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L’open source avec des mots simples.

mardi 3 février 2015 à 19:30
Wrapped gifts, CC-BY Steven Depolo

Wrapped gifts, CC-BY Steven Depolo

Ah… il n’est pas si loin, le temps des réveillons et des repas de famille. Les retrouvailles, les dîners où l’on découvre sa belle-famille, les conversations qui défont et refont le monde… Seulement voilà, quand on travaille dans l’open source il est une question que l’on redoute particulièrement : « Mais dis-moi, ça consiste en quoi, ton travail, en fait ? »

Quelques fourchettes se posent, quelques nuques se tendent, l’oreille aux aguets. Il faut dire que, chez les Dupuis-Morizeau (notre sympathique famille-témoin qui a pris le relais des « Michus » depuis leur Normandie natale) l’open source relève de la charade…

On sait qu’il s’agit d’informatique. D’une informatique plutôt… « bien », comme ces légumes des AMAP qui ont meilleure presse que ceux des supermarchés. Mais… en quoi est-ce un métier ? Comment peut-on y gagner sa vie ? Est-ce réaliste dans notre monde où l’économie fait loi…?

Voici donc un petit guide pour expliquer le logiciel libre à votre belle-famille, lors de vos prochaines vacances.

Comment impressionner sa belle famille

L’open source pour les non-techniciens.

par Brian Proffitt.

Article original paru sur le blog de RedHat

Traduction Framalang : Simon, sinma, lamessen, McKael, goofy, niilos, nilux, Bussy, niilos, r0u, Tim, audionuma, r0u, Diab, et les anonymes…

En repensant à ces dernières vacances, je dois dire qu’au final, c’était plutôt détendu (ce n’est pas toujours acquis lorsque les proches font partie de l’équation.)

Cette année, j’ai passé Noël avec ma belle-famille et c’était la première fois qu’on se voyait vraiment depuis que j’ai commencé à travailler sur le projet oVirt. Tout ce que ma belle-famille savait était que j’avais obtenu un nouveau travail et que je voyageais beaucoup. Ce qui, naturellement, a suscité l’inévitable question : qu’est ce donc que je fais exactement ?

Difficile de répondre à cela aux gens en dehors du monde des TIC. Si je dis à un groupe de confrères, « je suis un animateur de communauté open source », je peux être raisonnablement sûr qu’ils auront au moins compris partiellement. Ils seront certainement encore à côté (de la plaque) dans leurs suppositions (« tu es un de ces hippies ? »), mais au moins on sera sur le terrain de la compréhension.

En-dehors des TIC, non seulement nous ne jouons pas dans la même cour de récré, mais il n’y a même pas une compréhension mutuelle des règles du jeu en cours.

Cette fois, c’est mon beau-père qui a posé la question. Je l’ai aidé à combattre les problèmes de sa machine Windows pendant des années, et il a retenu de nombreuses bonnes pratiques que j’ai essayé de lui transmettre (« ouvre ce genre de courriel et dis adieu à tes données » — ce genre de choses.) Pour expliquer l’open source en général, voilà ce que moi (ainsi que ma femme, par moments) je lui ai dit.

Imagine, ai-je commencé, que tous les logiciels qui tournent sur ton ordinateur sont comme une collection de livres dans une bibliothèque. Certains livres sont neufs, certains sont intéressants, certains ne le sont pas. Mais quels que soient leur sujet, ces livres ont un point commun : ce sont des livres. Ils sont comme ils sont, figés. Les mots inscrits sur les pages sont indélébiles, écrits par les auteurs et ils apparaîtront pour toujours comme ils ont été publiés.

Stockholm Public Library CC-BY Samantha Marx

Stockholm Public Library CC-BY Samantha Marx

De temps en temps, une nouvelle édition du livre peut paraître, en particulier si le livre est populaire. La nouvelle édition contiendra moins de coquilles et peut-être de l’information mise à jour. D’autres auteurs peuvent faire surface et écrire de nouveaux ouvrages, approfondis par rapport aux best-sellers, en complément. Mais tout au long de ce processus, ces livres sont figés à partir du moment où ils sont publiés.

C’est comme ça, disais-je, que la majorité des logiciels sur ton ordinateur fonctionnent. L’ordinateur peut les lire et les utiliser, mais personne, hormis les auteurs ou les éditeurs des logiciels, ne peut les changer.

Maintenant imagine le contenu de ces livres sur un support moins immuable. Par exemple une série de pages web. Le contenu commence de la même manière que pour les livres papiers, mais il est plus simple et plus rapide d’apporter des changements à ce contenu. Pas besoin de ré-imprimer le livre pour corriger « Appelez-moi Iggy ». Maintenant, ajoute à cela que comme tout peut être facilement modifié, tout le monde a le droit de lire un livre, et d’y apporter des changements. Et chacun de ces livres est gratuit.

C’est cela, lui disais-je, le logiciel open source. Il est installé tel quel, mais (si tu le souhaites), tu peux y apporter les modifications qui répondront à tes besoins. Un manuel rassemblant les instructions de réparation de tous les tracteurs au monde peut être réduit en un seul qui concerne seulement les tracteurs qui t’intéressent. Ou bien tu peux corriger toi-même toutes les fautes que tu trouveras dans le livre.

Puis vint l’inévitable question :

« Donc si tu donnes ces livres gratuitement, comment gagnes-tu de l’argent ? »

Eh bien, ai-je répondu, tu te rappelles les livres complémentaires que j’ai mentionnés ? Pense à eux comme des logiciels dont ton entreprise a besoin pour mener à bien son activité. Pour obtenir des logiciels meilleurs, plus efficaces, tu as besoin de les ajuster au logiciel libre de départ. Et ces ajustements, c’est là le plus important, demandent des compétences.

Knowledge experience narrative collaborative CC-BY Howard Lake

Knowledge experience narrative collaborative CC-BY Howard Lake

En effet, même si le logiciel est ouvert, il faut des compétences pour le modifier. De la même manière qu’il en faut pour écrire des livres. Si tu as ces compétences, alors c’est facile : récupérer le logiciel libre, y apporter ses modifications, et c’est parti. Mais ceux qui ont le plus de compétences et de connaissances sont, comme tu t’en doutes, les personnes qui ont écrit ce logiciel en premier lieu. Ainsi elles offriront leur aide à ceux qui en ont besoin. S’il s’agit d’entreprises commerciales, comme Red Hat, SUSE ou Canonical, elles monnaieront leur aide aux clients, ce qui générera un revenu.

Ça a semblé faire tilt.

« Donc toi tu écris les programmes ?»

— Non, étant donné que les gens de la communauté peuvent et vont le faire. Mon travail consiste à rendre le logiciel plus simple à utiliser (comment mieux lire le livre) et à écrire (en aidant à rassembler des procédures et des outils pour écrire des livres plus efficacement). Parce qu’on a besoin d’une certaine forme d’organisation. Donc je trouve des gens intéressés par l’évolution du logiciel et des gens qui trouvent un intérêt à utiliser ce logiciel. Et, comme il y a un intérêt commercial au logiciel, certains me rémunéreront pour faire ça.

De toute évidence, il y a des nuances que je n’ai pas approfondies, comme les licences permissives contre les licences restrictives, la gouvernance et les paramètres. Mais pour le moment, c’est là l’explication la plus efficace que j’ai utilisée pour illustrer l’idée d’open source et de la communauté. Dans cet esprit, n’hésitez pas à l’utiliser ou à l’améliorer.

 

Nouvelles recrues chez Framasoft

mardi 3 février 2015 à 17:54

Comme vous le savez sans doute, Framasoft à lancé en octobre 2014 une (ambitieuse) campagne « Dégooglisons Internet ».
Cette dernière vise à sensibiliser le public aux dangers d’un web chaque jour plus centralisé.

Faire ce que l’on dit…

Par ailleurs, nous cherchons à démontrer par l’exemple, en proposant à tous des services alternatifs libres dans les mois et années qui viennent.

Enfin, nous souhaitons aussi mettre en œuvre une démarche d’essaimage : il ne s’agit pas de remplacer Google par un autre acteur (Framasoft ou un autre), mais bien de donner à chacun la possibilité d’installer ces propres outils, avec des tutoriels clairs.

Il s’agit là d’un véritable défi pour l’association, notamment en termes techniques.

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Mêlée Dégooglisons CC-BY-SA Simon « Gee » Giraudot

… et dire ce que l’on fait.

En effet, en dehors des questions techniques, Une des faiblesses de Framasoft est de manquer de temps pour bien communiquer non seulement sur ses actions, mais aussi et surtout avec sa communauté.

Notamment, nous avons échoué à gérer l’afflux de nouveaux inscrits sur notre liste participer@framalistes.org, laissant de nombreux bénévoles tout frais, tout beaux, pleins d’énergie, sur une liste où nos membres manquaient cruellement de temps pour les accueillir.

Ce manque se fait d’autant plus sentir depuis qu’Alexis Kauffmann a quitté son poste de salarié (fin septembre 2014) pour créer et animer de nouveaux projets, notamment au travers du collectif Romaine Lubrique, qui vient d’organiser avec succès le premier Festival du Domaine Public.

Bienvenue à Pouhiou et Victor !

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Pouhiou, CC-0 Kaweii

Grâce à vos dons, nous avons pu embaucher une nouvelle recrue en janvier 2015.

L’association a fait le choix d’embaucher un « médiateur », en la personne de Pouhiou, que certains d’entre vous connaissent probablement pour son cycle romanesque des Noénautes (publiés chez Framabook) ou sa websérie pédagogique « Et mon cul, c’est du Pouhiou ? ».

Ses missions seront notamment de :

Pouhiou, sur un temps partiel et pour une année, vient donc renforcer l’équipe des permanents de Framasoft, composée de Pyg et JosephK, ainsi que de Victor, qui nous a rejoints lui aussi début janvier pour un stage de 3 mois consistant à redévelopper notre outil de gestion de dons.

Bienvenue !

Pour contacter l’équipe, une seule adresse : http://contact.framasoft.org

Sensibilité, fraternité, logiciel libre

lundi 2 février 2015 à 02:02

Le programmeur, et tout particulièrement celui qui se reconnaît dans les valeurs du Libre comme un hacker, est souvent perçu comme l’acteur d’une contre-culture. Il existerait un monde underground où une joyeuse bande de drôles de petits bonhommes (voir ce qu’en aurait dit Paracelse, ci-dessous) s’agiteraient autour de vaines activités plus ou moins gauchistes, idéalistes, utopistes, en tout cas très éloignées des préoccupations de ce bas-monde (du monde sensible, donc). Les assassinats terroristes subis en ce début de janvier 2015 ont montré qu’au contraire les libristes sont non seulement sensibles, mais mettent aussi à l’épreuve des faits les principes de liberté, d’égalité et de fraternité auxquels ils adhèrent.

Tel est le propos, tenu en profondeur par Véronique Bonnet, philosophe, dans le texte que nous publions aujourd’hui[1].

Sensibilité, fraternité, logiciel libre

(ou en quoi une tragique actualité récente en appelle plus que jamais aux valeurs de l’informatique libre)

Une tribune libre de Véronique Bonnet.

« Cerises d’amour aux robes pareilles », tendres proies, chairs à fusil… Abattues par une détermination glacée. La chanson Le Temps des cerises fut dédiée par Jean-Baptiste Clément, en 1871, à une infirmière courageuse, Louise, fusillée pendant la semaine sanglante. « Cerises d’amour aux robes pareilles, tombant sous la feuille en gouttes de sang […] J’aimerai toujours le temps des cerises, c’est de ce temps-là que je garde au cœur une plaie ouverte… ». Clément conjugue synergie citoyenne et sympathie, fruits qui se cueillent, eux aussi, en rêvant. Ni liberté ni égalité sans fraternité.

Toutes proportions gardées, eu égard à la gravité de cette actualité récente, rappelons la centralité, dans l’éthique du logiciel libre, de cette composante fraternelle. Soit de l’appartenance commune à l’humaine condition. Ces jours difficiles ne peuvent que nous donner l’énergie de persévérer dans cette sympathie, la synergie du ressenti, qui caractérise l’idéal du Free Software.

Dans sa déclinaison de la triade de la République, « liberté, égalité, fraternité », Richard Matthew Stallman, fondateur en 1983 du projet GNU, rappelle ce ciment de la communauté des utilisateurs. La fraternité n’y est pas la cinquième roue du carrosse mais l’horizon sensible qui anime l’esprit libriste, partageux. D’aucuns disent datalove, d’autres common data, d’autres encore Commons, patrimoine inaliénable de ce que l’ingéniosité humaine a pu produire de plus beau, lignes de codes, patrimoine intellectuel et esthétique.

La fondation de Richard Stallman, la Free Software Foundation, dont la petite sœur francophone est l’April (Association francophone de promotion et défense du logiciel libre), vise à protéger l’informatique d’appropriations privatrices, et prend toutes dispositions pour laisser à l’utilisateur sa sensibilité cosmopolitique et les moyens informatiques de ses aspirations au partage. Eben Moglen, juriste décisif, concepteur de la GNU GPL, archétype des « gauche d’auteur », côté cœur, a œuvré pour la cause de l’inaliénable.

Rappelons quelques paroles de la chanson du logiciel libre, la Free Software Song, de Richard Stallman lui-même, filk musical, ou copie reconfigurée, d’une chanson bulgare, qui mettent au premier plan le voisin, le prochain :

Join us now to share the software,
and you’ll be free, hackers, you’ll be free […]
Hoarders can get piles of money,
That is true, hackers, that is true.
But they cannot help their neighbors;
That’s not good, hackers, that’s not good.

[« Rejoins-nous pour partager les logiciels, et vous serez libres, hackers, vous serez libres […] Les affairistes peuvent gagner des tas d’argent, c’est vrai, hackers, c’est vrai. Mais ils ne peuvent pas aider leurs voisins ; et c’est pas bon, hackers, c’est pas bon. »]

En ce début de XXIe siècle, les pratiques informatiques peuvent-elles faire l’économie de la fraternité ? Au nom d’un rêve d’autosuffisance, d’auto-fécondité, qui croirait pouvoir se passer de sensibilité ?

L’informatique se présente initialement comme une entreprise audacieuse de mécanisation des opérations de l’être parlant, l’humain. Cherchant à implémenter dans les scripts, les lignes de commande, des instructions mimant les rouages de l’intellect. Sans jamais rencontrer la confusion d’une incarnation. Évacuer le sensible de l’informatique, au seul profit de l’intelligible ? Abstraire, certes, aller du vécu au pensé, pour coder. Mais réintégrer la chair du monde, et de ceux qui l’habitent, pour laisser étudier le code, le copier, l’améliorer, le partager.

Philippe Breton, dans son Histoire de l’informatique[2], souligne déjà l’un des traits de l’évitement de la différence, à travers une symbolique sexuelle qu’il relie au Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, et fait remonter à Paracelse : celle de l’économie du féminin, soit, dans des conceptions anté-génétiques, la mise entre parenthèses de l’être pourvoyeur de matière. Pour laisser le champ libre au masculin, être pourvoyeur de formes. Et en faire un programmeur de code, de chaînes abstraites suffisamment complexes pour se reconfigurer elles-mêmes, comme le ferait un vivant. Il fait remonter ce rêve à Paracelse, et à sa théorie des « homoncules », soit des petits humains.

Philippe Breton écrit, p. 35 de son ouvrage : « Les homoncules de Paracelse constituent une tentative intéressante pour constituer des répliques de l’homme sans avoir recours à un utérus féminin. Ces nains monstrueux employés comme agents puissants et connaissant des choses secrètes qu’autrement les hommes ne pourraient pas savoir (conformément au thème de l’imperfection de l’homme) sont formés à partir de sperme et de sang selon l’ancienne croyance (Aristote et Pline, par exemple). Leur fabrication était liée à la théorie spermiste de la préformation qui supposait que toute l’espèce humaine était préformée dans les reins du premier homme et dans les ovaires de la première femme. Le projet de se passer des femmes comme génitrices n’est sans doute pas étranger à toutes les tentatives ultérieures de créer des « intelligences artificielles. »

Nous pourrions compléter cette piste ouverte par Philippe Breton en indiquant que lorsque Mary Shelley écrit, au bord du lac Léman, son Frankenstein, elle est inspirée par les lectures et conversations sur le galvanisme, dispositif dont on espère qu’il ravive. Usage de l’éclair dont elle va imaginer qu’il mette en vie, qu’il érige en organisme homogène des éléments hétérogènes. Ces élaborations sont perpétrées par un cercle d’intellectuels qui compte alors lord Byron. Ce dernier aura pour fille… une certaine Ada, bien connue de la communauté de programmeurs sous son nom d’épouse, Ada Lovelace, mathématicienne, considérée comme la première programmeuse, pour avoir rédigé un algorithme permettant de faire exécuter un calcul des nombres de Bernoulli par la machine analytique de Charles Babbage. Penser alors l’engendrement de l’intelligence artificielle comme formalisme univoque ? Dans l’évitement et du féminin et de la dimension de l’être symboliquement associée au féminin, depuis Aristote, qui s’appelle la sensibilité ?

Il est intéressant qu’une femme écrivain, Mary Shelley, démiurge à sa manière, créatrice autarcique, dans son Frankenstein, représente un homme, le Docteur Frankenstein, donnant vie, par l’énergie de la foudre, à un composé d’hommes, sa créature, pour laquelle il ne parviendra pas à éprouver de sentiment paternel, d’où la suite. Et qu’une mathématicienne, Ada, fille de mathématicienne, Anabella, celle-là même que Lord Byron appelait « la princesse des parallélogrammes », aille plus loin que Babbage lui-même dans la pratique de l’abstraction. L’informatique va-t-elle jusqu’à revendiquer un formalisme désincarné, en plus de neutraliser les aspérités sensibles des langues dans le code ?

Le Libre, l’informatique qui « rend sensible au cœur » l’inaliénabilité des outils logiciels et des créations qu’ils permettent, remet l’humain au centre, dans toutes ses dimensions, contre la brutalité abstraite de ce qui le nie. Douceur, l’autre soir, du dessin de Gee. Chaleur d’une communauté libriste, qui ne fait jamais humanité à part.


[1] En réalité Véronique Bonnet nous a proposé son texte voilà plus d’une semaine. Or Framasoft a connu de grosses difficultés avec les serveurs qui hébergent nos sites et services, ce qui explique ce retard. Nous tenons à nous en excuser ici une nouvelle fois.

[2] Philippe Breton, Histoire de l’informatique, Paris : Seuil, 1990.


Image de l’en-tête : What is art?, par Steve Jurvetson (Licence CC-By).

La liberté d’expression dépend de nous

vendredi 16 janvier 2015 à 19:17

Nous avons choisi aujourd’hui de donner un écho à l’article publié sur son blog par Thierry Crouzet (en savoir plus sur ce geek polygraphe né avant le Minitel). Comme d’autres, avec moins d’acrimonie toutefois, il pointe les limites de nos protestations. Mais il a le mérite de proposer quelques actions concrètes que nous pouvons entreprendre demain matin.

Certains, très remontés contre l’étranglement en cours des libertés numériques, trouveront peut-être ses suggestions trop timorées ou idéalistes… mais la nécessaire réactivité n’empêche pas d’opérer un examen critique de nos propres habitudes sur le Net : défendons-nous la liberté d’expression par notre écoute complaisante des voix dominantes, la somnolence de notre esprit de discernement, la maigreur de notre créativité en ligne au regard de notre consommation démesurée de contenus, notre fréquente incuriosité et notre si rapide lassitude ? — autant de critiques en creux dans la liste des recommandations que vous allez lire.

Lorsqu’il nous enjoint de modifier nos comportements pour réaliser la liberté d’expression, Thierry Crouzet n’est pas loin d’écrire en moraliste. 

Les commentaires sont temporairement ouverts et modérés.

Comment défendre la liberté d’expression sur le Net et ailleurs

Une tribune libre de Thierry Crouzet

C’est bien beau de descendre dans la rue au nom, entre autres, de la liberté d’expression, mais croyez-vous que nous serons demain plus libres de nous exprimer après la démonstration d’unité nationale du 11 janvier 2015 ?

Extase collective. Grande communion. Nécessaire décharge émotionnelle. Vos intentions diverses auront été incapables de défendre ce qui était au cœur du problème, à son origine, le droit de s’exprimer librement sans encourir la peine de mort, l’emprisonnement, les coups de bâton ou la simple censure.

Une nation n’est pas la somme de ses individus, elle est elle-même et possède une volonté propre, celle de se perpétuer. Elle n’existe que par une sorte d’autopoïèse, l’enfermement de ses atomes dans un corps où leur individualité a bien peu d’importance.

La nation exige le contrôle et la liberté d’expression s’oppose au contrôle. Elle est désordre et complexification.

Manifester par millions, s’affirmer comme nation est d’une certaine manière incompatible avec la volonté de maintenir et de développer la liberté d’expression, c’est-à-dire une gigantesque diversité qu’ensevelit le mouvement unitaire d’un jour. Une fois la nation révélée plus puissante que la plupart ne le pensait, ses porte-garants s’en trouvent ragaillardis, leur volonté redouble de maintenir l’entité étrange dont ils sont le fer de lance. Ils n’auront d’autres fins que renforcer sa carapace, que réduire son désordre, que limiter sa complexité, que s’opposer à la liberté d’expression.

Plus une nation est puissante moins on y est libre.

Il est déjà question de serrer la vis sur Internet, d’imposer aux hébergeurs une validation a priori des contenus. Comme nous sommes désormais tous producteurs de textes, photos, vidéos, il faudrait mettre derrière chacun de nous un contrôleur. Vous voyez bien l’absurdité. Finis Facebook, Twitter, les plateformes de blogs… Ces services ne peuvent disposer d’autant de salariés que d’utilisateurs.

Comme l’a démontré Valentin Turchin, un système de supervision pour être efficace doit maintenir un niveau de complexité au moins égal à celui du système à contrôler. Pour contrôler une foule sur le Net, il faut une autre foule, à moins de limiter les pouvoirs de la foule, de lui interdire de s’exprimer librement.

Le contrôle a priori du Net est donc tout simplement impossible à moins de réduire drastiquement le nombre des gens qui ont le droit de s’exprimer.

Dans un monde libre, seule la vigilance de chacun préserve la liberté de tous.

Alors au travail. Et un point de logique maintenant. Notre temps d’attention est limité. Nous ne pouvons pas aujourd’hui écouter, lire, voir plus de contenus que dix ou vingt ans plus tôt, à moins de rester rivé à nos écrans et de renoncer à toute action sur le monde. Si on mesure l’audience en heures d’écoute par individu, elle s’accroît sans doute, mais pas dramatiquement avec la technologie. Notre bande passante en input n’augmente guère.

Si je m’exprime sans que personne ne m’écoute, suis-je réellement libre de m’exprimer ? Oui et non. La liberté d’expression ne peut progresser que si les voix dissidentes ont une chance de se faire entendre, que si le désordre s’accroît dans la nation. Si tout le monde est libre de s’exprimer mais si tout le monde écoute uniquement les médias dominants, la liberté d’expression est bel et bien en danger.

Pour défendre la liberté d’expression, il ne nous suffit donc pas de manifester, de crier notre mépris de la censure et des lois de type Patriot Act. Nous devons diversifier nos sources d’information, de réflexion, de critiques. Nous n’avons pas le droit de nous offusquer de la censure si, au fond, elle n’affecte pas ce que nous lisons et si nous-mêmes sommes des censeurs involontaires.

Se lever pour la liberté d’expression, c’est une bonne intention qui doit se doubler d’un plan d’action concret. Il s’agit de dépenser autrement notre temps d’attention. Plutôt que de le concentrer sur quelques sources quasi officielles, nous devons le répartir entre un plus grand nombre de sources.

  1. S’imposer tous les jours de lire au moins une source nouvelle.
  2. Pousser sur les réseaux sociaux des articles issus des voix indépendantes, par rapport à celle des grands médias.
  3. Ne plus suivre les grands médias qu’avec parcimonie.
  4. Ne pas se focaliser sur la voix de la nation et de ses alliés.
  5. Devenir une voix, participer à la biodiversité.

La liberté d’expression dépend de l’usage que chacun fait de sa liberté d’écouter, de lire, de voir… C’est nous-mêmes qui la mettons en danger par notre fainéantise.

PS : Au moment où la nation se trouve renforcée, les grands journaux voient leur audience augmenter, signe déjà d’une recentralisation de l’audience, signe que de nombreuses autres voix parlent dans le vide.

soleilCrouzet.png

Où est Charlie maintenant ? Tout là-bas dans le bleu.

Billet et image (cc) by-nc-sa, 2005-2015, Thierry Crouzet

Des lois européennes pour renforcer la surveillance de masse ?

vendredi 16 janvier 2015 à 05:50

Parmi les articles qui soulignent l’importance de ne pas sacrifier notre liberté de communication et d’expression par Internet à une illusoire sécurité, nous vous invitons aujourd’hui à prendre un peu de champ en adoptant le point de vue d’un juriste britannique.

Steve Peers se positionne sur le principe, et pas seulement sous l’effet d’une émotion ou d’une vision partisane franco-centrée. Il est assez bon connaisseur des institutions européennes pour savoir que l’arsenal des procédures légales en ce qui concerne la recherche et la transmission des informations est déjà suffisant dans la communauté européenne — et bien sûr la France n’est pas en reste.

C’est un professeur de droit de l’Université de l’Essex qui nous le dit : davantage de lois anti-terroristes en Europe, c’est une erreur dictée par la panique !

L’Europe a-t-elle vraiment besoin de nouvelles lois anti-terroristes ?

par Steve Peers

source : Does the EU need more anti-terrorist legislation?

Traduction Framalang : Framatophe, nilux, goofy, niilos, r0u, Asta, peupleLà, Diab, Jane Doe, lamessen

stevePeers.pngÀ la suite des attentats épouvantables subis par Paris il y a quelques jours, il n’aura fallu que 24 heures à la Commission européenne pour déclarer qu’elle allait proposer une nouvelle série de mesures anti-terroristes pour l’Union européenne dans un délai d’un mois. On ne sait pas encore quel sera le contenu de ces lois ; mais l’idée même d’une nouvelle législation est une grave erreur.

Bien entendu, il était légitime que les institutions européennes expriment leur sympathie pour les victimes des attentats et leur solidarité pour tout ce qui relève de la défense de la liberté d’expression. De même, il ne serait pas problématique de recourir si nécessaire aux lois anti-terroristes qui existent déjà de l’Union européenne, afin par exemple de pouvoir livrer les suspects de ce crime sur la base d’un mandat d’arrêt européen (MAE), au cas où ils fuiraient vers un autre État membre. La question est plutôt de savoir si l’Union européenne a vraiment besoin de davantage de lois dans ce domaine.

En effet, l’UE a déjà réagi à des actes de terrorisme antérieurs, d’abord à l’occasion du 11 septembre puis au moment des atroces attentats de Madrid et de Londres en 2004 et 2005. Le résultat en est un vaste corpus de lois anti-terroristes, répertoriées ici dans le projet SECILE. Il comprend non seulement des mesures ciblant spécifiquement le terrorisme (comme les mesures de droit pénal adoptées en 2002 et modifiées en 2008), mais aussi de nombreuses autres mesures qui facilitent la coopération pour tout ce qui concerne tant le terrorisme que les infractions pénales, telles que, par exemple, le mandat d’arrêt européen, les lois sur l’échange d’informations entre les polices, la transmission des indices et preuves par-delà les frontières, etc.

En outre, sont déjà discutées des propositions qui s’appliqueraient entre autres aux questions de terrorisme, comme une nouvelle législation pour Europol, les services de renseignement de l’UE (voir ici pour la discussion) ou un projet de loi de l’UE visant à faciliter la transmission des données nominales des passagers de transports aériens (Passenger Name Record, dont l’acronyme PNR est utilisé plus loin dans ce billet).

Alors quelles sont les nouvelles lois que va probablement proposer la Commission ? Elle peut suggérer une nouvelle version de la directive sur la rétention des données, dont la précédente version avait été invalidée au printemps dernier [1] par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans son jugement sur les droits numériques (en discussion ici). Les autres idées débattues, selon des documents qui ont été divulgués (voir ici et ), concernent de nouvelles lois visant à renforcer les contrôles obligatoires aux frontières.

Est-ce que ces lois sont véritablement nécessaires ? Les États membres peuvent déjà adopter des lois sur la rétention des données de communication, conformément à la directive de l’UE concernant la protection de la vie privée sur Internet. Comme l’a confirmé le service juridique du parlement européen (voir son avis ici), si les États membres adoptent de telles mesures, ils seront soumis aux contraintes de l’arrêt sur les droits numériques, qui interdit la surveillance de masse menée en l’absence de garde-fous pour protéger la vie privée. De même, les États membres sont libres d’établir leur propre système de PNR, en l’absence de toute mesure à l’échelle de l’UE (en-dehors des traités PNR entre l’UE et les États-Unis, le Canada et l’Australie). La question de savoir si la surveillance de masse est compatible, en tant que telle, avec les droits de l’Homme a déjà été soumise à la CJUE par le Parlement européen, qui a demandé à la Cour de se prononcer sur cette question dans le contexte du traité PNR UE/Canada (en discussion ici).

Il serait possible d’adopter de nouvelles lois imposant un contrôle systématique des frontières dans certains cas. En pratique, cela signifierait probablement des contrôles ciblant les musulmans revenant d’endroits comme la Syrie. On peut se demander si poser des questions détaillées supplémentaires aux frontières extérieures serait, en soi, un moyen d’empêcher le terrorisme. Après tout, suite aux attentats de Paris, il a malheureusement été démontré qu’il était impossible d’empêcher une attaque terroriste malgré une législation anti-terroriste développée sur le papier et malgré la présence de gardes du corps pour protéger les collaborateurs d’une personne identifiée comme une cible des terroristes.

Il est également question de principe ici. Les attentats de Paris étaient directement dirigés contre la liberté d’expression : c’est le fondement d’une démocratie avancée. Bien sûr, il faudra intensifier les efforts pour empêcher ces situations de se reproduire ; mais les lois existantes permettent déjà la collecte et le partage de renseignements ciblés. La réponse immédiate de la Commission a une odeur nauséabonde de panique. Et l’attaque directe des principes fondamentaux de la démocratie dont a été victime Paris ne devrait pas servir de prétexte à de nouvelles attaques contre d’autres libertés civiles fondamentales.

Des articles sur le même thème :

Note

[1] Voir le communiqué de presse en français sous ce lien