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Je suis un « cyberterroriste » : j’ai piraté le compte Twitter de Pascale Clark

lundi 22 septembre 2014 à 15:28

visuterretitreSous couvert de lutte contre les (cyber)djihadistes opérant en Libye et en Syrie, le projet de loi "renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme" veut (notamment, mais considérablement) étendre les pouvoirs d'investigation, de mise sur écoute et de sanction en matière de (cyber)police judiciaire (voir "Une entreprise de terrorisme médiatique (notamment)").

Giv Anquetil, que j'avais rencontré du temps où il travaillait avec Daniel Mermet pour feu "Là-bas si j'y suis" (Mermet a depuis décidé de rebondir sur la Toile), m'a convié à en causer dans "Comme un bruit qui court" (@commeunbruit sur Twitter), un magazine qui veut donner la parole aux "maquisards de la pensée contemporaine", diffusé le samedi de 16 à 17h sur France Inter.

On a cherché un studio d'enregistrement libre, doté d'une connexion à Internet, Giv m'a installé devant un ordinateur et là, patatras, Giv et moi sommes devenus, en quelques secondes, et sans même nous en rendre compte, des "pirates informatiques", pire : en vertu de ce projet de loi "renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme", nous sommes devenus des "cyberterroristes".

"Je peux écrire que j'ai piraté le compte de Pascale Clark ?"

Non content de m'obliger à utiliser un ordinateur proposant par défaut le navigateur Internet Explorer (moi qui n'utilise que des logiciels libres), j'ai en effet découvert, en me rendant sur la page d'accueil de Twitter, que l'identifiant et le mot de passe du compte @AliveFI, la nouvelle émission "live" de Pascale Clark sur France Inter, était pré-enregistrés dans le navigateur.

Et j'ai cliqué sur le bouton "se connecter", sans vraiment réaliser la portée de ce que nous étions en train de faire :

"Moi : Je peux écrire que j'ai piraté le compte de Pascale Clark ? Non, je vais pas faire ça, mais je pourrais...
Giv : Ben tu sais quoi ? On va ajouter ton compte dans les abonnements. Comme ça ils seront abonnés à toi..."

La preuve : dans l'émission, diffusée samedi dernier sur France Inter, Giv a révélé cet échange, et donc que nous avions "piraté" le compte Twitter de Pascale Clark:

Or, l'Article 323-1 du Code pénal punit de 2 ans de prison et de 30 000 euros d'amendes "le fait d'accéder ou de se maintenir, frauduleusement, dans tout ou partie d'un système de traitement automatisé de données". J'ai de la chance : le projet de loi "renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme", adopté à l'Assemblée, prévoit de multiplier l'amende par 3,333, et de la porter à 100 000€.

Le fait d'accéder, frauduleusement, au compte Twitter de l'émission de Pascale Clark est une chose; le fait d'avoir abonné @AliveFI à mon propre compte twitter (@manhack) en est une autre.

L'article 323-3 du Code pénal précise en effet que "le fait d'introduire frauduleusement des données dans un système de traitement automatisé ou de supprimer ou de modifier frauduleusement les données qu'il contient est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende". Là aussi, j'ai de la chance : le projet de loi "renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme" prévoit de multiplier l'amende par 6,666, et de la porter à 500 000€.

Je suis un "cyberterroriste" (& Giv aussi)

France Inter est un service public. Or, le code pénal prévoit que "lorsque cette infraction a été commise à l'encontre d'un système de traitement automatisé de données à caractère personnel mis en œuvre par l'Etat, la peine est portée à cinq ans d'emprisonnement et à 75 000 € d'amende" en vertu de l'article 323-1, et "à sept ans d'emprisonnement et à 100 000 € d'amende" en vertu de l'article 323-3.

Giv et moi avons décidément beaucoup de chances : le projet de loi "renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme" veut rajouter un nouvel article dans le code pénal, afin de lutter contre le "cyberterrorisme" :

« Art. 323-4-1. – Lorsque les infractions prévues aux articles 323-1 à 323-3-1 ont été commises en bande organisée et à l’encontre d’un système de traitement automatisé de données à caractère personnel mis en œuvre par l’État, la peine est portée à dix ans d’emprisonnement et à 1 000 000 € d’amende. »

A en croire le texte adopté la semaine passée à l'Assemblée -et qui doit encore être discuté au Sénat-, ce que Giv et moi avons fait, "en bande organisée", relèverait du "(cyber)terrorisme", serait passible de 10 ans de prison, et d'1M€ d'amende.

"La loi est la même pour tous"... #oupas

Nul doute que la Justice sera clémente... ou pas : les deux amendements visant à exclure "les simples actions de « sit-in » informatique de militants souhaitant bloquer temporairement l’accès à un site, sans destruction ni extraction des données", comme on l'a vu avec certains actions d'#Anonymous, ont été repoussés par le gouvernement :

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Quand bien même une personne morale ou physique s’introduirait ou se maintiendrait dans un système de traitement automatisé de données à des fins pacifiques et de manière non-violente, dans le but d’exprimer une opinion, la fraude est nécessairement constituée (...).

Le législateur ne saurait exonérer a priori de sa responsabilité pénale telle ou telle personne, en fonction de la légitimité supposée de ses intentions, au risque de rompre l’égalité des citoyens devant l’application de la loi pénale : la loi est la même pour tous, qu’elle protège ou qu’elle punisse.

M. Pietrasanta reconnaît certes que le "jugement a la possibilité de tenir compte des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur, ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale, conformément au principe d’individualisation des peines", et je ne doute pas que Giv et moi ne serions pas condamnés à 10 ans de prison et 1M€ d'amende pour avoir cliqué sur le bouton (pré-enregistré) "se connecter" du Twitter de Pascale Clark, mais quid de ces #Anonymous qui participent à des cyber-sit-ins, quid de ces hackers citoyens qui accèdent à des documents sensibles censés être protégés, mais qui le sont d'autant moins qu'on y accède via Google (voir aussi CONFIDENTIEL — NE PAS DIFFUSER SUR INTERNET) ?

Le Sénat fera-t-il de moi un (cyber)terroriste ?

Je ne comprends pas le rapport entre cette drastique aggravation des peines en matière d'atteintes aux systèmes de traitement automatisé de données (STAD, le terme juridique officiel désignant les actions de "piratage informatique") et la lutte contre les (cyber)djihadistes opérant en Irak et en Syrie, qui motivent pourtant l'adoption, en urgence, de ce projet de loi.

L'étude d'impact associée à ce projet de loi rappelle qu'"en 2012, 182 infractions de cette nature avaient donné lieu à condamnation", contre 111 en 2008. Si cette "hausse d’environ 60 % en valeur absolue" peut paraître "significative", l'examen des condamnations montre que "les infractions le plus souvent associées aux STAD sont les faux et les escroqueries", et qu'en 2008, "41 % des condamnations donnaient lieu au prononcé d’une peine d’emprisonnement avec ou sursis", contre 56 % en 2012, et que, "lorsqu'une peine d’emprisonnement ferme est prononcée, le quantum moyen se situe selon les années entre 18 et 24 mois"...

La loi prévoit d'ores et déjà -et depuis des années- que lorsque une atteinte STAD a été commise "à l'encontre d'un système de traitement automatisé de données à caractère personnel mis en œuvre par l'Etat", la peine est de 5 à 7 ans de prison, et de 75 à 100 000€ d'amende. Concrètement, ça changera quoi, de la porter à 10 ans de prison, et à 1M€ d'amende ?

Le gouvernement, et les parlementaires (de la majorité comme de l'opposition), pensent vraiment -sincèrement- que cela permettra de mieux lutter contre le (cyber)terrorisme ?

Cette façon (cyber)opportuniste d'instrumentaliser le terrorisme pour (une fois de plus) diaboliser Internet ne peut que contribuer, a contrario, à faire le jeu de tous ceux qui ne font plus confiance dans nos institutions : je suis consterné de voir que, sur Twitter notamment, nombreux sont ceux qui crient (limite paranos) à la "démocrature", entre autres manifestations de défiance voire de dégoût face à ce projet de loi coup de com'.

Pascale Clark & France Inter ne porteront probablement pas plainte contre moi & Giv. Il n'empêche : à en croire le projet de loi "renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme", adopté par l'Assemblée, et qui va donc prochainement être discuté au Sénat, nous avons commis un acte "cyberterroriste", "en bande organisée", pour avoir cliqué un bouton. Ce qui ne plaide pas, ce me semble, en faveur de ce projet de loi, en l'état.

Voir aussi :
La NSA n’espionne pas tant la France que ça
Pour la CNIL, 18% des Français sont « suspects »
« Sur Internet, on est tous pirates, et ça c’est bien »
Une entreprise de terrorisme médiatique (notamment)
CONFIDENTIEL — NE PAS DIFFUSER SUR INTERNET

« Sur Internet, on est tous pirates, et ça c’est bien »

vendredi 19 septembre 2014 à 16:33

traces26_revuesdotorg-small280Quand j'étais chargé de sensibiliser les étudiants d'e-juristes.org, le Master 2 Professionnel spécialité « droit des nouvelles technologies et société de l’information » de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (Paris X), qui "vise à former des spécialistes sur les questions juridiques posées par les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC)", je prenais un malin plaisir à commencer mes cours en leur demandant :

« Qui n'a jamais "piraté" un logiciel, film, série ou fichier .mp3 -sans le payer ? »

Et personne ne levait le doigt -à l'exception (notable) du gendarme commis d'office-, ce qui me permettait de leur lancer un "Bienvenue sur Internet ! Ou pourquoi, et comment, on a là un problème avec la loi, et la notion de "droit"...".

Lauréate du 5ème Prix de thèse Informatique et Libertés -décerné par la CNIL- pour ses travaux sur les architectures pair-à-pair (P2P), membre de la Commission de "réflexion sur le droit et les libertés à l'âge du numérique" récemment créée à l'Assemblée nationale, Francesca Musiani (@franmusiani sur Twitter) m'avait interviewé il y a quelques mois.

Pirater, le nouvel opus de la revue Tracés de recherche en sciences humaines et sociales, a publié ladite interview... mais en accès payant.

Au vu du sujet, et de ce que j'avais pu expliquer à Francesca, je ne pouvais que mettre en ligne la version "brute de décoffrage" de ladite interview, enregistrée le 26 novembre 2013 (sachant par ailleurs qu'au vu des révélations Snowden, certaines de mes réponses auraient probablement été différentes depuis) :

« Sur Internet, on est tous pirates, et ça c’est bien »

A l’aune des révélations d’Edward Snowden sur les pratiques de surveillance mises en œuvre par les services de renseignement américains – pratiques illégales pour la loi américaine elle-même – les questions de cyber-conflit et de cyber-surveillance n’ont jamais été autant d’actualité. Les technologies de l’information et de la communication, Internet en tout premier lieu, sont de plus en plus utilisées à des fins économiques et militaires - du vol de données stratégiques aux détournements de systèmes industriels. La montée en puissance de l’espionnage, du traquage et de la surveillance numériques, de manière de plus en plus pervasive, est dévoilée non seulement par les récentes révélations Snowden ou par les activités de WikiLeaks, mais par la construction et l’organisation d’un marché des technologies et des équipements de surveillance qui est de plus en plus répandu et lucratif.

Dans ce contexte, le terme “piratage” acquiert des nouvelles facettes: si d’un côté, l’une des réponses des internautes et citoyens à ces pratiques de surveillance massive est celui de fabriquer, « bidouiller », voire détourner ou pirater des artefacts techniques pour sécuriser leurs connexions Internet et empêcher des tiers d’accéder à leurs données, il est aussi question de se rappeler à quel point le développement des techniques de surveillance et de déchiffrage a été un puissant vecteur de développement de l’informatique dans une perspective de “bien commun”.

Enfin, pour comprendre le phénomène du piratage à l’ère numérique, ses définitions, ses cadrages, ses réconfigurations, il est important de comprendre à quel point les pratiques qui ont été qualifiées comme “pirates” par tel ou tel autre acteur de la chaîne de valeur Internet sont de facto diffusées et répandues chez les utilisateurs - ce qui nous met, peut-être pour le plus grand bien de la société du partage et de la connaissance, dans la condition d’être “tous pirates”. Nous avons discuté de surveillance et de ses détournements, de bricolage informatique et de piratage avec le « journaliste hacker » Jean-Marc Manach, le 26 novembre 2013.

Jean-Marc Manach est un journaliste d’investigation spécialiste de questions de surveillance et de protection de la vie privée sur l’Internet : pour des raisons qu’il détaille au cours de notre conversation, il se définit désormais un « journo-hacker ». Jean-Marc est surtout connu pour son blog, Bug Brother, et pour ses contributions présentes et passées sur des sites web comme, par exemple, Internet Actu et OWNI.

Parmi ses enquêtes compte notamment celle sur Amesys, l’entreprise française qui, on l’apprend en 2011, a vendu au régime de Kadhafi les technologies de surveillance qui lui ont permis de surveiller ses opposants. Jean-Marc est membre fondateur des Big Brother Awards France, une cérémonie de remise de prix à « [des] gouvernements et [des] entreprises… qui font le plus pour menacer la vie privée » organisée par Privacy International (full disclosure : je n'en suis plus).

Il siège au comité de déontologie de Nos oignons, association qui promeut le développement du réseau de communications électroniques Tor afin de « garantir les libertés d’information, d’expression et de communication ». Il dispense divers enseignements dans des écoles de journalisme, sur des thématiques de sécurité informatique et protection des sources. Son projet le plus récent (depuis la rentrée 2013) est, toutes les deux semaines, le mardi à 14h42, l’animation d’une émission filmée de type Web TV sur le site web Arrêt sur images, où les invités interviennent via le logiciel Skype. Sa maison sur le Web est à l’adresse http://jean-marc.manach.net/.

Francesca Musiani : Partons de la plus stricte actualité. La firme Pogoplug annonçait hier la sortie de Safeplug, une « boîte à 49 dollars » censée sécuriser la connexion Internet des utilisateurs via un Tor plug-and-play. D’après votre expérience au sein de « Nos oignons », que pensez-vous de cette initiative ? La boîte Safeplug peut-elle marcher techniquement, et être largement adoptée par les utilisateurs ?

Jean-Marc Manach : Techniquement, il s’agit de quelque chose qui a été fait par les hackers depuis pas mal de temps. Là on arrive à la commercialisation d’un produit, à l’étape après le prototype. Je ne me rends pas bien compte du potentiel économique de la chose, si une boîte peut vraiment gagner de l’argent en faisant ça. Ce qui est sûr, c’est qu'en pleine affaire Snowden, cela n’arrive certainement pas à un moment anodin. Un des problèmes avec l’affaire Snowden est qu’il y a plein de gens qui disent deux choses : soit que « on le savait déjà », soit que « on ne peut rien faire ».

Or, le premier point est sans doute faux, il y a plein de choses que cette affaire a fait éclater au grand jour ; et pour le deuxième, bien sûr que non, on peut faire des choses et on pouvait même avant les révélations Snowden. Celles-ci ont incité les gens à fabriquer ou « bidouiller » des choses, soit au niveau micro, soit en organisant des ateliers, pour sécuriser leurs connexions Internet et empêcher des tiers – la NSA en tête – d’accéder à leurs données et pratiquer des écoutes massives.

Entre temps, on voit Twitter, Microsoft, qui passent en HTTPS… Ce petit gadget participe d’un mouvement mondial, un effort pour re-sécuriser Internet. Ce qui est intéressant avec ce boîtier, Safeplug, c’est qu’il va être entre l’ordinateur et le routeur, donc quel que soit le protocole utilisé, tout le trafic est censé passer par Tor – pas que le trafic Web.

Francesca Musiani : La sortie de Safeplug est la toute dernière occasion de réfléchir à une question qui me tient particulièrement à cœur, y ayant consacré plusieurs années de mes recherches : la mise en place d’alternatives décentralisées aux services Internet actuellement répandus, comme manière d’améliorer la protection de la vie privée et la sécurité de son identité en ligne. Que pensez-vous de cette approche « par la technique » à la sécurité et la vie privée, et de son efficacité par rapport à d’autres stratégies, telles que la loi écrite ou l’éducation des utilisateurs ?

Jean-Marc Manach : Une des influences géopolitiques majeures des Etats-Unis par rapport à Internet c’est d’arriver à propager dans le monde entier l’idée qu’on ne peut pas faire confiance à la loi. Les Etats-Unis sont un pays qui n’a pas confiance en ses institutions : donc, par exemple, c’est beaucoup plus facile d’obtenir de l’information, via le Freedom of Information Act. C’est un instrument très puissant, des documents de la NSA peuvent être déclassifiés grâce à ça. A fortiori, avec l’affaire Snowden, on a vu que NSA viole effectivement la loi américaine.

En France, cette défiance de l’Etat n’est pas inscrite dans le système. Mais avec Internet, de plus en plus de personnes apprennent à se méfier. La solution est bien évidemment technique. Si l’on aborde l’enjeu d’un point de vue législatif, ça prend toujours plus de temps. L’approche de la "privacy by design", c’est à la fois technique, culturel et financier. Cela fait des années que des gens se battent pour ça, mais il y a plein d’entreprises qui ne font pas ça. Là encore, avec l’affaire Snowden, de nombreux Etats et entreprises vont augmenter leurs budgets de sécurité, donc il se peut que Snowden accélère l’adoption plus à large échelle de la "privacy by design".

Il expliquait que la raison fondamentale à la base de ses révélations est qu’on est à un tournant dans notre conception des droits de l’homme. Il pense que s’il avait encore tardé, cela aurait été trop tard pour savoir si c’est la matrice qui contrôle les hommes ou vice-versa, s’il y a de l’accountability, de la responsabilité, de la transparence. Peut-être que, d’ailleurs, il est déjà trop tard. Mais en tout cas, on est à un tournant.

En matière d’éducation, on peut commencer par un exemple. Un enfant de deux ans va savoir comment utiliser un iPhone, tandis que quelqu’un de plus de cinquante ans va lire le mode d’emploi. Or, la raison du succès de l’iPhone, c’est qu’il n’y a pas de mode d’emploi pour s’en servir.

On est dans une situation où les enseignants en savent moins que les élèves, parce qu’ils ne sont pas nés avec les outils ; en plus, les premiers ont grandi dans une situation où l’enseignement, c’est quelqu’un qui parle et quelqu’un qui écoute, pas une logique de co-participation et de partage à laquelle l’internet nous a habitués.

Le Danemark est à ma connaissance le seul pays qui autorise les étudiants à avoir un accès Internet pendant leur bac. Ils se sont posés la question de pourquoi le seul jour de leur vie où ces élèves n’auront pas accès à l’Internet devrait être le jour de leur bac. Ils ont compris que le plus important n’est plus d’apprendre par cœur, mais de savoir comment trouver l’information la plus utile au bon moment. Je suis assez sceptique qu’on arrive à incorporer cette vision dans notre éducation et rendre son objectif principal celui d’améliorer le savoir commun.

Mais il y a quelques îles : par exemple, le travail de François Taddéi et son Centre de recherche interdisciplinaire. Mais en général je reste sceptique, surtout quand je vois quelle a été la stratégie du législateur, il y a quelques ans, pour sensibiliser les enfants aux questions relatives à la violation du droit d’auteur sur Internet : ils envoient des gens dans les écoles, pour dire aux élèves de ne pas faire ceci et cela – et une approche semblable pour les réseaux sociaux : ne partage pas n’importe quoi, c’est dangereux ! Ce qui, bien sûr, est la meilleure manière de s’assurer qu’ils le fassent. Parler à la fois des dangers et des opportunités du partage me semble plus constructif.

Un point final peut être fait sur la différence entre fournir un équipement informatique, et fournir l’infrastructure qui permette effectivement de l’utiliser. Cela ne sert à rien d’équiper des écoles entières avec des ordinateurs portables si on n’équipe pas les salles de cours avec des prises électriques et du haut débit. Il faut dépasser le rapport à l’informatique en mode gadget pour que l’éducation devienne un véritable instrument par rapport aux enjeux de surveillance, sécurité, vie privée.

Francesca Musiani : Revenons un peu en arrière. Vous êtes reconnu pour votre travail de journalisme d’investigation sur les thèmes de surveillance et privacy en ligne, mais vous m’avez dit lors de notre premier contact que vous êtes devenu journaliste « par hasard ». En effet, votre parcours de « journo-hacker », comme vous vous définissez, est loin de se résumer à ça. En 2001, vous publiez un ouvrage sur le cinéma expérimental français des années 70. En 2008 et 2010 sortent vos deux ouvrages « Big Brother Awards » et « La vie privée, un problème de vieux cons ? », sur des thèmes de surveillance et privacy respectivement. Qu’est ce qui vous a amené, progressivement j’imagine, à vous intéresser à ces deux thèmes ?

Jean-Marc Manach : En effet, je ne voulais pas être journaliste : je voulais faire du cinéma. J’arrive à la fac, je découvre le cinéma expérimental et les documentaires et je me passionne pour ça. Je commence à faire des films qui étaient vraiment hors cadre : les festivals de cinéma n’en voulaient pas parce que cela faisait trop documentaire, et les festivals de documentaires n’en voulaient pas parce qu’ils étaient trop cinéma expérimental. J’ai commencé à écrire un petit peu pour « défendre » mon cinéma.

La Cinémathèque française élaborait à ce moment un catalogue à l’occasion d’une grande rétrospective sur le cinéma expérimental, et j’ai suggéré d’y inclure un chapitre sur un épisode qui n’avait jamais été raconté : le fait qu’on avait décidé de ne pas aider financièrement le cinéma expérimental. Cet article a été censuré du catalogue, pour d’obscures raisons de manque de place. J’étais dégoûté par le fait que dans le monde du cinéma, 30 ans après les faits que je racontais, on arrivait encore à censurer des choses (rapport censuré que, pour le coup, j'avais mis en ligne sur le web).

Entre temps, je découvrais Internet – par hasard, j’écrivais à ce moment pour un journal qui avait un accès Internet à haut débit, ce qui était encore très rare : ceux qui avaient accès à Internet à l'époque étaient majoritairement limités par leurs modems à 56Kbit/s. Je commençais à bricoler mes sites Web, une page perso. C’est là que le basculement a eu lieu : en 1999-2000, j’ai un accès haut débit, je commence à m’intéresser à l’Internet, et voilà que sort le rapport de Duncan Campbell sur le système anglo-saxon ECHELON de surveillance et d’espionnage des télécommunications.

J’arrive donc sur Internet au moment où je découvre que la totalité d’Internet est sous surveillance. Je commence à m’intéresser à ça du point de vue du journaliste : pour protéger mes sources. Les journalistes n’avaient pas de mode d’emploi pour gérer cela ; par contre, en me tournant vers le monde des hackers, je me suis rendu compte qu’eux, ils en avaient, ils savaient comment protéger leur vie privée, utiliser les logiciels et systèmes de sécurité informatique. J’ai commencé à lire, puis à traduire et publier des documents et modes d’emploi. Voilà comment j’ai commencé à m’intéresser à ces questions.

Francesca Musiani : Le documentaire « Une contre-histoire de l’Internet » réalisé par Sylvain Bergère, dont vous êtes co-auteur, met l’accent sur développeurs et/ou activistes et montre comment ceux-ci ont rendu l’Internet ce qu’il est aujourd’hui. Quelle a été la genèse de ce projet ? Quel est l’avantage de cette approche à l’histoire, voir aux histoires, de l’Internet ?

Une très grande majorité des personnes qui retracent l’histoire d’Internet expliquent que le réseau a été conçu à la demande des militaires US pour résister à une attaque nucléaire. Or, Internet a aussi été conçu par des hippies qui prenaient du LSD ! Cette histoire n’avait jamais été racontée, et les documentaires sur l’Internet étaient souvent anxiogènes, assimilant les internautes à des pirates, les hackers à des criminels… Ce qui m’intéressait, c’était de montrer que c’est grâce aux hackers qu’on a Internet. C’est vrai, il a été initialement financé par l’armée américaine, mais c’est aussi le cas de Tor, auquel on attribue aujourd’hui tous les vices. Il y a tellement de choses qu’on doit aux hackers – au sens large : les militants pour le partage, l’ouverture du code source, le logiciel libre, l’intérêt pour la transparence et le souci aigu de la vie privée…

Francesca Musiani : Cela passe aussi par une reconfiguration, aux yeux du grand public, de la définition même de hacker…

Bien sûr. Et tout particulièrement en France d’ailleurs, où on a longtemps diabolisé la figure du hacker. C’est la DST (Direction de la surveillance du territoire) qui a constitué le premier groupe de hackers, au début des années 90, et quand on l’a su, plus personne n’a voulu se définir comme hacker. En 2001, je participais au premier symposium sur la sécurité informatique, et la moitié des gens étaient en uniforme : le congrès avait lieu dans l’enceinte même de l’Ecole militaire des transmissions... Il a fallu attendre 2007 pour avoir le premier festival de hackers en France, et des « coming out » de gens qui se définissaient comme hackers. L’année dernière, la France a accueilli près d’une dizaine de congrès de sécurité informatique réunissant des hackers internationaux de très haut niveau. Chose qui était impensable il y a quelques années. La diabolisation du hacker explique aussi beaucoup de choses sur ce dont on discutait avant, l’approche du système d’éducation à l’informatique. Et ça explique aussi pourquoi, au début des années 90, un dirigeant de France Télécom déclarait qu’ils allaient « interdire Internet ». Cela explique aussi pourquoi on nous a bassiné, à la TV, dans les années 90, avec le fait qu’Internet serait un nid de pédophiles et de nazis. C’est tellement aberrant ! Mais cela se passe beaucoup plus en France que dans d’autres pays, et je pense que c’est lié à la manière top-down dont notre Etat est organisé. Aux Etats-Unis, ils ont bien des défauts, mais si on a déjà essayé de monter des boîtes et qu’on s’est planté, on a plus de chance de lever des fonds pour en monter d’autres ; en France, si on s’est planté, c’est fini. C’est ça aussi, la culture hacker : intégrer l’échec au développement.

Francesca Musiani : A propos des « histoires dominantes » et du formatage des discours qui en découle, on a souvent l’impression, de par son traitement dans la presse, que l’histoire de la surveillance Internet tourne autour des Etats-Unis. Est-ce vraiment le cas, ou au moins, est-ce le cas jusqu’à ce point ? Est-ce que cette histoire cache des discours et des pratiques - étatiques, privées, un mélange des deux - dont on devrait avoir plus conscience ?

On ne peut pas comprendre le développement de l’informatique sans comprendre qu’elle vient aussi des efforts entrepris pour casser les codes secrets pendant la seconde guerre mondiale. Le programme Enigma, qui avait donné lieu au développement du premier prototype d’ordinateur par Alan Turing, en est un exemple. Le développement de l’industrie des télécommunications s’est accompagné par le développement de la surveillance des télécommunications. Enormément d’argent a été destiné à ce développement pendant la guerre froide, aussi. Internet, c’est la queue de comète de tous ces épisodes-là. Aujourd’hui, le marché des systèmes d’espionnage et de surveillance des télécommunications est estimé à cinq milliards de dollars par an. Ces systèmes espions étaient autrefois l’apanage des services de renseignement de grands pays comme les Etats-Unis, la France, la Chine ou la Russie. Plus maintenant. De nombreuses PME le proposent aussi.

Francesca Musiani : Vous pensez notamment à l’affaire Amesys ? Pour rappel, il s’agit de la société française qui – on l’a appris en 2011 grâce à une de vos enquêtes ainsi qu’un reportage successif du Wall Street Journal – a vendu au régime de Kadhafi les technologies de surveillance qui lui ont permis de surveiller ses opposants, et de monitorer l'ensemble des communications sur Internet ainsi que les réseaux de téléphonie mobile et satellite en Libye.

Oui, tout à fait. Aujourd’hui, n’importe quel dictateur, tout comme n’importe quel shérif de comté américain, peut acheter sur étagère des dispositifs d’interception des télécommunications. Des personnes, des bibliothèques, des institutions, des pays. Il y a un véritable complexe militaro-industriel qui s’est mis en place, y compris plein de contractants privés – Snowden en était un. C’est un business qui n’existait pas du tout à ce niveau-là avant 2001. Donc, pour en revenir à votre question, on parle démesurément des Etats-Unis et de la NSA, mais c’est parce-que paradoxalement, c’est un pays qui a une culture de méfiance envers les institutions, il y a des choses comme les lanceurs d’alertes et le droit à déclassifier des documents. On peut se permettre de dénoncer les pratiques du gouvernement, aux Etats-Unis. Ce n’est pas le cas en Russie, ni en Chine… ni en France ou en Grande Bretagne, qui pourtant violent la loi exactement de la même façon ou au moins en sont fortement soupçonnés. Donc, c’est paradoxal : les Etats-Unis, c’est une grande démocratie, avec de gens qui veulent défendre les droits individuels, et c’est pour ça qu’on arrive à avoir ces documents ; ailleurs on n’a pas cette chance, faute de documents, on ne sait pas vraiment quel est l’ampleur de la surveillance chez nous. Une des leçons Snowden est probablement qu’en ce sens-là, les Etats-Unis sont une meilleure démocratie que la France.

Francesca Musiani : Dans mes propres recherches, je m’intéresse de plus en plus à la « privatisation » de la gouvernance de l’Internet, le rôle accru que joue l’industrie, volontairement ou obligatoirement, dans la régulation du contenu et de la liberté d’expression. A part Amesys, est-ce un thème que vous rencontrez dans vos enquêtes, et comment ?

Dès le début des années 2000, on parlait déjà d’auto-régulation, à la fois par la société civile et les acteurs privés. Un exemple intéressant en France était le Forum des Droits de l’Internet (FDI), où justement on réunissait des représentants des ministères avec la société civile et des industriels. Et cela a permis d’éviter de faire certaines erreurs, et qu’un certain nombre de projets de loi ne soient pas débattus que par des députés qui, souvent, ne comprennent pas le fonctionnement ni la portée des technologies qu’ils veulent “réguler”. Depuis, on a fermé le FDI, et créé la Hadopi...

Francesca Musiani : Le modèle multi-parties-prenantes est également celui du Forum sur la Gouvernance de l’Internet. L’idée est justement qu’on ne fait « que » dialoguer, mais que ce dialogue…

Empêche de faire des bêtises ! OK, le FDI a servi à bien plus qu’à ne pas faire des bêtises, mais comme disait l’un de nos invités pour le documentaire, « ceux qui parlent ne se balancent pas des bombes ». Si on parle, on va éviter la vision complètement caricaturale de l’autre – ce qui ne s’est pas passé, par exemple, lors des déclarations de notre ancien Président qui voulait « civiliser Internet ». Comment peut-on penser que ce point de vue colonisateur est applicable à l’Internet ? La mesure de cette impossibilité est bien mise en lumière par les effets pratiques de la loi Hadopi. Une condamnation, à 150 euros d’amende, et ce n’était même pas la faute de l’individu condamné, mais de son ex-femme qui avait utilisé la connexion à son insu. Il suffisait que l’abonnement soit à son nom.

Francesca Musiani : C’est d’ailleurs l’un des points que les ingénieurs auditionnés lors du parcours parlementaire Hadopi avaient mis en lumière : ce n’est pas possible, pour les utilisateurs, que d’avoir la certitude technique et matérielle qu’ils ont bien sécurisé leur connexion Internet…

Oui, c’est ce que j’avais dit aussi : votre projet de loi ne tiendra pas parce qu’on ne peut pas demander à quelqu’un d’avoir les compétences techniques pour vraiment sécuriser sa connexion. Des entreprises spécialisées et avec les grands moyens n’y arrivent pas. La réponse qu’ils m’ont donné a été : puisqu’on est une économie capitaliste, on va créer un marché, et les entreprises vont trouver une solution. Or, quatre ans après, dans cette économie de marché, il n’y a pas encore une solution de sécurisation qui a été labellisée par la Hadopi. Il semblerait que ce soit plus complexe qu’une vision ultra-libérale et capitaliste de l’Internet.

Francesca Musiani : Après WikiLeaks, notamment, le métier du journaliste d’enquête et du « whistleblower », le lanceur d’alerte, semble être entré dans une nouvelle ère. Est-ce le cas ? Je pense notamment à une problématique croisée entre journalisme et recherche, celle du rapport aux sources. Comment abordez-vous cette question dans votre travail ?

Depuis 1999-2000, j’ai commencé à faire des « modes d’emploi » pour sécuriser mes sources. Je n’ai pas eu tant que ça besoin de le déployer. Par contre, un certain nombre d’informations et de scoop que j’ai pu avoir, c’est parce que je savais comment protéger mes sources, elles avaient confiance en moi et elles savaient comment me contacter en toute confidentialité et sécurité. Ce que WikiLeaks a changé consiste surtout en deux aspects : primo, ça a relancé le journalisme d’investigation, en premier lieu sur papier. Avant, les patrons de presse nous expliquaient qu’à cause d’Internet, où tout est gratuit, il y a moins d’argent pour les journaux. Julian Assange et WikiLeaks arrivent, proposent d’avoir accès à des documents, et le Guardian, le New York Times, etc. arrivent à mobiliser des dizaines de journalistes pendant des mois pour travailler avec WikiLeaks et compléter l’investigation. A cause d’Internet, le journalisme d’enquête ne marchait plus ; maintenant, grâce à Internet, c’est reparti. Secundo, on a vu la montée en puissance du data journalism. C’est d’ailleurs ce qui m’est arrivé, je suis devenu journaliste parce que j’ai commencé à traiter des données, même si l’étiquette n’existait pas encore. Là encore, c’est la relance du journalisme d’enquête, des lanceurs d’alerte, et j’espère qu’il y aura de plus en plus de ces derniers, parce que nos démocraties en ont grand besoin.
A un moment, dans notre documentaire, Assange reprend l’expression d’un lanceur d’alertes de la NSA qui expliquait qu’on est à un « turning point », à un moment charnière, et qu’il n’y a plus qu’à tourner la clé. Et si on tourne la clé, on passe dans une société totalitaire, parce que toutes les technologies, tout le système, est en place. Si Snowden n’avait pas fait ce qu’il a fait, on peut raisonnablement penser que dans deux, cinq, dix ans, ils auraient été dans la position de surveiller absolument tout. Ce qui relevait d’une légende hollywoodienne, aux temps de « Ennemi d’Etat », devient de plus en plus concret : aujourd’hui, on a tous un petit dispositif de traçage dans nos poches – le smartphone. Traquable par les services de renseignement, traquable par les policiers, traquable par les entreprises parce qu’on leur a donné la permission de le faire. C’est le rêve de la Stasi ! Voilà toute l’importance de ce qu’ont fait Assange et Snowden. Le premier peut être enfermé dans une ambassade à Londres, mais il a provoqué un débat mondial et a eu des effets géopolitiques importants, notamment dans le printemps arabe ; à deux, ils ont révolutionné les pratiques journalistiques ; les journalistes reprennent le quatrième pouvoir, qui est celui de demander des comptes. L’éthique d’Assange et de Snowden est en fait la philosophie des hackers, celle qui a été conceptualisée au début des années 80 aux Etats-Unis : hacker, c’est militer pour la vie privée des citoyens, et pour la transparence des institutions, pour pouvoir les contrôler plutôt qu’être contrôlés et manipulés par elles : les institutions sont à notre service, pas le contraire. Ce programme est au cœur de ce qu’est WikiLeaks, et de ce qu’il veut aider les journalistes à faire.

Francesca Musiani : Est-ce quelque chose a changé dans l’éthique du journaliste, face à cette pléthore de données et de sources ?

Je ne sais pas si cela change quelque chose à l’éthique des journalistes. Moi, j’ai eu des problèmes éthiques quand je me suis trouvé à manipuler, avec WikiLeaks, les mails syriens. Là, j’étais vraiment un peu comme la NSA : c’était quand même des millions de mails de citoyens syriens. Mais je n’ai pas trouvé grand-chose, à part les blagues que Bachar el Assad envoyait à son assistante...
Sinon, récemment, j’ai changé mon statut sur Twitter et je me présente comme « journaliste hacker » : il y a quelques années, je n’aurais pas pu faire ça. Maintenant, on peut se qualifier comme hacker et dire qu’on fait des choses bien. J’ai quand même souvent la question « mais alors, tu es hacker, cela veut dire que tu peux pirater les boîtes aux lettres ? » alors que je n’ai rien fait d’illégal sinon ce qu’ont fait des autres journalistes d’investigation, du recel – avoir des informations que je ne suis pas censé avoir. Mais c’est mon boulot. Je suis l’éthique des hackers, je ne sais même pas trop ce qu’on enseigne à l’école de journalisme d’ailleurs en termes d’éthique. Peut-être qu’avec les Big Data, avec toujours plus d’informations à disposition, le journalisme va être confronté à encore de nouveaux défis éthiques.
Ce qui est intéressant est que cette situation donne plus de pouvoir aux développeurs et aux hackers. Et donc il y a aussi un débat pour savoir si un hacker qui va travailler pour les services de renseignement « passe du côté sombre de la force ». Mais travailler pour la NSA, est-ce que c’est du bien ou du mal ? C’est compliqué. A priori, si l’on est américain, c’est légitime de créer un service de renseignement dont les informations vont servir à protéger les américains. Mais est-ce que pour cela c’est légitime d’espionner tout le monde ?
Les profils des hackers sont de plus en plus recherchés, à la fois par les gouvernements et les entreprises, surtout à la suite de l’affaire Snowden, et c’est sûr que cela confronte le hacker à sa propre éthique.

Francesca Musiani : Comme vous le savez, cet entretien se déroule dans le cadre d’un numéro sur le « piratage ». Comment l'appellation « pirate » entre-t-elle dans les questions qui vous préoccupent ? Quelles pratiques y sont associées, aussi bien du côté des pratiques réprimées que de celles appropriées, voire récupérées (par les gouvernements, les entreprises, à travers l'espionnage, la surveillance, etc.) ?

Pendant quelques années, j’ai fait un cours à la fac de Nanterre dans un département où l’on formait des juristes aux enjeux Internet. J’avais la mission de les sensibiliser sur les usages et sur leur perception d’Internet. La première question que je posais aux étudiants était la suivante : « Que ceux qui n’ont jamais piraté un logiciel, ‘rippé’ un DVD, téléchargé MP3, lèvent la main. » Il n’y avait qu’un seul qui levait la main – le gendarme qui était envoyé là en formation continue. Personne d’autre. Et moi : « Bienvenue sur Internet. Si on ne comprend pas ça, on ne peut pas comprendre ceux qu’on appelle les pirates informatiques : on est tous des pirates informatiques. » On est tous des pirates, ou on l’a tous été.
En 2005, le Parlement a voté la loi DADVSI, dans le but de lutter contre le piratage – cette loi punissait le fait de contourner les DRM, les méta-fichiers qui empêchent de copier des contenus numériques. J’ai pensé que c’était hallucinant : j’utilise Linux depuis des années, donc je ne peux pas lire les DRM pour lesquels on doit passer par Microsoft ou Apple, donc si je veux lire un DVD que j’ai légitimement acheté, le seul moyen que j’ai pour le faire, c’est de le pirater. Cette loi fait de moi un pirate, alors qu’à priori, je suis un utilisateur de logiciel libre, et que je fais donc partie de cette petite minorité de gens qui ne “piratent” jamais de logiciels...
Donc à ce jour, on ne peut pas comprendre Internet, la société du partage et l’accès à la connaissance, si on ne prend pas conscience de ça. La quasi-totalité des gens, sur Internet, s’est trouvée à un moment ou à l’autre à violer la loi, ce qui est quand même un phénomène inédit dans l’histoire de l’humanité. Et si on interdit quelque chose sur Internet, il réapparaît généralement ailleurs, autre part, autrement. Bien sûr, on peut à nouveau parler de l’Hadopi, qui a pensé que pour faire sécuriser leurs ordinateurs aux gens il fallait « créer un marché ».
Le terme de pirate, c’est fort. C’est du criminel, c’est du violent, c’est du sanguinaire… et de l’illégal. En même temps, dans quelle mesure Gutenberg a été harcelé par les autorités quand il a sorti l’imprimerie ? Est-ce qu’il a eu autant de soucis ? Je pense que celui qui en parle le mieux, c’est Eben Moglen. Pour lui, ceux qui luttent contre le piratage, luttent aussi pour l’ignorance, l’analphabétisme, la pauvreté, l’interdiction de solutions alternatives, de résolution de problèmes en mode bottom-up. C’est l’interdiction économique avant l’empowerment économique. Comme l’Internet permet de faire autant de choses, les Monsanto, les Vivendi et les Sarkozy de ce monde le lisent comme une perte du pouvoir qu’ils ont (encore) à ce moment. Mais je ne vois pas comment on pourrait faire marche arrière : on ne pourra pas empêcher aux gens de se renseigner et de partager, quitte à pirater des fichiers – ce qui, souvent, s’avère plus simple que de les acheter.
Après il y a aussi le côté sexy du pirate, et je pense que les hackers ont joué sur ça, sur le côté du jeu et de l’adolescent. Mais au fond, on peut vraiment résumer à ça : sur Internet, on est tous pirates, et ça c’est bien.

Francesca Musiani : A quoi doit-on s’attendre en termes des évolutions de la surveillance, selon vous, dans les prochaines années ? Est-ce que l’information – la capacité de s’en approprier, de l’agréger, de la contrôler, d’en « faire sens » – est désormais, comme le président américain Barack Obama a affirmé il y a quelques jours, l’arme du 21ème siècle ?

A moyen terme, je pense qu’on peut espérer une redéfinition du paysage légal, et de ce que les services de renseignement peuvent faire. Ça, ce n’est que les américains qui peuvent le décider, malgré les « pressions » que l’Europe et les autres peuvent faire. On peut aussi s’attendre à une redéfinition, dans l’IETF et les autres instances de gouvernance de l’Internet, des normes de sécurité et de protection de la vie privée pour qu’il y ait plus de privacy by design, voire de security by design. Pas seulement à cause de Snowden, mais simplement parce que de plus en plus de choses dépendent de notre connexion à l’Internet et du fait qu’elle soit sécurisée. Il y a le SCADA, tous ces systèmes industriels qui sont connectés via les réseaux, et cela pose d’énormes problèmes, parce que si on coupe l’électricité et donc la connexion, on pourra aussi couper l’approvisionnement d’eau ou d’autres infrastructures critiques. On assiste à une militarisation d’Internet, pas seulement la surveillance, mais aussi au travers de ce qu’on appelle la “lutte informatique offensive”, et donc le piratage de systèmes à des fins d’espionnage, voire de destruction. On parlait depuis des années des risques de la cyberguerre, je pense qu’on y est en plein à présent.
Assange est renfermé à Londres, Manning a pris trente-cinq ans, plusieurs hackers proches d’Anonymous ont écopé de plusieurs années de prison, sans oublier le suicide d’Aaron Swartz, qui avait devant lui une machine politico-légale qu’il ne pensait pas pouvoir contrer. En face on a un président américain Prix Nobel de la paix dont l’administration a lancé une véritable “chasse aux sorcières” contre les lanceurs d’alerte. Mais ma conviction reste quand même que les hackers ont déjà gagné. Au sens où, même si on est encore minoritaires, même si on est encore diabolisés, on a gagné parce le sens de l’Histoire ne peut plus être inversé, et l’éthique hacker est là comme jamais auparavant.

Pour en savoir plus

Aigrain, P. (2010). Declouding Freedom: Reclaiming Servers, Services and Data. In 2020 FLOSS Roadmap (2010 Version/3rd Edition).

Auray, N. (1997). Ironie et solidarité dans un milieu technicisé : Les défis contre les protections dans les collectifs de hackers. Raisons pratiques, 8: 177-201.

Brevini, B., Hintz, A. & McCurdy, P. (coord., 2013). Beyond WikiLeaks. Implications for the Future of Communication, Journalism and Society. Londres: Palgrave-Macmillan.

Campbell, D. (1988). Somebody’s Listening. New Statesman, 12 août 1988.

Cavoukian, A. (coord., 2010). Special Issue: Privacy by Design: The Next Generation in the Evolution of Privacy. Identity in the Information Society, 3 (2).

Garnier, J.-P., Manach, J.-M., Martenot, A.-L., Thorel, J. & Treguier, C. (2008). Big Brother Awards : Les surveillants surveillés. Paris: Zones.

Himanen, P. (2001). L’éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information. Paris: Exils.

Jesiek, B. (2003). Democratizing software: Open source, the hacker ethic, and beyond. First Monday, 8 (10).

Manach, J.-M. (2010). La vie privée, un problème de vieux cons? Limoges: FYP Editions.

Moglen, E. (2010). Freedom In The Cloud: Software Freedom, Privacy and Security for Web 2.0 and Cloud Computing. Discours aux Rencontres de l’Internet Society (ISOC), New York, 5 février 2010.

Musiani, F. (2013). Nains sans géants. Architecture décentralisée et services Internet. Paris: Presses des Mines.

Musiani, F. (2011). Privacy as Invisibility: Pervasive Surveillance and the Privatization of Peer-to-Peer Systems. tripleC, 9 (2): 126-140.

Une entreprise de terrorisme médiatique (notamment)

lundi 15 septembre 2014 à 15:00

120px-Terrorisme_insideL'examen, au Parlement, du Projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme soulève un tollé du côté des défenseurs des libertés, notamment sur Internet. L'examen de ces principaux articles révèle en effet une instrumentalisation de la menace terroriste (cyber)djihadiste visant non pas tant -ou pas seulement- à lutter contre les dérives auxquelles on assiste en ce moment en Syrie et en Libye et les effets de bord que cela pourrait avoir, en France, mais à élargir les pouvoirs d'écoute et d'investigation des services en charge de la lutte contre la délinquance et la criminalité organisée, "notamment".

Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la presse du monde entier relaya un article qui révélait que Ben Laden était passé maître dans l’art d’utiliser la cryptographie, et que les terroristes islamistes cachaient leurs messages secrets dans des photos... pornos. Une affirmation pour le moins étonnante concernant des personnes connues pour imposer le port du niqab ou de la burqa, et interdire aux femmes de laisser transparaître les formes de leurs corps.

A l'époque, dans une contre-enquête intitulée Terrorisme : les dessous de la filière porno, j'avais tenté d'expliquer qu'il s'agissait plus probablement d'une tentative de désinformation, et m'étonnait de voir le crédit porté à cette histoire véhiculée par un journaliste qui, interrogé sur la notion d'objectivité journalistique, n'hésitait pas à déclarer : "Je ne peux séparer ma foi de ma profession", et de préciser :

« Je pense que c’est un don, les histoires tombent comme ça sur mes genoux quand je suis en phase avec Dieu. C’est probablement parce que Dieu sait que je suis trop bête pour sortir et les trouver par moi-même. C’est tout bonnement incroyable. »

Jack Kelley, le journaliste en question, n'en fut pas moins viré en 2004 lorsque son employeur, USA Today, découvrit qu'il bidonnait, depuis des années, ses reportages, y compris celui qui avait failli lui valoir un Pulitzer en 2001.

Plus c'est gros, plus ça passe

En attendant, cette histoire de terroristes islamistes adeptes de photos porno (plus c'est gros, plus ça passe) contribua à diaboliser la cryptographie en particulier, et l'Internet en général, contribuant à l'adoption de mesures sécuritaires prises dans la foulée des attentats de 2001. La Loi sécurité quotidienne (LSQ), adoptée dans la foulée et sous le coup de l'émotion, en octobre 2001, obligea en effet les fournisseurs d'accès à conserver les traces de ce que font leurs abonnés sur Internet... quand bien même il n'a jamais été démontré que les terroristes du 11 septembre 2001 s'en étaient servis pour préparer leurs attentats.

En matière de cryptographie, elle entraîna la création d'un Centre Technique d'Assistance (ou CTA) visant à permettre aux services de renseignement d'essayer de décrypter les mails chiffrés qu'ils auraient interceptés. La LSQ considéra par ailleurs l'utilisation de logiciels de chiffrement comme une circonstance aggravante, la loi prévoyant en effet de punir de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende "le fait, pour quiconque ayant connaissance de la convention secrète de déchiffrement d'un moyen de cryptologie susceptible d'avoir été utilisé pour préparer, faciliter ou commettre un crime ou un délit, de refuser de remettre ladite convention aux autorités judiciaires ou de la mettre en oeuvre, sur les réquisitions de ces autorités".

A l'époque, nous avions tenté d'expliquer aux parlementaires qu'un terroriste préférerait passer trois ans en prison pour refus de déchiffrer un mail que de risquer la prison à vie en le déchiffrant... rien n'y fait. Un sénateur socialiste, Michel Dreyfus Schmidt, tenta de rassurer l'opinion publique en déclarant qu'"il y a des mesures désagréables à prendre en urgence, mais j’espère que nous pourrons revenir à la légalité républicaine avant la fin 2003".

Le Parlement espérait en effet en avoir fini avec le terrorisme en 2003, et prévu que ces mesures attentatoires à la "légalité républicaine" feraient l'objet d'un rapport d'étape, et qu'elles seraient réexaminées tous les 3 ans. De fait, la conservation des données de connexion a depuis été renouvelée tous les 3 ans, sans qu'aucun rapport d'étape ne vienne cela dit nous permettre de mesurer sa pertinence, ni son efficacité.

Plus c'est gros, plus ça passe, et repasse : un attentat terroriste, c'est très pratique pour permettre aux responsables politiques de bomber le torse, montrer qu'ils mesurent l'ampleur du problème, et faire passer, de façon très opportuniste, des mesures qu'il aurait été probablement très difficile de faire adopter autrement.

Le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, débattu à l'Assemblée ce 15 septembre, en est une nouvelle et parfaite illustration.

Un coup de com'

Prenons l'une des mesures phares du projet de loi, qui permettra de bloquer l'accès à des sites djihadistes. D'un point de vue technique, c'est très compliqué, voire irréaliste (voir L'impossible et controversé blocage des sites Internet djihadistes). D'un point de vue antiterroriste, ce pourrait être contre-productif, dans la mesure où la fréquentation de ces sites peut précisement permettre aux services de renseignement d'identifier des apprentis terroristes, avant qu'ils ne passent à l'acte, ou qu'ils ne reviennent en France.

En réponse à la publication de l'avis (très critique) du Conseil National du Numérique, le cabinet du ministre de l'Intérieur explique que "chaque demande de blocage sera émise après avis des services spécialisés, lorsqu'ils n’en seront pas eux même à l’origine".

Nous voilà rassurés : c'est donc un coup de com', voire un pis aller, une manière de détourner l'attention qui ne changera donc pas grand chose en matière de lutte contre le terrorisme mais qui agite beaucoup les médias (c'est probablement l'article qui fait le plus de bruit dans ce projet de loi), tout en permettant opportunément de détourner l'attention sur d'autres articles, autrement plus problématiques.

Ces 8 affaires qui paralysent la Justice

L'article 11 du projet de loi, relative à "la mise au clair de données chiffrées", propose quant à lui de permettre aux officiers de police judiciaire de requérir eux-mêmes une personne qualifiée dans le décryptage de données informatiques, opération qui relève à ce jour de la seule compétence des magistrats. L'objectif affiché : gagner du temps, dixit : "Si l’OPJ disposait du pouvoir d’adresser lui-même la réquisition, cela permettrait un gain de temps dans le traitement des demandes".

Or, l'étude d'impact du projet de loi révèle que "pour l’année 2013, les saisines du CTA s’élevaient à 31, contre 26 en 2012" :

« 8 dans le cadre d’affaires de terrorisme, 4 pour des homicides, 5 pour du vol et recel de vol, 3 pour de la pédopornographie, 2 pour escroqueries, 3 pour du trafic de stupéfiants, 1 pour une affaire de viol et 5 pour des infractions diverses). Pour la période de janvier à juin 2014, les saisines du CTA s’élèvent à 13 affaires. »

Les magistrats sont peut-être débordés, mais il est permis de douter, vu le nombre de cas, de douter que cet article fera gagner énormément de temps aux policiers. A contrario, on peut raisonnablement estimer que cela permettra aux policiers de demander à décrypter des données sans contrôle judiciaire, et pas que dans des affaires de terrorisme. Une mesure clairement opportuniste, qui n'a pas grand chose à voir avec la menace terroriste.

Terroriser #Anonymous

Rappelant que "les attaques informatiques réalisées contre les systèmes de traitement automatisé de données mis en œuvre par l’Etat sont des armes que peuvent utiliser les terroristes" :

« Ce « cyberterrorisme » peut alors revêtir plusieurs formes : atteintes à la disponibilité des réseaux ou des services (attaques en « déni de service » ou « saturation d’un réseau »), à la confidentialité (cyberespionnage) ou à l’intégrité des données ou des matériels (modifications de programmes, suppressions de données…). »

L'article 12 espère ainsi "renforcer le caractère dissuasif des incriminations actuelles" et "appliquer le régime de la criminalité organisée à ces infractions aggravées lorsqu’elles sont commises en bande organisée et au préjudice de traitement mis en œuvre par l’Etat".

L'étude d'impact avance ainsi que les statistiques du casier judiciaire révèlent que, "en 2008, 111 infractions de cette nature avaient donné lieu à condamnation", contre "182 infractions de cette nature" en 2012 :

« Cette augmentation significative traduit bien évidemment la multiplication de cette forme de délinquance.
On peut néanmoins relever à l’examen des condamnations que les infractions le plus souvent associées aux STAD sont les faux et les escroqueries ce qui consolide l’analyse faite par les praticiens. »

On parle bien là d'"infractions", pas du tout de terrorisme... sauf à imaginer vouloir ainsi criminaliser #Anonymous et les faire passer pour des "cyberterroristes". On est, une fois de plus, bien loin des cyberdjihadistes qui recrutent sur Facebook.

De l'identification des terroristes simples délinquants

L'étude d'impact prend acte, par ailleurs, du fait que "les services d’enquête éprouvent à l’heure actuelle une grande difficulté à obtenir des éléments d’identification des délinquants sur internet" :

« L’identification d’une personne par son adresse IP devient en effet de plus en plus difficile, en raison notamment des techniques d’anonymisation utilisées par les internautes. L’utilisation de l’enquête sous pseudonyme est parfois la seule possibilité d’identifier un délinquant. »

L'article 13 du projet de loi entend ainsi "généraliser cette technique d’enquête à l’ensemble des infractions relevant de la criminalité organisée, y compris donc les infractions à caractère terroriste". Une fois de plus, on agite la menace cyberdjihadiste pour, en fait, étendre les pouvoirs de police en matière d'identification des "délinquants".

"Y compris donc les infractions à caractère terroriste"

L'article 14 propose quant à lui d'étendre les captations des données informatique, limitées aujourd'hui à la collecte des images apparaissant à l’écran et aux frappes sur le clavier, à la captation du son et des images émis ou reçus par un ordinateur, et donc de pouvoir espionner les conversations sur Skype & Cie.

L'étude d'impact précise à ce titre que "les captations de données informatiques sont possibles pour l'ensemble des infractions relevant de la criminalité organisée, y compris donc les infractions à caractère terroriste". Il s'agit donc là aussi d'une mesure opportuniste prise au nom de la lutte contre le terrorisme, mais qui vise in fine à élargir les possibilités de mise sur écoute et d'installations de logiciels espions dans le cadre d'affaires "relevant de la criminalité organisée, y compris donc les infractions à caractère terroriste".

+82% d'écoutes téléphoniques depuis 1991

Evoquant l'article 15, qui vise à allonger la durée de conservation des enregistrements des interceptions de sécurité (du nom donné aux écoutes téléphoniques et Internet effectuées pour le compte des services de renseignement), l'étude d'impact explique que "le volume des communications à exploiter a augmenté sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs", à commencer par l'augmentation des quotas d'interception (du nom donné au nombre de cibles que les services de renseignement sont autorisées -par le Premier ministre- à mettre sur écoute en simultané), passés de 1180 en 1991 à 1840 en 2009, puis à 2150 cette année (soit +82% depuis que la loi encadrant les écoutes a été adoptée, en 1991).

De plus, souligne l'étude d'impact, la doctrine a changé : depuis 2010, "ce contingent s’applique à des "cibles", c'est-à-dire des personnes visées par une interception, et non plus à des lignes téléphoniques" comme c'était le cas auparavant :

« La plupart des « cibles » disposent aujourd'hui de deux à trois moyens différents de communication qui doivent être interceptés. Il en résulte une augmentation sensible de la quantité de communications à exploiter.

En outre, internet, qui représente aujourd’hui 14 % des demandes d’interceptions, génère un volume de communications considérable (échanges de messages, réseaux sociaux, etc), nécessitant un temps d’exploitation accru par rapport à de simples conversations téléphoniques. »

Ce pour quoi l'article 15 propose donc d'étendre à 30 -et non plus 10- le nombre de jours avant que les enregistrements des écoutes soient automatiquement détruits.

A toutes fins utiles, le rapport rappelle qu'"en 2012, 6 145 interceptions de sécurité ont été sollicitées (4 022 interceptions initiales et 2 123 renouvellements)" et que, "au total, 6095 interceptions de sécurité ont été autorisées". On est loin d'une surveillance généralisée.

Il n'en reste pas moins que cette demande d'"accroissement des informations à traiter s’effectue dans un contexte global marqué par une activité accrue des services, notamment en matière de prévention du terrorisme avec le suivi d’un nombre, en plein essor et hors de toute proportion avec des références antérieures, d’individus impliqués dans des filières terroristes notamment".

34 "notamment", 13 "y compris"

Le mot "notamment" revient 34 fois dans l'étude d'impact, "y compris" 13 fois. Or, les porteurs de ce "projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme" ne parlent, eux, que du seul "terrorisme", n'hésitant pas à évoquer, avec beaucoup de trémolos, les décapitations d'otage (notamment).

Il eut été intéressant d'avoir un vrai débat, avec des policiers, des responsables des services de renseignement, mais aussi et surtout au Parlement, évoquant la réalité de ce dont il est question : un accroissement des pouvoirs d'écoute et d'investigation (notamment) à destination des policiers et membres des services de renseignement en charge de la lutte anti-terroriste (notamment).

Las : vous n'entendrez probablement parler que des seuls (cyber)djihadistes, et de ces atrocités qui ont lieu en ce moment en Irak et en Syrie. Fort pratiques, j'en conviens, pour faire passer la pilule plus simplement. Cynique, aussi. Notamment. Une véritable entreprise de terrorisme médiatique consistant à faire peur aux gens en espérant détourner l'attention de ce dont il est réellement question.

Je ne sais pas en quelle mesure ce projet de loi facilitera la tâche aux policiers, civils et militaires engagés dans la lutte contre le terrorisme. Je sais par contre qu'il servira aussi et surtout à élargir les pouvoirs des enquêteurs n'ayant strictement rien à voir ni à faire avec le terrorisme.

Pour en savoir plus, vous pouvez également aller consulter le site presumes-terroristes.fr, créé par la Quadrature du Net, voire téléphoner à votre député grâce à leur PiPhone pour lui en parler, et réclamer que le débat porte sur ce dont il est réellement question : un accroissement des pouvoirs d'écoute et d'investigation en matière de lutte contre la criminalité organisée, notamment.

Voir aussi:
CONFIDENTIEL — NE PAS DIFFUSER SUR INTERNET
Scanners : terrorisme, sexe et démagogie
La NSA n’espionne pas tant la France que ça
Les terroristes sont des ratés comme les autres
Le 11 septembre 2001 fut un « cadeau fait à la NSA », dixit… le n°3 de la NSA

CONFIDENTIEL — NE PAS DIFFUSER SUR INTERNET

mercredi 20 août 2014 à 14:51

FredRaynalgameboy"pappy" a des pudeurs de jeunes filles. Fin mai, il s'étonnait, sur Twitter, de découvrir que Google avait répertorié 1150 fichiers .pdf à "ne pas diffuser" sur les sites en .gouv.fr, et invitait l'ANSSI (l'agence en charge de la cyberdéfense) et TadaWeb (une plateforme de veille qui permet d'automatiser, très facilement, l'extraction et le filtrage de documents disponibles en ligne, voir ljourne mode d'emploi) à creuser le filon :

<script async src="//platform.twitter.com/widgets.js" charset="utf-8">

Ne cherchant pas particulièrement à voir son identité mentionnée dans Le Canard Enchaîné -qui a publié, début août, un article à ce sujet-, "pappy" y est pudiquement décrit comme "un internaute facétieux". Co-fondateur du SSTIC et de MISC, le symposium et le magazine de référence, en France, en la matière (je vous conseille ses éditos truffés de calembours et de bons mots), Frédéric Raynal — son vrai nom –, est aussi et surtout un vieux briscard de la sécurité informatique, ex-responsable R&D en sécurité informatique chez EADS puis Sogeti, passé par l'École de Guerre Economique, avant de créer QuarksLab, une entreprise de sécurité informatique défensive "et" offensive, choisie pour auditer la sécurité de Chatsecure, la messagerie instantanée sécurisée d'IOS.

Sur le millier de documents qu'il a pointé du doigt, aucun ne révèle de secret d'État. Il n'empêche : plusieurs dizaines d'entre eux n'auraient jamais du se retrouver, ainsi, "à poil sur le web", et quelques-uns ont d'ailleurs été prestement retirés du www suite à l'intervention de votre serviteur. Petit tour d'horizon.

"Document de travail à usage interne, ne pas diffuser"

En 2007, l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments consacrait un rapport à la "Place des lipides dans l'alimentation" recommandant de "réduire de 30% au moins la consommation de certains aliments contributeurs d’acides gras trans (viennoiseries, pâtisseries, produits de panification industriels, barres chocolatées, biscuits) de faible intérêt nutritionnel". Signe du caractère sensible de ce dossier, chacune des 51 pages de ce rapport était estampillée, en rouge, "Document de travail, ne pas diffuser", et tamponnée d'un énorme "Document à usage interne".

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Il n'en est pas moins librement téléchargeable sur le site web du ministère de la santé, tout comme un questionnaire sur les personnes en situation de handicap âgées de 40 ans et plus, une grille d'évaluation interne des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), ou encore un rapport du groupe de travail du Conseil supérieur d’hygiène publique de France sur le "Risque de contamination horizontale au sein de collectivité d'enfants en cas de présence d'un porteur du virus de l'hépatite B (VHB) et opportunité de vacciner la population contact", eux aussi estampillés "Document de travail, ne pas diffuser".

Le ministère de la Santé n'est pas le seul à baver de la sorte. Il suffit en effet de chercher "ne pas diffuser" site:gouv.fr filetype:pdf dans Google pour faire remonter des centaines de fichiers .pdf, disponibles sur les sites web de l'administration française.

On trouve ainsi, sur le site web du ministère de l'économie, une "Version provisoire, ne pas citer, ne pas diffuser " d'une étude sur "les véritables moteurs de la croissance" en Chine, un rapport de la DATAR sur les systèmes urbains de proximité truffé de "cartes de travail non définitives à ne pas diffuser", une "Enquête sur les pratiques de jeux d’argent et de hasard en ligne" siglée, en rouge et en exergue de chacune de ses 23 pages : "CONFIDENTIEL Ne pas diffuser", ou encore des communiqués de presse de Pierre Moscovici sur la cession par l'Etat de titres Safran, EADS et Airbus estampillés, en lettres majuscules, en italique et en gras : "NE PAS DIFFUSER NI DISTRIBUER NI PUBLIER AUX ETATS-UNIS, AU JAPON, EN AUSTRALIE OU AU CANADA" (sic - MaJ : en commentaire, un "spécialiste de la finance" précise que cette expression "se retrouve dans la quasi-totalité des documents de bourse publiés en France car non enregistrés ou non conformes aux lois de ces pays").

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Pas bégueule, le site de l'Observatoire des Territoires de la Savoie propose un document encore plus curieux, puisqu'on y trouve une carte du périmètre de protection des captages d'alimentation en eau potable de la forêt de la Caisse des écoles présentée, en vert, comme un "document destiné à la consultation du public", mais qui n'en précise pas moins, en rouge, qu'il s'agit là de "Données sensibles, ne pas diffuser"...

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Google a également répertorié un "Document à usage interne" sur la "Surveillance des maladies à caractère professionnel" en Auvergne, un "Etat des lieux de la pauvreté en Poitou-Charentes" mentionnant, en haut de ses 114 pages, "Document de travail" et, en bas, "Ne pas diffuser", un "Document confidentiel" de la CFTC sur la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) (qualifiée d'"enjeu primordial parce qu’à l’instar des théories de Karl Polanyi et de Mark Granovetter, nous considérons que l’entreprise est encastrée dans la société"), une "NOTE SUCCINTE A USAGE INTERNE" sur l'option pelote basque du Brevet d'Etat d'éducateur sportif, ainsi qu'une vingtaine de rapports de commissaires aux comptes estampillés "DOSSIER CONFIDENTIEL", "NE PAS DIFFUSER" ou "[A usage interne]" sur le site web du Journal Officiel... (MaJ : en commentaire, un responsable de la DILA -en charge de la publication du JO, notamment-, précise qu'il "ne fait qu'assurer son obligation de publier les comptes des associations dans l'état où ils sont transmis et sans retirer aucune mention").

Plus exotiques, mais néanmoins estampillés "CONFIDENTIEL", citons aussi une liste des canalisations en Franche-Comté, l'organigramme des services du Conseil Général du Cantal, le cahier des charges du label rouge des "Betteraves rouges cuites sous vide", un avis de traitement obligatoire de la mouche du brou en Rhône-Alpes, ainsi que la présentation de projets de serres en verre photovoltaïque dont les pages n'en sont pas moins surmontées d'un "CONFIDENTIEL — MERCI DE BIEN VOULOIR NE PAS DIFFUSER SUR INTERNET"... mais dont on se demande bien pourquoi ils sont présentés comme "CONFIDENTIEL".

ConfidentielPlateauRatatouille

Contacté, le créateur du "Plateau Ratatouille" n'a pas réagi, contrairement à l'Agence nationale de traitement automatisé des infractions (ANTAI) -dont le patron avait démissionné en octobre 2013 après que Mediapart ait révélé qu'il se faisait rembourser ses PV-, et qui a fait retirer du site web de la préfecture du Vaucluse, après en avoir été informé (mais sans lui adresser de PV), la "Présentation aux collectivités territoriales" du procès-verbal électronique (PVE), tamponnée "Document strictement confidentiel, réalisé à l’usage exclusif de l’ANTAI".

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"Diffusion restreinte aux seuls destinataires"

En France, la mention "Diffusion Restreinte" (DR) n'est pas à proprement parler un "niveau de classification" (type "Secret Défense"), mais une "mention de protection" dont l'objectif principal est de "sensibiliser l'utilisateur à la nécessaire discrétion dont il doit faire preuve dans la manipulation des informations couvertes par cette mention".

L'arrêté du 30 novembre 2011 "portant approbation de l'instruction générale interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale" précise ainsi qu'une information classifiée DR "ne doit pas être rendue publique et ne doit être communiquée qu'aux personnes ayant besoin de la connaître dans l'exercice de leurs attributions", mais également que l'auteur d'une éventuelle divulgation "s'expose à des sanctions disciplinaires ou professionnelles".

diffusion restreinte

Google n'en a pas moins répertorié -et archivé- une trentaine de documents estampillés "Diffusion restreinte", dont la liste des correspondants "canicule" de la préfecture de Haute-Savoie -y compris les n° de téléphones mobiles de la directrice de la Direction Départementale de la Protection des Populations, et de son adjoint-, la description technique d'un logiciel de sécurité informatique développé pour l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS), deux anciens "formulaires d'acceptation d'un rôle de confiance" destinés aux employés du ministère de la Justice chargés de la délivrance des cartes et certificats d'authentification et de signature électronique, ou encore le Plan départemental de prévention de la délinquance du Val de Marne de 2007 -"PDPD" (sic) qui dresse la liste des quartiers à "forte délinquance endogène".

La palme revient cela dit au Conseil général des Yvelines, qui avait partagé sur son site web une bonne dizaine d'annexes "à diffusion restreinte" de délibérations comportant les noms, prénoms et domiciliations d'Yvelinois à qui il avait attribué des bourses (avec leur montant), mais également de personnes endettées à qui il avait consenti une remise grâcieuse de dettes... ou pas.

Où l'on découvre qu'une bonne partie des personnes "endettées" à qui le Conseil général des Yvelines a réclamé un "trop-perçu" sont en fait les héritiers de personnes âgées décédées, qui n'en ont pas moins continué à percevoir quelques centaines d'euros d'allocations le temps que l'administration s’aperçoivent qu'elles étaient mortes, et enterrées...

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Contacté, le cabinet de Pierre Bédier -qui a récupéré la présidence du Conseil général des Yvelines en avril dernier, à l'issue de sa condamnation à six ans d'inéligibilité, dans une affaire de corruption- reconnaît avoir fait "une erreur" et a fait retirer ces documents de son site web.

Une telle divulgation de données personnelles, "commise par imprudence ou négligence", est passible de trois ans d’emprisonnement et de 100 000 € d’amende.

La liste des autres documents "DR" répertoriés par Google :

Voir aussi :
Plus de fichiers = plus de fuites
« Les écoutes made in France », ma 1ère BD
La NSA n’espionne pas tant la France que ça
Internet & données personnelles: tous fichés ?
Pour la CNIL, 18% des Français sont « suspects »

Le 11 septembre 2001 fut un « cadeau fait à la NSA », dixit… le n°3 de la NSA

dimanche 1 juin 2014 à 17:48

aff snowden pte- ALEn introduction de son livre -passionnant- consacré à "L'affaire Snowden : comment les Etats-Unis espionnent le monde", Antoine Lefébure -un des rares experts français en la matière- explique que ce qui l'a poussé à l'écrire, c'est "l'insupportable métaphore de la « botte de foin »" utilisée par le général Keith Alexander, ex-patron de la NSA. Une métaphore brillamment résumée au Washington Post par un ancien responsable du renseignement américain :

« Plutôt que de chercher l'aiguille dans la botte de foin, son approche était de ramasser toute la botte de foin, de tout ramasser, classer, stocker... pour ensuite pouvoir espérer y retrouver ce que vous cherchez. »

Dans un extrait inédit de son interview à la NBC, Edward Snowden rappelle à ce titre que les services américains avaient des informations qui leur auraient permis d'empêcher les attentats du 11 septembre 2001, mais qu'ils n'ont pas su les exploiter, faute de pouvoir comprendre "cette botte de foin que nous avions collectée".

Début janvier, dans une lettre ouverte à Obama, quatre autres lanceurs d'alerte également issus de la NSA dénonçaient eux aussi le fait que la NSA, le FBI et la CIA disposaient d'informations précises qui, si elles n'avaient été noyées sous la masse, auraient pu -et du- empêcher les attentats, qualifiés de "cadeau fait à la NSA" par... le n°3 de la NSA.

« La NSA aurait pu empêcher les attentats »

Plutôt que de chercher l'aiguille dans la botte de foin, la NSA a donc décidé de collecter toutes les bottes de foin, ce que démontre l'un des documents révélés dans le nouveau livre de Glenn Greenwald, Nulle part où se cacher.

Sniff it all, Know it all, Collect it all, Process it all, Exploit it all, Partner it all

"Sniff it all, Know it all, Collect it all, Process it all, Exploit it all, Partner it all"

Trop d'infos tue l'info : pour autant, et à tout vouloir espionner, la NSA n'a pas été en mesure d'empêcher les attentats de 2001, pas plus que ceux qui, depuis, ont visé les USA, comme l'a expliqué Edward Snowden à la NBC, qui n'avait initialement diffusé qu'une seule des quatre heures d'interview qu'il lui avait accordé, fin mai.

La chaîne TV vient de rendre publics d'autres extraits, dont un où il évoque la faillite du renseignement américain au regard des attentats du 11 septembre 2001 en particulier, et de la "surveillance massive" telle que pratiquée par la NSA et son homologue britannique (le GCHQ) en général.

Snowden y revient sur le fait que la commission en charge des attentats du 11 septembre 2001 (9/11 -ndlr) avait découvert, post-mortem, en consultant tous les documents classifiés des différents services de renseignement, qu'ils disposaient pourtant de "toutes les informations susceptibles de détecter ce complot" :

« Nous avions des informations sur des appels téléphoniques depuis ou vers les États-Unis. La CIA connaissait ces gars. Le problème, ce n'était pas la collecte de l'information, le fait de ne pas pouvoir les mettre en relation ("have enough dots", en VO), non plus que le fait de ne pas avoir la botte de paille, mais le fait que nous ne comprenions pas cette botte de paille que nous avions collectée.

Sommes-nous en train de gaspiller de l'argent pour une "solution magique" qui, non contente de brader notre sécurité, brade aussi nos droits et notre mode de vie ("way of life", en VO) ? »

Le problème, avec la "surveillance de masse" telle qu'elle est pratiquée par la NSA, c'est qu'elle revient aussi et surtout à empiler toujours plus de bottes de paille dans le ou les entrepôts de bottes de paille que la NSA ne sait pas vraiment analyser, et exploiter.

Cherchant à illustrer ce pour quoi ces programmes "ne nous protègent pas", Snowden évoque ainsi le fait que les informations partagées par les services de renseignement russes au sujet des (futurs) auteurs de l'attentat terroriste du marathon de Boston n'ont pas permis aux services US d'empêcher ledit attentat.

Pour en revenir à 9/11, on avait ainsi découvert que la NSA ne partageait pas les informations qu'elle avaient interceptées et analysées avec la CIA, et vice versa; Mark Rossini, un agent de liaison du FBI en poste dans la cellule de la CIA dédiée à la traque de Ben Laden, n'avait ainsi pas eu le droit de transmettre à ses collègues le fait que deux des terroristes qui allaient organiser l'attentat suicide venaient d'atterrir aux USA (voir L’espion qui aurait pu empêcher le 9/11); le FBI, par ailleurs, avait reçu des informations évoquant la préparation d'attentats, au moyen d'avions lancés sur plusieurs villes aux USA, mais avait aussi demandé à ses traducteurs de ralentir leurs traductions dans l'espoir de... voir son budget augmenter.

« 9/11 est un cadeau fait à la NSA », dixit... le n°3 de la NSA

En janvier 2014, 4 lanceurs d'alerte issus de la NSA rendaient publique une lettre ouverte à Barack Obama, dénonçant la logique de la surveillance massive pratiquée par leur ex-employeur, au motif qu'elle ne permettrait pas d'empêcher un nouvel attentat type "9/11", mais également pour lui expliquer que "la NSA disposait de suffisamment d'informations pour empêcher 9/11, mais préféra s'asseoir dessus plutôt que de les partager avec le FBI" :

« Nous le savons : nous y étions. Nous avons été les témoins de nombreux comportements bureaucratiques indignes qui rendent la NSA au moins aussi coupables que les autres agences US de la faillite du renseignement américain d'avant-9/11. »

William Binney, Thomas Drake, Edward Loomis et Kirk Wiebe connaissent bien la NSA : au total, ils y ont travaillé pendant 144 années, au plus haut niveau, avant d'en démissionner suite aux orientations, dysfonctionnements et pratiques illégales perpétrées par la NSA suite aux attentats du 11 septembre 2001.

Rappelant que Keith Alexander, le directeur de la NSA, s'était d'abord vanté d'avoir contrecarré 54 attentats, avant de reconnaître, finalement, que la NSA n'avait en fait déjoué qu'un seul... virement, les lanceurs d'alertes notaient également qu'elle n'avait pas non plus anticipé les attentats de Boston, Times Square, pas plus que celui du terroriste au slip (voir Les terroristes sont des ratés comme les autres et Scanners : terrorisme, sexe et démagogie).

THINTHREAD (fil mince, en VF), le système d'écoute et d'alerte conçu par Loomis, Binney et Wiebe, bien plus respectueux de la loi et de la vie privée, bien moins cher aussi, et bien plus contrôlé par les autorités, avait été écarté, par les pontes de la NSA, qui préférèrent privilégier la surveillance massive à la surveillance ciblée... trois semaines avant les attentats de 2001.

A les en croire, une des raisons pour lesquelles leur programme fut délaissé, au profit d'un autre projet, TRAILBLAZER, bien plus intrusif et onéreux (un véritable gouffre financier qui ne marcha jamais et qui fut finalement abandonné) tenait au fait qu'il ne coûtait pas assez cher, et qu'il ne rapportait pas assez d'argent aux sous-traitants privés de la NSA. En clair : le complexe militaro-industriel aurait corrompu les autorités US et responsables de la NSA, et cette "corruption" se serait aggravée après les attentats.

Dans une interview passionnante, intitulée Tout savoir sur tous accordée à Daniel Mermet dans Là-bas si j'y suis, Thomas Drake raconte comment, au sortir de la guerre froide, la NSA s'était retrouvée sans ennemi facilement identifiable à écouter, et révèle que son supérieur direct, n°3 de la NSA, lui avait dit que "le 11 septembre est un cadeau fait à la NSA : maintenant, nous avons un ennemi".

Il revient également sur la mentalité du complexe militaro-industriel, pour qui les gros problèmes ne peuvent être résolus sans gros contrats ("big problems, big bucks, big contracts !").

Thomas Drake explique aussi avoir découvert que la NSA disposait de nombreuses informations concernant les futurs auteurs de 9/11 -dont le contenu de sept appels téléphoniques passés par Khalid al-Mihdhar, l'un des terroristes du 9/11, à l'un des centres d'Al Qaeda au Yémen-, mais qu'elle ne les avait pas partagées avec les autres services de renseignement, et même que ces révélations, qu'il avait faite à la commission d'enquête sur 9/11, a été effacée de leur rapport...

Dans le second épisode de Tout savoir sur tous, Bill Binney explique lui aussi que si son programme THINTHREAD avait été activé avant le 11 septembre 2001, il aurait pu prévenir les attentats, et qu'ils décidèrent finalement de quitter la NSA, le 31 octobre 2001, en raison de "la violation de la Constitution, la corruption, les malversations, les fraudes entre prestataires de service et la NSA".

Les vétérans y expliquent également que la NSA ne surveillait pas Internet avant les attentats, parce que "tout y circule en clair" et qu'on ne devait pas y trouver, a priori, d'informations si sensibles que ça, mais que le 11 septembre 2001 lui a permis de pouvoir surveiller "toute la botte de foin" : les marchands d'armes de surveillance lui fournissaient la technologie, et l'administration Bush lui en donnait le droit, quitte à violer la loi, au mépris de la Constitution.

Qui surveillera les surveillants ?

Il est certes facile de refaire le match, et rien ne permettra jamais de savoir si, effectivement, une NSA moins paranoïaque, moins dépendante du complexe militaro-industriel, moins motivée par la collecte de toutes les bottes de foin que par l'analyse du renseignement, aurait pu prévenir les attentats.

Il n'en reste pas moins que les trois lanceurs d'alerte -et vétérans- de la NSA interviewés par Daniel Mermet applaudissent ce qu'a fait Edward Snowden, qu'ils le considèrent comme un véritable patriote, et que ce qui les réunit, aussi, c'est la dénonciation de la paranoïa institutionnalisée de la NSA. Non seulement parce qu'elle viole la Constitution américaine, mais également parce que ça ne marche pas, et que les seuls à qui elle profite sont les néo-cons, et le complexe militaro-industriel, ce qu'évoquait également Edward Snowden dans l'extrait diffusé sur NBC :

« Je prends la menace terroriste au sérieux, et je pense que nous le faisons tous. (Mais) je pense que c'est vraiment malhonnête de la part du gouvernement d'invoquer voire d'instrumentaliser nos souvenirs, et d'exploiter le traumatisme national dont nous avons tous souffert, afin de justifier des programmes qui n'ont jamais démontré qu'ils pouvaient assurer notre sécurité, alors qu'ils nous en coûtent en matière d'atteintes aux libertés, que nous ne devrions pas avoir besoin d'abandonner, et auxquelles notre Constitution dit que nous ne devrions pas renoncer. »

Ces lanceurs d'alerte ne sont pas "contre" la NSA, ni la surveillance des télécommunications, Binney, Loomis et Wiebe ayant même contribué à bâtir l'architecture de ses systèmes d'interception. La question n'est pas d'être "pour" ou "contre" le fait que des espions espionnent, mais de savoir "qui surveillera les surveillants", et comment.

Ce pour quoi, comme le soulignait à juste titre Franck Burlinge -autre spécialiste du renseignement-, "il est urgent et important que nos dirigeants acquièrent une meilleure pratique du renseignement", et pas que nos dirigeants : les services de renseignement suscitent moult fantasmes, et on ne peut pas débattre sérieusement sur des choses que l'on ne connaît pas, ou mal.

Or, reconnaissait récemment Glenn Greenwald, "il s'est dit tellement de choses dans les médias depuis un an à propos d'Edward Snowden et des documents, et beaucoup de ces choses étaient simplement fausses" (cf, à ce titre, mon fact-checking de certaines des "révélations" du Monde).

On ne compte plus, en effet, le nombre de médias, journalistes, blogueurs, Twittos et Facebookés qui amalgament à l'envi ce que peuvent faire -en théorie- la NSA, le GCHQ & Cie, et ce que l'on sait qu'elles font vraiment. Alors que d'aucuns qualifiaient rapidement de "paranoïaques" ceux qui -avant les révélations Snowden- s'inquiétaient de la montée en puissance de la société de surveillance, (trop) nombreux sont ceux qui, aujourd'hui, sont prompts à affirmer (sur la foi de documents Snowden, souvent mal-interprétés) que Big Brother serait devenu réalité, et que la NSA (& Cie) n'aurait rien à envier à la STASI.

#WAIT : Obama n'est pas Staline, et si son administration a bel et bien lancé une véritable traque visant les whistleblowers (voir Snowden et la nouvelle « chasse aux sorcières »), la paranoïa des USA n'en est pas (encore) arrivée au niveau de celle qui prévalait alors en RDA (mais ça pourrait, et c'est précisément tout l'intérêt des révélations d'Edward Snowden).

« La police nous écoute, écoutons la police »

aff snowden pte- ALLa lecture du livre d'Antoine Lefébure, "L'affaire Snowden : comment les Etats-Unis espionnent le monde", est à ce titre doublement recommandée. D'une part parce qu'il n'extrapole, n'exagère ni ne sur-interprète les révélations basées sur les documents fournis par Edward Snowden, contrairement à ce qu'on lit parfois dans les médias.

D'autre part parce qu'il contextualise ces révélations : une partie non négligeable de son essai est ainsi consacrée à l'histoire de la NSA, du GCHQ, & de la DGSE -leur équivalent français.

On ne peut pas mesurer l'ampleur du problème, ni comprendre ce pour quoi Snowden et les autres lanceurs d'alerte de la NSA tirent la sonnette d'alarme si on ne connaît pas l'histoire technique et géopolitique du renseignement d'origine électromagnétique (ROEM), non plus que celles de ces journalistes qui avaient commencé, dès les années 70, à enquêter à ce sujet, à l'instar de Duncan Campbell, le journaliste d'investigation britannique à l'origine des révélations sur l'existence du système anglo-saxon Echelon.

Le parcours atypique d'Antoine Lefébure (@segalen sur Twitter) explique aussi la pertinence de son analyse des documents (et de la saga) Snowden. Journaliste, puis responsable des nouvelles technologies et directeur de la prospective chez Havas dans les années 80 (où il contribua à la création de Canal +), il devient consultant en stratégie Internet dans les années 90.

Devenu historien des médias, il écrit plusieurs ouvrages, dont une sur les Conversations secrètes des Français sous l'Occupation, basé sur les interceptions des courriers papiers et communications téléphoniques effectuées par les "grandes oreilles" du régime de Vichy.

Lefébure fut aussi l'un des premiers, en France, à faire le lien entre la contre-culture des années 70 et la montée en puissance de ces technologies.

Étudiant à Nanterre, il participa en effet à toutes les manifestations du mouvement du 22 mars, et bien évidemment aux événements de mai 1968, où il fréquenta Sartre, Virilio, Baudrillard, Godard...

"Spectateur assidu" des principaux rassemblements de l'époque (Woodstock, île de Wight, festival Actuel d'Amougies, en Belgique), il partit ensuite à Berkeley -autre haut lieu de la contestation dans les années 1970- pour y étudier la communication, avant de revenir à la Sorbonne pour y boucler une maîtrise d’Histoire contemporaine sur "Le rôle de la radio en France pendant la seconde guerre mondiale", puis un doctorat sur "Le monopole d’Etat et l’histoire du télégraphe et du téléphone en France".

InterferencesAyant donc très tôt associé les mouvements de libération et les systèmes de télécommunications, il y consacra une revue, Interférences, au mitan des années 1970, qui publiera des textes de Jean Baudrillard, Paul Virilio, William S. Burroughs, Philip K. Dick, Richard Pinhas, Maurice Ronai, Norman Spinrad, Philippe Aigrain...

Sous-titrée "pour une critique des appareils de communication", Interférences révéla dans son n°1 les plans secrets du nouveau réseau téléphonique gouvernemental français Régis, traita dans son n°2 de l'informatisation de la police aux États-Unis, des sabotages informatiques, puis de l'espionnage (et de la surveillance, et de la pollution) électronique, de la cryptographie, de la protection du secret en France et aux États-Unis, de l'"irruption du techno-imaginaire"... ainsi que de la NSA, en 1976.

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Lefébure fut aussi, logiquement, l'un des pionniers de ces radios que, à l'époque, on qualifiait de "pirates", contribuant à la création de Radio Verte en 1977, la première des "radios libres" à émettre ouvertement -depuis l'appartement de Jean-Edern Hallier- sur la bande FM, défiant ainsi le monopole de l'État sur les ondes. Elle continuera à diffuser ses émissions, en toute illégalité, jusqu'en 1981, malgré les brouillages de la DST.

Lefébure se fit aussi remarquer en se faisant passer pour le garde du corps de Brice Lalonde qui, sur le plateau d'Antenne 2, exhiba un petit transistor afin de faire écouter, devant 5 millions de téléspectateurs, un bêtisier se moquant de RTL, soi-disant diffusé sur Radio Verte (mais en fait pré-enregistré sur un magnétophone et diffusé depuis un petit émetteur par le faux garde du corps), piratage (et coup) médiatique qui contribua à lancer le débat sur la libération des ondes.

Passé par Libération, il découvrit aussi l'intérêt d'écouter les communications de la police "pour être au courant de tout avant tout le monde" et, à la grande fureur des autorités, fit la promotion de ce genre de hobby, écrivant dans les colonnes du quotidien "La police nous écoute, écoutons la police".

On ne saurait mieux résumer l'intérêt de sa démarche, et donc aussi de la lecture de son essai. Voir aussi sa tribune libre, sur leMonde.fr, Réglementons l'activité des services secrets, et la pétition qu'il vient de contribuer à lancer, avec 53 autres personnalités, appelant la France à accorder le statut de réfugié politique à Edward Snowden.

PS : si quelqu'un a une copie de l'article de Libération, ou des premiers n° d'Interférences, je serais grand preneur/-)

Voir aussi :
La NSA n’espionne pas tant la France que ça
Snowden et la nouvelle « chasse aux sorcières »
« Une journée dans la peau d’Edward Snowden »
DGSE/Orange : joue-là comme SuperDupont (#oupas)
Le .gif qui révèle la paranoïa de la NSA, et pourquoi elle espionne aussi vos parents & amis