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L'accompagnement de la révolution numérique: une chance pour la France ?

jeudi 10 janvier 2013 à 15:40

En vue de la table ronde sur la neutralité du net organisée par Fleur Pellerin le 15 janvier 2013, son cabinet m'a proposé de lui faire part de mon point de vue. A cette fin j'ai essayé d'éclaircir, autant pour mon usage personnel que pour qui voudra, mes idées sur cette notion complexe.


La "neutralité du Net" est à la mode. Pourtant, quelle qu'en soit la source, la définition de ce concept reste - au mieux - floue: un Internet neutre serait "un simple tuyau qui ne discrimine ni ne modifie les données qu'il transporte". L'objectif étant à la fois technique (éviter une balkanisation du réseau) et politique (garantir un certain nombre de droits à l'internaute).

La neutralité, ça n'existe pas

Pourtant, quel que soit celui de ces deux principes que l'on observe, il faut constater qu'il se heurte à la réalité:

Internet n'est donc neutre ni du point de vue technique, ni du point de vue politique. Il ne l'a jamais été.

Vrais problèmes et fausses réponses

Ce constat étant posé, l'objectif de neutralité n'en reste pas moins important. L'évolution actuelle crée une dérive dont nous avons des exemples presque quotidiens: développement à outrance de quelques multinationales dont la toute-puissance devient dangereuse tant pour les libertés fondamentales que pour les économies nationales (Google, Facebook, Amazon et Apple), transformation de l'utilisateur final en simple client soumis aux choix de son opérateur (voir l'exemple très récent du filtrage de la publicité par Free), innovation artificiellement limitée ("éditorialisation" des logiciels disponibles sur l'appstore d'Apple, filtrage des protocoles concurrents en VoIP), politique commerciale opaque (tarifs de roaming IP abusifs, lutte Google/Free sur le peering payant qui pénalise les utilisateurs, ralentissement de la 3G en fonction du volume consommé)...

Force est de constater que le marché seul semble désormais incapable de garantir les libertés minimales du citoyen numérique. Pour autant - et les exemples récents des Pays-bas et de la Slovénie le montrent bien - une législation qui ne serait basée que sur la seule affirmation du principe de neutralité, toute symbolique qu'elle soit, n'aurait que peu d'effets: forcément très technique, autorisant les atteintes à la neutralité "pour les besoins du service" en fonction des technologies existantes (en ignorant celles de demain), elle limiterait l'innovation en sanctuarisant la structure présente (et fort peu neutre) du réseau tout en ignorant les causes réelles des différents problèmes qu'on a enterrés sous ce dogme unique de "neutralité".

Internet pourrait être "légalement" neutre tout en étant plus rien qu'une couche de transport entre des "appstores" centralisés, relevant d'une fiscalité privilégiée et soumis à une censure commerciale, d'une part, et des terminaux (mobiles ou non) aux fonctionnalités limitées et sous le contrôle total de leur distributeur d'autre part. Si on se limite à ce seul principe en oubliant les problèmes sous-jacents, on ne résoud absolument rien.

Que cherche-t-on exactement ?

Qui doit payer l'infrastructure de coeur de réseau ?

Dans une économie toujours plus centralisée, dont les revenus partent vers des services de moins en moins respectueux de la vie privée, au détriment tant de l'utilisateur final que des intermédiaires techniques qui la mettent en place, le principe historique qui voulait que ce soit celui qui voulait accèder au contenu qui devait financer la liaison est fortement remis en cause. Du fait de l'asymétrie des débits, l'utilisateur a tout intérêt à placer les données auxquelles il veut avoir accès rapidement "dans le cloud": que ce soit ses vidéos, sa musique ou ses billets de blog, la délocalisation des données de l'utilisateur impliquera d'avoir toujours plus de centralisation et toujours moins de contrôle tout en payant toujours d'avantage pour des "tuyaux" de moins en moins publics (puisque ne desservant plus que quelques services "géants du net").

Au delà du contrôle des autorités de la concurrence et des télécommunications, la seule réponse pérenne à cette question ne pourra venir que d'un rééquilibrage du flux des données. Or il se trouve que la technologie le permet: la fibre optique (dans sa version FTTH seulement) permet d'obtenir des débits montants et descendants équivalents, et de très grande capacité.

En créant une infrastructure nationale à très haut débit, on verra de plus en plus de services se créer, sur l'entièreté du territoire national, en périphérie du réseau plutôt qu'en son coeur. Un utilisateur pourra ainsi choisir de conserver ses données à domicile sans limiter la capacité d'y accèder de n'importe où. Les nouveaux services qui pourront ainsi voir le jour créeraient - pour les opérateurs - une attractivité nouvelle qui leur permettraient de retrouver des marges de négociation pour le financement des liaisons de coeur de réseau (les contenus auto-hébergés créant une demande montante plutôt qu'uniquement descendante).

Ce type d'infrastructure, au delà du seul aspect de l'aménagement du territoire, aurait une influence plus que conséquente tant sur l'économie nationale (la possibilité retrouvée de créer des services débutants pour un coût initial quasi-nul donnerait un véritable coup de fouet à la croissance numérique) que sur les questions de vie privée et de contrôle de l'information. Il limiterait l'exil des données et mettrait un coup de frein au développement démesuré d'une poignée de géants supranationaux tout en favorisant le retour à un contrôle personnalisé des données privées.

On notera pour le principe que des lois comme DADVSI ou HADOPI, qui ont favorisé quelques services de streaming centralisés au détriment du partage décentralisé en peer-to-peer, ont eu une influence exactement opposée à ce cercle vertueux sans pour autant rapporter quoi que ce soit à ceux qu'elles voulaient protéger.

Comment garantir l'accès à l'information et à la liberté de communication ?

1/ Des lois basées sur des principes plutôt que sur des technologies

Bien que les plus hautes instances (Conseil Constitutionnel, Conseil de l'Europe) aient rappelé que les principes de liberté d'expression et de libre circulation de l'information étaient des droits fondamentaux, on ne peut que constater qu'ils sont très mal protégés par notre droit national.

La liberté d'expression - quoique garantie par la constitution - ne relève pas du droit de la personne: l'atteinte à ce droit n'est réprimée que par l'article CP 431-1 et relève des crimes et délits contre la nation. L'usage de ce texte, pour un simple particulier dont l'expression aurait été censurée par un intermédiaire technique en dehors d'une décision judiciaire, n'est pas aisé (et à ma connaissance il n'existe aucun cas où un juge aurait été saisi d'un tel cas, alors que les exemples abondent). Or la réaffirmation de ce droit - par exemple en en traitant au sein du livre II du code pénal - serait un symbole fort: aujourd'hui il suffit de menacer un intermédiaire (sous prétexte de diffamation ou d'atteinte au droit d'auteur par exemple, quand il ne s'agit pas tout simplement d'une décision "éditoriale" du service commercial d'un monopole comme Apple aujourd'hui sur son AppStore ou Microsoft demain sur le sien) pour faire taire quelqu'un sans aucun risque ni pour le demandeur ni pour l'intermédiaire.

Alors qu'Internet permet - pour la première fois dans l'histoire - la liberté d'expression pour tous, aucun texte législatif n'en a pris la mesure en permettant un accès simple à la justice pour le simple citoyen qui aurait vu ce droit bafoué. Pourtant, une telle mesure permettrait de rétablir un peu l'équilibre des pouvoirs entre les grandes entreprises et le particulier. Elle redonnerait à elle seule un peu de sens à la notion de neutralité en évitant que celle-ci ne soit au final qu'à l'unique bénéfice des plus puissants, en réaffirmant un grand principe plutôt qu'en ne traitant que d'un symptome technique ponctuel.

2/ Sortir de solutions inadaptées pour aller vers l'égalité des citoyens

Pour aller plus loin, enfin, en reconnaissant que l'évolution technique a transformé radicalement le paysage de la communication, que penser d'une législation qui traite des droits et des devoirs de tout un chacun à l'intérieur d'une loi dont l'objet n'était que de traiter d'une profession particulière (celle de la Presse) ? Pour quelle raison (par exemple) le secret des sources de celui qui exerce la profession de journaliste serait plus important que celui du simple blogueur qui voudrait dénoncer un scandale local, alors même que leur responsabilité serait la même en cas de diffamation (pourtant réprimée au sein du même texte de loi) ?

De même, vouloir que le simple citoyen relève du droit de l'audiovisuel (et pourquoi pas de l'autorité du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel) lorsqu'il use de son droit fondamental à la liberté d'expression n'a guère de sens dans le cadre d'une communication ouverte à tous: devenu un media audiovisuel à part entière, Twitter - par exemple - devrait-il faire respecter la parité des temps de parole en période électorale ? L'inadaptation du droit de la communication - dispersé de surcroit dans des textes multiples et parfois même contradictoires - est patente. Le Conseil d'État, dans un rapport datant de 2006, a présenté l'inventaire complet des éléments relevant de la communication: il serait temps de reprendre enfin ce travail fondamental.

Ici encore, c'est tout le sens du mot "neutralité" qui reprendrait son importance si aucune discrimation n'existait entre l'expression du simple citoyen et celle de celui qui en fait profession. La réintégration du droit de la communication au sein du droit commun est sans doute un chantier d'envergure, mais au delà de la simplification et de la prise en compte de la convergence numérique c'est aussi l'occasion de réaffirmer des grands principes et de rétablir les équilibres que sous-tend la notion de "neutralité du net", bien au delà du seul symbole.

3/ Développer un plan ambitieux plutôt que des rustines légales

Comment garantir qu'un intermédiaire n'usera pas de DPI pour filtrer ses concurrents sous prétexte de fluidification de son réseau, comment favoriser l'émergence - très couteuse - d'une infrastructure nationale en FTTH, comment protéger l'expression du simple citoyen face à des intermédiaires qui n'ont d'autre objectif que celui du résultat financier ?

La fiscalité du numérique est encore balbutiante, et les différents chantiers ouverts sur ce sujet sont loin de répondre à toutes les questions. De nombreuses pistes ont été avançées (taxe sur la publicité en ligne, taxe sur l'utilisation des données personnelles...) sans faire encore l'objet de proposition concrète. En parallèle, les fournisseurs d'accès, du fait de leurs offres "multiplay", font l'objet de taxes toujours plus nombreuses (COSIP, rémunération pour copie privée, mais bientôt peut-être taxe pour financer la Presse, la culture ou - un jour peut-être - licence globale).

Le Conseil Constitutionnel ayant inscrit la liberté d'accès à Internet au nombre des droits fondamentaux, pourquoi ne pas proposer aux opérateur la participation à un service public de la fourniture d'accès, reposant sur le respect d'un cahier des charges à minima, défini par une règlementation claire et imposant - en échange pourquoi pas d'une fiscalité moindre et de garanties de stabilité sur le long terme - un calendrier de déploiement de la technologie FTTH réaliste mais ambitieux ?

Les opérateurs qui choisiraient de relever d'un tel statut seraient du même coup protégés par la loi contre toute mise en cause sur les contenus transportés (puisque relevant de leur mission de service public), loi qui leur imposerait une totale neutralité de ces contenus, sans aucune intervention de leur part sous peine de perdre les droits afférents au statut de "fournisseur de liberté de communication". Le cahier des charges pourrait, de même, imposer la création de forfaits d'accès à Internet "nus" - hors triple ou quadruple-play, prévoir des tarifs sociaux pour les moins privilégiés, et imposer la possibilité pour l'utilisateur de choisir d'avoir un débit symétrique en SDSL plutôt que le seul ADSL, en attendant la fibre optique pour tous (à ma connaissance seul OVH le propose à ce jour, mais rien n'empêche techniquement le développement d'une offre de ce type, voir même d'un ADSL "inverse" - si la technologie le permet - et qui offrirait la possibilité de préférer l'émission de données à la réception). Ce cahier des charges pourrait être revu à chaque fois que nécessaire par décrêt, et suivrait ainsi l'évolution des techniques bien plus efficacement que des lois trop focalisées sur un état des lieux ponctuel.

En établissant - comme celà semble normal - la charge des taxes concernant la création sur les diffuseurs (télévisions, mais aussi services en ligne de diffusion: Youtube, Dailymotion, Apple...) plutôt que sur le fournisseur de l'accès à Internet (qui n'y gagne que de façon très indirecte des parts d'un marché forcément limité par la population du pays, alors que le diffuseur peut augmenter son marché publicitaire sans limitation de frontières), l'État n'y perdrait rien mais rendrait aux opérateurs choisissant de relever d'un tel statut des marges de manoeuvres financières conséquentes (la seule TST représentait plus de 630 millions d'euros en 2011), tout en les incitant à se recentrer sur leur coeur de métier et en leur permettant d'investir plus rapidement dans le déploiement d'une infrastructure dans laquelle tous seraient gagnants: le citoyen verrait ses libertés garanties, le territoire serait plus équitablement aménagé, l'économie nationale y gagnerait une multitude de possibilité de créations d'entreprises, et le futur d'un Internet décentralisé serait beaucoup moins menacé qu'aujourd'hui.

Il est temps que la France prenne enfin la mesure de l'enjeu qu'est cette troisième révolution industrielle en lançant enfin un grand plan de développement du numérique.

Note sur la neutralité des réseaux

jeudi 10 janvier 2013 à 09:04

Dans le cadre de la table ronde organiséee par le ministère de l'économie numérique, on m'a indiqué que si j'avais des choses à dire par écrit ce serait bien. Du coup j'ai essayé de mettre dans le bon ordre, suite à quelques échanges avec les gens du cabinet de la ministre, ce que j'avais à dire sur le sujet. Ensuite, une fois tout ça dans le bon ordre, j'ai décidé de le rédiger de manière plus détaillée et plus explicite.

L'ordre n'est pas forcément le plus pédagogique: tout le monde connait déjà au moins une partie du sujet.

Comprendre le contexte

Dans la société de l'information, les intermédiaires techniques ont acquis un rôle central qu'ils avaient moins auparavant, et leur diversité s'est accrue.

Dans la société de l'écrit, pré-imprimerie ou non, pas besoin d'un intermédiaire technique pour accéder à l'information (il suffit de savoir lire), ni pour pouvoir émettre de l'information. La question du traitement du fabricant de stylographe ne se pose pas. Il n'est pas possible d'imaginer un stylo qui ne puisse pas écrire des propos racistes, par exemple. Les seuls intermédiaires sont alors l'éditeur, quand il y en a un, et l'imprimeur. Leur rôle est dès lors très codifié et pose peu de difficulté.

Le cas sera à peine plus complexe dans la société des mass-media. Il y a quelques nouveaux intermédiaires (réseaux hertzien de diffusion, postes de réception), mais là aussi leur rôle est simple. Et les techniques de l'époque ne permettent pas d'envisager un poste de radio qui coupe le son quand les droits d'une chanson n'ont pas été payés.

Dans la société du numérique, tout change. Il y a des intermédiaires techniques partout, pour tout, et qui ont des pouvoirs bien plus grands qu'avant. Pour écrire, on passe au minimum par des logiciels, puis par des plateformes de diffusion, et toujours par le réseau. Pour lire, là encore, des intermédiaires techniques à tous les étages, tout au long de la chaîne.

L'outil le plus simple, le plus évident, est de fait un ordinateur, donc une machine à manipuler l'information, même quand cet ordinateur est déguisé en téléphone ou en tablette. La preuve, il passe son temps à lire par-dessus mon épaule pour me dire quand je fais des fautes d'orthographe.

L'intermédiaire technique qu'introduisait le monde des mass-media était simple, mais déjà dérangeant : combien d'interviews déformées par les choix éditoriaux de la chaîne. Mais c'était identifié, le récepteur du message était bien conscient des choix qui influencent ce qu'il reçoit.

Dans la sphère numérique, qu'un des intermédiaires décide de modifier la réalité qu'il présente, et tout bouge. Il est difficile de dire qui dans la chaîne a modifié quoi, ni même de détecter qu'il y a eu une modification. Il est donc rigoureusement indispensable que l'on puisse avoir confiance dans cette cascade d'intermédiaires techniques, que l'on soit auteur d'une information, ou bien récepteur de celle-ci.

Cette confiance se traduit au final toujours par deux points, qui sont inséparables. L'intermédiaire doit être transparent, transporter sans condition et sans discrimination, en échange de quoi il n'est pas responsable de ce qu'il transporte. Les deux volets sont liés, et les deux sont indispensables.

Le débat a déjà eu lieu

La question du rôle des intermédiaires techniques dans la société de l'information est ancienne, elle a par exemple été posée dans les débats entre 1996 et 2004 qui ont précédé la LCEN.

Elle est revenue en Europe, sous le nom de neutralité des réseaux, dans le cadre du Paquet Télécom, en 2008. C'est à cette occasion qu'il est apparu que les garanties sur la neutralité du réseau étaient nécessaires, et que la façon d'obtenir et de conserver cette neutralité faisait débat.

Ce débat s'est traduit en France et en Europe par des consultations, des rapports parlementaires, des rapports gouvernementaux, des symposiums, etc. De manière non exhaustive: les consultations autour du paquet télécom au niveau européen, la consultation publique, suivie d'un rapport au parlement de NKM, les travaux de l'Arcep sur le sujet, y compris une conférence internationale, et les rapports et consultations qui vont avec, les consultations sur la transposition du paquet télécom en droit français, les rapports parlementaires de Laure de La Raudière et Corinne Erhel, les travaux autour de la proposition de loi de Christian Paul, etc.

Ces débats ont fait émerger des positions assez lisibles, et dont les limites sont connues de tous.

Les débats sont tellement anciens et re-cuits que même le vocabulaire est maintenant marqué. Le simple choix des mots permet d'identifier l'acteur du débat et la position qu'il défend.

Ainsi, par exemple, des fautes de traduction de Net Neutrality en français. Par abus de langage, on traduit Net par Internet, et donc on voit souvent la neutralité d'Internet. C'est un contre-sens fort (similaire à confondre national avec inter-national). Si on parle de neutralité d'Internet, il suffit de changer le nom de l'offre commerciale pour s'en dédouaner. Si on parle de neutralité des réseaux, on revient à des notions plus générales, qui sont celles présentes dans le CPCE.

De même, les opérateurs ont essayé d'imposer le vocable open/ouvert à la place de neutre. Ainsi, dire qu'on souhaite un réseau ouvert, c'est dire qu'on adopte la position des opérateurs. De la même manière, souhaiter un réseau neutre pour les contenus licites, c'est se poser en anti-neutralité absolu.

Parce que le débat a déjà eu lieu, parce que les conclusions en sont déjà connues, décider de ne rien faire, ou de tergiverser, on de relancer un nième débat public, c'est faire un choix, celui du status quo.

Points identifiés dans le débat

Un seul point fait unanimité dans le débat : il y a deux volets dans les questions de la neutralité des réseaux. Un volet économique, complexe, où tout le monde s'affronte, et un volet qui touche aux libertés fondamentales, où tout le monde présente un accord, au moins de façade.

Sur la question économique

Sur le plan économique, la non-neutralité revient à introduire un lien financier entre les opérateurs de réseau et les opérateurs de service, et à associer une conséquence technique forte à ce lien.

C'est par exemple permettre à Orange de favoriser DailyMotion dont il est actionnaire contre YouTube, ou à Free de privilégier son offre de téléphonie contre celle d'OVH.

Une des premières conséquences est la fin de ce qu'on appelle l'innovation sans permis sur Internet. Le principe en est que le coût d'entrée pour proposer un nouveau service est nul, ou quasi-nul. Qu'une nouvelle application soit développée dans un coin du monde, et elle est disponible pour tous, partout, sans avoir besoin d'accords avec les opérateurs.

Pour s'en convaincre il suffit de voir l'exemple en France du Minitel, aux États-Unis des réseaux type AOL/Compuserve, ces réseaux n'ont été innovants que peu de temps, puis se sont ossifiés, n'ont été porteurs d'innovations et de croissance que dans une très moindre mesure par rapports aux réseaux neutres et ouverts qui sont apparus ensuite.

Si le réseau n'est plus neutre, alors une nouvelle offre, pour être performante, devra passer des accords, financiers, contraignants, avec tous les opérateurs. C'est une difficulté majeure imposée, donc probablement la fin des start-ups, et un très fort ralentissement de la croissance et de l'innovation. Par contre, cet inconvénient handicapera très peu des géants en place, ils ont les moyens de traiter une ponction financière par les opérateurs.

Ce verrouillage du marché a comme conséquence que les positions dominantes actuelles sont pérennisées, et que donc les géants nord-américains du service sur Internet ne seront pas remis en question. C'est donc l'assurance que la valeur ajoutée est définitivement installée aux USA. En effet, la seule valeur du réseau est dans son usage. Une voiture a une utilité sociale, en plus de son utilité d'usage : montrer qu'on en a une plus grosse, plus jolie, plus chère, etc. Ce n'est pas le cas d'un accès au réseau, qui n'a de valeur que par l'usage qu'il permet, donc par les services.

Bloquer le marché sur les conditions actuelles, c'est bloquer la valeur ajoutée en très grande partie aux USA.

Par ailleurs, permettre ces croisements techniques et financiers, contraignants, entre opérateurs de réseau et opérateurs de services, c'est créer et renforcer une asymétrie dans le fonctionnement social du réseau.

Un des fondamentaux d'Internet est que tout ordinateur relié au réseau est, potentiellement, autant un serveur qu'un client. Ce n'est que le choix des logiciels installés qui fait cette différence, pas la nature du raccordement au réseau. La fin de la neutralité, c'est orienter le réseau, y différencier les serveurs (qui ont un accord avec les opérateurs) et les clients (qui n'ont pas cet accord).

Ce choix, qu'on l'appelle priorisation des services gérés, ou différenciation de l'offre, ou simplement réseau ouvert, pousse l'abonné vers le rôle de consommateur passif d'une offre de contenus choisis en fonction des accords commerciaux de l'opérateur de réseau. C'est l'approche historique du Minitel, c'est vouloir re-créer la société de la télévision sur Internet. En plus d'être économiquement nocive, cette approche a donc peu de chances de fonctionner. Si Internet a été si rapidement adopté par nos sociétés, c'est parce que son rôle social de liant répond à un besoin. Les approches visant à recentraliser les services par des accords commerciaux avec les opérateurs nient ce besoin, et ont donc peu de chance de prospérer à long terme.

Sur les libertés fondamentales

Le manque de neutralité des intermédiaires techniques, et donc aussi des opérateurs de réseaux, se traduit d'ores et déjà par des atteintes claires aux libertés fondamentales et à l'état de droit. Si rien n'est fait pour protéger les libertés fondamentales des citoyens, cela va empirer par étapes.

Les géants du service sur Internet appliquent, au bon gré de leur fantaisie, ce qu'ils estiment bon en matière de mœurs et de libertés. Facebook, par exemple, édicte des règles d'utilisation de ses outils (pas de pseudonymat, interdiction de toute forme de nudité, etc) qui se traduit très régulièrement par des censures. Par exemple par la censure d'un article de presse illustré par "L'origine du monde", ou par la censure d'un article de presse illustré d'une photo d'un correspondant de guerre.

Apple a décidé que ses outils, même quand ils sont utilisés par des adultes, seraient exempts de toute forme de pornographie, voire de nudité, entraînant de la censure ou de l'auto-censure. C'est par exemple pour ne pas que ses dessins soient retoqués que Charlie Hebdo a renoncé à avoir une appli disponible sur l'Apple Store. Google exerce des choix similaires sur ses plateformes.

Autant une politique éditoriale est compréhensible de la part d'un service éditorial classique, autant il relève de la censure de droit privé dans un service d'expression publique. Un journal est libre de choisir sa ligne éditoriale. Mais une plateforme de diffusion de l'expression publique relève d'une autre logique.

Ce que l'utilisateur publie sur sa page Facebook est l'expression de l'utilisateur, pas l'expression de la ligne éditoriale de la rédaction de Facebook. Ce que l'utilisateur consulte avec son smartphone est le reflet de ses centres d'intérêts, pas celui de la rédaction d'Apple.

La capacité qu'ont ces intermédiaires techniques d'exercer une censure en dehors de toute décision de justice revient bien à leur confier le droit d'écrire les lois applicables à leur territoire (le cas récent d'Instagram est édifiant, par exemple), le droit d'y faire la police, et d'y faire la justice, sans possibilité pour l'utilisateur moyen de faire appel de ces décisions.

Rien dans le droit actuel n'interdit à un opérateur de réseau d'exercer une censure du même type. Ainsi, si un opérateur décide de filtrer sur son réseau le site parti-socialiste.fr, rien ne lui est opposable: il n'entrave pas le commerce, il ne touche pas à la liberté de la presse. Il n'intercepte même pas une communication privée.

La question de la responsabilité des intermédiaires techniques est à ce titre fondamentale. Les propositions, qui reviennent régulièrement dans le débat public, la dernière fois par Pierre Lescure dans une conférence de presse, sont dangereuses. L'idée est toujours la même : les intermédiaires techniques doivent être responsables de ce qu'ils diffusent.

Cette approche impose, nécessairement, que les intermédiaires techniques aient un droit de censure discrétionnaire : s'ils sont responsables du contenu, ils doivent pouvoir enlever ou modifier le contenu. On crée ainsi une obligation de surveillance, et un droit d'intervention. On privatise donc les pouvoirs de police et de justice.

À ce titre, la LCEN est presque équilibrée. Elle indique que les intermédiaires ne sont pas responsables de ce qu'ils diffusent, tant qu'ils n'interviennent pas. Ainsi, des commentaires qui ne sont pas modérés a priori sont sous le régime de l'hébergeur, et des commentaires qui sont modérés a priori sont sous le régime de l'éditeur. La seule obligation d'intervention de l'hébergeur étant pour les contenus manifestement illicites (décision du CC sur la LCEN, 2004) qui leurs sont signalés.

Il manque cependant un volet : les intermédiaires techniques n'ont pas d'interdiction d'intervenir. La LCEN établit une obligation d'intervenir dans des cas très bordés, et en particulier de coopérer avec la justice, mais n'interdit pas l'intervention de son propre chef de l'hébergeur.

La non-neutralité des intermédiaires techniques, c'est la fin de l'état de droit.

Les pistes proposées

Le texte proposé par Laure de la Raudière est, de fait, trop faible. Il ne protège que l'appellation Internet, donc il se contourne simplement en renommant les offres. Par ailleurs, il ne définit pas de peine pour les infractions à la neutralité, et relève donc du déclaratif pur.

Le texte proposé en 2011 par Christian Paul est beaucoup plus solide. En effet, il définit la notion de neutralité des échanges sans indiquer à quels acteurs cette notion s'applique, il peut donc s'étendre à tous les intermédiaires techniques. En dehors de la définition de la notion de neutralité, le texte est essentiellement tourné vers les acteurs cités par le CPCE, donc principalement les opérateurs, et à titre accessoire les fournisseurs de services ou les hébergeurs. Cependant, l'approche retenue par ce texte pose selon moi plusieurs problèmes. D'abord, politiquement, il s'attaque très directement aux opérateurs, et pourrait s'inscrire dans le cadre du CPCE et des activités de l'ARCEP. Dans les phases préparatoires du texte, les négociations avec les différents intérêts représentés se feront avec un seul point dur, au lieux de deux.

Pour que de telles discussions soient relativement saines, il faut idéalement avoir, de part et d'autre, un point dur au delà duquel chacun est d'accord pour ne pas aller. Du côté des acteurs économiques d'Internet, c'est simple : tout le monde est d'accord sur le fait qu'il doit rester une économie du numérique viable et florissante. Du côté des défenseurs des libertés, par contre, le point dur n'est pas connu. C'est par exemple l'absence de ce point dur qui permet de comprendre la dérive des négociateurs d'ACTA.

Je propose une autre approche du problème : le scinder en deux, avec d'une part une loi claire et forte qui défende les libertés individuelles dans la société de l'information, puis d'autre part un ou des textes plus techniques qui transposent ça dans les codes où c'est utile (CPCE, conso, etc).

Une loi pour protéger les libertés

L'approche de la première loi que je propose :

Dit autrement, le sujet de la liberté d'expression et d'information en ligne doit se traiter exactement comme la liberté d'aller et venir.

De la même manière qu'on ne peut restreindre cette liberté sans décision sérieuse et encadrée (peine d'emprisonnement décidée par un juge, ou hospitalisation d'office décidée par le préfet, par exemple), on ne doit pas pouvoir, en ligne, porter atteinte à la liberté d'expression ou à la liberté d'accès à l'information sans une décision de justice en bonne et due forme, c'est-à-dire avec procès et débat contradictoire, ce qui aura pour conséquence immédiate de stopper net les pratiques de censure privée auxquelles s'adonnent Facebook et consorts.

Si des acteurs veulent pouvoir continuer à exercer un pouvoir de censure, alors, ils devront nécessairement le faire en tant qu'éditeurs, et à ce titre seront en première ligne lors des (nombreuses) plaintes qui seront déposés dans le cadre de propos par exemple injurieux ou diffamants proférés par leurs utilisateurs.

Le texte étant de portée générale, s'applique à tout le monde, et quelle que soit la méthode utilisée pour les restrictions d'accès. Il est par exemple opposable aux éditeurs de logiciels ou aux fabricants de terminaux.

Les opérateurs réseaux ne sont pas les seuls à devoir être concernés par un texte législatif sur la neutralité. Un filtrage par un terminal ou par un logiciel de consultation pose les même problèmes. Ce sont donc tous les intermédiaires qui se voient imposer les mêmes obligations: assurer le transport de l'information de manière transparente sous le contrôle de l'utilisateur final.

Les textes actuels sont trop faibles et trop flous pour pouvoir être utilisés efficacement. Ainsi l'objectif de protection de la neutralité du net assigné à l'ARCEP est en pratique inopérant: pas de définition de la neutralité, pas de définition d'un délit à sanctionner, peu d'acteurs concernés, uniquement les questions économiques. Il faudrait des décennies de jurisprudence avec des analyses et interprétations jésuitiques pour fixer une doctrine en la matière.

Par exemple sur les questions d'interconnexion (Free/YouTube ou Orange/Cogent) l'ARCEP va devoir montrer que c'est un problème de marché (persistant et de grande ampleur) pour prouver qu'elle doit réguler et donc sanctionner. Une définition claire et opératoire de la neutralité (typiquement celle de C. Paul) évite 90 % du travail. Poser la violation de la neutralité en interdit des opérateurs permet de sanctionner une infraction même si elle n'a pas encore déstabilisé un marché économique d'ampleur.

Si la loi ne fait que poser des principes très clairs et les peines qui vont avec, elle rencontrera très peu d'opposition : aucun opérateur ne viendra dire "j'ai besoin de tuer la liberté d'expression pour défendre mon business".

Les textes "seconds", sur la neutralité des réseaux, se négocient alors avec deux points solides :

Sans ce premier texte, le seul point solide dans les négociations est qu'il ne faut pas tuer les acteurs économiques, et le point "libertés" peut être abîmé sans que les négociateurs le comprennent ou l'assument (typiquement le cas pour ACTA).

La gestion des incidents d'exploitation

Beaucoup d'éléments sont versés au débat sur la neutralité du Net qui viennent le polluer, et ne présentent qu'un lien lointain avec la question. Ainsi de la question du mode de financement : savoir qui va payer quelle partie de la boucle locale fibre ne doit pas changer les règles d'utilisation de cette boucle locale dans le cadre d'un réseau neutre dans un grand pays démocratique.

L'approche que je propose sur les éléments techniques du débat est donc essentiellement pragmatique : essayer de trouver quelques critères qui permettent de décider si une atteinte à la neutralité relève de l'exploitation normale du réseau ou si elle pose un problème à la société.

Les mesures ponctuelles de gestion technique des incidents d'exploitation sont admises par absolument tout le monde. Leur limite exacte est par principe toujours floue et délicate à définir.

Ces mesures prises pour assurer la continuité de service sont reconnaissables au fait que :

Une gestion du trafic mise en place sur une longue durée, voire permanente, ne relève pas du traitement d'incident, mais de la stratégie de développement du réseau. Et il est clair qu'en l'état actuel des réseaux et de leur développement, le seul traitement stratégique d'une congestion est l'investissement dans la capacité.

De la même manière, il est évident que le traitement des pannes fait partie intégrante des obligations dues à un client, quelle que soit l'offre. Une offre commerciale sur une atteinte à la neutralité (les abonnés premium ne subissent pas les congestions) montre que la congestion n'est pas un incident d'exploitation, mais un mode de conception du réseau. Une offre de ce type est une incitation au sous-investissement, malsaine par principe.

Les services gérés

Il semble largement admis que les «services gérés» peuvent être priorisés, en contradiction avec le principe de neutralité. Mais il n'existe pas de définition claire de ce qu'est un service géré. Il suffit qu'un opérateur déclare tel réseau social ou tel site web comme un service géré pour lui permettre alors de le favoriser face à ses équivalents.

Il suffit qu'Orange considère le service de Dailymotion comme un service géré dans le cadre d'une offre pour prioriser le trafic à destination de cette plateforme, au détriment de ses concurrents (Youtube, Viméo, etc).

Il est donc nécessaire de placer des limites. S'il existe une offre, ou bien même la possibilité technique d'une offre de service équivalente, qui rend le même service à l'utilisateur, ailleurs sur le réseau, utilisable indépendamment de l'opérateur, alors la priorisation par l'opérateur de ce service sur son réseau n'est pas légitime. C'est une application assez simple des principes habituels du droit de la concurrence.

Cette définition de « service équivalent » doit prendre en compte la définition du service rendu à l'abonné (fonctionnel) et la façon de rendre le service (technique). Ainsi, est-ce que la téléphonie sur IP fournie par les Box est équivalente à Skype ? Fonctionnellement, oui : on peut téléphoner. Techniquement, les Box respectent quelques contraintes légales (gestion des appels d'urgence) que ne respectent pas Skype.

Si on se re-pose la même question sur les services de téléphonie IP fournis par OVH « over the top », la conclusion change : c'est bien équivalent à ce que fournissent les Box. Donc la priorisation n'est pas légitime.

L'approche retenue par les opérateurs de la Fédération FDN pour gérer la priorisation des appels téléphoniques est intéressante à analyser de ce point de vue. Sur certains réseaux de distribution, la question de la saturation se pose. Par exemple sur les boucles locales Wifi. Le choix a été fait de prioriser sur des critères techniques (priorité élevée pour les petits paquets de type UDP). En pratique, les appels liés à l'offre de téléphonie de l'opérateur, ainsi que ceux liés à toutes les offres similaires, sont prioritaires. Cette priorisation est faite indépendamment de la source ou de la destination de l'appel, mais simplement sur des caractéristiques techniques générales.

Le gouvernement confondrait-il République et féodalité ?

samedi 5 janvier 2013 à 19:37

Cette tribune a initialement été publiée par l'excellent PCinpact. Elle est reprise ici, histoire que ça ne se perde pas, pour ranger, en quelques sortes.

Dans une tribune récente, publiée par Le Monde, Najat Vallaud-Belkacem nous a expliqué qu'au nom des valeurs de la République, il était nécessaire d'accorder au Seigneur de Touitteur droit de haut et basse justice sur ses terres. Dans la mesure où ça ne fait pas partie des valeurs habituellement défendues par la porte-parole du gouvernement, essayons d'analyser comment elle est arrivée à ce contre-sens.

La forme de la tribune

La tribune de la porte-parole du gouvernement est subtilement articulée. Pour les gens qui connaissent bien les questions de droit sur Internet, le billet est même équilibré et relativement juste. Mais pour le reste du bon peuple de France, il est largement faussé.

En effet, la ministre explique de manière claire le problème: des propos racistes, antisémites, ou homophobes sont tenus très ouvertement sur twitter. Elle explique que c'est illégal, mais également dangereux: les problèmes liés à l'homosexualité sont à l'origine d'un grand nombre de suicides chez les jeunes, et laisser impunis des propos de ce type y contribue. Et elle demande donc à Twitter de trouver une solution pour que ce ne soit plus possible.

Ensuite, de manière beaucoup moins lisible, par des allusions à la loi dite de confiance en l'économie numérique, au régime juridique de responsabilité des intermédiaires techniques, aux limites fixées en 2004 par le Conseil Constitutionnel à ce régime, elle rappelle le contexte juridique. Twitter ne pourrait agir que dans un certain nombre de cas très précis, et le gouvernement souhaite simplement ouvrir un dialogue.

Quand on connaît les références nécessaires, c'est assez lisible. Le gouvernement veut juste froncer les sourcils en public, mais ne va pas bouleverser le droit. Quand on ne connaît pas ces références, on retient que Twitter va devoir empêcher les gens d'être méchants, en rétablissant l'ordre dans sa cour de récré.

Cette présentation est donc pernicieuse: elle vise à dire des choses fausses à une majorité de gens, tout en calmant d'avance la critique.

Le fond de la tribune

Le fond du propos ministériel, une fois qu'on en a retiré la mauvaise foi de sa formulation, pose cependant problème.

Quand des gens se comportent mal, mettons qu'ils volent des mobylettes, ou qu'ils braconnent, ou qu'ils disent des choses interdites, les valeurs de la République nous disent que la police (pouvoir exécutif) et la justice (pouvoir judiciaire) doivent intervenir pour faire respecter la loi (pouvoir législatif), il me semble.

Ce que nous dit la porte-parole du gouvernement c'est que le seigneur des lieux doit se charger de faire la police et de réprimer les débordements quand ils ont lieu chez lui. Le gouvernement appelle donc à ce que sur Internet, on rétablisse les privilèges de juridiction donnant des pouvoirs de police et de justice aux seigneurs locaux.

Neutralité du net

Vu comme ça, on sent bien que c'est une bêtise. Pour arriver à cette bêtise, la méthode est simple. Première étape, on rend Twitter responsable de ce qui se passe sur son réseau. Il devient donc responsable des bêtises que je peux dire avec mon compte twitter, me supprimant mon statut d'adulte responsable. Pour éviter de s'attirer les foudres de la loi, ou les gros yeux du gouvernement (on est léger en foudre en ce moment), Twitter va donc devoir surveiller ce que font les citoyens pour détecter les comportements problématiques et intervenir (police). Ensuite, il faudra bien qu'il puisse empêcher la publication des messages, puisqu'il en est responsable. Il a donc un droit de censure sur tout le contenu qu'il transporte (justice).

C'est un des nombreux pièges du débat sur la neutralité des réseaux: le rôle des intermédiaires techniques est fondamental. C'est sur ce rôle que repose celle de nos libertés qui est la mère de toutes les autres, la liberté d'expression. Rendre les intermédiaires techniques responsables de ce que font les utilisateurs, c'est rétablir un système féodal, et tuer la liberté d'expression. C'est exactement l'inverse qu'il faut faire: les intermédiaires techniques doivent être responsables du bon transport des propos de tous, sans discrimination. C'est la justice qui se chargera de sanctionner les abus prévus par la loi, pas Twitter.

L'ordre public

Enfin, sur le fond du problème qui n'était pas le fond du billet. Si le gouvernement se préoccupe vraiment du risque que les propos homophobes font courir à notre jeunesse, d'abord c'est une bonne nouvelle, ensuite il faut changer de méthode. Les propos homophobes les plus dangereux ne sont pas ceux qui circulent sur twitter et ne sont relayés par personne, mais ceux qui sont tenus par des élus (on pense à M. Vanneste, par exemple), ou par l'église catholique, et qui sont repris en chorus par presse, radio, et télévision.

Je n'ai pas souvenir que les évêques et curés qui ont dérapé récemment sur ce sujet là aient passé la nuit au poste et aient été conduits au tribunal le plus proche. L'enseignement catholique invite à utiliser les écoles de la République (les écoles privées sous contrat, l'immense majorité, sont des écoles de la République) pour endoctriner les jeunes, pour les inciter à aller manifester contre le mariage pour tous. C'est un danger bien plus grand pour des jeunes fragilisés.

Mme la ministre, faites appliquer la loi. Demandez aux procureurs d'agir systématiquement contre les propos homophobes, racistes ou antisémites. Twitter se fera un devoir de répondre à toutes les demandes d'identification des auteurs, j'en suis certain.

Mais ne rendez par l'outil responsable de l'usage, c'est la première étape de la sortie de l'état de droit.

Free porte-t-il atteinte à la neutralité du Net en filtrant la publicité ?

jeudi 3 janvier 2013 à 23:42

Ces jours-ci se profile la table ronde tant attendue autour du cabinet de Fleur Pellerin sur la neutralité des réseaux[1]. C'est donc avec un certain bonheur que je vois refleurir dans l'actualité certains éléments clefs de la discussion: une excellente occasion de réviser les dossiers.

Le premier dossier est celui de la tribune de Najat Vallaud-Belkacem dans le Monde du 28 décembre. Le billet en réponse sera publié par PCinpact demain matin.

Le second dossier nous est apporté par Free qui vient de mettre en place, sur son Frinitel[2] v6, dit "Révolution", un filtre anti-pub. Beaucoup de commentateurs semblent juger que c'est une atteinte à la neutralité des réseaux. Voyons ça...

Notes

[1] D'abord annoncée en décembre, puis reportée à mi-janvier.

[2] Le mot n'est pas de moi, il est du vice-président de FDN, Arnaud Luquin. Depuis la conférence Internet libre ou Minitel 2.0, il dit Frinitel quand il parle de sa Freebox. J'aime assez le mot, c'est un joli résumé.

Ce que fait Free

Pour le coup, je ne suis pas abonné chez Free, donc, je ne peux que rapporter les racontars lus dans la presse.

Lors d'une mise à jour logicielle de la FreeBoîte version 6 est apparue une nouvelle fonctionnalité, le filtrage de la publicité. Cette fonctionnalité est activée par défaut. Elle a pour effet d'empêcher tout navigateur web qui se trouve derrière d'accéder à certains contenus publicitaires. La fonctionnalité peut être désactivé par l'utilisateur sans procédure particulière, d'un simple clic, et cette désactivation est prise en compte relativement rapidement.

Le comportement du filtre semble encore assez énigmatique. Visiblement, il est assez invasif pour être capable de supprimer les vidéos publicitaires sur YouTube, mais incapable de le faire sur DailyMotion. Mon habituel AdBlock[1] n'a pas des comportements aussi étranges.

Le fait que ce soit arrivé avec une livraison logicielle du Frinitel laisse penser que c'est le boîtier qui fait le filtrage. Ce n'est pas complètement évident, il se peut aussi que le boîtier commande une fonctionnalité du coeur de réseau, mais c'est peu probable[2].

Est-ce une atteinte à la neutralité des réseaux ?

La question me semble simple, mais il se trouve que presque tout ce que j'ai lu sur le sujet depuis 4 heures s'oppose à ce que je considère comme une réponse évidente. Alors un peu de prudence.

Pour moi, il est évident que non, ce n'est pas une atteinte à la neutralité des réseaux. D'abord parce que le filtrage n'est pas fait par le réseau, mais par un équipement de périphérie. Les abonnés qui utilisent leur propre modem ADSL, en lieu et place du Frinitel officiel, ou ceux qui utilisent tout simplement une version plus ancienne, ne sont pas touchés. Ergo, ce n'est pas le réseau qui filtre.

Est-ce une atteinte à la neutralité des intermédiaires techniques, que j'appelle de mes voeux ? Oui, très clairement. Les abonnés qui ont fait le choix d'utiliser le Frinitel sont touchés, et changer de boîtier n'est pas une mince affaire: il faut re-configurer tout le réseau de la maison, il faut avoir un modem sous la main, etc. Cette atteinte est-elle acceptable ? Si je reprends la définition assez stricte que je donnais en conférence en juin, oui, c'est acceptable, parce que c'est sous contrôle de l'utilisateur.

Plusieurs points posent problème cependant. La mesure semble viser Google principalement, et semble donc destinée à nuire à Google plutôt qu'à satisfaire le consommateur. Elle est activée par défaut, alors qu'une mesure de filtrage ne devrait pas l'être. Personne ne sait exactement ce que ça fait, alors qu'une telle mesure devrait être clairement documentée[3]. Mais, à strictement parler, je ne pense pas que ce soit une atteinte à la neutralité des réseaux.

Est-ce que c'est légal ?

S'il est prouvé que la mesure a pour objectif de nuire à une entreprise précise, ça ne l'est probablement pas, parce que c'est une entrave à la concurrence libre et non-faussée[4].

Même si ce n'est pas le cas, c'est de toutes façons exercer une pression très forte sur de très nombreux marchés annexes. Beaucoup de sites web vivent de la publicité. Par exemple des pans entiers de la presse en ligne, ou des services prétendument gratuits, etc. Free représente un gros morceau du marché de la fourniture d'accès à Internet. Je ne suis pas certain que l'entreprise ait le droit d'utiliser son poids pour écraser ces entreprises en faisant disparaître artificiellement leur clientèle.

Est-ce que c'est bien ?

Ça, c'est une question beaucoup plus délicate, parce que c'est une question de morale, et que chacun à la sienne propre. Parce que ce n'est pas fait pour servir Dieu et la Patrie, ça pourrait être jugé oiseux, donc mal, par exemple.

Pour ma part, je considère toujours que quand c'est gratuit c'est que je suis la marchandise. C'est pourquoi j'ai tendance à éviter les services prétendument gratuits sur le Web. Et j'ai toujours trouvé la publicité en ligne beaucoup trop invasive (encombrante, bruyante, etc), c'est pourquoi j'installe toujours AdBlock. Du coup, si j'étais abonné chez Free, je trouverais sans doute le service agréable, et l'activerais probablement.

Reste que de sortir ça sans l'annoncer, dans un contexte tendu voire belliqueux entre Free et Google, sans expliquer ce que ça fait, et en l'activant par défaut, c'est une méthode de voyou. Ce n'est pas nouveau, ils sont coutumiers du fait. Si c'est fait pour faire plier Google dans une négociation en cours sur le financement des interconnexions privées, c'est tout simplement du racket.

Maintenant, il y a beaucoup de choses sur le réseau qui sont mal, et qui ne sont pas des atteintes à la neutralité des réseaux.

Notes

[1] AdBlock est une extension de Firefox bien connue, que tout le monde devrait installer, et qui rend le web bien plus navigable.

[2] On me murmure qu'on en sait plus sur le fonctionnement: filtrage des noms de domaines des régies publicitaires, et renvoie vers un serveur web particulier chez Free qui sert des pages blanches au lieu des publicités.

[3] Voir à ce sujet les passages du Paquet Télécom qui obligent les opérateurs à la transparence sur les mesures de filtrage.

[4] Ça a certainement un nom, en droit de la concurrence, le fait d'utiliser une position acquise sur un marché pour déstabiliser un autre marché, directement ou indirectement lié.

Internet libre : game over. Please insert coin.

mardi 20 novembre 2012 à 23:49

Nos dossiers bougent. L'hydre à six têtes d'ACTA a perdu une tête et est à terre. Enfin une ministre a promis (ça coûte pas cher) une loi sur la neutralité. Toujours aucune embellie sur le front des cultureux en plastique.

Internet a besoin de protection et de défense, les lecteurs habitués du lieu le savent. Comment faire ?

Histoire de lever toute forme de doute ou de suspens, la réponse c'est "en finançant et renforçant la Quadrature".

Alea Acta est[1]

Ça n'aura échappé à personne, le Parlement Européen a rejeté le traité Acta, qui ne sera donc pas ratifié par l'Union Européenne, et qui est donc mort dans l'œuf. En regardant ça d'un œil optimiste, on peut croire que le problème est réglé. C'est une impression trompeuse.

Les morceaux les plus inquiétants d'Acta sont repris dans d'autres traités. En effet, les instances négociantes[2] étaient tellement convaincues que tout ça serait ratifié sans discussion qu'elles avaient commencé à en reprendre la teneur dans d'autres textes en cours de négociation. Quel intérêt ? Que tout ça se renforce. Qu'on puisse dire la main sur le cœur que les traités internationaux imposent ..., que ce n'est pas un élément ou texte isolé, que c'est une cohérence mondiale, etc.

La première reprise identifiée est dans Ceta, un traité commercial entre l'Union Européenne et le Canada. Histoire de ne pas se faire lancer des tomates, la Commission Européenne promet devant le Parlement de retirer de Ceta les bouts d'Acta qui posent problème. Reste à s'en assurer. Y compris après le renouvellement du Parlement Européen en 2014.

En position de gaffe

Sur la neutralité des réseaux: la personne en charge du sujet pendant la campagne présidentielle s'y disait favorable, y compris à légiférer sur le sujet. Une fois devenue ministre, elle déclarait au début de l'été que, je cite la neutralité du net est un concept américain qui a tendance à favoriser les intérêts économiques de Google, Apple et consorts.

Ce parfait contresens (Apple serait plutôt dans les anti-neutralité, par exemple) a été très fraîchement accueilli sur le Net. Et quelques jours plus tard notre ministre du numérique se reprenait et déclarait devant le club parlementaire du numérique[3] qu'il fallait légiférer rapidement sur le volet "libertés fondamentales" du sujet.

D'où vient ce revirement ? Facile, d'une volée de bois vert sur le Net, suivi d'une prise d'information pour comprendre ce qui se passe et rectifier le tir. D'un certain point de vue, c'est bon signe: ils ne s'entêtent pas et ils corrigent. Reste qu'il faut être là en permanence à surveiller qu'ils ne dérapent pas.

Les propositions sont sur la table. Portées par la Fédération FDN et la Quadrature, entre autres.

Brevets d'auteur et droits logiciels

Sur le volet de la propriété imaginaire[4], aucune avancée. Nulle part. Au niveau européen, c'est totalement embourbé. Il y a bien un projet de refonte des directives dites Ipred (Intellectual property enforcement directive, en bon français), avec comme objectif de tout empirer un peu plus. Mais vu le résultat sur Acta, c'est tout d'un coup moins urgent. Imaginez que les députés soient cohérents dans leurs votes, le drame assuré pour la Commission sur le sujet.

Au niveau français, pas mieux. L'opposition socialiste faisait bloc contre Hadœpi, et depuis qu'elle est majoritaire elle minaude. Pas bien sûre d'être pour ou contre. Sont pas pour l'abrogation, mais certainement contre le maintien. Bref, statu quo. Donc, finalement plutôt pour, puisqu'en l'état ça existe.

Le monde du logiciel libre le sait depuis 15 ans au moins. Le monde du réseau tout autant. Il est urgent de repenser l'ensemble des questions de droit d'auteur pour une raison simple. Toute la rémunération reposait sur l'économie du support physique, et celui-ci tend à disparaître. Il faut tout revoir. Et pendant qu'on y sera, il faudra reprendre entièrement la question des brevets.

Là aussi, les propositions (vous pouvez en lire certaines ici et ici) sont sur la table, portées par La Quadrature et d'autres organisations. Il nous faut les défendre.

Oui, et donc ?

La Fédération FDN est une structure solide, de ce côté là, tout va bien. Elle ne vit que de bénévolat, et donc ne disparaîtra pas faute de sous. Mais c'est notoirement insuffisant. C'est une structure de bénévoles, parfaitement incapable de faire du travail de veille permanent, ou de la présence auprès des institutions européennes. La simple participation occasionnelle à des travaux de l'ARCEP est un cauchemar[5].

Dans ce rôle là, il y a la Quadrature. Ils font le travail de veille. Ils font le suivi des politiques. Mais c'est une structure infiniment fragile. Tout repose sur quelques salariés très engagés, mais peu nombreux, et sur une armée de bénévoles. Son financement est précaire.

Il y a eu beaucoup de travail cet été pour essayer de définir la structure que devait avoir la Quadrature pour être pérenne et pour pouvoir traiter un maximum de dossiers de manière solide. Un gros travail de structuration. Pas seulement plus de monde, mais un mode d'organisation interne revu[6]. Et cette question lancinante: comment on finance ?

Le financement de la Quadrature est simple. Une part vient de l'Open Society Institute[7], autour de 40% du budget annuel[8]. Tout le reste vient de vos dons.

Vous en avez maintenant l'habitude. Tous les ans, en général en fin d'année, une piqûre de rappel pour vous dire que si on arrête de financer, alors la Quadrature s'arrête.

Le Fonds de Défense de la Neutralité du Net continue de porter le financement de la Quadrature, parmi d'autres projets[9].

Pour donner, c'est sur le site de soutien à la Quadrature. Ça peut être un don pour une fois, par CB. L'idéal, c'est un don mensualisé en prélèvement automatique. Oui, c'est plus chiant, il faut envoyer un papier, tout ça. Mais voilà, c'est vraiment mieux, vraiment moins aléatoire. Et puis ça fait qu'il n'y a plus besoin de faire la piqûre de rappel...

Game over ? Please insert coin to continue.

Notes

[1] Acta est aléatoire, en mauvais latin.

[2] Pas vraiment les politiques, enfin très peu d'entre eux, mais par contre quelques lobbies puissants et efficaces.

[3] Un dîner organisé régulièrement à l'Assemblée qui regroupe des parlementaires et des lobbyistes. On y mange bien, merci. Sauf invitation, l'entrée est payante.

[4] Dans les lois, ils disent "propriété intellectuelle", mais quand on y réfléchit bien, ça n'a pas tellement de sens. Comment voulez-vous vous dire propriétaire d'une idée ? Ça ne se vend pas. Et quand on la vendrait, on ne s'en dépossède pas. Le terme "propriété" est fort imparfait ici.

[5] Il faut être à Paris. Il faut poser un jour de congé de-ci de-là. Rien que ça, c'est pas simple, pour des bénévoles.

[6] Si vous voulez, je vous ferai un petit mot sur le sujet un de ces jours. Mais là, j'ai peur de faire trop long. Et puis autant que ce soit publié par la Quadrature.

[7] OSI, dit aussi "Fondation Soros", qui en général finance des projets visant à rétablir la démocratie, et estime qu'en Europe en général et en France en particulier, c'est plus simple d'essayer de maintenir la démocratie maintenant que de la rétablir quand elle aura chuté. Le site web de l'OSI raconte ce qu'ils font, en particulier la page sur leurs valeurs.

[8] Le budget annuel tourne autour de 120.000 euros, dont 50.000 viennent de l'OSI.

[9] Actuellement: l'April, FramaSoft, WikiLeaks et No-Log. D'autres viendront bientôt.