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Prix Busiris pour Marion "Marine" Le Pen

vendredi 4 avril 2014 à 22:40

NB : Ce billet devait à l’origine être publié sur le site de l’Académie, mais un bug semble s’y opposer. C’est avec plaisir que j’héberge cette annonce ici en attendant.

L’Académie a été tirée de sa torpeur par une énormité juridique proférée par Marion Le Pen, dite Marine Le Pen, au micro de RTL. Qu’elle en soit remerciée.

Invitée de jean-Michel Aphatie, qui l’interrogeait sur sa récente condamnation par le tribunal correctionnel de Béthune dans l’affaire d’un tract calomniant Jean-Luc Mélenchon, son adversaire aux élections législatives (tous deux seront battus). Voici la vidéo, ça commence à 05:50. 

 


Marine Le Pen : “Il faut la supprimer, sinon la… par rtl-fr

Voici la transcription des propos qui ont retenu l’attention de l’Académie : à la question de savoir si sa condamnation pour manœuvre électorale frauduleuse et diffusion d’un montage d’une image sans autorisation de l’intéressé était grave, la présidente du Front national répond :

« Non, ce qui est grave, c’est ce qu’a fait le tribunal de Béthune, dont je vous signale que j’avais déposé contre lui (sic.) une requête en suspicion légitime, ce qui prouve que à l’avance, je savais pertinemment que ce tribunal n’allait pas juger avec impartialité cette affaire, j’ai donc fait appel, et donc je ne suis pas condamnée, pour l’instant, Monsieur Aphatie.»

Le prix Busiris est double dans cette phrase, ce qui récompense enfin un fort potentiel jamais primé à ce jour, ce tort est rattrappé.

► Première couche : “j’ai déposé une requête en suspicion légitime, ce qui prouve que je savais à l’avance que ce tribunal n’allait pas juger avec impartialité”.

Ce à quoi l’Académie répond que le fait que cette action n’ait pas prospéré tend à prouver le contraire. 

D’autant qu’un article du Point nous apprend que Madame Marion Le Pen n’a pas déposé elle-même ladite requête, et c’est là tout le problème.

Une requête en suspicion légitime, art. 662 du code de procédure pénale, vise à demander à la Cour de cassation de considérer que la juridiction amenée à juger une affaire a démontré, dans son ensemble, un défaut de partialité tel qu’il convient de confier l’affaire à une autre juridiction. C’est le cas par exemple quand l’assemblée générale du tribunal a adopté une motion de soutien au magistrat victime de l’infraction qu’il a à juger. La procédure n’est pas compliquée : le prévenu signe une requête (ou la fait déposer par un avocat aux Conseils) expliquant en quoi la juridiction lui paraît légitimement suspecte et la dépose au greffe de la Cour de cassation, et la porte à la connaissance des autres parties (ici le parquet et M. Mélenchon) pour qu’ils puissent faire connaître leurs observations. Pas compliquée, mais trop quand même puisque la requête a été déclarée irrecevable car signée non par la prévenue mais par un avocat ordinaire, ce que la loi ne permet pas et qu’elle ne l’a pas notifiée aux autres parties par dessus le marché. La requête n’a donc même pas été examinée. Amateurisme de la part d’une avocate et de son avocat ? Ou manœuvre pour éviter que la requête ne soit jugée infondée, le but étant de gagner du temps pour que l’affaire soit jugée après les municipales ? L’Académie ne pouvant prêter des intentions aussi cyniques à une femme politique faisant de la probité son oriflamme, elle ne peut que conclure à l’incompétence.

Toujours est-il que le simple dépôt, irrégulier qui plus est, d’une requête, ne saurait constituer la preuve de la partialité d’une juridiction. L’exploitation de ce fiasco ressemble trop à la manœuvre de quelqu’un se sachant sur le point d’être condamnée visant à jeter la suspicion sur le tribunal pour se faire passer pour une victime pour que l’Académie laisse passer.

► Deuxième couche : « J’ai fait appel donc je ne suis pas condamnée.»

Celle-ci a été déterminante pour l’attribution de ce prix. C’est une superbe inversion de la cause et de l’effet. Non, Marine Le Pen n’est pas “pas condamnée” car elle a fait appel : elle a fait appel parce qu’elle est condamnée. Sinon, une simple question : si elle n’est pas condamnée, pourquoi a-t-elle fait appel ?

Une juridiction pénale doit juger deux points : la culpabilité et la peine. Tout jugement doit contenir une déclaration de culpabilité ou relaxer. Ici, il y a eu déclaration de culpabilité, puis prononcé d’une peine : 10 000 euros d’amende. L’appel a bien un effet suspensif, mais de la peine seulement. On ne peut exiger de Marion Le Pen qu’elle paye les 10 000 euros. La condamnation, elle, existe bel et bien. Elle n’est pas définitive, et peut être infirmée par la cour d’appel, mais en attendant, elle existe et figure sur un jugement revêtu du sceau de la République et rendu au nom du Peuple français que la récipiendaire prétend abuser.

Cette manipulation des faits, qui s’ajoute à la manœuvre de la requête en suspicion légitime, visant à retarder un jugement mal engagé, pour des raisons électorales, caractérise la maltraitance du droit pour des motifs politiques qui est l’essence du Prix.

Une avocate, qui a plaidé au pénal, et qui s’en vante pour asseoir sa légitimé et sa compétence, ne peut l’ignorer, ce qui caracétrise la mauvaise foi.

L’Académie a aussitôt procédé au vote et a décerné un prix Busiris par acclamation, avec mention “chapeau bas”.

Maljournalisme au Point.fr

mercredi 2 avril 2014 à 02:22

Cela fait quelques années qu’insidieusement, le débat sur la justice est biaisé par des manipulations des faits, des mensonges, et l’exploitation éhontée des préjugés. Utilisée de prime pour justifier des empilements aussi absurdes qu’inutiles de textes de plus en plus répressifs et restrictifs des libertés, à présent que les tenants de ces idéologies (qui sont à droite mais ne représentent pas toute la droite, loin de là) sont dans l’opposition, position bien plus confortable politiquement, les dernières digues de la raison semblent avoir cédé. Tout est permis, la mauvaise foi la plus crasse, l’absence de tout recul, le simple fait de s’interroger sur la réalité d’idées reçues. Et figurez-vous que si cela m’a toujours agacé, désormais, j’en ai assez. Je n’ai pas la prétention d’avoir le temps et l’énergie de combattre toutes les contre-vérités qui sont abondamment diffusés pour vous faire peur par des gens qui ont quelque chose à vous vendre. Mais dans la modeste mesure de mes moyens, je ne laisserai pas passer ces mensonges sans réagir.

Tous ont un point commun, ils reposent sur le préjugé que la Justice est une machine folle et inhumaine qui n’aime rien tant que le crime et l’insécurité et font tout pour les promouvoir. On écrit même des bouquins qui ont ce titre. Sans rire et sans rougir. Vendre du papier, du clic, de la pétition, c’est très bien. Mais si ça doit se faire en sapant un des trois pouvoirs sur lesquels repose la démocratie car c’est celui qui n’a aucun moyen de se défendre, je ne laisserai pas faire.

Un exemple spectaculaire est fourni par Lepoint.fr, dans un de ces morceaux de bravoure qui déshonorent le titre sous lequel ils paraissent, dans l’article L’inquiétant amendement de Taubira sous la plume de Jérôme Pierrat, mis en ligne le 30 mars dernier (la photo d’illustration est à elle même un grand moment). La première phrase donne le ton du reste de l’article : « Les voyous sablent le champagne et les enquêteurs des douanes et de la police dépriment sérieusement. »

Et qu’apprenons-nous en lisant cet article ? Heu, rien, évidemment, je me suis mal exprimé. Que nous dit cet article ? Que la fourbe Christiane Taubira a “glissé” (en douce, bien sûr, elle est fourbe) un amendement faisant la joie des voyous en ce qu’il supprime la possibilité de garder à vue 96 heures des personnes mises en cause dans des affaires d’escroquerie en bande organisée. Quand on vous dit que la gauche est laxiste et veut livrer les honnêtes gens pieds et poing liés au crime.

Il aurait suffi à l’auteur de l’article de faire un truc dingue. Je ne dis même pas enquêter, ça ne mérite pas ce mot. De cliquer sur le site du Sénat pour lire ledit amendement, ou le compte-rendu de séance (c’est dire si ça s’est fait en catimini, c’est publié au JO) pour comprendre de quoi il retourne et comprendre en voyant que cet argument a été voté aussi par la droite qu’il n’y avait peut-être rien à redire.

Voilà ce qu’on omet de vous dire.

Le droit commun de la garde à vue limite à 48 heures la durée maximale où un individu est privé de liberté et tenu à la disposition de la police. Le 9 mars 2004, la loi Perben 2 a créé un régime dérogatoire pour certains délits commis en bande organisée. Ce régime dérogatoire prévoit notamment que la garde à vue peut être portée à 96 heures, avec autorisation d’un juge au-delà de 48 heures, autorisation qui dans les faits est une simple formalité. Parmi ces délits figuraient l’escroquerie.

Le 4 décembre 2013, le Conseil constitutionnel a rendu une décision refusant l’élargissement de ces gardes à vue de 96 heures à la fraude fiscale en bande organisée, en précisant qu’une telle dérogation portant gravement atteinte à la liberté individuelle, elle ne peut s’envisager que pour des délits d’atteinte aux personnes. Dès lors, il était évident que le régime dérogatoire de garde à vue appliqué à l’escroquerie, qui est un délit sans violence, était contraire à la Constitution. La Chancellerie a, je suppose aussitôt fait passer la consigne aux parquets de ne pas faire prolonger au-delà de 48h les gardes à vue d’escroquerie. Et quand s’est présenté le premier texte de loi pertinent pour amender le code de procédure pénale, en l’occurrence le projet de loi portant transposition de la directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, le Gouvernement a déposé un amendement, le n°19, mettant la loi en conformité avec la Constitution, ce que l’opposition sénatoriale a approuvé, naturellement. Amendement où figurent toutes ces explications dans l’exposé des motifs.

Bref, non seulement cet amendement est anodin (de fait, ces gardes à vue sont illégales depuis décembre dernier), mais il est parfaitement conforme à l’État de droit et à la hiérarchie des normes. Et voilà comment on vous le vend comme une nouvelle preuve du laxisme du gouvernement et du triomphe du crime. Il suffit pour ça de vous cacher les informations essentielles.

Et d’appeler ça du journalisme web.

Avis de Berryer : Guillaume Gallienne

vendredi 14 mars 2014 à 13:38

Peuple de Berryer ! La promo 2014 tient un joli rythme et nous propose une quatrième conférence Berryer ce mardi 18 mars 2014 à 21 heures, attention, à la première chambre de la cour d’appel (escalier Z, 1er étage, attention, le 1er étage est le BAS de l’escalier Z).

L’invité sera Guillaume Gallienne, comédien, sociétaire de la Comédie Française, et les sujets proposés sont les suivants :

Premier sujet : La comédie est-elle encore française ?

Second sujet : Faut-il se mettre à table ?

Le portrait de l’invité sera dressé par Madame Noémie Coutrot-Cielinski, 3ème secrétaire de la Conférence et seule femme de cette promo testostérone.

L’entrée est libre, mais si vous arrivez après 19 heures, c’est folie, même si la Première chambre est très grande (et fort belle). C’est ici que furent jugés Pétain, Laval, et Kerviel (aucun rapport).

Bonne Berryer à tous.

Allô oui j'écoute

mercredi 12 mars 2014 à 01:36

La question des écoutes téléphoniques connait un regain d’actualité, entre l’inauguration à grand renfort de comm’ de la nouvelle plate-forme nationale des interceptions judiciaires à Élancourt, et surtout la révélation ce vendredi du fait que l’ancien président de la République a été mis sur écoute et qu’à cette occasion, une conversation avec son avocat a été transcrite et versée au dossier, conversation qui aurait révélé qu’un haut magistrat aurait proposé son entregent pour donner des informations sur un dossier judiciaire en cours.

Levée de bouclier chez les représentants ordinaux des avocats et de certains grands noms du barreau, pétition, et réplique cinglante en face sur le mode du pas d’impunité pour qui que ce soit en République. Et au milieu, des mékéskidis complètement perdus. Tous les augures l’indiquent : un point s’impose. Tentons de le faire, même si je crains in fine de ne poser plus de questions que d’apporter de réponses. Prenons le risque : poser les bonnes questions sans jamais y apporter de réponse est le pilier de la philosophie, empruntons donc la méthode.

Tout d’abord, les écoutes, qu’est-ce donc que cela ?

On parle en droit d’interception de communication, et il faut distinguer deux catégories au régime juridique différent : les écoutes administratives et les écoutes judiciaires.

Un premier ministre à votre écoute

Pour mettre fin à des pratiques détestables d’un ancien président décédé peu après la fin de ses fonctions, les écoutes sont à présent encadrées par la loi, ce qui est bon, car rien n’est pire qu’un pouvoir sans contrôle. Bon, comme vous allez voir, contrôle est un bien grand mot, mais c’est mieux que rien.

Ces écoutes administratives, dites “interception de sécurité”, car c’est pour notre bien, bien sûr, toujours, sont prévues par le Code de la Sécurité Intérieure. Ce sont les écoutes ordonnées par le Gouvernement pour tout ce qui concerne la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France (contre-espionnage économique donc), ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous. Elles sont destinées à rester secrètes, et même si rien n’interdit de les verser dans une procédure judiciaire si une infraction était découverte, à ma connaissance, ce n’est jamais le cas ou alors très peu (je ne l’ai jamais vu dans un de mes dossiers). Ces révélations nuiraient à leur efficacité future dans d’autres dossiers.

Les écoutes peuvent être demandées par trois ministres : celui de la Défense, de l’Intérieur et des Douanes (le ministre du budget donc). Ces ministres peuvent déléguer DEUX personnes de leur ministère pour faire les demandes en leur nom. Elles sont décidées par le Premier ministre, qui peut déléguer DEUX personnes pour signer les accords en son nom. Elles sont limitées en nombre total, mais par une décision du Premier ministre, donc c’est une limite quelque peu contigente et qui ô surprise est en augmentation constante. Ce nombre limité est fait pour inciter les administrations à mettre fin à une écoute dès qu’elle n’est plus nécessaire. Ce nombre maximal est à ce jour de 285 pour la Défense, 1455 pour l’Intérieur, et 100 pour le Budget, soit 1840 au total. En 2012, 6 145 interceptions ont été sollicitées (4 022 nouvelles et 2 123 renouvellements). Source : rapport d’activité de la CNCIS.

Ces demandes doivent être soumises pour avis à la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) qui donne un avis non obligatoire, mais la Commission affirme être toujours suivie. Pour traiter ces 6 145 demandes, la Commission est composée de… trois membres, dont deux parlementaires et un président nommé par le Président de la République sur une liste de 4 noms dressée conjointement par le vice-président du Conseil d’État (le Président du Conseil d’État est, rappelons-le, le Premier ministre) et le premier Président de la Cour de cassation. Rassurez-vous, ils sont assistés de… 2 magistrats judiciaires.

On sent le contrôle pointu et approfondi. Pour achever de nous rassurer, le président de la Commission proclame dans son rapport d’activité la relation de confiance qui existe entre sa Commission et les services du Premier ministre (contrôle-t-on bien ceux à qui ont fait pleine confiance ?) et répond à ceux qui se demandent si la Commission est vraiment indépendante en citant… Gilbert Bécaud. Je suis donc parfaitement rasséréné et serein.

Pour la petite histoire, la relation de confiance qui unit la CNCIS au Premier ministre est telle que ce dernier a purement et simplement oublié de l’informer de l’abrogation de la loi régissant son activité et de la codification de ces textes à droit constant dans le Code de la Sécurité intérieure, que la Commission a appris en lisant le JORF. Rasséréné et serein, vous dis-je.

Ces interceptions de sécurité n’ont pas de lien avec l’affaire qui nous occupe, jetons donc un voile pudique là-dessus.

La justice à votre écoute

Voici à présent le domaine des interceptions judiciaires. Elles sont ordonnées par un juge ; historiquement, c’est le domaine du juge d’instruction, mais depuis 10 ans, ces interceptions peuvent être faites sans passer par lui, à l’initiative du procureur de la République, sur autorisation du juge des libertés et de la détention, sans débat contradictoire bien sûr, par définition, puisqu’on ne va pas inviter la personne allant être écoutée à présenter ses observations, et dans deux cas : la recherche des personnes en fuite (i.e. faisant l’objet d’un mandat d’arrêt ou condamnées définitivement, ce qui inclut les évadés), c’est l’article 74-2 du code de procédure pénale (CPP) et dans les affaires portant sur des délits de la liste de l’article 706-73 du CPP commis en bande organisée (art. 706-95 du CPP). Pour les personnes en fuite, l’écoute est limitée à 6 mois en matière délictuelle (pas de limite en matière criminelle), et pour la délinquance en bande organisée, les écoutes sont limitées à 2 mois.

Les interceptions peuvent sinon être ordonnées par le juge d’instruction, qui n’a pas d’autorisation à demander, puisque lui est juge. Elle est sans limitation de durée (la loi précise qu’elle doit être renouvelée tous les 4 mois, mais c’est de pure forme). La seule condition est que le délit sur lequel le juge enquête soit passible d’au moins deux ans de prison, ce qui, avec la tendance à l’aggravation générale des peines, couvre l’essentiel du champ pénal (une vol de parapluie dans le métro, c’est déjà 5 ans encouru). La décision est écrite mais susceptible d’aucun recours, et de toutes façons n’est notifiée à personne, et n’est versée au dossier qu’une fois les écoutes terminées, avec la transcription des conversations utiles (article 100-5 du CPP).

Concrètement, tous les appels entrants et sortants sont enregistrés (entrant = le numéro surveillé est appelé, sortant = le numéro surveillé appelle), un policier du service en charge de mener les interceptions les écoute et s’il considère que la conversation contient des éléments intéressant l’enquête, il doit la retranscrire mot à mot par écrit sur un procès verbal qui sera versé au dossier. La lecture de ces PV est un grand moment, quand on réalise que pas une phrase n’est achevée, et que la moitié n’a pas de verbe. Les enregistrements (qui sont des fichiers informatiques) sont tous conservés pour la durée de l’enquête et au-delà, jusqu’à la prescription de l’action publique, soit 3 ans pour un délit et 10 ans pour un crime. Les écoutes téléphoniques génèrent un gros volume de déchet, la quasi totalité des communications étant sans intérêt, sauf quand on met sur écoute le téléphone professionnel d’un dealer, où là à peu près 100% des conversations sont payantes, à tel point que les policiers, en accord avec le magistrat mandant, renoncent à transcrire TOUTES les conversations utiles, pour en sélectionner certaines représentatives.

Certaines catégories de personnes sont plus ou moins protégées par la loi. Ainsi, la loi interdit de transcrire une écoute d’un journaliste permettant d’identifier une source. Mais rien n’interdit d’écouter, juste de transcrire. Le policier sera aussitôt frappé d’amnésie, bien sûr. Bref, protection zéro.

S’agissant des avocats, point sur lequel je reviendrai, d’une part, la loi impose, à peine de nullité, d’informer préalablement le bâtonnier de ce placement sur écoute. Curieuse précaution puisqu’il est tenu par le secret professionnel et ne peut le répéter ni exercer de voie de recours. Protection illusoire donc. Enfin, la loi interdit, à peine de nullité, de transcrire une discussion entre l’avocat et un client portant sur l’exercice de la défense. Naturellement, le policier qui aura tout écouté sera frappé par magie d’amnésie. Ah, on me dit que la magie n’existe pas. Mais alors ?…

La Cour de cassation aiguillonnée par la Cour européenne des droits de l’homme (bénie soit-elle) est très vigilante sur ce point, et interdit toute transcription de conversation avec un avocat dès lors qu’il ne ressort pas de cet échange que l’avocat aurait lui-même participé à la commission d’une infraction. Notons que cela suppose qu’un policier écoute l’intégralité de l’échange…

Point amusant quand on entend les politiques vitupérer sur le corporatisme des avocats et balayer les critiques au nom du refus de l’impunité, les parlementaires jouissent aussi d’une protection contre les écoutes (je cherche encore la justification de cette règle, mais le législateur, dans sa sagesse, a décidé de se protéger lui-même, il doit savoir ce qu’il fait) : le président de l’assemblée concernée doit être informé (article 100-7 du CPP). Notons que lui n’est pas tenu au secret professionnel.

De même que les parlementaires ne peuvent être mis en examen ou placés en garde à vue sans que le bureau de l’assemblée concernée ait donné son autorisation. Super pour l’effet de surprise. Les avocats ne jouissent d’aucune protection similaire, mais le législateur doit savoir ce qu’il fait en se protégeant plus lui-même que les avocats, n’est-ce pas ? On a nécessairement le sens des priorités quand on a le sens de la chose publique.

Quant aux ministres, ils échappent purement et simplement aux juges d’instructions, et les plaintes les visant sont instruites par une commission composée majoritairement de parlementaires de leur bord politique. Avec une telle garantie d’impartialité, que peut-on redouter ? On comprend donc que les ministres et parlementaires puissent se permettre de prendre de haut la colère des avocats. Ils sont moralement au-dessus de tout reproche.

Les écoutes une fois transcrites sont versées au dossier de la procédure (concrètement une fois que l’écoute a pris fin) et sont des preuves comme les autres, soumises à la discussion des parties. L’avocat du mis en examen découvre donc le jour de l’interrogatoire de première comparution des cartons de PV de retranscriptions littérales de conversations, et grande est sa joie.

Les écoutes ne peuvent porter que sur l’infraction dont est saisi le juge d’instruction. Si une écoute révèle une autre infraction, le juge doit faire transcrire la conversation, et la transmettre au procureur pour qu’il avise des suites à donner. Il n’a pas le droit d’enquêter de sa propre initiative sur ces faits, à peine de nullité, et ça peut faire mal.

Et dans notre affaire ?

De ce que j’ai cru comprendre à la lecture de la presse, voici ce qui s’est semble-t-il passé (sous toutes réserves, comme disent les avocats de plus de 70 ans à la fin de leurs écritures).

En avril 2013, dans le cadre d’une instruction ouverte pour des faits de corruption dans l’hypothèse où une puissance étrangère, la Libye, aurait financé la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, le téléphone mobile de ce dernier a été placé sur écoute. Très vite, les policiers en charge de la mesure vont soupçonner une fuite sur l’existence de cette écoute. L’ancien président devient peu disert, et à plusieurs reprises, il téléphone brièvement à son avocat, avec qui il convient de se rappeler dans 10 minutes, sauf qu’aucun appel ne suit. Classiquement, cela révèle l’existence d’un TOC (de l’anglais Telephone Out of Control, traduit par Téléphone OCculte, on dit aussi téléphone de guerre). Un classique chez les dealers : on fait ouvrir une ligne sous un faux nom, ou par un complice, et ce téléphone n’est utilisé que pour appeler un autre TOC, appartenant au fournisseur par exemple. Ainsi, ce numéro n’apparait pas dans les fadettes, et est très difficile à identifier par les policiers (ceux qui auront vu l’excellentissime série The Wire sauront de quoi je parle). Par contre, quand il l’est, c’est jackpot.

À Paris, l’identification de ce TOC est impossible. La même borne de téléphonie mobile peut être utilisée par plusieurs milliers de numéros en 10 minutes, impossible de repérer un numéro suspect dans ce flot. Il faut attendre l’erreur de débutant. Et elle a eu lieu.

Les policiers vont intercepter un nouvel appel “on se rappelle dans 10 minutes”. Sauf que cette fois Nicolas Sarkozy n’est pas à Paris, mais au Cap Nègre, hors saison. Autant dire que la borne qu’il utilise n’est pas trop sollicitée. Les policiers vont se faire communiquer le relevé des numéros ayant utilisé cette borne dans les minutes qui ont suivi leur appel suspect, et ils ont dû avoir, sinon un seul numéro, une petite poignée facile à trier. Ils identifient facilement le TOC de l’ancien président, et par ricochet, celui qu’utilise son avocat, seul numéro appelé. Le juge d’instruction a alors placé ce téléphone occulte sur écoute. De ce fait, l’avocat de l’ancien président a été lui même écouté, mais par ricochet, en tant que correspondant.

Et lors d’une de ces conversations, il serait apparu qu’un haut magistrat renseignerait l’ancien président sur un autre dossier pénal le concernant en échange d’un soutien pour un poste agréable, ce qui caractériserait le pacte de corruption et un trafic d’influence. Rien à voir avec le financement de la campagne de 2007 : la conversation est donc transcrite et transmise au parquet, et le tout nouveau procureur national financier a décidé d’ouvrir une nouvelle information, confiée à des juges différents du volet corruption, pour trafic d’influence.

Sauf que tout est sorti dans la presse, sans que l’on sache d’où provient la fuite. Contentons-nous de constater qu’elle est regrettable et soulignons qu’à ce stade, les personnes concernées sont présumées innocentes, et non présumées coupables, comme un ancien président avait malencontreusement dit, mais c’était un lapsus, je suis sur qu’il a compris son erreur depuis.

Juridiquement, ça donne quoi ?

Nicolas Sarkozy est avocat. Quand il a été placé sur écoute sur son téléphone mobile personnel, le bâtonnier de Paris a donc dû être informé. Rien n’impose de détailler les numéros surveillés, seule la mesure doit être indiquée, donc le bâtonnier de Paris n’a surement pas été informé de la découverte d’un téléphone occulte. L’avocat de l’ancien président ayant lui été écouté par ricochet, comme correspondant (unique) du numéro surveillé, il n’a pas été juridiquement placé sur écoute et le bâtonnier n’avait pas à être informé.

Les conversations que Nicolas Sarkozy a eues avec son avocat, qui le défend dans plusieurs dossiers, ont donc toutes été écoutées. Elle n’ont pas été transcrites, mais un policier était au courant dans les moindres détails des stratégies décidées entre l’avocat et son client.

Dès lors que l’information du placement sur écoute a été donnée au bâtonnier, et que n’ont été transcrites que les conversations laissant soupçonner la participation de l’un des intéressés à une infraction, les écoutes sont légales. Nicolas Sarkozy pourra demander à la chambre de l’instruction de Paris d’examiner leur légalité et de les annuler s’il y a lieu, mais seulement s’il est mis en examen (pas s’il est simple ou témoin assisté).

Pourquoi cette colère des avocats ?

Sans partager l’indignation que je trouve excessive dans la forme de notre bâtonnier bien-aimé (il s’agit d’un autre bâtonnier que celui qui a été informé en son temps du placement sur écoute, on en change toutes les années paires) et de plusieurs très illustres confrères, dont je ne signerai pas le texte, les écoutes des appels où un avocat est concerné me gênent, et j’ai beau retourner le problème dans tous les sens, je ne vois qu’une solution satisfaisante : leur interdiction absolue.

Répondons d’emblée à notre garde des sceaux bien-aimée : je ne revendique aucune impunité pour les avocats. Je laisse l’impunité organisée aux politiques. Au contraire, j’appelle à la sévérité pour ceux de mes confrères qui franchissent la ligne et cessent d’être des avocats pour devenir des complices. Des procureurs avec qui j’ai discuté de la question de l’accès au dossier en garde à vue m’opposent qu’ils connaissent des avocats qui franchiraient volontiers et couramment cette ligne et n’hésiteraient pas à renseigner des tiers sur des gardes à vue en cours, expliquant ainsi leur réticence à nous donner accès au dossier. Admettons donc que la chose existe. Mais puisqu’ils disent cela, c’est qu’ils ont des preuves : qu’ils poursuivent les avocats, au pénal ou au disciplinaire, sachant que s’il soupçonne l’Ordre d’être par trop complaisant, le parquet peut porter les poursuites devant la cour d’appel composée de 5 magistrats du sièges, formation particulièrement sévère pour les avocats fautifs. Refuser ce droit de la défense parce que quelques uns (une minorité, ils en conviennent tous) pourraient mal l’utiliser ne tient pas. On ne va pas supprimer les droits de la défense sous prétexte que parfois, ils sont utilisé à mauvais escient, non ?

Le problème est ici un problème d’équilibre entre des valeurs contradictoires. D’un côté, la protection de la liberté de la défense, de l’autre, la nécessité de poursuivre les infractions. Une immunité pour les avocats serait déséquilibré, j’en conviens, et nul chez les avocats n’a jamais réclamé une telle impunité, Mme Taubira serait bien aimable de cesser de faire comme si tel était le cas. C’est un subterfuge classique de la rhétorique de répondre à un autre argument que celui qui nous est opposé s’il nous met en difficulté, mais je préfère quand Mme Taubira cite René Char plutôt que Schopenhauer.

Mais admettre qu’un policier puisse écouter tout ce qu’un avocat dit à son client, et feindre de croire que, parce que ça n’a pas été transcrit, ça n’a pas eu lieu et que le policier oubliera avant d’avoir pu en parler à qui que ce soit, c’est protéger un droit fondamental par une fiction. C’est laisser perdurer un soupçon, qui est un poison lent mais mortel. Et pour tout dire, il y en a marre de ces dossiers qui partent d’une enquête sur la base d’une information donnée par une source anonyme mais incroyablement bien informée et que la justice valide puisqu’il n’est pas interdit de se baser sur une source anonyme (c’était même très à la mode il y a quelques décennies). Personne n’est dupe. Ce n’est pas satisfaisant. Et sacrément hypocrite, puisque le système revient à prétendre qu’il est justifié puisque seules les preuves de la culpabilité d’un avocat ont vocation à être transcrite, en oubliant la méthode pour les obtenir. La fin justifie les moyens, disait-on déjà pour justifier la Question.

Le secret est la pierre angulaire du droit à une défense. Sans secret, il n’y a plus de défense. Et rappelons encore une fois car on ne le dit jamais assez : le secret n’est pas fait pour cacher des choses honteuses. Pas plus que vous n’avez mis des serrures à vos portes, des rideaux à vos fenêtres et des murs autour pour commettre chez vous des crimes en toute impunité, le secret de la défense n’est pas fait pour dissimuler la culpabilité. Il est la pierre sur laquelle se bâtit la relation entre un avocat et son client. La certitude que tout ce que vous lui direz ne sera JAMAIS retenu contre vous, et qu’il ne révélera que ce qui est strictement nécessaire à votre défense. Nous sommes les confidents de nos clients, les derniers à qui vous pouvez tout dire quand vous êtes dans des ennuis sans nom et que votre vie vient de voler en éclat avec votre porte à six heures du matin. Celui qui ne vous trahira jamais, quoi que vous ayez fait. C’est ce qui s’appelle du joli nom de colloque singulier. Toute oreille qui se glisse dans ce colloque, même avec la meilleure intention du monde, réduit la défense à néant.

La solution que je propose modestement a l’avantage de la simplicité et d’être faisable à moindre coût. Elle est protectrice de la défense sans faire obstacle à ce que les brebis galeuses soient poursuivies.

Les écoutes sur des conversations avec un avocat doivent être purement et simplement interdites. Pas leur transcription, leur écoute. Pour cela, il suffit que chaque avocat déclare à son Ordre le numéro fixe de son cabinet et son numéro de mobile professionnel, liste tenue à jour à l’initiative des avocats, qui s’ils ne le font pas s’exposent à être écoutés légalement, tant pis pour eux. Ces numéros forment une liste rouge communiquée à la plate forme nationale des interceptions judiciaires. Dès lors qu’un de ces numéros est appelé ou appelant sur une écoute en place, le logiciel d’écoute n’enregistre pas, point.

C’est juste un mode de preuve précis qui est interdit, pas les poursuites, qui pour le reste obéissent au droit commun (les perquisitions dans les cabinets d’avocat aussi devraient être interdites d’ailleurs pour les mêmes raisons : un juge lit nos dossiers, nos correspondances avec nos clients parfois incarcérés, nos notes personnelles ; et qu’on ne vienne pas nous faire la morale quand par exemple un juge d’instruction qui aime beaucoup donner des leçons de rectitude, pour ne pas dire de rigidité morale s’est permis de prendre connaissance au cours d’une perquisition pour tout autre chose du dossier de poursuites pour diffamation le visant avant de le reposer en disant “voyez, maitre, je ne le saisis pas, de quoi vous plaignez-vous ?”). Après tout, les lettres que nous adressons à nos clients incarcérés font l’objet d’une protection absolue, de même que nos entrevues au parloir ou l’entretien de 30 minutes que nous avons en garde à vue. On peut également recevoir nos clients dans nos cabinets en toute confidentialité. Donc si on a des messages illicites à leur faire passer, on peut le faire. Inutile de porter gravement atteinte au secret professionnel, qui de fait n’existe plus du tout quand un avocat est placé sur écoute puisqu’il est amené à discuter avec tous ses clients de tous ses dossiers au téléphone. Le fait que le divorce de Mme Michu et le bornage du Père Fourrasse n’intéresse pas l’OPJ qui écoute ces conversations ne retire rien au fait que le mal est fait, le secret n’existe plus. C’est l’honneur d’une démocratie que d’arrêter son propre pouvoir par la loi, et de dire “je m’interdis de faire cela, car le bien que la collectivité pourrait en tirer est minime et l’atteinte au bien individuel énorme”. Seuls les régimes despotiques font toujours prévaloir la collectivité sur l’individu sans considération de la proportionnalité, d’où les allusions maladroites à de tels régimes dans le dies iræ de mon Ordre. On admet ainsi que nos domiciles soient inviolables entre 21 heures et 6 heures. Neuf heures par jour d’impunité pour tous ! Comment la République a-t-elle survécu ?

Mais me direz-vous, avec cette protection, des avocats malhonnêtes pourraient échapper aux poursuites faute d’être jamais découverts. Oui, c’est le prix à payer. Mais depuis 24 ans que la loi sur les écoutes judiciaires est en vigueur, combien d’avocats délinquants ont été découverts fortuitement par une écoute et condamnés ? Quel est ce nombre exact ? Multiplions le par 4, et nous aurons le nombre de délits peut-être impunis sur un siècle (peut-être impunis car ces avocats peuvent tomber autrement, bien des avocats sont pénalement condamnés et radiés sans jamais avoir été mis sur écoute), comme prix à payer pour une protection de la défense digne d’un grand pays des droits de l’homme. Et si ça valait le coût, plutôt que faire prévaloir le soupçon et la répression ?

En attendant qu’Utopia devienne notre nouvelle capitale, mes chers confrères, c’est à vous que je m’adresse. Nous devons faire contre mauvaise fortune bon cœur et tirer les leçons de l’état actuel du droit, qui ne protège pas notre ministère. La protection de notre secret nous incombe au premier chef. Le téléphone doit servir exclusivement à des banalités. Donner une date d’audience, fixer un rendez-vous. Jamais de secret, jamais de stratégie de défense au téléphone. Vous avez des choses importantes à dire à votre client ? Qu’il vienne vous voir à votre cabinet (exceptionnellement déplacez-vous, mais jamais chez lui, vous n’êtes pas à l’abri d’une sonorisation). Je sais que beaucoup de confrères sont devenus accros du mobile, même les plus technophobes d’entre nous. Un téléphone mobile, qui utilise la voie hertzienne, n’est pas confidentiel, c’est même un mouchard qui donne votre position tant qu’il est allumé (ou en veille pour un smartphone). Et j’en aurai de même à dire sur l’informatique. Il est plus que temps que nous utilisions TOUS des solutions de chiffrement de mails et de pièces jointes comme OpenPGP (c’est efficace et gratuit), des logiciels comme TruCrypt, gratuit aussi, pour chiffrer nos fichiers (avec des sauvegardes idoines bien sûr). Ce sont des logiciels libres, que vous paierez par des dons du montant que vous souhaiterez au rythme que vous souhaiterez (on n’a pas beaucoup de charges variables comme ça, n’est-ce pas ?) et si vous êtes un peu féru d’informatique, vous pourrez utiliser un réseau privé virtuel (VPN) avec des navigateurs anonymisés qui vous rendront totalement intraçables en ligne. Nous ne pouvons pas avoir des comportements de dilettantes ou d’amateurs qui finissent par donner à nos clients un faux sentiment de sécurité, car nous les trahissons en faisant ainsi.

Pour ma part, je suis passé au tout numérique et au tout chiffré. Qu’un juge ou un cambrioleur vide mon bureau, je serai opérationnel à 100% dans les 5 minutes, je peux accéder à tous mes programmes et archives depuis n’importe quel PC, et mes visiteurs impromptus n’auront accès à aucun de mes dossiers (et en toute amitié, le premier peut toujours courir pour avoir mes clefs).

C’est peut-être ça la solution : rendre une loi protégeant la confidentialité de nos appels et de nos cabinets inutile.

L'affaire Bluetouff ou : NON, on ne peut pas être condamné pour utiliser Gogleu

dimanche 9 février 2014 à 00:55

Le titre de ce billet peut paraître surprenant, mais il répond en fait à un titre d’article qu’un journal en ligne de la presse spécialisée, au demeurant excellent sur son secteur, a employé pour relater la présente affaire. Comme quoi la communauté geek sait avoir les mêmes réflexes corporatistes que n’importe quel autre groupe social ayant des intérêts communs assez forts. Heureusement, outre son goût pour les pizzas froides et la Guinness, ce qui la caractérise avant tout est le goût de comprendre, et je l’entends qui piaffe aux portes de ce blog. Faites entrer les fauves, on va faire du droit.

Au-delà des aspects techniques de cette affaire, que nous allons aborder, on se retrouve dans une problématique récurrente lorsqu’on doit juger des délits commis dans un contexte technique complexe : que ce soit la finance, la médecine, la pharmacologie, ou la technologie : les prévenus regardent les juges comme des ignares car ils n’ont pas leurs connaissances, ni même parfois les bases. Ça n’a pas manqué ici puisque des journalistes ayant assisté à l’audience ont raillé la façon de tel juge de prononcer Google “gogleu”, ou un log-inlojin” au lieu du loguine canon.

C’est regrettable bien sûr car ce genre de détail, qui peut faire sourire, sape l’autorité morale qui doit s’attacher à une décision de justice. Comment un juge qui ne sait pas prononcer Google avec l’accent de Mountain View pourrait-il être apte à juger un dossier où les thèses en présence soulèvent des points techniques, notamment en terme de sécurité informatique, domaine où le prévenu est un spécialiste reconnu ? Mais alors, faut-il refuser de juger les dossiers trop techniques faute de juge diplômé dans la matière ? Car soyons clairs : il n’y a pas de magistrat ayant l’ancienneté requise pour siéger en cour d’appel qui ait un diplôme d’ingénieur en informatique. C’est naturellement impossible. La solution est assez simple: une audience est un moment de débat qui impose aux parties de la pédagogie. Faire comprendre aux juges ces aspects techniques est une partie essentielle de la fonction de défendre. Avant d’exposer sa thèse, il faut d’assurer que le juge la comprenne. Et vous allez voir qu’ici, les conseillers de la cour d’appel de Paris ont plutôt bien compris la problématique informatique. Paradoxalement, c’est en droit pénal que leur décision est la plus critiquable.

I am da hakerz

À titre de prolégomènes, voyons un peu les délits informatiques. Ils ont été créés par une loi de 1985 qui est objectivement plutôt une réussite, car nonobstant les progrès et les évolutions de l’informatique, il n’y a pas eu besoin de les modifier, ils tiennent bon et sont toujours adaptés. Peu de lois peuvent en dire autant.

Les délits en question sont aux articles 323-1 et suivants du code pénal.

Le premier est l’accès frauduleux à un système de traitement automatisé de données (ou STAD, le terme légal pour un système informatique, qui recouvre aussi bien feu le minitel que des ordinateurs, serveurs, tablettes ou smartphone). Il est caractérisé dès lors que l’on a conscience d’accéder à un STAD alors qu’on n’a pas le droit de le faire (l’accès doit être frauduleux). Que ce soit par une attaque par dictionnaire ou force brute pour un accès protégé par mot de passe, ou en ayant obtenu le mot de passe en lisant le post-it accolé sur le moniteur, ou en exploitant une faille ou une backdoor. C’est en quelque sorte la violation de domicile informatique. Notons que la loi n’exige pas un niveau minimum de sécurité. Accéder à un STAD non protégé peut constituer le délit, mais il sera plus difficile d’établir que vous aviez conscience de pénétrer un système sans en avoir l’autorisation. Cet accès est puni (au maximum) de deux ans de prison et 30 000 € d’amende, peine portée à 3 ans et 45 000 € si cet accès a eu pour conséquence l’altération ou la suppression de données, ou si le fonctionnement du système a été altéré, que ce soit volontairement ou non. Si votre attaque par force brute a provoqué un DDoS que vous n’escomptiez pas, le délit est aggravé. Si le système concerné traite des données personnelles pour le compte de l’État, c’est 5 ans et 75 000 € encourus.

Le deuxième est le fait de se maintenir frauduleusement dans un STAD. C’est l’hypothèse où on arrive par erreur, ou en cliquant sur un lien mal paramétré, dans l’interface admin du site ou dans l’arborescence des répertoires, des bases de données MySQL, ou que sais-je encore. À l’instant où on réalise qu’on n’a rien à faire là, il convient de mettre fin à cette connexion. Ne pas le faire, fut-ce pour jeter un coup d’œil, constitue le délit. Les mêmes aggravations s’appliquent, les peines sont les mêmes.

Le troisième est l’entrave au fonctionnement d’un STAD. Typiquement, c’est l’attaque par DDos (Distributed Denial of Service)pour faire tomber un site en le submergeant de requêtes inutiles et consommatrices de bande passante. Mais de manière générale, toute mesure, toute action, informatique ou extérieure, visant à empêcher un STAD de fonctionner normalement constitue le délit. Et ce même s’agissant de Drupal, qui pourtant ne fonctionne jamais normalement. (Hein ? Où ça un troll ?)

Peine encourue : 5 ans, portées à 10 si le STAD attaqué traite des données personnelles pour l’Etat.

Le quatrième est l’introduction, la modification ou la suppression de données dans un STAD. On est là au cœur de ce qui constitue le piratage informatique. Porter atteinte à l’intégrité des données est puni de 5 ans de prison et 75 000  € d’amende, porté à 7 ans et 100 000 € si la cible est un système traitant des données personnelles pour l’État (par exemple, accéder au fichier national des permis de conduire et se rajouter des points).

Enfin, le fait, sans motif légitime (comme le serait la recherche en sécurité informatique) de détenir ou faire circuler un moyen (que ce soit un appareillage ou un programme) de commettre l’une de ces infractions est un délit puni des peines prévues pour le délit principal. C’est une sorte de délit de complicité, délit autonome car il n’exige pas la conscience de fournir une aide pour la commission d’une infraction : la simple détention constitue déjà le délit.

Voilà, chers hackers, vous savez à quelle sauce vous pouvez être mangés.

À présent, voyons l’affaire qui nous préoccupe.

Accusé Bluetouff, levez-vous

La mésaventure qui nous intéresse aujourd’hui concerne Bluetouff, oui c’est un pseudonyme, professionnel de la sécurité informatique et full disclosure, mon fournisseur de VPN, même s’il ne m’a jamais sollicité pour que j’écrive sur son affaire.

Particulièrement sensibilisé à ce qui se passe en Syrie depuis le début de la révolte contre le régime d’El Assad, un jour qu’il cherchait via Google des informations sur la situation sur place et l’assistance apportée par des sociétés française à la surveillance électronique de la population, il tombe sur un lien vers des documents de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). En cliquant sur le lien généré par Google, il réalise très vite qu’il est dans l’extranet de l’Agence, et peut accéder sans problème à des quantités de documents internes portant sur la santé publique. Il télécharge près de 8 Go de données et après les avoir en vain proposé à des journalistes spécialisés, prend l’initiative de publier des articles se reposant sur ces données. C’est un de ces articles qui va attirer l’attention de l’ANSES qui va réaliser qu’il s’agit là de documents internes censés être confidentiels. Pensant avoir été victime d’un piratage, l’agence va porter plainte, et l’affaire va être prise très au sérieux, puisque c’est la DCRI qui va être chargée de l’enquête, comme tout ce qui concerne les affaires ou les intérêts nationaux sont en cause : en effet, l’ANSES a le statut d’Opérateur d’Importance Vitale prévu par le Code de la Défense. Bluetouff explique l’affaire en détail dans ce billet, auquel je vous renvoie pour plus de détails.

L’enquête établit assez rapidement (mais pas assez pour que Bluetouff échappe à 30 heures de garde à vue) que l’accès s’est fait sans difficulté, du fait d’une incroyable faille de sécurité du serveur de l’ANSES qui permettait à Google d’indexer des liens directs vers l’extranet de l’Agence. Le parquet renvoie tout cela devant le tribunal correctionnel de Créteil, compétent car l’ANSES se situe à Maisons-Alfort, dans le Val de Marne, pour 3 délits : introduction frauduleuse dans un STAD, maintien frauduleux dans un STAD et vol des 8 Go de documents.

Le 23 avril 2013, le tribunal correctionnel de Créteil relaxe Bluetouff de l’intégralité des préventions retenues contre lui. L’ANSES s’était constituée partie civile, mais réalisant sans doute qu’elle ne peut décemment s’en prendre qu’à elle même, ne fait pas appel. Le parquet, lui, si.

L’affaire revient donc devant la cour d’appel le 18 décembre, audience dont la presse s’est faite écho en soulignant à quel point les magistrats avaient l’air dépassés, l’avocat général admettant ne pas avoir compris la moitié des termes employés lors de l’audience. On sait pourtant à quel point en pénal, l’honnêteté ne paye pas. L’arrêt a été rendu le 5 février et peut être lu intégralement ici.

Que dit au juste la cour ? Elle doit statuer dans les limites de sa saisine, fixée par le parquet quand il a saisi le tribunal. En l’espèce, il reproche 3 délits à Bluetouff : introduction frauduleuse dans un STAD, maintien frauduleux dans un STAD et vol des documents de l’ANSES.

Sur l’introduction frauduleuse dans un STAD, la cour reconnait que Bluetouff est bien arrivé sur l’extranet de l’Agence en raison d’une grave faille de sécurité, que l’Agence a reconnue et a depuis, je l’espère, comblé. Dans ce cas, l’élément moral de l’infraction, son caractère frauduleux, c’est à dire la conscience d’entrer là où on n’a pas le droit d’aller, informatiquement s’entend, n’est pas constitué. La relaxe s’impose et la cour confirme sur ce point le jugement de Créteil.

Sur le maintien frauduleux, la cour retient qu’entendu au cours de la garde à vue, Bluetouff a reconnu s’être baladé dans l’arborescence des répertoires en remontant jusqu’à la page d’accueil, où il a constaté la présence d’une authentification par login / mot de passe. Fatalitas. Dès lors, Bluetouff a creusé sa tombe. En admettant cela, il a reconnu ce que le parquet aurait été autrement incapable de démontrer : le caractère frauduleux de son maintien. À la seconde où Bluetouff a compris qu’il était dans un extranet dont la porte était fermée mais dont on avait juste oublié de monter les murs autour, il commettait le délit de maintien frauduleux dans un STAD. Or loin de se déconnecter immédiatement, il est resté et a téléchargé l’important volume de documentation, ce qui lui a pris plusieurs heures, caractérisant le maintien. Quand je vous dis que le droit au silence en garde à vue, ce n’est pas un gadget. Le délit est donc prouvé, et la cour infirme le jugement sur ce point et condamne Bluetouff.

Sur le vol, la cour est moins diserte, et c’est à mon humble avis le point sur lequel l’arrêt est juridiquement le plus critiquable, et justifie la décision du prévenu de se pourvoir en cassation. La cour estime le vol constitué par le fait d’avoir réalisé des copies des fichiers de l’ANSES à l’insu et contre le gré de l’agence. Sans vouloir souffler aux conseillers de la chambre criminelle, il y a à mon sens une insuffisance de motifs.

Le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui. La loi pénale est d’interprétation stricte. On entend par soustraction une appréhension, une appropriation : il faut se comporter en propriétaire de la chose, dépossédant ainsi le véritable propriétaire. La soustraction doit être frauduleuse, c’est à dire en ayant conscience que l’on n’est pas propriétaire de la chose. Or s’agissant d’un fichier informatique, on peut le copier sans jamais déposséder le propriétaire. C’est même la règle et la base du téléchargement payant de fichier. C’est précisément pour cela qu’il a fallu créer un délit spécifique pour le vol de propriété intellectuelle (la contrefaçon) qui nuit à l’auteur de l’œuvre, mais en aucun cas le dépossède de celle-ci. Personne ne pourrait voler les Misérables à Victor Hugo. On peut voler un support informatique (disquette, clef USB, disque dur, CD-ROM…), mais en aucun cas le contenu de cette mémoire. Cette dernière condamnation ne tient pas à mon sens, et on peut espérer que la Cour de cassation y mette bon ordre (même si en cas de renvoi devant une autre cour d’appel, une requalification en contrefaçon n’est pas impossible, auquel cas une condamnation serait envisageable).

C’est là le paradoxe de cette décision : bien qu’ayant affiché une ignorance de l’informatique, la cour d’appel me semble avoir correctement apprécié les faits et en avoir tiré des conséquences juridiquement correctes (je ne discute pas son appréciation des preuves, ne connaissant pas le dossier) ; c’est sur le terrain du droit pénal on ne peut plus classique du vol, où on a 2000 ans de jurisprudence, que la cour s’est mélangée les pinceaux.

Sur la peine finalement prononcée (3000 € d’amende), je trouve simplement, mais c’est ma déformation de pénaliste sans doute, que la cour a laissé passer une excellente occasion de prononcer une dispense de peine. Le trouble à l’ordre public a cessé par la destruction des fichiers copiés et la mise hors ligne des articles les citant, la victime a reconnu sa faute et a renoncé à poursuivre ; quant à la réinsertion de Bluetouff dans la société, le fait d’être mon fournisseur de VPN est largement suffisant à l’établir.