Never About The Money, Stupid: The Similarities Between Copyright Monopoly Madness & Boston Tea Taxes

Rick Falkvinge - 29 décembres 2013 - TorrentFreak
(Traduction : sinma, Peekmo, Sylvain, eve, emchateau, goofy, brandelune, Jeey_PPMP, KoS, Asta, benjamin, Sky + anonymes)

« Vous n’êtes que des enfants gâtés qui ne veulent pas payer », nous dit l’industrie du copyright, voyant les citoyens partager culture et connaissance par Internet. « Vous n’êtes que des enfants gâtés qui ne veulent pas payer », disaient les Anglais aux révoltés du Boston Tea Party. Les mécanismes sous-jacents sont les mêmes.

À chaque nouvelle découverte, d’anciennes raretés deviennent abondantes et de nouvelles raretés apparaissent autour des nouvelles abondances. Quand les ménages ont été électrifiés, la réfrigération des aliments est devenue chose courante, l’industrie de la glace s’est retrouvée sans marché du jour au lendemain et les électriciens ont pris le devant de la scène. Quand les lampadaires électriques arrivèrent, la profession d’allumeur de réverbères devint obsolète et encore une fois, il fallait plus d’électriciens. Quand le courrier électronique arriva, les services postaux et les postiers sont devenus largement obsolètes mais les administrateurs systèmes étaient devenus nécessaires à la place.

Quand les ordinateurs et Internet nous permettent aujourd’hui de fabriquer nos propres copies de la culture et du savoir, c’est au tour de l’industrie du copyright — qui gardait un monopole sur ce genre de duplication, maintenant la rareté de la culture et du savoir — de devenir obsolète, et en face de cette nouvelle abondance de culture et de savoir, de nouvelles raretés apparurent. Par exemple, quand vous avez plus ou moins toute la musique du monde sur votre disque dur, il devient fatigant et laborieux de les classer pour écouter ce que vous voulez.

Quand le service de musique Pandora a été lancé, il fit exactement cela : il résolut la nouvelle rareté, la capacité à trier parmi l’abondance. Je suis le 110e abonné sur plus de 20 millions aujourd’hui (et j’ai aussi payé pour contourner la ridicule tentative de blocage de ce service aux États-Unis). Il est facile de le vérifier.

Ceci est remarquable car les pirates ne sont pas disposés à payer pour la culture et les services (de diffusion) des connaissances. Cependant, les pirates (et par les « pirates », je veux dire les 150 millions de jeunes américains, 250 millions d’européens, et environ la moitié des jeunes du reste de la population mondiale) ne sont pas disposés à payer pour des services obsolètes, telles que la duplication. Les pirates sont les utilisateurs de la première heure (NdT : early adopters).

Reprenons cela, car il s’agit de l’élément clé pour arrêter de répéter tel un perroquet la sentence inexacte du « je ne veux pas payer » à propos des personnes qui partagent joyeusement en ligne culture et savoir :



Les pirates sont des utilisateurs de la première heure, en avance sur leur temps. Si vous leur mettez quelque chose de nouveau et brillant entre les mains, ils vous jetteront de l’argent. Inversement, ils seront les premiers à identifier un marché dépassé et l’abandonneront. De plus, ils n’accepteront – jamais – les lois qui les enferment avec un service qu’ils n’ont pas demandé, surtout quand ils peuvent faire la même chose eux-mêmes pratiquement sans aucun effort, comme fabriquer leurs propres copies de films, musiques, jeux ou logiciels avec leur propre matière première et leur travail.

Évidemment, cela signifie que vous ne pouvez pas obliger moralement les pirates à payer pour la fabrication de leurs propres copies en utilisant leur propre travail et matériaux, même si la loi dit que vous avez le droit de les taxer et de leur imposer une amende pour le faire. Cela apparaît comme extrêmement lourd et répressif.

Cela s’est produit de nombreuses fois auparavant, et ces situations ont tendance à se résoudre de la même façon. L’une des plus célèbres occurrences est celle qui a abouti à la grande manif du thé sur les quais de Boston. Ceci est advenu en dépit du fait que ces gens ne semblaient pas avoir un problème en tant que tel sur le fait de payer l’impôt sur le thé, le problème n’était pas un problème financier, ça ne l’a jamais été.

Vous pouvez dénigrer les pirates en prétendant qu’ils sont avares, et probablement assez aisés pour payer s’ils le voulaient, comme on pouvait alors dénigrer les buveurs de thé de l’époque comme des salauds avares qui pouvaient très bien payer la taxe sur le thé d’Angleterre. Ce faisant, vous êtes complètement à côté de la plaque, en choisissant, de manière grotesque, de déformer les éléments du débat afin d’éviter d’être déstabilisé, quitte à rester ignorant.

« Mais le Boston Tea Party concernait la taxation sans représentation » (NdT : c’est-à-dire que les populations américaines étaient taxées par un pouvoir étranger, auquel elles n’avaient aucune part, alors que les Anglais avaient une représentation populaire au Parlement qui votait l’impôt), diraient certains. « Le problème du monopole du copyright est différent ! »

L’est-il vraiment ?

Vraiment ?

Regardons les faits dont on dispose. Les lois sur le monopole du copyright ont été construites pour bénéficier au public, et au public seul. Dans la constitution des États-Unis, le but du monopole du copyright est clairement décrit comme « la promotion du progrès des sciences, et des arts utiles ». Rien de plus, rien de moins.

C’est important de noter cela, comme le but du monopole (« droit exclusif ») n’est pas, et n’a jamais été, d’autoriser quiconque à faire de l’argent à partir d’une activité particulière. Son but n’a jamais été, notamment, d’autoriser quelqu’un à continuer à faire de l’argent de la manière dont il l’avait toujours fait, même lorsque la technologie a modifié le paysage et que leur offre n’ajoutait plus aucune valeur supplémentaire.

Le monopole du copyright est un équilibre, mais c’est un équilibre entre deux intérêts publics qui entrent en conflit : l’intérêt public dans la promotion des nouvelles sciences et arts, et le même intérêt public d’avoir accès à ces sciences et arts. Les industriels du copyright n’ont aucune légitimité dans cette réglementation.

C’est là que le problème commence. Car, lorsque nous regardons comment la réglementation sur le monopole du copyright a été écrite et réécrite durant les dernières décennies, elle a été entièrement adaptée aux souhaits d’une industrie obsolète d’intermédiaires, augmentant de plus en plus les peines en cas de contournement de leur impasse monopolistique. L’intérêt du public – le seul acteur légitime – n’est plus, et n’a pas été, du tout pris en compte. Dit simplement : le public n’a pas voix au chapitre.

Donc si une loi qui force les gens à payer quelque chose inutilement et involontairement n’est pas une taxe, alors qu’est-ce que c’est ?

Et si leurs intérêts ne sont pas représentés[1] dans cette législation… euh… ?

Cet argument peut apparaître comme ésotérique et étrange à ceux qui défendent le monopole du droit d’auteur mais je garantis deux choses à ces gens : premièrement, répéter comme un perroquet : « tout ce que vous voulez c’est ne pas payer » apparaît comme tout aussi étrange et éloigné de la réalité à ces entrepreneurs qui repoussent les limites, conscients de la technologie et de la société d’aujourd’hui. Et deuxièmement, le mot d’ordre « pas de taxe sans représentation » suite au Boston Tea Party devait sembler tout aussi étrange aux oreilles de l’élite autoproclamée de l’époque.

Je ne veux plus jamais entendre « vous ne voulez juste pas payer » de ma vie. Nous fabriquons nos propres copies de ce que nous observons directement avec notre travail et notre matériel, et nous avons tous les droits moraux, philosophiques, éthiques, économiques, et naturels de le faire. Nous rejetons le droit d’une industrie obsolète à décréter des taxes privées sur notre propre travail. Si vous voulez faire partie du futur, essayez au moins de prendre nettement plus de recul.

J’espère que le débat en 2014 sera légèrement plus élevé que depuis toutes ces années où je m’y suis impliqué (c’est-à-dire depuis 1987 environ). C’est à nous tous de forcer le débat dans le bon sens.

Notes

[1] NdT : Le terme représenté est en relation avec le principe de consentement à l’impôt affirmé par les Révolutions du 18e siècle).

Les programmeurs ne sont pas des branleurs !

samedi 28 décembre 2013 à 19:32

Le travail intellectuel des programmeurs souffrirait-il d’un manque de visibilité et de reconnaissance aux yeux d’une logique managériale qui cherche à mesurer le travail effectif avec des critères dépassés ? C’est ce que laisse entendre ce témoignage qui au détour d’une plaisante anecdote met l’accent sur un relatif malaise d’une profession qu’il est difficile de cerner de l’extérieur, et même de l’intérieur d’une entreprise.

Are Your Programmers Working Hard, Or Are They Lazy? article paru sur le blog de l’auteur

Traduction Framalang : sinma, goofy, KoS

Vos programmeurs travaillent-ils dur, ou sont-ils fainéants ?

par Mike Hadlow

Quand quelqu’un effectue une tâche physique, il est facile d’évaluer à quel point il travaille dur. Vous pouvez le voir physiquement en mouvement et en transpiration. Vous pouvez aussi voir le résultat de son travail : le mur de briques s’élève, le trou dans le sol devient plus profond. Reconnaître et récompenser un dur labeur est un instinct assez fondamental chez l’être humain, c’est l’une des raisons pour lesquelles nous trouvons les sports d’endurance si fascinants. Cette reconnaissance d’un dur travail physique devient un problème quand on l’applique à la gestion de personnes qui travaillent à des activités techniques ou créatives. Souvent, les travailleurs intellectuels efficaces n’ont pas l’air de travailler très dur.

En 2004, j’étais développeur junior dans une grande équipe qui s’occupait du système de fourniture et de facturation d’une entreprise de télévision par câble. Comme tous les grands systèmes, il était constitué de plusieurs unités relativement indépendantes dont s’occupaient des personnes ou des équipes différentes. Les départements de TV analogiques et numériques étaient presque entièrement séparés, pris en charge par des équipes différentes.

L’équipe de la TV analogique avait décidé de fonder son système autour d’une pré-version de Microsoft Biztalk. Quatre gars de chez nous et une équipe de Microsoft le développaient et le faisaient tourner en production. Ils avaient tous l’air de travailler très dur. On les voyait souvent travailler tard dans la nuit et pendant le weekend.

Chacun laissait tomber ce qu’il était en train de faire si un problème survenait en production, ils se réunissaient souvent autour du bureau d’un type, faisaient des suggestions pour régler ce qui n’allait pas, ou pour réparer quelque chose. L’activité était permanente, et tout le monde pouvait voir non seulement qu’il y avait un véritable esprit d’équipe, mais que tout le monde travaillait très très dur.

L’équipe chargée de la TV numérique était tout à fait différente. Le code avait été, en majorité, écrit par une seule personne que l’on appellera Dave. Il était développeur de maintenance junior dans l’équipe. Au départ, j’ai eu beaucoup de difficultés à comprendre le code. Au lieu d’une seule longue procédure dans un endroit précis où tout le travail se serait effectué, il y avait des tas de petites classes et méthodes avec seulement quelques lignes de code. Plusieurs collègues se plaignirent que Dave rendait les choses extrêmement compliquées. Mais Dave me prit sous son aile et me conseilla de lire quelques livres sur la programmation orientée objet. Il m’apprit les patrons de conception, les principes SOLID, et les tests unitaires. Le code commença alors à avoir du sens, et plus je travaillais dessus plus j’appréciais l’élégance de sa conception. Il ne posait pas de problème en phase de production, il ronronnait dans son coin et faisait le boulot. Il était assez facile d’opérer des modifications dans le code, du coup l’implémentation de nouvelles fonctionnalités se faisait souvent sans aucun problème. Les tests unitaires permettaient de trouver la plupart des bugs avant la mise en production.

Le résultat de tout cela est que nous n’avions pas l’air de travailler très dur du tout. Je rentrais chez moi à 18h30, je ne travaillais jamais pendant les weekends, nous ne passions pas des heures attroupés autour du bureau de quelqu’un d’autre pour deviner le problème avec un quelconque système planté en production. De l’extérieur, notre tâche devait sembler beaucoup plus facile que celle des gens de la TV analogique. En vérité, les exigences étaient très similaires, mais nous avions un logiciel mieux conçu et implémenté, et une meilleure infrastructure de développement, notamment les tests unitaires.

La direction fit savoir que des augmentations seraient accordées sur la base de nos performances. Quand ce fut mon tour de parler au directeur, il expliqua qu’il était normal que les augmentations soient accordées à ceux qui travaillaient vraiment dur, et que l’entreprise ne semblait pas importer beaucoup à notre équipe, au contraire de ces héros qui lui consacraient leurs soirées et leurs weekends.

photo par nic’s events - CC BY-SA 2.0

Cette entreprise était l’un des rares laboratoires où l’on pouvait comparer directement les effets d’une bonne ou d’une mauvaise conception logicielle et le comportement d’une équipe. La plupart des organisations ne permettent pas une telle comparaison. Il est très difficile de dire si ce type, transpirant sang et eau, travaillant tard les soirs et weekends, constamment sur la brèche, fait preuve d’une grande volonté pour faire fonctionner un système vraiment très complexe, ou s’il est simplement nul. Sauf si vous pouvez vous permettre d’avoir deux ou plusieurs équipes concurrentes travaillant à résoudre le même problème, mais bon, personne ne fait ça, on ne saura donc jamais. Et au contraire, le type assis dans son coin, travaillant de 9 heures à 17 heures et qui semble passer beaucoup de temps à lire sur internet ? Est-il très compétent pour écrire un code stable et fiable, ou son boulot est-il plus facile que celui des autres ? Pour l’observateur moyen, le premier travaille vraiment dur, pas le second. Travailler dur c’est bien, la paresse c’est mal, n’est-ce pas ?

Je dirais qu’avoir l’air de travailler dur est souvent un signe d’échec. Le développement logiciel est souvent mal fait dans un environnement sous pression et dans lequel on est souvent interrompu. Ce n’est généralement pas une bonne idée de travailler de longues heures. Quelquefois, la meilleure façon de résoudre un problème est d’arrêter d’y penser, d’aller prendre l’air, ou encore mieux, de prendre une bonne nuit de sommeil et de laisser faire notre subconscient. Un de mes livres favoris est « A Mathematician’s Apology » (traduit sous le titre L’apologie d’un mathématicien) par G. H. Hardy, un des mathématiciens anglais les plus importants du XXe siècle. Il y décrit sa routine : quelques heures de travail le matin suivies par un après-midi à regarder le cricket. Il dit qu’il est inutile et contre-productif d’effectuer un travail mental intensif plus de quatre heures par jour.

photo par sfllaw - CC BY-SA 2.0

J’aimerais dire aux manageurs de juger les gens en regardant leurs résultats, leurs logiciels qui tournent bien, et non en regardant si les programmeurs ont l’air de travailler dur. C’est contre-intuitif, mais il est sans doute préférable de ne pas vous assoir tout près de vos développeurs, vous pourrez ainsi avoir une meilleure idée de ce qu’ils ont produit, sans être affecté par des indicateurs conventionnels ou intuitifs. Le travail à distance est particulièrement bénéfique ; vous devez apprécier vos employés pour leur travail, plutôt que par la solution de facilité qui consiste à les regarder assis à leur bureau 8 heures par jour, martelant de façon lancinante sur leur IDE, ou se pressant autour du bureau des autres pour offrir des suggestions « utiles ».

Geektionnerd : Dépêches Melba XIV

vendredi 27 décembre 2013 à 14:39

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

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Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)