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L’Ordre du discours (Michel Foucault)

samedi 13 décembre 2008 à 00:00

Extrait de L’Ordre du discours, leçon inaugurale de au Collège de France le 2 décembre 1970. Vous pouvez trouvez le texte intégral aux éditions Gallimard (ISBN 2070277747, 88 pages, français). Ces extraits contiennent des passages manquant, que j'ai noté par des [...]. J'en suis navré, c'est dû au mauvais du support initial.

Introduction

Dans le discours qu’aujourd’hui je dois tenir, et dans ceux qu’il me faudra tenir ici, pendant des années peut-être, j’aurais voulu pouvoir me glisser subrepticement. Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé par elle, et porté bien au-delà de tout commencement possible. J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler une voix sans nom me précédait depuis longtemps : il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger, sans qu’on y prenne bien garde, dans ses interstices, comme si elle m’avait fait signe en se tenant, un instant, en suspens.

De commencement, il n’y en aurait donc pas; et au lieu d’être celui dont vient le discours, je serais plutôt au hasard de son déroulement, une mince lacune, le point de sa disparition possible. J’aurais aimé qu’il y ait derrière moi (ayant pris depuis bien longtemps la parole, doublant à l’avance tout ce que je vais dire) une voix qui parlerait ainsi: «Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, il faut les dire jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent — étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait si elle s’ouvre.»

Il y a chez beaucoup, je pense, un pareil désir de n’avoir pas à commencer, un pareil désir de se retrouver, d’entrée de jeu, de l’autre côté du discours, sans avoir eu à considérer de l’extérieur ce qu’il pouvait avoir de singulier, de redoutable, de maléfique peut-être. A ce vœu si commun, l’institution répond sur le mode ironique, puisqu’elle rend les commencements solennels, puisqu’elle les entoure d’un cercle d’attention et de silence, et qu’elle leur impose, comme pour les signaler de plus loin, des formes ritualisées. Le désir dit: «Je ne voudrais pas avoir à entrer moi-même dans cet ordre hasardeux du discours; je ne voudrais pas avoir affaire à lui dans ce qu’il a de tranchant et de décisif; je voudrais qu’il soit tout autour de moi comme une transparence calme, profonde, indéfiniment ouverte, où les autres répondraient à mon attente, et d’où les vérités, une à une, se lèveraient; je n’aurais qu’à me laisser porter, en lui et par lui, comme une épave heureuse.»

Et l’institution répond: «Tu n’as pas à craindre de commencer; nous sommes tous là pour te montrer que le discours est dans l’ordre des lois; qu’on veille depuis longtemps sur son apparition; qu’une place lui a été faite, qui l’honore mais le désarme; et que, s’il lui arrive d’avoir quelque pouvoir, c’est bien de nous, et de nous seulement, qu’il le tient.» Mais peut-être cette institution et ce désir ne sont-ils pas autre chose que deux répliques opposées à une même inquiétude: inquiétude à l’égard de ce qu’est le discours dans sa réalité matérielle de chose prononcée ou écrite; inquiétude à l’égard de cette existence transitoire vouée à s’effacer sans doute, mais selon une durée qui ne nous appartient pas; inquiétude à sentir sous cette activité, pourtant quotidienne et grise, des pouvoirs et des dangers qu’on imagine mal; inquiétude à soupçonner des luttes, des victoires, des blessures, des dominations, des servitudes, à travers tant de mots dont l’usage depuis si longtemps a réduit les aspérités.

Mais qu’y a-t-il donc de si périlleux dans le fait que les gens parlent, et que leurs discours indéfiniment prolifèrent? Où donc est le danger? Voici l’hypothèse que je voudrais avancer, ce soir, pour fixer le lieu — ou peut-être le très provisoire théâtre — du travail que je fais : je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité.

Procédures d’exclusion externes

Dans une société comme la nôtre, on connaît, bien sûr, les procédures d’exclusion. La plus évidente, la plus familière aussi, c’est l’interdit. On sait bien qu’on n’a pas le droit de tout dire, qu’on ne peut pas parler de tout dans n’importe quelle circonstance, que n’importe qui, enfin, ne peut pas parler de n’importe quoi. Tabou de l’objet, rituel de la circonstance, droit privilégié ou exclusif du sujet qui parle: on a là le jeu de trois types d’interdits qui se croisent, se renforcent ou se compensent, formant une grille complexe qui ne cesse de se modifier. Je noterai seulement que, de nos jours, les régions où la grille est la plus resserrée, où les cases noires se multiplient, ce sont les régions de la sexualité et celles de la politique: comme si le discours, loin d’être cet élément transparent ou neutre dans lequel la sexualité se désarme et la politique se pacifie, était un des lieux où elles exercent, de manière privilégiée, quelques-unes de leurs plus redoutables puissances.

Le discours, en apparence, a beau être bien peu de chose, les interdits qui le frappent révèlent très tôt, très vite, son lien avec le désir et avec le pouvoir. Et à cela quoi d’étonnant : puisque le discours — la psychanalyse nous l’a montré —, ce n’est pas simplement ce qui manifeste (ou cache) le désir; c’est aussi ce qui est l’objet du désir; et puisque — cela, l’histoire ne cesse de nous l’enseigner — le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer. Il existe dans notre société un autre principe d’exclusion: non plus un interdit, mais un partage et un rejet. Je pense à l’opposition raison et folie. Depuis le fond du Moyen Age le fou est celui dont le discours ne peut pas circuler comme celui des autres : il arrive que sa [...] demeure.

Il est peut-être hasardeux de considérer l’opposition du vrai et du faux comme un troisième système d’exclusion, à côté de ceux dont je viens de parler. Comment pourrait-on raisonnablement comparer la contrainte de la vérité avec des partages comme ceux-là, des partages qui sont arbitraires au départ ou qui du moins s’organisent autour de contingences historiques; qui sont non seulement modifiables mais en perpétuel déplacement; qui sont supportés par tout un système d’institutions qui les imposent et les reconduisent; qui ne s’exercent pas enfin sans contrainte, ni une part au moins de violence. Certes, si on se place au niveau d’une proposition, à l’intérieur d’un discours, le partage entre le vrai et le faux n’est ni arbitraire, ni modifiable, ni institutionnel, ni violent. Mais si on se place à une autre échelle, si on pose la question de savoir quelle a été, quelle est constamment, à travers nos discours, cette volonté de vérité qui a traversé tant de siècles de notre histoire, ou quel est, dans sa forme très générale, le type de partage qui régit notre volonté de savoir, alors c’est peut-être quelque chose comme un système d’exclusion (système historique, modifiable, institutionnellement contraignant) qu’on voit se dessiner.

Partage historiquement constitué à coup sûr. Car, chez les poètes grecs du VIème siècle encore, le discours vrai — au sens fort et valorisé du mot — le discours vrai pour lequel on avait respect et terreur, celui auquel il fallait bien se soumettre, parce qu’il régnait, c’était le discours prononcé par qui de droit et selon le rituel requis; c’était le discours qui disait la justice et attribuait à chacun sa part; c’était le discours qui, prophétisant l’avenir, non seulement annonçait ce qui allait se passer, mais contribuait à sa réalisation, emportait avec soi l’adhésion des hommes et se tramait ainsi avec le destin.

Or voilà qu’un siècle plus tard la vérité la plus haute ne résidait plus déjà dans ce qu’était le discours ou dans ce qu’il faisait, elle résidait en ce qu’il disait: un jour est venu où la vérité s’est déplacée de l’acte ritualisé, efficace, et juste, d’énonciation, vers l’énoncé lui-même: vers son sens, sa forme, son objet, son rapport à sa référence. Entre Hésiode et Platon un certain partage s’est établi, séparant le discours vrai et le discours faux; partage nouveau puisque désormais le discours vrai n’est plus le discours précieux et désirable, puisque ce n’est plus le discours lié à l’exercice du pouvoir. Le sophiste est chassé.

Ce partage historique a sans doute donné sa forme générale à notre volonté de savoir. Mais il n’a pas cessé pourtant de se déplacer: les grandes mutations scientifiques peuvent peut-être se lire parfois comme les conséquences d’une découverte, mais elles peuvent se lire aussi comme l’apparition de formes nouvelles dans la volonté de vérité. Il y a sans doute une [...] pouvait plus être autorisée, dans notre société, que par un discours de vérité.

Des trois grands systèmes d’exclusion qui frappent le discours, la parole interdite, le partage de la folie et la volonté de vérité, c’est du troisième que j’ai parlé le plus longuement. C’est que vers lui, depuis des siècles, n’ont pas cessé de dériver les premiers; c’est que de plus en plus il essaie de les reprendre à son compte, pour à la fois les modifier et les fonder, c’est que si les deux premiers ne cessent de devenir plus fragiles, plus incertains dans la mesure où les voilà traversés maintenant par la volonté de vérité, celle-ci en revanche ne cesse de se renforcer, de devenir plus profonde et plus incontournable. Et pourtant, c’est d’elle sans doute qu’on parle le moins. Comme si pour nous la volonté de vérité et ses péripéties étaient masquées par la vérité elle-même dans son déroulement nécessaire.

Et la raison en est peut-être celle-ci : c’est que si le discours vrai n’est plus, en effet, depuis les Grecs, celui qui répond au désir ou celui qui exerce le pouvoir, dans la volonté de vérité, dans la volonté de le dire, ce discours vrai, qu’est-ce donc qui est en jeu, sinon le désir et le pouvoir? Le discours vrai, que la nécessité de sa forme affranchit du désir et libère du pouvoir, ne peut pas reconnaître la volonté de vérité qui le traverse; et la volonté de vérité, celle qui s’est imposée à nous depuis bien longtemps, est telle que la vérité qu’elle veut ne peut pas ne pas la masquer.

Ainsi n’apparaît à nos yeux qu’une vérité qui serait richesse, fécondité, force douce et insidieusement universelle. Et nous ignorons en revanche la volonté de vérité, comme prodigieuse machinerie destinée à exclure. Tous ceux qui, de point en point dans notre histoire, ont essayé de contourner cette volonté de vérité et de la remettre en question contre la vérité, là justement où la vérité entreprend de justifier l’interdit et de définir la folie, tous ceux-là, de Nietzsche, à Artaud et à Bataille, doivent maintenant nous servir de signes, hautains sans doute, pour le travail de tous les jours.

Procédures d'exclusion internes

Il existe évidemment bien d’autres procédures de contrôle et de délimitation du discours. Celles dont j’ai parlé jusqu’à maintenant s’exercent en quelque sorte de l’extérieur; elles fonctionnent comme des systèmes d’exclusion; elles concernent sans doute la part du discours qui met en jeu le pouvoir et le désir. On peut, je crois, en isoler un autre groupe. Procédures internes, puisque ce sont les discours eux-mêmes qui exercent leur propre contrôle; procédures qui jouent plutôt à titre de principes de classification, d’ordonnancement, de distribution, comme s’il s’agissait cette fois de maîtriser une autre dimension du discours: celle de l’événement et du hasard.

Au premier rang, le commentaire. Je suppose, mais sans en être très sûr, qu’il n’y a guère de société où n’existent des comptes de l’unité du texte qu’on met sous son nom; on lui demande de révéler, ou du moins de porter par-devers lui, le sens caché qui les traverse; on lui demande de les articuler, sur sa vie personnelle et sur ses expériences vécues, sur l’histoire réelle qui les a vus naître. L’auteur est ce qui donne à l’inquiétant langage de la fiction, ses unités, ses noeuds de cohérence, son insertion dans le réel.

Je sais bien qu’on va me dire: «Mais vous parlez là de l’auteur, tel que la critique le réinvente après coup, lorsque la mort est venue et qu’il ne reste plus qu’une masse enchevêtrée de grimoires; il faut bien alors remettre un peu d’ordre dans tout cela; imaginer un projet, une cohérence, une thématique qu’on demande à la conscience ou la vie d’un auteur, en effet peut-être un peu fictif. Mais cela n’empêche pas qu’il a bien existé, cet auteur réel, cet homme qui fait irruption au milieu de tous les mots usés, portant en eux son génie ou son désordre.»

Il serait absurde, bien sûr, de nier l’existence de l’individu écrivant et inventant. Mais je pense que — depuis une certaine époque au moins — l’individu qui se met à écrire un texte à l’horizon duquel rôde une oeuvre possible reprend à son compte la fonction de l’auteur: ce qu’il écrit et ce qu’il n’écrit pas, ce qu’il dessine, même à titre de brouillon provisoire, comme esquisse de l’oeuvre, et ce qu’il laisse va tomber comme propos quotidiens, tout ce jeu de différences est prescrit par la fonction auteur, telle qu’il la reçoit de son époque, ou telle qu’à son tour il la modifie.

Car il peut bien bouleverser l’image traditionnelle qu’on se fait de l’auteur; c’est à partir d’une nouvelle position de l’auteur qu’il découpera, dans tout ce qu’il aurait pu dire, dans tout ce qu’il dit tous les jours, à tout instant, le profil encore tremblant de son oeuvre. Le commentaire limitait le hasard du discours par le jeu d’une identité qui aurait la forme de la répétition et du même. Le principe de l’auteur limite ce même hasard par le jeu d’une identité qui a la forme de l’individualité et du moi.

Il faudrait aussi reconnaître dans ce qu’on appelle non pas les sciences, mais les «disciplines», un autre principe de limitation. Principe lui aussi relatif et mobile. Principe qui permet de construire, mais selon un jeu étroit. L’organisation des disciplines s’oppose aussi bien au principe du commentaire qu’à celui de l’auteur. A celui de l’auteur puisqu’une discipline se définit par un domaine d’objets, un ensemble de méthodes, un corpus de propositions considérées comme vraies, un jeu de règles et de définitions, de techniques et d’instruments : tout ceci constitue une sorte de système anonyme à la disposition de qui veut ou qui peut s’en servir, sans que son sens ou sa validité soient liés à celui qui s’est trouvé en être l’inventeur.

Mais le principe de la discipline s’oppose aussi à celui du commentaire: dans une discipline, à la différence du commentaire, ce qui est supposé au départ, ce n’est pas un sens qui doit être redécouvert, ni une identité qui doit être répétée; c’est ce qui est requis pour la construction de nouveaux énoncés. Pour qu’il y ait discipline, il faut donc qu’il y ait possibilité de formuler, et de formuler indéfiniment, des propositions nouvelles. Mais il y a plus; et il y a plus, sans doute, pour qu’il y ait moins: une discipline, ce n’est pas la somme de tout ce qui peut être dit de vrai à propos de quelque chose; ce n’est même pas l’ ensemble de tout ce qui peut être, à propos d’une même donnée, accepté en vertu d’un principe de cohérence ou de systématicité. La médecine n’est pas constituée du total de ce qu’on peut dire de vrai sur la maladie; la, botanique ne peut être définie par la somme de toutes les vérités qui concernent les plantes.

Il y a à cela deux raisons: d’abord la botanique ou la médecine, comme toute autre discipline, sont faites d’erreurs comme de vérités, erreurs qui ne sont pas des résidus ou des corps étrangers, mais qui ont des fonctions positives, une efficace historique, un rôle souvent indissociable de celui des vérités. Mais en outre pour qu’une proposition appartienne à la botanique ou à la pathologie, il faut qu’elle réponde à des conditions, en un sens plus strictes et plus complexes que la pure et simple vérité: en tout cas, à des conditions autres. Elle doit s’adresser à un plan d’objets déterminé: à partir de la fin du XVIIe siècle, par exemple, pour qu’une proposition soit «botanique» il a fallu qu’elle concerne la structure visible de la plante, le système de ses ressemblances proches et lointaines ou la mécanique de ses fluides (et elle ne pouvait plus conserver, comme c’était encore le cas au XVIe siècle, ses valeurs symboliques, ou l’ensemble des vertus ou propriétés qu’on lui reconnaissait dans l’Antiquité).

Mais, sans appartenir à une discipline, une proposition doit utiliser des instruments conceptuels ou techniques d’un type bien défini; à partir du XI Xe siècle, une proposition n’était plus médicale, elle tombait «hors médecine» et prenait valeur de fantasme individuel ou d’imagerie populaire si elle mettait en jeu des notions à la fois métaphoriques, qualitatives et substantielles (comme celles d’engorgement, de liquides échauffés ou de solides desséchés); elle pouvait, elle devait faire appel en revanche à des notions tout aussi métaphoriques, mais bâties sur un autre modèle, fonctionnel et physiologique celui-là(c’était l’irritation, c’était l’inflammation ou la dégénérescence des tissus).

Il y a plus encore: pour appartenir à une discipline, une proposition doit pouvoir s’inscrire sur un certain type d’horizon théorique : qu’il suffise de rappeler que la recherche de la langue primitive, qui fut un thème parfaitement reçu jusqu’au XVIIIe siècle, suffisait, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à faire choir n’importe quel discours je ne dis pas dans l’erreur, mais dans la chimère, et la rêverie, dans la pure et simple monstruosité linguistique. A l’intérieur de ses limites, chaque discipline reconnaît des propositions vraies et fausses; l’interrogation, de la récitation, doivent occuper telle position et formuler tel type d’énoncés); il définit les gestes, les comportements, les circonstances, et tout l’ensemble de signes qui doivent accompagner le discours; il fixe enfin l’efficace supposée ou imposée des paroles, leur effet sur ceux auxquels elles s’adressent, les limites de leur valeur contraignante.

Les discours religieux, judiciaires, thérapeutiques, et pour une part aussi politique ne sont guère dissociables de cette mise en oeuvre d’un rituel qui détermine pour les sujets parlants à la fois des propriétés singulières et des rôles convenus. D’un fonctionnement en partie différent sont les «sociétés de discours», qui ont pour fonction de conserver ou de produire des discours, mais pour les faire circuler dans un espace fermé, ne les distribuer que selon des règles strictes et sans que les détenteurs soient dépossédés par cette distribution même. Un des modèles archaïques nous en est donné par ces groupes de rhapsodes qui possédaient la connaissance des poèmes à réciter, ou éventuellement à faire varier et à transformer; mais cette connaissance, bien qu’elle eût pour fin une récitation au demeurant rituelle, était protégée, défendue et conservée dans un groupe déterminé, par les exercices de mémoire, souvent fort complexes, qu’elle impliquait; l’apprentissage faisait entrer à la fois dans un groupe et dans un secret que la récitation manifestait mais ne divulguait pas; entre la parole et l’écoute les rôles n’étaient pas échangeables.

Bien sûr, il ne reste plus guère de pareilles «sociétés de discours», avec ce jeu ambigu du secret et de la divulgation. Mais qu’on ne s’y trompe pas; même dans l’ordre du discours vrai, même dans l’ordre du discours publié et libre de tout rituel, s’exercent encore des formes d’appropriation de secret et de non-interchangeabilité. Il se pourrait bien que l’acte d’écrire tel qu’il est institutionalisé aujourd’hui dans le livre, le système de l’édition et le personnage de l’écrivain, ait lieu dans une «société de discours» diffuse peut- être, mais contraignante à coup sûr. La différence de l’écrivain, sans cesse opposée par lui- même à l’activité de tout autre sujet parlant ou écrivant, le caractère intransitif qu’il prête à son discours, la singularité fondamentale qu’il accorde depuis longtemps déjà à l’ «écriture», la dissymétrie affirmée entre la «création» et n’importe quelle mise en jeu du système linguistique, tout ceci manifeste dans la formulation (et tend d’ailleurs à reconduire dans le jeu des pratiques) l’existence d’une certaine «société de discours».

Mais il en existe encore bien d’autres, qui fonctionnent sur un tout autre mode selon un autre régime d’exclusives et de divulgation: qu’on songe au secret technique ou scientifique, qu’on songe aux formes de diffusion et de circulation du discours médical; qu’on songe à ceux qui se sont appropriés le discours économique ou politique. Au premier regard, c’est l’inverse d’une «société de discours» que constituent les «doctrines» (religieuses, politiques, philosophiques) : inon une ritualisation de la parole; sinon une qualification et une fixation des rôles pour les sujets parlants; sinon la constitution d’un groupe doctrinal au moins diffus; sinon une distribution et une appropriation du discours avec ses pouvoirs et ses savoirs? Qu’est-ce que l’ «écriture» (celle des «écrivains») sinon un semblable système d’assujettissement, qui prend peut-être des formes un peu différentes, mais dont les grandes scansions sont analogues? Est-ce que le système judiciaire, est-ce que le système institutionnel de la médecine eux aussi, sous certains de leurs aspects au moins, ne constituent de pareils systèmes d’assujettissements du discours?

*

Je me demande si un certain nombre de thèmes de la philosophie ne sont pas venus répondre à ces Jeux de limitations et d’exclusions, et, peut-être aussi, les renforcer. Leur répondre d’abord, en proposant une vérité idéale comme loi du discours et une rationalité immanente comme principe de leur déroulement, en reconduisant aussi une éthique de la connaissance qui ne promet la vérité qu’à un désir de la vérité elle-même et au seul pouvoir de la penser. Les renforcer ensuite par une dénégation qui porte cette fois sur la réalité spécifique du discours en général.

Depuis que furent exclus les jeux et le commerce des sophistes, depuis qu’on a, avec plus ou moins de sûreté, muselé leurs paradoxes, il semble que la pensée occidentale ait veillé à ce que le discours ait le moins de place possible entre la pensée et la parole; il semble qu’elle ait veillé à ce que discourir apparaisse seulement comme un certain apport entre penser et parler; ce serait une pensée revêtue de ses signes et rendue visible par les mots, ou inversement ce seraient les structures mêmes de la langue mises en jeu et produisant un effet de sens.

Cette très ancienne élision de la réalité du discours dans la pensée philosophique a pris bien des formes au cours de l’histoire. On l’a retrouvée tout récemment sous l’aspect de plusieurs thèmes qui nous sont familiers. Il se pourrait que le thème du sujet fondateur permette d’élider la réalité du discours. Le sujet fondateur, en effet, est chargé d’animer directement de ses visées les formes vides de la langue; c’est lui qui, traversant l’épaisseur ou l’inertie des choses vides, ressaisit, dans l’intuition, le sens qui s’y trouve déposé; c’est lui également qui, par-delà le temps, fonde des horizons de significations que l’histoire n’aura plus ensuite qu’à expliciter, et où les propositions, les sciences, les ensembles déductifs trouveront en fin de compte leur fondement.

Dans son rapport au sens, le sujet fondateur dispose de signes, de marques, de traces, de lettres. Mais il n’a pas besoin pour les manifester de passer par l’instance singulière du discours. Le thème qui fait face à celui-là, le thème de l’expérience originaire, joue un rôle analogue. Il suppose qu’au ras de l’expérience, avant même qu’elle ait pu se ressaisir dans la forme d’un cogito, des significations préalables, déjà dites en quelque sorte, parcouraient le monde, le disposaient tout autour de nous et l’ouvraient d’entrée de jeu à une sorte de primitive reconnaissance.

Ainsi une complicité première avec le monde fonderait pour nous la possibilité de parler de lui, en lui, de le désigner et de le nommer, de le juger et de le connaître finalement dans la forme de la vérité. Si discours il y a, que peut-il être alors, en sa légitimité, sinon une discrète lecture? Les choses murmurent déjà un sens que notre langage n’a plus qu’à faire lever; et ce langage, dès son plus rudimentaire projet, nous parlait déjà d’un être dont il est comme la nervure. Le thème de l’universelle médiation est encore, je crois, une manière d’élider la réalité du discours. Et ceci malgré l’apparence. Car il semble, au premier regard, qu’à retrouver partout le mouvement d’un logos qui élève les singularités jusqu’au concept et qui permet à la conscience immédiate de déployer finalement toute la rationalité du monde, c’est bien le discours lui-même qu’on met au centre de la spéculation.

Mais ce logos, à dire vrai, n’est en fait qu’un discours déjà tenu, ou plutôt ce sont les choses mêmes et les événements qui se font insensiblement discours en déployant le secret de leur propre essence. Le discours n’est guère plus que le miroitement d’une vérité en train de naître à ses propres yeux; et lorsque tout peut enfin prendre la forme du discours, lorsque tout peut se di re et que le discours peut se dire à propos de tout, c’est parce que toutes choses ayant manifesté et échangé leur sens peuvent rentrer dans l’intériorité silencieuse de la conscience de soi. Que ce soit donc dans une philosophie du sujet fondateur, dans une philosophie de l’expérience originaire ou dans une philosophie de l’universelle médiation, le discours n’est rien de plus qu’un jeu, d’écriture dans le premier cas, de lecture dans le second, d’échange dans le troisième, et cet échange, cette lecture, cette écriture ne mettent jamais en jeu que les signes. Le discours s’annule ainsi, dans sa réalité, en se mettant à l’ordre du signifiant.

Quelle civilisation, en apparence, a été, plus que la nôtre, respectueuse du discours? Où l’a-t-on mieux et plus honoré? Où l’a-t-on, semble-t-il, plus radicalement libéré de ses contraintes et universalisé? Or il me semble que sous cette apparente vénération du discours, sous cette apparente logophilie, se cache une sorte de crainte. Tout se passe comme si des interdits, des barrages, des seuils et des limites avaient été disposés de manière que soit maîtrisée, au moins en partie, la grande prolifération du discours, de manière que sa richesse soit allégée de sa part la plus dangereuse et que son désordre soit organisé selon des figures qui esquivent le plus incontrôlable; tout se passe comme si on avait voulu effacer jusqu’aux marques de son irruption dans les jeux de la pensée et de la langue.

Il y a sans doute dans notre société, et j’imagine dans toutes les autres, mais selon un profil et des scansions différentes, une profonde logophobie, une sorte de crainte sourde contre ces événements, contre cette masse de choses dites, contre le imposons; et c’est dans cette pratique que les événements du discours trouvent le principe de leur régularité. Quatrième règle, celle de l’extériorité: ne pas aller du discours vers son noyau intérieur et caché, vers le coeur d’une pensée ou d’une signification qui se manifesteraient en lui; mais, à partir du discours lui-même, de son apparition et de sa régularité, aller vers ses conditions externes de possibilité, vers ce qui donne lieu à la série aléatoire de ces événements et qui en fixe les bornes.

Quatre notions doivent donc servir de principe régulateur à l’analyse: celle d’événement, celle de série, celle de régularité, celle de condition de possibilité. Elles s’opposent, on le voit, terme à terme: l’événement à la création, la série à l’unité, la régularité à l’originalité, et la condition de possibilité à la signification. Ces quatre dernières notions (signification, originalité, unité, création) ont, d’une manière assez générale, dominé l’histoire traditionnelle des idées, où, d’un commun accord, on cherchait le point de la création, l’unité d’une oeuvre, d’une époque ou d’un thème, la marque de l’originalité individuelle, et le trésor indéfini des significations enfouies. J’ajouterai seulement deux remarques. L’une concerne l’histoire. On met souvent au crédit de l’histoire contemporaine d’avoir levé les privilèges accordés jadis à l’événement singulier et d’avoir fait apparaître les structures de la longue durée.

Certes. Je ne suis pas sûr pourtant que le travail des historiens se soit fait précisément dans cette direction. Ou plutôt je ne pense pas qu’il y ait comme une raison i nverse entre le repérage de l’événement et l’analyse de la longue durée. Il semble, au contraire, que ce soit en resserrant à l’extrême le grain de l’événement, en poussant le pouvoir de résolution de l’analyse historique jusqu’aux mercuriales, aux actes notariés, aux registres de paroisse, aux archives portuaires suivis année par année, semaine par semaine, qu’on a vu se dessiner au-delà des batailles, des décrets, des dynasties ou des assemblées, des phénomènes massifs à portée séculaire ou pluriséculaire. L’histoire, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, ne se détourne pas des événements; elle en élargit au contraire sans cesse le champ; elle en découvre sans cesse des couches nouvelles, plus superficielles ou plus profondes; elle en isole sans cesse de nouveaux ensembles où ils sont parfois nombreux, denses et interchangeables, parfois rares et décisifs : des variations quasi quotidiennes de prix on va aux inflations séculaires.

Mais l’important, c’est que l’histoire ne considère pas un événement sans définir la série dont il fait partie, sans spécifier le mode d’analyse dont celle-ci relève, sans chercher à connaître la régularité des phénomènes et les limites de probabilité de leur émergence, sans s’interroger sur les variations, les inflexions et l’allure de la courbe, sans vouloir déterminer les conditions dont elles dépendent. Bien sûr, l’histoire depuis longtemps ne cherché plus à comprendre les événements par un jeu de causes et d’effets dans l’unité informe d’un grand devenir, vaguement homogène ou durement hiérarchisé; mais ce n’est pas pour retrouver des structures antérieures, étrangères, hostiles à l’événement.

C’est pour établir les séries diverses, entrecroisées, divergentes souvent mais non autonomes, qui permettent de circonscrire le «lieu» de l’événement, les marges de son aléa, les conditions de son apparition. Les notions fondamentales qui s’imposent maintenant ne sont plus celles de la conscience et de la continuité (avec les problèmes qui leur sont corrélatifs de la liberté et de la causalité), ce ne sont pas celles non plus du signe et de la structure. Ce sont celles de l’événement et de la série, avec le jeu des notions qui l eur sont liées; régularité, aléa, disconti nuité, dépendance, transformation; c’est par un tel ensemble que cette analyse des discours à laquelle je songe s’articule non point certes sur la thématique traditionnelle que les philosophes d ’hier prennent encore pour l’histoire «vivante» mais sur le travail effectif des historiens.

Mais c’est par là aussi que cette analyse pose des problèmes philosophiques, ou théoriques, vraisemblablement redoutables. Si les discours doivent être traités d’abord comme des ensembles d’événements discursifs, quel statut faut-il donner à cette notion d’événement qui fut si rarement prise en considération par les philosophes? Bien sûr l’événement n’est ni substance ni accident, ni qualité ni processus; l’événement n’est pas de l’ordre des corps. Et pourtant il n’est point immatériel; c’est toujours au niveau de la matérialité qu’il prend effet, qu’il est effet; il a son lieu et il consiste dans la relation, la coexistence, la dispersion, le recoupement, l’accumulation, la sélection d’éléments matériels; il n’est point l’acte ni la propriété d’un corps; il se produit comme effet de et dans une dispersion matérielle. Disons que la philosophie de l’événement devrait s’avancer dans la direction paradoxale au premier regard d’un matérialisme de l’incorporel.

D’autre part, si les événements discursifs doivent être traités selon des séries homogènes, mais discontinues les unes par rapport aux autres, quel statut faut-il donner à ce discontinu? Il ne s’agit, bien entendu, ni de la succession des instants du temps, ni de la pluralité des divers sujets pensants; il s’agit de césures qui brisent l’instant et dispersent le sujet en une pluralité de positions et de fonctions possibles. Une telle discontinuité frappe et invalide les plus petites unités traditionnellement reconnues ou les moins facilement contestées: l’instant et le sujet. Et, au-dessous d’eux, indépendamment d’eux, il faut concevoir entre ces séries discontinues des relations qui ne sont pas de l’ordre de la succession (ou de la simultanéité) dans une (ou plusieurs) conscience; il faut élaborer en dehors des philosophies du sujet et du temps -une théorie des systématicités discontinues.

Enfin, s’il est vrai que ces séries discursives et discontinues ont chacune, entre certaines limites, leur régularité, sans doute n’est-il plus possible d’établir entre les éléments qui les constituent des liens de causalité mécanique ou de nécessité idéale. Il faut accepter d’introduire l’aléa comme catégorie dans la production des événements. Là encore se fait sentir l’absence d’une théorie permettant de penser les rapports du hasard et de la pensée.

La reine des sortilèges

jeudi 11 décembre 2008 à 00:00

Extrait de la Belgariade, œuvre magistrale de David & Leigh Eddings.

Suite du premier tome : le pion blanc des présages.

Chapitres : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, fin.

belgariade-map

Prologue

Où est relaté le combat des royaumes du Ponant contre la plus barbare des invasions et l’infamie de Kal-Torak.

D’après La Bataille de Vo Mimbre

Dans le matin dumonde, Torak, le Dieu pervers, s’empara de l’Orbe d’Aldur avec laquelle ils’enfuit, car il était assoiffé de pouvoir. L’Orbe refusa de se soumettre à savolonté, et son feu le marqua à jamais d’une terrible brûlure. Pourtant, l’Orbelui était trop précieuse pour qu’il se résolût à la restituer.

Alors le sorcierBelgarath, disciple du Dieu Aldur, mena le roi des Aloriens et ses trois filsdans une quête qui les conduisit jusqu’à la tour de fer de Torak, où ilsrecouvrèrent l’Orbe. Torak tenta de les poursuivre, mais il fut contraint debattre en retraite devant la colère de l’Orbe, qui le repoussa.

Belgarath plaçaCherek et ses fils sur les trônes de quatre grands royaumes, afin qu’ilsmontent éternellement la garde contre Torak. Il investit Riva de la mission deveiller sur l’Orbe, et lui révéla qu’aussi longtemps que celle-ci seraitdétenue par l’un de ses descendants, le Ponant serait en sûreté.

Les sièclessuccédèrent aux siècles sans que Torak se manifeste, jusqu’au printemps de l’an4865. Alors les Nadraks, les Thulls et les Murgos déferlèrent par vagues gigantesquessur la Drasnie. Au centre de cette marée humaine se dressait l’immense pavillonde fer de celui auquel on avait donné le nom de Kal-Torak, qui voulait direDieu et Roi. Les villes et les villages devaient être rasés et brûlés, car lebut de Kal-Torak n’était pas la conquête mais la destruction. Ceux quiréchappaient aux massacres étaient livrés aux prêtres grolims avec leursmasques d’acier, pour être sacrifiés selon les rites innommables des Angaraks.Seuls survécurent ceux qui cherchèrent refuge en Algarie ou furent recueillis àl’embouchure de l’Aldur par les vaisseaux de guerre cheresques.

Se tournant versle sud, les hordes s’abattirent ensuite sur l’Algarie, mais elles n’ytrouvèrent pas de villes. Les Algarois étaient des nomades, de farouchescavaliers qui ne se replièrent devant les Angaraks que pour revenir à la chargepar surprise, leur infligeant des pertes cruelles. Les rois d’Algarie avaientinstauré leur trône à la Forteresse, une montagne de pierre érigée de maind’homme, aux murailles épaisses de trente pieds, contre lesquelles les Angaraksse heurtèrent en vain avant de se décider à assiéger la citadelle. Le siège seprolongea huit années, en pure perte.

Ce délai devaitfournir au Ponant le temps de se mobiliser et de faire ses préparatifs. Lesgénéraux s’assemblèrent à l’Ecole de guerre impériale de Tol Honeth pouraffûter leur stratégie. Tous sentiments de rivalité nationale bannis, Brand, leGardien de Riva, fut désigné pour assumer le commandement plein et entier desopérations. Il arriva accompagné de deux étranges conseillers : un hommed’âge vénérable, mais encore très vert, qui revendiquait la connaissance desroyaumes angaraks même, et une femme d’une beauté stupéfiante, à l’allurealtière, dont le front s’ornait d’une mèche d’argent. Brand leur accorda touteson attention et la plus grande déférence.

A la fin du printempsde 4875, Kal-Torak renonça à prendre la Forteresse et se tourna vers la mer, àl’ouest, toujours harcelé par les cavaliers algarois. Dans les montagnes, lesUlgos sortaient nuitamment de leurs cavernes et se déchaînaient sur lesAngaraks, les massacrant sauvagement pendant leur sommeil. Mais les légions deKal-Torak étaient innombrables. Après s’être regroupées, elles se dirigèrentvers la ville de Vo Mimbre en empruntant la vallée de la rivière Arend,dévastant tout sur leur passage, et dès le début de l’été, les multitudesangaraks se déployaient pour prendre la cité d’assaut.

Le troisièmejour de la bataille, une trompe sonna par trois fois. Puis les portes de VoMimbre s’ouvrirent et les chevaliers mimbraïques attaquèrent de vive force lespremières lignes des milices angaraks, leurs destriers broyant les morts commeles vivants sous leurs sabots ferrés. Au même instant, la cavalerie algaroise,l’infanterie drasnienne et les irréguliers ulgos sous leurs voiles surgirentsur le flanc gauche, tandis que les têtes brûlées cheresques et leslégionnaires tolnedrains faisaient tout à coup irruption sur la droite.

Attaqué surtrois côtés, Kal-Torak engagea toutes ses forces dans la bataille. Mais lesRiviens aux uniformes gris, les Sendariens et les archers asturiens fondirentsur ses troupes par l’arrière, et, sombrant dans la confusion, les Angarakscommencèrent à tomber comme fétus de paille sous la faux du grand moissonneur.

Alors l’Apostat,Zedar le Sorcier, se précipita en hâte vers le pavillon de fer noir hors duquelKal-Torak n’avait pas encore paru. Et au Maudit, il annonça :« Seigneur, Tes ennemis nous encerclent en immenses nuées. En vérité, mêmeles Riviens au ventre gris sont venus en nombre pour défier Ta puissance. »

Dans son ire,Kal-Torak se leva et déclara : « Je m’avancerai, de sorte que lesdétenteurs illicites de Cthrag Yaska, la pierre qui était mienne, mevoient et prennent peur de ma personne. Envoie-moi mes rois.

— PuissantSeigneur, lui répondit Zedar, Tes rois ne sont plus. Le combat leur a coûté lavie, de même qu’à une multitude de Tes prêtres grolims. »

La colère deKal-Torak n’eut plus de bornes à ces mots. Une langue de feu surgit de sonorbite droite et de l’œil qui avait cessé d’être. Il ordonna à ses ordonnancesde lier son bouclier au bras qui n’avait plus de main, il brandit l’épée noire,meurtrière, qui était la sienne et s’avança pour livrer combat.

C’est alors ques’éleva des lignes riviennes une voix qui disait : « Au nom de Belar,je te provoque en duel,

Torak. Au nom d’Aldur,je te crache mon mépris au visage. Que cesse ce bain de sang, et je terencontrerai pour décider de l’issue de la bataille. Je suis Brand, le Gardiende Riva. Relève mon défi ou emmène avec toi tes hordes pestilentielles, et nereviens plus dans les royaumes du Ponant. »

Kal-Torak sedétacha de ses troupes et s’écria : « Où est-il, celui qui osemesurer sa chair de mortel au Roi du Monde ? Qu’il prenne garde, car jesuis Torak, le Roi des Rois, Dieu entre les Dieux. Je réduirai à néant ceRivien qui hausse si fort la voix. Mes ennemis périront, et Cthrag Yaskasera de nouveau mienne. »

Le Gardien deRiva s’avança, brandissant une lourde épée et un bouclier voilé d’un linge. Unloup au poil blanchi marchait à son côté, et une chouette au plumage neigeuxplanait au-dessus de sa tête.

« Brand estmon nom, dit le Gardien de Riva, et je me battrai contre toi, Torak l’infâme etle contrefait. »

Mais alors Torakvit le loup, et lui dit :

« Va-t’en,Belgarath. Fuis si tu tiens à la vie ». Et à la chouette il dit :« Abjure ton père, Polgara, et vénère-moi. Je t’épouserai et ferai de toila Reine du Monde. »

Mais le louppoussa un hurlement de défi, et la chouette rauqua son mépris.

Torak élevaalors son épée et l’abattit sur le bouclier de Brand. Longtemps, ilscombattirent, se portant des coups innombrables, plus formidables les uns queles autres. Ceux qui se tenaient suffisamment près d’eux pour assister à lascène furent stupéfaits. Dans son ire qui allait croissant, Torak assena descoups redoublés de son épée sur le bouclier de Brand, tant et si bien que leGardien recula sous les assauts du Maudit. Mais d’une seule voix, le loup semit à hurler et la chouette poussa un ululement, et la force de Brand en futrégénérée.

D’un seulmouvement, le Gardien de Riva dévoila alors son bouclier au centre duquel étaitenchâssée une gemme ronde, de la taille du cœur d’un enfant. Comme Torak laregardait fixement, la pierre se mit à luire d’un éclat incandescent et à jeterdes flammes. Le Maudit s’en détourna, laissant tomber son épée et son bouclier,et tenta de se soustraire au feu mortel de la pierre en se protégeant le visagede ses deux bras levés.

Brand frappa ànouveau, et son épée transperça le ventail du heaume de Torak pour, s’enfonçantdans l’œil qui n’était plus, plonger dans le crâne du Maudit. Torak recula avecun grand cri. Il arracha l’épée de son orbite et repoussa son casque. Tous ceuxqui étaient présents s’écartèrent avec horreur, car son visage, cautérisé parun feu intense, était épouvantable à regarder. Pleurant des larmes de sang,Torak hurla à nouveau en contemplant le joyau qu’il avait nommé Cthrag Yaskaet pour lequel il avait embrasé les royaumes du Ponant. Puis il s’effondra, etle monde entier retentit du bruit de sa chute.

Ce ne fut qu’uneclameur lorsque les mercenaires angaraks virent devant quoi Kal-Torak avaitsuccombé. Ils tentèrent de fuir, en proie à une panique prodigieuse, mais lesarmées du Ponant les poursuivirent sans merci, si bien que lorsque la brume seleva sur le matin du quatrième jour, les légions ennemies étaient anéanties.

Brand demandaqu’on lui apporte la dépouille du Maudit, de sorte qu’il pût contempler celuiqui avait voulu être le Roi du Monde, mais on ne retrouva jamais son corps. Lanuit venue, Zedar le Sorcier avait, grâce à un enchantement, franchi les lignesdu Ponant, emportant celui qu’il s’était choisi pour maître.

Alors Brands’entretint avec ses conseillers. Et Belgarath lui dit : « Torakn’est pas mort mais seulement plongé dans un profond sommeil. Car Dieu il est,et à un Dieu jamais l’arme d’un mortel n’ôtera la vie. »

— Quands’éveillera-t-il ? demanda Brand. Car il me faut préparer le Ponant à sonretour.

— Lorsqu’unroi de la lignée de Riva siégera à nouveau sur son trône septentrional, alorsle Dieu des Ténèbres se réveillera pour lui livrer combat.

Ainsi parlaPolgara, mais Brand s’assombrit et lui répondit : « Jamais, donc,l’aube ne se lèvera sur ce jour ! » Car tout le monde savait que ledernier roi de Riva et toute sa famille avaient été mis à mort dans le quatremille et deuxième an, par des assassins nyissiens.

Mais voiciquelles furent les paroles de la femme : « Lorsque les temps serontrévolus, le roi de Riva fera valoir ses droits au trône. Tels sont les termesde l’ancienne Prophétie, et nul ne saurait en dire davantage. »

Brand se déclarasatisfait, et à sa demande, ses armées entreprirent de réparer du champ debataille les désastres infligés par les Angaraks. Cela étant fait, les rois duPonant se réunirent devant la cité de Vo Mimbre et tinrent conseil. Nombreusesfurent les voix qui s’élevèrent pour chanter bien haut les louanges de Brand.

Les hommes netardèrent pas à proclamer qu’il revenait désormais à Brand de veiller sur ladestinée de tout le Ponant. Seul Mergon, l’ambassadeur de l’empire deTolnedrie, déclara formellement son indignation au nom de son empereur, RanBorune quatrième du nom. Brand refusa cet honneur, et la proposition futabandonnée, de sorte que la paix régna à nouveau entre ceux qui étaient réunisen conseil. Mais pour prix de la concorde, une requête fut adressée à laTolnedrie.

Le Gorim desUlgos s’exprima le premier, d’une voix résolue. « Pour l’accomplissementde la Prophétie, une princesse tolnedraine doit être promise en mariage au roide Riva qui viendra sauver le monde. Telle est l’exigence des Dieux. »

Mergon éleva ànouveau une protestation. « Vide et déserte est la cour du roi de Riva.Nul ne siège plus sur le trône de Riva. Comment une princesse impériale deTolnedrie pourrait-elle épouser un fantôme ? »

Et voici laréponse qu’apporta la femme qui était Polgara : « Le roi de Rivareviendra ceindre sa couronne et prendre épouse. Et voici pourquoi, à compterde ce jour, chaque princesse de l’empire de Tolnedrie se présentera à la courdu roi de Riva le jour de son seizième anniversaire. Elle portera sa robe demariage et attendra trois journées le retour du roi de Riva. S’il ne vient pasla chercher, alors elle sera libre de retourner auprès de son père et de sesoumettre aux projets qu’il aura formés pour elle. »

Mergon serécria. « La Tolnedrie toute entière se révoltera contre cette infamie.Jamais cela ne sera ! »

Le Gorim desUlgos, qui était un sage, prit de nouveau la parole. « Allez dire à votreempereur que telle est la volonté des Dieux, et faites-lui également reconnaîtreque si la Tolnedrie devait manquer à ses engagements, le Ponant prendrait lesarmes contre elle, disperserait les fils de Nedra aux quatre vents, et n’auraitpoint de cesse que la puissance de l’empire de Tolnedrie ne soit réduite à néantet que son existence même ne soit plus qu’un souvenir. » A ces mots,reconnaissant la puissance des armées assemblées devant lui, l’ambassadeur duts’incliner, à Tous alors s’accordèrent et s’estimèrent liés par cet engagement.Cela étant accompli, les nobles de l’Arendie déchirée par des luttes intestinesvinrent vers Brand et lui dirent : « Le roi de Mimbre est mort, leduc d’Asturie n’est plus. Qui exercera désormais son autorité sur nous ?Depuis deux mille ans, la douce Arendie vit au gré des conflits entreMimbraïques et Asturiens. Que pourrions-nous faire pour ne plus former qu’unseul peuple à nouveau ? »

Brand réfléchitun instant. « Qui est l’héritier du trône mimbraïque ?

— Korodullinest le prince impérial de Mimbre » ; telle fut la réponse des nobles.

— Et quelest le successeur du duc d’Asturie ?

— Sa fille,Mayaserana, lui fut-il répondu.

— Qu’on lesamène devant moi, dit Brand.

Et lorsqu’ilsparurent devant lui, Brand leur tint ce langage : « Les effusions desang entre Mimbre et l’Asturie doivent prendre fin. Telle est donc ma volonté,que vous unissiez vos destins, et que de la sorte se rapprochent enfin desfamilles qui se sont si longtemps opposées. »

Tous deuxs’élevèrent vivement contre cet arrêt, car ils avaient été entretenus dans lahaine ancestrale de l’autre, et étaient nourris de l’orgueil de leur proprepostérité. Alors Belgarath prit Korodullin à part et s’entretint en privé aveclui. Puis Polgara se retira avec Mayaserana et lui parla longuement. Personnene devait jamais connaître, ni alors ni par la suite, les propos qu’ils tinrentaux deux jeunes gens. Mais lorsque Mayaserana et Korodullin se présentèrent ànouveau devant Brand, ce fut pour consentir au mariage. Tel devait être le dernieracte du conseil qui se tint après la bataille de Vo Mimbre.

Brand s’adressaune dernière fois à tous les rois et à tous les nobles assemblés avant derepartir vers le nord.

« Bien deschoses bonnes et qui connaîtront la pérennité auront été ébauchées ici. Envérité, je vous le dis, nous avons uni nos forces contre les Angaraks et nousles avons défaits. Torak le maléfique est vaincu. Et l’alliance que nous avonsici tous ensemble conclue prépare le Ponant au moment annoncé par la Prophétieoù le roi de Riva reviendra et où Torak s’éveillera de son long sommeil pourrevendiquer à nouveau la domination du monde et son assujettissement. Tout ceque nous pouvions faire à ce jour en vue de cet ultime et formidable combat aété fait. Nous ne pouvons aller plus loin. Peut-être l’occasion nous aura-t-elleen outre été donnée de guérir les blessures de l’Arendie et de voir la fin d’unconflit qui aura duré plus de deux mille ans. Pour ce qui me concerne, je medéclare satisfait de tout ceci.

Adieu, donc, àtous, et pour toujours-longtemps ! »

Il se détournaet prit la route du nord, accompagné de l’homme au poil blanchi qui étaitBelgarath et de la femme au port altier qui était Polgara. Ils embarquèrent àCamaar, en Sendarie, et mirent le cap sur Riva. Jamais Brand ne devait remettrele pied dans les royaumes du Ponant.

Mais on araconté beaucoup d’histoires sur ses compagnons. Et dans tous ces contes, raressont ceux qui sauraient démêler le vrai du faux.

Chapître premier

Vo Wacune avaitcessé d’exister. Vingt-quatre siècles avaient passé depuis le pillage du fiefdes Arendais wacites, et les interminables forêts noires du nord de l’Arendieavaient envahi les ruines. Les murailles détruites s’étaient effondrées etavaient été englouties par la mousse et les fougères brunes, luisantesd’humidité, sous lesquelles disparaissait le sol de la forêt. Seuls les chicotsdélabrés qui avaient jadis été de fières tours se dressaient désormais, commeautant de dents branlantes et pourrissantes, au milieu des arbres environnés debrume, pour témoigner de l’endroit où se trouvait jadis Vo Wacune. Une neigedétrempée enveloppait les ruines noyées dans le brouillard, et des ruisseletsd’eau couraient, telles des larmes, sur la face des antiques pierres.

Gariondéambulait tout seul dans les artères de la ville morte, envahie par lesarbres, en serrant étroitement autour de lui son épaisse houppelande de lainegrise pour se protéger du froid, et en ruminant des pensées aussi lugubres queles pierres suintantes qui l’environnaient. La ferme de Faldor, avec ses champsd’émeraude étincelants au soleil, était tellement loin maintenant qu’elle luidonnait l’impression de se perdre dans une sorte de brume qui se dérobaitdevant lui, et il avait le cœur serré par une nostalgie désespérante. Quels quefussent ses efforts pour les retenir, les détails lui échappaient. Les odeursdélectables de la cuisine de tante Pol n’étaient plus qu’un vaguesouvenir ; le tintement du marteau de Durnik dans la forge s’évanouissaitcomme se meurt l’écho du dernier coup sonné par une cloche, et les visagesclairs, nets, de ses camarades de jeu se troublaient dans sa mémoire, à telpoint qu’il n’était plus sûr d’arriver à les reconnaître s’il les revoyaitseulement un jour. Son enfance partait à la dérive, et quoi qu’il fît, iln’avait aucune prise sur elle.

Rien n’étaitplus comme avant ; c’était là tout le problème. L’armature de sa vie,l’assise sur laquelle son enfance avait été bâtie, c’était tante Pol. Dans lemonde simple de la ferme de Faldor, tout le monde avait toujours vu en elleDame Pol, la cuisinière, et voilà que dans l’autre monde qui s’étendait au-delàdu portail de la ferme de Faldor, elle était Polgara la Sorcière, qui avait vupasser quatre millénaires dans un but qui dépassait la compréhension desmortels.

Même sire Loup,le vieux conteur nomade, avait bien changé, lui aussi. Garion savait maintenantque son ami était en fait son arrière-arrière-grand-père — encoreaurait-il fallu ajouter un nombre incalculable d’« arrière » pourfaire bon poids — mais que, au-delà de ce vieux visage malicieux, c’étaitle regard inflexible de Belgarath le Sorcier qui l’observait depuis le premierjour, un homme qui attendait son heure en contemplant la folie des Dieux et deshommes depuis sept mille ans. Garion poussa un soupir et poursuivit son erranceà travers le brouillard.

Leurs noms seulsle mettaient mal à l’aise. Garion n’avait jamais voulu croire à la sorcellerieet à la magie, noire ou blanche. Ces choses-là n’étaient pas normales, et ellesviolaient l’idée qu’il se faisait de la réalité tangible, concrète. Mais ils’était passé trop de choses pour qu’il pût se cramponner plus longtemps à cescepticisme si confortable. Il avait suffi d’un instant, plus fulgurant quel’éclair, pour balayer, comme autant de fétus de paille, les derniers vestigesde son incrédulité. Pétrifié, il l’avait vue effacer d’un geste, d’un seul mot,la taie laiteuse qui masquait les yeux de Martje la sorcière, lui rendant lavue, mais lui retirant par la même occasion, avec une indifférence brutale, lafaculté de voir dans l’avenir. Le souvenir du gémissement de désespoir de lavieille folle arracha un frisson à Garion. Ce cri marquait, en quelque sorte,le moment à partir duquel le monde avait perdu de sa réalité, de son sens, pourdevenir infiniment moins sûr.

Arraché au seulendroit qu’il eût jamais connu, incertain de l’identité des deux personnes quilui étaient les plus proches, toute notion de ce qui était possible, et de cequi ne l’était pas, abolie, Garion se trouvait embarqué dans un mystérieuxpèlerinage, sans la moindre idée de ce qu’ils faisaient dans cette citénaufragée, engloutie dans les arbres, ou de l’endroit où ils iraient ensuite.La seule certitude qui lui restait était la pensée sinistre à laquelle il se cramponnaitdésormais : un homme s’était glissé au cœur des ténèbres qui précèdentl’aube pour assassiner ses parents, dans leur petite maison, au fond de cevillage oublié, et cet homme était là, quelque part, dans ce monde. Eh bien, ille retrouverait, lui, Garion, même s’il devait y passer le restant de sesjours, et ce jour là, il le tuerait. Aussi étrange que cela pût paraître, cetteidée concrète recelait quelque chose d’un peu réconfortant.

Il escaladaprudemment les éboulis d’une maison qui s’était écroulée dans la rue etpoursuivit son exploration de la cité en ruine, mais il n’y avait, à vrai dire,pas grand-chose à voir. Les siècles inlassables avaient pour ainsi dire faitdisparaître tout ce que la guerre n’avait pas détruit, et dont la neige fondanteet le brouillard épais dissimulaient jusqu’aux dernières traces. Garion soupiraà nouveau et entreprit de retourner sur ses pas, jusqu’au chicot à demi pourride la tour où ils avaient passé la dernière nuit, tous ensemble.

Sire Loup ettante Pol devisaient calmement, non loin de la tour en ruine. Le vieil hommeavait relevé sa capuche couleur de rouille sur sa tête, et tante Pol avaitrefermé sa cape bleue autour d’elle. Le regard qu’elle promenait sur les ruinesenvahies par la brume semblait accablé d’un regret éternel. Ses longs cheveuxnoirs ruisselaient sur son dos, et, au-dessus de son front, sa mèche blanchebrillait d’un éclat plus pâle que la neige à ses pieds.

« Levoilà », dit sire Loup en voyant approcher Garion.

Elle hocha latête en signe d’approbation.

— Oùétais-tu ? lui demanda-t-elle en le regardant d’un air grave.

— Nullepart, répondit Garion. Je réfléchissais, c’est tout.

— Je voisque tu as réussi à te tremper les pieds. Garion leva une de ses bottes brunes,pleine d’eau, et regarda la boue qui y adhérait.

— La neigeest plus mouillée que je ne pensais, avança-t-il pour se disculper.

— Tu tesens vraiment mieux avec ça ? reprit sire Loup en indiquant l’épée queGarion ne quittait plus maintenant.

— Tout lemonde n’arrête pas de dire que l’Arendie est une contrée dangereuse, sejustifia Garion. Et puis, il faut bien que je m’y habitue.

L’épée, qui luiavait été offerte par Barak, était l’un des nombreux cadeaux qu’il avait reçuspour Erastide, qui avait eu lieu alors qu’ils étaient en mer. Il fit tourner lebaudrier de cuir flambant neuf afin d’en dissimuler un peu la poignée de ferforgé.

— Je netrouve pas que ça t’aille très bien, tu sais, déclara le vieil homme d’un tonquelque peu réprobateur.

— Fiche-luila paix, père, laissa tomber tante Pol, presque distraitement. C’est la sienne,après tout ; qu’il la porte si ça lui fait plaisir.

— Hettardevrait déjà être là, maintenant, non ? demanda Garion, plus pour changerde sujet qu’autre chose.

— E apeut-être été bloqué par la neige dans les montagnes de Sendarie, répliqua sireLoup. Il ne va pas tarder à arriver. On peut compter sur lui.

— Je medemanderai toujours pourquoi nous n’avons pas tout simplement acheté deschevaux à Camaar.

— Ilsn’auraient pas été aussi bons, rétorqua sire Loup en grattant sa courte barbeblanche. Nous avons une longue route à faire, et je ne veux pas avoir à medemander si mon cheval ne va pas me lâcher au plus mauvais moment. Mieux vautperdre un peu de temps maintenant que beaucoup par la suite. »

Garion fourra lamain sous son col et se frotta la gorge à l’endroit où la curieuse amuletted’argent ciselé que sire Loup et tante Pol lui avaient donnée pour Erastide luiirritait la peau.

— N’y faispas attention, mon chou, fit tante Pol.

— Je nevois vraiment pas pourquoi tu ne veux pas que je la mette par-dessus mesvêtements, se lamenta-t-il. Personne ne la verrait sous ma tunique.

— Il fautqu’elle soit en contact avec ta peau.

— Je trouveça quand même un peu pénible. Elle n’est pas vilaine, évidemment, mais il y ades moments où je la trouve froide, d’autres où j’ai l’impression qu’elle esttrès chaude, et de temps en temps, elle a l’air horriblement lourde. Et puis lachaîne me gratte le cou. Il faut croire que je n’ai pas l’habitude desfanfreluches.

— Ce n’estpas un simple bijou, chéri, riposta-t-elle. Tu verras que tu finiras par t’yhabituer.

— Ça teconsolera peut-être un peu de savoir que ta tante a mis dix ans à s’habituer àla sienne, révéla sire Loup en riant. Il fallait tout le temps que je lui disede la remettre.

— Je nepense pas que ce soit vraiment le moment, père, releva fraîchement tante Pol.

— Tu en asune aussi ? demanda Garion au vieil homme, très curieux, tout d’un coup.

— Evidemment.

— Ça veutdire quelque chose, alors, si on en a tous une ?

— C’est unecoutume familiale, Garion, repartit tante Pol d’un ton sans réplique.

Un courant d’airglacial et humide s’engouffra furieusement dans les ruines, faisanttourbillonner le brouillard autour d’eux, l’espace d’un instant.

— Jevoudrais bien que Hettar se dépêche d’arriver, déclara Garion, dans un soupir àfendre l’âme. Je ne serai pas fâché de partir. On se croirait dans uncimetière, ici.

— Ça n’apas toujours été comme ça, souffla tante Pol.

— Commentc’était, avant ?

— J’ai étéheureuse, ici. Les murailles étaient hautes et les tours s’élevaient vers leciel. Nous pensions tous que cela n’aurait pas de fin. Par-là, dit-elle enindiquant du doigt une touffe hirsute de fougères roussies par l’hiver quirampaient sur les pierres tombées à terre, des jeunes gens venaient chanter lasérénade à des demoiselles vêtues de robes jaune paille, assises derrière unmur, dans un jardin plein de fleurs. Et si douce était leur voix que les jeunesfilles soupiraient en leur lançant des roses vermeilles par-dessus le mur. Lelong de cette avenue, les anciens s’en allaient vers une place aux dalles demarbre où ils se retrouvaient pour parler des guerres d’autrefois et de leurscompagnons du temps jadis. Et un peu plus loin, il y avait une maison avec uneterrasse sur laquelle je m’asseyais le soir, avec des amis, pour regarder lesétoiles s’allumer dans le ciel, tandis qu’un jeune garçon nous apportait desfruits rafraîchis et que les rossignols chantaient comme si leur cœur allait sebriser. Et la voix de tante Pol mourut dans le silence.

— Et il afallu que les Asturiens viennent, reprit-elle, d’une voix changée. On necroirait jamais comme cela va vite de détruire des choses qu’il a fallu desmilliers d’années pour construire.

— Necommence pas à ruminer, Pol, conseilla sire Loup. Ce sont des choses quiarrivent, et auxquelles nous ne pouvons rien.

— Maisj’aurais pu faire quelque chose, père, riposta-t-elle, le regard perdu dans lesruines. C’est toi qui n’as pas voulu me laisser intervenir, tu tesouviens ?

— Cela neva pas recommencer, Pol, fit sire Loup, d’un ton douloureux. Il faut que tu tefasses une raison. Le sort des Arendais wacites était scellé, de toute façon.Tu n’aurais réussi, au mieux, qu’à retarder l’inévitable de quelques mois. Nousne sommes pas ce que nous sommes et qui nous sommes pour nous immiscer dans desproblèmes insignifiants.

— C’est ceque tu dis toujours, répondit-elle en jetant un coup d’œil autour d’elle surles armées d’arbres fantomatiques qui disparaissaient dans la brume, le longdes rues désertes. Je n’aurais jamais cru que les arbres reviendraient aussivite, dit-elle d’une voix quelque peu altérée. Il me semble qu’ils auraient puattendre un peu.

— Ça faitprès de vingt-cinq siècles, maintenant, Pol.

— Vraiment ?J’ai l’impression que c’était l’année dernière...

— Neressasse donc pas comme cela. Tu te fais du mal inutilement. D’ailleurs, nousferions mieux de rentrer, Le brouillard nous rend tous un peu mélancoliques.

Sans raison,tante Pol passa son bras autour des épaules de Garion, et ils reprirent lechemin de la tour. Son parfum, la conscience qu’il avait de sa proximité lui mirentune boule dans la gorge. A ce contact, l’écart qui s’était creusé entre eux aucours des derniers mois sembla un peu se combler.

La salle du basde la tour dans laquelle ils avaient établi leur campement avait été érigéeavec des pierres tellement énormes que ni le passage des siècles, ni les tentativessilencieuses mais inlassables des racines des arbres n’avaient réussi à lesébranler. De grandes arches de faible hauteur supportaient un plafond depierre, lui conférant des allures de grotte. A l’autre bout de la pièce, ducôté opposé à la porte étroite, une large fissure l’entre deux blocs de pierrebrute faisait comme une cheminée naturelle. Durnik avait sobrement considéré lafente la veille au soir, lorsqu’ils étaient arrivés, trempés et transis defroid, et il ne lui avait pas fallu longtemps pour construire une cheminéerudimentaire mais efficace à l’aide de pierres éparses.

— Ça nousdépannera toujours, avait dit le forgeron. Il y a plus élégant, mais ça irabien pour quelques jours.

Et lorsque sireLoup, Garion et tante Pol entrèrent dans cette caverne faite de main d’homme,un bon feu crépitait dans la cheminée, projetant des ombres inquiétantes surles arches basses et rayonnant d’une chaleur accueillante. Durnik, dans satunique de cuir brun, empilait du bois à brûler le long du mur. Barak, immense,avec sa barbe rouge et sa cotte de mailles, astiquait son épée. Silk, enchemise de toile écrue et gilet de cuir noir, jouait négligemment avec unepaire de dés, vautré sur l’un des balluchons.

— Toujoursaucun signe de Hettar ? demanda Barak en levant les yeux.

— Nousavons un jour ou deux d’avance, répondit sire Loup en se rapprochant de lacheminée pour se réchauffer.

— Tudevrais changer de bottes, Garion, suggéra tante Pol en accrochant sa capebleue à l’une des patères que Durnik avait réussi à fixer dans une fissure dumur.

Garion décrochason paquetage, suspendu à une autre patère, et commença à fouiller dedans.

— Et teschaussettes, aussi, ajouta-t-elle.

— Lebrouillard ne fait pas mine de se lever, j’imagine ? demanda Silk à sireLoup.

— Aucunechance.

— Si jepeux arriver à vous convaincre tous de vous éloigner un peu du feu, je pourraipeut-être m’occuper du dîner, déclara tante Pol, très sérieuse, tout à coup.

En fredonnanttoute seule, comme elle faisait toujours quand elle se mettait aux fourneaux,elle commença à sortir un jambon, quelques pains de campagne, noirs, un sac depois cassés et une douzaine peut-être de carottes parcheminées.

Le lendemainmatin, après le petit déjeuner, Garion enfila un surcot fourré de peau demouton, ceignit son épée et repartit guetter l’arrivée de Hettar dans lesruines ouatées de brouillard. C’était une tâche dont il s’était investi toutseul, et il appréciait qu’aucun de ses amis n’eût jugé à propos de lui signalerqu’elle n’avait pas vraiment d’utilité. Il pataugea tant bien que mal dans lesrues pleines de neige fondue en direction de la porte ouest, effondrée, de laville, en s’efforçant sciemment d’éviter la rumination sinistre qui avaitassombri la journée précédente. Il ne pouvait absolument rien faire pourremédier au présent état de choses, et il n’avait rien à gagner à remâcher ses soucis ;ça lui laisserait un mauvais goût dans la bouche, un point, c’est tout. Aussi,bien que n’étant pas précisément d’humeur folâtre en arrivant au bout de murabattu qui marquait l’emplacement de l’ancienne porte de l’ouest, n’était-ilpas à proprement parler lugubre non plus.

Toutefois, si lemur le protégeait un peu du vent, il n’empêchait pas le froid humide des’insinuer sous ses vêtements, et il commençait à avoir les pieds gelés. Il eutun frisson, mais il se résigna à attendre, et comme il n’aurait servi à rien detenter de voir quoi que ce fût dans le brouillard, il se concentra sur les sonsqui se faisaient entendre dans la forêt, de l’autre côté de la muraille. Au,martèlement de l’eau coulant goutte à goutte des arbres faisait écho letambourinement d’un pivert s’attaquant à une souche pourrie à une centaine demètres de là, occasionnellement ponctué par le choc sourd de la neige détrempéeglissant des ramures, et ses oreilles ne tardèrent pas à faire le tri entre cesdifférents bruits.

— C’est mavache, fit tout d’un coup une voix s’élevant du brouillard.

Garion seredressa et s’immobilisa, tous les sens en éveil.

— Garde-làdans ta pâture, alors, répondit sèchement une autre voix.

— C’esttoi, Lammer ? demanda la première voix.

— En effet.Mais c’est Detton, n’est-ce-pas ?

— Je net’avais pas reconnu. Ça fait un bout de temps, dis donc !

— Quatre oucinq ans, au jugé, estima Lammer.

— Commentça va, dans ton village ? reprit le dénommé Detton.

— C’est lafamine. Il n’y a plus rien à manger, depuis qu’ils ont levé les impôts.

— Par cheznous non plus. On en est réduits à manger des racines d’arbre bouillies.

— Tiens, onn’a pas encore essayé ça. Nous, c’est nos chaussures qu’on mange.

— Commentva ta femme ? s’enquit poliment Detton.

— Elle est mortel’année dernière, répondit Lammer, d’une voix atone, totalement dénuéed’émotion. Le suzerain nous a pris notre fils. Il l’a enrôlé dans son armée, etil est allé se faire tuer au combat, je ne sais pas où. Ils lui ont versé de lapoix bouillante dessus. Après cela, ma femme a arrêté de manger. Oh ! lamort n’a pas mis longtemps à l’emporter.

— Je suisdésolé, fit Detton, avec sympathie. Elle était très belle.

— Ils sontplus heureux comme ça, décréta Lammer. Là où ils sont, au moins, ils n’ont plusni faim, ni froid. Qu’est-ce que vous mangez, comme racines ?

— Lemeilleur, c’est le bouleau, précisa Detton. Le sapin est trop résineux, et lechêne, trop dur. Il faut mettre des herbes dans l’eau pour leur donner un peude goût.

— Il vafalloir que j’essaie.

— Je dois yaller, déclara Detton. Mon seigneur m’a chargé de dégager un peu les arbres, etil me fera fouetter si je tarde.

— Nous nousreverrons peut-être un jour.

— Si leciel nous prête vie.

— Aurevoir, Detton.

— Aurevoir, Lammer.

Les deux voix s’éloignèrentdans le brouillard. Garion resta un long moment sans bouger après leur départ,comme ébranlé par la commotion, les yeux pleins de larmes de compassion. Leplus terrible, c’était le fatalisme avec lequel les deux hommes acceptaientleur sort. Il se sentait embrasé par une colère formidable, tout d’un coup. Ilavait envie de cogner.

C’est alorsqu’un autre bruit se fit entendre dans le brouillard. Quelqu’un chantait, dansla forêt, non loin de là. Un homme qui venait vers lui. Garion entendait distinctementla voix claire, de ténor léger, qui évoquait des malheurs anciens, et lerefrain était un appel à la vengeance. A côté du désespoir tranquille de Lammeret de Detton, Garion ne pouvait s’empêcher de trouver un peu obscène d’entendrebrailler avec cette mièvrerie des préjudices aussi abstraits, et sa colère secristallisa, d’une façon irrationnelle, sur le chanteur invisible. Sansréfléchir, il dégaina son épée et s’accroupit légèrement derrière le murécroulé.

Le chant serapprocha encore, et Garion entendit le bruit des sabots d’un cheval dans laneige fondante. Il passa prudemment la tête au-dessus du mur au moment où lechanteur surgissait du brouillard, à moins de vingt pas de lui. C’était unjeune homme vêtu de chausses jaunes, d’un pourpoint rouge vif et d’unehouppelande > doublée de fourrure, rejetée en arrière. Il portait un longarc incurvé derrière l’une de ses épaules, et une épée dans son fourreau à lahanche opposée. Ses cheveux d’or rouge, coiffés d’un chapeau pointu fièrementorné d’une plume, tombaient souplement sur ses épaules, et son visage juvénile,empreint d’une expression amicale, ouverte, qu’aucun froncement de sourcilsemblait ne devoir jamais effacer, démentait la voix vibrante de passion aveclaquelle il chantait sa sinistre ballade. Garion jeta un regard noir à ce jeunenoble écervelé, bien certain que ce fou chantant ne s’était jamais contenté deracines d’arbre pour son déjeuner, pas plus qu’il n’avait porté le deuil d’unefemme morte de faim et de chagrin. L’étranger fit tourner son cheval et sedirigea, sans cesser de chanter, tout droit vers l’arche brisée de la porteauprès de laquelle Garion se tenait en embuscade.

Garion n’étaitpas d’ordinaire du genre à chercher la bagarre, et il est probable qu’end’autres circonstances, il aurait abordé la situation tout différemment.Seulement le jeune étranger à l’élégance tapageuse n’aurait pas pu se montrer àun plus mauvais moment. Garion conçut en un instant un plan qui présentaitl’avantage de la simplicité. Et comme rien ne devait venir le compliquer, il sedéroula admirablement — jusqu’à un certain point. Le jeune ménestreln’avait pas plus tôt franchi la porte que Garion surgit de sa cachette,empoigna le bout de sa cape à laquelle il imprima une brusque traction, le faisantbasculer de sa selle. Avec un cri de surprise et un grand bruitd’écrabouillement humide, l’étranger s’affala tout d’une masse et d’une façonfort peu protocolaire, les quatre fers en l’air, dans la gadoue, aux pieds deGarion. Mais la seconde partie de son plan ne se déroula pas du tout commeprévu. Au moment où il s’apprêtait à appliquer la pointe de son épée sur lagorge du cavalier tombé à terre pour bien marquer sa victoire, celui-ci avaitroulé sur lui-même et s’était relevé, tirant sa propre épée, le tout dans unseul mouvement apparent. Ses yeux jetaient des éclairs de colère, et ilbrandissait son épée d’une façon très inquiétante.

Bien que n’étantpas un grand bretteur, Garion avait de bons réflexes, et les nombreuses corvéesdont il s’était acquitté à la ferme de Faldor avaient eu au moins pour intérêtde lui faire les muscles. En dépit de la colère qui l’avait conduit à attaquerde prime abord, il n’avait pas le désir de faire vraiment du mal au jeunehomme. Son adversaire semblait manier son épée d’une main légère, presquenégligemment, et Garion se dit qu’un coup bien appliqué sur sa lame la luiferait probablement lâcher. Il la toucha prestement, mais elle se déroba sousl’attaque de sa lourde épée et s’abattit dans un grand bruit d’acier sur sapropre lame. Garion fit un bond en arrière et tenta un nouvel assaut, toutaussi infructueux. Les épées se heurtèrent à nouveau. L’air résonnaitmaintenant de tintements et de cliquetis, comme les deux jeunes gensferraillaient, parant et feintant avec leurs lames, leur arrachant un vacarmepareil à celui de deux bourdons. Il ne fallut qu’un moment à Garion pour serendre compte que son adversaire était bien meilleur que lui à ce jeu-là, maisque le jeune homme avait déjà négligé plusieurs occasions de le frapper, etl’excitation de ce bruyant assaut lui arracha un sourire involontaire, auquell’étranger répondit par un autre, ouvert, presque amical.

— En voilàassez !

C’était sireLoup. Le vieil homme s’avançait vers eux, Barak et Silk sur ses talons.

— Qu’est-ceque vous pensez faire au juste, vous deux ?

L’adversaire deGarion baissa sa garde avec un regard surpris.

— Belgarath...commença-t-il.

— Eh bien,Lelldorin ! aboya sire Loup, d’une voix âpre. Auriez-vous perdu le peu debon sens qui vous restait ?

Garion eutl’impression que plusieurs choses se mettaient en place simultanément dans sacervelle, tandis que sire Loup le prenait à partie, d’un ton tout aussicinglant.

— Alors,Garion, tu veux bien t’expliquer ? Garion décida instantanément derecourir à la ruse.

— Enfin,grand-père, riposta-t-il en insistant sur ce mot, et en jetant rapidement aujeune homme un coup d’œil d’avertissement. Tu ne pensais tout de même pas quenous nous battions vraiment ? Notre ami Lelldorin, ici présent, était simplementen train de me montrer comment parer une attaque quand on brandit une épée verstoi, et voilà tout.

— Vraiment ?rétorqua sire Loup, d’un ton sceptique.

— Mais biensûr, reprit Garion, le plus innocemment du monde. Quelle raison aurions-nousd’essayer de nous flaire du mal ?

Lelldorin ouvritla bouche, comme pour dire quelque chose, mais Garion lui marcha résolument surle pied.

— Lelldorinest vraiment très bon, se hâta-t-il de dire en plaçant une main amicale surl’épaule du jeune homme. Il m’a appris un tas de choses en quelques minutes àpeine.

N’en rajoutepas trop, se mirent àfaire les doigts de Silk, dans les petits gestes de la langue secrètedrasnienne. Les meilleurs mensonges sont toujours les plus simples.

— Le petitest un excellent élève, Belgarath, intervint lamentablement Lelldorin, quiavait enfin compris.

— Oui,oh ! il n’est pas trop raide, c’est tout, rétorqua sèchement sire Loup. Aquoi pensiez-vous en vous affublant de la sorte ? demanda-t-il enindiquant les vêtements criards de Lelldorin. Vous êtes déguisé en mât decocagne, ou quoi ?

— LesMimbraïques se sont mis à emprisonner d’honnêtes Asturiens pour les interroger,exposa le jeune Arendais, et comme je savais que je devais passer devantplusieurs de leurs forteresses, je me suis dit qu’ils me laisseraient peut-êtretranquilles si je m’habillais comme un de leurs chiens couchants.

— Il sepourrait que vous soyez plus futé que je ne pensais, accorda sire Loup, demauvaise grâce, avant de se tourner vers Silk et Barak. Je vous présenteLelldorin, le fils du baron de Wildantor. Il va se joindre à nous.

— Il fautabsolument que je vous parle, Belgarath, repartit précipitamment Lelldorin. Monpère m’a ordonné de venir ici, et je n’ai pas pu faire autrement, mais je suisimpliqué dans une affaire de la plus extrême importance.

— Tous lesjeunes nobles d’Asturie sont impliqués dans un minimum de deux ou troisaffaires d’une importance au moins aussi considérable, répliqua sire Loup. Jeregrette, Lelldorin, mais le problème qui nous intéresse est infiniment tropgrave pour que nous attendions les bras croisés que vous ayez fini de tendrevos petites embuscades à de minables percepteurs mimbraïques.

C’est alors quetante Pol émergea du brouillard, Durnik à ses côtés comme s’il voulait laprotéger. Elle s’approcha d’eux, ses yeux lançant des éclairs.

— Quefont-ils avec ces épées, père ? demanda-t-elle.

— Ilss’amusent, répondit brièvement sire Loup. Du moins est-ce ce qu’ils racontent.Je te présente Lelldorin. Je t’ai déjà parlé de lui, je crois.

Tante Pol toisaLelldorin des pieds à la tête.

— Trèspittoresque, lâcha-t-elle en haussant un sourcil.

— Mais non,ce n’est qu’un déguisement, expliqua sire Loup. Il n’est tout de même pas sifarfelu que ça. Enfin, pas tout à fait... Mais c’est le meilleur tireur à l’arcde toute l’Asturie, et il se pourrait que nous soyons amenés à faire appel àses compétences en ce domaine avant la fin de cette aventure.

— Je vois,dit-elle, d’un ton qui démentait ses paroles.

— Ce n’estévidemment pas la seule raison pour laquelle j’ai fait appel à lui, reprit sireLoup. Mais nous n’allons peut-être pas revenir sur cette histoire ici et en cetinstant précis, n’est-ce pas ?

— Tu pensestoujours à ce passage, père ? releva-t-elle d’un ton exaspéré. Le Codex Mrinest très abscons, et aucune des autres versions ne fait la moindre allusion auxpersonnages qui y sont mentionnés. Il ne s’agit peut-être que d’une imagepurement gratuite, tu le sais très bien.

— J’ai vuun peu trop d’allégories se révéler d’une réalité bien tangible pour commencerà prendre le pari aujourd’hui. Et si nous retournions plutôt à la tour ?suggéra-t-il. Il fait un peu froid et humide dans le coin pour se livrer à undébat circonstancié sur les écarts de texte, non ?

Intrigué par cetéchange, Garion jeta un coup d’œil à Silk qui lui retourna son regard, l’air den’y rien comprendre non plus.

— Tu veuxbien m’aider à rattraper mon cheval, Garion ? demanda courtoisementLelldorin en remettant son épée au fourreau.

— Bien sûr,répondit Garion en rengainant la sienne à son tour. Je crois qu’il est partipar là.

Lelldorinramassa son arc et tous deux suivirent la trace du cheval dans les ruines.

— Je tedemande pardon de t’avoir fait vider les étriers, déclara Garion quand lesautres furent hors de vue.

— Oh !ce n’est rien. J’aurais pu faire un peu plus ; attention, aussi, répliquaLelldorin avec un rire gai et insouciant, avant de jeter un coup d’œilinquisiteur à Garion. Pourquoi as-tu raconté cette histoire à Belgarath ?

— Cen’était pas à proprement parler un mensonge, objecta Garion. Après tout, nousne voulions pas vraiment nous faire de mal. Mais il faut parfois des heurespour expliquer ce genre de choses.

Lelldorin éclataà nouveau de rire. Un rire un peu contagieux, de sorte que Garion ne puts’empêcher de l’imiter, à son corps défendant.

Et c’est enriant tous les deux qu’ils poursuivirent leur chemin dans les rues envahies parla végétation, entre les monticules de neige fondante sous lesquelsdisparaissaient les décombres de la cité.

Chapître 2

Lelldorin deWildantor avait dix-huit ans, mais sa parfaite ingénuité le faisait paraîtrebien plus jeune. Il ne pouvait se laisser effleurer par la moindre émotion sansque cela se traduise instantanément sur sa physionomie, et son visage rayonnaitde sincérité comme un phare. Il était impulsif, se livrait à des déclarationsextravagantes, et Garion en conclut à contrecœur qu’il ne devait pas être trèsintelligent. Pourtant, il était impossible de ne pas l’aimer.

Le lendemainmatin, lorsque Garion enfila sa houppelande pour retourner guetter l’arrivée deHettar, Lelldorin lui proposa immédiatement de se joindre à lui. Le jeuneArendais avait troqué l’épouvantable accoutrement de la veille contre une capede laine sur des chausses marron et une tunique verte. Il avait pris son arc,ceint un carquois plein de flèches, et tout en traversant les rues pleines deneige en direction des vestiges du mur ouest, il s’amusait à décocher destraits sur des cibles à demi-invisibles.

— Tu esrudement fort, admira Garion, après une salve particulièrement réussie.

— Je suisasturien, répondit modestement Lelldorin. Il y a des milliers d’années que l’ontire à l’arc, chez nous. Mon père m’a fait tailler le mien le jour de manaissance, et j’ai réussi à le bander dès l’âge de huit ans.

— J’imagineque vous chassez beaucoup, reprit Garion en songeant aux épaisses forêts quiles entouraient de toutes parts, et aux traces de gibier qu’il avait aperçuesdans la neige.

— C’estnotre passe-temps favori, renchérit Lelldorin en se baissant pour arracher laflèche qu’il venait de ficher dans un tronc d’arbre. Mon père s’enorgueillit dufait que l’on ne sert jamais de bœuf ni de mouton à sa table.

— Je suisallé à la chasse une fois, à Cherek.

— A lachasse au cerf ? releva Lelldorin.

— Non, ausanglier sauvage. Et pas à l’arc. Les Cheresques chassent avec des lances.

— Deslances ? Mais comment peut-on se rapprocher suffisamment pour tuer quoique ce soit à la lance ?

Garion eut unrire un peu désenchanté en se remémorant ses côtes enfoncées et son crânedouloureux.

— Leproblème, ce n’est pas de se rapprocher suffisamment de sa proie. C’est de s’enéloigner une fois qu’on l’a truffée de lances.

Lelldorin nesemblait pas se représenter clairement la chose.

— Lesrabatteurs se mettent en rang, expliqua Garion, et ils avancent à travers boisen faisant le plus de bruit possible. Pendant ce temps-là, on prend sa lance eton attend à un endroit où les sangliers sont censés passer quand ils tenterontde fuir, chassés par le bruit. Seulement, ils n’aiment pas ça ; ça les metde mauvaise humeur, et quand ils voient quelqu’un sur leur chemin, ils semettent à charger. C’est là qu’on leur envoie la lance.

— Ce n’estpas un peu dangereux ? s’étonna Lelldorin, en ouvrant de grands yeux.

— J’ai bienfailli me faire écrabouiller les côtes, révéla Garion en hochant la tête.

Oh ! cen’était pas à proprement parler de la vantardise, mais il devait bien s’avouerqu’il n’était pas mécontent de la réaction de Lelldorin au récit de sesexploits.

— Nousn’avons pas beaucoup d’animaux sauvages en Asturie, reprit Lelldorin, d’un tonquelque peu chagrin. Quelques ours, une horde de loups de temps en temps, c’esttout.

Il semblahésiter un moment, en considérant attentivement Garion, et c’est avec une sortede regard en dessous, lourd de mystère qu’il poursuivit.

— Mais il ya des gens qui pensent que l’on peut tirer un gibier plus intéressantque quelques cerfs.

— Oh-oh ?fit Garion, pas très sûr de ce qu’il devait entendre par là.

— Il sepasse rarement une journée sans qu’un cheval mimbraïque rentre sans soncavalier.

Cette révélationfit à Garion l’effet d’un coup de poing dans l’estomac.

— Il y a desgens qui pensent qu’il y a trop de Mimbraïques en Asturie, insistalourdement Lelldorin.

— Jepensais que les guerres civiles arendaises avaient pris fin pour de bon.

— Noussommes nombreux à ne pas voir les choses de cette façon. Pour beaucoup d’entrenous, la lutte ne cessera que le jour où l’Asturie sera libérée du jougmimbraïque.

La façon des’exprimer de Lelldorin était sans équivoque quant à son point de vue sur laquestion.

— Mais jecroyais que le pays avait été réunifié après la bataille de Vo Mimbre ?objecta Garion.

— Réunifié ?A qui veut-on faire croire une chose pareille ? L’Asturie est traitéecomme une province soumise. La cour du roi se trouve à Vo Mimbre ; tousles gouverneurs, tous les percepteurs sont des Mimbraïques. On chercherait envain un seul Asturien à un poste de commandement dans toute l’Arendie. LesMimbraïques refusent même de reconnaître nos titres. Mon père, dont l’arbregénéalogique remonte à un millier d’années, est considéré comme un propriétaireterrien. Jamais un Mimbraïque ne s’abaisserait à lui donner son titre debaron ; il se couperait plutôt la langue.

Le visage de Lelldorinétait blême d’indignation.

— J’ignoraistout cela, répondit prudemment Garion, soucieux de ménager la susceptibilité dujeune homme.

— Maisl’humiliation de l’Asturie prendra bientôt fin, décréta avec ferveur Lelldorin.Il se trouve en Asturie des hommes pour lesquels le patriotisme n’est pas unvain mot, et l’heure approche où ces hommes partiront pour une chasse vraiment royale.

Il décocha uneflèche sur un arbre éloigné, comme pour ponctuer sa déclaration. Laquellevenait, hélas, confirmer les craintes de Garion. Lelldorin avait l’air un peutrop au courant des détails de l’opération pour ne pas y être intimement mêlé.

Comme s’ilvenait de se rendre compte qu’il était allé trop loin, Lelldorin jeta à Garionun coup d’œil consterné.

— Quelimbécile je fais, balbutia-t-il en regardant autour de lui d’un air coupable.Je n’ai jamais su tenir ma langue. Oublie tout ce que je t’ai dit, Garion. Jesais que tu es un ami, et que tu ne trahiras pas le secret que je t’ai confiédans un moment d’abandon.

C’étaitprécisément ce que redoutait Garion. Par cette simple déclaration, Lelldorinlui scellait hermétiquement les lèvres. Il savait que sire Loup aurait dû êtremis au courant du complot ébouriffant qui se tramait, mais la déclarationd’amitié de Lelldorin, la confiance dont il l’avait investi, lui interdisaientde parler. Il voyait le marteau se rapprocher de l’enclume, et son camaradel’avait mis dans l’incapacité de réagir. Il résista à l’envie de grincer desdents de frustration.

Ilspoursuivirent leur chemin sans un mot, aussi embarrassés l’un que l’autre,jusqu’aux vestiges du mur où Garion avait attaqué Lelldorin par surprise laveille. Ils affectèrent pendant un moment de s’efforcer de percer l’énigme dubrouillard, plus gênés à chaque seconde du silence qui s’était établi entreeux.

— Commentc’est, la Sendarie ? demanda tout à coup Lelldorin. Je n’y suis jamaisallé.

— Il y abien moins d’arbres, répondit Garion en regardant les troncs obscurs quis’évanouissaient dans le brouillard, de l’autre côté du mur. C’est un endroitplutôt ordonné.

— Oùvivais-tu, là-bas ?

— ChezFaldor. Dans une ferme, près du lac d’Erat.

— Il estnoble ?

— Faldor ?répliqua Garion, en riant. Oh non, il est d’une banalité à pleurer. Ce n’estqu’un fermier, un brave et honnête fermier au cœur grand comme ça. Il me manquebeaucoup.

— Un hommedu peuple, alors, souligna Lelldorin, qui s’apprêtait apparemment à le bannirde ses pensées, le comptant comme quantité négligeable.

— Onn’attache guère d’importance au rang, en Sendarie, rétorqua Garion, non sansâpreté. Les actes comptent plus que la naissance. J’étais garçon de cuisine,ajouta-t-il avec une grimace plaisante. Ce n’était pas très marrant, mais je medis qu’il faut bien que quelqu’un fasse ce genre de choses.

— Tun’étais pas serf, tout de même ? se récria Lelldorin, estomaqué.

— E n’y apas de serfs en Sendarie.

— Pas deserfs ?

Le jeuneArendais le regardait d’un air ahuri.

— Non,répondit fermement Garion. Nous n’avons jamais éprouvé la nécessité d’avoir desserfs.

L’expression deLelldorin montrait clairement que cette notion le dépassait. Garion serra lesdents pour ne pas lui exprimer sa façon de penser sur le servage. Il n’avaitpas oublié les voix qui s’étaient fait entendre la veille, dans le brouillard,mais il savait que Lelldorin ne comprendrait jamais, et ils étaient tous lesdeux très près de l’amitié ; or si Garion avait jamais eu besoin d’un ami,c’était bien en ce moment. Non, il ne pouvait pas se permettre de prendre lerisque de tout gâcher en disant quelque chose qui risquerait d’offenser cejeune homme si aimable.

— Quelgenre de travail fait ton père ? interrogea aimablement Lelldorin.

— Il estmort. Ma mère aussi.

Garion s’étaitrendu compte que ça ne faisait pas trop mal quand il le disait très vite.

Les yeux del’impulsif Lelldorin s’emplirent d’une sympathie aussi subite que sincère. Ilplaça une main sur l’épaule de Garion dans un geste de réconfort.

— Je suisdésolé, dit-il, la voix prête à se briser. Ça a dû être terrible pour toi.

— J’étaistout bébé, précisa Garion en haussant les épaules, dans un geste qu’il espéraitdégagé. Je ne me souviens même plus d’eux.

Le sujet étaitencore très sensible, et il n’avait guère envie de s’étendre dessus.

— Ils ontattrapé quelque chose ? s’enquit gentiment Lelldorin.

— Non,répondit Garion de la même voix atone. Ils ont été assassinés.

Lelldorinétouffa un hoquet et ouvrit de grands yeux.

— Un hommes’est introduit dans leur village, une nuit, et a mis le feu à leur maison,reprit Garion, sans émotion. Mon grand-père a bien essayé de le capturer, maisil a réussi à s’enfuir. D’après ce que j’ai compris, l’homme était un ennemi dema famille, depuis toujours.

— Tu ne vassûrement pas le laisser s’en tirer comme ça ? s’indigna Lelldorin.

— Non,répliqua Garion, le regard toujours plongé dans le brouillard. Dès que je seraiassez grand, je le retrouverai et je le tuerai.

— Bravegarçon ! s’exclama Lelldorin en étreignant subitement Garion dans uneaccolade un peu bourrue. Nous le retrouverons et nous le découperons enmorceaux.

Nous ?

— Je ne telaisserai évidemment pas partir tout seul, annonça Lelldorin. Jamais unvéritable ami ne ferait une chose pareille.

Il parlait detoute évidence sans réfléchir, mais il était tout aussi évidemment d’uneparfaite sincérité.

— Je tejure, Garion, reprit-il en lui empoignant fermement la main, que je neconnaîtrai pas le repos tant que le meurtrier de tes parents ne se trouvera pasgisant mort à tes pieds.

Cette soudainedéclaration était si totalement prévisible que Garion se gourmandaintérieurement pour ne pas avoir su fermer son bec. Il entretenait, sur cetteaffaire, des sentiments très personnels, et n’était pas certain d’avoir enviede partir en bande à la recherche de cet ennemi sans visage. D’un autre côté,le soutien, un peu précipité, certes, mais sans réserve, de Lelldorin luiréchauffait le cœur. Il décida de ne pas insister. Il connaissait suffisammentLelldorin, maintenant, pour se rendre compte que le jeune homme faisait sansaucun doute une douzaine de promesses solennelles par jour — autant deserments prêtés sans aucune arrière pensée, mais tout aussi rapidement oubliés.

Ils abordèrentalors d’autres sujets, plantés tout près du mur effondré, leurs sombreshouppelandes étroitement serrées autour d’eux.

Il n’était pasloin de midi lorsque le bruit étouffé des sabots d’un groupe de chevaux se fitentendre dans la forêt. Quelques minutes plus tard, Hettar émergeait dubrouillard, suivi d’une douzaine de chevaux à l’air à demi sauvages. Le grandAlgarois portait une courte cape de cuir doublée de peau de mouton ; sesbottes étaient maculées de boue et ses vêtements, salis par la poussière desroutes, mais il ne semblait pas autrement affecté par les deux semaines qu’ilavait passées en selle.

— Garion,dit-il gravement en guise de salutation, comme Garion et Lelldorin venaientau-devant de lui.

— Nous vousattendions, déclara Garion, avant de lui présenter Lelldorin. Nous allons vousamener auprès de nos amis.

Hettar hocha latête et suivit les deux jeunes gens à travers les ruines, jusqu’à la tour oùsire Loup et les autres attendaient.

— Il yavait de la neige dans les montagnes, laissa tomber le laconique Algarois, enguise d’explication, tout en sautant à bas de sa monture. Ça m’a un peuretardé.

Il repoussa soncapuchon et secoua la longue mèche noire qui ornait son crâne rasé.

— Pas deproblème, assura sire Loup. Entrez vous asseoir près du feu et manger quelquechose. Nous avons à parler.

Hettar regardales chevaux, et son visage tanné, buriné par les intempéries devint étrangementvide comme s’il se concentrait. Les chevaux lui rendirent son regard avecensemble, l’œil vif et les oreilles pointées, puis ils se détournèrent ets’enfoncèrent entre les arbres.

— Ils nerisquent pas de s’égarer ? s’étonna Durnik.

— Non,répondit Hettar. Je leur ai demandé de ne pas s’éloigner.

Durnik pritl’air intrigué, mais ne releva pas.

Ils entrèrenttous dans la tour et s’assirent devant la cheminée improvisée. Tante Pol leurcoupa du pain et des tranches de fromage jaune clair, pendant que Durnikremettait du bois sur le feu. Hettar enleva sa cape. Il portait une vestenoire, à manches longues, en peau de cheval sur laquelle étaient rivetés desdisques d’acier qui formaient une sorte d’armure flexible.

— Cho-Hag afait prévenir les Chefs de Clan, rapporta-il. Ils vont se réunir à laForteresse pour tenir conseil.

Il défit saceinture à laquelle était accroché son sabre incurvé, le posa et s’assit devantle feu pour manger. Sire Loup hocha la tête.

— Quelqu’una-t-il pensé à faire parvenir un message à Prolgu ?

— J’aipersonnellement envoyé des hommes au Gorim avant de partir, répondit Hettar.S’il y a moyen de passer, ils passeront.

— J’espèrequ’ils y arriveront, lâcha sire Loup. Le Gorim est un de mes vieux amis, etj’aurai besoin de son aide avant la fin de cette aventure.

— Voshommes ne craignent donc pas de mettre les pieds en Ulgolande ? s’enquitpoliment Lelldorin. J’ai entendu dire qu’il s’y trouvait des monstres avides dechair humaine.

— Ils nequittent pas leur repaire en hiver, révéla Hettar en haussant les épaules.D’ailleurs, ils n’oseraient probablement pas s’attaquer à une troupe decavaliers en armes. La Sendarie du sud grouille de Murgos, ajouta-t-il enregardant sire Loup. Mais vous le saviez peut-être ?

— J’auraisdû m’en douter, rétorqua sire Loup. Ils avaient l’air de chercher quelque choseen particulier ?

— Je n’aipas l’habitude d’adresser la parole aux Murgos, riposta sèchement Hettar.

Son nez busquéet ses yeux de braise lui donnèrent l’espace d’un instant l’air d’un fauconimpitoyable, prêt à s’abattre sur sa proie.

— Jem’étonne que vous n’ayez pas pris plus de retard, railla Silk. Tout le mondeconnaît les sentiments que vous inspirent les Murgos.

— Je mesuis laissé aller une fois, admit Hettar. J’en ai rencontré deux, seuls sur unegrand-route. Cela n’a pas pris beaucoup de temps.

— En voilàtoujours deux dont nous n’aurons plus à nous inquiéter, grommela Barak d’un tonapprobateur.

— Je croisqu’il est temps de parler sans détour, déclara sire Loup en époussetant lesmiettes qui jonchaient le devant de sa tunique. La plupart d’entre vous ont uneidée de ce que nous avons entrepris, mais je ne tiens pas à ce que l’un de vousprenne de risques inconsidérés. Nous poursuivons un dénommé Zedar. C’est un anciendisciple de mon Maître qui est passé au service de Torak. Au début de l’automnedernier, il a réussi à s’introduire dans la salle du trône, à la cour de Riva,et à voler l’Orbe d’Aldur. Il faut que nous le rattrapions pour le luireprendre.

— Mais iln’est pas sorcier, lui aussi ? releva Barak en tiraillant distraitementl’une de ses grosses tresses rouges.

— Ce n’estpas le terme que nous employons, rétorqua sire Loup, mais il dispose en effetd’un certain pouvoir de ce genre. Comme chacun de nous : Beltira, Belkira,Belzedar et moi-même. C’est l’une des choses dont je voulais vous avertir.

— Vousportiez tous des noms très voisins, apparemment, remarqua Silk.

— NotreMaître nous a fait changer de nom quand il nous a pris pour ses disciples.Oh ! ce n’était pas un changement considérable, mais il était chargé d’uneprofonde signification pour nous.

— On peutdonc en déduire que votre nom original était Garath ? poursuivit Silk, enplissant ses petits yeux de fouine.

Sire Loup eutl’air étonné, puis il se mit à rire.

— Il y ades milliers d’années que je n’avais pas entendu ce nom-là. Je m’appelleBelgarath depuis si longtemps que j’avais presque complètement oublié Garath.Ça vaut probablement mieux. Garath était un mauvais sujet — un gaminvoleur et menteur, entre autres.

— Il y ades choses contre lesquelles on ne peut pas lutter, laissa tomber tante Pol.

— Nul n’estparfait, admit platement sire Loup.

— PourquoiZedar a-t-il volé l’Orbe ? demanda Hettar en repoussant son assiette.

— Il l’atoujours convoitée à des fins personnelles. Mais ce n’est certainement pas leseul élément de la réponse. Il va en effet vraisemblablement tenter de le remettreentre les mains de Torak. L’homme qui livrera l’Orbe à Celui qui n’a qu’un œildeviendra son favori.

— Mais Torakest mort, objecta Lelldorin. Le Gardien de Riva l’a tué à Vo Mimbre.

— Non,répliqua sire Loup. Torak n’est pas mort mais seulement endormi. L’épée deBrand n’était pas celle qui était destinée à le tuer. Zedar a emporté sadépouille après le combat et l’a cachée quelque part. Un jour, il s’éveillera — etce jour approche, si je sais bien déchiffrer les présages. Il faut que nousremettions la main sur l’Orbe avant que cela ne se produise.

— Ce Zedara causé bien des ennuis, grommela Barak. Vous auriez dû lui régler son comptedepuis longtemps.

— Peut-être,convint sire Loup.

— Pourquoine le faites-vous pas disparaître d’un simple mouvement de la main ?suggéra Barak, avec un geste de ses gros doigts.

— Impossible,répondit sire Loup en secouant la tête. Même les Dieux en seraient incapables.

— Alorsnous ne sommes pas sortis de l’auberge, riposta Silk en fronçant les sourcils.Tous les Murgos, d’ici à Rak Goska, vont tenter de nous empêcher de rattraperZedar.

— Pasnécessairement, réfuta sire Loup. C’est Zedar qui détient l’Orbe, mais lesGrolims prennent leurs ordres de Ctuchik.

— Ctuchik ?releva Lelldorin.

— Le GrandPrêtre des Grolims. Ils se détestent, Zedar et lui. Je pense que nous pouvonscompter sur lui pour tenter d’empêcher Zedar d’approcher de Torak avec l’Orbe.

— Quelledifférence ? objecta Barak en haussant les épaules. En cas de difficulté,vous avez toujours le recours de la magie, Polgara et vous, n’est-ce pas ?

— Il y ades limites à ce genre de choses, riposta sire Loup, un peu évasif.

— Je necomprends pas, insista Barak, en se renfrognant.

— Trèsbien, répliqua sire Loup, en inspirant profondément. Puisque nous en sommes là,autant aborder le problème. La sorcellerie, comme vous dites, constitue unerupture dans l’ordre normal des choses. Elle a parfois des effets inattendus,et on ne peut pas faire n’importe quoi. D’autant que cela provoque... Ils’interrompit et fronça les sourcils. Disons que cela fait du bruit. Ce n’estpas exactement ainsi que les choses se passent, c’est juste une façon deparler, mais ce qu’il faut que vous compreniez, c’est que tous les individusdotés des mêmes facultés peuvent en quelque sorte entendre ce vacarme. Encommençant à intervenir dans le cours des événements, Polgara et moi, nousdonnerions à tous les Grolims de l’Ouest le moyen de nous localiser avecprécision et de connaître nos projets. Et ils n’auraient rien de plus presséque d’accumuler les obstacles sur notre route jusqu’à ce que nous soyonsépuisés.

— Il fautpresque autant d’énergie pour faire les choses de cette façon que pour en venirà bout physiquement, précisa tante Pol. C’est très fatigant.

Elle étaitassise près du feu où elle reprisait minutieusement un petit accroc dans l’unedes tuniques de Garion.

— J’ignoraistout cela, admit Barak.

— Peu degens le savent.

— Nouspouvons toujours prendre les mesures qui s’imposent, Pol et moi, reprit sireLoup, mais pas éternellement, bien sûr, et il n’est pas question de fairedisparaître les choses comme cela. Je suis sûr que vous voyez pourquoi.

— Benvoyons, déclara hautement Silk, d’un ton qui réfutait ses paroles.

— Rienn’existe en dehors d’un contexte plus général, expliqua sobrement tante Pol. Sivous entreprenez de supprimer quelque chose, vous courez le risque d’anéantirtout le reste.

Quelque choseéclata dans le feu, et Garion eut un sursaut. La salle voûtée semblait tout àcoup bien sombre, et les coins paraissaient grouiller d’ombres étrangementmenaçantes.

— Ce n’estévidemment pas possible, continua sire Loup. Si quelqu’un tentait de défaire cequi a été créé, sa volonté se retournerait simplement contre lui, et aumot : « Disparais ! », c’est lui qui s’engloutirait dans lenéant. Aussi faisons-nous bien attention aux paroles que nous prononçons.

— Jecomprends ça, déclara Silk, en écarquillant légèrement les yeux.

— Lamajeure partie des difficultés que nous rencontrerons seront susceptibles detrouver une solution ordinaire, poursuivit sire Loup. C’est la raison pourlaquelle nous vous avons réunis — ou tout au moins, l’une des raisons.Vous devriez, à vous tous, être en mesure de régler la plupart des problèmesqui se présenteront à nous. Une seule chose compte, c’est que Polgara et moinous retrouvions Zedar avant qu’il ne parvienne à rejoindre Torak avec l’Orbe.Il a trouvé le moyen de toucher l’Orbe — j’ignore comment. S’il arrive àmontrer à Torak comment faire, aucune puissance au monde ne pourra plusempêcher Celui qui n’a qu’un œil de devenir Dieu et Roi, et son règned’arriver, sur Terre comme dans les Cieux.

Leurs visages gravess’éclairaient d’une lueur rougeoyante, tandis qu’ils méditaient cette sinistreperspective, assis autour des flammes vacillantes.

— Eh bien,je pense que nous avons à peu près épuisé le sujet, n’est-ce pas, Pol ?

— C’est ceque je dirais aussi, père, répondit-elle en lissant le devant de sa robe degrosse toile grise.

Plus tard,devant la tour, alors qu’un soir gris s’insinuait entre les ruines brumeuses deVo Wacune et que l’odeur de l’épais ragoût que tante Pol leur mitonnait pour ledîner venait jusqu’à eux, Garion se tourna vers Silk.

— C’estvrai, tout ça ? lui demanda-t-il.

Le regard dupetit homme se perdit dans le brouillard.

— Faisonssemblant d’y croire, suggéra-t-il. Compte tenu des circonstances, je pensequ’il serait malavisé de commettre le moindre impair.

— Tu aspeur, aussi, Silk ?

— Oui,admit Silk avec un soupir. Mais on peut toujours faire comme si on n’avait paspeur, n’est-ce pas ?

— On peuttoujours essayer, en effet, reprit Garion.

Et tous deux sedétournèrent pour rentrer dans la salle basse aménagée au pied de la tour, oùla lueur du feu dansait sur les arches de pierre, faisant échec au brouillardet à la froidure.

Chapître 3

Le lendemainmatin, Silk sortit de la tour revêtu d’un magnifique pourpoint marron, unbonnet pareil à un sac de velours noir incliné d’un air insolent sur uneoreille.

— Qu’est-ceque c’est que cet accoutrement ? remarqua tante Pol.

— Je suistombé sur un vieil ami en fouillant dans mes balluchons, raconta Silk, d’unpetit air dégagé. Un dénommé Radek de Boktor.

— Serait-ilarrivé quelque chose à Ambar de Kotu ?

— Ambar estun brave garçon, expliqua Silk d’un ton quelque peu dépréciatif, mais un Murgodu nom d’Asharak a déjà entendu parler de lui et a pu prononcer son nom danscertains milieux. A quoi bon chercher les ennuis quand on n’y est pasobligé ?

— Ce n’estpas une mauvaise idée, approuva sire Loup. Un marchand drasnien de plus ou demoins n’attirera pas l’attention sur la Grand-Route de l’Ouest — quel quesoit son nom.

— Je vousen prie, objecta Silk, en prenant des airs de grand blessé. Le nom joue un rôlecapital. C’est sur lui que repose toute l’identité d’emprunt.

— Je nevois pas la différence, laissa tomber Barak, avec sa délicatesse coutumière.

— Ça faittoute la différence du monde. Enfin, tu vois tout de même bien qu’Ambar est unnomade qui n’attache guère de considération à l’éthique, alors que Radek est unhomme intègre, dont la parole est respectée dans tous les comptoirs du Ponant.D’autant que Radek ne se déplacerait jamais sans sa suite.

Sasuite ?

L’un dessourcils de tante Pol fit un bond vers le haut.

— N’y voyezpas autre chose surtout que le légitime souci de parfaire le déguisement,ajouta Silk, avec empressement. Je stipule qu’en ce qui vous concerne, DamePolgara, il ne me viendrait même pas à l’idée d’essayer de vous faire passerpour une servante.

— Grandmerci.

— Oui,oh ! c’est plutôt que personne ne voudrait jamais y croire. Vous serez masœur, venue avec moi pour voir les splendeurs de Tol Honeth.

Votresœur ?

— A moinsque vous ne préfériez être ma mère, suggéra Silk, toujours conciliant. Vousauriez pu entreprendre un pèlerinage à Mar Terrin dans l’espoir d’obtenir lerachat d’un passé tempétueux.

Tante Pol braquaun moment son regard inflexible sur le petit homme qui lui souriait sansvergogne.

— Un jour,votre sens de l’humour pourrait vous valoir de gros, gros ennuis, princeKheldar.

— Je passemon temps à avoir de gros, gros ennuis, Dame Polgara. Je ne saurais pas quoifaire si je n’en avais pas.

— Vous enavez encore pour longtemps, tous les deux ? coupa sire Loup.

— Encore unpetit détail, ajouta Silk. Au cas où nous serions amenés à fournir desexplications à quelqu’un, vous, Lelldorin et Garion, vous êtes les serviteursde Polgara. Hettar, Barak et Durnik, vous êtes les miens.

— Commevous voudrez, acquiesça sire Loup, d’un ton las.

— J’ai mesraisons.

— Trèsbien.

— Vousn’avez pas envie de les connaître ?

— Pasvraiment, non.

Silk eut l’airun tantinet froissé.

— Bon, ça yest, maintenant ? demanda sire Loup.

— Il n’y aplus rien dans la tour, répondit Durnik. Oh ! un instant : j’aioublié d’éteindre le feu.

Il disparut aubas de la tour.

— Qu’est-ceque ça peut faire, je vous demande un peu ? marmonna sire Loup en lesuivant du regard, avec toutes les apparences de l’exaspération. Cet endroitest déjà en ruine, de toute façon.

— Fiche-luila paix, père, riposta placidement tante Pol. C’est sa nature, qu’est-ce que tuveux.

Ilss’apprêtaient à mettre le pied à l’étrier lorsque la monture de Barak, un grandcheval gris à la croupe généreuse, poussa un soupir et jeta un regard dereproche à Hettar. L’Algarois eut un petit ricanement.

— Je nevois pas ce qu’il y a de si drôle, fit Barak, ombrageux.

— C’est lecheval qui m’a dit quelque chose, expliqua Hettar. Ne faites pas attention.

Puis ils semirent en selle et se frayèrent un chemin entre les ruines envahies par labrume, pour s’engager sur la piste étroite et sinueuse qui s’enfonçait dans laforêt au sol détrempé. Des plaques de neige achevaient de fondre sous lesarbres dont les branches s’égouttaient sans discontinuer au-dessus de leurstêtes. Ils resserrèrent plus étroitement leurs houppelandes autour d’eux pourécarter le froid et l’humidité. Une fois qu’ils furent sous les arbres,Lelldorin amena son cheval à côté de celui de Garion, et ils chevauchèrent deconserve.

— Le princeKheldar... euh, cherche-t-il toujours la petite bête comme cela ? s’enquitLelldorin.

— Silk ?Oh ! oui. Il a l’esprit complètement tordu. Il est espion, tu comprends,alors les déguisements et les subterfuges compliqués sont une seconde naturechez lui.

— Espion,hein ? Vraiment ?

Son imaginations’empara de cette idée, et on pouvait la voir jouer avec au travers de sesyeux, qui s’étaient mis à briller.

— Iltravaille pour son oncle, le roi de Drasnie, précisa Garion. Si j’ai biencompris, l’espionnage constitue l’activité favorite des Drasniens, depuis dessiècles.

— Il vafalloir que nous nous arrêtions pour récupérer les autres ballots, rappelaSilk.

— Je n’aipas oublié, répondit sire Loup.

— On doitencore retrouver quelqu’un ? demanda Lelldorin.

— Maisnon ; ce sont des étoffes de laine que Silk a trouvées à Camaar, traduisitGarion. Il prétend que ça justifie notre présence sur la Grand-route. Nous lesavons cachées dans une grotte avant de bifurquer vers Vo Wacune.

— Il penseà tout, hein ?

— Ilessaie. Nous avons pas mal de chance de l’avoir avec nous.

— Nouspourrions peut-être lui demander de nous apprendre certains trucs sur lesdéguisements, suggéra judicieusement Lelldorin. Ça pourrait être rudement utilequand nous partirons à la recherche de notre ennemi.

Garion pensaitque Lelldorin avait oublié la mission dont il s’était impulsivement investi. Lejeune Arendais semblait avoir à peu près autant de suite dans les idées qu’unchiot de trois semaines, mais force était de reconnaître que Lelldorinn’oubliait pas tout ; c’était juste une impression qu’il donnait. PourGarion, la perspective de partir à la recherche du meurtrier de ses parents encompagnie d’un jeune énergumène en train d’improviser des enjolivures à chaquetournant de la route commençait à apparaître sous de funestes auspices.

Vers le milieude la matinée, après avoir récupéré les paquets de Silk et chargé les chevauxde bât, ils retrouvèrent la Grand-Route de l’Ouest, la voie impérialetolnedraine qui traversait le cœur de la forêt, et prirent la direction du sud.Ils mirent leurs chevaux à un galop allongé qui dévorait la route.

A un momentdonné, ils passèrent à côté d’un serf au visage hâve, d’une maigreur squelettiquesous les lambeaux de toile à sac attachés avec des bouts de ficelle qui luitenaient lieu de vêtements. L’homme remonta sur le bas-côté de la route enployant sous son fardeau, attendant avec appréhension qu’ils soient sortis deson champ de vision. Garion fut saisi d’une violente compassion à l’égard dupauvre hère aux haillons sales. Il eut une brève pensée pour Lammer et Detton,et se prit à s’interroger sur leur sort. Il ne savait pas pourquoi, mais ça luisemblait important.

— Est-ilvraiment indispensable de les maintenir dans cette misère ? demanda-t-il àLelldorin, incapable de se contenir plus longtemps.

— Quiça ? releva Lelldorin avec un regard circulaire.

— Cesserfs.

Lelldorin jetaun coup d’œil par-dessus son épaule, en direction de l’homme en haillons.

— Tu nel’avais même pas vu, reprit Garion, d’un ton accusateur.

— Il y en atellement, répondit Lelldorin avec un haussement d’épaules.

— Et ilssont tous vêtus de sacs à navets, et ils meurent tous littéralement de faim.

— Lesimpôts mimbraïques, laissa tomber Lelldorin, comme si cela expliquait tout.

— Ça ne t’aapparemment jamais empêché de manger à ta faim, toi.

— Je nesuis pas un serf, Garion, rétorqua Lelldorin, d’un ton patient. Ce sonttoujours les plus pauvres qui souffrent le plus. C’est ainsi que va le monde.

— Ce n’estpas normal, répliqua Garion.

— Tu necomprends pas.

— Non. Etje ne comprendrai jamais.

— Bien sûr,fit Lelldorin, avec une insupportable fatuité. Tu n’es pas arendais.

Garion serra lesdents pour retenir la réplique qui lui brûlait les lèvres.

A la fin del’après-midi, ils avaient couvert dix lieues, et la neige avait presqueentièrement déserté les bas-côtés de la route.

— Nousferions peut-être aussi bien de commencer à réfléchir à l’endroit où nousallons passer la nuit, non, père ? suggéra tante Pol.

Sire Loup segratta pensivement la barbe en jetant un coup d’œil en coulisse sur les ombresqui s’étendaient sous les arbres autour d’eux.

— J’ai unoncle qui habite non loin d’ici, proposa Lelldorin. Le comte Reldegen. Je suissûr qu’il se ferait un plaisir de nous héberger.

— Un grandmaigre ? demanda sire Loup. Aux cheveux noirs ?

Garion lui jetaun coup d’œil acéré.

— Ils ontde drôles de coutumes, dans le coin, ajouta Silk.

Ils entrèrentdans une cour pavée et mirent pied à terre. A cet instant, le comte Reldegenapparut en haut d’un large perron. C’était un grand gaillard mince, aux cheveuxet à la barbe gris fer, qui marchait en s’aidant d’une solide canne. Il étaitvêtu d’un pourpoint vert vif et de chausses noires, et bien qu’il fût dans sapropre maison, il portait une épée au côté. Il descendit les marches entraînant la jambe pour venir à leur rencontre.

— Mononcle, fit Lelldorin, en s’inclinant respectueusement.

— Monneveu, répondit civilement le comte.

— Nouspassions dans le coin, mes amis et moi-même, déclara Lelldorin, et nous noussommes dit que nous pourrions peut-être t’imposer notre présence pour la nuit.

— Mon neveuest toujours le bienvenu chez moi, répliqua Reldegen d’un ton grave et cérémonieux.Vous n’avez pas encore dîné, j’imagine ?

— Non, mononcle.

— Eh bien,vous partagerez mon souper. Puis-je faire la connaissance de tes amis ?

— Nous nousconnaissons déjà, Reldegen, annonça sire Loup en repoussant son capuchon et enfaisant un pas en avant.

— Belgarath ?s’exclama le comte en ouvrant de grands yeux. Ce n’est pas possible !

— Oh !si, répondit sire Loup avec un grand sourire. Je hante toujours le monde, ensemant le trouble et la zizanie.

Reldegen éclatade rire et prit Belgarath par le gras du bras dans un geste chaleureux.

— Allons,entrez donc. Ne restez pas plantés là, par ce froid.

Il tourna lestalons et entreprit de monter l’escalier qui menait vers la maison, en boitantde plus belle.

— Qu’est-ilarrivé à votre jambe ? s’enquit sire Loup.

— Uneflèche dans le genou, expliqua le comte en haussant les épaules. Séquelle d’unevieille divergence d’opinion, depuis longtemps oubliée.

— Si je mesouviens bien, vous n’arrêtiez pas d’avoir des divergences d’opinion avectoutes sortes de gens. Je me suis souvent dit que vous aviez dû vous fixer pourbut de traverser l’existence flamberge au vent.

— J’ai euune jeunesse passionnante, admit le comte. Il ouvrit la large porte qui setrouvait en haut des marches et leur fit suivre un long couloir qui menait àune salle de dimensions imposantes, dotée à chacune de ses extrémités d’unevaste cheminée où pétillait un bon feu. Les dalles noires, luisantes, du solcouvert de fourrures, tranchaient sur le badigeon blanc des murs et du plafond,supporté par de grandes arches de pierre. Une douzaine de livres reliés de cuirétaient étalés sur la surface cirée d’une grande table placée non loin de l’unedes cheminées et surmontée en son centre d’un candélabre de fer. De lourdsfauteuils de bois sombre, sculpté, étaient disposés çà et là.

— Deslivres, Reldegen ? remarqua avec effarement sire Loup. Vous vous êtesdrôlement assagi, on dirait.

Cette remarquaarracha un sourire au vieil homme.

— J’enoublie mes bonnes manières, s’excusa sire Loup, en retirant sa houppelande eten la tendant, à l’instar de ses compagnons, aux serviteurs qui étaientimmédiatement apparus. Ma fille, Polgara. Pol, je te présente le comteReldegen, un vieil ami.

— Gentedame, répondit le comte, avec une révérence cérémonieuse. Ma maison est forthonorée de votre présence.

Tante Pol étaitsur le point de répondre quand deux jeunes gens firent irruption dans la pièce,en se disputant avec emportement.

— Tu n’esqu’un crétin, Berentain ! cracha le premier, jeune homme aux cheveux bruns,vêtu d’un pourpoint écarlate.

— Torasinpeut penser ce qu’il veut, rétorqua le second, jeune homme plus rondouillardaux cheveux blonds, bouclés, qui portait une tunique à rayures vertes etjaunes, mais que cela lui agrée ou non, les Mimbraïques tiennent l’avenir del’Asturie entre leurs mains, et ce ne sont point ses critiques fielleuses et sarhétorique sulfureuse qui y changeront quelque chose.

— Arrête unpeu de me parler à la troisième personne, Berentain, railla le jeune hommebrun. Cette parodie de courtoisie mimbraïque me lève le cœur.

— En voilàassez, Messires ! tonna le comte Reldegen en frappant le sol de pierre dubout de sa canne ferrée. Si vous persistez à discuter politique, je me verraiobligé d’arbitrer le litige, et je n’hésiterai par à recourir à la force, sinécessaire.

Les deux jeunesgens filèrent chacun vers un coin de la pièce où ils restèrent à se regarder enchiens de faïence.

— Mon fils,Torasin, reconnut le comte, d’un ton d’excuse, en désignant le jeune homme auxcheveux bruns. Et son cousin, Berentain, le fils du frère de ma défunte femme.Cela fait maintenant deux semaines qu’ils passent leur temps à se chamaillerainsi. Le lendemain de l’arrivée de Berentain, j’ai été obligé de leurconfisquer leurs épées.

— Lesdiscussions politiques sont bonnes pour la circulation, Messire, observa Silk.Surtout l’hiver, la chaleur empêche le sang de cailler dans les veines.

Cette idéearracha un ricanement au comte.

— Le princeKheldar, de la maison royale de Drasnie, reprit sire Loup, en continuant lesprésentations.

— VotreGrandeur, répondit le comte, en s’inclinant. Silk eut un petit froncement desourcils.

— Je vousen prie, Messire. J’ai passé ma vie à fuir les obséquiosités, et je suis sûrque mes attaches avec la famille royale contrarient mon oncle presque autantque moi-même.

Le comte éclataà nouveau d’un rire bon enfant.

— Et sinous passions à la salle à manger ? suggéra-t-il. Deux gros cerfs tournentdepuis le lever du jour sur des broches, aux cuisines, et j’ai réussi tout récemmentà faire venir un fût de vin rouge du sud de la Tolnedrie. Si je me rappellebien, vous aviez un faible pour la bonne chère et les bons vins, à l’époque,n’est-ce pas Belgarath ?

— Il n’apas changé, Messire, confirma tante Pol. Mon père est affreusement prévisible,une fois que l’on a compris son fonctionnement.

Le comte luioffrit son bras avec un sourire, et ils se dirigèrent tous ensemble vers uneporte, à l’autre bout de la salle.

— Dites-moi,Messire, demanda tante Pol, cette maison serait-elle, par un heureux hasard,dotée d’une baignoire ?

— Il estdangereux de se baigner en hiver, Dame Polgara, l’avisa le comte.

— Messire,rétorqua-t-elle gravement, je me baigne été comme hiver depuis un nombred’années que vous ne pourriez imaginer.

— Laissez-lafaire Reldegen, pressa sire Loup. Son caractère a une fâcheuse tendance às’envenimer quand elle se sent sale.

— Un bonbain ne te ferait pas de mal non plus, vieux Loup solitaire, riposta tante Pol,d’un ton acerbe. Tu commences à répandre une odeur un peu envahissante sous levent.

Sire Loup pritun air offensé.

Beaucoup plustard, lorsqu’ils se furent régalés de venaison, de pain trempé de sauce et desomptueuses tartes aux cerises, tante Pol s’excusa et alla superviser lapréparation de son bain avec une servante tandis que les hommes se consolaientavec leurs coupes de vin, le visage baigné par la lumière dorée desinnombrables chandelles qui ornaient la salle à manger de Reldegen.

— Je vaisvous montrer vos chambres, suggéra Torasin à ses deux plus jeunes compagnons.

Il repoussa sonfauteuil et quitta la salle sur un dernier regard chargé de mépris à Berentain.Lelldorin et Garion lui emboîtèrent le pas.

— Ne leprends pas mal, Tor, fit Lelldorin, comme ils gravissaient l’immense escalierqui menait à l’étage, mais ton cousin Berentain a tout de même des idéesparticulières.

— Il entient vraiment une couche, tu veux dire, renchérit Torasin avec un reniflementdédaigneux. Il croit qu’il va impressionner les Mimbraïques en imitant leurfaçon de parler et en leur léchant les bottes.

La lumière de labougie qu’il tenait pour leur éclairer le chemin révélait la colère quis’imprimait sur son visage sombre.

— Pourquoifait-il ça ? demanda Lelldorin.

— Ildonnerait n’importe quoi pour pouvoir dire qu’il a une terre à lui, réponditTorasin. Le frère de ma mère n’a pas grand-chose à lui laisser. Cette grosseandouille fait des yeux de flétan crevé à la fille de l’un des barons du coinoù il habite, et comme le baron ne voudra jamais d’un prétendant sans terre,Berentain fait des bassesses au gouverneur mimbraïque dans l’espoir de luisoutirer un domaine. Il prêterait serment d’allégeance au fantôme de Kal-Toraken personne s’il pensait que ça pouvait lui rapporter un bout de terrain.

— Il ne serend pas compte qu’il n’a aucune chance ? s’enquit Lelldorin. Legouverneur doit être tellement assailli de demandes analogues émanant dechevaliers mimbraïques qu’il ne lui viendra jamais à l’idée de faire ce genrede fleur à un Asturien.

— C’estbien ce que je lui ai dit, déclara Torasin, avec un mépris écrasant, mais iln’y a pas moyen de discuter avec lui. Son comportement est un déshonneur pourtoute la famille.

Lelldorin hochala tête avec compassion comme ils arrivaient à un vaste palier sur lequel iljeta un coup d’œil circulaire.

— Il fautque je te parle, Tor, souffla-t-il. Torasin lui adressa un regard inquisiteur.

— Mon pèrem’a chargé d’assister Belgarath dans une affaire de la plus haute importance,lâcha précipitamment Lelldorin, de la même voix à peine audible. Je ne sais paspour combien de temps nous en avons, alors il faudra que vous supprimiezKorodullin sans moi, toi et les autres.

Les yeux deTorasin s’écarquillèrent d’horreur.

— Nous nesommes pas seuls, Lelldorin ! s’étrangla-t-il.

— Je vaisvous attendre au bout, là-bas, proposa très vite Garion.

— Non,répondit fermement Lelldorin en prenant Garion par le bras. Garion est mon ami,Tor. Je n’ai pas de secrets pour lui.

— Je t’enprie, Lelldorin, protesta Garion. Je ne suis pas asturien. Je ne suis même pasarendais. Je ne veux pas savoir ce que vous manigancez.

— Je vaispourtant te le dire, Garion, pour te prouver la confiance que j’ai en toi,déclara Lelldorin. L’été prochain, lorsque Korodullin partira pour la cité enruine de Vo Astur afin d’y tenir sa cour pendant six semaines, entretenantainsi le mirage de l’unité arendaise, nous lui tendrons un guet-apens sur lagrand-route.

— Lelldorin !hoqueta Torasin, le visage blême. Mais Lelldorin n’allait pas s’arrêter en sibon chemin.

— Ce nesera pas un simple attentat, Garion. Ce sera un coup fatal porté au cœur deMimbre. Nous tendrons notre embuscade revêtus d’uniformes de légionnairestolnedrains, et nous l’immolerons avec des épées tolnedraines. Notre attaqueforcera Mimbre à déclarer la guerre à l’Empire tolnedrain, qui l’écrasera commeune coquille d’œuf. Et Mimbre détruite, l’Asturie sera enfin libre !

— Nachak tefera tuer pour ce parjure, Lelldorin, s’écria Torasin. Il nous avait faitprêter le serment du sang de ne rien dire.

— Tu dirasau Murgo que je crache sur son serment, annonça Lelldorin avec chaleur. Quelbesoin ont les patriotes asturiens d’un acolyte murgo ?

— Il nousprocure de l’or, espèce d’abruti ! tempêta Torasin, fou de rage. Nousaurons besoin de son bon or rouge pour acheter les uniformes et les épées, etpour affermir la volonté des moins résolus.

— Je n’aique faire de partisans indécis à mes côtés, décréta Lelldorin avec véhémence.La seule raison d’agir d’un vrai patriote doit être l’amour de sa patrie, pasune poignée d’or angarak.

Le premierinstant de stupeur passé, l’esprit de Garion fonctionnait maintenant à toutevitesse.

— Il yavait un homme à Cherek, insinua-t-il d’un ton songeur. Le comte de Jarvik. Luiaussi, il avait accepté l’or d’un Murgo et comploté la mort d’un roi...

Les deux autresle regardèrent, déconcertés.

— C’estterrible ce qui se passe quand on tue un roi, reprit Garion. Même s’il étaittrès mauvais, et aussi bonnes que soient les intentions de ceux qui ont mis finà ses agissements, lorsqu’il n’y a plus personne pour indiquer la direction àsuivre, le pays sombre pendant un moment dans le chaos et la confusion. Le faitde déclencher en même temps une guerre entre ce pays et un autre ne feraitqu’ajouter à la panique générale. Je crois que si j’étais un Murgo, c’est justele genre de désarroi que je voudrais voir s’installer dans tous les royaumes duPonant.

Garion s’écoutaparler avec une sorte de stupeur, mais sa voix recelait une sécheresse, uneabsence de passion, qu’il reconnut instantanément. Aussi loin que remontaientses souvenirs, cette voix avait toujours été en lui, dans son esprit, tapiedans un recoin inaccessible, à lui dire quand il avait tort ou quand il faisaitune bêtise. Mais jamais encore elle n’avait joué un rôle actif dans ses relationsavec autrui. Et voilà qu’elle s’était adressée directement à ces deux jeunesgens, pour leur expliquer patiemment la situation.

— L’orangarak n’est pas ce que l’on pourrait croire à le voir, poursuivit-il. Ilrecèle une sorte de pouvoir qui corrompt l’individu. C’est peut-être pour celaqu’il a la couleur du sang. A votre place, j’y réfléchirais à deux fois avantd’accepter l’or rouge de ce Nachak. Pourquoi pensez-vous qu’un Murgo vous offretant d’argent et se donne tant de mal pour vous aider à mener votre plan àbien ? Il n’est pas asturien, ce n’est donc pas par patriotisme, n’est-cepas ? J’essaierais aussi de répondre à cette question, si j’étais vous.

Lelldorin et soncousin parurent tout à coup quelque peu troublés.

— Je nedirai rien à personne, reprit Garion. Vous m’avez fait confiance en me parlantde ces choses qui, de toute façon, n’auraient jamais dû me venir aux oreilles.Mais rappelez-vous qu’il se passe en ce moment des événements très graves, dansle monde entier, et pas seulement en Arendie. Maintenant, je crois quej’aimerais aller me coucher. Si vous voulez bien me montrer mon lit, vous avezla nuit devant vous pour discuter de tout ça, si le cœur vous en dit.

L’un dansl’autre, Garion pensait qu’il n’avait pas trop mal manœuvré. Quand il ne seraitarrivé qu’à cela, il avait au moins réussi à semer le doute dans quelques cervelles.Il connaissait suffisamment les Arendais, maintenant, pour savoir que cela nesuffirait probablement pas à faire changer d’avis ces deux têtes brûlées, maisc’était toujours un début.

Chapître 4

Des voiles debrume étaient encore accrochés dans les arbres lorsqu’ils reprirent la route,tôt le lendemain matin. Le comte Reldegen était venu, enroulé dans une capesombre, leur dire au revoir auprès du portail. Debout à côté de son père,Torasin semblait incapable de détourner ses yeux de Garion, qui affectait laplus grande impassibilité. Le jeune et fougueux Asturien semblait fortperplexe, et peut-être ses doutes l’empêcheraient-ils de foncer tête baissée dansquelque désastre. Ce n’était pas grand chose, Garion était tout prêt à enconvenir, mais il ne pouvait pas faire davantage dans les circonstancesprésentes.

— J’espèreque vous reviendrez vite me voir, Belgarath, dit Reldegen. Et que vous pourrezrester un peu plus longtemps, la prochaine fois. Nous sommes très isolés, ici,et j’aime bien savoir ce qui se passe dans le monde. Nous resterons assis unmois ou deux au coin du feu, à bavarder.

— Quandj’en aurai fini avec ce que j’ai entrepris, pourquoi pas, Reldegen ?répondit sire Loup, en hochant gravement la tête.

Puis il fitfaire une volte à son cheval et prit la tête de la colonne pour traverser lavaste clairière qui entourait la demeure de Reldegen et regagner la sinistreforêt.

— Le comten’est pas un Arendais ordinaire, déclara Silk d’un ton léger, comme ilschevauchaient l’un à côté de l’autre. Je pense même avoir détecté chez lui uneou deux idées astucieuses, hier soir.

— Il abeaucoup changé, acquiesça sire Loup.

— Sa tablen’est pas médiocre, renchérit Barak. Je ne me suis pas senti la panse aussipleine depuis que nous avons quitté le Val d’Alorie.

— C’est lamoindre des choses, répliqua tante Pol. Vous avez mangé presque tout ce cerf àvous seul.

— Vousexagérez, Polgara, objecta Barak.

— Pas vraiment,observa Hettar, de sa voix calme. Lelldorin s’était rapproché de Garion, maisil n’avait pas encore dit un mot. Il paraissait aussi troublé que son cousin.Il était évident qu’il avait envie de dire quelque chose, et tout aussi clairqu’il ne savait pas par où commencer.

— Allez,vas-y, fit enfin Garion, gentiment. Nous sommes assez bons amis pour que je nem’offusque pas si ça sort un peu abruptement.

— Je suisaussi transparent que ça ? releva Lelldorin, un peu penaud.

— Honnêteserait un terme plus approprié, rétorqua Garion. Tu n’as jamais appris àdissimuler tes sentiments, voilà tout.

— C’étaitvrai ? balbutia Lelldorin. Je ne voudrais pas mettre ta parole en doute,mais il y avait vraiment un Murgo à Cherek qui complotait contre le roi Anheg ?

— Demande àSilk, suggéra Garion. A Barak, à Hettar ou à qui tu voudras. Nous y étionstous.

— MaisNachak n’est pas comme ça, lui, reprit précipitamment Lelldorin, sur ladéfensive.

— Commentpeux-tu en être sûr ? C’est lui qui a eu l’idée le premier, n’est-cepas ? Comment avez-vous fait sa connaissance ?

— Nousétions allés tous ensemble à la Grande Foire, avec Torasin et quelques autres.Nous avions fait des achats auprès d’un marchand murgo, et Tor a fait desréflexions sur les Mimbraïques — tu connais Tor. Le marchand a dit qu’ilconnaissait quelqu’un que nous aimerions peut-être rencontrer, et c’est commeça qu’il nous a présentés à Nachak. Et plus nous parlions avec lui, et plusnous nous sommes rendu compte qu’il partageait nos idées.

— Ben voyons.

— Il nous arévélé les projets du roi. Tu ne voudras jamais me croire.

— Ça, j’endoute, en effet.

Lelldorin luijeta un rapide coup d’œil, un peu ébranlé.

— Il vadiviser nos domaines et les donner à des nobles mimbraïques sans terre,annonça-t-il d’un ton accusateur.

— Tu asvérifié ça auprès de quelqu’un d’autre ?

— Etcomment voulais-tu que nous fassions ? Les Mimbraïques n’auraient jamaisadmis une chose pareille, quand bien même nous le leur aurions demandé, maisc’est tellement le genre de chose qu’ils sont capables de faire.

— Alorsvous n’aviez que la parole de Nachak. Comment l’idée de ce complot vousest-elle venue ?

— Nachak adit qu’à la place des Asturiens, il ne se laisserait jamais dépouiller de saterre, mais que ce n’est pas quand les Mimbraïques viendraient avec leurscavaliers et leurs soldats qu’il faudrait tenter de résister ; il seraittrop tard, à ce moment-là. Il a dit que lui, il frapperait avant qu’ils nesoient prêts, et de telle sorte qu’ils ne puissent jamais deviner qui avaitfait le coup. C’est pour cela qu’il a suggéré les uniformes tolnedrains.

— A partirde quel moment a-t-il commencé à vous donner de l’argent ?

— Je nesais plus très bien. C’est Tor qui s’est occupé de ça.

— Il vous aexpliqué pourquoi il finançait l’opération ?

— Il a ditque c’était par amitié.

— Et ça nevous a pas semblé un peu bizarre ?

— Jedonnerais bien de l’argent par amitié, moi, protesta Lelldorin.

— Oui, maistu es un Asturien, toi. Tu donnerais ta vie par amitié. Seulement Nachak est unMurgo, lui, et je n’ai jamais entendu dire que les Murgos étaient si généreuxque ça. Finalement, si j’ai bien compris, un étranger vous a raconté que le roiprojetait de vous prendre vos terres ; puis il vous a fourni un plan pourtuer le roi et déclencher les hostilités avec la Tolnedrie, et, pour être biencertain que vous n’échoueriez pas dans vos petits projets, par-dessus le marchéil vous a encore donné de l’argent. C’est bien ça ?

Lelldorin hochala tête en silence, avec un regard halluciné.

— Et ça nevous a pas mis la puce à l’oreille, tous autant que vous étiez ?

Il avaitl’impression que pour un peu, Lelldorin se serait mis à pleurer.

— C’étaitun si bon plan, parvint-il enfin à articuler. Ça ne pouvait pas rater.

— C’estbien ce qui le rend si dangereux.

— Garion,qu’est-ce que je vais faire ? questionna Lelldorin, d’une voix angoissée.

— Je croisque tu ne peux rien faire pour l’instant. Mais j’aurai peut-être une idée, unpeu plus tard, quand nous aurons le temps d’y réfléchir, et si je ne vois rien,nous pourrons toujours en parler à mon grand-père. Il trouvera bien un moyend’arrêter ça.

— Nous nepouvons en parler à personne, lui rappela Lelldorin. Nous avons juré de ne riendire.

— Il sepourrait que nous soyons amenés à rompre ce serment, insinua Garion, à soncorps défendant. Je me demande vraiment ce que nous devons aux Murgos, toi etmoi. Mais c’est à toi d’en décider ; je n’en parlerai à personne sans tapermission.

— C’est toiqui vois, implora alors Lelldorin. Moi, je ne peux pas, Garion.

— Il faudratout de même bien que tu te prononces un jour, répondit Garion. Je suis sûr quesi tu prends la peine d’y réfléchir, tu verras tout de suite pourquoi.

Mais sur cesentrefaites, ils arrivèrent à la Grand-route de l’Ouest, et Barak leur fitprendre un trot allègre qui interdisait désormais toute discussion.

Ils avaientpeut-être parcouru une lieue lorsqu’ils passèrent le long d’un village terreux,constitué d’une douzaine de huttes au toit de tourbe et aux murs faits declaies recouvertes de boue. Les champs qui entouraient ces pauvres masuresétaient pleins de souches d’arbres, et quelques vaches étiques pâturaient enlisière de la forêt. Garion ne put retenir son indignation au spectacle de lamisère implicite dans ce ramassis de tanières sordides.

— Regarde,Lelldorin ! dit-il non sans aigreur.

— Quoi ?Où ça ?

Le jeune hommesortit rapidement de ses préoccupations personnelles comme s’il s’attendait àun danger.

— Levillage, précisa Garion. Regarde-moi un peu ça.

— Ce n’estqu’un village de serfs, répondit Lelldorin avec indifférence. J’en ai vu descentaines comme celui-ci.

Cela dit d’unton indiquant qu’il entendait retourner illico à ses tempêtes subcrâniennes.

— EnSendarie, nous ne garderions même pas les cochons dans un endroit pareil, déclaraGarion, d’une voix véhémente.

Si seulement ilpouvait lui ouvrir les yeux !

Deux serfsdépenaillés taillaient languissamment une souche, non loin de la route, pour enfaire du bois à brûler. En voyant approcher le petit groupe, ils laissèrenttomber leurs haches et se précipitèrent dans la forêt en proie à une paniqueincontrôlable.

— Tu esfier de toi, Lelldorin ? s’exclama Garion. Tu es fier de savoir que lespaysans de ton pays ont peur de toi au point de prendre leurs jambes à leur couquand ils te voient ?

Lelldorin eutl’air sidéré.

— Ce sontdes serfs, Garion, répéta-t-il comme si c’était une explication.

— Ce sontdes hommes, Lelldorin, pas des animaux. Les hommes méritent tout de même d’êtretraités avec un peu plus d’égards.

— Maisqu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Ce ne sont pas mes serfs.

Sur ces mots,Lelldorin se referma comme une coquille et se remit à chercher un moyen desortir du dilemme dans lequel Garion l’avait enfermé.

A la fin del’après-midi, ils avaient parcouru dix lieues et le ciel nuageuxs’assombrissait progressivement à l’approche du soir.

— Je croisque nous allons être obligés de dormir dans la forêt, Belgarath, annonça Silken jetant un coup d’œil aux alentours. Nous n’avons aucune chance d’arriver àla prochaine hôtellerie tolnedraine avant la nuit.

Sire Loup, quisomnolait à moitié sur sa selle, leva les yeux en clignant un peu lespaupières.

— Trèsbien, répondit-il, mais éloignons-nous un peu de la route. Notre feu pourraitattirer l’attention, et trop de gens savent déjà que nous sommes en Arendie.

— Voilàjustement une piste de bûcherons, déclara Durnik en indiquant une trouée dansles arbres. Nous n’aurons qu’à la suivre pour nous retrouver au milieu desbois.

— D’accord,acquiesça sire Loup.

Ils empruntèrentla piste étroite qui serpentait entre les arbres, le bruit des sabots de leurschevaux étouffé par les feuilles détrempées qui tapissaient le sol de la forêt.Ils avaient peut-être parcouru une demi-lieue sans dire un mot lorsqu’uneclairière s’ouvrit enfin devant eux.

— Quedites-vous de cet endroit ? suggéra Durnik en tendant le doigt vers unruisseau qui babillait gaiement entre des pierres couvertes de mousse, sur l’undes côtés de la clairière.

— Çadevrait faire l’affaire, répondit sire Loup.

— Il vafalloir nous abriter, observa le forgeron.

— J’avaisacheté des tentes à Camaar, révéla Silk. Elles sont dans les ballots.

— Vous avezété fort prévoyant, approuva tante Pol.

— Ce n’estpas la première fois que je viens en Arendie, gente dame. Je connais le climat.

— Nousallons chercher du bois pour le feu, Garion et moi, déclara Durnik endescendant de cheval et en prenant la hache attachée à sa selle.

— Je vaisvous aider, proposa Lelldorin, dont le visage trahissait encore le trouble.

Durnik eut unhochement de tête et les emmena avec lui. Les arbres étaient gorgés d’eau, maisle forgeron semblait avoir un sixième sens pour trouver du bois sec. Ilss’affairèrent rapidement dans la lumière qui déclinait très vite maintenant, eten un rien de temps, ils avaient réuni trois gros fagots de branchages et depetit bois, avec lesquels ils regagnèrent la clairière où Silk et les autresdressaient plusieurs tentes brunes. Durnik laissa tomber sa brassée de bois etdéblaya avec son pied l’espace nécessaire pour construire le feu, puis ils’agenouilla et entreprit d’arracher des étincelles à un morceau de silex avecla lame de son couteau pour les communiquer à une mèche d’amadou bien sèche quine le quittait pas. En peu de temps, il eut allumé une belle petite flambée, à côtéde laquelle tante Pol aligna ses chaudrons tout en fredonnant doucement.

Hettar revintaprès s’être occupé des chevaux, et ils regardèrent, à distance respectable,tante Pol préparer le souper, à partir des provisions que le comte Reldegenavait insisté pour leur faire emporter ce matin-là.

Lorsqu’ilseurent mangé, ils restèrent assis autour du feu à parler tranquillement.

— Combiende chemin avons-nous fait aujourd’hui ? s’enquit Durnik.

— Unedouzaine de lieues, estima Hettar.

— Et nousen avons encore pour longtemps avant de sortir de la forêt ?

— Il y aquatre-vingts lieues de Camaar à la plaine du centre, répondit Lelldorin.

— Ça faitencore au moins une semaine, soupira Durnik. J’espérais que nous n’en aurionsplus que pour quelques jours.

— Je tecomprends, Durnik, renchérit Barak. C’est sinistre, tous ces arbres.

Les chevaux, quiétaient au piquet près du ruisseau, se mirent à hennir doucement, comme s’ilsavaient été dérangés. Hettar se leva d’un bond.

— Quelquechose qui ne va pas ? demanda Barak en se redressant à son tour.

— Ils nedevraient pas... (Hettar s’interrompit brusquement.) « Reculez !s’exclama-t-il précipitamment. Eloignez-vous du feu. Les chevaux disent qu’il ya des hommes par ici. Beaucoup. Avec des armes.

Il s’écartabrusquement du feu en dégainant son sabre.

Lelldorin luijeta un coup d’œil surpris et fila, tel l’éclair, à l’intérieur de l’une destentes. La soudaine déception qu’éprouva Garion devant le comportement de sonami lui fit l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. C’est alors qu’uneflèche siffla dans la lumière et vint s’écraser sur la cotte de mailles deBarak.

— Auxarmes ! rugit le grand bonhomme en tirant son épée.

Garion agrippala manche de tante Pol et tenta de l’éloigner du foyer.

— Lâche-moi !cracha-t-elle en se dégageant brutalement.

Une secondeflèche jaillit avec un sifflement des bois brumeux. Tante Pol eut un geste dela main, pareil à celui que l’on fait pour écarter une mouche importune, etmarmonna un seul mot. La flèche rebondit comme si elle avait heurté un corpssolide et tomba à terre.

Puis, avec unhurlement rauque, une bande de sombres brutes surgit, l’arme au clair, de lalisière des arbres et traversa le ruisseau en pataugeant. Au moment où Barak etHettar se précipitaient à leur rencontre, Lelldorin émergea de la tente enbandant son arc et entreprit de décocher des flèches, si rapidement que sesmains semblaient floues tout à coup. Garion se sentit instantanément touthonteux d’avoir douté du courage de son ami.

L’un de leursassaillants retomba en arrière avec un cri étranglé, une flèche plantée dans lagorge. Un autre se plia en deux d’un seul coup, les mains crispées sur sonestomac, et s’écroula en gémissant. Un troisième, très jeune et dont les jouess’ornaient d’un duvet clair, tomba lourdement sur le sol où il resta assis àtenter d’enlever les plumes des flèches qui dépassaient de sa poitrine, unétonnement indicible inscrit sur son visage enfantin. Puis il poussa un soupiret s’affaissa sur le côté, tandis qu’un flot de sang lui jaillissait du nez.

Les hommes enhaillons marquèrent une hésitation sous la pluie de flèches de Lelldorin, maistrop tard : Barak et Hettar étaient déjà sur eux. Dans le même mouvement,la lourde épée de Barak pulvérisa une lame qui se tendait vers lui et s’abattitdans l’angle formé par le cou et l’épaule de l’individu aux favoris noirs quila brandissait. L’homme s’écroula. Hettar feinta rapidement avec son sabre,puis embrocha en douceur une brute au visage marqué par la vérole. L’homme seraidit, et un jet de sang vermeil s’échappa de sa bouche lorsque Hettar dégageasa lame. Durnik fonça en avant avec sa hache tandis que Silk tirait sa longuedague de sous son gilet et se précipitait sur un homme à la barbe brune,hirsute. Au dernier moment, il plongea en avant, roula sur lui-même etatteignit le barbu en pleine poitrine avec ses deux pieds. Il se relevaaussitôt et fendit le ventre de l’homme avec sa dague, de bas en haut, dans unhorrible bruit de déchirure, humide et crissant à la fois. L’homme éventré secramponna à son estomac avec un hurlement en tentant de retenir les boucles etles méandres bleuâtres de ses entrailles, qui semblaient couler entre sesdoigts comme un fleuve bouillonnant.

Garion plongeasur les ballots pour tirer sa propre épée, mais sentit tout à coup qu’onl’empoignait brutalement par-derrière. Il se débattit un instant, puis prit surla tête un coup qui l’étourdit et lui emplit les yeux d’un éclair éblouissant.

— C’estlui, fit une voix rauque tandis que Garion basculait dans l’inconscience.

Quelqu’un leportait dans ses bras — de cela au moins, il était certain : ilsentait les muscles robustes sous son corps. Il ne savait pas combien de tempss’était écoulé depuis qu’il avait pris ce coup sur la tête. Il en avait encoreles oreilles qui tintaient et il se retenait pour ne pas vomir. Il ne se raiditpas mais ouvrit prudemment un œil. Il avait la vision brouillée et incertaine,mais il parvenait à distinguer Barak penché sur lui dans l’obscurité, et commela dernière fois, dans les bois neigeux du Val d’Alorie, il lui sembla voir laface hirsute d’un ours énorme confondue avec son visage. Il ferma les yeux,frissonna et tenta faiblement de se débattre.

— Tout vabien, Garion. C’est moi, dit Barak, d’une voix qui lui parut accablée de désespoir.

Lorsque Garionrouvrit les yeux, l’ours semblait avoir disparu. Il n’était même pas certain del’avoir vraiment vu.

— Çava ? demanda Barak en le posant à terre.

— Ils m’ontflanqué un coup sur la tête, marmonna Garion en palpant la bosse qu’il avaitderrière l’oreille.

— Ilsn’auront pas l’occasion de recommencer, grommela Barak d’un ton toujours aussidésespéré.

Puis le grandbonhomme se laissa tomber par terre et enfouit son visage dans ses mains. Ilfaisait noir, et on n’y voyait pas très bien, mais on aurait dit que lesépaules de Barak étaient secouées, comme sous l’effet d’une terrible douleurrentrée, par une série de sanglots convulsifs, d’autant plus déchirants qu’ilsétaient silencieux.

— Oùsommes-nous ? questionna Garion en tentant de percer les ténèbres qui lesentouraient.

Barak se mit àtousser et s’essuya le visage.

— Assezloin des tentes. Il m’a fallu un petit moment pour rattraper les deux gaillardsqui s’étaient emparés de toi.

— Qu’est-cequi s’est passé ?

Garion sesentait encore un peu hébété.

— Ils sontmorts. Tu peux te lever ?

— Je n’ensais rien.

Garion tenta dese redresser, mais un vertige s’empara de lui, et son estomac se rappela à sonplus mauvais souvenir.

— Ça nefait rien, je vais te porter, proposa Barak d’un ton de féroce efficacité,maintenant.

Avec un criperçant, une chouette s’abattit d’une branche, non loin de là, et sa formeblanche, fantomatique, plana entre les arbres, devant eux. Mais Barak lesouleva, et Garion ferma les yeux pour se concentrer sur son estomac, tout à latâche d’essayer de le ramener à la raison.

Il ne leurfallut guère de temps pour rejoindre la clairière et son cercle de lumière.

— Il n’apas de mal ? demanda tante Pol en relevant les yeux du bras de Durnik, surlequel elle pansait une entaille.

— Juste unebosse sur le crâne, répondit Barak en reposant Garion à terre. Tu les as mis enfuite ?

Sa voixcharriait des accents rauques, impitoyables.

— Oui.Enfin, ceux qui pouvaient encore courir, raconta Silk, tout excité, ses petitsyeux de fouine brillant comme du jais. Il y en a quelques-uns qui sont restéssur le carreau.

Il eut unmouvement du menton en direction d’un certain nombre de formes immobiles gisantà la limite de la zone éclairée par les flammes.

Lelldorinregagna la clairière en regardant constamment par-dessus son épaule, son arcencore à demi levé. Il était à bout de souffle, et il avait le visage livide etles mains tremblantes.

— Çava ? demanda-t-il en apercevant Garion. Garion hocha la tête en palpantdélicatement la bosse derrière son oreille.

— J’aiessayé de rattraper les deux scélérats qui t’ont enlevé, déclara le jeunehomme, mais ils couraient trop vite pour moi. Il y a un genre d’animal, parlà-bas. Je l’ai entendu pousser des grognements pendant que je te cherchais.Des grognements horribles.

— La bêteest repartie, maintenant, annonça platement Barak.

— Qu’est-ceque tu as ? s’enquit Silk.

— Rien dutout.

— Quiétaient ces hommes ? demanda Garion.

— Desvoleurs, probablement, conjectura Silk en rangeant sa dague. C’est l’un desavantages des sociétés qui tiennent les hommes en esclavage. Quand ils en ontmarre d’être serfs, ils peuvent toujours aller dans la forêt, chercher un peude distraction et un petit bénéfice.

— J’ail’impression d’entendre Garion, objecta Lelldorin. Vous ne voulez pascomprendre que le servage fait partie de l’ordre des choses, ici ? Nosserfs ne seraient pas capables de se débrouiller seuls. Il faut bien que ceuxqui occupent une position sociale plus élevée acceptent la responsabilité de prendresoin d’eux.

— Mais biensûr, acquiesça Silk, d’un ton sarcastique. Ils sont moins bien nourris que vosporcs, pas aussi bien traités que vos chiens, mais vous vous occupez d’eux,hein ?

— Çasuffit, Silk, coupa fraîchement tante Pol. Ne commençons pas à nous disputerentre nous.

Elle acheva denouer le bandage de Durnik et vint examiner la tête de Garion. Elle effleuralégèrement la bosse avec ses doigts, lui arrachant une grimace de douleur.

— Ça n’apas l’air bien grave, conclut-elle.

— Ça faittout de même mal, se plaignit-il.

— C’estnormal, mon chou, rétorqua-t-elle calmement, en trempant un linge dans un seaud’eau froide et en l’appliquant sur sa bosse. Il serait tout de même temps quetu apprennes à garer ton crâne, Garion. Si tu n’arrêtes pas de prendre descoups sur la tête comme ça, tu vas te ramollir la cervelle.

Garions’apprêtait à répliquer lorsque Hettar et sire Loup reparurent dans le cerclelumineux.

— Ilscourent toujours, annonça Hettar.

Les disques demétal qui ornaient sa veste en peau de cheval jetaient des éclairs rutilantsdans la lueur vacillante des flammes, et la lame de son sabre était encorerouge de sang.

— La courseà pied est leur spécialité, apparemment, commenta sire Loup. Tout le monde vabien ?

— Quelquesplaies et bosses, c’est à peu près tout, répondit tante Pol. C’aurait pu êtrebien pire.

— Nousn’allons pas commencer à spéculer sur ce qui aurait pu arriver.

— Onpourrait peut-être faire place nette, non ? grommela Barak en indiquantles corps qui jonchaient le sol, non loin du ruisseau.

— Nedevrions-nous pas leur offrir une sépulture ? suggéra Durnik, la voix unpeu tremblante et le visage livide.

— On ne vaquand même pas se crever la paillasse pour ça, répliqua Barak, sans ambages.Que leurs amis reviennent s’en charger, si ça leur chante.

— Ça manqueun peu d’humanité, non ? objecta Durnik.

— Peut-être,mais c’est comme ça, conclut Barak en haussant les épaules.

Sire Loupretourna l’un des morts sur le dos, et examina avec soin son visage gris.

— On diraitun vulgaire brigand arendais, grommela-t-il. Mais bien malin qui pourrait lecertifier.

Lelldorinextirpait soigneusement ses flèches des cadavres pour les remettre dans soncarquois.

— Allez, onva les empiler par là, dit Barak à Hettar. Je commence à en avoir assez decontempler ce spectacle.

Durnik détournale regard. Garion vit qu’il avait deux grosses larmes dans les yeux.

— Tu asmal, Durnik ? demanda-t-il gentiment, en s’asseyant sur le rondin à côtéde son ami.

— J’ai tuéun homme, Garion, répondit le forgeron d’une voix tremblante. Je lui ai donnéun coup de hache en plein visage. Il a poussé un cri affreux, son sang a giclésur moi. Et puis il est tombé et il a frappé le sol avec ses talons jusqu’à cequ’il soit mort.

— Tun’avais pas le choix, Durnik. C’était eux ou nous.

— Jen’avais jamais tué personne de ma vie, reprit Durnik, maintenant en pleurs. Ila frappé le sol si longtemps avec ses pieds — si terriblement longtemps.

— Tudevrais aller te coucher, Garion, suggéra fermement tante Pol, sans quitter desyeux le visage ruisselant de larmes de Durnik.

Garion compritle message.

— Bonnenuit, Durnik, dit-il en se levant.

Mais avantd’entrer dans sa tente, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Tante Polétait allée s’asseoir sur le tronc d’arbre, à côté du forgeron, et elle luiparlait doucement, un bras passé autour de ses épaules dans une attituderéconfortante.

Chapître 5

Le feu s’étaitréduit à une petite lueur orange qui tremblotait dehors, devant la tente, et onn’entendait pas un bruit dans la forêt, autour de la clairière. Garion étaitallongé dans le noir. La tête l’élançait et il n’arrivait pas à dormir.Finalement, bien après minuit, il y renonça, et, repoussant ses couvertures, seglissa au-dehors pour aller trouver sa tante Pol.

La pleine lunes’était levée au-dessus du brouillard argenté, l’irradiant d’une lumièresurnaturelle. L’air semblait phosphorescent, tout autour de lui. Il traversa lecamp en faisant bien attention où il mettait les pieds, et vint grattouiller aurabat de la tente de Polgara.

— TantePol ? souffla-t-il. Pas de réponse.

— TantePol ? chuchota-t-il un peu plus fort. C’est moi, Garion. Je peuxentrer ?

Rien, pas lemoindre frémissement. Il écarta précautionneusement le rabat et jeta un coupd’œil à l’intérieur. La tente était vide.

Surpris, un peuinquiet peut-être, il se retourna pour embrasser la clairière du regard.Enroulé dans sa cape, son profil d’oiseau de proie braqué vers la forêt noyéede brume, Hettar montait la garde non loin des chevaux au piquet. Garion hésitaun moment, puis il se glissa sans bruit derrière les tentes et obliqua àtravers les arbres et le brouillard impalpable, lumineux, en direction duruisseau. Il se disait que cela le soulagerait peut-être un peu de tremper satête douloureuse dans l’eau froide. Il était à une cinquantaine de mètres destentes lorsqu’il perçut un petit mouvement dans les bois, droit devant lui. Ils’arrêta net.

Un immense loupgris sortit du brouillard, les coussinets de ses pattes amortissant tout bruit,et s’arrêta au milieu d’un petit espace dégagé entre les arbres. Garion retintson souffle et se figea à côté d’un grand chêne tordu. Le brouillardluminescent éclairait des détails qu’il n’aurait jamais pu voir par une nuitordinaire. Le loup s’assit sur les feuilles humides comme s’il attendaitquelque chose. Il avait le museau et le poitrail argentés, et son museau étaitpiqueté du givre des ans. Mais il arborait son âge avec une formidable dignité,et ses yeux jaunes semblaient comme illuminés par une profonde paix intérieureet une infinie sagesse.

Garion restaparfaitement immobile. Il savait que s’il faisait le moindre bruit, avec sonouïe fine, le loup le percevrait instantanément, mais il y avait autre chose.Le coup qu’il avait pris derrière l’oreille lui avait vidé la tête, et dansl’étrange luminosité du brouillard qui diffusait les rayons de la lune, cetterencontre prenait quelque chose d’irréel. Il se rendit compte qu’il en oubliaitde respirer.

Une grandechouette d’un blanc de neige plongea sur ses ailes fantomatiques vers la trouéeentre les arbres et se percha sur une branche basse où elle resta à contemplersans ciller le loup gris, en dessous d’elle. Celui-ci rendit calmement sonregard à l’oiseau, puis, bien qu’il n’y eût pas un souffle de vent, Garion eutl’impression que des remous venaient soudain troubler la brume luminescente,brouillant les silhouettes de la chouette et du loup. Lorsqu’elles redevinrentnettes, sire Loup était debout au centre de l’éclaircie, et tante Pol, vêtue desa robe grise, posément assise sur la branche, au-dessus de lui.

— Il y abien longtemps que nous n’avions chassé ensemble, Polgara, dit le vieil homme.

— Oui,père, bien longtemps.

Elle leva lesbras et passa ses doigts dans la lourde masse de ses cheveux d’ébène.

— J’avaispresque oublié cette sensation, reprit-elle, comme vibrant encore d’un étrangeplaisir. Quelle nuit splendide !

— Un peuhumide, peut-être, objecta-t-il en levant un pied pour le secouer.

— Il faittrès clair au-dessus des arbres, et les étoiles sont particulièrementbrillantes. C’était la nuit idéale pour voler.

— Je suisheureux que tu en aies bien profité. Tu n’as pas oublié ce que tu étais censéefaire ?

— Epargne-moites sarcasmes, père.

— Alors ?

— Il n’y apersonne dans les parages. Que des Arendais, presque tous endormis.

— Tu essûre ?

— Absolument.Il n’y a pas un Grolim à cinq lieues à la ronde. As-tu retrouvé ceux que tucherchais ?

— Ilsn’étaient pas difficiles à repérer, répondit sire Loup. Ils se sont réfugiésdans une grotte, à trois lieues dans la forêt. L’un des leurs est resté enchemin ; mort. Et il y en a encore quelques uns qui ne verrontprobablement pas le jour se lever. Les autres semblent éprouver une certaineamertume quant à la tournure prise par les événements.

— Ça,j’imagine. As-tu pu te rapprocher suffisamment pour entendre ce qu’ils sedisaient ?

Il hocha la têteen signe d’approbation.

— Ils ontun homme à eux, dans l’un des villages, non loin de là ; il surveille lesroutes et les prévient lorsqu’il passe quelqu’un qui lui semble digne d’êtredévalisé.

— Ceseraient donc de vulgaires voleurs ?

— Pas toutà fait. Ils en avaient spécialement après nous. Quelqu’un leur avait donné denous une description assez précise.

— Je croisque je vais aller parler à ce villageois, déclara-t-elle d’un ton sinistre, ens’assouplissant les doigts d’une manière évocatrice.

— Tuperdrais ton temps, annonça sire Loup en se grattant pensivement la barbe. Toutce qu’il pourrait te dire, c’est qu’un Murgo lui a offert de l’or. Tu vois unGrolim se donner la peine de fournir des explications à un homme de main,toi ?

— Il fautlui régler son compte, père, insista-t-elle. Tu ne tiens pas à ce que nouscontinuions à le traîner à nos basques pendant qu’il tentera de soudoyer tousles brigands d’Arendie pour qu’ils nous courent après, je suppose ?

— Aprèscette nuit, il n’aura plus l’occasion de soudoyer grand monde, répliqua sireLoup, avec un rire bref. Ses amis projettent de l’attirer dans les bois aupetit matin, et de lui couper la gorge, entre autres joyeusetés.

— Parfait.Mais je voudrais tout de même bien savoir qui est ce Grolim.

— Qu’est-ceque ça peut faire ? riposta sire Loup, en haussant les épaules. Ils sontdes douzaines à fomenter tous les troubles qu’ils peuvent dans le nord del’Arendie. Ils savent aussi bien que nous ce qui se prépare. Nous ne pouvonstout de même pas espérer qu’ils vont rester tranquillement assis sur leurderrière en attendant que nous soyons passés.

— Jepersiste à penser que nous ferions mieux d’essayer de le mettre hors d’état denuire.

— Nousn’avons pas le temps. Il faut des siècles pour tenter de faire comprendrequelque chose aux Arendais. Si nous allons assez vite, nous parviendronspeut-être à leur échapper avant que les Grolims ne soient prêts.

— Et sinous n’y arrivons pas ?

— Alorsnous serons bien obligés de nous y prendre autrement. Il faut que je rattrapeZedar avant qu’il n’entre en Cthol Murgos. Si trop d’obstacles se dressent surmon chemin, je serai contraint et forcé de me montrer plus direct.

— C’est ceque tu aurais dû faire depuis le début, père. Il y a des moments où tu es troppusillanime.

— Ça ne vapas recommencer ? Tu n’as pas d’autres mots à la bouche, Polgara. Tupasses ton temps à régler des problèmes qui s’arrangeraient tout seuls si tulaissais faire les choses, et à intervenir dans des événements dont tu feraismieux de ne pas te mêler.

— Ne tefâche pas, père. Aide-moi plutôt à descendre.

— Pourquoine voles-tu pas jusqu’en bas ? suggéra-t-il.

— Ne disdonc pas de bêtises.

Garion repartitentre les arbres couverts de mousse en tremblant de tous ses membres, puistante Pol et sire Loup regagnèrent la clairière à leur tour et réveillèrenttout le monde.

— Je croisque nous ferions mieux de repartir tout de suite, déclara sire Loup. Nous nesommes pas en sûreté, ici. Nous serons beaucoup moins vulnérables sur lagrand-route, et je ne serai pas fâché de sortir de cette partie de la forêt enparticulier.

Il ne leurfallut pas une heure pour lever le camp et reprendre, en sens inverse, lechemin forestier qui menait à la Grand-route de l’Ouest. L’aube ne devait passe lever avant plusieurs heures, mais le brouillard baigné par les rayons de lalune inondait la nuit d’une clarté laiteuse, et ils avaient un peu l’impressionde chevaucher dans un nuage opalescent qui se serait posé dans la sombrefutaie. En arrivant à la voie impériale, ils prirent à nouveau la direction dusud.

— J’aimeraisque nous soyons loin d’ici lorsque le soleil se lèvera, annonça calmement sireLoup. Mais je ne tiens pas à tomber dans une embuscade, alors ouvrez bien lesyeux et les oreilles.

Ils avaientcouvert trois bonnes lieues à un petit galop rapide lorsque le brouillardcommença de prendre une couleur gris-perle à l’approche du matin. Puis, dansune large courbe de la route, Hettar leva soudain la main, leur faisant signed’arrêter.

— Qu’est-cequ’il y a ? s’enquit Barak.

— Deschevaux, droit devant, répondit Hettar. Ils viennent vers nous.

— Vous êtessûr ? Je n’entends rien.

— Au moinsquarante, précisa fermement Hettar.

— Là,confirma Durnik, la tête penchée sur le côté. Vous entendez ?

Ilsdistinguèrent en effet dans le lointain un bruit de sabots et un tintementmétallique assourdis par le brouillard.

— Nouspourrions nous cacher dans les bois en attendant qu’ils passent, suggéraLelldorin.

— Jepréfère ne pas quitter la route, objecta sire Loup.

— Laissez-moifaire, intervint Silk, d’un ton assuré, en prenant la direction des opérations.J’ai l’habitude de ce genre de situation.

Ils repartirentà une allure modérée.

Les cavaliersqui émergèrent du brouillard étaient entièrement revêtus d’acier. Ils portaientdes armures d’apparat étincelantes et des casques ronds au ventail pointu quileur donnaient des allures d’insectes étranges. Ils brandissaient de longueslances dont la pointe était ornée de flammes de couleurs vives, et leurspalefrois, de robustes animaux, étaient également caparaçonnés.

— Deschevaliers mimbraïques, gronda Lelldorin, en étrécissant les yeux.

— Gardez-vousbien de trahir vos sentiments, recommanda sire Loup. Si l’on s’adresse à vous,répondez de telle sorte que l’on puisse penser que vous êtes un sympathisantmimbraïque. Comme le jeune Berentain, chez votre oncle.

Le visage deLelldorin se durcit.

— Faites cequ’il vous dit, Lelldorin, conseilla tante Pol. Ce n’est pas le moment de jouerau héros.

— Halte-là !ordonna d’un ton péremptoire le chef de la colonne. Que l’un de vouss’approche, de sorte que je puisse m’entretenir avec lui.

Il abaissa salance, en braquant la pointe sur eux. Silk avança vers l’homme à la cuirassed’acier, un sourire propitiatoire inscrit sur la figure.

— Heureuxde vous rencontrer, Messire chevalier, mentit-il d’un ton patelin. Nous avonsété attaqués par une bande de pillards, la nuit dernière, et nous avons dûprendre la fuite, pour notre salut.

— Quel estton nom, voyageur ? interrogea le chevalier en relevant la visière de soncasque, et quels sont ceux qui t’accompagnent ?

— Jem’appelle Radek de Boktor, Messire, répondit Silk en s’inclinant et en ôtant sonbéret de velours. Je suis un marchand drasnien et je vais à Tol Honeth avec deslainages sendariens, dans l’espoir de me tailler une part du marché d’hiver.

L’homme enarmure plissa les yeux d’un air soupçonneux.

— Ta suite,ô honorable marchand, semble bien imposante pour une si modeste entreprise.

— Ces troishommes sont mes serviteurs, expliqua Silk en désignant Barak, Hettar et Durnik.Le vieillard et le garçon sont au service de ma sœur, douairière de son état,et qui a manifesté le désir de visiter Tol Honeth.

— Etl’autre ? insista le chevalier. L’Asturien ?

— Un jeunenoble qui fait le voyage de Vo Mimbre afin de rendre visite à des amis. Il aconsenti de bonne grâce à nous guider à travers la forêt.

La méfiance duchevalier sembla se relâcher quelque peu.

— Tu as, ôestimable voyageur, fait allusion à des voleurs, reprit-il. Où cette embuscadea-t-elle eu lieu ?

— A troisou quatre lieues d’ici. Ils se sont jetés sur nous alors que nous avions dressénotre campement pour la nuit. Nous avons réussi à leur échapper, mais ma sœur aété terrorisée.

— Cetteprovince d’Asturie est un repaire de rebelles et de brigands, déclara lechevalier, d’un ton rigoureux. Nous allons, mes hommes et moi, mettre fin à cesoffenses. Que l’Asturien s’approche.

Les narines deLelldorin se mirent à palpiter, mais il s’avança d’un air empressé.

— Commentt’appelles-tu, ô Asturien ?

— Lelldorinest mon nom, Messire chevalier. En quoi puis-je t’être utile ?

— Cesvoleurs dont ont parlé tes amis, ô Asturien, étaient-ils des manants ou deshommes de qualité ?

— C’étaientdes serfs, Messire, répondit Lelldorin. Des barbares en haillons, qui ont sansnul doute rompu le serment d’allégeance pour se livrer au brigandage dans laforêt.

— Commentpourrait-on espérer que les serfs s’obligent à la fidélité et à l’obéissancequand les nobles entretiennent une détestable sédition contre laCouronne ? releva le chevalier.

— Voilà,Messire, qui est bien parlé, acquiesça Lelldorin avec une nostalgie quelque peuexcessive. Les Dieux seuls savent combien de fois j’ai pu faire valoir ce mêmepoint de vue auprès d’individus qui n’avaient que l’oppression mimbraïque etl’arrogance des vainqueurs à la bouche. Et eux seuls pourraient témoigner de ladérision et du glacial mépris qui accueillent pourtant, plus souvent qu’à leurtour, mes appels à la raison et au respect dû à Sa Majesté notre Roi. Il poussaun soupir.

— Tasagesse t’honore, ô jeune Lelldorin, approuva le chevalier. Mais je me dois,hélas, de te retenir, ainsi que tes compagnons, afin de procéder auxvérifications d’usage.

— Messirechevalier ! protesta vigoureusement Silk. Le moindre changement de temps,et mes marchandises pourraient être détériorées et leur valeur marchande,réduite à néant. Ne nous retardez pas, noble chevalier, je vous en conjureardemment.

— Jeregrette de devoir en passer par là, ô honorable marchand, répondit lechevalier, mais l’Asturie est pleine de traîtres et de comploteurs. Je ne puispermettre à personne de passer sans une vérification approfondie.

Une certaineanimation se fit sentir au bout de la colonne mimbraïque. En file indienne,resplendissants sous leurs cuirasses d’acier étincelantes, leurs casques àplumes et leurs capes écarlates, une cinquantaine de légionnaires tolnedrainsdéfilèrent lentement le long de la rangée de chevaliers en armures de parade.Le commandant du détachement, un homme maigre, d’une quarantaine d’annéespeut-être, au visage tanné, immobilisa son cheval non loin de celui de Silk.

— Que sepasse-t-il ? demanda-t-il avec urbanité.

— L’assistancede la légion n’a pas été requise dans cette affaire, que je sache, décrétafraîchement le chevalier. Nous recevons nos ordres de Vo Mimbre, qui nous ainvestis de la mission de rétablir l’ordre en Asturie, et nous étions en traind’interroger ces voyageurs à cette fin.

— J’ai leplus grand respect pour l’ordre, Messire chevalier, répondit le Tolnedrain,mais c’est à moi qu’incombe la sécurité de la grand-route.

Il jeta un coupd’œil inquisiteur à Silk.

— Radek deBoktor, capitaine, déclara Silk à son intention. Je suis marchand, et je vais àTol Honeth. J’ai des documents pour prouver mes dires, si vous le désirez.

— Il n’estpas difficile de falsifier des documents, insinua le chevalier.

— C’est uneaffaire entendue, acquiesça le Tolnedrain, mais j’ai pour règle d’accorder foiaux documents que l’on me présente ; cela fait gagner du temps. Unmarchand drasnien avec des marchandises dans ses ballots a une raison légitimede se trouver sur une grand-route impériale, Messire chevalier. Rien ne justifieque nous l’empêchions de poursuivre son chemin, ce me semble ?

— Nous nousefforçons d’écraser le banditisme et la sédition, affirma le chevalier, nonsans chaleur.

— Ecrasez,répéta le capitaine, écrasez. Mais pas sur la grand-route, si vous n’y voyezpas d’inconvénient. La grand-route impériale se trouve, par convention, enterritoire tolnedrain. Ce que vous faites à cinquante pas de là, dans lesfourrés, vous regarde ; ce qui se passe sur cette route est de monressort. Je suis certain que jamais un chevalier mimbraïque digne de ce nom nevoudrait humilier son roi en violant sciemment un traité solennel entre laCouronne arendaise et l’empereur de Tolnedrie, n’est-ce pas ?

Le chevalier leregarda, réduit à quia.

— Poursuivezvotre route, honorable marchand, décida le Tolnedrain, à l’attention de Silk. TolHoneth tout entier attend votre arrivée en retenant son souffle, j’en suis sûr.

Silk lui dédiaun large sourire et s’inclina du haut de son cheval en une révérenceextravagante. Puis il fit signe aux autres, et la petite troupe passa lentementdevant le chevalier mimbraïque fulminant. Après leur passage, les légionnairesrefermèrent les rangs sur la grand-route, s’opposant, de fait, à toutepoursuite.

— Un bienbrave homme, commenta Barak. Je n’ai jamais eu une très haute opinion desTolnedrains, mais celui-ci n’est pas comme les autres.

— Avançons,ordonna sire Loup. J’aimerais autant éviter à ces chevaliers la tentation denous rattraper lorsque les Tolnedrains auront tourné bride.

Ils mirent leurschevaux au galop, augmentant à chaque foulée la distance qui les séparait deschevaliers, plongés dans une discussion animée avec le commandant dudétachement de légionnaires, au beau milieu de la route.

Ils passèrent lanuit dans une hôtellerie tolnedraine aux épaisses murailles, et pour lapremière fois de sa vie, peut-être, Garion se baigna sans que sa tante ait eu àinsister, ou même simplement à le lui suggérer. Bien que ne s’étant pas trouvédirectement impliqué dans le combat dans la clairière, la nuit précédente, ilavait un peu l’impression d’être couvert de sang, sinon pire. Il ne s’étaitencore jamais rendu compte de la barbarie avec laquelle les hommes pouvaient semutiler au cours d’un combat rapproché. Le spectacle de ces êtres humains auxtripes à l’air ou au crâne ouvert l’avait comme empli d’une honte insondable àl’idée que les secrets les plus intimes du corps humain puissent être aussibestialement exhibés. Il se sentait sali. Une fois dans la salle d’eau hantéepar les courants d’air, il retira ses vêtements et même, sans réfléchir,l’amulette en argent que sire Loup et tante Pol lui avaient donnée, puis ilgrimpa dans le baquet fumant où il se frotta la peau avec du savon et unebrosse en chiendent, bien plus fort que ne l’aurait normalement exigél’obsession la plus maniaque de la propreté.

Pendant lesquelques jours qui suivirent, ils avancèrent vers le sud à une allurerégulière, s’arrêtant toutes les nuits dans les hôtelleries tolnedrainesrégulièrement espacées le long de la route, et dans lesquelles la présence deslégionnaires au visage peu amène venait leur rappeler constamment que toute lapuissance de l’Empire tolnedrain répondait de la sécurité des voyageurs qui ycherchaient refuge.

Mais le sixièmejour après le combat dans la forêt, le cheval de Lelldorin se mit à boiter, etDurnik et Hettar durent passer plusieurs heures à préparer, sur un petit feuimprovisé le long de la route, des emplâtres qu’ils appliquaient, tout fumants,sur la jambe de l’animal, conformément aux instructions de tante Pol. Pendantce temps-là, sire Loup rongeait son frein en pensant au retard qu’ilsprenaient. Et lorsque le cheval fut prêt à reprendre sa route, force leur futd’admettre qu’ils n’avaient aucune chance d’arriver à l’hôtellerie suivante avantla nuit.

— Eh bien,vieux Loup solitaire, commença tante Pol lorsqu’ils furent remontés en selle,que faisons-nous ? Allons-nous poursuivre notre route de nuit, ou tenter ànouveau de chercher refuge dans la forêt ?

— Je n’aiencore rien décidé, répondit sèchement sire Loup.

— Si je mesouviens bien, il y a un village, pas très loin d’ici, déclara Lelldorin,maintenant monté sur un cheval algarois. C’est un endroit bien misérable, maisje pense qu’il s’y trouve une auberge — ou quelque chose dans ce genre-là,du moins.

— Çapromet, dit Silk. Qu’entendez-vous par « quelque chose dans cegenre-là » ?

— Leseigneur de l’endroit est d’une rapacité féroce, expliqua Lelldorin. Il écraseson peuple sous les impôts, et ne leur laisse pas grand-chose pour vivre. L’aubergen’est pas très bonne.

— Il faudranous y résigner, décida sire Loup, avant de leur faire adopter un trot rapide.

Au moment où ilsarrivaient en vue du village, le soleil coula quelques timides rayons entre leslourds nuages qui commençaient enfin à s’écarter, éclairant un spectacle encoreplus lamentable que la description de Lelldorin ne le leur avait laissésupposer. Ils furent accueillis par une demi-douzaine de mendiants en haillons,plantés, les pieds dans la boue, à l’entrée du village, et qui tendaient lesmains vers eux dans une attitude implorante, en leur adressant dessupplications d’une voix perçante. Les maisons n’étaient que de misérableshuttes de terre d’où s’échappait la maigre fumée du pauvre feu qui brûlait àl’intérieur, et il régnait une puanteur épouvantable dans les rues, où descochons étiques fouillaient la boue avec leur groin.

Une processionfunéraire se dirigeait lentement vers le cimetière, à l’autre bout du village.Les porteurs peinaient sous la pauvre planche où reposait le cadavre enroulédans une couverture brune, toute rapiécée, qui offrait un contraste saisissantavec les robes somptueuses des prêtres de Chaldan, le Dieu d’Arendie. Ceux-cichantaient, la tête couverte d’un capuchon, une hymne immémoriale où il était beaucoupquestion de bataille et de vengeance, mais guère de réconfort. Un enfantgémissant à son sein, la veuve suivait le corps, le visage vide et les yeuxéteints.

L’aubergesentait la bière aigre et la pourriture. Un incendie avait détruit l’un desmurs de la salle commune, calcinant le plafond aux poutres basses. Un bout detoile de jute à moitié moisi avait été accroché, pour la forme, devant le troubéant. Un feu brûlait dans une fosse, au centre de la salle enfumée, etl’aubergiste au visage dur était rien moins qu’aimable. Pour le souper, iln’avait à leur proposer que des bols de gruau à l’eau, mélange d’avoine et denavets.

— Charmant,commenta sardoniquement Silk en repoussant son bol sans y toucher. Vousm’étonnez un peu, Lelldorin. Vous qui vous posez en grand redresseur de torts,il semble que cet endroit ait échappé à votre vigilance. Puis-je vous suggérer,lors de votre prochaine croisade, de programmer une petite visite au seigneurdu lieu ? Il y a longtemps qu’il aurait dû se balancer au bout d’unecorde.

— Je nem’étais pas rendu compte que cela allait si mal, répondit Lelldorin, d’une voixsourde.

Il jeta un coupd’œil autour de lui comme s’il prenait conscience de certaines choses pour lapremière fois. On pouvait lire sur son visage l’horreur indicible quicommençait à se faire jour dans son esprit.

— Je croisque je vais faire un tour, annonça Garion, dont l’estomac se révoltait.

— Net’éloigne pas trop, l’avertit tante Pol.

L’air du dehorssentait tout de même un peu moins mauvais, et Garion alla se promener jusqu’auxlimites du village, en s’efforçant d’éviter les endroits les plus boueux.

— Parpitié, Messire, l’implora une petite fille aux yeux immenses, n’auriez-vous pasune croûte de pain à me donner ?

Garion laregarda d’un air désolé.

— Jeregrette.

Il commença àfouiller dans ses poches, à la recherche de quelque chose à manger, n’importequoi, mais l’enfant se mit à pleurer et fit volte-face.

Dans les champspleins de souches d’arbres abattus, par-delà les rues puantes, un garçon enloques, de l’âge de Garion à peu près, surveillait quelques vaches étiques ensoufflant dans une flûte de bois. La mélodie, d’une pureté à briser le cœur,planait sur les ailes du vent, s’insinuant sans qu’on y prît garde dans lesmasures tapies sous les rayons obliques du pâle soleil. Le garçon le vit, maisne s’arrêta pas de jouer. Quand leurs regards se croisèrent, quelque chosepassa entre eux, mais ils n’échangèrent pas un mot.

A la lisière dela forêt, par-delà les champs, un cavalier vêtu d’une robe sombre, la têtecouverte d’un capuchon, sortit des arbres et observa longuement le village,perché sur son cheval noir. La silhouette ténébreuse avait quelque chose deterriblement menaçant et en même temps de vaguement familier. Garion avaitcomme l’impression qu’il aurait dû savoir qui c’était, mais en dépit de tousses efforts, il n’arrivait pas à se rappeler son nom. C’était agaçant. Il restaun bon moment à le regarder, remarquant sans même en prendre conscience que,bien que le cheval et son cavalier fussent en plein dans les rayons du soleilcouchant, ils ne projetaient pas d’ombre. Tout au fond de lui, quelque choseaurait voulu pousser un hurlement pour l’avertir du danger, mais il secontentait de regarder, comme égaré. Il ne parlerait pas à tante Pol ou auxautres de la silhouette qui était sortie du bois, parce qu’il n’aurait rien àen dire ; sitôt le dos tourné, il l’aurait oubliée.

Enfin, comme lalumière déclinait pour de bon maintenant et qu’il commençait à frissonner, ilse décida à regagner l’auberge tandis que les sanglots de la flûte du jeunegarçon montaient vers le ciel, au-dessus de sa tête.

Chapître 6

Démentant lespromesses du bref coucher de soleil, l’aube du lendemain se leva sur un jourfroid et cafardeux. Un crachin glacial s’infiltrait entre les arbres, et lesbois ruisselaient mélancoliquement. Ils quittèrent l’auberge de bon matin etpénétrèrent bientôt dans une partie de la forêt qui leur parut plus ténébreuseet angoissante que les zones pourtant bien rébarbatives qu’ils avaient déjàtraversées. Les arbres y étaient gigantesques et des chênes immenses,difformes, levaient leurs ramures dénudées entre les frondaisons des sapins etdes épicéas qui rivalisaient de noirceur. Le sol de la forêt était couvertd’une sorte de mousse grise, infecte et répugnante.

Lelldorinn’avait pas dit grand-chose de toute la matinée, et Garion pensa que son amidevait encore ressasser l’affaire du complot de Nachak. Le jeune Asturienavançait seul, enroulé dans sa grande houppelande verte, ses cheveux d’orrouge, détrempés, pendouillant lamentablement dans le crachin qui tombait sansdiscontinuer. Garion se rapprocha de son ami, et ils chevauchèrent de conservependant un moment.

— Qu’est-cequi ne va pas, Lelldorin ? demanda-t-il enfin.

— Je croisque j’ai été aveugle toute ma vie, Garion, répondit Lelldorin.

— Allons,comment cela ? fit prudemment Garion, dans l’espoir que son ami s’étaitfinalement décidé à tout raconter à sire Loup.

— Je n’aivoulu voir que la tyrannie mimbraïque sur l’Asturie ; je ne m’étais pasrendu compte que nous opprimions notre propre peuple.

— C’estbien ce que j’ai essayé de te dire, remarqua Garion. Qu’est-ce qui a fini part’ouvrir les yeux ?

— Levillage où nous avons passé la nuit, expliqua Lelldorin. Je n’ai jamais vu unendroit aussi pauvre et misérable, des gens écrasés par une telle détresse.Comment peuvent-ils endurer cela ?

— Tu croisqu’ils ont le choix, peut-être ?

— Au moins,mon père s’occupe de ses gens, affirma le jeune homme, sur la défensive. Surses terres, personne ne reste le ventre vide et tout le monde a un toitau-dessus de sa tête. Mais ces gens sont moins bien traités que des animaux.Jusqu’à présent, j’avais toujours été fier de mon rang, mais maintenant, j’enai honte.

Et des larmesbrillaient dans ses yeux.

Garion ne savaitpas trop comment prendre la soudaine prise de conscience de son ami. D’un côté,il était heureux que Lelldorin ait enfin compris ce qui avait toujours étéévident pour lui ; mais de l’autre, il n’était pas très rassuré sur lesinitiatives que cette nouvelle façon de voir risquait de suggérer à sonbelliqueux compagnon.

— Jerenoncerai à mon titre, déclara soudain Lelldorin, comme s’il avait lu dans lespensées de Garion, et quand je rentrerai de cette quête, je rejoindrai messerfs pour partager leur vie et leur chagrin.

— Ça leurferait une belle jambe. En quoi le fait de partager leurs souffrancessoulagerait-il les leurs ?

Lelldorin jetasur lui un regard pénétrant. Une demi-douzaine d’émotions se succédèrent surson visage ouvert, et il se mit enfin à sourire, mais on pouvait lire ladétermination dans ses yeux bleus.

— Mais biensûr. Tu as raison, comme toujours. Tu as une façon stupéfiante d’aller droit aucœur des choses, Garion.

— Qu’est-ceque tu mijotes, au juste ? s’enquit Garion, qui s’attendait au pire.

— Jemènerai leur révolte. Je parcourrai l’Arendie à la tête d’une armée de serfs,décréta Lelldorin d’une voix claire et sonore, son imagination s’embrasant àcette idée.

— Enfin,Lelldorin, observa Garion, pourquoi faut-il toujours que tu réagisses commecela, quel que soit le problème ? Premièrement, les serfs sontcomplètement désarmés, ils ne sauraient ni comment, ni avec quoi se battre. Tupourrais leur raconter n’importe quoi, tu n’arriverais jamais à les décider àte suivre. Deuxièmement, même s’ils se laissaient convaincre, tous les noblesd’Arendie se ligueraient contre toi pour réduire tes hommes en chair à pâtée,et les choses seraient dix fois pires pour eux, après. Et troisièmement, toutce que tu gagnerais, ce serait de déclencher une guerre civile, faisantprécisément le jeu des Murgos.

Lelldorin clignaplusieurs fois des yeux comme les paroles de Garion s’insinuaient dans saconscience. Son visage retrouva sa morosité initiale.

— Jen’avais pas réfléchi à tout cela, avoua-t-il.

— C’estbien ce qu’il me semblait. Tu n’arrêteras pas de faire ce genre de bourdes,tant que tu rengaineras ta cervelle dans le même fourreau que ton épée,Lelldorin.

A ces mots,Lelldorin s’empourpra, puis il éclata d’un rire tonitruant.

— Qu’entermes percutants ces choses-là sont dites, Garion, réprouva-t-il.

— Je suisdésolé, s’excusa promptement Garion. Je n’aurais peut-être pas dû te dire çaaussi abruptement.

— Mais non,voyons. Je suis un Arendais. Si on ne m’explique pas clairement les faits, ilsont une fâcheuse tendance à m’échapper.

— Ce n’estpas une question de bêtise, Lelldorin, protesta Garion. C’est l’erreur que toutle monde commet. Les Arendais sont loin d’être stupides ; ce serait plutôtde l’impulsivité.

— Ce n’estpas seulement de l’impulsivité, ça, insista tristement Lelldorin avec un amplegeste qui englobait la mousse humide sous les arbres.

— Quoidonc ? demanda Garion avec un regard circulaire.

— Noussommes aux confins de la grande plaine d’Arendie centrale, expliqua Lelldorin.Ce coin de forêt constitue la frontière naturelle entre Mimbre et l’Asturie.

— Etalors ? C’est un bois comme les autres, répliqua Garion en regardantautour de lui.

— Pasvraiment, objecta sombrement Lelldorin. C’était l’endroit rêvé pour tendre uneembuscade. Le sol de la forêt est couvert de vieux ossements. Regarde.

Il tendit ledoigt. Garion crut d’abord que son ami lui montrait simplement deux branchestordues qui sortaient de la mousse, et dont les rameaux se mêlaient à ceux d’unbuisson touffu. Puis il se rendit compte avec horreur que c’étaient les osverdis par le temps d’un homme qui s’était cramponné aux broussailles dans lesderniers spasmes de l’agonie.

— Pourquoine l’ont-ils pas enterré ? s’indigna-t-il, révulsé.

— Ilfaudrait un millier d’années à un millier d’hommes pour rassembler tous les osqui gisent ici et les enfouir dans la terre, débita Lelldorin d’un ton morbide.Des générations entières d’Arendais reposent ici, des Mimbraïques, desAsturiens, des Wacites, tous figés dans la mort à l’endroit où ils sont tombés,et qui dorment de leur dernier sommeil sous leur couverture de mousse.

Garion eut unfrémissement et détourna le regard de l’appel silencieux de ce bras naufragé,dressé au-dessus de l’océan vert-de-gris qui ondulait, houleux, sur le sol dela forêt. Car le tapis de mousse faisait de drôles de bosses et de monticules,évocateurs de l’horreur qui pourrissait en dessous, et, ainsi qu’il s’en renditcompte en levant les yeux, cette surface mouvementée s’étendait à perte de vue.

— A combiensommes-nous encore de la plaine ? demanda-t-il d’une voix étouffée.

— Deuxjours, sûrement.

— Deuxjours ? Et c’est partout comme ça ? Lelldorin hocha la tête.

— Mais pourquoi ?éclata Garion, d’un ton accusateur, plus agressif qu’il ne l’aurait souhaité.

— Audépart, pour l’honneur — ou par gloriole, expliqua Lelldorin. Ensuite,sous le coup de la douleur, et par vengeance. Après, c’était tout simplementparce que nous ne savions pas nous arrêter. Comme tu le disais tout à l’heure,les Arendais ne sont pas forcément très brillants.

— Mais trèscourageux, s’empressa de dire Garion.

— Oh !ça oui, toujours, admit Lelldorin. C’est notre fléau national.

— Belgarath,annonça calmement Hettar, derrière eux. Les chevaux ont flairé quelque chose.

Sire Loupémergea du demi-sommeil auquel il se laissait généralement aller quand il étaità cheval.

— Hein ?

— Leschevaux, répéta Hettar. Ils ont peur de je ne sais quoi.

Belgarath plissales yeux et devint étrangement pâle. Puis au bout d’un moment, il inspiraprofondément et poussa un juron étouffé.

— DesAlgroths, cracha-t-il.

— Qu’est-ceque c’est que ça ? demanda Durnik.

— Descréatures non-humaines, un peu comme les Trolls.

— J’en aivu un, une fois — un Troll, dit Barak. C’était une grosse chose horrible,tout en serres et en crocs.

— Vouscroyez qu’ils vont nous attaquer ? reprit Durnik.

— C’estplus que probable, pronostiqua sire Loup, d’une voix tendue. Hettar, il vafalloir que vous empêchiez les chevaux de prendre le mors aux dents. Nous nedevons surtout pas nous séparer.

— Mais d’oùviennent-ils ? questionna Lelldorin. Je croyais qu’il n’y avait plus demonstres dans la forêt.

— La faimles fait parfois descendre des montagnes d’Ulgolande, répondit sire Loup. Etils ne laissent pas de survivants pour raconter ce qui leur est arrivé.

— Tu seraisbien inspiré de faire quelque chose, père, suggéra tante Pol. Ils nousencerclent.

Lelldorin jetaun rapide coup d’œil autour de lui, comme pour se repérer.

— Nous nesommes pas loin de la Dent d’Elgon, annonça-t-il.

— La Dentd’Elgon ? répéta Barak, qui avait déjà tiré sa lourde épée.

— C’est unmonticule assez élevé, couvert de gros blocs de pierre, précisa Lelldorin. Unevraie forteresse. Elgon a tenu cette position pendant un mois contre une arméemimbraïque.

— Ças’annonce bien, commenta Silk. Comme ça, au moins, on sortirait des arbres.

Il jetait desregards anxieux en direction de la forêt qui semblait les lorgner d’un airmenaçant, sous la pluie fine et pénétrante.

— Nouspouvons toujours tenter le coup, approuva sire Loup. Ils ne sont apparemmentpas encore décidés à nous attaquer, et la pluie doit être préjudiciable à leurodorat.

Un étrangeaboiement se fit entendre dans les profondeurs de la forêt.

— C’estça ? s’inquiéta Garion, d’une voix qui rendit un son strident à sespropres oreilles.

— Ilss’appellent entre eux, confirma sire Loup. Ceux qui nous ont repéréspréviennent les autres. Prenons un peu de vitesse, mais n’accélérons l’allureque lorsque nous serons en vue de la dent.

Ils talonnèrentleurs chevaux nerveux pour les mettre au trot, et commencèrent à gravir laroute boueuse qui amorçait une longue montée.

— Unedemi-lieue, annonça Lelldorin, tendu. Plus qu’une demi-lieue et nous devrionsarriver en vue de la Dent.

Leurs chevauxroulaient des yeux terrifiés en direction des bois qui les entouraient, et ilsétaient de plus en plus difficiles à tenir. Garion avait le cœur qui battait àtout rompre, et il se sentit brusquement la bouche sèche. La pluie se mit àredoubler. Un mouvement furtif attira son regard. A une centaine de pas dans laforêt, parallèlement à la route, une immense silhouette humanoïde, d’un grisrépugnant, courait, à moitié pliée en deux, les mains traînant par terre.

— Là !s’écria Garion.

— Je l’aivu, gronda Barak. Moins grand qu’un Troll.

— Toujoursassez pour moi, remarqua Silk, avec une grimace.

— S’ilsnous attaquent, faites attention à leurs griffes, prévint sire Loup. Elles sontempoisonnées.

— Charmant,grommela Silk.

— Voilà laDent, annonça calmement tante Pol.

— Allez, augalop, maintenant ! aboya sire Loup. Ils lâchèrent la bride à leurschevaux terrorisés, qui bondirent sur la route, frappant le sol de toute laforce de leurs sabots. Un hurlement de rage leur parvint des bois, dans leurdos, puis les glapissements se firent plus forts, tout autour d’eux.

— Nousallons y arriver ! hurla Durnik, en manière d’encouragement.

Mais tout d’uncoup, une demi-douzaine d’Algroths leur barrèrent la route de leurs pattes dedevant étendues, des bras simiesques, terminés par des griffes en guise dedoigts. Les petites cornes qui leur surmontaient le crâne conféraient quelquechose de caprin à leur faciès, ils exhibaient de longs crocs jaunes dans desgueules hideusement béantes, et leur peau grise était couverte d’écaillésreptiliennes.

Les chevaux secabrèrent en poussant des hennissements stridents et tentèrent de se dérober.Garion se cramponna à sa selle d’une main en tirant sur les rênes de l’autre.

Barak frappa lacroupe de son cheval du plat de sa lame et lui administra de furieux coups detalons dans les flancs, jusqu’à ce que sa monture, plus terrorisée, finalement,par lui que par les Algroths, se décide à charger. De deux grands coups d’épée,un de chaque côté, Barak tua deux des bêtes et fonça en avant. Une troisièmetenta bien de bondir en croupe, toutes griffes dehors, mais se raidit et tombaà plat ventre dans la boue, l’une des flèches de Lelldorin plantée entre lesépaules. Barak fit faire une volte à son cheval et hacha les trois créatures survivantes.

— Allons-y !tonna-t-il.

Garion entenditLelldorin pousser un hoquet étouffé et se retourna précipitamment. Avec unehorreur insurmontable, il vit qu’un Algroth isolé s’était traîné hors des boisqui bordaient la route et avait enfoncé ses griffes dans les chairs de son amipour tenter de le désarçonner.

Lelldorinassénait des coups d’arc sur la tête de chèvre, sans grand résultat. Gariondégaina son épée dans une tentative désespérée pour l’aider, mais surgissant dederrière eux, Hettar plongea son sabre incurvé au travers du corps del’Algroth ; la créature poussa un hurlement et tomba à terre où elle restaà se tortiller sous les sabots des chevaux de bât qui la piétinaient.

En proie à unepanique irrépressible maintenant, les chevaux gravirent au grand galop la pentede l’éminence rocheuse jonchée de blocs de pierre. Garion jeta un coup d’œilpar-dessus son épaule. Lelldorin était gravement blessé ; il chancelait etsemblait prêt à tomber. Garion tira sauvagement sur ses rênes et fit fairevolte-face à son cheval.

— Sauve-toi,Garion ! hurla Lelldorin, le visage d’une pâleur mortelle, la main presséesur son flanc ensanglanté.

— Non !

Garion rengainason épée, se rapprocha de son ami et lui prit le bras pour l’aider à conserverson assiette. Ils galopèrent vers la Dent de conserve, Garion s’efforçant demaintenir son jeune ami en selle.

La Dent était unimmense amas de terre et de pierres qui dominait de toute sa hauteur les plusélevés des arbres qui les entouraient. Les chevaux escaladèrent péniblement lesblocs de roche humides, dans le vacarme des cailloux qui roulaient sous leurssabots. En arrivant au sommet aplati de la Dent, où les chevaux de bât seserraient les uns contre les autres, tout tremblants sous la pluie, Garionn’eut que le temps de mettre pied à terre pour retenir Lelldorin, quis’affaissait lentement sur le côté.

— Par ici,appela sèchement tante Pol, en sortant son petit paquet d’herbes et de bandagesde l’un des ses balluchons. Durnik, il va me falloir du feu, tout de suite.

Durnik jeta uncoup d’œil désespéré sur les brindilles détrempées qui gisaient dans la boue,au sommet de la butte.

— Je vaisfaire ce que je peux, dit-il d’un air dubitatif. Lelldorin respirait trop vite,d’un souffle creux. Son visage était d’une pâleur mortelle, et il ne tenait passur ses jambes. Garion l’aida à se redresser, l’estomac tordu par une angoisseatroce. Hettar prit le blessé par l’autre bras, et ils l’emmenèrent tant bienque mal près de l’endroit où tante Pol était agenouillée, en train d’ouvrir sonpaquet.

— Il fautque j’élimine immédiatement le poison, annonça-t-elle. Donne-moi ton couteau,Garion.

Celui-ci tira sadague de son fourreau et la lui tendit. Elle fendit délicatement le côté de latunique brune de Lelldorin, révélant les horribles blessures que les serres del’Algroth y avait provoquées.

— Ça vafaire mal, déclara-t-elle. Tenez-le bien. Garion et Hettar prirent chacun unbras et une jambe de Lelldorin, le maintenant à terre.

Tante Polinspira profondément et incisa prestement chacune des blessures enflées. Lesang jaillit et Lelldorin poussa un grand cri, puis il sombra dans un oublimiséricordieux.

— Hettar !cria Barak, du haut de l’un des blocs de pierre, non loin de l’amorce de lapente. Nous avons besoin de vous !

— Allez-y !dit tante Pol, à l’adresse de l’Algarois au visage de faucon. Nous y arriveronstout seuls, Garion et moi. Toi, tu restes ici.

Elle réduisitdes feuilles sèches en minuscules fragments, pour en saupoudrer les entaillesqui saignaient encore.

— Le feu, Durnik !commanda-t-elle.

— Il neveut pas prendre, Dame Pol, répondit Durnik, d’un air accablé. Le bois est tropmouillé.

Elle jeta unrapide coup d’œil aux branches humides que le forgeron avait entassées, puiselle plissa les yeux et fit un geste rapide. Une curieuse vibration emplit lesoreilles de Garion, suivie d’un sifflement soudain. Un nuage de vapeur jaillitdes brindilles et de grandes flammes crépitantes s’en échappèrent bientôt.Durnik recula précipitamment, surpris.

— Le petitchaudron, Garion, ordonna tante Pol. Et de l’eau. Vite !

Elle retira sacape bleue et l’étendit sur Lelldorin. Silk, Barak et Hettar étaient campés aubord de la plateforme, d’où ils expédiaient de gros blocs de pierre sur lapente. Garion les entendait dégringoler, se fracasser sur les rocs, en dessous,et arracher de temps en temps un glapissement de douleur aux Algroths.

Il prit la têtede son ami entre ses bras, le cœur étreint par une mortelle inquiétude.

— Il vas’en sortir ? demanda-t-il d’un ton implorant.

— C’est encoretrop tôt pour le dire, répondit tante Pol. Et ne m’ennuie pas avec tesquestions ; ce n’est vraiment pas le moment.

— Ilss’enfuient ! hurla Barak.

— Oui, maisils ont encore faim, commenta sire Loup, d’un ton sinistre. Ils vont revenir.

A cet instant,le son d’une trompette de cuivre retentit dans les profondeurs de la forêt.

— Il nemanquait plus que ça. Qu’est-ce que ça peut bien être ? grommela Silk,tout essoufflé de l’effort qu’il avait fourni en soulevant les lourdes pierrespar-dessus le bord de la plateforme.

— Quelqu’unque j’attendais, répondit sire Loup avec un drôle de sourire.

Il porta sesmains à ses lèvres et émit un sifflement strident.

— Jepourrai me débrouiller toute seule, maintenant, Garion, dit tante Pol, enmalaxant une bouillie épaisse dans une compresse de linges humides et fumants.Va avec Durnik, aider les autres.

Garion reposa àcontrecœur la tête de Lelldorin sur le sol humide et courut rejoindre sireLoup. La pente, en-dessous d’eux, était jonchée d’Algroths morts, ou qui nevalaient guère mieux, écrasés par les rochers que Barak et ses compagnonsavaient précipités sur eux.

— Ils vontfaire une nouvelle tentative, annonça Barak, en soulevant un autre rocher.Aucun risque qu’ils nous attaquent par-derrière ?

— Non,assura Silk en hochant la tête. L’autre versant de la colline est à laverticale.

Les Algrothsressortirent des bois par bonds maladroits, montrant les dents et clabaudant.Une avant-garde avait déjà traversé la route lorsque la trompe se fit entendreà nouveau, beaucoup plus proche cette fois.

C’est alorsqu’un homme en armure de parade, juché sur un immense coursier, surgit desarbres et s’abattit sur les créatures qui se préparaient à donner l’assaut. Lecavalier se pencha sur sa lance et chargea droit sur le petit grouped’Algroths, pétrifiés. Le grand cheval poussa un formidable hennissement et sessabots ferrés soulevèrent de grosses mottes de terre. La lance rentra de pleinfouet dans la poitrine de l’un des plus gros Algroths, et se cassa en deux sousl’impact. Le bout rompu en atteignit encore un autre en pleine face, puis, d’unseul geste du bras, le chevalier jeta la lance rompue au loin et tira sa largeépée. Par d’amples mouvements sur la droite et sur la gauche, il se fraya unchemin à travers la meute, son destrier piétinant les corps vivants comme lescadavres, les enfonçant sous ses sabots dans la boue de la route. Sa chargeterminée, il décrivit une volte et replongea sur la horde, s’ouvrant à nouveaula voie à la pointe de son épée. Les Algroths tournèrent les talons et sereplièrent précipitamment dans les bois en hurlant.

— Mandorallen !hurla sire Loup. Par ici !

Le chevalier enarmure releva le ventail de son heaume éclaboussé de sang et leva les yeux versle haut de la colline.

— Permets-moid’abord, ô ami chargé d’ans, de disperser cette vermine, déclara-t-il d’un tonallègre, avant de rabattre son ventail dans un grand claquement de métal pourreplonger dans les bois trempés de pluie, à la poursuite des Algroths.

— Hettar !appela Barak, qui s’ébranlait déjà. Hettar eut un bref hochement de tête, etles deux hommes coururent vers leurs chevaux, bondirent en selle et foncèrentau bas de la colline, prêter main-forte à l’étranger.

— Votre amitémoigne d’un manque de jugeote tout à fait prodigieux, fit observer Silk, auprofit de sire Loup, en essuyant son visage ruisselant. Ces sales bêtes vont seretourner sur lui d’une seconde à l’autre, maintenant.

— Il ne luiest probablement pas venu à l’esprit un seul instant qu’il pouvait être endanger, remarqua sire Loup. Il ne faut pas oublier que c’est un Mimbraïque, etqu’ils se croient tous invulnérables.

Il leur semblaque le combat dans les bois n’en finirait jamais. Ils entendirent des cris etdes coups sonores, puis les hurlements de terreur des Algroths, et enfinHettar, Barak et l’étrange chevalier émergèrent à nouveau des arbres etremontèrent au petit trot le versant incliné de la Dent.

— Quellecérémonie de bienvenue, palsambleu ! s’exclama le chevalier d’une voixtonitruante à l’attention de sire Loup. Tes amis, ô valeureux compagnon, sesont montrés des plus gaillards.

Son armureluisait d’un éclat mouillé sous la pluie.

— Je suisheureux que vous vous soyez bien amusé, laissa sèchement tomber sire Loup.

— Je lesentends encore, rapporta Durnik. Je crois qu’ils n’ont pas fini de courir.

— Leurcouardise nous aura privés d’une distraction qui eût été des mieux venues cetantôt, observa le chevalier en retirant son heaume et en rengainant son épéecomme à regret.

— Noussommes tous amenés à faire des sacrifices, fit Silk avec une nonchalanceaffectée.

— Ce n’estque trop vrai, hélas, soupira le chevalier. Tu me parais, ô ami, montrerbeaucoup de philosophie.

Il secoua laplume blanche qui ornait son heaume pour l’égoutter.

— Permettez-moi,reprit sire Loup, de vous présenter Mandorallen, baron de Vo Mandor, qui seradésormais des nôtres. Mandorallen, voici le prince Kheldar de Drasnie, etBarak, comte de Trellheim et cousin du roi Anheg de Cherek. Et voilà Hettar, lefils de Cho-Hag, le chef des Chefs de Clan d’Algarie. Ce brave homme estDurnik, un Sendarien, et ce jeune garçon s’appelle Garion. C’est monarrière-petit-fils, à quelques générations près.

Mandorallen sefendit d’une profonde révérence devant chacun d’eux.

— Je voussalue bien bas, ô amis, déclama-t-il de sa voix de stentor. Notre aventure auradébuté sous d’heureux auspices. Mais pourriez-vous, j’en appelle à votreamitié, me dire qui est cette dame dont la beauté ravit mes yeux ?

— Que voilàun beau discours, Messire chevalier, dit tante Pol.

Elle éclata d’unrire chaleureux, en portant presque inconsciemment la main à ses cheveuxtrempés.

— Je croisqu’il va beaucoup me plaire, père.

— Vous êtesla légendaire Dame Polgara ? Ma vie aura connu ce jour son apothéose,déclara Mandorallen, avec une profonde révérence, quelque peu déparée,toutefois, par le craquement intempestif de son armure.

— Notre amiblessé est Lelldorin, le fils du baron de Wildantor, poursuivit sire Loup. Vousavez sûrement entendu parler de lui.

— C’est unfait, confirma Mandorallen, dont le visage s’assombrit quelque peu. La rumeur,qui parfois nous précède tel un chien courant, voudrait que ledit sieurLelldorin de Wildantor se soit plu à soulever contre l’autorité de la couronnemaintes rébellions des plus pernicieuses.

— C’estsans importance à présent, décréta sire Loup, d’un ton sans réplique. L’affairequi nous réunit ici aujourd’hui est infiniment plus grave. Il faudra que vousoubliez toutes vos dissensions.

— Il ensera selon le bon plaisir du noble Belgarath, acquiesça immédiatementMandorallen, qui ne pouvait détacher ses yeux de Lelldorin, toujoursinconscient.

— Grand-père !s’écria Garion, en indiquant du doigt la silhouette d’un cavalier qui venaitd’apparaître sur le flanc de l’éminence rocheuse.

L’homme étaitentièrement vêtu de noir et montait un noir coursier. Il repoussa son capuchon,révélant un masque d’acier poli, à la fois beau et étrangement repoussant, quiépousait la forme de son visage. Une voix profondément enfouie dans l’esprit deGarion lui disait que ce curieux personnage recelait quelque chose d’important,quelque chose dont il aurait dû se souvenir, mais qui lui échappait, quoi quece fût.

— Renonce àta quête, Belgarath.

La voix quis’élevait du masque rendait un son étrangement creux.

— Tu meconnais trop bien pour croire une seconde que je pourrais faire une chosepareille, Chamdar, répondit calmement sire Loup, qui avait de toute évidencereconnu le cavalier. Cet enfantillage avec les Algroths était-il une de tesinventions ?

— Tu devraissuffisamment me connaître pour le savoir, répondit la silhouette d’un tonrailleur. Lorsque je me dresserai sur ton chemin, tu peux t’attendre à quelquechose d’un peu plus sérieux. Pour l’instant, nous disposons de suffisamment deséides pour te retarder. C’est tout ce dont nous avons réellement besoin.Lorsque Zedar aura rapporté Cthrag Yaska à mon Maître, tu pourrastoujours tenter de t’opposer à la puissance et la volonté de Torak, si cela techante.

— Alorscomme ça, tu fais les commissions de Zedar, maintenant ? demanda sireLoup.

— Je nefais les commissions de personne, riposta la silhouette avec un insondablemépris.

Le cavaliersemblait bien réel, aussi concret que n’importe lequel d’entre eux sur lesommet de cette dent de pierre, mais Garion pouvait voir le crachinimperceptible tomber sur les rochers, juste en dessous de l’homme et de samonture. Quels qu’ils fussent, il leur pleuvait au travers.

— Quefais-tu là, alors, Chamdar ? s’enquit sire Loup.

— Appelonscela de la curiosité, Belgarath. Je voulais voir de mes propres yeux comment tuavais réussi à traduire les termes de la Prophétie dans la réalité de tous lesjours.

La silhouetteparcourut du regard le petit groupe assemblé au sommet du pic.

— Pas bête,convint-il du bout des lèvres. Où es-tu allé les chercher ?

— Je n’aipas eu besoin d’aller les chercher, comme tu dis, Chamdar, répondit sire Loup.Ils ont été là de toute éternité. Si la Prophétie se vérifie en partie, alorstout doit être vrai, n’est-ce pas ? Nulle intervention humaine n’est encause dans tout cela. Chacun est venu à moi au terme de générations plusnombreuses que tu ne pourras jamais l’imaginer.

La silhouettesembla inspirer profondément.

— Tous lestermes de la Prophétie ne sont pas encore remplis, vieillard, siffla-t-elle.

— Ils leseront, Chamdar, rétorqua sire Loup, avec assurance. J’ai déjà pris des mesuresen ce sens.

— Quel estcelui qui vivra deux fois ? demanda tout à coup la silhouette.

Sire Loup eut unsourire glacial, mais ne répondit pas.

— Salut àtoi, ma reine, dit alors la silhouette, d’un ton moqueur.

— Lacourtoisie grolim m’a toujours laissée de marbre, riposta tante Pol d’un toncinglant. Et je ne suis pas ta reine, Chamdar.

— Bientôt,Polgara. Bientôt. Mon Maître l’a toujours dit : sa femme tu deviendrassitôt qu’il aura retrouvé son royaume. Tu seras la Reine du Monde.

— Ce quin’est pas à proprement parler un avantage pour toi, Chamdar. Si je dois être tareine, tu ne pourras plus t’opposer à moi, n’est-ce pas ?

— Je sauraipasser outre, Polgara. Au demeurant, quand tu seras devenue l’épouse de Torak,sa volonté se substituera à la tienne, et je suis sûr qu’à ce moment-là, tu nenourriras plus de rancune à mon endroit.

— En voilàassez, Chamdar, décréta sire Loup. Tes discours oiseux commencent àm’importuner. Tu peux récupérer ton ombre. Va-t’en, ordonna-t-il, en faisant ungeste négligent de la main, comme pour chasser une mouche.

Une fois deplus, Garion eut l’impression d’être submergé par une force étrange,accompagnée d’un rugissement silencieux. Le cavalier disparut.

— Vous nel’avez tout de même pas anéanti ? hoqueta Silk, estomaqué.

— Non. Cen’était qu’une illusion, un truc puéril que les Grolims trouventimpressionnant. On peut, à condition de s’en donner la peine, projeter sonombre à une distance considérable. Je me suis contenté de lui renvoyer lasienne, expliqua sire Loup, dont les lèvres se tordirent alors en un sourireinquiétant. Evidemment, je n’ai pas choisi le chemin le plus direct. Ellemettra peut-être quelques jours à faire le voyage. Cela ne le fera pas àproprement parler souffrir, mais il ne devrait pas être très à l’aise — etça lui donnera l’air un peu bizarre.

— Unspectre des plus malséants, fit observer Mandorallen. A qui était ce simulacremalappris ?

— A uncertain Chamdar, répondit tante Pol en se consacrant à nouveau au blessé. Ungrand prêtre grolim. Nous avons déjà eu affaire à lui, père et moi.

— Je croisque nous ferions mieux de redescendre d’ici, déclara sire Loup. Dans combien detemps peut-on espérer que Lelldorin pourra à nouveau monter à cheval ?

— Pas avantune semaine, répondit tante Pol. Et encore...

— Il esthors de question que nous restions ici aussi longtemps.

— Il estincapable de se tenir en selle, annonça-t-elle fermement.

— Nouspourrions peut-être lui confectionner une sorte de litière ? suggéraDurnik. Je suis sûr que je devrais arriver à fabriquer un genre de brancardassujetti entre deux chevaux, de façon à pouvoir le déplacer sans trop lechahuter.

— Eh bien,Pol ? Qu’en dis-tu ? demanda sire Loup.

— Çadevrait faire l’affaire, convint-elle d’un air quelque peu dubitatif.

— Eh bien,allons-y. Nous sommes beaucoup trop vulnérables, ici, et nous avons assez perdude temps comme ça.

Durnik hocha latête et alla chercher des cordes dans leurs ballots afin de confectionner lalitière.

Chapître 7

MessireMandorallen, baron de Vo Mandor, était d’une taille un peu supérieure à lamoyenne. Il avait les cheveux noirs et bouclés, des yeux d’un bleu profond, etil exprimait des opinions bien arrêtées d’une voix tonitruante. Il ne plaisaitguère à Garion. L’assurance inébranlable du chevalier lui paraissait constituerla quintessence de l’égotisme tout en lui conférant une sorte de naïveté, etsemblait confirmer les préjugés les plus sombres de Lelldorin sur lesMimbraïques. En outre, Garion trouvait presque choquante l’extravagantegalanterie dont Mandorallen faisait preuve envers tante Pol, et qui, selon lui,passait les bornes de la simple courtoisie. D’autant que, pour tout arranger,tante Pol prenait apparemment les flatteries du chevalier au pied de la lettre,et leur réservait le meilleur accueil.

Tandis qu’ilsavançaient sous la pluie qui tombait sans discontinuer le long de la Grand-routede l’Ouest, Garion remarqua avec satisfaction que ses compagnons avaient l’airde partager son opinion. L’expression de Barak en disait plus long qu’undiscours ; les sourcils de Silk se haussaient sardoniquement à chacune desdéclarations du chevalier ; et Durnik s’était passablement renfrogné.

Mais Garion nedevait guère avoir le loisir de s’appesantir sur les sentiments mitigés que luiinspirait le Mimbraïque. Il accompagnait la litière sur laquelle Lelldorin selaissait péniblement ballotter tandis que le venin de l’Algroth embrasait sesblessures, et il offrait à son ami tout le réconfort possible, en échangeantmaints regards angoissés avec tante Pol, qui chevauchait non loin d’eux.Lorsque la douleur atteignait son paroxysme, Garion prenait la main du jeunehomme, incapable de ; quoi que ce soit d’autre, impuissant à le soulager.

— Metstoute Ta force d’âme à supporter Ton mal, ô aimable jouvenceau, l’exhortajovialement Mandorallen, après une crise particulièrement pénible dont Lelldorinémergea tout plaintif et pantelant. La souffrance qui est la Tienne n’estqu’illusion. Que Ton esprit la mette au repos si telle est Ton aspiration.

— Et quelautre réconfort pouvais-je espérer d’un Mimbraïque, aussi ? marmonna entreses dents le jeune Asturien blessé. Je crois que j’aimerais autant que vous neme serriez pas de si près. Vos idées puent presque autant que votre armure.

Le visage deMandorallen s’empourpra légèrement.

— Le veninqui guerroie dans le corps de notre ami blessé semble l’avoir tant dépossédéd’urbanité que de sens commun, laissa-t-il tomber fraîchement.

Lelldorin tentade se redresser sur la litière comme pour répondre avec emportement, mais cemouvement brusque sembla réveiller sa douleur, et il replongea dansl’inconscience.

— Fortgrave est son état, déclara Mandorallen. Tes emplâtres, ô gente Polgara, nesuffiront peut-être pas à lui sauver la vie.

— Il asurtout besoin de repos, dit-elle. Tâchez plutôt de ne pas trop me l’agiter.

— Je vaisfaire en sorte de me trouver hors de sa vue, répondit Mandorallen. Ah !sans que j’en sois le moindrement responsable, ma face semble lui êtrehaïssable et le faire frémir d’une ire énorme.

Il mit sondestrier au petit galop, le temps de prendre un peu d’avance sur le groupe.

— Non, maisils parlent vraiment tous comme ça, avec des ô et des ah ! et tout ce qui s’ensuit ?demanda Garion, d’un ton quelque peu fielleux.

— LesMimbraïques ont parfois un peu tendance au formalisme, expliqua tante Pol. Maistu t’y habitueras, tu verras.

— Je trouveça complètement idiot, oui, grommela Garion en braquant un regard noir sur ledos du chevalier.

— Allons,allons ; ça ne peut pas te faire de mal de te frotter un peu de temps entemps à des gens qui ont du savoir-vivre.

Mais déjà lesoir investissait la forêt aux frondaisons éplorées qui s’épanchaient sur lescavaliers.

— TantePol ? reprit enfin Garion.

— Oui, monchou ?

— De quoiest-ce qu’il parlait, le Grolim, quand il a raconté ça à propos de Torak et detoi ?

— C’est unechose que Torak a dite un jour, dans son délire, et que les Grolims ont priseau sérieux, voilà tout.

Elle resserraplus étroitement sa cape bleue autour d’elle.

— Ça net’ennuie pas ?

— Passpécialement.

— Qu’est-ceque c’est que cette Prophétie à laquelle le Grolim a fait allusion ? Jen’ai rien compris à tout ça.

Le mot de« Prophétie » remuait, il n’aurait su dire pourquoi, quelque chose detrès profond en lui.

— Ah !le Codex Mrin ! C’est un texte très ancien, presque indéchiffrable. Il yest question de compagnons — l’ours, la fouine, et l’homme qui vivra deuxfois —, mais c’est la seule version qui en parle, et personne ne peut affirmeravec certitude que cela veuille dire quelque chose.

— Maisgrand-père pense que ça a une signification, n’est-ce pas ?

— Tongrand-père a parfois de drôles d’idées. Les choses du passé l’impressionnentbeaucoup. Cela vient peut-être du fait qu’il est lui-même tellement chargéd’ans.

Garion était surle point de s’enquérir plus avant de cette Prophétie dont il existaitapparemment plusieurs versions, lorsque Lelldorin se mit à gémir. Ils setournèrent immédiatement vers lui.

Ils arrivèrentpeu après à une hôtellerie tolnedraine aux épaisses murailles blanchies à lachaux, et au toit de tuiles rouges. Tante Pol veilla à ce que Lelldorin disposed’une chambre bien chauffée, et elle passa la nuit à son chevet. Trop inquietpour dormir, Garion alla voir son ami une bonne douzaine de fois avant le leverdu jour, arpentant en chaussettes le couloir plongé dans les ténèbres, mais sonétat semblait stationnaire.

Lorsqu’ilsrepartirent, dans le petit matin grisâtre, la pluie avait cessé. Ilsatteignirent enfin la lisière de la forêt ténébreuse ; devant euxs’étendait l’interminable plaine d’Arendie centrale, avec sa terre brun sombre,comme brûlée par les derniers frimas. Mandorallen, qui les devançait toujours,s’arrêta alors et attendit, le visage assombri, qu’ils le rejoignent.

— Il y aquelque chose qui ne va pas ? demanda Silk. Mandorallen tendit gravementle doigt en direction d’une colonne de fumée noire qui s’élevait à quelqueslieues de là, dans la vaste plaine.

— Qu’est-ceque c’est ? interrogea Silk, et sa tête de fouine arborait une expressionintriguée.

— Fuméedans la plaine d’Arendie n’a qu’un sens, je vous le dis, répondit le chevalieren coiffant son heaume emplumé. Restez ici, ô mes bons amis. Je vais voir cequ’il en est au juste, mais grande est ma crainte.

Il éperonna sondestrier qui fit en bond en avant, ses sabots frappant la route dans un bruitde tonnerre.

— Attendez !hurla Barak, dans son dos, mais Mandorallen n’y prit pas garde.L’imbécile ! fulmina le grand Cheresque. Je ferais peut-être mieux del’accompagner, pour le cas où il y aurait du grabuge.

— Inutile,souffla Lelldorin, depuis sa litière. Une armée n’oserait pas se mettre entravers de sa route.

— Jecroyais que vous ne l’aimiez guère ? objecta Barak, un peu surpris.

— Je nel’aime pas, admit Lelldorin, mais personne n’est plus redouté que lui enArendie. La réputation de messire Mandorallen est parvenue jusqu’en Asturie. Ilne viendrait jamais à l’idée d’un homme sain d’esprit de faire obstacle à sesvisées.

Ils seretirèrent sous le couvert des arbres en attendant le retour du chevalier.Lorsqu’il revint, son visage était furieux.

— Mesappréhensions se sont révélées justifiées, annonça-t-il. Notre chemin est tisséde violence. Deux barons s’affrontent en une guerre dénuée de sens, puisqu’ilssont frères de sang, et les meilleurs amis du monde.

— Nepouvons-nous contourner le champ de bataille ? suggéra Silk.

— Que nonpoint, ô prince Kheldar, réfuta Mandorallen. Leur conflit s’étend sur une telleétendue que nous tomberions dans une embuscade avant d’avoir parcouru troislieues. Il semblerait qu’obligation me soit faite d’acheter notre passage.

— Vouscroyez qu’ils nous laisseront passer pour de l’argent ? releva Durnik,d’un ton dubitatif.

— L’ondispose, en Arendie, d’autres moyens de payer ce genre de choses, rétorquaMandorallen. Serais-Tu assez bon, l’ami, pour me faire tenir six ou huit pieuxsuffisamment résistants, d’une vingtaine de pieds de longueur peut-être, et àl’extrémité aussi épaisse que mon poignet à peu près ?

— Mais biensûr, répondit Durnik en prenant sa hache.

— Vous,vous avez une idée derrière la tête, gronda Barak.

— Je m’envais les provoquer en combat singulier, annonça calmement Mandorallen. Un seul,ou tous les deux. Nul chevalier digne de ce nom ne saurait prendre le risque derefuser mon défi sans être taxé de couardise. Me feras-Tu l’honneur, ô MessireBarak, d’accepter d’être mon écuyer et de jeter le gantelet pour moi ?

— Et sivous perdez ? émit Silk.

— Perdre ?fit Mandorallen, l’air estomaqué. Moi, perdre ?

— Passons,passons, fit Silk.

Lorsque Durnikrevint avec ses pieux, Mandorallen avait fini de resserrer les sangles de sonarmure. Prenant l’une des perches, il sauta en selle et caracola allègrement endirection de la colonne de fumée, Barak à son côté.

— Est-cebien nécessaire, père ? demanda tante Pol.

— Il fautbien que nous passions, Pol. Ne t’inquiète pas. Mandorallen sait ce qu’il fait.

Quelques lieuesplus loin, ils parvinrent au sommet d’une colline et plongèrent le regard surla bataille qui se déroulait en dessous d’eux. Deux châteaux noirs, d’alluresinistre, encadraient une large vallée semée de hameaux que reliait une routeau beau milieu de laquelle s’affrontaient, comme aveuglés par une cruauté aveugle,des serfs armés de faux et de fourches. Le village le plus proche était enflammes ; il s’en élevait une colonne de fumée graisseuse qui montait versle ciel gris, plombé. A quelque distance de là, des hallebardiers s’apprêtaientà donner l’assaut, et l’air grouillait de flèches. Sur deux collines qui sefaisaient face, des groupes de chevaliers en armure observaient le déroulementdes opérations en brandissant des lances ornées d’oriflammes aux vivescouleurs. De grandes machines de guerre projetaient dans l’air des boulets depierre qui venaient s’écraser sur la piétaille, tuant indifféremment amis etennemis, pour autant que Garion pût en juger, et la vallée était jonchée demorts et de mourants.

— Absurde,marmonna sire Loup, atterré.

— Je neconnais personne qui ait jamais taxé les Arendais d’un excès d’intelligence,commenta Silk.

Mandorallenporta l’embouchure de sa trompe à ses lèvres et en tira une sonnerieassourdissante. Le combat cessa un instant, comme tous, serfs et hallebardiers,s’arrêtaient net pour lever les yeux vers lui. Il souffla une nouvelle foisdans sa trompe, puis encore et encore, chaque note cuivrée constituant un défien elle-même. Tandis que les deux groupes de chevaliers adverses galopaient àtravers l’herbe haute, jaunie par l’hiver, pour venir aux renseignements,Mandorallen se tourna vers Barak.

— Veuille,ô Messire, le requit-il fort civilement, leur faire connaître mon défi sitôtqu’ils seront à portée de voix.

Barak haussa lesépaules.

— C’estvotre carcasse, après tout, laissa-t-il tomber. Il regarda avancer leschevaliers, et lorsqu’ils lui parurent à distance suffisante, éleva sa voix,qui tonna comme la foudre.

— MessireMandorallen, baron de Vo Mandor, est en quête de divertissement, déclama-t-il,et il lui siérait que chacun des belligérants sélectionne un champion pourjouter avec lui. Toutefois, si vous êtes si couards que vous n’ayez pointl’estomac de relever un tel défi, cessez ces criailleries, chiens que vousêtes, et écartez-vous pour laisser passer ceux qui vous surpassent.

— Magnifiquementparlé, ô Messire Barak, admira Mandorallen.

— J’aitoujours su parler aux gens, répondit modestement Barak.

Les deux groupesde plénipotentiaires se rapprochèrent avec circonspection.

— Honte àvous, ô Messeigneurs, les gourmanda Mandorallen. Vous ne retirerez nulle gloirede cette lamentable échauffourée. Quelle est, ô Messire Derigen, la raison dece conflit ?

— Uneinsulte, Messire Mandorallen, répondit le noble, un grand bonhomme dont leheaume d’acier poli s’adornait au-dessus du ventail d’un étroit bandeau d’orriveté. Une injure si vile que l’on ne saurait la laisser passer sansreprésailles.

— C’est moiqui ai été offensé, rétorqua avec chaleur un chevalier de la partie adverse.

— Quelleest la nature de cette insulte, ô Messire Oltorain ? s’enquit Mandorallen.

Les deux hommesdétournèrent le regard, l’air mal à l’aise, et aucun des deux n’ouvrit labouche.

— Vousguerroyez pour une insulte dont vous n’avez point seulement conservé lesouvenir ? s’écria Mandorallen, incrédule. Je vous croyais, ôMesseigneurs, des hommes de raison, mais je prends maintenant conscience de lagravité de mon erreur.

— Lesnobles d’Arendie n’ont-ils donc rien de mieux à faire ? s’exclama Barak,d’une voix chargée de mépris.

— DeMessire Mandorallen, le bâtard, nous avons tous entendu parler, railla unchevalier au teint boucané, revêtu d’une armure noire, émaillée. Mais quel estcet orang-outang à la barbe rouge qui s’y entend si bien à calomnier sesmaîtres ?

— Vousallez laisser passer ça ? demanda Barak à Mandorallen.

— Il y a duvrai dans ses paroles, admit Mandorallen, le cœur meurtri. De fait, lescirconstances de ma naissance furent entourées de certaines irrégularitésconjoncturelles qui font que l’on peut encore aujourd’hui s’interroger sur malégitimité. Ce chevalier, Messire Haldorin, est mon cousin issu de germain — auseptième degré, à la mode d’Arendie. Comme il passe pour malséant, en Arendie,de verser le sang de ses collatéraux, il se taille une réputation de bravoure àpeu de frais en me jetant la chose à la figure.

— Coutumeridicule, grommela Barak. A Cherek, on s’étripe dans sa parentèle avec plusd’enthousiasme encore que l’on ne massacre de vulgaires étrangers.

— Hélas,soupira Mandorallen, nous ne sommes pas à Cherek, ici.

— Prendriez-vousombrage de me voir régler ce différend à votre place ? demandacourtoisement Barak.

— Nullement.

Barak serapprocha du chevalier au visage basané.

— Je suisBarak, comte de Trellheim, hoir du roi Anheg de Cherek, proclama-t-il d’une voixde stentor. Et force m’est de constater que certains nobles arendais ont encoremoins d’usages que de cervelle.

— Lesseigneurs d’Arendie ne se laissent pas impressionner par les prétendus titresque l’on s’adjuge dans les porcheries qui tiennent lieu de royaumes au nord dela frontière, répondit le nommé Haldorin, d’un ton fruité.

— Je meconsidère comme offensé par ces paroles, l’ami, répondit Barak, d’un tonmenaçant.

— Je meconsidère quant à moi comme fort diverti par Ta face de singe mal rasé, rétorquaMessire Haldorin.

Barak ne sedonna même pas la peine de dégainer son épée. Il fit décrire un demi-cercle auformidable poing qui terminait son immense bras et l’abattit avec une forcestupéfiante sur le côté du heaume du chevalier au faciès sombre. L’on vit lesyeux de Messire Haldorin devenir vitreux comme il vidait les étriers ets’écrasait au sol dans un grand bruit de quincaillerie.

— Quelqu’una un commentaire à ajouter au sujet de ma barbe ? s’enquit Barak.

— Toutdoux, Messire, recommanda Mandorallen en jetant un coup d’œil plutôt satisfaità la forme inconsciente du téméraire qui se tortillait dans l’herbe haute.

— Accepterons-nousdocilement cette agression perpétrée à rencontre de notre bravecompagnon ? protesta, d’une voix fortement accentuée, l’un des chevaliersqui se trouvaient du côté du baron Derigen. Sus à ces vils provocateurs !vociféra-t-il en portant la main à son épée.

— Al’instant où Ta lame quittera son fourreau, c’est la vie qui T’abandonnera, ôMessire chevalier, l’informa froidement Mandorallen.

La main duchevalier se figea sur la garde de son arme.

— Honte àvous, Messeigneurs, poursuivit Mandorallen d’un ton accusateur. Commentpouvez-vous faire fi des usages, ainsi que des lois les plus élémentaires de lacourtoisie, qui garantissent mêmement ma sécurité et celle de mes compagnonsjusqu’à ce que vous ayez relevé mon défi ? Choisissez vos champions ouretirez-vous. De tout ceci j’ai grande lassitude, sans compter que la moutardecommence à me monter au nez.

Les deux groupesde chevaliers s’écartèrent pour conférer entre eux, tandis que des écuyersvenaient du sommet de la colline chercher le sire Haldorin.

— Celui quiallait dégainer son épée était un Murgo, souffla Garion.

— J’avaisremarqué, murmura Hettar, dont les yeux sombres s’étaient mis à jeter deséclairs.

— Lesrevoilà, avertit Durnik.

— Je relèveTon défi, ô Mandorallen, déclara hautement le baron Derigen, en revenant. Je nedoute pas que Ta réputation soit méritée, mais j’ai moi aussi remporté lavictoire en un nombre respectable de tournois, et je serai honoré de romprequelques lances avec Toi.

— Je memesurerai également à Toi, Sire chevalier, déclara le baron Oltorain. Mon brass’est lui aussi acquis d’estoc et de taille une certaine réputation en diversesrégions d’Arendie.

— Fortbien, acquiesça Mandorallen. Choisissons un terrain égal et allons-y. Lajournée tire à sa fin, et nous avons à faire au sud, mes compagnons et moi.

Tous dévalèrentalors la colline jusqu’au champ de bataille qui s’étendait en dessous d’eux, etles deux groupes de chevaliers se répartirent de chaque côté d’un terrain quiavait été rapidement dégagé dans les hautes herbes jaunes. Derigen partit augalop vers l’une des extrémités de l’enceinte du tournoi, fit volte-face etattendit, le bout émoussé de sa lance reposant sur son étrier.

— Toncourage Te fait honneur, ô Messire Derigen, lança Mandorallen en prenant l’undes pieux que Durnik avait coupés. Je m’efforcerai de ne pas Te blesser tropgravement. Es-Tu prêt à résister à mon assaut ?

— On nepeut plus prêt, rétorqua le baron en abaissant son ventail.

Mandorallenreferma le sien, abaissa sa lance improvisée et éperonna son palefroi.

— Ce n’estpeut-être pas très opportun, compte tenu des circonstances, murmura Silk, maisje dois avouer que je ne serais pas fâché que notre présomptueux ami connaisseune défaite un tantinet humiliante.

— N’ysongez même pas ! riposta sire Loup, en le foudroyant du regard.

— Il est sibon que ça ? questionna Silk, quelque peu marri.

— Regardezet vous verrez, répliqua sire Loup avec un haussement d’épaules.

Les deuxchevaliers se heurtèrent de plein fouet au centre du champ clos improvisé. Onentendit un vacarme retentissant et leurs lances se rompirent toutes deux sousl’impact, jonchant d’éclats l’herbe piétinée. Ils se croisèrent dans un bruitde tonnerre, puis firent demi-tour et reprirent chacun sa place d’origine.Garion remarqua que Derigen semblait avoir un peu perdu de son assiette.

Les chevalierschargèrent pour la seconde fois, et leurs nouvelles lances se fendirentderechef.

— J’auraisdû couper davantage de pieux, marmonna Durnik, songeur.

Mais lorsqu’ilregagna son point de départ pour la troisième fois, le baron Derigen semblait àpeine tenir sur sa selle, et au troisième assaut, sa pique mal assurée dérapasur le bouclier de Mandorallen. Celle de Mandorallen, toutefois, ne manqua passon but, et percuta le baron avec une force telle qu’il vida les étriers.

Mandorallenretint son palefroi et baissa les yeux vers lui.

— Es-Tu, ôMessire Derigen, en mesure de poursuivre cette joute ? s’enquit-ilcourtoisement.

Derigen sereleva. Il tenait à peine sur ses jambes.

— Je ne merendrai pas, hoqueta-t-il en tirant son épée.

— Magnifique !Je craignais de T’avoir fait mal, ô Messire.

Mandorallen selaissa glisser à terre, tira son épée et visa directement la tête. Le coup futdévié par le bouclier que le baron haussa en hâte, pour se garder, maisMandorallen frappa à nouveau, sans merci. Derigen réussit à assener un ou deuxcoups, que son adversaire para sans peine avant de lui porter un coup du platde l’épée, en plein sur le côté du heaume. Il fit un tour complet sur lui-mêmeavant de tomber face contre terre.

— Holà,Messire Derigen ? questionna Mandorallen avec sollicitude.

Il se pencha,fit rouler de son côté son opposant à terre et releva le ventail dentelé duheaume du baron.

— Alors, onne se sent pas bien ? Souhaites-Tu poursuivre cet assaut, ô Messire ?

Derigen nerépondit pas. Il avait le visage cyanose, les yeux révulsés, de son nezs’échappait un flot de sang, et le côté droit de son corps était agité desoubresauts.

— Puisquece preux chevalier est dans l’incapacité de s’exprimer par lui-même, proclamaMandorallen, je le déclare défait !

Il jeta un coupd’œil autour de lui, sa latte toujours au clair.

— Quelqu’unsouhaite-t-il m’apporter un démenti ? Un silence immense lui répondit.

— Dans cecas, certains d’entre vous ne pourraient-ils l’emporter hors de la lice ?suggéra Mandorallen. Ses blessures ne paraissent pas très sérieuses. Quelques moisau lit devraient le voir de nouveau sur pied.

Il se tournavers le baron Oltorain, qui avait visiblement blêmi.

— Eh bien,Messire, reprit-il d’un ton jovial, si nous y allions ? Nous sommesimpatients, mes compagnons et moi-même, de poursuivre notre route.

Sire Oltorainfut projeté à terre au premier assaut et se cassa la jambe en tombant.

— La chancen’était pas avec Toi, ô Messire, observa Mandorallen, en s’approchant de lui àpied, l’épée dégainée. Demandes-Tu merci ?

— Je netiens plus debout, répondit Oltorain entre ses dents serrées. Je n’ai donc pasle choix ; je demande grâce.

— Aussipouvons-nous, mes compagnons et moi-même, poursuivre notre chemin ?

— Vouspouvez partir librement, acquiesça douloureusement l’homme à terre.

— Pas sivite, éleva une voix rauque.

Le Murgo enarmure fendit la foule des chevaliers sur son palefroi et vint se placer justedevant Mandorallen.

— Jepensais bien qu’il ne pourrait pas s’empêcher d’intervenir, celui-là, murmuratante Pol.

Elle mit pied àterre et s’avança sur le terrain battu par les sabots des chevaux.

— Ecartez-vousde là, Mandorallen, ordonna-t-elle au chevalier.

— Je n’enferai rien, gente dame, protesta Mandorallen.

— Fichez lecamp, Mandorallen ! aboya sire Loup. Mandorallen obtempéra, tout ébaubi.

— Alors,Grolim ? défia tante Pol en repoussant sa capuche.

Les yeux del’homme à cheval s’écarquillèrent quand il vit la mèche blanche dans sescheveux, puis il leva une main, dans un geste presque désespéré, et se mit àmarmonner très vite, entre ses dents.

Une fois deplus, Garion se sentit comme envahi par cette force étrange, et le rugissementsilencieux lui emplit la tête.

L’espace d’uninstant, la silhouette de tante Pol sembla entourée d’une sorte de lueur verte,puis elle agita la main avec désinvolture, et la lumière disparut.

— Tu doismanquer d’entraînement, conjectura-t-elle. Tu veux faire un autre essai ?

Le Grolim levales deux bras, cette fois, mais il n’eut pas le temps d’en faire plus. Durnik,qui s’était subrepticement approché, à cheval, derrière l’homme en noir, pritsa hache à deux mains, l’éleva en l’air et l’abattit tout droit sur le heaumedu Grolim.

— Durnik !hurla tante Pol. Partez ! Ne restez pas là !

Mais le forgeronfrappa à nouveau, avec une expression redoutable, et le Grolim glissa à bas desa selle et s’écrasa à terre, inconscient.

— Espèced’abruti ! ragea tante Pol. Vous savez ce que vous êtes en train defaire ?

— Il vousattaquait, Dame Pol, expliqua Durnik, les yeux encore pleins de flammes.

— Descendezde ce cheval ! Il mit pied à terre.

— Vous avezune idée du danger que vous couriez ? s’écria-t-elle, furieuse. Il auraitpu vous tuer.

— Je vousprotégerai, Dame Pol, s’entêta Durnik. Je ne suis ni un guerrier, ni unmagicien, mais je ne permettrai à personne de vous faire du mal.

L’espace d’uninstant, les yeux de tante Pol s’agrandirent sous l’effet de la surprise, puisson regard s’adoucit. Garion, qui la connaissait depuis sa plus tendre enfance,reconnut les changements d’émotion aussi rapides qu’imprévisibles auxquels ilétait accoutumé. Sans prévenir, impulsivement, elle embrassa le pauvre Durnik,tout étonné.

— Espèce decher grand, imbécile maladroit, déclara-t-elle. Ne faites plus jamais ça,jamais ! J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter de battre.

Garion détournale regard, une drôle de boule dans la gorge, et vit le bref sourire rusé quieffleurait le visage de sire Loup.

Un changementparticulier s’était fait sentir dans les rangs des chevaliers alignés le longdu terrain. Plusieurs d’entre eux regardaient maintenant alentour d’un airhébété, comme s’ils venaient de sortir d’un terrible rêve, tandis que d’autressemblaient tout à coup absorbés dans une profonde réflexion. Messire Oltorainfaisait de vains efforts pour se relever.

— Oh !que non, Messire, décréta Mandorallen en lui appuyant sur la poitrine,l’obligeant à se rallonger. Tu vas aggraver Ta blessure.

— Qu’est-cequi nous a pris ? grommela le baron, le visage plein d’angoisse.

Sire Loup mitpied à terre à son tour et s’agenouilla à côté du chevalier à terre.

— Vous n’yêtes pour rien, lui confia-t-il. Cette guerre fratricide était le résultat desagissements du Murgo. C’est lui qui, vous pervertissant l’esprit, vous acontraints à vous battre.

— Parsorcellerie ? hoqueta Oltorain, en blêmissant. Sire Loup hocha la tête ensigne d’assentiment.

— Ce n’estpas vraiment un Murgo. C’est un prêtre grolim.

— Et lecharme est rompu, maintenant ?

Sire Loup hochala tête à nouveau en jetant un coup d’œil au Grolim inconscient.

— Que l’onenchaîne le Murgo ! ordonna le baron aux chevaliers assemblés, avant dereporter son regard sur sire Loup. Nous réserverons à ce sorcier le traitementqu’il mérite, reprit-il d’un ton qui en disait long. Et nous profiterons del’occasion pour fêter comme il convient la fin de cette guerre contre nature.Ce sorcier grolim a jeté son dernier sort.

— Parfait,approuva sire Loup avec un sourire sans joie.

Le baronOltorain changea sa jambe blessée de position en réprimant une grimace.

— O MessireMandorallen, s’écria-t-il, comment pourrons-nous jamais vous remercier, Tescompagnons et Toi-même, d’avoir réussi à nous ramener à la raison ?

— La paixqui vient d’être restaurée est ma plus belle récompense, déclara Mandorallen,d’un ton quelque peu pompeux. Car, ainsi que tout le monde le sait, il n’y apas dans tout le royaume de plus grand amoureux de la paix que ma personne.

Puis il jeta uncoup d’œil à Lelldorin, qui gisait non loin de là sur sa litière posée à terre,et une pensée sembla lui traverser l’esprit.

— Je Tedemanderai toutefois une faveur. Il se trouve parmi nous un brave jeune hommeasturien de noble origine qui a souffert de graves blessures. Nous aimerions Tele confier, si cela était possible.

— Saprésence sera un honneur pour nous, ô Messire Mandorallen, acquiesça immédiatementOltorain. Les femmes de ma maisonnée l’entoureront des soins les plus tendreset les plus attentifs.

Il adressaquelques mots à l’un de ses écuyers. L’homme monta promptement en selle et sedirigea à vive allure vers l’un des châteaux tout proches.

— Vousn’allez pas m’abandonner ici ? protesta faiblement Lelldorin. Je seraicapable de remonter à cheval d’ici un jour ou deux.

Il se mit àtousser comme un perdu.

— Tu nem’en feras pas accroire, le contredit froidement Mandorallen. Le mal induit parTes blessures n’est pas encore à son terme.

— Je neresterai pas une minute chez des Mimbraïques, décréta Lelldorin. Je préfèreencore affronter les périls de la route.

— Lelldorin,mon jeune ami, rétorqua, sans ambages, sinon brutalement, Mandorallen, je connaisTon peu de goût pour les hommes de Mimbre. Toutefois, Tes blessures vontbientôt commencer à enfler et à suppurer, puis Tu seras affligé d’une fièvredévorante, après quoi Tu Te mettras à délirer, et Ta présence constituera unfardeau pour nous. Nous n’avons pas le temps de nous occuper de Toi, et lessoins qu’exigerait Ton état ne pourraient que nous retarder dans notre quête.

Les parolesabruptes du chevalier arrachèrent un hoquet à Garion, qui jeta à Mandorallen unregard noir, voisin de la haine. Mais Lelldorin était devenu plus blanc qu’unlinge.

— Mercid’avoir éclairé ma lanterne, Messire Mandorallen. reprit-il non sans raideur.Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Si vous voulez bien m’aider à memettre en selle, je partirai immédiatement.

— Vousallez rester où vous êtes, oui, lâcha platement tante Pol.

L’écuyer dubaron Oltorain revint avec une meute de servantes et une jeune fille blonde dedix-sept ans peut- être, vêtue d’une robe rose d’épais brocart et d’une cape develours bleu canard.

— Ma jeunesœur, Dame Ariana, annonça Oltorain. La jouvencelle est pleine d’ardeur et deraison, et, bien que très jeune, déjà fort au fait des soins à donner auxmalades.

— Je neserai pas un fardeau pour elle bien longtemps, Messire, déclara Lelldorin. Jeserai reparti pour l’Asturie d’ici une semaine.

Dame Ariana posaune main compétente sur son front.

— Que nonpas, beau damoiseau, le détrompa-t-elle. Ta visite, je le crains, se prolongerabien au-delà de ce délai.

— Jepartirai dans la semaine, répéta obstinément Lelldorin.

— Comme ilTe plaira, concéda-t-elle en haussant les épaules. J’espère que mon frèrepourra mettre quelques serviteurs à mon service afin de Te suivre et de Tefournir la sépulture décente que, si j’en juge bien, tu requerras avant d’avoirfait dix lieues.

Lelldorin accusale coup.

Tante Pol pritDame Ariana à part et s’entretint avec elle un instant, lui remettant un petitpaquet d’herbes et quelques instructions. Lelldorin fit signe à Garion, quivint immédiatement s’agenouiller près de sa litière.

— C’est icique nos routes se séparent, murmura le jeune homme. J’aurais tant voulu pouvoirt’accompagner jusqu’au bout.

— Tu serassur pied en un rien de temps, lui assura Garion, qui savait bien que ce n’étaitpas vrai. Tu pourras sûrement nous rattraper plus tard.

— Je crainsfort que non, haleta-t-il en se remettant à tousser, secoué par des spasmes quisemblaient vouloir lui déchirer la poitrine. Nous n’avons plus beaucoup detemps devant nous, mon ami, hoqueta-t-il faiblement, alors écoute-moi bien.

Garion lui pritla main, au bord des larmes.

— Tu tesouviens de ce dont nous avons parlé, l’autre matin, en repartant de chez mononcle ?

Garion hocha latête en signe d’assentiment.

— Tu saisque c’était à moi de décider si je devais rompre la promesse que nous avionsfaite à Torasin et aux autres de garder le silence.

— Je m’ensouviens.

— Trèsbien, articula Lelldorin. J’ai pris ma décision. Je te relève de ton serment.Fais ce qui doit être fait.

— Ilvaudrait mieux que tu en parles toi-même à mon grand-père, Lelldorin, protestaGarion.

— J’enserais bien incapable, Garion, grommela Lelldorin. Les mots me resteraient dansla gorge. Je regrette, mais je suis comme ça. Je sais que Nachak se sert denous à des fins inavouables, mais j’ai donné ma parole aux autres, et je latiendrai. Je sais bien que j’ai tort, mais je ne suis pas arendais pour rien,Garion. Alors c’est à toi de jouer. A toi d’empêcher Nachak de mettre mon paysà feu et à sang. Je veux que tu ailles trouver le roi en personne.

— Leroi ? Mais il ne me croira jamais.

— Débrouille-toipour qu’il te croie. Raconte-lui tout.

Garion secoua latête avec fermeté.

— Je neprononcerai pas ton nom, déclara-t-il, ni celui de Torasin. Tu sais ce qu’il teferait si je le lui disais.

— Nousn’avons aucune importance dans cette affaire, insista Lelldorin, secoué par unenouvelle quinte de toux.

— Je luiparlerai de Nachak, répéta obstinément Garion, mais pas de toi. Où puis-je luidire qu’il trouvera le Murgo ?

— Il leconnaît, avoua Lelldorin, d’une voix maintenant très faible. Nachak estambassadeur à la cour de Vo Mimbre. C’est l’émissaire personnel de Taur Urgas,le roi de Murgos.

Garion futsoufflé par les implications de ses paroles.

— Tout l’ordes mines insondables de Cthol Murgos est à sa disposition, poursuivitLelldorin. Le guet-apens qu’il nous a suggéré à mes amis et à moi-même n’estpeut-être qu’un complot parmi des douzaines, sinon davantage, de machinations,toutes destinées à la destruction de l’Arendie. Il faut que tu mettes fin à sesagissements, Garion. Promets-le-moi.

Le jeune hommeétait maintenant livide, et ses yeux brûlaient de fièvre. Il étreignit plusfortement la main de Garion.

— Je ne lelaisserai pas faire, Lelldorin, jura Garion. Je ne sais pas encore comment,mais d’une façon ou d’une autre, je l’empêcherai de nuire à tout jamais.

Lelldorin selaissa aller languissamment sur sa litière, comme à bout de forces. On auraitdit que seule la nécessité impérieuse d’arracher cette promesse à Garionl’avait soutenu jusque-là.

— Aurevoir, Lelldorin, dit doucement Garion, les yeux pleins de larmes.

— Aurevoir, mon ami, souffla Lelldorin d’une voix à peine perceptible.

Puis ses yeux sefermèrent malgré lui, et la main qui tenait celle de Garion devint toute molle.Garion le dévisagea, le cœur étreint d’une peur mortelle, puis il distingua lefaible battement d’une veine sur la gorge du jeune homme. Ce n’était peut-êtrepas brillant, mais au moins Lelldorin était encore en vie. Garion reposadoucement la main de son ami et resserra la couverture grise, rêche, autour deses épaules avant de se relever et de s’éloigner rapidement, des larmes roulantsur ses joues.

Les adieux desautres furent brefs, après quoi ils remontèrent tous en selle et repartirent autrot vers la Grand-route de l’Ouest. Il y eut quelques acclamations, au momentoù ils passèrent devant les serfs et les hallebardiers, mais, déjà, d’autresclameurs se faisaient entendre dans le lointain. Les femmes des villageoisétaient venues chercher leurs hommes parmi les corps qui jonchaient le champ debataille, et leurs hurlements et leurs gémissements de désespoir tournaient lescris de joie en dérision.

Garion talonnason cheval afin de venir à la hauteur de Mandorallen.

— J’aiquelque chose à vous dire, annonça-t-il avec emportement. Ça ne va sûrement pasvous plaire, mais je m’en fiche pas mal.

— Oh-oh ?répondit doucement le chevalier.

— Je penseque la façon dont vous avez parlé à Lelldorin, tout à l’heure, était indigne etrépugnante, déclara Garion tout de go. Vous vous prenez peut-être pour lechevalier le plus brave du monde, mais je pense, moi, que vous êtes un matamoredoublé d’une grande gueule, et que vous n’avez pas plus de compassion qu’unbloc de pierre. Maintenant, si vous n’êtes pas content, quelles sont vosintentions ?

— Tiensdonc, commença Mandorallen. Je pense que Tu m’as mal compris, mon jeune ami.C’était nécessaire pour son propre salut. La jeunesse asturienne est d’unetelle bravoure qu’elle ignore le danger. Si je ne lui avais pas tenu celangage, il aurait sans nul doute insisté pour nous accompagner, au péril de savie, et en serait bientôt mort.

— Mort ?railla Garion. Tante Pol aurait pu le soigner.

— C’est lagente dame Polgara elle-même qui m’a informé que ses jours étaient en danger,confia Mandorallen. Son honneur, qui lui interdisait de s’assurer les soinsappropriés à son état, ne pouvait que lui imposer de rester en arrière, decrainte de nous retarder. Je doute qu’il me soit plus reconnaissant que Toi demes paroles, mais il demeurera en vie, et c’est tout ce qui importe, n’est-cepas ? conclut le chevalier, en grimaçant un sourire.

Garion dévisageale Mimbraïque qui lui avait naguère paru si arrogant. Sa colère semblaitdésormais sans objet. Il se rendit compte avec une clarté lumineuse qu’ilvenait une fois de plus de se couvrir de ridicule.

— Jeregrette, lâcha-t-il du bout des lèvres. Je n’avais pas compris vos intentions.

— C’estsans importance, rétorqua Mandorallen en haussant les épaules. J’ai l’habitudede ne pas être compris. Peu me chaut, tant que je suis sûr d’agir pour le bonmotif. Cela dit, je suis heureux d’avoir eu l’occasion de m’expliquer avec Toisur ce sujet. Tu vas être mon compère, et il ne sied point que des compagnonsde route se méprennent les uns sur les autres.

Tandis qu’ilschevauchaient de conserve en silence, Garion s’efforçait de revoir son opinion.Tout compte fait, Mandorallen n’était peut-être pas aussi monolithique qu’illui était tout d’abord apparu.

Ils rejoignirentla grand-route et prirent à nouveau la direction du sud sous le ciel menaçant.

Chapître 8

La plainearendaise était une vaste terre d’herbages mamelonnée, à la populationclairsemée. Un vent âpre et glacial soufflait sur l’herbe sèche, chassant àvive allure les nuages pareils à des moutons sales qui passaient au-dessus deleurs têtes. L’obligation dans laquelle ils s’étaient trouvés d’abandonner enroute le pauvre Lelldorin les avait tous plongés dans une profonde mélancolieet ils poursuivirent leur chemin, les jours suivants, sans presque échanger uneparole. Garion, qui faisait de son mieux pour éviter Mandorallen, fermait lamarche avec Hettar et les chevaux de bât.

L’Algarois auprofil de faucon était un homme taciturne, qui ne craignait apparemment pas depasser des heures à cheval sans dire un mot ; mais au bout du deuxièmejour de ce régime, Garion fit un effort délibéré pour le tirer de son silence.

— Pourquoidétestez-vous tellement les Murgos, Hettar ? demanda-t-il, faute demeilleure entrée en matière.

— Tous lesAloriens détestent les Murgos, répondit calmement Hettar.

— Bien sûr,admit Garion, mais on dirait que vous en faites une affaire personnelle.Pourquoi ?

Hettar changeade position sur sa selle, arrachant un craquement à ses vêtements de cuir.

— Ils onttué mes parents, reprit-il enfin.

Cette réponsefut un choc pour Garion, chez qui elle éveillait un écho tout particulier.

— Ques’est-il passé ? lâcha-t-il avant de songer que Hettar ne tenait peut-êtrepas à en parler.

— J’avaissept ans, commença Hettar, imperturbable. Nous allions chez les parents de mamère, qui était d’un autre clan, et nous passions non loin du grand escarpementde l’est lorsque nous sommes tombés dans une embuscade tendue par un groupe deMurgos en maraude. Le cheval de ma mère a fait un écart. Elle a vidé lesétriers, et nous n’avons pas eu le temps de l’aider à se remettre en selle, monpère et moi, que les Murgos étaient déjà sur nous. Ils ont pris leur temps,pour les tuer. Je me rappelle que ma mère a poussé un cri, vers la fin.

Le visage del’Algarois était aussi impassible qu’un rocher, et sa voix atone, sereine,semblait encore ajouter à l’horreur de son histoire.

— Une foismes parents morts, les Murgos ont pris une corde et m’ont attaché par les piedsà l’un de leurs chevaux. Quand la corde a fini par casser, ils ont dû croireque j’étais mort, parce qu’ils se sont tous enfuis sans demander leur reste. Jeme souviens encore de leur rire. Cho-Hag m’a trouvé quelques jours plus tard.

Aussi clairementque s’il avait assisté à la scène, Garion imagina, l’espace d’un instant,l’enfant grièvement blessé, errant tout seul dans l’immensité déserte del’Algarie orientale, et que seuls retenaient à la vie un terrible chagrin etune haine inextinguible.

— J’ai tuémon premier Murgo à l’âge de dix ans, reprit Hettar, de la même voiximperturbable. Il tentait de nous échapper, mais je l’ai poursuivi et je lui aiplanté un javelot entre les deux épaules. Il a poussé un grand cri au moment oùla lance l’a traversé. Cela m’a fait du bien. Cho-Hag s’était dit que peut-êtrele fait de le regarder mourir me guérirait de ma haine, mais il se trompait.

Pas un trait dugrand Algarois ne bougeait ; seule sa mèche crânienne bondissait ettressautait au gré du vent. On éprouvait à son contact un sentiment de vide,d’absence, comme s’il était incapable d’éprouver quoi que ce soit en dehors decet élan impérieux.

L’espace d’uninstant, Garion comprit vaguement ce que sire Loup avait voulu dire lorsqu’ill’avait mis en garde contre le danger de se laisser obséder par la vengeance,mais il écarta cette notion. Si Hettar pouvait vivre avec, pourquoi paslui ? Il éprouva tout à coup une admiration forcenée pour ce chasseursolitaire vêtu de cuir noir.

Sire Loup etMandorallen étaient si bien absorbés par leur conversation qu’ils se laissèrentrattraper par Hettar et Garion, et ils chevauchèrent de compagnie pendant unmoment.

— C’estnotre nature, disait le chevalier à l’armure étincelante, d’une voixmélancolique. Nous sommes victimes de notre orgueil démesuré, qui condamnenotre pauvre Arendie à des guerres intestines.

— Ce n’estpas irrémédiable, répliqua sire Loup.

— Qu’yfaire ? Nous avons cela dans le sang. Je suis personnellement l’homme leplus pacifique du monde, mais cela ne m’empêche pas d’être atteint par le fléaunational. Par ailleurs, nos dissensions sont trop graves, leurs racinesplongent trop profondément dans notre mémoire collective pour que nousparvenions jamais à les en extirper. En cet instant précis, des flèches asturiennesvibrent dans l’air des forêts, en quête de cibles mimbraïques, tandis que, parmesure de représailles, Mimbre brûle des maisons asturiennes et met des otagesà mort. Nous sommes voués à la ruine, je le crains.

— Non, lecontredit sire Loup. La ruine n’est pas inéluctable.

— Commentl’empêcher ? soupira Mandorallen. Qui nous guérira de notre folie ?

— Moi, s’ille faut, décréta tranquillement sire Loup en repoussant son capuchon gris.

Mandorallen eutun pâle sourire.

— J’apprécieTes bonnes intentions, ô Belgarath, mais c’est impossible, même pour Toi.

— Rienn’est impossible, en vérité, Mandorallen, déclara sire Loup d’un ton dégagé.J’ai pour règle d’éviter de me mêler des distractions d’autrui, mais je ne puisme permettre de laisser l’Arendie se transformer en bûcher ardent en ce momentprécis. Si les circonstances m’y obligent, je prendrai les mesures quis’imposent pour mettre fin à toutes ces absurdités.

— Serait-ceréellement en Ton pouvoir, ô Belgarath ? fit Mandorallen, d’un airmélancolique, comme s’il ne parvenait pas à le croire.

— Oui,laissa tomber sire Loup d’un petit ton anodin, en grattant sa courte barbeblanche. Il se trouve que oui.

Mandorallenparut troublé, pour ne pas dire terrifié par la déclaration tranquille du vieilhomme, que Garion ne trouva pas très rassurante non plus. Si son grand-pèreétait réellement capable de mettre fin à une guerre à la seule force dupoignet, il pouvait dire adieu à ses projets de vengeance : sire Loupn’aurait aucun mal à les réduire à néant. Autre sujet de préoccupation pour lui.

C’est alors queSilk se rapprocha d’eux.

— La GrandeFoire est droit devant nous, annonça l’homme à la tête de fouine. Voulez-vousvous arrêter, ou préférez-vous passer au large ?

— Autantnous arrêter, décida sire Loup. Il va bientôt faire nuit, et il nous faudraitdes provisions.

— Leschevaux auraient bien besoin de se reposer un peu aussi, déclara Hettar. Ilscommencent à rechigner.

— Vousauriez dû me le dire, maugréa sire Loup en jetant un coup d’œil vers leschevaux de bât qui fermaient la marche.

— Oh !ils ne sont pas encore au bout du rouleau, précisa Hettar, ils commencent justeà s’apitoyer sur leur sort. Ils en rajoutent, bien sûr, mais un peu de repos neleur fera pas de mal.

— Commentcela, ils en rajoutent ? releva Silk, sidéré. Vous ne voulez pas dire queles chevaux peuvent mentir, tout de même ?

— Oh quesi, rétorqua Hettar en haussant les épaules. Ils passent leur temps à bluffer.Ils sont très bons à ce jeu-là, d’ailleurs.

L’espace d’uninstant, Silk donna l’impression de trouver cette idée révoltante, puis, toutd’un coup, il éclata de rire.

— Voilà quirétablit ma foi dans l’ordre de l’univers, déclara-t-il.

— On nevous a jamais dit que vous aviez un mauvais fond, Silk ? reprit sire Loup,d’un ton caustique.

— On faitce qu’on peut, répliqua Silk d’un ton moqueur.

La FoireArendaise se trouvait à l’intersection de la Grand-route de l’Ouest et de lasente montagneuse qui descendait d’Ulgolande. C’était une véritable ville detoile qui étendait sur plus d’une lieue à la ronde, au milieu du brun foncé dela plaine, ses tentes bleues, rouges et jaunes, ses pavillons aux largesrayures et ses oriflammes multicolores, claquant sans relâche dans le ventimmuable, sous la chape du ciel.

— J’espèreque j’aurai le temps de faire quelques affaires, confia Silk comme ilsdescendaient la longue colline qui menait à la Foire. Je commence à perdre lamain, moi.

Et le nez dupetit homme frémissait d’excitation.

Unedemi-douzaine de mendiants tendaient leur sébile, misérablement accroupis dansla boue du bas-côté de la route. Mandorallen s’arrêta pour leur distribuerquelques pièces de monnaie.

— Vous nedevriez pas les encourager, gronda Barak.

— Lacharité est un devoir autant qu’un privilège, ô Messire Barak, ripostaMandorallen.

— Dis,Silk, commença Garion, comme ils se dirigeaient vers le centre de la Foire,pourquoi ne construisent-ils pas plutôt des maisons ?

— Personnene reste assez longtemps pour que ça vaille le coup, expliqua Silk. La Foire nebouge pas, mais la population n’arrête pas d’aller et de venir, elle. Et puisil faut dire que les bâtiments sont imposés, et pas les tentes.

La plupart desmarchands qui sortaient des tentes pour regarder passer le petit groupesemblaient connaître Silk, et certains d’entre eux le saluèrent, avec une prudenceet une circonspection manifestes.

— Je voisque ta réputation t’a précédé, Silk, observa sèchement Barak.

— La rançonde la gloire, allégua Silk avec un haussement d’épaules.

— Nerisques-tu pas que quelqu’un reconnaisse en toi cet autre marchand ?intervint Durnik. Celui qui est recherché par les Murgos ?

— Ambar, tuveux dire ? C’est peu probable. Ambar ne vient pas très souvent enArendie, et Radek et lui ne se ressemblent guère.

— Maisc’est le même homme, objecta Durnik. C’est toujours toi.

— Ah-ah,commença Silk en levant un doigt, ça, c’est ce que nous savons tous les deux,mais eux, ils l’ignorent. Pour toi, j’ai toujours l’air d’être moi-même, maispour les autres, je ne me ressemble pas.

Durnik n’eut pas‘‘air convaincu.

— Radek,mon vieil ami ! appela un marchand drasnien au crâne dégarni, planté sousl’auvent d’une tente voisine.

— Delvor !s’exclama Silk, aux anges. Eh bien, dites donc, ça fait des années !

— Lesaffaires ont l’air de marcher pour vous, remarqua le chauve.

— Ça ne vapas trop mal, répondit modestement Silk, Dans quoi êtes-vous maintenant ?

— Je faisdans le tapis mallorien, révéla Delvor. Les notables du coin ne crachent pasdessus. La seule chose qu’ils n’aiment pas, ce serait plutôt les prix !

Mais ses mainstenaient déjà une tout autre conversation.

Ton onclenous a fait dire de t’aider si nécessaire. Pouvons-nous faire quelque chosepour toi ?

— Qu’avez-vousdans vos ballots ? poursuivit-il à haute voix.

— Du drapde laine de Sendarie, répondit Silk, et quelques babioles.

Il y a desMurgos, ici, à la Foire ?

Un seul, etencore, il est reparti pour Vo Mimbre il y a une semaine. Mais il y a quelquesNadraks à l’autre bout de la Foire.

Ils ne sontpas tout près de chez eux,remarqua Silk, toujours par gestes. Ils sont vraiment là pouraffaires ?

Difficile àdire, répondit Delvor.

Tu pourraisnous héberger un jour ou deux ?

Je suis sûrque nous arriverons bien à un arrangement, insinua Delvor, une étincelle rusée dans les yeux. , Lesdoigts de Silk se hâtèrent de traduire l’indignation que lui inspirait cettesuggestion.

Les affairessont les affaires, après tout,ajouta Delvor, toujours par gestes. « Je ne vous laisserai pas repartir,reprit-il tout haut, avant que vous ne soyez venus chez moi boire un canon etmanger un morceau. Nous avons des années de bavardage à rattraper.

— Avecgrand plaisir, accepta un peu aigrement Silk.

— Sepourrait-il que vous ayez trouvé votre maître, prince Kheldar ? susurratante Pol, avec un petit sourire, comme il l’aidait à mettre pied à terredevant le pavillon aux vives couleurs de Delvor.

— Delvor ?Ça lui ferait trop plaisir ! Il y a des années qu’il essaie de me damer lepion, depuis certaine affaire de concession minière à Yar Gorak qui lui a coûtéles yeux de la tête. Mais je vais lui laisser croire pendant un petit momentqu’il m’a possédé. Il ne se sentira plus de joie, et ce sera encore plus drôlequand je lui tirerai la carpette sous les pieds.

— Vous êtesimpayable, s’exclama-t-elle en riant. Il lui fit un clin d’œil.

L’intérieur dupavillon principal de Delvor rougeoyait à la lueur de plusieurs brasiersincandescents qui répandaient une chaleur hospitalière. Le sol était couvertd’un tapis d’un bleu profond, et de grands coussins écarlates disposés ça et làsemblaient tendre les bras aux visiteurs. Silk fit rapidement lesprésentations.

— C’est ungrand honneur, vénérable Belgarath, murmura Delvor en s’inclinant bien bas,devant sire Loup, d’abord, puis devant tante Pol. Que puis-je faire pourvous ?

— Pourl’instant, c’est surtout d’informations que nous avons besoin, répondit sireLoup, en ôtant sa lourde houppelande. Nous sommes tombés sur un Grolim quisemait la zizanie, à quelques jours au nord d’ici. Pourriez-vous essayer desavoir ce qui nous attend, d’ici à Vo Mimbre ? J’aimerais éviter lesrivalités d’intérêt local, dans toute la mesure du possible.

— Je vaisme renseigner, promit Delvor.

— Je vaisaussi me livrer à certaines investigations de mon côté, proposa Silk. C’estbien le diable si, à nous deux, nous n’arrivons par à glaner la plupart desinformations disponibles dans le périmètre de la Foire.

Sire Loup braquasur lui un regard inquisiteur.

— Radek deBoktor ne manque jamais une occasion de faire des affaires, ajouta-t-il,peut-être un petit peu trop pressé de se justifier. Il paraîtrait très étrangequ’il reste terré dans la tente de Delvor.

— Je vois,répondit sire Loup.

— Nous nevoudrions pas que notre identité soit percée à jour, n’est-ce pas ?insinua innocemment Silk, mais son nez pointu frémissait plus violemment quejamais.

Sire Loup serendit.

— Trèsbien. Mais pas d’excentricités. Je ne tiens pas à être réveillé par une foulede clients enragés venus me réclamer votre tête au bout d’une pique.

Les porteurs deDelvor débarrassèrent les chevaux de bât de leur chargement, et l’un d’euxindiqua à Hettar où trouver les enclos, à la périphérie de la Foire. Silk semit à fouiner dans les ballots, et au fur et à mesure que ses mains prestesplongeaient dans les coins et les recoins des pièces d’étoffe, tout un bric-à-bracd’objets précieux commençait à apparaître sur le tapis de Delvor.

— Je medemandais aussi pourquoi vous aviez besoin de tant d’argent à Camaar, commentasèchement sire Loup.

— C’étaitjuste pour parfaire le déguisement, expliqua suavement Silk. Radek ne partiraitjamais en voyage sans quelques bibelots à négocier en cours de route.

— Pas maltrouvé, observa Barak en connaisseur. Mais à ta place, je me garderais biend’insister.

— Si jen’arrive pas à doubler la mise de notre ami dans l’heure qui vient, je prendsma retraite, promit Silk. Oh, j’allais oublier. J’aurai besoin de Garion, commeporteur. Radek ne se déplacerait jamais sans au moins un porteur.

— Essayezde ne pas trop me le pervertir, conseilla tante Pol.

Silk lui dédiaune révérence extravagante et replaça sa faluche de velours noir selon un angleimpertinent, puis il s’engagea, tel un soldat partant guerroyer, dans la GrandeFoire d’Arendie, suivi de Garion, chargé d’un gros sac empli de ses trésors.

A trois tentesde là, un gros Tolnedrain particulièrement teigneux parvint à extorquer à Silkune dague incrustée de pierreries pour seulement trois fois son prix, mais deuxmarchands arendais achetèrent coup sur coup des gobelets d’argent parfaitementidentiques pour des sommes qui, bien que très différentes, comblèrent plus quelargement ce petit manque à gagner. Silk jubilait.

— J’adoretraiter avec les Arendais, exultait-il, comme ils poursuivaient leur chemindans les artères boueuses qui séparaient les pavillons.

Le rusé petitDrasnien parcourut la Foire, semant la ruine et la désolation sur son passage.S’il n’arrivait pas à faire la vente, il achetait ; ce qu’il ne pouvaitpas acheter, il l’échangeait ; et lorsque le troc se révélait impossible,il soutirait ragots et informations. Certains marchands, plus malins que leursconfrères, s’empressaient de disparaître lorsqu’ils le voyaient approcher.Emporté par l’enthousiasme contagieux de son ami, Garion commençait àcomprendre sa fascination pour ce jeu où le profit passait après la satisfactiond’avoir réussi à rouler l’adversaire dans la farine.

Silk n’était passectaire ; dans une largesse proprement œcuménique, il était prêt à flouertout le monde et à rencontrer indifféremment sur leur propre terrain nonseulement les Drasniens, ses frères, mais aussi les Tolnedrains, les Arendais,les Cheresques et les Sendariens. Et tous étaient obligés de rendre les armesdevant lui. Dès le milieu de l’après-midi, de tout ce qu’il avait acheté àCamaar, il ne restait plus rien. Sa bourse pleine tintinnabulait, et si le sacque Garion portait sur son épaule pesait toujours aussi lourd, les marchandisesqu’il renfermait étaient maintenant entièrement nouvelles.

Pourtant, Silkavait l’air maussade. Il marchait en faisant sauter dans la paume de sa mainune petite bouteille de verre exquisément soufflé qu’il avait échangée contredes recueils de poésie wacite reliés d’ivoire.

— Qu’est-cequi ne va pas ? demanda Garion alors qu’ils retournaient vers le pavillonde Delvor.

— Je nesuis pas sûr de savoir qui l’a emporté, répondit laconiquement Silk.

— Hein ?

— Je n’aipas idée de ce que ça peut valoir.

— Pourquoil’as-tu prise, alors ?

— Je nevoulais pas qu’il sache que j’en ignorais la valeur.

— Revends-laà quelqu’un d’autre.

— Commentveux-tu que je la vende si je n’en connais pas le prix ? Si j’en demandetrop cher, personne ne voudra plus m’adresser la parole, et si je la laissepartir pour rien, on en fera des gorges chaudes dans toute la Foire.

Garion se mit àricaner.

— Je nevois pas ce que ça a de drôle, Garion, repartit Silk, quelque peu froissé.

Il resta sombreet maussade jusqu’à ce qu’ils regagnent le pavillon.

— Voilà lebénéfice que je vous avais promis, déclara-t-il sans trop d’amabilité, endéversant le contenu de sa bourse dans la main de sire Loup.

— Qu’est-cequi vous turlupine ? s’enquit sire Loup en observant le visage chagrin dupetit bonhomme.

— Rien dutout, répondit brièvement Silk.

Puis son regardtomba sur tante Pol et un large sourire illumina alors sa face. Il se dirigeavers elle.

— GentePolgara, déclama-t-il en s’inclinant devant elle, veuillez accepter ce modestetémoignage de ma considération.

Dans un grandgeste emphatique, il lui présenta le petit flacon de parfum.

Le regard detante Pol exprima un curieux mélange de plaisir et de défiance. Elle prit lapetite bouteille et la déboucha précautionneusement, puis elle effleuradélicatement la saignée de son poignet avec le minuscule bouchon de verre et laporta à son visage pour en humer le parfum.

— Eh bien,Kheldar, s’exclama-t-elle avec toutes les apparences du ravissement, c’est uncadeau véritablement princier que vous me faites là !

Silk se mit àsourire un peu jaune et la regarda attentivement en se demandant si c’était dulard ou du cochon. Puis il poussa un soupir et sortit en marmonnant d’un airaccablé des choses où il était question de la duplicité des Riviens.

Delvor revintsur ces entrefaites, laissa tomber sa houppelande rayée dans un coin et tenditses mains au-dessus de l’un des braseros rougeoyants.

— Pourautant que je puisse me faire une opinion, tout est tranquille d’ici à VoMimbre, rapporta-t-il à sire Loup, mais cinq Murgos viennent d’arriver à laFoire avec une escorte de deux douzaines de Thulls.

Hettar levarapidement les yeux, tous ses sens en alerte.

— Venaient-ilsdu nord ou du sud ? demanda sire Loup en fronçant les sourcils.

— Ilsprétendent venir de Vo Mimbre, mais les bottes des Thulls sont pleines de bouerouge. Or, si je ne me trompe, la terre n’est pas argileuse entre Vo Mimbre etici.

— Non,déclara fermement Mandorallen. La seule région du pays où l’on trouve de laglaise se trouve au nord.

Sire Loup hochala tête d’un air entendu.

— Dites àSilk de rentrer, ordonna-t-il à Barak, qui se dirigea aussitôt vers le rabat dela tente.

— Il nes’agit peut-être que d’une simple coïncidence, émit Durnik.

— Je nepense pas que nous ayons envie de courir ce risque, rétorqua sire Loup. Nousallons attendre que la Foire se soit endormie et leur fausser compagnie.

Silk réapparut,et Delvor le mit rapidement au courant de la situation.

— Il nefaudra pas longtemps aux Murgos pour découvrir que nous sommes passés par ici,gronda Barak, en tiraillant sa barbe d’un air pensif. Et à partir de cemoment-là, ils ne nous lâcheront plus d’une semelle jusqu’à Vo Mimbre. Ne serait-ilpas plus simple que nous provoquions une petite bagarre, Hettar, Mandorallen etmoi ? Cinq Murgos morts, ça en ferait toujours autant de moins à nostrousses...

Hettar hocha latête avec une ardeur terrifiante.

— Je nesuis pas sûr que les légionnaires tolnedrains qui font la police sur la Foireapprécieraient vraiment, laissa tomber Silk d’une voix traînante. Les forces del’ordre sont généralement allergiques aux morts subites. Ça n’est pas tout àfait compatible avec leur vision du maintien de l’ordre et de la sécuritépublique.

— C’étaitjuste une suggestion, reprit Barak en haussant les épaules.

— Je croisque j’ai une idée, intervint Delvor, en reprenant sa cape. Ils ont dressé leurstentes tout près de celle des Nadraks, et je vais en profiter pour traiterquelques affaires avec eux.

Il était sur lepoint de sortir lorsqu’il s’arrêta net.

— Au fait,reprit-il, je ne sais pas si c’est important, mais leur chef serait un Murgo dunom d’Asharak.

A la seuleévocation de ce nom, Garion se sentit l’âme transie. Barak poussa unsifflement.

— Il faudrabien que nous lui réglions son compte un jour ou l’autre, à celui-là,Belgarath, décréta-t-il, la mine sévère.

— Vous leconnaissez ?

Delvor n’avaitpas l’air très étonné.

— Nousavons déjà eu affaire à lui une fois ou deux, répliqua Silk, d’un petit tondésinvolte.

— Ilcommence à devenir passablement agaçant, renchérit tante Pol.

— J’y vais,décida Delvor.

Garion soulevale rabat de la tente pour laisser sortir Delvor ; mais après un bref coupd’œil au-dehors, il étouffa un hoquet de surprise et rabattit précipitamment lepan de toile.

— Que sepasse-t-il ? demanda Silk.

— Je croisque je viens de voir Brill là, dans la rue.

— Laisse-moivoir, fit Durnik.

Il écartalégèrement le rabat, et Garion et lui regardèrent furtivement au-dehors. Unesilhouette débraillée rôdait dans la rue boueuse, devant la tente. Brilln’avait pas beaucoup changé depuis qu’ils avaient quitté la ferme de Faldor. Satunique et son pantalon rapiécés étaient pleins de taches, commeautrefois ; il n’était pas mieux rasé, et le blanc de son œil torveluisait toujours du même éclat malsain.

— C’estbien Brill, en effet, confirma Durnik. D’ailleurs, je le sens d’ici.

Delvor lui lançaun regard interrogateur.

— Brill estfâché avec l’eau, expliqua Durnik, et il fleure bon le terrier de renard.

— Puis-je ?sollicita poliment Delvor.

E jeta un coupd’œil par-dessus l’épaule de Durnik.

— Ah !commença-t-il. Ce gars-là. Il travaille pour les Nadraks. Je trouvais bien çaun peu bizarre, mais comme ce n’était, de toute évidence, qu’un second couteau,je n’ai pas pris la peine de poursuivre mes investigations.

— Durnik,ordonna rapidement sire Loup, allez faire un petit tour dehors. Assurez-vousqu’il vous a bien vu, mais débrouillez-vous pour qu’il ne se doute pas que vousl’avez repéré, lui, et revenez tout de suite après. Dépêchez-vous. Je ne tienspas à ce qu’il nous fausse compagnie.

Durnik eut l’airun peu surpris, mais il souleva le rabat de la tente et sortit.

— Quelleidée as-tu encore derrière la tête, père ? questionna tante Pol, d’un tonplutôt sec. Ne reste pas planté là, avec ce rictus accroché à la figure commeune espèce de vieux gamin. C’est très agaçant, à la fin.

— Impeccable,ricana sire Loup en se frottant les mains avec allégresse.

Durnik revint,l’air préoccupé.

— Il m’avu, rapporta-t-il. Vous êtes sûr que c’était une bonne idée ?

— Absolument,assura sire Loup. Si Asharak est ici, c’est évidemment pour nous, et il va nouschercher dans toute la Foire.

— Pourquoilui faciliter la tâche ? objecta tante Pol.

— Oh !mais non, je n’ai pas spécialement l’intention de lui mâcher la besogne,repartit sire Loup. Asharak a déjà fait appel aux services de Brill, à Murgos,tu te souviens ? S’il l’a fait venir ici, c’est parce qu’il est capable denous reconnaître, Durnik, Garion, toi et moi ; et peut-être même Barak etSilk, par-dessus le marché. Il est toujours là ?

Garion écartalégèrement le rabat et coula un regard par la fente. Au bout d’un moment, ilvit le peu ragoûtant Brill, à demi dissimulé entre deux tentes, de l’autre côtéde la rue.

— Il n’apas bougé, confirma-t-il.

— Il nefaut surtout pas qu’il s’en aille, recommanda sire Loup. Nous allons faire ensorte de lui procurer suffisamment de distractions pour qu’il ne soit pas tentéd’aller raconter à Asharak qu’il nous a repérés.

Silk jeta uncoup d’œil à Delvor, et les deux hommes se mirent à rire.

— Je nevois pas ce que ça a de si drôle, releva Barak, d’un ton soupçonneux.

— Il fautpresque être drasnien pour apprécier toute la subtilité de ce plan, répliquaSilk, en jetant un regard admiratif à sire Loup. Vous m’étonnerez toujours, moncher.

Sire Loup luifit un clin d’œil.

— Votreplan m’échappe encore, avoua Mandorallen.

— Vouspermettez ? demanda Silk à sire Loup, avant de se tourner vers lechevalier. Voilà de quoi il retourne, Mandorallen. Asharak compte sur Brillpour nous retrouver, mais tant que Brill sera suffisamment intéressé par nosfaits et gestes, il retardera le moment d’aller raconter à Asharak où nous noustrouvons. Nous avons capté l’attention de l’espion d’Asharak, à nous d’en tireravantage.

— Mais cefouineur de Sendarien nous emboîtera le pas sitôt que nous tenterons de sortirde la tente, fit Mandorallen. Et lorsque nous quitterons la Foire, nous auronsles Murgos aux trousses.

— Le fondde la tente est en toile, Mandorallen, expliqua patiemment Silk. Une lameaiguisée, et le tour est joué.

Delvor semblaaccuser légèrement le coup, mais il poussa un soupir résigné.

— Je vaisaller voir les Murgos, déclara-t-il. Je devrais arriver à les retarder encoreun moment.

— Nousallons sortir avec toi, Durnik et moi, annonça Silk à son ami au crâne dégarni.Pars par-là, nous irons de l’autre côté. Brill nous suivra, et nous leramènerons ici.

Delvor acquiesçad’un hochement de tête, et les trois hommes quittèrent la tente.

— Tout cecin’est-il pas inutilement compliqué ? demanda aigrement Barak. Brill neconnaît pas Hettar. Pourquoi ne pas lui demander de quitter la tente discrètementpar le fond, de faire le tour, de se glisser dans son dos et de lui enfoncerquelques pouces d’acier entre les côtes ? Après cela, nous pourrionstoujours le fourrer dans un sac et l’abandonner dans un fossé, n’importe où,une fois sortis de la Foire. Sire Loup secoua la tête en signe de dénégation.

— Asharakse rendrait bien compte de sa disparition, expliqua-t-il. Je préfère qu’ilaille dire aux Murgos où nous sommes. Avec un peu de chance, ils monteront lagarde devant la tente pendant une bonne journée, peut-être deux, avant de serendre compte que nous leur avons faussé compagnie.

Au cours desheures qui suivirent, les membres du groupe s’aventurèrent à tour de rôle horsde la tente et firent un petit tour dans la rue, comme s’ils vaquaient à desaffaires aussi brèves qu’imaginaires, afin de retenir l’attention de Brill,toujours aux aguets. Lorsque Garion sortit dans le soir tombant, il lui joua legrand air de l’indifférence, quoique la seule idée de son regard lui donnât lachair de poule, puis il entra dans la tente maintenant plongée dans l’obscuritéoù Delvor stockait ses marchandises et y resta plusieurs minutes à écouter, pastrop rassuré quand même, le vacarme qui s’élevait d’une taverne située àquelques rangées de là, et qui semblait formidable dans le silence quis’installait sur la Foire. Finalement, il inspira profondément et ressortit, unbras plié comme s’il portait quelque chose.

— Je l’aitrouvé, Durnik, dit-il en réintégrant la tente principale.

— Inutiled’en rajouter, mon chou, remarqua tante Pol.

— Jevoulais seulement que ça ait l’air naturel, répondit-il innocemment.

Delvor revintpeu après, et ils attendirent tous dans la chaleur de la tente que l’obscuritése fasse plus dense au dehors, et que les allées entre les tentes se vident.Une fois la nuit complètement tombée, les porteurs de Delvor tirèrent leursballots par une fente à l’arrière de la tente, et Silk, Delvor et Hettar lesaccompagnèrent jusqu’aux enclos où étaient parqués les chevaux, à la périphériede la Foire, tandis que les autres s’attardaient encore un peu, le temps queBrill cesse de s’intéresser à eux. Dans une ultime tentative pour l’envoyer surune fausse piste, sire Loup et Barak sortirent pour discuter de l’état probablede la route de Prolgu, en Ulgolande.

— Ça nemarchera peut-être pas, admit sire Loup en rentrant avec le grand homme à labarbe rouge. Asharak ne peut pas ignorer que nous suivons Zedar vers le sud,mais si Brill lui raconte que nous allons vers Prolgu, il divisera peut-êtreses forces pour couvrir les deux routes. Eh bien, allons-y, annonça-t-il enfin,en jetant un coup d’œil circulaire sur l’intérieur de la tente.

L’un aprèsl’autre, ils se faufilèrent par la fente pratiquée au fond de la tente etsortirent en rampant dans l’allée de derrière, puis ils se dirigèrent vers lesenclos des chevaux, à une allure normale, comme de braves gens vaquant àd’honnêtes occupations. Ils passèrent devant la taverne, où des hommeschantaient à tue-tête. Il n’y avait presque plus personne entre les tentes,maintenant, et la brise nocturne caressait la cité de toile, faisant flotterfanions et bannières.

Ils atteignirentenfin les limites de la Foire où Silk, Delvor et Hettar les attendaient avecleurs montures.

— Bonnechance, leur dit Delvor comme ils s’apprêtaient à mettre le pied à l’étrier. Jeretarderai les Murgos tant que je pourrai.

— Jevoudrais quand même bien savoir où tu as eu ces pièces de plomb, lui confiaSilk en lui serrant la main.

Delvor lui fitun clin d’œil.

— Qu’est-ceque c’est que cette histoire ? s’inquiéta sire Loup.

— Delvor afait estamper et dorer des couronnes tolnedraines en plomb, lui expliqua Silk,et il en a caché quelques-unes dans la tente des Murgos. Demain matin, il vaaller voir les légionnaires avec quelques échantillons et dénoncer les Murgospour trafic de fausse monnaie. Lorsque les légionnaires fouilleront la tentedes Murgos, ils tomberont forcément sur les autres.

— LesTolnedrains attachent une extrême importance à l’argent, observa Barak. Si leslégionnaires commencent à s’exciter sur cette affaire de fausses pièces, il sepourrait que certaines personnes se balancent au bout d’une corde avantlongtemps.

— Ce seraitvraiment affreux, vous ne trouvez pas ? fit Delvor, la bouche en cœur.

Ils montèrentalors en selle et reprirent la direction de la grand-route, laissant derrièreeux l’enclos aux chevaux et la Foire qui brillait de tous ses feux, comme unegrande ville. Des nuages hantaient le ciel nocturne, et la brise leur parutbien fraîche lorsqu’ils se retrouvèrent en rase campagne. Garion referma sa houppelandeautour de lui. Il se sentait terriblement seul, sur cette route ténébreusebattue par les vents de la nuit, alors que tout le monde était bien au chaudchez soi, entre ses quatre murs, à proximité d’un bon lit. Puis ilsrejoignirent la Grand-route de l’Ouest, pâle étendue déserte sur la plainearendaise aux sombres ondulations, et ils repartirent une nouvelle fois vers lesud.

Chapître 9

Le vent repritde la vigueur peu avant l’aube, et lorsque le ciel commença à s’éclaircirau-dessus des collines émoussées, à l’est, c’étaient de véritables rafales quisoufflaient, faisant filer les nuages bas, au-dessus de leurs têtes. A cemoment-là, Garion ne se sentait plus de fatigue, et son esprit s’égarait dansune sorte de transe hypnotique. Il ne reconnaissait pas le visage de sescompagnons dans les ténèbres qui commençaient à se dissiper. Il lui arrivaitmême par instants de ne plus savoir ce qu’il faisait à cheval, et de sedemander pourquoi il se retrouvait sur cette route qui ne menait nulle part, aumilieu de ce paysage lugubre et morne, en compagnie, surtout, de ces inconnusaux faciès inquiétants dont les houppelandes claquaient dans le vent. Une idéeétrange lui passa alors par la tête. Ces étrangers avaient dû l’enlever, et ilsl’emmenaient loin de ses vrais amis. Plus ils avançaient, plus cette notions’ancrait en lui, et il commença à prendre peur.

Tout d’un coup,sans savoir pourquoi, il cabra son cheval et prit la fuite, ne faisant qu’unbond par-dessus le bas-côté de la route pour s’engager dans les terres qui labordaient.

— Garion !appela une voix de femme, dans son dos.

Mais il enfonçases talons dans les flancs de sa monture et fila à bride abattue à travers leschamps au sol accidenté.

Quelqu’un lepourchassait. Un homme terrifiant, vêtu de cuir noir, dont le crâne raséarborait une unique mèche noire qui flottait dans le vent de sa course. Pris depanique, Garion talonna son cheval dans l’espoir de l’amener à accélérer sonallure, mais le cavalier effrayant qui le poursuivait raccourcit rapidement ladistance qui les séparait et lui prit les rênes des mains.

— Qu’est-cequi te prend ? demanda-t-il d’un ton âpre.

Garion ledévisagea, incapable de répondre.

Puis la femme encape bleue fut là, et les autres aussi, non loin derrière elle. Elle mitrapidement pied à terre et le regarda d’un air austère. Elle était grande pourune femme, et son visage arborait une expression froide et impérieuse. Elleavait les cheveux très noirs, striés d’une mèche blanche, juste au-dessus dufront.

Garion se mit àtrembler. La femme lui faisait incroyablement peur.

— Descendsde ce cheval, ordonna-t-elle.

— Doucement,Pol, dit un homme aux cheveux d’argent et au visage inquiétant.

Un immense géantà la barbe rouge se rapprocha à son tour sur son cheval, menaçant, et Garionglissa à bas de sa monture, en sanglotant presque de peur.

— Viensici, commanda la femme. Garion s’approcha, d’un pas incertain.

— Donne-moita main, dit-elle.

Il tendit samain en hésitant et elle lui prit fermement le poignet. Elle lui ouvrit lesdoigts, révélant la vilaine marque qu’il avait dans la paume et qu’il luisemblait avoir toujours détestée, et elle la plaça sur la mèche blanche quistriait sa chevelure.

— TantePol, hoqueta-t-il, comme le cauchemar se dissipait tout à coup.

Elle l’entourade ses bras, le serra très fort contre elle, et le garda un moment contre sapoitrine. Chose étrange, il n’était même pas embarrassé par cette démonstrationd’affection en public.

— C’estgrave, père, déclara-t-elle.

— Ques’est-il passé, Garion ? demanda sire Loup de sa voix calme.

— Je n’ensais rien, répondit Garion. C’était comme si je ne vous connaissais plus ;vous étiez des ennemis et je n’avais qu’une idée en tête, fuir loin de vous etretrouver mes vrais amis.

— Tu portestoujours ton amulette ?

— Oui.

— L’as-tuenlevée à un moment quelconque, depuis que je te l’ai donnée ?

— Une seulefois, admit Garion. Quand j’ai pris un bain, à l’hôtellerie tolnedraine.

Sire Loup poussaun soupir.

— Tu nedois pas l’ôter, reprit-il. Jamais, à aucun prix. Sors-la de sous ta tunique.

Garion extirpale pendentif d’argent orné de son curieux dessin, tandis que le vieil hommedégageait de sous ses vêtements un médaillon qui brillait d’un éclatsurnaturel, et où était fièrement campé un loup si criant de vérité qu’ilsemblait prêt à bondir.

Tante Pol, unbras toujours passé autour des épaules de Garion, dégagea de son corsage uneamulette semblable, mais à l’effigie d’une chouette.

— Prends-ladans ta main droite, mon chou, dit-elle, en refermant étroitement les doigts deGarion sur le médaillon.

Puis, étreignantle sien de la main droite, elle posa la gauche sur le poing fermé du jeunegarçon. Sire Loup, tenant aussi son talisman d’une main, plaça l’autre sur lesleurs.

La paume deGarion se mit à le picoter comme si le pendentif s’animait soudain d’une viepropre. Sire Loup et tante Pol se regardèrent pendant un long moment, et lefourmillement dans la main de Garion devint tout à coup très fort. Il eutl’impression que son esprit s’ouvrait, et des visions aussi étranges quefugitives défilèrent devant ses yeux. Il vit une salle ronde, quelque part,dans un endroit très élevé. Un feu brûlait dans la cheminée, et pourtant il n’yavait pas de bois dedans. Un vieil homme était assis à une table. Ilressemblait un peu à sire Loup, mais c’était évidemment quelqu’un d’autre. Ilsemblait regarder Garion droit dans les yeux, d’un bon regard doux, presqueaffectueux, et Garion se sentit tout à coup empli d’un amour dévorant pour lui.

— Çadevrait suffire, jugea sire Loup en lâchant la main de Garion.

— Qui étaitce vieux monsieur ? s’enquit Garion.

— MonMaître, expliqua sire Loup.

— Ques’est-il passé ? intervint Durnik, le visage tendu par l’inquiétude.

— Mieuxvaut ne pas en parler, trancha tante Pol. Pensez-vous que vous pourriez faireun peu de feu ? Il serait temps de manger quelque chose.

— Il y ades arbres, là-bas ; au moins, nous serions à l’abri du vent, suggéra leforgeron.

Ils remontèrenttous en selle et se dirigèrent vers le bosquet.

Après avoir prisleur petit déjeuner, ils restèrent un moment assis autour du feu. Ils étaientfatigués, et la perspective d’affronter à nouveau les bourrasques du matin neleur souriait guère. Garion se sentait particulièrement épuisé, et il auraitdonné n’importe quoi pour être encore d’âge à s’asseoir tout contre sa tantePol et, pourquoi pas, mettre sa tête sur ses genoux et s’endormir comme ilfaisait quand il était tout petit. La chose étrange qui lui était arrivéel’emplissait d’un sentiment de solitude terrifiant.

— Qu’est-ceque c’est que cet oiseau, Durnik ? questionna-t-il, plus pour chasser cessinistres pensées que par réelle curiosité.

Il tendait ledoigt vers les nuages.

— Uncorbeau, répondit Durnik, en regardant le volatile qui décrivait des cerclesdans le ciel au-dessus d’eux.

— C’estbien ce qu’il me semblait aussi, reprit Garion. Mais ils ne volent pas en rond,d’habitude, non ?

— Il apeut-être repéré quelque chose par terre, reprit Durnik en fronçant lessourcils.

— Il y alongtemps qu’il est là ? intervint sire Loup avec un regard oblique endirection du gros oiseau.

— Je croisque je l’ai vu pour la première fois quand nous avons traversé le champ,répliqua Garion.

— Qu’enpenses-tu ? demanda sire Loup, avec un coup d’œil en direction de tantePol.

Elle leva lesyeux de l’une des chaussettes de Garion qu’elle était en train de repriser.

— Je vaisvoir.

Son visage pritune expression étrange, comme si elle réfléchissait intensément.

Garion éprouva ànouveau un curieux picotement. Répondant à une impulsion, il tenta d’atteindrementalement l’oiseau.

— Arrêteça, Garion, ordonna tante Pol, sans le regarder.

— Pardon,dit-il très vite, et son esprit réintégra ses limites.

Sire Loup leregarda d’un drôle d’air, puis lui fit un clin d’œil.

— C’estChamdar, annonça calmement tante Pol. Elle piqua calmement l’aiguille dans lachaussette, la reposa et se leva en défroissant sa robe bleue.

— Toi, tumijotes quelque chose, fit sire Loup.

— Je croisque je vais avoir une petite explication avec lui, décréta-t-elle en crispantses doigts en forme de serres.

— Tun’arriveras jamais à le rattraper, objecta sire Loup. Tes plumes sont tropsouples pour un vent de cette force. Il y a mieux à faire.

Le vieil hommebraqua un regard scrutateur sur le ciel.

— Par là,dit-il en indiquant du doigt un point à peine visible au-dessus des collines, àl’ouest. Je préfère te laisser faire, Pol. Je n’ai guère d’affinités avec lesoiseaux.

— Bien sûr,père, acquiesça-t-elle.

Elle braqua unregard intense sur la tache et déploya son esprit. Garion sentit une nouvellefois sa peau le picoter, puis le petit point se mit à son tour à décrire descercles en s’élevant de plus en plus haut, tant et si bien qu’il finit pardisparaître.

Le corbeau nevit l’aigle qui fondait sur lui qu’au dernier moment, lorsque les serres del’immense oiseau s’abattirent sur lui. Il y eut un soudain jaillissement deplumes noires, un cri strident, et le corbeau fou de terreur prit la fuite enbattant furieusement des ailes, l’aigle dans son sillage.

— Bienjoué, Pol, approuva sire Loup.

— Voilà quidevrait lui donner à réfléchir. Mais ne me regardez donc pas ainsi, Durnik,reprit-elle en souriant.

Durnik ladévisageait, bouche bée.

— Commentavez-vous fait ça ? interrogea-t-il.

— Vousvoulez vraiment que je vous le dise ? Durnik eut un frisson et détournapromptement le regard.

— En toutcas, je crois que ça règle un problème, continua sire Loup. Inutile,apparemment, de tenter plus longtemps de donner le change. Je ne suis pas sûrdes intentions de Chamdar, mais ce que je sais, c’est qu’à partir demaintenant, il ne nous lâchera plus d’une semelle, quoi que nous fassions.Autant nous y faire et foncer tout droit vers Vo Mimbre.

— Nous nesuivons plus la trace ? questionna Barak.

— Elle mènevers le sud, répliqua sire Loup. Je n’aurai aucun mal à la retrouver lorsquenous serons entrés en Tolnedrie. Mais d’abord, je veux m’arrêter pour dire unmot au roi Korodullin. Il y a des choses qu’il doit savoir.

— Korodullin ?répéta Durnik, étonné. J’ai l’impression d’avoir déjà entendu ce nom-là.N’est-ce pas ainsi que s’appelait le premier roi d’Arendie ?

— Tous lesrois d’Arendie prennent le nom de Korodullin, lui expliqua Silk. De même quetoutes les reines s’appellent Mayaserana. Ça fait partie de la chimère que lafamille royale de ce pays entretient pour empêcher le royaume de partir àvau-l’eau. Les membres de la famille sont tenus de se marier entre eux, danstoute la mesure du possible, afin de préserver l’illusion d’unité entre lesmaisons de Mimbre et d’Asturie. Ça débilite bien un peu la race, mais on n’ypeut rien, compte tenu des spécificités de la politique arendaise.

— Çasuffit, Silk, coupa tante Pol, d’un ton réprobateur.

Mandorallenavait l’air pensif.

— Sepourrait-il que ce Chamdar, qui à nos pas si bien s’attache, revête une grandeimportance dans la sombre société des Grolims ? releva-t-il.

— C’est cequ’il voudrait, rétorqua sire Loup. Torak n’a que deux disciples, Zedar etCtuchik, mais Chamdar, qui a toujours été l’instrument de Ctuchik, aimeraitbien faire partie du lot. Il se peut qu’il croie enfin tenir sa chance degrimper dans la hiérarchie grolim. Ctuchik est très vieux ; il ne sortpour ainsi dire plus du temple de Torak, à Rak Cthol. Peut-être Chamdars’est-il avisé qu’il serait temps pour quelqu’un d’autre de devenirGrand’Prêtre.

— Où est lecorps de Torak ? A Rak Cthol ? demanda très vite Silk.

— Personnene le sait avec certitude, repartit sire Loup en haussant les épaules, mais jene crois pas. Quand Zedar est venu rechercher son corps sur le champ de bataillede Vo Mimbre, je doute fort que c’ait été pour le remettre entre les mains deCtuchik. Il se trouve peut-être en Mallorie, ou quelque part dans les marchesdu sud de Cthol Murgos. C’est difficile à dire.

— Quoiqu’il en soit, pour l’instant, c’est Chamdar qui nous préoccupe, conclut Silk.

— Pas sinous continuons à avancer, objecta sire Loup.

— Nousferions mieux de reprendre la route, alors, déclara Barak, en se levant. Versle milieu de la matinée, les lourds nuages avaient ; commencé à s’éclaircir,et des taches de ciel bleu apparaissaient maintenant çà et là. D’énormespiliers de lumière enjambaient les ondulations de terrain qui attendaient,détrempées, offertes, les premières caresses du printemps. Comme Mandorallen,qui ouvrait la marche, leur avait fait mener bon train, ils avaient biencouvert six lieues, et ils ralentirent enfin l’allure pour permettre à leurschevaux fumants de se reposer un peu.

— A combiensommes-nous de Vo Mimbre, grand-père ? demanda Garion, en amenant soncheval près de celui de sire Loup.

— Au moinssoixante lieues, répondit celui-ci. Et probablement plutôt quatre-vingts.

— C’estloin.

— Oui.

Garion changeade position sur sa selle en réprimant une grimace.

— Je suisdésolé de m’être enfui comme ça, tout à l’heure, s’excusa-t-il, navré.

— Cen’était pas ta faute. C’est Chamdar qui s’amusait.

— Maispourquoi avec moi ? Il n’aurait pas pu faire ça à Durnik, ou àBarak ?

Sire Loup leregarda.

— Tu esplus jeune, plus vulnérable.

— Ce n’estpas la seule raison, hein ? fit Garion, d’un ton accusateur.

— Non, eneffet, admit sire Loup. Mais c’en est une tout de même.

— Ça faitencore partie de ces choses dont tu ne veux pas me parler, n’est-ce pas ?

— J’imagineque c’est ce que tu pourrais dire, rétorqua platement sire Loup.

Garion se mit àruminer, mais sire Loup continua imperturbablement sa route, comme indifférentau silence réprobateur du jeune garçon.

Ils s’arrêtèrentpour la nuit dans une hôtellerie tolnedraine pareille à toutes lesautres : simple mais correcte, et très chère. Le lendemain matin, le cielétait complètement dégagé, à l’exception de la houle blanche des nuages quidéferlaient, chassés par le vent vif. La vue du soleil leur remit à tous dubaume au cœur, et Barak et Silk firent même assaut d’esprit tout enchevauchant, chose que Garion n’avait pas entendue depuis qu’ils s’étaientengagés sous les cieux sinistres du nord de l’Arendie, des semaines auparavant.

Pourtant,Mandorallen, qui n’avait pas dit grand-chose ce matin-là, s’assombrissait àchaque lieue. Il ne portait plus son armure, mais une cotte de mailles et unsurcot bleu. Il était tête nue, et le vent jouait dans les boucles de sescheveux.

Ils passèrentnon loin d’un château perché sur une colline, et qui semblait les lorgner d’unair hautain du haut de ses sinistres murailles. Mandorallen parut l’éviter duregard, et son visage se rembrunit encore.

Garionn’arrivait pas à se faire une opinion sur Mandorallen. Il était assez honnêteavec lui-même pour reconnaître que ses sentiments étaient encore, dans unelarge mesure, affectés par les préjugés de Lelldorin, et qu’il n’avait pasvraiment envie d’aimer Mandorallen ; cela dit, en dehors de la mélancoliequi lui était coutumière — et qui semblait, d’ailleurs, être le lot desArendais —, du langage ampoulé, plein d’archaïsmes, qu’il affectait, et del’aplomb inébranlable du personnage, peu de choses semblaient réellementdétestables sen lui.

Une demi-lieueplus loin, les vestiges d’un unique mur, percé en son centre d’une haute arcadeencadrée de pilastres brisés, se dressaient au sommet d’une colline élevée. Unefemme attendait, juchée sur son cheval, près des ruines, sa cape rouge sombreflottant au vent.

Sans un mot,comme sans réfléchir, Mandorallen fit quitter la route à son destrier et grimpala pente à vive allure, à la rencontre de la femme qui le regarda approcher,apparemment sans surprise, mais sans plaisir particulier non plus.

— Mais oùva-t-il ? s’étonna Barak.

— C’est unede ses connaissances, répliqua sèchement sire Loup.

— Faut-ilque nous l’attendions ?

— Ilarrivera bien à nous rattraper. Mandorallen arrêta son cheval près de la femmeet mit pied à terre. Il s’inclina devant elle et lui tendit les mains pourl’aider à descendre de cheval. Ils se dirigèrent ensemble vers les ruines, sansse toucher, mais très près l’un de l’autre, puis ils s’arrêtèrent sous l’arc depierre et se mirent à parler. Derrière les ruines, des nuages filaient dans leciel tourmenté, et leurs ombres énormes balayaient, indifférentes, la morneglèbe arendaise.

— Nousaurions dû prendre une autre route. Je n’ai pas réfléchi, ronchonna sire Loup.

— Il y a unproblème ? s’inquiéta Durnik.

— Riend’extraordinaire, pour l’Arendie, du moins, rétorqua sire Loup. C’est ma faute,j’en conviens. Il y a des moments où j’oublie ce qui peut arriver aux jeunesgens.

— Ne faispas tant de mystères, père, riposta tante Pol. C’est très agaçant. Y a-t-ilquelque chose que nous devrions savoir ?

— Ce n’estpas un secret, convint sire Loup en haussant les épaules. La moitié du pays estau courant. Une génération entière de vierges arendaises se sera endormietoutes les nuits en pleurant sur cette histoire.

— Père !cracha tante Pol, exaspérée.

— Trèsbien, reprit sire Loup. Quand Mandorallen avait à peu près l’âge de Garion, ilpromettait beaucoup : il était fort, courageux, pas trop malin — ildisposait de toutes les qualités qui font un grand chevalier. Son père m’ayantdemandé conseil, j’ai pris mes dispositions pour que le jeune homme passe uncertain temps chez le baron de Vo Ebor — c’est devant son château que noussommes passés, tout à l’heure. Le baron, qui jouissait d’une réputationformidable, lui donna la meilleure éducation possible, et étant sensiblementplus âgé que Mandorallen, il fut bientôt comme un second père pour lui. Toutallait pour le mieux dans le meilleur des mondes lorsque le baron prit pourépouse une femme beaucoup plus jeune que lui ; de l’âge de Mandorallen, àquelque chose près.

— Je voisd’ici comment ça a fini, déclara Durnik d’un ton réprobateur.

— Eh bien, vousn’y êtes pas, le contredit sire Loup. Après la lune de miel, le baron retrouvales occupations propres à tout chevalier et laissa sa jeune épouse tourner enrond toute la journée dans son château, en proie à un ennui mortel. Lasituation offrait toutes sortes de possibilités d’un romantisme exacerbé. Bref,Mandorallen et la jeune femme se sont mis à échanger des regards, puis desparoles, le genre de choses habituelles, quoi.

— Ça arriveaussi en Sendarie. Mais je suis sûr que le nom que cela porte chez nous estdifférent de celui que l’on emploie ici, observa Durnik, d’un ton critique,pour ne pas dire offusqué.

— Voussautez trop vite aux conclusions, Durnik, le rembarra sire Loup. Les choses nesont jamais allées plus loin. Cela aurait peut-être mieux valu. L’adultèren’est pas un crime, au fond, et avec le temps, ça leur aurait passé. Tandis quelà... Ils aimaient et respectaient bien trop le baron pour flétrir son honneur,aussi Mandorallen quitta-t-il le château avant de perdre le contrôle de la situation.Et maintenant ils souffrent tous les deux en silence. Enfin, tout ça estpeut-être très touchant, mais ça me fait l’effet d’un immense gâchis. Cela dit,je n’ai plus leur âge, évidemment.

— Il y alongtemps que tu n’as plus l’âge de personne, père, dit tante Pol.

— Tun’avais pas besoin de me le rappeler, Pol. Silk eut un rire sardonique.

— Je suisbien aise de constater que notre prodigieux ami a tout de même eu le mauvaisgoût de s’amouracher de la femme d’un autre. Sa majesté commençait à :devenir un tantinet nauséeuse.

Le visage dupetit homme arborait cette expression amère et désabusée que Garion y avaitdéjà vue au Val d’Alorie, quand il avait parlé avec la reine Porenn.

— Le baronest-il au courant ? demanda Durnik.

— Etcomment, répondit sire Loup. C’est bien cela que leur histoire émeut lescitoyens de ce pays jusqu’à l’écœurement. Un chevalier encore plus stupide {apparemment que la moyenne des Arendais s’étant jadis permis une mauvaiseplaisanterie à ce sujet, le baron le provoqua en duel, et lui passa à l’instantune lance au travers du corps. Depuis ce jour, très peu de gens s’amusent de lasituation.

— C’esttout de même révoltant, décréta Durnik.

— Leurcomportement est au-dessus de tout reproche, Durnik, déclara fermement tantePol. Il n’y a rien de honteux là-dedans, tant que ça ne va pas plus loin.

— Leshonnêtes gens ne se laissent pas entraîner dans ce genre d’aventures, d’abord,affirma Durnik.

— Vousn’arriverez jamais à la convaincre, Durnik, reprit sire Loup. Polgara a passé detrop nombreuses années aux côtés des Arendais wacites, qui étaient aussigravement atteints, sinon plus, que les Mimbraïques. On ne peut pas baignerindéfiniment dans l’eau de rose sans que ça finisse par se sentir. Par bonheur,ça n’a pas totalement étouffé son bon sens. Elle ne succombequ’occasionnellement à un sentimentalisme miévrasse, et à condition d’arriver àéviter sa compagnie au cours de ces crises, on pourrait presque dire qu’ellen’a pas de défaut.

— Le tempsque j’y ai passé, je l’ai toujours mieux employé que toi, père, observa tantePol d’un ton acide. Pour autant que je me souvienne, pendant toutes cesannées-là, toi, tu menais une vie de bâton de chaise dans les bouges du frontde mer, à Camaar. Après quoi il y a eu cette période d’une grande élévation quetu as consacrée à t’ébaudir avec les ribaudes de Maragor. Je suis sûre que cesexpériences ont ineffablement contribué à élargir ton sens de l’éthique.

Sire Loup eutune petite toux gênée et détourna le regard.

Derrière eux,Mandorallen s’était remis en selle et avait entrepris de redescendre lacolline. Campée sous l’arcade, la dame le regardait s’éloigner, et le vents’engouffrait dans sa cape rouge, qu’il gonflait comme une voile.

Il leur fallutencore cinq jours pour atteindre l’Arend, qui marquait la frontière entreArendie et Tolnedrie. Le temps était allé en s’améliorant au fur et à mesurequ’ils avançaient vers le sud, et il faisait presque chaud lorsqu’ilsarrivèrent au sommet de la colline qui surplombait la rivière. Le soleil brillaitde tous ses feux, et quelques nuages duveteux filaient au-dessus de leurstêtes, dans la brise du matin.

— C’est de là,sur la gauche, que part la Grand-route de Vo Mimbre, remarqua Mandorallen.

— Oui,acquiesça sire Loup. Descendons faire un brin de toilette dans ce vallon, prèsde la rivière. On attache une grande importance aux apparences à Vo Mimbre, etnous n’avons pas envie de passer pour des vagabonds.

Troissilhouettes encapuchonnées dans des robes de bure étaient plantées au carrefourdans une attitude pleine d’humilité, la tête basse et les mains tendues en ungeste implorant. Sire Loup mit son cheval au pas et s’approcha d’eux. Ilséchangèrent quelques mots, puis il leur donna une pièce à chacun.

— Qui sontces hommes ? s’enquit Garion.

— Desmoines de Mar Terrin, expliqua Silk.

— MarTerrin ? Qu’est-ce que c’est ?

— Unmonastère du sud-est de la Tolnedrie. C’est là que se trouvait jadis Maragor. Lesmoines s’efforcent de consoler les esprits des Marags.

— Sire Loupleur fit un signe de la main et ils passèrent à leur tour devant les troishumbles silhouettes plantées sur le bord de la route.

— Ilsdisent qu’ils n’ont pas vu un seul Murgo depuis deux semaines.

— Vous êtessûr de pouvoir leur faire confiance ? demanda Hettar.

— A peuprès. Les moines ne mentent jamais.

— Alors ilsraconteront à tous ceux qui le leur demanderont qu’ils nous ont vus passer parici ? releva Barak.

— Ilsrépondront à toutes les questions qu’on voudra bien leur poser, confirma sireLoup, en hochant la tête.

— Que voilàune vilaine habitude ! grommela Barak, d’un air sombre.

Sire Loup haussales épaules et prit la tête de la colonne pour les mener entre les arbres, lelong de la rivière.

— Voilà quidevrait faire l’affaire, décida-t-il en mettant pied à terre dans l’herbeépaisse d’une clairière.

Il attendit queles autres soient également descendus de cheval.

— Parfait,commença-t-il alors ». Nous allons donc à Vo Mimbre. Je veux que vousfassiez tous très attention à ce que vous direz. Les Mimbraïques sont très susceptibles,et des propos tout à fait anodins pourraient être reçus comme des insultes.

— Je penseque tu devrais mettre la robe blanche que Fulrach t’a donnée père, coupa tantePol en ouvrant l’un des balluchons.

— Je t’enprie, Pol, protesta sire Loup. Je suis en train d’essayer d’expliquer quelquechose.

— Ils ontcompris, père. Tu as toujours tendance à délayer, commenta-t-elle en étalant larobe blanche devant elle et en la regardant d’un œil critique. Tu aurais toutde même pu faire un peu attention en la pliant ; elle est toutechiffonnée.

— Ne comptepas sur moi pour mettre ce truc-là, déclara-t-il d’un ton péremptoire.

— Allons,père, reprit-elle d’un ton suave. Tu sais bien comment ça va se terminer :nous en discuterons peut-être pendant, une heure ou deux, mais tu finiras parla mettre, alors pourquoi ne pas nous dispenser de ces formalités fastidieusesqui en plus font perdre du temps ?

— C’estcomplètement idiot, se lamenta-t-il.

— Il y atant de choses complètement idiotes, père... Je connais les Arendais mieux quetoi. Autant avoir le physique de l’emploi ; tu n’en seras que plusrespectueusement traité. Mandorallen, Hettar et Barak vont revêtir leurarmure ; Durnik, Silk et Garion porteront les pourpoints que Fulrach leura donnés en Sendarie ; moi, je vais mettre ma robe bleue, et toi, ta robeblanche. Si, père, j’insiste.

— Tu quoi ?Non, mais enfin, Polgara...

— Allons,père, du calme, le rasséréna-t-elle distraitement, en examinant le pourpointbleu de Garion.

Le visage desire Loup devint d’un rouge inquiétant, et on aurait dit que les yeux allaientlui sortir de la tête.

— Il y aquelque chose qui ne va pas ? reprit-elle avec un regard indifférent.

Sire Louppréféra ne pas relever.

— Il estaussi sage qu’on le dit, observa Silk.

Une heure plustard, ils chevauchaient sur la grand-route de Vo Mimbre, sous un cielensoleillé. C’était Mandorallen qui menait la marche, revêtu de son armure, unétendard bleu et argent à la pointe de sa lance. Barak était juste derrièrelui, en cotte de mailles étincelante et cape de peau d’ours brun. Surl’insistance de tante Pol, le grand Cheresque avait démêlé sa barbe rouge etmême refait ses tresses. Sire Loup ruminait tout seul dans sa robe blanche,tante Pol imperturbable à son côté, sous sa courte cape doublée de fourrure, lalourde masse de ses cheveux d’ébène retenue par un bonnet de satin bleu. Garionet Durnik n’étaient pas très à l’aise dans leurs beaux atours, mais Silkarborait son pourpoint et son bonnet de velours noir avec une sorte d’arrogancejubilante. La seule concession de Hettar à ce cérémonial résidait dans leremplacement par un anneau d’argent martelé du lien de cuir avec lequel ilnouait habituellement sa mèche crânienne.

Les serfs etmême les rares chevaliers qu’ils croisaient le long de la route s’écartaientrespectueusement pour les saluer. C’était une belle journée, la route étaitbonne, et leurs chevaux avançaient bien. Au milieu de l’après-midi, ilsarrivèrent au sommet d’une colline qui descendait doucement vers les portes deVo Mimbre.

Chapître 10

La cité desArendais mimbraïques s’élevait, pareille à une montagne, au bord de la rivièreétincelante. Le soleil de l’après-midi arrachait des reflets d’or aux immensestours et aux flèches acérées, ornées de bannières multicolores, qui s’élançaientvers les cieux de l’intérieur des remparts hauts et épais, garnis de créneauxmassifs.

— Çà, quel’on admire Vo Mimbre, la reine des cités, proclama Mandorallen avec fierté.Sur ce roc, le raz-de-marée des hordes angaraks s’est écrasé, a reflué et s’estbrisé à nouveau. Cette grève a contemplé la consommation de leur ruine. Danscette forteresse résident en vérité l’âme et la fierté de toute l’Arendie, etsur elle jamais le pouvoir de l’Esprit des Ténèbres n’établira son empire.

— Ce n’estpas la première fois que nous venons ici, Mandorallen, lâcha aigrement sireLoup.

— Ne soispas grossier, père, protesta tante Pol. Puis elle se tourna vers Mandorallenet, à la grande surprise de Garion, s’adressa à lui dans un idiome qu’il ne luiavait jamais entendu employer.

— Veuille,ô Messire chevalier, nous conduire sur l’heure au palais de Ton roi. Il faut eneffet nous entretenir avec lui d’affaires de la plus haute importance. Pourautant que Tu sois le plus puissant chevalier au monde, nous nous remettonssous la protection de Ton bras puissant.

Elle prononçaces paroles de la façon la plus naturelle qui soit, comme si cette formulationarchaïque lui venait spontanément.

Le premierinstant de surprise passé, Mandorallen se laissa glisser à bas de son chevaldans un grand bruit de ferraille et mit les deux genoux en terre devant elle.

— Gentedame Polgara, commença-t-il d’une voix palpitante de respect, sinond’adoration, j’accepte la mission dont Tu m’investis, et Te mènerai saine etsauve en présence du roi Korodullin. Que nul n’ose disputer à Ton chevalier ledroit de se présenter devant son suzerain, car sur son corps je lui prouveraisa déraison.

Tante Pol luidédia un sourire encourageant, et il se remit en selle avec force vacarme, pourles guider à un trot alerte, tout son être rayonnant d’une volonté farouche delivrer bataille.

— Qu’est-ceque c’est que ce charabia ? demanda sire Loup.

— Mandorallenavait besoin qu’on lui fasse oublier ses ennuis, répondit-elle. Je le trouve unpeu démoralisé depuis quelques jours.

En serapprochant de la ville, Garion distingua les cicatrices que les lourdespierres projetées par les catapultes angaraks avaient gravées dans le rocinébranlable, à l’endroit où elles étaient venues frapper les remparts quidominaient les passants de toute leur hauteur. Les créneaux qui coiffaient cesprodigieuses murailles étaient ébréchés et endommagés par les pointes d’acierd’un déluge de flèches. Ils eurent la révélation de l’incroyable épaisseur dumur d’enceinte en passant sous l’arcade de pierre par laquelle on entrait dansla ville, et que fermait une impressionnante porte bardée de fer. Les sabots deleurs chevaux arrachèrent des échos à la voûte, avant de claquer sur les pavésdes ruelles étroites et tortueuses. C’est à peine si les gens devant lesquelsils passaient, des manants pour la plupart, à en juger par les tuniques brunesdes hommes et les robes rapiécées des femmes, leur jetaient un regard morne,rigoureusement dépourvu de curiosité, avant de s’écarter précipitamment devanteux.

— Ils nedonnent pas l’impression de beaucoup s’intéresser à nous, commenta tout basGarion, au profit de Durnik.

— Je nepense pas que les roturiers et la noblesse se vouent mutuellement un grandintérêt, repartit Durnik. Ils vivent côté à côte, mais ils ne savent plus rienles uns des autres. C’est peut-être ça qui ne va pas en Arendie.

Garion hochasobrement la tête.

Si les gens dupeuple semblaient indifférents, les nobles du palais paraissaient en revanchedévorés de curiosité. La nouvelle de leur arrivée en ville les avaitapparemment précédés à la vitesse de l’éclair, car des personnages vêtus devives couleurs se pressaient aux fenêtres et aux parapets du palais.

Un grandbonhomme aux cheveux et à la barbe noire, en surcot de velours noir sur unecotte de mailles étincelante, les héla depuis le parapet comme ilss’engageaient à grand bruit sur la vaste place qui s’étendait devant le palais.

— Holà,sire chevalier, interpella-t-il Mandorallen. Modère Ton allure, et soulève Tonventail, que je puisse Te reconnaître.

Mandorallens’arrêta, sidéré, devant le portail fermé et souleva le ventail de son heaume.

— Quel estce manque d’usages ? s’indigna-t-il. Je suis, nul ne l’ignore,Mandorallen, baron de Vo Mandor. Tu vois assurément les armoiries qui ornentmon écu.

— N’importequi peut s’arroger les armes d’autrui, déclara dédaigneusement l’individu,au-dessus d’eux.

Le visage deMandorallen s’assombrit.

— N’es-Tupas au fait que nul n’oserait usurper ma semblance ? reprit-il d’un tonmenaçant.

— MessireAndorig, intervint un autre chevalier qui se trouvait sur le parapet, à côté del’homme aux cheveux sombres, celui-ci est bien Messire Mandorallen. Nous noussommes mesurés dans la lice, lors du grand tournoi de l’an dernier, lequel m’acoûté une épaule brisée et laissé les oreilles vibrantes encore d’unbourdonnement qui ne veut point cesser.

— Ah-ah,rétorqua le sieur Andorig, puisque Tu Te portes garant de lui, MessireHelbergin, j’admets que celui-ci est bien le bâtard de Vo Mandor.

— Il faudraque vous vous occupiez de cet animal un jour ou l’autre, suggéra tranquillementBarak à Mandorallen.

— C’est cequ’il semble, convint Mandorallen.

— Maisquels sont ceux qui T’accompagnent et demandent à entrer, ô Messirechevalier ? reprit Andorig. Onc ne ferai ouvrir les portes devant desétrangers.

Mandorallen seredressa sur sa selle.

— Oyeztous ! annonça-t-il d’une voix que l’on entendit probablement à l’autrebout de la ville. C’est d’un honneur sans limites que je vous fais la grâce.Que s’ouvrent grandes les portes du palais et que tout un chacun se prépare àrendre hommage. Vous contemplez la sainte face de l’Eternel Belgarath, leSorcier, et la divine prestance de sa fille, Dame Polgara, tous deux venus à VoMimbre pour s’entretenir avec le roi d’Arendie.

— Tu netrouves pas qu’il en fait un peu trop, là ? chuchota Garion à l’adresse detante Pol.

— C’estl’usage, chéri, répondit-elle placidement. Un peu d’extravagance est de miselorsqu’on s’adresse aux Arendais, si l’on souhaite retenir leur attention.

— Et d’oùtiens-Tu qu’il s’agit bien là du Seigneur Belgarath ? railla Andorig. Jene mettrai pas le genou en terre devant un vagabond que nul ne connaît.

— Mettrais-Tuma parole en doute, Messire chevalier ? rétorqua Mandorallen avec un calmeeffrayant. Te plairait-il de descendre et d’en faire l’épreuve ? A moinspeut-être que Tu ne préfères rester embusqué derrière ton créneau, tel un chienpoltron, et lancer Ton aboi vers qui Te surpasse ?

— Ah, ça,c’était rudement bien, fit Barak, admiratif. Mandorallen dédia un sourirecrispé au grand bonhomme.

— Je voisce que c’est, marmonna sire Loup. Nous n’arriverons jamais nulle part comme ça.Si je veux réussir à voir un jour ce satané Korodullin, il va falloir que jeprouve quelque chose à ce sceptique.

Il se laissaglisser à terre, l’air pensif, et retira de la queue de son cheval unebrindille ramassée en chemin. Puis il se campa au centre de la place, dans sarobe étincelante de blancheur, pour interpeller Andorig.

— Messirechevalier, héla-t-il de sa voix douce, vous êtes un homme circonspect, à ce queje vois. C’est une qualité précieuse, mais qu’il ne faut pas pousser trop loin.

— Je nesuis plus un enfant, vieillard, riposta le chevalier aux cheveux noirs, d’unton qui frisait l’insulte. Et l’on ne me fera point accroire ce que mes yeuxn’auront point vu.

— Il doitêtre bien triste de ne croire que si peu de choses, observa sire Loup.

Il se penchaalors, et inséra entre deux dalles de granit, à ses pieds, la brindille qu’iltenait entre ses doigts, puis faisant un pas en arrière, il tendit la mainau-dessus, et son visage s’éclaira d’un sourire étrangement doux.

— Je vaisvous faire une faveur, Messire Andorig, annonça-t-il. Je vais vous rendre lafoi. Regardez bien.

Puis il dit toutbas un mot que Garion ne comprit pas, mais qui déclencha un rugissementassourdi et cette force impétueuse qui lui était maintenant familière.

On aurait dit,au départ, qu’il ne se passait rien du tout. Puis les deux dalles de pierrecommencèrent à s’incurver vers le haut avec un crissement sous la poussée durameau qui se développait à vue d’œil, s’élevant vers la main tendue de sireLoup. Des hoquets de surprise se firent entendre aux balcons du palais, commedes branches surgissaient du rameau qui grandissait toujours. Sire Loup haussaun peu la main, et la brindille s’allongea encore, obéissant à son ordre,tandis que ses branches s’étendaient. C’était maintenant un jeune arbuste enpleine croissance. L’une des dalles se fendit avec un claquement sec.

Un silence absolus’était établi ; tous les regards étaient maintenant braqués sur l’arbre,dans une fascination terrifiée. Sire Loup tendit les deux mains, les paumestournées vers le ciel. Il prononça encore un mot, et le bout des branchess’enfla et se mit à bourgeonner, puis l’arbre se couvrit de fleurs d’un délicatrose pâle.

— On diraitun pommier, tu ne crois pas, Pol ? suggéra sire Loup, par-dessus sonépaule.

— C’estbien ce qu’il semblerait, père, confirma-t-elle.

Il tapotaaffectueusement l’arbuste et se retourna vers le chevalier, maintenant lividesous ses cheveux noirs, et qui s’était laissé tomber sur les genoux entremblant.

— Eh bien,Messire Andorig, que croyez-vous, maintenant ?

— Pardonne-moi,je T’en prie, ô glorieux Belgarath, supplia Andorig, d’une voix étranglée.

Sire Loup seredressa de toute sa hauteur et c’est d’un ton rigoureux qu’il s’exprima, lesparoles coulant de sa bouche selon le rythme mesuré de l’idiome mimbraïque,avec la même aisance que chez tante Pol, un peu plus tôt.

— Je Techarge, ô Sire chevalier, de T’occuper de cet arbre. Il a poussé ici pourrestaurer la foi et la confiance qui T’avaient abandonné. De Ta dette TuT’acquitteras en lui accordant Tes soins les plus fervents et les plus assidus.En son temps, de fruits il sera porteur, que Tu recueilleras et gracieusementbailleras à quiconque T’en priera. Pour le salut de Ton âme, à personne, aussihumble soit-il, Tu n’en dénieras. De ce que l’arbre prodigue avec libéralité,de même Tu disposeras.

— Trèsjoli, approuva tante Pol. Sire Loup lui fit un clin d’œil.

— Il ensera ainsi que Tu me l’ordonnes, auguste Belgarath, hoqueta Andorig. Sur mafoi, je m’y engage.

Sire Loupretourna vers son cheval.

— Comme ça,au moins, il pourra dire qu’il aura fait une chose utile dans sa vie, marmonna-t-il.

Après cela, iln’y eut plus de discussion. Les grilles du palais s’ouvrirent en grinçant, ilsentrèrent tous dans la cour intérieure et mirent pied à terre. Emboîtant le pasà Mandorallen, ils défilèrent devant des nobles à genoux, certains en sanglots,qui tendaient timidement la main au passage de sire Loup pour effleurerl’ourlet de sa robe, puis, une foule sans cesse croissante sur leurs talons,ils traversèrent les immenses salles aux murs tendus de tapisseries jusqu’auxportes de la salle du trône d’Arendie, qui s’écartèrent devant eux.

Ils pénétrèrentdans la vaste salle voûtée sur les murs de laquelle se détachaient despilastres qui se rejoignaient au plafond, encadrant de hautes et étroitesfenêtres. Celles-ci, garnies de vitraux multicolores, diapraient la lumière quiruisselait sur le sol de marbre poli, pareille à une rivière coulant sur un litde gemmes. Le double trône d’Arendie se dressait à l’autre bout de la pièce,sur une estrade de pierre couverte de tapis, devant un mur tendu d’épaissesdraperies violettes, flanqué des antiques armes de vingt générations demonarques arendais : des lances, des masses, des épées plus grandesqu’aucun homme au monde, qu’entouraient les bannières éraillées de ces roisoubliés.

Korodullind’Arendie était un jeune homme à l’air maladif, vêtu d’une robe pourpre brodéed’or, et qui portait sa couronne d’or comme si elle était trop lourde pour lui.A côté de lui, sur l’autre trône, était assise sa belle et pâle épouse. Ilsbraquèrent le même regard quelque peu anxieux sur la foule immense quiaccompagnait sire Loup vers les larges marches du trône.

— O monRoi, commença Mandorallen en se laissant tomber sur un genou, j’amène en Taprésence l’auguste Belgarath, disciple d’Aldur, et pilier de soutènement desroyaumes du Ponant depuis le commencement des temps.

— Il saitqui je suis, Mandorallen, coupa sire Loup en faisant un pas en avant,accompagné d’une brève révérence. Salut à vous, Korodullin et Mayaserana,dit-il aux deux souverains. Je regrette de n’avoir pas eu l’occasion de vousrencontrer plus tôt.

— Toutl’honneur est pour nous, noble Belgarath, répondit le jeune roi dont la voixbien timbrée démentait la frêle apparence.

— Notrepère nous a souvent parlé de Toi, reprit la reine.

— Nousétions bons amis, lui expliqua sire Loup. Permettez-moi de vous présenter mafille, Polgara.

— Gentedame, salua le roi avec une inclination respectueuse de la tête. Le mondeentier est au fait de Tes pouvoirs, mais les hommes ont oublié de parler de Tabeauté.

— Je sensque nous allons bien nous entendre, répliqua tante Pol avec un sourirechaleureux.

— Notrecœur tremble à la vue du fleuron de la gent féminine, déclara la reine.

Tante Polregarda la reine d’un air pensif.

— Il fautque je vous parle, Mayaserana, annonça-t-elle gravement. En privé. Et trèsvite.

La reine eutl’air surpris. Sire Loup leur présenta les membres de sa suite, et chacuns’inclina à son tour devant le jeune roi.

— Bienvenueà tous, Messires et Gentilshommes, déclara Korodullin. Notre indigne cours’honore infiniment d’une si noble compagnie.

— Le tempspresse, Korodullin, reprit sire Loup. La courtoisie du trône d’Arendie faitl’admiration du monde entier, et je ne voudrais pas que vous vous formalisiez,votre charmante épouse et vous-même, si je coupe court à ces usages si raffinésqui sont l’âme et l’ornement de votre cour, mais il faut que je vous fassepart, en privé, de certaines nouvelles d’une extrême urgence.

— Considère-nous,dans ce cas, comme à Ta disposition sur l’heure, repartit le roi en quittantson trône. Veuillez nous excuser, bien chers amis, annonça-t-il aux courtisansassemblés, mais les informations que ce vieil ami de notre royal lignage doitnous communiquer ne peuvent l’être qu’à nos seules oreilles, et avec la plus grandediligence. Permettez-nous, nous vous en prions, de nous retirer un court momentafin de recevoir ses instructions. Nous serons de retour à l’instant.

— Polgara ?appela sire Loup.

— Vas-y,père. Pour l’instant, il faut que j’entretienne Mayaserana d’une affaire de laplus grande importance pour elle.

— Cela nepeut-il attendre ?

— Non,père. Cela ne peut attendre.

Sur ces mots,elle s’approcha de la reine et s’éloigna avec elle bras dessus, bras dessous.Sire Loup la suivit des yeux un instant ; puis il haussa les épaules etKorodullin et lui quittèrent à leur tour la salle du trône. Un silence presquescandalisé suivit leur départ.

— Fortmalséant, décréta, d’un ton critique, un vieux courtisan aux cheveux blancsduveteux.

— Hâteamplement justifiée, Messire, lui expliqua Mandorallen. Ainsi que l’a signifiéle révéré Belgarath, de l’aboutissement de notre mission dépend la destinée detous les royaumes du Ponant. Il se pourrait que l’Ennemi Immémorial qui est lenôtre soit à nouveau à nos portes. Les chevaliers mimbraïques n’auront guère,je le crains, à attendre pour relever le flambeau d’une guerre titanesque.

— Béniesoit alors la langue qui apporte cette nouvelle, déclara le vieillard auxcheveux blancs. Je redoutais d’avoir mené mon dernier combat et de mourir dansmon lit, fin gâteux. Je rends grâces au grand Chaldan de la vigueur qui estencore la mienne, et que le passage de près de quatre-vingts années n’ait pointamoindri ma vaillance.

Garion se retiraun peu à l’écart, sur le côté de la salle, pour débattre d’un problème. Lesévénements avaient voulu qu’il se retrouve à la cour du roi Korodullin avantd’avoir eu le temps de se préparer au pénible devoir qui l’attendait. Il avaitdonné sa parole à Lelldorin de porter certains faits à la connaissance du roi,mais il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il allait s’y prendre. Lesdiscours ampoulés de la cour arendaise l’intimidaient. On était à Vo Mimbre,c’est-à-dire aux antipodes de la familiarité un peu bourrue de la cour du roiAnheg, au Val d’Alorie, ou de la bonhomie qui était de règle à celle du roiFulrach de Sendarie, et la perspective de divulguer le projet concocté par ungroupe de boutefeux asturiens comme il avait raconté l’histoire du comte deJarvik, à Cherek, lui paraissait rigoureusement inenvisageable.

La penséesoudaine des circonstances dans lesquelles ces événements s’étaient dérouléslui fit l’effet d’un coup violent. La situation d’alors était tellementsimilaire à la présente qu’il lui sembla tout d’un coup n’être qu’un pion dansun jeu élaboré. Les mouvements des pièces sur l’échiquier étaient presqueidentiques ; dans les deux cas, il s’était retrouvé dans une positiondifficile, obligé de faire échec à un coup fatal, faute de quoi un roi mourraitet un royaume s’effondrerait. Il se sentait étrangement impuissant, comme si savie entière était entre les mains de deux joueurs sans visage qui déplaçaientdes pièces sur un gigantesque échiquier, répétant inlassablement la mêmepartie. Partie qui, pour ce qu’il en savait, durait depuis le commencement destemps, et dont le prochain mouvement ne faisait aucun doute. Quant au moyen de l’effectuer,les joueurs semblaient se borner à le lui laisser découvrir.

Le roiKorodullin paraissait ébranlé lorsqu’il regagna son trône avec sire Loup, unedemi-heure plus tard, et il avait de toute évidence du mal à se contrôler.

— Pardonnez-nous,nobles gentilshommes, s’excusa-t-il, mais nous avons appris des nouvellestroublantes. Pour l’heure, toutefois, nous allons écarter nos préoccupations etfêter dignement cette visite historique. Que l’on appelle les musiciens et quel’on fasse préparer un banquet !

Il y eut unmouvement de foule, près de la porte, et un homme en robe noire fit son entrée,suivi de près par une demi-douzaine de chevaliers mimbraïques en armure deparade, les yeux étrécis par la méfiance, la main sur la garde de l’épée commes’ils défiaient qui que ce soit de tenter de se mettre en travers du chemin deleur maître. Alors que l’homme se rapprochait, Garion reconnut l’angleinhabituel de ses yeux et ses joues couturées de cicatrices. C’était un Murgo.Barak posa une main ferme sur le bras de Hettar. Le Murgo donnait l’impressionde s’être habillé en hâte, et semblait quelque peu essoufflé par laprécipitation qu’il avait mise à gagner la salle du trône. Il s’inclinaprofondément devant Korodullin.

— Je viens,ô Majesté, haleta-t-il de sa voix âpre, d’être avisé que des visiteurs étaientarrivés à la Cour, et je me suis empressé de venir ici les saluer au nom de monroi, Taur Urgas.

Le visage deKorodullin se ferma.

— Nous nenous rappelons pas T’avoir fait appeler, Nachak, déclara-t-il.

— Mescraintes se trouvent donc bien justifiées, ô royale Majesté, riposta le Murgo.Ces messagers se seront exprimés au sujet de ma race en termes désobligeants,dans le but de mettre fin à l’amitié bien établie entre les trônes d’Arendie etde Cthol Murgos. Je suis consterné de découvrir que Tu prêtes l’oreille à desragots sans m’offrir l’occasion d’exercer mon droit de réponse. Est-ce là l’idéeque Tu Te fais, ô Majesté auguste, de la justice ?

— Qui estcet homme ? demanda sire Loup à l’adresse de Korodullin.

— Nachak,l’ambassadeur de Cthol Murgos, expliqua le roi. Souhaites-Tu lui être présenté,ô vénérable Belgarath ?

— Ce nesera pas nécessaire, rétorqua sire Loup avec un morne sourire. Il n’y a pas unMurgo au monde qui ne sache qui je suis. Toutes les mères de Cthol Murgosmenacent leurs enfants désobéissants de m’appeler à la rescousse.

— Mais jene suis plus un enfant, vieillard, railla Nachak. Tu ne me fais pas peur.

— C’estpeut-être une erreur fatale, commenta Silk. Le nom du Murgo avait fait à Garionl’effet d’un coup de poing. En regardant le visage couturé de cicatrices del’homme qui avait si bien abusé Lelldorin et ses amis, il se rendit compte queles joueurs venaient d’avancer leurs pièces, le plaçant à nouveau dans uneposition décisive, et que l’issue de la partie dépendait cette fois encoreentièrement de lui.

— Quelsmensonges as-tu racontés au roi, vieillard ? questionna Nachak.

— Aucun,Nachak, objecta sire Loup. Je me suis contenté de lui dire la vérité, ce quiest bien suffisant.

— Jem’insurge, ô royale Majesté. Je proteste aussi énergiquement que possible, etj’en appelle à votre jugement. Le monde entier est au fait de la haine de cethomme envers mon peuple. Comment pouvez-vous lui permettre de vous empoisonnerainsi l’esprit ? Il vous dresse contre nous !

— Tiens, ila oublié ses Tu et ses Toi, cette fois, observa finement Silk.

— Il esttrop excité pour ça, expliqua Barak. Les Murgos perdent tous leurs moyens quandils sont énervés. C’est l’une de leurs moindres imperfections.

— Ah !ces Aloriens, cracha l’ambassadeur.

— Parfaitement,espèce de Murgo, repartit froidement Barak, sans lâcher le bras de Hettar.

Nachak se tournavers eux. Il ouvrit de grands yeux comme s’il voyait Hettar pour la premièrefois, et réprima un mouvement de recul sous le regard haineux de l’Algarois. Lademi-douzaine de chevaliers qui formaient son escorte se rapprochèrent aussitôtde lui, dans une attitude défensive.

— VotreMajesté, grinça-t-il, je connais cet homme. C’est un Algarois du nom de Hettar,un meurtrier tristement célèbre. J’exige que vous le fassiez arrêter.

— Tu exiges,Nachak ? releva le roi, une lueur inquiétante dans le regard. Tu osesimposer Tes exigences dans notre propre cour ?

— Que VotreMajesté daigne me pardonner, s’excusa promptement Nachak. La vue de cetindividu m’aura tellement perturbé que je me serai oublié.

— Tu seraismieux avisé de ficher le camp, Nachak, recommanda sire Loup. On sait bien qu’iln’est pas prudent de rester tout seul en présence de tant d’Aloriens quand onest un Murgo. Un accident est si vite arrivé...

— Grand-père,commença Garion, d’un ton pressant.

Il aurait étébien incapable de dire exactement pourquoi, mais il savait que le moment étaitvenu de parler. Il ne fallait pas que Nachak quitte la salle du trône. Lesjoueurs sans visage avaient joué leur dernier coup ; c’était la fin de lapartie.

— Grand-père,répéta-t-il, j’ai quelque chose à te dire.

— Ce n’estpas le moment, Garion.

Sire Loup tenaittoujours le Murgo sous son regard implacable.

— C’estimportant, Grand-père, très important. Sire Loup se retourna. Il s’apprêtaitsûrement à répondre sèchement, mais quelque chose dut lui apparaître— quelque chose que personne d’autre dans la salle du trône ne pouvaitvoir sans doute, car il écarquilla les yeux, comme en proie à une surpriseaussi vive que passagère.

— Trèsbien, Garion, acquiesça-t-il d’une voix étrangement calme. Vas-y.

— Il y ades gens qui complotent d’assassiner le roi d’Arendie, et Nachak trempe dans laconjuration.

Mais Garionavait parlé plus fort qu’il ne l’aurait voulu, et à ses paroles, un silencesubit s’abattit sur la salle du trône.

Le visage deNachak blêmit et sa main amorça un mouvement involontaire en direction de lagarde de son épée, sur laquelle elle se figea. Garion eut tout à coup unevision pénétrante de la présence de Barak, dressé, telle une montagne, dans sondos, tandis que Hettar, plus sinistre que la mort avec son cuir noir,surgissait à côté de lui. Nachak fit un pas en arrière, esquissa un gesterapide, et ses chevaliers bardés d’acier lui offrirent promptement un rempartde leur corps, en portant la main à leur arme.

— Je neresterai pas un instant de plus en butte à de pareilles calomnies, décréta leMurgo.

— Nous neT’avons pas signifié ton congé, Nachak, rétorqua froidement Korodullin. Nousrequerrons Ta présence pendant un moment, encore.

Le visage dujeune roi arborait un air sévère. Il soutint un moment le regard du Murgo, puisse tourna vers Garion.

— Nousvoudrions en entendre davantage. Parle en Ton âme et conscience, mon garçon, etn’aie crainte. Nul ne saurait exercer de représailles à Ton endroit.

Garion inspiraprofondément.

— Je suis loinde connaître tous les détails, Votre Majesté, expliqua-t-il en pesant ses mots.Ce que j’en sais, je l’ai découvert par hasard.

— Parlesans T’émouvoir, répéta le roi.

— Pourautant que je sache, Votre Majesté, un groupe d’hommes ont formé le projet devous tuer, quelque part sur la grand-route, lorsque vous vous rendrez à VoAstur, l’été prochain.

— Desrenégats asturiens, sans le moindre doute, suggéra un courtisan aux cheveuxgris.

— Ils seconsidèrent comme des patriotes, répliqua Garion.

— Bien évidemment,railla le courtisan.

— De tellestentatives ne sont pas rares, déclara le roi. Nous prendrons les mesuresnécessaires pour nous en prémunir. Grâces Te soient rendues pour cetteinformation.

— Ce n’estpas tout, Majesté, ajouta Garion. Lors de l’attaque, ils devraient porter desuniformes de légionnaires tolnedrains.

Silk laissaéchapper un sifflement aigu.

— Leurgrande idée est de faire croire à vos nobles que vous avez été tué par lesTolnedrains, poursuivit Garion. Les conjurés sont persuadés que Mimbredéclarera aussitôt la guerre à l’Empire, et que ses légions entreront enArendie dès cet instant. Après quoi, quand le pays sera à feu et à sang, ilsproclameront que l’Asturie n’est plus assujettie à la couronne d’Arendie, et àpartir de là, ils s’affirment sûrs du soutien de l’Asturie tout entière.

— Fortbien, repartit pensivement le roi. Ce plan n’est pas mal conçu, quoique sasubtilité ne ressemble guère à ces égarés d’Asturiens, nos frères. Mais nous nevoyons point encore ce que l’émissaire de Taur Urgas vient faire dans cettefélonie.

— C’est luiqui l’a mise au point, Votre Majesté. C’est lui qui en a fourni tous lesdétails, ainsi que l’or nécessaire à l’achat des uniformes tolnedrains et auralliement d’autres conjurés.

— Ilment ! éclata Nachak.

— Tu aurasl’occasion de faire valoir Ton point de vue, Nachak, lui signifia le roi avantde se retourner vers Garion. Poursuivons sur ce sujet. Comment as-Tu euconnaissance de ce complot ?

— Je nepuis vous le dire, Majesté, s’excusa Garion, d’un ton douloureux. J’ai donné maparole. L’un des hommes me l’a révélé en gage d’amitié. Il a remis sa vie entremes mains pour me prouver sa confiance. Je ne puis le trahir.

— Taloyauté Te fait honneur, jeune Garion, approuva le roi, mais l’accusation queTu portes contre l’ambassadeur murgo est des plus graves. Peux-Tu, sans violerTon serment, prouver Tes dires ?

.Garion secouala tête, impuissant.

— Cetteaffaire est des plus graves, votre Majesté, déclara Nachak. Je suis l’émissairepersonnel de Taur Urgas. Ce sale morveux est l’instrument de Belgarath, et sonhistoire aberrante, que rien, au surplus, ne vient étayer, constitue de touteévidence une tentative de discrédit à mon endroit, doublée d’un effort dedéstabilisation des relations entre les trônes d’Arendie et de Cthol Murgos. Jene puis laisser passer cette accusation. Le garçon doit être contraint et forcéd’identifier ces comploteurs imaginaires ou d’admettre qu’il ment.

— Il aprêté serment, Nachak, rétorqua le roi.

— C’est luiqui le dit, Votre Majesté, accusa Nachak avec un rictus railleur. Soumettons-leà la question. Une heure de chevalet, et il sera peut-être plus disert.

— Nousn’accordons guère de foi aux confessions obtenues par la torture, confiaKorodullin.

— S’ilplaît à Votre Majesté, intervint Mandorallen, il se pourrait que je sois enmesure de lui permettre de résoudre ce problème.

Garion jeta surle chevalier un regard meurtri. Mandorallen connaissait Lelldorin ; lavérité était à sa portée. En outre, Mandorallen étant un Mimbraïque, Korodullinétait son roi. Non seulement rien ne l’obligeait à garder le silence, mais encoreson devoir le contraignait pratiquement à parler.

— O MessireMandorallen, reprit gravement le roi, Toi dont la dévotion au devoir et à lavérité est légendaire, se pourrait-il que Tu puisses nous aider à identifierces comploteurs ?

Tout le problèmeétait là.

— Point dutout, ô noble Sire, démentit formellement Mandorallen. Mais je connais Garionet je sais que c’est un garçon honnête et sincère. Je me porte garant de lui.

— Piètrecorroboration, rétorqua Nachak. Je déclare quant à moi qu’il ment ; oùcela nous mène-t-il ?

— Ce garçonest mon compagnon, déclara Mandorallen. Je ne serai pas l’instrument d’unparjure ; son honneur m’est aussi précieux que le mien propre. Mais selonnos lois, ce que l’on ne peut prouver, on peut le remettre au jugement desarmes. Je me déclare le champion de ce garçon, et j’atteste devant cetteassemblée que le dénommé Nachak ici présent n’est qu’un scélérat qui s’estassocié à divers individus pour assassiner mon roi. Relève mon défi, Murgo,ordonna froidement Mandorallen, en retirant son gantelet d’acier et en lejetant sur le sol de pierre luisante où il s’écrasa avec un vacarmeretentissant. Ou bien laisse l’un de ces chevaliers sans foi ni loi le ramasserpour Toi. Peu m’importe de prouver Ta vilenie sur Ton corps ou celui de Tonchampion.

Nachak commençapar regarder le gantelet de mailles d’acier, puis le grand chevalier quil’accusait, fermement planté devant lui. Il passa nerveusement la pointe de salangue sur ses lèvres et jeta un coup d’œil circulaire sur la salle du trône.En dehors de Mandorallen, aucun des nobles mimbraïques présents n’était enarmes. Le Murgo plissa les yeux, comme à bout.

— Tuez-le !commanda-t-il aux six hommes en armure qui l’entouraient, en découvrant lesdents dans un rictus hargneux.

Les chevaliersse regardèrent d’un air dubitatif, pour le moins indécis sur la conduite àtenir.

— Tuez-le !répéta Nachak, d’un ton impérieux. Un millier de pièces d’or à celui qui luiôtera la vie !

A ces mots, lessix chevaliers retrouvèrent leur impassibilité, tirèrent leur épée comme unseul homme et se déployèrent, le bouclier levé, pour encercler Mandorallen.Nobles et dames de haut parage élargirent le cercle autour d’eux en poussantdes hoquets étouffés et des cris alarmés.

— Quelleest cette traîtrise ? s’exclama Mandorallen. Etes-vous épris de ce Murgoet de son or au point de tirer les armes en présence du roi, en violation detoutes les lois ? Rengainez vos épées.

Mais ilsignorèrent ses paroles et continuèrent d’avancer sur lui, menaçants.

— Défends-Toi,ô Messire Mandorallen, le pressa Korodullin, en se levant à moitié de sontrône. Je Te libère des contraintes de la loi.

Mais Barakn’était pas resté inactif. Remarquant que Mandorallen n’avait pas emporté sonbouclier dans la salle du trône, l’homme à la barbe rouge décrocha une énormeépée à deux mains de la panoplie d’armes et de bannières qui ornait l’un descôtés du trône.

— Mandorallen !hurla-t-il.

Dans un grandgeste, il fit glisser l’immense lame en direction du chevalier, sur les dallesde pierre du sol inégal. Mandorallen tendit l’un de ses pieds chaussés demailles d’acier, arrêta l’arme dans sa course et se baissa pour la ramasser.

Les chevaliersqui s’approchaient de lui eurent tout à coup l’air un peu moins sûrs d’eux envoyant Mandorallen soulever la lame de six pieds avec ses deux mains.

Avec unformidable sourire, Barak tira, d’un côté, son épée, de l’autre, une hached’armes. Sabre au clair, la garde basse, Hettar faisait silencieusement le tourdes chevaliers, beaucoup moins fringants tout à coup. Instinctivement, Garionporta la main à son épée, mais les doigts de sire Loup se refermèrent sur sonpoignet.

— Ne temêle pas de ça, toi, siffla le vieil homme, en l’écartant du combat qui sepréparait.

Mandorallenassena son premier coup sur un bouclier promptement levé, pulvérisant le brasd’un chevalier en armure et surcot écarlate, le précipitant à dix pieds de là,tel un vulgaire tas de ferraille. Barak para avec sa hache le coup d’épée quetentait de lui porter un chevalier trapu, avant d’abattre sa propre lame sur lebouclier levé de l’homme. Hettar se joua avec dextérité d’un chevalier enarmure émaillée de vert, esquivant avec une aisance dérisoire les coupsmaladroits de son adversaire et dardant la pointe de son sabre devant sonheaume d’acier.

La salle dutrône de Korodullin retentissait du tintement des épées, tandis que les lamess’entrechoquaient dans des gerbes d’étincelles. Mandorallen abattit un secondadversaire d’un coup formidable. Il plongea son épée à deux mains sous lebouclier du chevalier qui poussa un cri terrible, lorsque, traversant sonarmure, la vaste lame s’enfonça dans son flanc. Puis l’homme s’écroula, un flotvermeil jaillissant d’une déchirure béante à mi-corps.

D’un presterevers de sa hache d’armes, Barak ouvrit le côté du heaume d’un chevaliercorpulent, qui fit un tour sur lui-même avant de s’écrouler sur le sol. Hettarfeinta rapidement, puis il introduisit la pointe de son sabre au défaut duventail du chevalier en armure verte, qui se raidit comme le sabre luipénétrait dans le cerveau.

Tandis que lamêlée faisait rage sur le sol luisant, les nobles et leurs dames fuyaient d’uncôté puis de l’autre pour éviter d’être renversés par les combattants. Nachakassista avec consternation à la déroute de ses chevaliers qui s’écroulaient lesuns après les autres, puis, tout d’un coup, il fit volte-face et s’enfuit.

— Il s’enva ! hurla Garion.

Mais Hettarétait déjà sur ses talons, et son visage n’était pas beau à voir. Courtisans etbelles dames se volatilisaient en poussant des cris stridents devant l’Algaroisqui s’élançait pour couper la route à Nachak en brandissant son sabredégoulinant de sang. Le Murgo avait presque réussi à atteindre l’autre bout dela salle, mais, traversant la foule à grandes enjambées, Hettar fut devant laporte avant lui. L’ambassadeur dégaina son épée avec un cri de désespoir, et,curieusement, Garion éprouva un instant de pitié pour lui.

Au moment où leMurgo s’apprêtait à lever son épée, Hettar le frappa une première foisau-dessus de chaque épaule, faisant claquer la lame de son sabre comme sic’était un fouet. Nachak tenta désespérément de soulever ses bras morts pour seprotéger la tête, mais Hettar le prit au dépourvu. Abaissant sa lame,l’Algarois au visage implacable lui traversa le corps de part en part,délibérément, avec une grâce fluide très particulière. Garion vit la pointe dusabre ressortir entre les épaules du Murgo selon un angle qui lui parutétrange. L’ambassadeur poussa un hoquet, lâcha son épée et se cramponna desdeux mains au poignet de Hettar, mais, tordant inexorablement la main, l’hommeau profil d’oiseau de proie fit tourner le tranchant de sa lame incurvée dans lecorps du Murgo. Nachak émit une sorte de grognement, il fut secoué par unhorrible frisson, puis ses deux mains glissèrent sur le poignet de sonbourreau, ses jambes se dérobèrent sous son corps et il tomba à la renversedans un soupir gargouillant, dégageant mollement la lame du sabre.

Chapître 11

Après la mort deNachak, un silence terrible régna pendant un moment dans la salle du trône,puis ses deux derniers gardes du corps encore debout jetèrent avec fracas leursarmes sur le sol ruisselant de sang. Mandorallen releva le ventail de sonheaume et se tourna vers le trône.

— O Majestéauguste, commença-t-il respectueusement, l’issue de ce jugement par les armesprouve la traîtrise de Nachak.

— En effet,acquiesça le roi. Notre seul regret est que l’enthousiasme que Tu as mis àdéfendre cette cause nous aura privés de l’occasion de pousser plus avant nosinvestigations sur la duplicité de Nachak.

— Je penseque l’on peut s’attendre à ce que les complots qu’il a fomentés avortentd’eux-mêmes, sitôt que la nouvelle des événements se sera répandue au-dehors,observa sire Loup.

— Peut-être,admit le roi. Mais nous aurions bien aimé avoir quelques détails sur cetteaffaire. Il nous aurait plu de savoir si Nachak était l’instigateur de cettevilenie, ou s’il fallait aller chercher plus loin, en direction de Taur Urgaslui-même, insinua-t-il en fronçant les sourcils d’un air pensif, avant desecouer la tête comme pour écarter de sombres spéculations. L’Arendie Te doitbeaucoup, vénérable Belgarath. Tes braves compagnons ici présents nous aurontgardés de voir se rallumer une guerre de triste mémoire. Ma salle du trône estdevenue un champ de bataille, soupira-t-il, après un coup d’œil navré au solsouillé de sang et aux corps qui le jonchaient. La malédiction qui frappel’Arendie n’aura même pas épargné ces lieux. Que l’on fasse disparaître cecarnage ! ordonna-t-il sèchement avant de détourner les yeux de l’horriblespectacle du nettoyage.

Nobles et gentesdames se remirent à jaboter tandis que l’on déblayait les cadavres et que l’onépongeait rapidement les mares de sang qui avaient commencé à figer sur le solde pierre.

— Bellebagarre, commenta Barak en essuyant soigneusement la lame de sa hache.

— Je Tesuis infiniment redevable, ô Messire Barak, de Ton aide fort opportune, déclaragravement Mandorallen.

— Ellesemblait de mise, répondit Barak en haussant les épaules.

Hettar lesrejoignit. Une expression de sinistre satisfaction se lisait sur son visage.

— Beauboulot, le complimenta Barak. Vous lui avez proprement réglé son compte.

— C’est lefruit d’une longue habitude, acquiesça Hettar. Nachak a commis la même erreurque tous les Murgos quand ils livrent un combat. Il doit y avoir une failledans leur éducation.

— C’estvraiment dommage, tout de même, glissa Barak avec une mauvaise foi scandaleuse.

Garion s’éloignad’eux. Il savait pertinemment que c’était absurde, mais il n’en éprouvait pasmoins le sentiment aigu d’assumer une responsabilité personnelle dans lecarnage auquel il venait d’assister. Tout ce sang, toutes ces morts violentesprocédaient de ce qu’il avait dit. S’il n’avait pas ouvert la bouche, ceshommes ne seraient pas passés de vie à trépas. Ses paroles avaient beau sejustifier, sinon s’imposer — et combien —, il était, qu’il le voulût ou non,en proie aux affres de la culpabilité. Il ne se sentait pas en mesure dediscuter avec ses amis pour l’instant. Il aurait donné n’importe quoi pourpouvoir parler avec tante Pol, mais elle n’était pas encore revenue, et il seretrouvait seul face à sa conscience meurtrie.

Il s’étaitréfugié dans l’une des embrasures formées par les pilastres qui soutenaient lemur sud de la salle du trône afin de ruminer tranquillement ces sombrespensées, lorsqu’une jeune fille, de deux ans plus âgée que lui peut-être, fonditsur lui. Elle avait les cheveux sombres, presque noirs, la peau crémeuse, et lecorsage de sa robe écarlate, dont le brocart épais bruissait quand ellemarchait, était si profondément décolleté que Garion eut un peu de mal àtrouver sur elle un endroit qui offrît au regard toutes les garantiesd’innocuité voulues.

— J’ajouterai,ô Messire Garion, mes remerciements à ceux de toute l’Arendie, souffla-t-elle,d’une voix vibrante d’un cocktail d’émotions qui échappèrent totalement àGarion. La révélation du funeste complot ourdi par le Murgo est venue à pointnommé pour sauver la vie de notre souverain.

Ces mots nepouvaient que mettre du baume au cœur de Garion.

— Je n’aipas fait grand-chose, gente damoiselle, répondit-il, dans une belledémonstration de fausse modestie. Le combat fut livré par mes amis.

— Maisc’est Ta courageuse intervention qui a permis de démasquer le félon,insista-t-elle. Et les vierges chanteront la noblesse avec laquelle Tu as celél’identité de Ton ami, aussi anonyme que mal inspiré.

La notion devirginité n’était pas de celles avec lesquelles Garion était prêt à se colleteravec désinvolture. Il devint cramoisi et se mit à bafouiller lamentablement.

— Es-Tu envérité, noble Garion, le petit-fils de Belgarath l’Eternel ?

— Nos liensne sont pas aussi étroits que cela, mais c’est ainsi que nous présentons leschoses, pour simplifier.

— Tudescends néanmoins de lui en droite ligne ? précisa-t-elle, et ses yeuxviolets étincelaient.

— D’aprèslui, oui.

— Et DamePolgara serait-elle, d’aventure, Ta mère ?

— Ma tante.

— Uneproche parente, donc, approuva-t-elle avec chaleur, en posant ses mains commedeux oiseaux sur son poignet. Le sang qui coule, ô Messire Garion, dans Tesveines, est le plus noble du monde. Dis-moi, ne serais-Tu, par chance, encorepromis à personne ?

Les yeux deGarion se mirent à papilloter, et ses oreilles franchirent un nouveau degrédans l’écarlate.

— Ah !Garion, tonna la voix cordiale de Mandorallen, rompant un moment on ne peutplus pénible. Je Te cherchais. Daigneras-Tu, comtesse, nous excuser ?

La jeunecomtesse jeta à Mandorallen un regard venimeux, mais la main ferme du chevalierempoignait déjà celle de Garion, l’entraînant au loin.

— Il faudraque nous ayons un autre entretien, ô Messire Garion, s’écria-t-elle comme ils’éloignait.

— J’espèrebien, gente damoiselle, acquiesça Garion, par-dessus son épaule.

Puis Mandorallenet lui se fondirent dans la foule des courtisans qui se pressaient vers lecentre de la salle du trône.

— Je vousdois des remerciements, Mandorallen, articula enfin Garion, sans tropd’enthousiasme.

— Et pourquoi donc, mon jeune ami ?

— Voussaviez qui je protégeais quand j’ai parlé de Nachak au roi, n’est-ce pas ?

— Evidemment,confirma le chevalier, d’un petit ton désinvolte.

— Vousauriez pu le dire au roi. En fait, il était de votre devoir de le lui dire, sije ne m’abuse ?

— Oui, maisTu avais fait vœu de garder le secret.

— Moi oui,mais pas vous.

— Noussommes compères, Toi et moi. Ton serment me liait tout autant que Toi. Ne lesavais-Tu donc point ?

Garion étaitdépassé. Les raffinements de subtilité de l’éthique arendaise avaient quelquechose d’effarant.

— Alorsvous avez préféré vous battre pour moi ?

— Etcomment ! assura Mandorallen avec un rire bon enfant. Bien que je doiveT’avouer honnêtement, ô Garion, que mon empressement à prendre Ta défensen’était point entièrement le fait de l’amitié. En vérité, je te le dis, ceMurgo, Nachak, m’avait paru moult agressif, et je ne goûtais guère la froidearrogance de ses séides. L’idée de ce combat me tentait déjà fortement avantque le besoin de me faire Ton champion ne m’en offre l’occasion. C’estpeut-être moi qui devrais Te remercier de me l’avoir fournie.

— Je nevous comprends vraiment pas, Mandorallen, avoua Garion. Il y a des moments oùje me dis que je n’ai jamais rencontré personne d’aussi compliqué que vous detoute ma vie.

— Moi ?Mais je suis l’homme le plus simple du monde, déclara Mandorallen, stupéfait,avant de jeter un coup d’œil alentour. Je me dois de Te conseiller de prendregarde à Tes paroles lorsque Tu converses avec la comtesse Vasrana, luiconfia-t-il en se penchant vers lui. C’est ce qui m’a déterminé à Te prendre àpart.

— Quiça ?

— L’accortedamoiselle avec qui Tu t’entretenais. Elle se prend pour la plus grande beautédu royaume et cherche un époux digne de sa personne.

— Unépoux ? répéta Garion, d’une voix défaillante.

— Mon jeuneami constitue une proie de choix. Son sang est plus noble qu’aucun autre parsuite de sa parenté avec Belgarath. Il concrétiserait le summum des ambitionsde la comtesse.

— Unépoux ? croassa à nouveau Garion, dont les genoux commençaient à trembler.Moi ?

— Je nesais ce qu’il en est dans la brumeuse Sendarie, expliqua Mandorallen, mais enArendie, Tu es, ô Garion, d’âge à Te marier. Que mon compère prenne garde à sesparoles. La plus anodine des remarques pourrait passer pour une promesse, siune noble dame choisissait de l’interpréter comme telle.

Garion déglutitpéniblement et jeta autour de lui un coup d’œil plein d’appréhension, aprèsquoi il s’efforça de se faire oublier. Il avait l’impression que ses nerfs lelâcheraient au premier incident.

Mais la traquede ce genre de gibier à deux pattes n’avait pas de secret pour une chasseresseaussi rouée que la comtesse Vasrana. Avec une détermination consternante, ellele débusqua, le rabattit et l’accula dans une autre embrasure, braquant sur luises yeux de braise et son sein palpitant.

— Peut-êtrepourrons-nous maintenant, par chance, continuer cette intéressanteconversation, ô Messire Garion, ronronna-t-elle.

Garion était auxabois et supputait fébrilement ses chances d’évasion lorsque tante Polréintégra la salle du trône, accompagnée par la reine Mayaserana, maintenantrayonnante. Mandorallen lui adressa rapidement quelques mots, et elle traversaimmédiatement la salle en direction de la comtesse aux yeux violets qui tenaitGarion dans ses rets.

— Garion,mon chou, dit-elle en approchant, c’est l’heure de ton médicament.

— Monmédicament ? articula-t-il, ne voyant pas où elle voulait en venir.

— Il esttellement distrait, le pauvre, confia tante Pol à la comtesse. Il sait pourtantbien que s’il ne prend pas sa potion toutes les trois heures, il va avoir unenouvelle crise. Enfin, c’est probablement l’excitation...

— Unecrise ? répéta la comtesse Vasrana, d’une voix stridente.

— C’est unemalédiction qui pèse sur toute la famille, soupira tante Pol. Ils sont tousfous — tous les enfants mâles. La potion agit un moment, mais son effetn’est que temporaire, évidemment. Il faudra que nous trouvions sans tarder unejeune femme patiente et dotée d’un bel esprit de sacrifice si nous voulonsqu’il se marie et donne le jour à des enfants avant que son cerveau ne commenceà se ramollir. Après cela, son infortunée épouse sera condamnée à s’occuper delui jusqu’à la fin de ses jours. Je me demandais justement quelque chose,fit-elle en regardant la jeune femme d’un air spéculatif. Se pourrait-il que vousne soyez pas encore promise ? Vous semblez avoir l’âge voulu... Hmm, d’uneagréable fermeté, approuva-t-elle, en tendant la main et en tâtant rapidementle bras rond de Vasrana. Il faut que j’en parle tout de suite à sire Belgarath,mon père.

La comtessecommença à reculer, les yeux écarquillés.

— Allons,ne partez pas, supplia tante Pol. Nous avons bien quelques minutes devant nousavant sa prochaine crise.

La jeune filles’éloigna ventre à terre.

— Maisquand est-ce que tu resteras tranquille, à la fin ? soupira tante Pol enentraînant fermement Garion.

— Mais jen’ai rien fait, moi, objecta-t-il. Mandorallen les rejoignit, un sourire quiallait d’une oreille à l’autre accroché à la face.

— Jeconstate, ô gente dame, que Tu es parvenue à faire lâcher prise à notreagressive comtesse. Je l’aurais crue plus accrocheuse.

— Je lui aifourni matière à réflexion. Il se peut que j’aie quelque peu tempéré sonenthousiasme pour la vie matrimoniale.

— De quoivous êtes-vous entretenue avec notre reine ? reprit-il. Il y a des annéesque l’on ne l’avait vue sourire ainsi.

— Mayaseranaavait des problèmes typiquement féminins. Je ne pense pas que vouscomprendriez.

— Sonincapacité à mener une grossesse à terme ?

— LesArendais n’ont donc vraiment rien de mieux à faire que de gloser sur des chosesqui ne les regardent pas ? Pourquoi n’iriez-vous pas provoquer quelqu’und’autre en duel, au lieu de poser des questions indiscrètes ?

— Laquestion nous préoccupe tous beaucoup, gente dame, expliqua Mandorallen, d’unton d’excuse. Si notre reine ne donne pas un héritier au trône, nous courons lerisque d’une nouvelle guerre dynastique. Toute l’Arendie pourrait s’embraser ànouveau.

— L’incendien’aura pas lieu, Mandorallen. Je suis arrivée à temps, par bonheur — maisnous avons senti les brandons passer bien près. Vous aurez un prince couronnéavant l’hiver.

— Est-cepossible ?

— Vousaimeriez peut-être que je vous donne des précisions ? suggéra-t-elle d’unton caustique. J’avais pourtant cru remarquer que les hommes préféraientgénéralement ignorer le détail des mécanismes mis en œuvre dans la gestation deleurs héritiers.

Le visage deMandorallen s’empourpra.

— Je mecontenterai de votre assurance, Dame Polgara, déclara-t-il avec empressement.

— Vous m’envoyez fort aise.

— Il fautque je fasse part au roi de tout ceci, annonça-t-il.

— Occupez-vousplutôt de vos affaires, Messire Mandorallen. La reine se chargera elle-même dedire à Korodullin, son époux, ce qu’il a besoin de savoir. Vous feriez mieuxd’aller nettoyer votre armure. On dirait que vous avez passé la journée dans unabattoir.

Il s’inclina,plus rouge que jamais, et battit en retraite.

— Ah !les hommes, soupira-t-elle en le suivant du regard, avant de se rabattre surGarion. Je me suis laissé dire que tu ne t’étais pas ennuyé, toi.

— Ilfallait bien que je mette le roi au courant, bredouilla-t-il.

— On diraitque tu as vraiment le génie de te fourrer dans des situations invraisemblables.Pourquoi ne nous as-tu pas avertis, ton grand-père ou moi-même ?

— J’avaisjuré de me taire.

— Garion,commença-t-elle fermement, dans les circonstances présentes, il est trèsdangereux de garder des secrets. Ce que Lelldorin t’avait confié était trèsgrave, tu le savais n’est-ce pas ?

— Je n’aipas dit que c’était Lelldorin.

— Garion,mon chou, reprit-elle froidement, en le foudroyant du regard, ne commets jamaisl’erreur de me croire stupide.

— Oh !mais non, balbutia-t-il. Ça ne me serait jamais venu à l’esprit. Je... tantePol, j’avais donné ma parole de ne rien dire à personne.

Elle poussa unsoupir.

— Il nefaut pas que tu restes en Arendie, déclara-t-elle. Cet endroit a manifestementun effet néfaste sur tes facultés. Enfin, la prochaine fois que tu te sentirasobligé de faire une de ces déclarations publiques à sensation, parle-m’en unpeu avant. D’accord ?

— Oui,M’dame, marmonna-t-il, un peu penaud.

— Oh !mon Garion, mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ?

Puis elle éclatad’un grand rire chaleureux, lui passa un bras autour des épaules, et tout allabien à nouveau.

La soirée sedéroula sans autre incident. Le banquet fut mortel, ponctué de toasts interminables,les nobles arendais s’étant sentis obligés de se lever chacun à son tour pourrendre hommage à sire Loup et à tante Pol en tenant des discours aussi fleurisqu’ampoulés. Ils allèrent se coucher à une heure impossible, et Garion dormitmal, d’un sommeil troublé par des cauchemars dans lesquels la comtesse aux yeuxde braise le poursuivait le long d’interminables couloirs jonchés de fleurs.

Ils se levèrenttôt le lendemain matin, et après le petit déjeuner, tante Pol et sire Loups’entretinrent à nouveau en privé avec le roi et la reine. Garion, qui n’étaitpas tranquille depuis son escarmouche avec la comtesse Vasrana, ne quittait pasMandorallen d’une semelle. C’était le chevalier mimbraïque au surcot bleu quisemblait le mieux armé pour l’aider à éviter ce genre d’aventure. Ilsattendirent dans une antichambre, juste à côté de la salle du trône, et pourpasser le temps, Mandorallen lui expliqua en long et en large une tapisseriecompliquée qui couvrait tout un pan de mur.

Vers le milieude la matinée, Messire Andorig, le seigneur aux cheveux noirs auquel sire Loupavait ordonné de passer le restant de ses jours à s’occuper de l’arbre de laplace, vint trouver Mandorallen.

— Messirechevalier, commença-t-il d’un ton respectueux, le baron de Vo Ebor est arrivédu nord, accompagné de sa dame. Ils ont demandé de Tes nouvelles et m’ontchargé de Te mener près d’eux.

— C’estfort aimable de Ta part, ô Messire Andorig, répondit Mandorallen en se levantpromptement du banc où ils s’étaient assis, Garion et lui. Je reconnais biendans cette courtoisie le noble Andorig.

Andorig poussaun soupir.

— Il n’en apas toujours été ainsi, hélas. J’ai monté la garde, cette nuit, auprès del’arbre miraculeux que le vénérable Belgarath a confié à mes soins vigilants.Cela m’a donné le loisir de jeter un regard rétrospectif sur mon existence. Jen’ai pas mené la vie d’un homme de bien, mais je me repens amèrement de mesfautes et m’efforcerai honnêtement d’en mériter le pardon.

Sans un mot,Mandorallen étreignit la main du chevalier et le suivit, le long d’uninterminable corridor, jusqu’à l’antichambre où l’on avait introduit lesvisiteurs.

Ce n’est qu’aumoment d’entrer dans la pièce baignée de soleil que Garion se rappela que labaronne de Vo Ebor était la femme avec qui Mandorallen avait parlé, quelquesjours auparavant, sur cette colline battue par les vents, le long de la Grand-routede l’Ouest.

Le baron étaitun homme de belle prestance, en surcot vert. Il était sensiblement plus âgé queMandorallen. Ses cheveux et sa barbe avaient des reflets d’argent, et ses yeux,enfoncés dans son visage, recelaient comme une insondable tristesse.

— Mandorallen,dit-il en donnant chaleureusement l’accolade au chevalier. Il y a troplongtemps que Tu nous délaisses ; ce n’est pas gentil.

— Ledevoir, Messire, répondit Mandorallen d’une voix altérée.

— Allons,Nerina, ordonna le baron à sa femme. Venez saluer notre ami.

La baronneNerina était bien plus jeune que son mari. Elle avait les cheveux longs, d’unnoir de jais. Elle portait une robe rose, et elle était très belle— quoique pas plus, songea Garion, qu’une demi-douzaine d’autres femmesqu’il avait vues à la cour d’Arendie.

— Ce cherMandorallen, déclara-t-elle en accordant au chevalier une brève et chasteaccolade. Sa présence nous a beaucoup manqué à Vo Ebor.

— Le monden’est plus pour moi qu’un endroit désolé loin de ses murs tant aimés.

Sire Andorigs’était discrètement éclipsé après une inclination du buste, laissant Garionplanté près de la porte, un peu incertain sur la conduite à tenir.

— Et quelest ce jeune garçon d’aimable tournure qui accompagne mon fils ? s’enquitle baron.

— Un jeuneSendarien du nom de Garion, l’informa Mandorallen. Il s’est joint à moi, ainsique divers autres compagnons, dans une quête périlleuse.

— C’estavec joie que je salue le compagnon de mon fils, déclara le baron.

Garions’inclina, mais son esprit fonctionnait à toute vitesse. Il s’efforçait detrouver un prétexte pour s’éloigner. La situation était terriblementembarrassante, et il n’avait pas envie de s’éterniser.

— Il fautque j’aille attendre le roi, annonça le baron. Les règles de la courtoisieexigent que je me présente à lui dès mon arrivée à la cour. Daigneras-Tu, ôMandorallen, tenir compagnie à ma chère et tendre épouse jusqu’à mon retour ?

— Je n’ymanquerai pas, Messire.

— Je vaisvous emmener à l’endroit où le roi confère avec ma tante et mon grand-père,Messire, s’empressa Garion.

— Non, mongarçon, déclina le baron. Tu dois rester, toi aussi, bien que je n’aie nulsujet d’inquiétude, étant parfaitement au fait, comme je le suis, del’indéfectible loyauté de ma femme et de mon plus cher ami. Mais les mauvaiseslangues auraient vite fait de crier au scandale si on les laissait seuls tousles deux. La prudence commande que l’on veille à ne point prêter le flanc auxméchantes rumeurs et aux vils sous-entendus.

— Jeresterai donc, Messire, accepta promptement Garion.

— Bravegarçon, approuva le baron.

Puis il quittala pièce en silence, le regard quelque peu hanté.

— Ma damesouhaiterait-elle s’asseoir ? proposa Mandorallen, en indiquant à labaronne Nerina un banc sculpté placé à côté d’une fenêtre.

— Volontiers,acquiesça-t-elle. Notre voyage a été moult éprouvant.

— Il estbien long, le chemin qui mène d’ici à Vo Ebor, renchérit Mandorallen en prenantplace sur un autre banc. Les routes furent-elles clémentes à ma dame et à sonseigneur ?

— Peut-êtrepas tout à fait assez sèches pour que le voyage fût parfaitement agréable,précisa-t-elle.

Ils parlèrent unmoment des routes et du temps, assis non loin l’un de l’autre, mais passuffisamment près pour que, si quelqu’un venait à passer par la porte ouverte,il pût se méprendre sur la totale innocence de leur conversation. Pourtant, lesmessages qu’échangeaient leurs yeux étaient sensiblement plus intimes.Terriblement embarrassé, Garion affecta de regarder par une fenêtre, aprèss’être assuré qu’on le voyait bien de la porte.

Comme laconversation s’éternisait, les silences se faisaient de plus en plus longs etembarrassants, et Garion se tordait intérieurement de douleur à chaque fois,redoutant que, poussés à bout par leur amour sans espoir, Mandorallen ou DameNerina ne transgresse cette frontière non dite et ne laisse échapper le mot,la phrase ou le vocable qui provoqueraient la ruine de l’honneur et de ladignité, menant leur vie au désastre. Et pourtant, dans un petit coin de sonesprit, il aurait «donné n’importe quoi pour que ce mot, cette phrase ou cevocable soit enfin prononcé et que la flamme de leur amour s’embrase, aussibrièvement que ce soit.

C’est là, danscette petite chambre tranquille, baignée de lumière, que Garion franchit unesorte de ligne de .démarcation. Le ressentiment qu’il nourrissait à« l’encontre de Mandorallen, et qui lui avait été instillé par Lelldorin,avec ses préjugés sans nuance, finit par s’effriter et disparaître. Il se mit àéprouver pour le couple des sentiments puissants, qui n’étaient pas de la pitié— car ils n’auraient pas accepté de pitié —, mais plutôt de la compassion.Et surtout, il commençait à comprendre, bien qu’encore timidement et quoi qu’ily vît essentiellement la marque d’un égoïsme sans bornes, le sens de l’honneuret l’orgueil transcendant dans lesquels plongeaient les racines de la tragédiequi marquait le destin de l’Arendie depuis des siècles innombrables.

Pendant encoreune demi-heure peut-être, Mandorallen et Dame Nerina restèrent ainsi l’un prèsde l’autre, les yeux dans les yeux, échangeant à peine quelques paroles, tandisque Garion, au bord des larmes, montait près d’eux une garde vigilante. Et puisDurnik vint leur annoncer que tante Pol et sire Loup s’apprêtaient à partir.

Chapitre 12 : En Tolnédrie

Ils quittèrentla cité, escortés par un détachement d’une quarantaine de chevaliers en armurecommandé par le roi Korodullin en personne. Une fanfare de trompes de cuivresalua leur départ du haut des remparts de Vo Mimbre, et en jetant un coup d’œilpar-dessus son épaule, Garion crut reconnaître Dame Nerina debout sur le murd’enceinte, juste au-dessus du portail voûté, mais il n’aurait pu l’affirmer.La dame ne fit aucun signe de la main, et Mandorallen ne se retourna pas pourla regarder, mais c’est tout juste si Garion ne retint pas son souffle tout letemps qu’ils furent en vue de Vo Mimbre.

L’après-midiétait déjà bien entamé lorsqu’ils arrivèrent au gué qui permettait de traverserl’Arendie pour entrer en Tolnedrie. La rivière étincelait sous le soleil quibrillait de tous ses feux dans un ciel d’un bleu intense, et les bannièresmulticolores qui ornaient les lances des chevaliers de l’escorte claquaientdans le vent, au-dessus de leurs têtes. Garion éprouva un besoin éperdu, uneaspiration irrésistible, presque insoutenable, de traverser la rivière et delaisser derrière lui l’Arendie et les terribles événements qui s’y étaientdéroulés.

— Salut àToi et bonne route, ô vénérable Belgarath, déclara Korodullin, en s’arrêtant aubord de l’eau. Nous allons commencer nos préparatifs, ainsi que Tu nous l’asconseillé. L’Arendie sera prête. J’en atteste les Dieux.

— Je voustiendrai, quant à moi, régulièrement informé de l’avancement de notre quête,promit sire Loup.

— Nousferons également conduire une enquête sur les activités des Murgos àl’intérieur des frontières du royaume, annonça Korodullin. Si ce que nous aannoncé le noble Belgarath se révèle exact, et nous ne doutons pas que tel soitle cas, alors nous les ferons expulser d’Arendie jusqu’au dernier. Nous lestraquerons sans relâche, et ils ne connaîtront pas le repos sur la terred’Arendie. Nous ferons de leur vie un calvaire, un enfer perpétuel, pour prixde la discorde qu’ils auront tenté de semer parmi nos sujets.

— Voilà uneidée bien séduisante, répondit sire Loup avec un grand sourire. Les Murgos sontun peuple arrogant ; un peu d’affliction de temps à autre ne peut que leurenseigner l’humilité. Au revoir, Korodullin, dit-il en tendant la main aumonarque. J’espère que le monde se portera mieux lors de notre prochainerencontre.

— Nosprières iront dans ce sens, assura le jeune roi. Mais l’empire de Tolnedrie lesattendait de l’autre côté de la rivière ; alors sire Loup prit la tête dela colonne, et ils s’engagèrent dans les eaux frémissantes, tandis que, dansleur dos, les chevaliers mimbraïques les saluaient d’une ultime sonnerie detrompe.

En remontant surl’autre berge, Garion regarda autour de lui à la recherche de quelque chose quidifférenciât l’Arendie de la Tolnedrie, un changement dans le sol ou lavégétation, mais il n’y en avait apparemment aucun. Indifférente aux frontièresdes hommes, la terre continuait, inchangée.

A une demi-lieueenviron de la rivière, ils entrèrent dans la Futaie de Vordue, vaste étendueboisée, bien entretenue, qui partait de la mer et allait jusqu’au pied desmontagnes, à l’est. Une fois sous le couvert des arbres, ils s’arrêtèrent pourremettre leurs vêtements de voyage.

— Autantcontinuer à nous faire passer pour des marchands, décida sire Loup, enremettant avec une évidente satisfaction sa tunique rapiécée, d’un rougeéteint, et ses chaussures désassorties. Les Grolims ne se laisseront évidemmentpas abuser, mais ça fera l’affaire pour les Tolnedrains que nous rencontreronsen chemin. Nous réglerons le cas des Grolims d’une autre façon.

— Y a-t-iltrace du passage de l’Orbe ? gronda Barak en fourrant dans les ballots sacape de peau d’ours et son heaume.

— Un indiceou deux, confirma sire Loup avec un regard circulaire. Je dirais que Zedar estpassé par là il y a quelques semaines.

— Il ne mesemble pas que nous réduisions significativement l’écart, lâcha Silk en tirantsur son gilet de cuir.

— Au moins,nous ne nous laissons pas distancer. Bon, on y va ?

Ils se remirenten selle dans le soleil de l’après-midi et reprirent la Grand-routetolnedraine, qui coupait tout droit à travers la forêt. Au bout d’une lieue oudeux, la chaussée s’élargissait considérablement devant un bâtiment bas, auxmurs de pierre blanchis à la chaux, coiffé d’une toiture rouge, solidementplanté sur le bas-côté. Plusieurs soldats traînaient leur flemme auxalentours ; leurs armures et leur armement parurent à Garion moinsrutilants que ceux des légionnaires qu’il lui avait été donné de voirjusque-là.

— C’est unposte de douane, commenta Silk. Les Tolnedrains préfèrent les placer à unecertaine distance de la frontière pour ne pas se trouver impliqués dans lestrafics réguliers.

— Ceslégionnaires me semblent bien débraillés, observa Durnik d’un ton réprobateur.

— Ce nesont pas des légionnaires, expliqua Silk, mais des troupes locales au servicedes douanes. Ça fait une énorme différence.

— C’est ceque je vois, confirma Durnik.

Un soldat à lacuirasse rouillée s’avança sur la route, une courte lance à la main, et tenditle bras pour les arrêter.

— Inspectiondes douanes, déclara-t-il d’un ton las. Son Excellence va venir d’ici uninstant. Vous pouvez mettre vos chevaux par là, fit-il en indiquant une sorted’enclos, sur le côté du bâtiment.

— Desennuis en perspective ? demanda Mandorallen.

Le chevalier,qui avait enlevé son armure, portait maintenant la cotte de mailles et lesurcot avec lesquels il voyageait habituellement.

— Non,répondit Silk. L’agent des douanes va nous poser quelques questions, mais nousallons lui graisser la patte et il nous laissera repartir sans problème.

— Graisserla patte ? releva Durnik.

— Evidemment,commença Silk en haussant les épaules. Pourquoi les choses se passeraient-ellesautrement ici ? Mais il vaut mieux me laisser parler. J’ai l’habitude dece genre de formalités.

L’inspecteur desdouanes, un gaillard ventru, au crâne dégarni, sortit du bâtiment de pierre enépoussetant les miettes qui garnissaient le devant de sa robe brun-rouxceinturée à la taille.

— Bonaprès-midi, dit-il d’un ton carré.

— Bien lebonjour, Votre Excellence, répondit Silk avec une rapide courbette.

— Alors,qu’avons-nous là ? demanda l’agent en scrutant leur chargement d’un regardappréciateur, comme pour en jauger le contenu.

— Jem’appelle Radek de Boktor, répliqua Silk. Je suis un marchand drasnien. J’apportedu drap de laine sendarien à Tol Honeth.

Il ouvrit lehaut de l’un des paquets et en extirpa un coin de lainage gris.

— Voilà unbien honnête dessein, honorable marchand, commenta l’agent en palpant lelainage. L’hiver a été fort rigoureux, cette année, et les cours de la laineont considérablement monté.

Il y eut un breftintement et plusieurs pièces changèrent de main. L’agent des douanes se fenditalors d’un sourire, et sembla se décontracter.

— Je nevois pas l’utilité de vous faire ouvrir tout votre barda, concéda-t-il d’un tonamène. Il est évident que vous êtes l’intégrité même, mon brave Radek, et je nevoudrais pas vous retarder.

Silk s’inclina ànouveau.

— Avez-vousquelque chose de particulier à signaler sur le trajet qui nous attend, VotreExcellence ? questionna-t-il en refermant soigneusement le ballot. J’aiappris à me fier aux conseils du service des douanes.

— La routeest bonne, déclara l’agent avec un haussement d’épaules. Les légions yveillent.

— Bien sûr.Rien de spécial, où que ce soit ?

— Ilvaudrait peut-être mieux que vous ne vous mêliez pas trop à la population endescendant vers le sud, conseilla le corpulent personnage. Une certaineagitation politique se fait actuellement sentir en Tolnedrie. Mais je suis sûrque lorsque les gens verront que vous vaquez strictement à vos affaires, vousne serez pas importuné.

— Destroubles ? s’enquit Silk, en prenant l’air quelque peu préoccupé. C’est lapremière fois que j’en entends parler.

— C’est cefichu problème de succession qui perturbe un peu tout en ce moment.

— RanBorune serait-il malade ? s’étonna Silk.

— Non, lerassura le gros bonhomme. Il est vieux, voilà tout. Mais c’est un mal dont onne se remet jamais, et comme il n’a pas de fils pour lui succéder, la dynastieBorune s’éteindra avec lui, et les grandes familles ont déjà commencé àmanœuvrer pour occuper la place. Tout cela coûte horriblement cherévidemment ; or dès qu’il est question d’argent, les Tolnedrains que noussommes entrent en turbulence.

— Commetout un chacun, releva Silk, avec un petit rire. J’aurais peut-être intérêt àprendre des contacts dans le bon camp. A votre avis, quelle est à l’heureactuelle la famille la mieux placée dans la course ?

— Je penseque nous avons une nette avance sur tous les autres, répondit l’agent, d’un tonpassablement suffisant.

Nous ?

— LesVordueux. Ce sont de lointains parents à moi, par les femmes. Le grand-duc Kadorde Tol Vordue constitue le seul candidat possible pour le trône.

— Je necrois pas le connaître.

— C’est unhomme de qualité, reprit l’agent, non sans emphase. Un homme puissant,énergique, qui voit loin. Si le choix était basé sur le seul mérite, nul douteque le grand-duc Kador se verrait attribuer le trône par consentement général.Mais, hélas, la décision appartient à l’Assemblée consultative.

— Vraiment ?

— Vraiment,répéta amèrement le corpulent agent. Vous ne croiriez jamais combien ces hommesexigent en échange de leur voix, honorable Radek.

— C’est uneoccasion qui ne se représentera pas de sitôt pour eux, évidemment.

— Loin demoi l’idée de chipoter à qui que ce soit le droit à un honnêtedessous-de-table, pleurnicha le fonctionnaire, mais l’amour de l’argent a rendufous certains des membres du conseil. Quelle que soit la situation quej’occuperai dans le nouveau gouvernement, il me faudra des années pour regagnerce que j’ai déjà été obligé de donner. Et c’est la même chose d’un bout àl’autre de la Tolnedrie. Les honnêtes gens sont pris à la gorge par les impôtset toutes ces contributions exceptionnelles. Personne n’ose laisser passer uneliste sur laquelle il n’a pas son nom, et il en sort une tous les jours. Cesdépenses font le désespoir de tout le monde. On s’entre-tue dans les rues de TolHoneth.

— Ça va simal que ça ?

— C’estpire que tout ce que vous pouvez imaginer. Comme les Horbite n’ont pas lafortune nécessaire pour mener une véritable campagne, ils se sont mis àempoisonner les membres de l’Assemblée. Nous dépensons des millions pouracheter une voix, et le lendemain, notre homme s’écroule, raide mort, la figuretoute bleue. Ça me crucifie littéralement. Je n’ai pas assez de sang-froid pourfaire de la politique.

— Affreux,approuva Silk, d’un ton compatissant.

— Siseulement Ran Borune pouvait rendre le dernier soupir, se lamenta leTolnedrain, désespéré. Nous avons la situation bien en main pour l’instant,mais les Honeth sont plus riches que nous. Ils auraient les moyens d’acheter letrône à notre nez et à notre barbe ; il suffirait qu’ils se mettentd’accord sur un seul et même candidat. Et pendant ce temps-là, Ran Borune esttranquillement assis dans son palais, à gâter le sale petit monstre qui luisert de fille, et il est tellement entouré de gardes que ce n’est même pas lapeine d’essayer de convaincre un assassin de tenter quoi que ce soit. Il y ades moments où je me demande s’il mourra un jour.

— Patience,Votre Excellence, conseilla Silk. Plus grande est la souffrance, meilleureparaît, dit-on, la récompense finale.

Le Tolnedrainpoussa un soupir à fendre l’âme.

— Je seraidonc fabuleusement riche, un beau jour. Mais je ne vous ai que trop retardé,mon bon Radek. Je vous souhaite bonne route, et une vague de froid à Tol Honeth,pour faire encore monter le prix de vos lainages.

Silk s’inclinacourtoisement, se remit en selle, prit à nouveau la tête, et ils s’éloignèrentdu bureau de douanes au petit trot.

— Ça faitplaisir de retrouver cette bonne vieille Tolnedrie, avec son parfum detraîtrise, d’intrigue et de corruption ! s’exclama Silk, avecenthousiasme, une fois qu’ils furent hors de portée de voix.

— Tu asvraiment une sale mentalité, Silk, glissa Barak. Cet endroit est un vraicloaque.

— Bien sûr,et alors ? rétorqua en riant le petit homme à la tête de fouine. Au moins,comme ça, on ne s’ennuie pas. On ne s’ennuie jamais en Tolnedrie, Barak.

Ils arrivèrent àla tombée du jour près d’un petit village propret, et s’arrêtèrent pour la nuitdans une solide auberge bien tenue, où la nourriture était bonne et les lits,bien propres. Ils se levèrent tôt, le lendemain matin, et n’eurent pas plus tôtavalé le petit déjeuner que les sabots de leurs chevaux claquaient à nouveausur les dalles de la cour, puis sur les pavés de la route, dans la curieuselumière argentée que l’on voit juste avant le lever du soleil.

— Unendroit bien convenable, approuva Durnik, en jetant un coup d’œil circulairesur les maisons de pierres blanches, coiffées de toits de tuiles rouges. Tout al’air bien propre, bien ordonné.

— C’est lereflet de l’esprit tolnedrain, expliqua sire Loup. Ils ont vraiment le souci dudétail.

— Ce n’estpas un mauvais trait de caractère, observa Durnik.

Sire Loup étaitsur le point de lui répondre quand deux hommes en robe de bure surgirent, l’unpoursuivant l’autre, de l’ombre qui bordait la route.

— Attention !hurla celui qui se trouvait derrière. Il est devenu fou !

L’homme quicourait devant se tenait le crâne à deux mains, les yeux lui sortaient de latête, et son visage était tordu dans une expression d’horreur indicible. Commeil se précipitait droit sur lui, Garion leva instinctivement la main droitepour le repousser, tandis que son cheval faisait un violent écart. Au moment oùil effleurait de la paume le front de l’homme, il éprouva une curieuseimpression, un genre de picotement dans la main et dans le bras, comme sicelui-ci était soudain animé d’une force colossale, surhumaine, et son esprits’emplit d’un prodigieux rugissement. Les yeux du forcené se révulsèrent, et onaurait dit que Garion lui avait asséné un coup formidable, car il s’effondrasur les pavés de la route.

Puis Barakinsinua son cheval entre Garion et l’homme à terre.

— Qu’est-ceque c’est que cette histoire ? demanda-t-il au second homme en robe debure qui venait vers eux en courant.

— Nousvenons de Mar Terrin, répondit l’homme, à bout de souffle. Frère Obor nesupportait plus les fantômes, alors on m’a autorisé à le ramener chez luijusqu’à ce qu’il ait retrouvé ses esprits. Vous n’aviez pas besoin de cogner sifort, accusa-t-il en s’agenouillant auprès de l’homme à terre.

— Mais jen’ai rien fait, moi, protesta Garion. C’est à peine si je l’ai touché. Il a dûtomber en syncope.

— Il fautbien que vous l’ayez frappé, reprit le moine. Regardez sa figure.

Une vilainemarque rouge s’étendait sur le front de l’homme inconscient.

— Garion,dit tante Pol. Tu peux faire exactement ce que je vais te dire sans poser dequestions ?

— Sûrement,oui, répondit Garion en hochant la tête.

— Descendsde cheval. Approche-toi de l’homme qui est à terre et pose la paume de ta mainsur son front. Puis excuse-toi de l’avoir fait tomber.

— Vous êtessûre que c’est bien prudent, Polgara ? demanda Barak.

— Il n’y arien à craindre. Fais ce que je te dis, Garion. Garion approcha en hésitant del’homme évanoui, tendit la main et posa sa paume sur l’ecchymose.

— Je suisdésolé, déclara-t-il. Et j’espère que vous vous remettrez vite.

Il éprouva denouveau cette curieuse impression dans le bras, mais pas tout à fait comme lapremière fois.

Le regard del’homme s’éclaira, et il cligna les paupières à plusieurs reprises.

— Oùsuis-je ? murmura-t-il. Que s’est-il passé ?

Sa voix avaitl’air tout à fait normal, et la marque sur son front avait disparu.

— Tout vabien, maintenant, lui expliqua Garion, sans trop savoir pourquoi. Vous avez étémalade, mais ça va mieux, à présent.

— Viens,Garion, ordonna tante Pol. Son ami va s’occuper de lui.

Garion se remiten selle, une tempête sous le crâne.

— Unmiracle ! s’écria le second moine.

— Pas toutà fait, rectifia tante Pol. Le coup lui a rendu ses esprits, et voilà tout. Cesont des choses qui arrivent.

Mais elleéchangea avec sire Loup un regard qui en disait long ; il avait dû sepasser quelque chose, quelque chose de rigoureusement inattendu.

Ilss’éloignèrent, abandonnant les deux moines au beau milieu de la route.

— Ques’est-il passé ? demanda Durnik, l’air stupéfait.

— Polgara adû passer par Garion, expliqua sire Loup en haussant les épaules. Nous nepouvions pas faire autrement.

Mais Durnikn’avait pas l’air convaincu.

— Oh !cela n’arrive pas très souvent, continua sire Loup, car il n’est guère commoded’agir par l’intermédiaire de quelqu’un d’autre, comme cela ; seulement,il arrive parfois que nous n’ayons pas le choix.

— MaisGarion l’a guéri, objecta Durnik.

— C’est quele remède devait venir de la même main que le mal, Durnik, répondit tante Pol.Allons, ne posez pas tant de questions.

Mais la voixsèche qui s’éveillait dans la conscience de Garion refusait toutes cesexplications en bloc. Elle lui disait que personne n’était intervenu del’extérieur. Troublé, il examina la marque argentée qui lui couvrait la paumede la main. Elle n’était pas tout à fait comme avant. Il n’aurait su dire enquoi, mais il avait vraiment l’impression qu’elle était un peu changée.

— Arrêted’y penser, chéri, dit tranquillement tante Pol comme ils quittaient le villageet repartaient vers le sud, accompagnés par le chant des oiseaux qui saluaientle lever du jour. Ne t’inquiète pas. Je t’expliquerai tout ça plus tard.

Puis, elletendit le bras et lui replia fermement les doigts sur la paume de la main.

Chapitre 13

Il leur falluttrois jours pour traverser la Futaie de Vordue. Garion, qui n’avait pas oubliéles périls de la forêt arendaise, n’était pas tranquille au départ, et scrutaitavec angoisse les ombres qui s’étendaient sous les arbres ; mais vers lafin de la première journée, comme il ne s’était rien passé de spécial, il commençaà se détendre. Au contraire de sire Loup, qui semblait de plus en plusirritable au fur et à mesure qu’ils descendaient vers le sud.

— Ilsmijotent quelque chose, marmonnait-il. Je voudrais bien qu’ils montrent le boutdu nez. Je déteste avancer en regardant par-dessus mon épaule à chaque pascomme ça.

Garion n’eutguère l’occasion, pendant qu’ils étaient à cheval, de parler à tante Pol de cequi était arrivé au moine fou de Mar Terrin. On aurait presque dit qu’ellel’évitait délibérément ; et quand il réussit enfin à se rapprochersuffisamment d’elle pour lui poser des questions au sujet de l’incident, ellene lui fournit que des réponses vagues, peu propres à effacer le malaise quelui inspirait toute l’affaire.

Au matin dutroisième jour, ils sortirent du couvert des arbres et se retrouvèrent à l’airlibre, dans les labours. Contrairement à la plaine arendaise, où de vastesétendues de terre semblaient abandonnées aux mauvaises herbes, ici, le solfaisait l’objet d’une culture extensive, et tous les champs étaient entourés demurets de pierres. Il ne faisait pas encore très chaud, loin de là, mais lesoleil brillait de mille feux, et la glèbe riche et noire semblait n’attendreque d’être ensemencée. La grand-route était large et droite, et ils rencontrèrenten chemin de nombreux voyageurs avec lesquels ils échangeaient en général dessalutations de pure forme mais polies, et Garion commença à se sentir plus àl’aise. Le pays semblait décidément beaucoup trop civilisé pour le genre dedangers qu’ils avaient rencontrés en Arendie.

Vers le milieude l’après-midi, ils entrèrent dans une ville d’une certaine importance où desmarchands vêtus de manteaux multicolores les hélaient depuis les étals et leséventaires qui bordaient les rues, les adjurant de s’arrêter pour jeter aumoins un coup d’œil à leurs marchandises.

— Ils ontvraiment l’air désespérés de nous voir partir, observa Durnik.

— LesTolnedrains ne supportent pas de perdre un client, commenta Silk. Ils adorentl’argent.

Un incidentéclata tout à coup sur une petite place, un peu plus loin devant eux. Unedemi-douzaine de soldats mal rasés, d’une allure négligée, avaient abordé unhomme à l’air arrogant, en manteau vert sans manches, qui protestait avecvéhémence.

— Maislaissez-moi passer, enfin ! s’exclamait-il.

— On ajuste un mot à te dire, Lembor, rétorqua l’un des soldats, avec un rictusinquiétant.

C’était un grandgaillard efflanqué, défiguré, d’un côté, par une vilaine cicatrice.

— Quelidiot ! fit un passant, avec un rire gras. Lembor se prend pour un sigrand personnage maintenant qu’il se croit dispensé de prendre des précautions.

— Ils vontl’arrêter, ami ? s’enquit poliment Durnik.

— Ils ne legarderont sûrement pas longtemps, répondit sèchement le passant.

— Qu’est-cequ’ils vont lui faire ? demanda Durnik.

— La mêmechose que d’habitude.

— Etqu’est-ce qu’il se passe, d’habitude ?

— Regardez,vous verrez bien. Cet imbécile n’aurait jamais dû sortir sans ses gardes ducorps.

L’homme enmanteau vert était maintenant encerclé par les soldats, et deux d’entre eux leprenaient par les bras sans ménagements.

— Maislâchez-moi ! protestait Lembor. Qu’est-ce que vous faites, à la fin ?

— Allons,suis-nous sans faire d’histoires, Lembor, ordonna le soldat au visage balafré.Ne nous complique pas la tâche.

Ils commencèrentà l’entraîner dans une ruelle étroite.

— Al’aide ! glapissait Lembor, en se débattant désespérément.

L’un des soldatslui écrasa la bouche d’un coup de poing, et ils disparurent dans le passage. Onentendit un seul cri, bref, et les échos d’une courte lutte accompagnée deforce grognements, bientôt suivis d’un crissement horrible d’acier sur de l’os,puis quelqu’un exhala une longue plainte, et un ruisselet impétueux de sangvermeil se mit à sourdre au bout de l’allée pour se jeter dans le caniveau. Uneminute ou deux plus tard, les soldats ressortaient de la ruelle en essuyantleurs épées avec un grand sourire.

— Mais ilfaut faire quelque chose ! s’écria Garion, indigné et horrifié.

— Non,déclara abruptement Silk. La seule chose que nous ayons à faire, c’est de nousoccuper de nos oignons. Nous ne sommes pas là pour nous ingérer dans lesproblèmes de politique locale.

— Depolitique ? Tu appelles ça de la politique, toi ? protesta Garion.Mais c’était un meurtre délibéré ! On ne pourrait pas aller voir s’il esttoujours vivant, au moins ?

— Il y apeu de chances, railla Barak. On voit mal comment six hommes armés d’épéesauraient pu rater leur coup.

Une douzained’autres soldats, d’aussi piètre apparence que les premiers, se précipitèrentsur la place en mettant sabre au clair.

— Troptard, Rabbas, fit, avec un rire âpre, le soldat au visage balafré à l’attentiondu chef des nouveaux arrivants. Lembor n’a plus besoin de toi. Il vient d’êtreemporté par un mauvais cas de mort subite. J’ai bien l’impression que tu vas teretrouver sans travail.

Le dénomméRabbas s’arrêta net, puis une expression rusée, brutale, passa sur son visagesombre.

— Tu aspeut-être raison, Kragger, répondit-il d’une voix non moins âpre. Mais il sepourrait là encore que nous arrivions à faire un peu de place dans la garnison.Je suis sûr qu’Elgon serait ravi de renouveler un peu ses cadres.

Il se remit àavancer en balançant son épée devant lui d’un air menaçant.

Puis on entenditun bruit de course précipitée, et vingt légionnaires brandissant de courteslances firent irruption sur la place au pas de charge, sur deux colonnes. Leurscuirasses étaient étincelantes et toute leur tenue, rigoureusementirréprochable. Ils s’immobilisèrent entre les deux groupes de soldats, et leshommes de chacune des colonnes se tournèrent vers l’un des deux clans enabaissant leurs lances.

— Trèsbien, Rabbas, Kragger, ça suffit, ordonna d’un ton sans réplique le chef dudétachement. Videz les lieux immédiatement, tous les deux.

— Ce porc atué Lembor, sergent, protesta Rabbas.

— Quelleperte cruelle ! fit sans trop de sympathie le sergent. Maintenant,débarrassez-moi le plancher. Je ne veux pas d’incidents pendant mon service.

— Vousn’allez rien faire ? demanda Rabbas.

— Si,répondit le légionnaire. Je vais faire dégager la voie publique : fichezle camp d’ici.

Rabbas tournales talons d’un air morose en emmenant ses hommes.

— Ça vautaussi pour toi, Kragger, précisa le sergent.

— Mais biensûr, sergent, répliqua Kragger, avec un sourire mielleux. Nous étions justementsur le point de prendre congé.

Des huéess’élevèrent de la foule, comme les légionnaires cornaquaient les soldats àl’allure malpropre hors de la place. Le sergent jeta un regard menaçant sur lafoule, et les clameurs se turent instantanément.

Durnik fitentendre un sifflement aigu.

— Là, del’autre côté de la place, dit-il à sire Loup, dans un chuchotement rauque, ondirait Brill.

— Encorelui ? s’exclama sire Loup, d’un ton exaspéré. Mais comment fait-il pournous devancer constamment, comme ça ?

— Essayonsde savoir ce qu’il mijote, suggéra Silk, les yeux brillants.

— Il vanous reconnaître si nous tentons de le suivre, avertit Barak.

— Laissez-moifaire, décréta Silk en se laissant glisser à terre.

— Il nous avus ? demanda Garion.

— Je necrois pas, répondit Durnik. Il parle à ces hommes, là-bas. Il ne regarde paspar ici.

— Il y aune auberge près de la porte sud de la ville, dit très vite Silk, en retirantson gilet et en l’accrochant au pommeau de sa selle. Je vous y retrouveraid’ici une heure à peu près.

Puis le petithomme fit volte-face et se perdit dans la foule.

— Descendezde cheval, ordonna sire Loup, laconique. Nous allons les mener par la bride.

Ils mirent touspied à terre et, s’efforçant de rester derrière leurs chevaux pour que Brill neles vît pas, ils contournèrent l’angle de la place en longeant les bâtiments auplus près.

Garion jeta uncoup d’œil en passant dans la ruelle où Kragger et ses hommes avaient attiré àson corps défendant le malheureux Lembor. Il frissonna et détourna très vite leregard. Une masse informe recouverte d’un long gilet vert, sans manches, étaiteffondrée dans un coin de la sordide ruelle dont le sol pavé et les mursétaient abondamment maculés de sang.

Ils se rendirentcompte en quittant la place que la ville entière semblait prise de frénésie, etparfois de consternation.

— Lembor ?Vous avez dit Lembor ? s’exclamait, atterré, un marchand au visagecendreux, vêtu d’un manteau bleu. Ce n’est pas possible !

— C’est ungars qui a tout vu qui l’a dit à mon frère, répondait son interlocuteur, unsecond marchand, à l’air tout aussi ébranlé. Il a été attaqué en pleine rue parquarante soldats d’Elgon, qui lui ont donné l’estocade devant tout le monde.

— Qu’allons-nousdevenir ? demandait le premier homme, d’une voix tremblante.

— Vous, jene sais pas, mais en ce qui me concerne, je ne vais pas faire de vieux os ici.Maintenant que Lembor est mort, les soldats d’Elgon vont probablement essayerde nous régler notre compte à tous.

— Ilsn’oseraient tout de même pas.

— Et quiles en empêcherait ? Je rentre me barricader chez moi.

— Pourquoiavons-nous écouté Lembor ? gémit le premier marchand. Nous n’aurionsjamais dû nous mêler de tout ça.

— C’esttrop tard, maintenant, reprit l’autre. Moi, je vais me planquer. Il tourna lestalons et partit ventre à terre.

— Eh bien,dites donc, quand ils s’amusent, ceux-là, c’est pour de bon, observa Barak.

— Mais quefait donc la légion ? s’offusqua Mandorallen.

— Elleconserve une parfaite neutralité dans toutes ces affaires, expliqua sire Loup.Ça fait partir du serment des légionnaires.

L’auberge queSilk leur avait indiquée était un bâtiment carré, bien propre, entouré d’un murbas. Ils attachèrent leurs chevaux dans la cour et entrèrent dans la sallecommune baignée de soleil.

— Nousferions aussi bien de manger quelque chose, père, suggéra tante Pol en prenantplace à une table de chêne impeccablement cirée.

— J’étaisjuste en train de me dire que...

Sire Loup jetaun coup d’œil en direction de la porte.

— Je sais,répondit-elle. Mais je crois qu’il vaudrait mieux que nous mangions un morceauavant.

— Trèsbien, Pol, soupira sire Loup.

Le serveur leurapporta un plat de côtelettes fumantes et de grosses tranches de pain noircouvertes d’une épaisse couche de beurre. Garion avait l’estomac encore un peuretourné après le spectacle de la place, mais l’odeur des côtelettes eut tôtfait de le remettre d’aplomb. Ils avaient presque fini de manger quand un petithomme débraillé, en chemise de lin, tablier de cuir et chapeau râpé, entra etvint se vautrer sans cérémonie au bout de leur table. Son visage leur disaitvaguement quelque chose.

— Duvin ! brailla-t-il à l’adresse de l’aubergiste. Et à manger !

Il jeta un coupd’œil furtif sur la salle plongée dans la lumière dorée qui filtrait à traversles fenêtres aux vitres jaunes.

— Il y ad’autres tables, ô ami, dit froidement Mandorallen.

— C’estcelle-là que j’préfère, répliqua l’étranger, en les regardant à tour de rôle,avant d’éclater de rire.

Garion vit avecstupeur les traits de l’homme se relâcher, tandis que ses muscles semblaientglisser sous sa peau pour reprendre leur place habituelle. C’était Silk.

— Commentfais-tu ça ? demanda Barak, stupéfait. Silk lui dédia un large sourire,puis tendit les mains et se frotta les joues du bout des doigts.

— A forcede concentration, Barak. De concentration et de beaucoup de pratique. Mais çafinit par faire un peu mal aux joues, à force.

— Ça doitêtre utile dans certaines circonstances, j’imagine, commenta Hettar, d’un tonun peu narquois.

— Surtoutpour un espion, renchérit Barak. Silk inclina plaisamment la tête.

— Où as-tupris ces vêtements ? s’étonna Durnik.

— Je les aitrouvés, répondit Silk avec un haussement d’épaules, en retirant son tablier.

— Trouvés,hein ? Bon, et Brill, dans tout ça : qu’est-ce qu’il fabriqueici ? demanda sire Loup.

— Il sèmela zizanie, comme d’habitude. Il raconte à qui veut l’entendre qu’un Murgo dunom d’Asharak propose une récompense pour toute information nous concernant. Ildonne de vous une excellent description, mon cher. Guère flatteuse, mais trèsprécise.

— Ilcommence à m’agacer, cet Asharak, déclara tante Pol. Il va falloir que nousnous occupions de son cas.

— Ce n’estpas tout, reprit Silk en s’attaquant à l’une des côtelettes. Brill racontepartout que nous avons enlevé Garion, que c’est le fils d’Asharak, et qu’iloffre une énorme récompense à celui qui lui ramènera son précieux rejeton.

— Garion ?releva brutalement tante Pol, d’un ton âpre.

Silk hocha latête.

— Il citeun chiffre très motivant, avec plein de zéros. Il fit main basse sur un morceaude pain.

— Pourquoimoi ? se récria Garion, à qui cette nouvelle avait donné un coup au cœur.

— Pour nousretarder, conjectura sire Loup. Quel qu’il soit, Asharak sait que Polgara nerepartirait pas tant qu’elle ne t’aurait pas retrouvé. Et nous non plus,probablement. Ce qui donnerait à Zedar le temps de prendre du champ.

— Mais quiest au juste cet Asharak ? s’informa Hettar, en plissant les yeux.

— UnGrolim, sans doute, répondit sire Loup. Son rayon d’action est décidément unpeu trop vaste pour qu’il ne s’agisse que d’un simple Murgo.

— Quelleest la différence ? s’enquit Durnik.

— Il n’y ena pas, justement. Ils se ressemblent énormément. Ce sont deux peuplades distinctes,mais très proches l’une de l’autre ; beaucoup plus que de n’importe quelleautre tribu angarak. Tout le monde peut distinguer un Nadrak d’un Thull, ou unThull d’un Mallorien, mais il est impossible de reconnaître un Murgo d’unGrolim.

— Je n’aijamais eu aucun problème, rétorqua tante Pol. Ils n’ont pas du tout la mêmementalité.

— Ça vabeaucoup simplifier les choses, commenta Barak, d’un ton sarcastique. Nousn’aurons qu’à fendre le crâne de tous les Murgos que nous rencontrerons enchemin, comme ça vous pourrez nous apprendre à différencier ce qu’ils ont dansla tête.

— Vousfréquentez décidément beaucoup trop Silk, ces temps-ci, décréta tante Pol, d’unton acide. Il commence à déteindre sur vous.

Barak regardaSilk et lui fit un clin d’œil.

— Si vousavez fini, nous pourrions peut-être essayer de quitter la ville sans nous fairerepérer, suggéra sire Loup. Y a-t-il un moyen de partir d’icidiscrètement ? demanda-t-il à Silk.

— Evidemment,répondit Silk, la bouche pleine.

— Un moyenque vous connaissez bien ?

— Je vousen prie ! s’offusqua Silk. Bien sûr que je le connais bien.

— Passons,concéda sire Loup.

La ruelle queSilk leur fit emprunter était étroite, déserte, et particulièrementnauséabonde, mais elle les amena directement à la porte sud de la ville, et ilsse retrouvèrent bientôt sur la grand-route.

— Autantmettre tout de suite quelques lieues entre eux et nous, déclara sire Loup.

Il enfonça sestalons dans les flancs de son cheval et partit au galop. Ils chevauchèrentjusque bien après la tombée du jour. Une lune goitreuse et malsaine s’étaitélevée au-dessus de l’horizon, emplissant la nuit d’une lueur cendrée quisemblait décolorer toute chose, lorsque sire Loup s’arrêta enfin.

— Nousn’avons pas vraiment besoin de passer toute la nuit à cheval, dit-il. Quittonsla route, nous allons prendre quelques heures de repos et nous repartirons tôtdemain matin. Je voudrais bien garder un peu d’avance sur Brill, cette fois, sipossible.

— Quedites-vous de ça ? suggéra Durnik en tendant le doigt vers un petitbosquet qui gravait sa silhouette noire dans la lumière blafarde, non loin dela route.

— Ça ira,décréta sire loup. Nous n’aurons pas besoin de faire du feu.

Ils menèrent leschevaux sous le couvert des arbres et tirèrent leurs couvertures de leurpaquetage. Le clair de lune s’insinuait entre les arbres, marbrant le soljonché de feuilles mortes. Garion trouva un endroit qu’il jugea du bout du piedà peu près plat, s’entortilla dans sa couverture, se tourna et se retourna unmoment, puis finit par s’endormir.

Il se réveillaen sursaut, aveuglé par une demi-douzaine de torches, la poitrine écrasée sousune grosse botte, le bout d’une lame appuyé sur la gorge.

— Quepersonne ne bouge ! ordonna une voix rauque. Le premier qui lève le petitdoigt est un homme mort !

Garion se raiditde peur et la pointe de l’épée lui entra cruellement dans la chair. Il tournala tête d’un côté puis de l’autre et constata que tous ses amis étaientimmobilisés comme lui. Il avait fallu deux soldats pour maîtriser Durnik, quiétait de garde, et à qui les hommes à l’air farouche avaient fourré un bout dechiffon dans la bouche.

— Qu’est-ceque ça veut dire ? demanda Silk aux soldats.

— Vousn’allez pas tarder à le savoir, répondit leur chef. Prenez leurs armes.

Il fit un geste,et Garion vit qu’il lui manquait un doigt à la main droite.

— Il doit yavoir une erreur quelque part, protesta Silk. Je suis Radek de Boktor, unmarchand, et nous n’avons rien fait de mal, mes amis ni moi-même.

— Debout !commanda le soldat à quatre doigts, indifférent aux protestations du petithomme. Si l’un de vous tente quoi que ce soit, on tue tous les autres.

Silk se leva etenfonça son chapeau sur sa tête.

— Vousallez le regretter, capitaine, déclara-t-il. J’ai des amis haut placés en Tolnedrie.

— Ça ne mefait ni chaud ni froid, rétorqua le soldat en haussant les épaules. Je suis auxordres du comte Dravor. C’est lui qui m’a dit de vous amener à lui.

— Trèsbien. Allons donc voir ce comte Dravor et tirons cette affaire au clairimmédiatement. Vous n’avez pas besoin d’agiter vos épées comme ça, vous savez.Nous vous suivrons bien gentiment. Personne n’a l’intention de faire quoi quece soit qui puisse vous irriter.

Le soldat àquatre doigts se rembrunit visiblement à la lueur de la torche.

— Je n’aimepas beaucoup le ton sur lequel vous me parlez, marchand.

— Vousn’êtes pas payé pour aimer le ton que je prends, mon brave, riposta Silk. Vousêtes payé pour nous escorter auprès du comte Dravor. Et si nous y allions toutde suite ? Plus vite nous serons devant lui, plus vite je pourrai lui direce que je pense de vos manières.

— Prenezleurs chevaux, grommela le soldat. Garion s’était rapproché de tante Pol.

— Tu nepeux rien faire ? demanda-t-il tout bas.

— Silence !aboya le soldat qui l’avait fait prisonnier. Garion se tut, réduit àl’impuissance par l’épée braquée sur sa poitrine.

Chapitre 14

Ils suivirent, àune allure modérée, l’allée incurvée, semée de gravier blanc, qui menait à lademeure du comte Dravor. C’était une grande maison blanche posée au centred’une vaste pelouse garnie, de chaque côté, de haies soigneusement taillées etde massifs de fleurs tirés au cordeau, dont la lune, qui était maintenant justeau-dessus de leurs têtes, leur permettait d’apprécier les moindres détails.

Les soldats leurfirent mettre pied à terre dans une cour située entre le jardin et le mur ouestde la résidence, puis on les poussa à l’intérieur sans ménagements, le longd’un interminable couloir qui menait à une lourde porte de bois ciré.

Ils entrèrent dansune salle somptueusement meublée, au centre de laquelle un homme efflanquéétait avachi dans un fauteuil. Il portait un manteau sans manches, rose pâle,froissé et pas très propre, garni à l’ourlet et autour des emmanchures d’unebordure argent qui indiquait son rang. En les voyant entrer, le comte Dravoresquissa un sourire avenant, presque rêveur, et leva sur eux le regard vague deses yeux soulignés de lourdes poches.

— Et quisont ces invités ? demanda-t-il, d’une voix pâteuse, à peine audible.

— Lesprisonniers, Messire, expliqua le soldat aux quatre doigts. Ceux dont vous avezordonné l’arrestation.

— Parce quej’ai fait arrêter des gens ? articula péniblement le comte. Je n’enreviens pas d’avoir fait une chose pareille. J’espère ne pas vous avoir causéde désagrément, mes amis.

— Nousavons été un peu surpris, voilà tout, répondit prudemment Silk.

— Je medemande bien pourquoi j’ai fait ça, s’interrogea le comte. J’avais sûrement uneraison. Je ne fais jamais rien sans raison, n’est-ce pas ? Qu’avez-vousfait de mal ?

— Nousn’avons rien fait de mal, Messire, lui assura Silk.

— Alorspourquoi vous ai-je fait arrêter ? Il doit y avoir un malentendu.

— C’estaussi ce que nous nous disions, Messire.

— Eh bien,je suis heureux que nous ayons éclairci cette énigme, révéla le comte, toutheureux. Je peux peut-être vous retenir à dîner ?

— Nousavons déjà dîné, Messire.

— Oh !J’ai si peu de visiteurs...

Le visage ducomte s’allongea sous l’effet de la déception.

— Peut-êtrevotre intendant, Y’diss, se rappellera-t-il la raison pour laquelle ces gensont été appréhendés, Messire, suggéra le soldat aux quatre doigts.

— Mais biensûr, s’exclama le comte. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Y’diss sesouvient toujours de tout. Faites-le mander d’urgence.

— Oui,Messire.

Le soldats’inclina devant lui et adressa un signe de tête péremptoire à l’un de seshommes.

Quelquesinstants plus tard, instants que le comte Dravor passa à jouer d’un air rêveuravec les plis de son manteau, tout en fredonnant un air sans suite, une portes’ouvrit au bout de la salle, devant un homme vêtu d’une robe chatoyante, ornéede broderies compliquées. Son visage reflétait une sensualité grossière et ilavait la tête rasée.

— Vousvouliez me voir, Messire ? demanda-t-il d’une voix râpeuse, presquesifflante.

— Ah,Y’diss, fit le comte Dravor, l’air réjoui. Je suis ravi que vous ayez pu vousjoindre à nous.

— Tout leplaisir de vous servir est pour moi, Messire, répliqua l’intendant avec unecourbette sinueuse.

— Je medemandais pourquoi j’avais demandé à nos amis de s’arrêter chez nous. J’ai dûoublier. Vous en souviendriez-vous, par bonheur ?

— C’est unepetite affaire de rien du tout, Messire. Je puis aisément m’en charger pourvous. Il faut que vous vous reposiez. Vous ne devez pas vous fatiguer, voussavez bien.

— Maintenantque vous me le dites, je me sens un peu las, en effet, Y’diss, repartit lecomte en se passant la main sur le visage. Vous pourrez peut-être vous occuperde nos invités pendant que je me repose un peu.

— Assurément,Messire, fit Y’diss avec une nouvelle courbette.

Le comte seretourna et s’endormit presque aussitôt dans son fauteuil.

— Le comten’est pas très en forme, commenta Y’diss avec un sourire onctueux. Il ne quitteplus son fauteuil, ces temps-ci. Ne restons pas ici, nous allons le déranger.

— Je nesuis qu’un marchand drasnien, Votre Grâce, reprit Silk. Et voici mes serviteurs— ainsi que ma sœur, ici présente. Nous ne comprenons rien à tout ceci.

Y’diss éclata derire.

— Pourquoipersister dans cette absurde imposture, Prince Kheldar ? Je vous aireconnu. Je vous connais tous, d’ailleurs, ainsi que la nature de votremission.

— En quoipouvons-nous t’intéresser, Nyissien ? demanda sire Loup, d’un ton glacial.

— Je sersma maîtresse, l’Eternelle Salmissra, répondit Y’diss.

— LaFemme-Serpent serait-elle l’instrument des Grolims, maintenant ? émittante Pol. Ou s’incline-t-elle devant la volonté de Zedar ?

— Ma Reinene s’incline devant aucun homme, Polgara, dénia Y’diss, d’un ton méprisant.

— Vraiment ?railla tante Pol en haussant un sourcil. Je m’étonne, dans ce cas, de trouverl’un de ses serviteurs en train de danser au son du fifre des Grolims.

— Je n’airien à voir avec les Grolims, objecta Y’diss. Ils fouillent toute la Tolnedrieà votre recherche, mais c’est moi qui vous ai retrouvés.

— Trouvern’est pas garder, Y’diss, énonça calmement sire Loup. Et si tu nous disaisplutôt de quoi il retourne ?

— Je nevous dirai que ce que j’ai envie de vous dire, Belgarath.

— En voilàassez, père, dit tante Pol. Je ne crois vraiment pas que nous ayons le temps dejouer aux devinettes avec des Nyissiens.

— A votreplace, je ne ferais pas ça, Polgara, l’avertit Y’diss. Je sais tout sur vospouvoirs. Levez une main, me seule, et mes soldats tueront vos amis.

Garion se sentitbrutalement empoigné par derrière, et on lui appuya fermement une lame sur lagorge.

Les yeux detante Pol se mirent subitement à jeter des flammes.

— Tut’aventures en terrain dangereux !

— Je nepense pas qu’il soit utile d’échanger des menaces, dit sire Loup. J’en déduisdonc que tu n’as pas l’intention de nous remettre entre les mains des Grolims.

— LesGrolims n’ont aucun intérêt pour moi, siffla Y’diss. Ma reine m’a ordonné devous remettre entre ses mains à Sthiss Tor.

— En quoicette affaire intéresse-t-elle Salmissra ? S’enquit sire Loup. Elle n’arien à voir là-dedans.

— Je luilaisse le soin de vous expliquer tout cela elle-même, quand vous arriverez àSthiss Tor. Entretemps, j’aimerais bien que vous me racontiez certaines petiteschoses.

— Je douteque Tu remportes grand succès en ce domaine, déclara Mandorallen, non sansraideur. Il n’entre point dans nos habitudes de discuter d’affaires privéesavec des étrangers aux manières déplorables.

— Et jepense, moi, que vous vous trompez, mon cher baron, répliqua Y’diss avec unsourire polaire. Les caves de cette maison sont profondes, et ce qui s’y passepeut être fort déplaisant. Mes serviteurs disposent d’un immense doigté dansl’application de tortures exquisément persuasives.

— Je necrains pas Tes tourments, Nyissien, décréta Mandorallen, avec un méprisécrasant.

— Non, jeveux bien croire que non, en effet. Pour avoir peur, il faut de l’imagination,et vous n’êtes pas suffisamment intelligents, vous autres Arendais, pour avoirde l’imagination. Toutefois, la souffrance affaiblira votre volonté — touten procurant une saine distraction à mes serviteurs. Il n’est pas facile detrouver de bons tourmenteurs, et ils ont tendance à sombrer dans la morosité sion ne les laisse pas exercer leur art. Je suis sûr que vous me comprenez.Ensuite, lorsque vous aurez tous eu l’occasion de faire un ou deux séjours chezeux, nous essaierons autre chose. La Nyissie abonde en racines, en feuilles eten curieuses petites baies aux propriétés étonnantes. Chose étrange, la plupartdes hommes préfèrent la roue ou le chevalet à mes petites décoctions, déclaraY’diss en éclatant d’un rire sans joie, affreux à entendre. Mais nousreparlerons de tout ceci quand je me serai occupé du coucher du comte. Pour lemoment, les gardes vont vous emmener en bas, à un endroit que j’ai spécialementpréparé à votre intention.

Le comte Dravors’ébroua et les regarda d’un air égaré.

— Nos amiss’en vont déjà ? demanda-t-il.

— Oui,Messire, répondit Y’diss.

— Trèsbien, donc, dit-il en ébauchant un sourire. Eh bien, adieu, chers amis.J’espère que vous reviendrez un jour, que nous puissions poursuivre cettedélicieuse conversation.

On emmena Gariondans une cellule humide et visqueuse, qui sentait les égouts et la pourriture.Mais le pire de tout, c’était l’obscurité. Il se blottit contre la porte de fertandis que les ténèbres s’appesantissaient sur lui, presque palpables. D’uncoin de la cellule émanaient de petits grattements et des bruits furtifs, commed’une fuite éperdue, qui évoquaient des rats. Il s’efforça de rester le plusprès possible de la porte. De l’eau gouttait quelque part, et il commençait àavoir la gorge sèche.

Il était plongédans le noir, mais pas dans le silence. Des bruits de chaînes et desgémissements se faisaient entendre dans une cellule voisine. Plus loin, c’étaitun rire dément, un ricanement insensé qui se répétait sans trêve, encore etencore, interminablement renouvelé.

Puis quelqu’unpoussa un cri aigu, déchirant, qui faisait froid dans le dos, et de nouveau unautre. Garion se recroquevilla contre les pierres gluantes du mur, imaginantaussitôt toutes sortes de tortures susceptibles d’expliquer ces hurlementsd’agonie.

Le tempss’abolissait dans un tel endroit, et il aurait été bien incapable de dire combiend’heures il était resté pelotonné dans le coin de sa cellule, solitaire etdésolé, lorsqu’il prit conscience d’un petit bruit de râpe et d’un cliquetismétallique qui semblait venir de la porte contre laquelle il était appuyé. Ils’écarta précipitamment, trébuchant sur le sol inégal de sa cellule, pourchercher refuge du côté du mur opposé.

— Allez-vous-en !s’écria-t-il.

— Ne criepas comme ça ! chuchota Silk, derrière la porte.

— C’esttoi, Silk ? demanda Garion qui, pour un peu, se serait mis à sangloter desoulagement.

— Pourquoi ?Tu attendais quelqu’un d’autre ?

— Commentas-tu réussi à te libérer ?

— Arrête unpeu de bavarder, tu veux ? fit Silk entre ses dents. Satanée cochonneriede rouille ! jura-t-il, avant de pousser un grognement, auquel la porterépondit par un déclic doublé d’un raclement. Ah ! tout de même !s’exclama-t-il, tandis que la porte de la cellule s’ouvrait en grinçant, et quela lueur vacillante des torches s’insinuait à l’intérieur. Viens, murmura-t-il.Dépêchons-nous.

Garion surgit desa cellule comme un diable de sa boîte. Tante Pol attendait à quelques pas delà, dans le sinistre corridor de pierre. Garion s’approcha d’elle en silence.Elle le regarda gravement l’espace d’un instant et l’entoura de ses bras. Ilsn’échangèrent pas un mot.

Mais Silks’activait déjà sur une autre porte, le visage luisant de sueur. La serrurelâcha prise avec un claquement et la porte tourna sur ses gonds mangés derouille, rendant sa liberté à Hettar.

— Jevoudrais bien savoir ce qui vous a pris tout ce temps, demanda-t-il à Silk.

— Larouille ! cracha Silk, tout bas. Les geôliers de cet endroit mériteraientla bastonnade pour avoir laissé les serrures s’abîmer comme ça.

— Vous nepensez pas que nous pourrions nous presser un peu ? suggéra Barak, quimontait la garde un peu plus loin.

— Tu veuxle faire, peut-être ? rétorqua Silk.

— Dépêchez-vous,je vous en prie. Ce n’est vraiment pas le moment de nous disputer, dit tantePol en pliant sa cape bleue sur son bras d’un air pincé.

Silk s’approchade la porte suivante en ronchonnant.

— Vous nepouvez pas arrêter de jacasser deux minutes ? demanda fraîchement sireLoup, en sortant — le dernier — de sa cellule. On se croiraitvraiment dans un nichoir à perruches, ici.

— Le princeKheldar n’a pu s’empêcher de faire des observations sur l’état de conservationdes serrures, dit légèrement Mandorallen.

Silk lui jeta unregard noir et, prenant la tête de la colonne, les mena vers le bout du couloirau plafond noirci par la flamme fuligineuse des torches.

— Attention,chuchota Mandorallen d’un ton impérieux. Un garde !

Un barbu enjustaucorps de cuir ronflait, assis par terre, le dos appuyé au mur du couloir.

— On essaiede passer sans le déranger ? suggéra Durnik dans un souffle.

— Il nerisque pas de se réveiller avant plusieurs heures, gronda Barak d’un tonsinistre.

La grosse bosseviolette sur le côté de la tête du garde en disait plus long qu’un discours.

— Il apeut-être des collègues, vous ne croyez pas ? demanda Mandorallen, ens’assouplissant les doigts d’un air significatif.

— Il enavait quelques-uns, en effet, répondit Barak. Ils sont aussi au pays des rêves.

— Alorssortons d’ici, déclara sire Loup.

— Nousemmenons Y’diss avec nous, n’est-ce pas ? intervint tante Pol.

— Pour quoifaire ?

— J’aimeraisbien avoir une petite conversation avec lui. Enfin, pas si petite que ça,réflexion faite.

— Pas lapeine de perdre notre temps, objecta sire Loup. Salmissra est mouillée jusqu’aucou dans cette affaire. Nous n’avons pas vraiment besoin d’en savoir davantage.Au fond, ses motifs ne m’intéressent pas. Sortons de là aussi discrètement quepossible, c’est tout.

Ils passèrenttout doucement devant le garde qui ronflait et tournèrent dans un autre couloirqu’ils empruntèrent tout aussi silencieusement.

— Il estmort ? fit, scandaleusement fort, une voix qui s’élevait de l’autre côtéd’une porte munie de barreaux de fer derrière laquelle brillait une lueurrougeoyante, sinistre.

— Non,répondit une autre voix. Juste évanoui. Tu as appuyé trop fort. Il faut exercerune pression régulière et éviter d’infliger des secousses au levier ;autrement, ils tombent dans les pommes, et tout est à recommencer.

— C’estbeaucoup plus dur que je ne pensais, pleurnicha la première voix.

— Tu net’en sors pas si mal, reprit la seconde voix. Ce n’est pas si simple, lechevalet. Pense simplement à appuyer régulièrement sur le levier, sans à-coups,parce que quand ils ont les bras qui sortent des articulations, généralement,ils meurent.

Le visage detante Pol se crispa et ses yeux se mirent à jeter des éclairs. Elle fit unpetit geste et murmura quelque chose. Un son étouffé se fit brièvement entendredans l’esprit de Garion.

— Tu sais,gémit la première voix, d’un ton las, je ne me sens pas très bien, tout d’uncoup.

— Maintenantque tu me le dis, je suis un peu patraque, moi aussi, renchérit la secondevoix. Tu n’as pas trouvé que la viande de ce soir avait un drôle de goût ?

— Non, jen’ai rien remarqué. Il y eut un long silence.

— Je nesais pas ce que j’ai, mais je ne suis vraiment pas en forme, ce soir.

Ils passèrent entapinois devant la grille, et Garion évita soigneusement de regarder derrière.Le couloir était fermé, au bout, par une solide porte de chêne massif, bardéede fer. Silk passa ses doigts autour de la poignée.

— Elle estverrouillée de l’extérieur, dit-il.

— On vient,s’exclama Hettar.

Des pas lourdsretentissaient sur les marches de pierre, de l’autre côté de la porte, puis unbruit de voix et un rire enroué se firent entendre.

Sire Loup sedirigea rapidement vers la porte d’une cellule voisine et effleura du bout desdoigts la serrure rouillée qui s’ouvrit en douceur, avec un claquementassourdi.

— Par ici,souffla-t-il.

Ils seprécipitèrent tous dans la cellule. Sire Loup referma la porte sur eux.

— Lorsquenous aurons un peu de temps, j’aurai deux mots à vous dire, vous, grommelaSilk.

— Vousaviez l’air de si bien vous amuser avec toutes ces serrures ; je n’ai pasvoulu vous gâcher le plaisir, fit sire Loup, d’une voix melliflue. Allons,trêve de plaisanteries : il va falloir que nous réglions leur compte à ceshommes avant qu’ils ne s’aperçoivent que nos cellules sont vides et n’ameutenttoute la maisonnée.

— Nousdevrions pouvoir y arriver, assura Barak, confiant.

Quelquessecondes passèrent.

— Ilsouvrent la porte, chuchota Durnik.

— Combiensont-ils ? demanda Mandorallen.

— Je nesais pas.

— Huit,répondit tante Pol, avec assurance.

— Bon,décida Barak. Nous allons les laisser passer et les prendre à revers. Unhurlement ou deux n’auront pas d’importance dans un endroit comme celui-ci,mais ne faisons pas trop durer les réjouissances tout de même.

Ils attendirent,tendus, dans l’obscurité de la cellule.

— Y’dissdit que ça n’a pas d’importance s’il en meurt quelques-uns au cours de l’interrogatoire,pérorait l’un des hommes dans le couloir. Les seuls qui doivent absolumentrester en vie sont le vieillard, la femme et le gamin.

— Tuons legrand barbu aux moustaches rouges, alors, suggéra une autre voix. Il a l’aird’être du genre à faire des histoires, et il est probablement trop stupide poursavoir quoi que ce soit, de toute façon.

— Celui-là,vous me le gardez, souffla Barak.

Les hommespassèrent devant leur cellule.

— Allons-y,fit Barak.

La lutte futbrève, mais sans merci. Ils s’abattirent sur leurs geôliers, surpris, et uncombat acharné s’engagea. Trois hommes restèrent sur le carreau avant d’avoircompris ce qui leur arrivait. Un quatrième étouffa un cri de surprise, réussità échapper à la mêlée et à repartir en courant vers l’escalier. Sans réfléchir,Garion plongea devant lui, roula sur lui-même, lui attrapa les pieds et le fittomber. Le garde s’écroula, tenta de se relever, puis s’effondra à nouveaucomme une poupée de chiffon, Silk lui ayant asséné un joli coup bien proprejuste sous l’oreille.

— Tout vabien ? demanda Silk.

Garion s’extirpatant bien que mal de sous le geôlier inconscient et se releva, mais le combatavait déjà presque cessé, faute de combattants. Durnik frappait la tête d’ungros bonhomme contre le mur, tandis que Barak balançait son poing dans lafigure d’un second. Mandorallen en étranglait un troisième, et Hettar encoursait un quatrième, les bras tendus devant lui. L’homme, qui ouvrait degrands yeux affolés, ne poussa qu’un seul cri quand les mains se refermèrentsur lui. Alors le grand Algarois se redressa, tourna sur lui-même et projeta legarde contre le mur de pierre avec une force terrifiante. On entendit un bruitatroce d’os fracassés, et l’homme devint tout mou.

— Ça,c’était une belle petite bagarre, fit Barak en se frottant les jointures.

— Trèsdistrayante, confirma Hettar en laissant retomber le corps ramolli sur le sol.

— Vous avezfini ? demanda Silk d’une voix rauque, depuis la porte qui donnait surl’escalier.

— Presque,répondit Barak. Tu veux un coup de main, Durnik ?

Durnik soulevale menton du gros bonhomme et examina ses yeux vides d’un air critique. Puis ilfrappa encore une fois, par prudence, la tête du geôlier contre le mur avant dele laisser retomber.

— On yva ? proposa Hettar.

— Nousn’avons plus rien à faire ici, acquiesça Barak, en jetant un coup d’œilappréciateur au couloir jonché de corps.

— La porten’est pas fermée, en haut, annonça Silk lorsqu’ils le rejoignirent. Et lecouloir de l’autre côté est désert. Tout le monde a l’air de dormir dans lamaison, mais ne faisons pas de bruit quand même.

Ils montèrentl’escalier en silence, sur ses talons, puis il s’arrêta un instant à la porte.

— Attendez-moilà, chuchota-t-il.

Il disparut,aussi silencieusement qu’un chat. Après ce qui leur sembla un long moment, ilrevint avec les armes que les soldats leur avaient prises.

— Je mesuis dit que nous pouvions toujours en avoir besoin.

Garion se sentitbien mieux après avoir ceint son épée.

— Allez,cette fois on y va, dit Silk.

Il leur fitsuivre un couloir, au bout duquel ils tournèrent.

— Je croisque j’aimerais bien un peu de la verte, Y’diss, ânonna la voix du comte Dravor,derrière une porte entrebâillée.

— Certainement,Messire, répondit Y’diss de sa voix rauque, sibilante.

— La verten’a pas bon goût, poursuivit le comte Dravor, d’une voix endormie, mais elledonne de si beaux rêves. La rouge est meilleure, mais je ne fais pas de songesaussi agréables avec.

— Vousserez bientôt prêt pour la bleue, Messire, promit Y’diss. Et puis la jaune, etenfin la noire. La noire est la meilleure de toutes.

Ils entendirentun petit claquement, puis le bruit d’un liquide coulant dans un verre.

Silk les fitpasser, sur la pointe des pieds, devant l’entrebâillement. La serrure de laporte qui donnait au dehors céda rapidement à son habileté, et ils seglissèrent tous dans l’air nocturne, baigné par la lune et qui sentait bon. Lesétoiles scintillaient au-dessus de leurs têtes.

— Je vaischercher les chevaux, dit Hettar.

— Allezavec lui, Mandorallen, conseilla sire Loup. Nous vous attendons ici.

Il tendit ledoigt vers le jardin hanté par les ombres.

Les deux hommesdisparurent au coin de la maison, et le reste de la troupe suivit sire Loupdans l’ombre menaçante de la haie qui entourait le jardin du comte Dravor.

Ils attendirent.La nuit était fraîche, et Garion eut un frisson. Puis il y eut le cliquetisd’un sabot effleurant une pierre et Hettar et Mandorallen revinrent, menant leschevaux par la bride.

— Nousferions mieux de nous dépêcher, déclara sire Loup. Dès que Dravor sera endormi,Y’diss ira faire un tour aux oubliettes et il ne lui faudra pas deux minutespour s’apercevoir que nous lui avons faussé compagnie. Prenez les chevaux parla bride. Eloignons-nous un peu de la maison avant de commencer à faire dubruit. Ils traversèrent le jardin baigné par les rayons de la lune en guidantleurs chevaux derrière eux, puis lorsqu’ils furent sur la pelouse, ils semirent en selle sans faire de bruit.

— Nousferions mieux de nous dépêcher, suggéra tante Pol en jetant un coup d’œilderrière elle, en direction de la maison.

— Je nousai assuré d’un petit peu de temps avant de partir, fit Silk avec un léger rire.

— Qu’est-ceque tu as encore inventé ? demanda Barak.

— En allantrécupérer nos armes, j’ai mis le feu aux cuisines, déclara Silk avec un petitair très sainte nitouche. Ça les occupera toujours un moment.

Une vrille defumée s’éleva de l’arrière de la maison.

— Pas bête,dit tante Pol, d’un ton admiratif.

— Grandmerci, gente dame, répondit Silk en esquissant une courbette ironique.

Sire Loup eut unricanement et leur fit adopter un petit trot alerte.

Tandis qu’ilss’éloignaient, la vrille de fumée s’épaissit, s’élevant, noire et huileuse, endirection des étoiles indifférentes.

Chapitre 15

Après cela, ilsmenèrent bon train pendant plusieurs jours, ne s’arrêtant, rarement d’ailleurs,que le temps nécessaire pour faire reposer les chevaux et s’octroyer quelquesheures de sommeil. Garion se rendit compte qu’il pouvait somnoler sur soncheval quand il allait au pas ; en fait, lorsqu’il était suffisammentfatigué, il arrivait à dormir à peu près n’importe où. Un après-midi, alorsqu’ils se remettaient un peu de l’allure soutenue que sire Loup leur avaitimposée, il entendit Silk parler au vieil homme et à tante Pol. La curiosité l’emportantfinalement sur l’épuisement, il s’efforça de rester suffisamment éveillé pourécouter ce qu’ils se disaient.

— J’aimeraistout de même bien en savoir un peu plus sur le rôle joué par Salmissra danstoute cette affaire, disait le petit homme.

— C’est uneopportuniste, répliquait sire Loup. Chaque fois que les choses vont mal quelquepart, il faut qu’elle tente de tirer parti des événements.

— Ça veutdire qu’il va falloir que nous essayions d’éviter les Nyissiens comme lesMurgos.

Garion ouvrit lesyeux.

— Pourquoil’appelle-t-on l’Eternelle Salmissra ? demanda-t-il à tante Pol. Elle estsi vieille que ça ?

— Non,répondit tante Pol. Toutes les reines de Nyissie s’appellent Salmissra ;c’est comme ça.

— Tu laconnais, celle-là ?

— Pas lapeine, elles sont toutes pareilles. Elles se ressemblent comme deux gouttesd’eau, elles se comportent de la même façon ; quand on en connaît une, onen connaît cent.

— Elle vaêtre terriblement déçue, pour Y’diss, observa Silk, en grimaçant un sourire.

— J’imaginequ’Y’diss est parti les pieds devant, sans douleur, à l’heure qu’il est,commenta sire Loup. Salmissra est un peu portée aux excès quand elle s’énerve.

— Elle estsi cruelle que ça ? releva Garion.

— Ce n’estpas à proprement parler de la cruauté, expliqua sire Loup. Les Nyissiensvénèrent les serpents, qui sont des créatures simplistes, mais trèslogiques : quand on embête un serpent, il mord. Mais une fois qu’il amordu, il ne remâche pas sa rancune.

— Vous nepourriez pas parler d’autre chose ? fit Silk, d’un ton douloureux.

— Je croisque les chevaux ont eu le temps de souffler, maintenant, dit Hettar, dans leurdos. Nous pouvons y aller.

Ils remirentleurs montures au galop et repartirent, dans un grand bruit de sabots, vers lalarge vallée de la Nedrane, au sud, et Tol Honeth, point de convergence detoutes les routes. Le soleil chauffait de plus en plus, et les arbresbourgeonnaient déjà dans les premiers jours du printemps.

Ils franchirentune dernière crête qui surplombait la vallée fertile. Déjà bien visible dans lelointain, la cité impériale semblait grandir à chaque verste. Elle étalait sasplendeur de marbre blanc sur une île, au centre de la rivière, etresplendissait de mille feux dans le soleil du milieu de la matinée. Sesmurailles, hautes et épaisses, enserraient des tours qui semblaient défier leciel.

Gracieusementarqué au-dessus de la surface ridée de la Nedrane, un pont menait à la masse debronze de la porte du nord, où un détachement étincelant de légionnairesmontait une garde immuable.

Silk tiraillasur son éternelle houppelande, rajusta son bonnet et se redressa. Son visageprit cette expression stricte et rigoureuse par laquelle se traduisait lamétamorphose intérieure à laquelle il se livrait, et qui semblait presquel’amener à se prendre pour le marchand drasnien dont il revendiquaitl’identité.

— Qu’est-cequi vous amène à Tol Honeth ? demanda avec urbanité l’un des légionnaires.

— Jem’appelle Radek de Boktor, répondit Silk, de l’air absorbé d’un homme préoccupépar ses affaires. J’apporte du drap de laine sendarien de première qualité.

— Dans cecas, le mieux serait que vous vous adressiez à l’intendant du marché central,suggéra le légionnaire.

— Merci,dit Silk avec un hochement de tête. Ouvrant la marche, il leur fit passer laporte et les conduisit dans les larges artères pleines de monde qui lesattendaient de l’autre côté du mur d’enceinte.

— Je croisqu’il vaudrait mieux que je m’arrête au palais pour dire un mot à Ran Borune,déclara sire Loup. J’ai vu des empereurs d’un commerce plus aisé, mais lesBorune sont peut-être les monarques les plus intelligents qu’il m’ait été donnéde rencontrer. Je ne devrais pas avoir trop de mal à le convaincre que l’heureest grave.

— Commentvas-tu faire pour le rencontrer ? demanda tante Pol. Il y a des gens quiattendent des semaines avant d’obtenir une entrevue. Tu sais comment ils sont.

— Jepourrais toujours lui rendre une visite officielle, répondit-il, la minelugubre, tandis que leurs chevaux se frayaient un chemin dans la foule.

— Pour quetoute la ville soit au courant de ta présence ?

— Tu croisque j’ai le choix ? Il faut que j’arrive à circonvenir les Tolnedrains.Leur neutralité est un luxe que nous ne pouvons pas nous offrir.

— Je peuxfaire une suggestion ? demanda Barak.

— Au pointoù c’en est, je suis prêt à tout entendre.

— Et sinous allions voir Grinneg, l’ambassadeur de Cherek à Tol Honeth ? émitBarak. Il pourrait nous faire entrer au palais et nous arranger un entretienavec l’empereur sans trop de cérémonie.

— Ce n’estpas une mauvaise idée, Belgarath, renchérit Silk. Grinneg a suffisammentd’entregent au palais pour nous faire entrer rapidement, et Ran Borune abeaucoup de respect pour lui.

— Nous nousretrouvons confrontés au même problème : comment faire pour aller voirl’ambassadeur ? remarqua Durnik, alors qu’ils s’arrêtaient pour laisserpasser une lourde voiture qui s’engagea dans une rue latérale.

— C’est moncousin, répondit Barak. Nous jouions ensemble quand nous étions petits, Anheg,lui et moi, révéla le grand bonhomme en jetant un coup d’œil alentour. Je saisqu’il habite du côté de la garnison de la troisième légion impériale. Nouspourrions peut-être demander à quelqu’un...

— Ce nesera pas nécessaire, intervint Silk. Je sais où c’est.

— J’auraisdû m’en douter, fit Barak en grimaçant un sourire.

— On peut yaller par le marché nord, reprit Silk. La garnison n’est pas loin des quaisprincipaux, dans la partie aval de l’île.

— Montrez-nousle chemin, décida sire Loup. Je n’ai pas envie de m’éterniser ici.

Les rues de TolHoneth grouillaient de ressortissants de tous les pays du monde : desDrasniens et des Riviens côtoyaient des Nyissiens et des Thulls. Onreconnaissait même, dans la foule, quelques Nadraks, et, aux yeux de Garion, unnombre disproportionné de Murgos. Tante Pol chevauchait à côté de Hettar, à quielle parlait tout bas, et il la vit plus d’une fois arrêter d’une main légèrele bras qui tenait l’épée. Les yeux du maigre Algarois brûlaient comme desbraises, et ses narines se renflaient d’une façon alarmante chaque fois que sonregard se posait sur le visage couturé de cicatrices d’un Murgo.

Les larges ruesétaient bordées de maisons imposantes, avec leurs façades de marbre blanc etleurs lourdes portes, souvent gardées par des mercenaires privés qui lorgnaientles passants d’un air menaçant.

— Laconfiance ne semble pas être l’apanage de la cité impériale, observaMandorallen. Chacun redoute-t-il donc tant son voisin ?

— On vitune époque troublée, expliqua Silk. Et les princes marchands de Tol Honethdétiennent une bonne part de la fortune du monde dans leurs salles fortes. Leshommes qui vivent le long de cette rue pourraient acheter la majeure partie del’Arendie si l’envie les en prenait.

— L’Arendien’est pas à vendre, décréta Mandorallen, d’un ton guindé.

— A TolHoneth, tout est à vendre, mon cher baron. L’honneur, la vertu, l’amitié,l’amour... C’est une cité perverse, pleine de gens dépravés, pour qui la seulevaleur est l’argent.

— Il fautcroire que tu t’intègres bien dans le paysage, alors, fit Barak.

— J’adorecette ville, admit Silk en riant. Les gens d’ici sont sans illusions. Ils sontcomplètement corrompus, et je trouve ça très rafraîchissant.

— Tu asvraiment un mauvais fond, Silk, déclara Barak, sans ambages.

— Tu l’asdéjà dit, rétorqua le Drasnien à la tête de fouine, avec un sourire moqueur.

La bannière deCherek, ornée de la silhouette blanche d’un navire de guerre sur fond d’azur,flottait au bout d’un mât au-dessus de la porte de la maison de l’ambassadeur.Barak mit pied à terre, non sans raideur, et se dirigea à pas lourds vers lagrille de fer qui barrait l’entrée.

— Allezdire à Grinneg que son cousin Barak est là et souhaite le voir, annonça-t-ilaux gardes barbus, à l’intérieur.

— Etqu’est-ce qui nous dit que vous êtes bien son cousin ? demanda aigrementl’un des gardes.

Barak tenditpresque négligemment le bras à travers la grille, empoigna le devant de lacotte de mailles de l’homme et l’attira fermement contre les barreaux.

— Tuvoudrais reformuler ta question pendant que tu es encore capabled’articuler ? demanda-t-il.

— Excusez-moi,seigneur Barak, balbutia promptement l’homme. Maintenant que je vous vois deplus près, il me semble bien reconnaître votre visage, en effet.

— J’enétais sûr, fit Barak.

— Je vaisouvrir la grille, suggéra le garde.

— Excellenteidée, répondit Barak en lâchant la cotte de mailles du garde, qui s’exécutaavec empressement.

Le petit groupeentra dans la cour spacieuse. Grinneg, ambassadeur du roi Anheg auprès de laCour impériale a Tol Honeth, descendit les marches quatre à quatre. C’était unhomme bien découplé, presque aussi grand que Barak. Il portait la barbe presquerase, et un manteau bleu sans manches, à la mode tolnedraine.

— Espèce devieux pirate, tonna-t-il, en prenant Barak dans une accolade qu’un ours n’eûtpoint dédaignée. Qu’est-ce que tu fabriques à Tol Honeth ?

— Anheg adécidé d’envahir le coin, répondit plaisamment Barak. Dès que nous auronsramassé l’or et les jolies filles, tu pourras brûler tout le reste.

On put lire dansles yeux de Grinneg un éclair lubrique.

— Oui, maisils ne risquent pas de prendre ça pour de la provocation ? demanda-t-ilavec un sourire mauvais.

— Qu’est-ilarrivé à ta barbe ? s’enquit Barak.

— Oh !rien de grave, répondit-il un peu trop vite, avec une petite toux embarrassée.

— Allons,allons, nous n’avons jamais eu de secrets l’un pour l’autre, fit Barak, d’unton accusateur.

Grinneg lui ditquelques mots à l’oreille, l’air penaud, et Barak éclata d’un rire énorme.

— Pourquoil’as-tu laissée faire ? s’étonna-t-il.

— J’avaistrop bu. Allons, venez. J’ai un tonneau de bière à la cave.

Ils entrèrenttous dans la maison, derrière les deux grands bonshommes, et les suivirent lelong d’un vaste couloir donnant sur une pièce meublée à la cheresque : delourds fauteuils et des bancs couverts de fourrures étaient disposés sur un soljonché de paille, et le bout d’un gros tronc d’arbre achevait de se consumerdans une gigantesque cheminée. Aux murs de pierre, des flambeaux qui sentaientla poix fumaient dans des anneaux de métal.

— Je mesens tout de même plus chez moi comme ça, confia Grinneg.

Une servanteleur apporta des pintes de bière brune et s’éclipsa. Garion s’empressa desoulever sa chope et d’absorber une grande gorgée de l’amer breuvage avant quetante Pol ait eu le temps de suggérer une boisson moins forte. Elle le regardasans faire de commentaires, les yeux vides d’expression.

Grinneg s’affaladans un grand fauteuil sculpté sur lequel était jetée une peau d’ours.

— Qu’est-cequi t’amène en réalité à Tol Honeth, Barak ? demanda-t-il.

— Grinneg,répondit gravement Barak, je te présente Belgarath. Je suis sûr que tu asentendu parler de lui.

L’ambassadeurouvrit de grands yeux.

— Vous êtesici chez vous, déclara-t-il respectueusement en inclinant la tête.

— Pourriez-vousvous débrouiller pour me faire rencontrer Ran Borune ? s’informa sire Loupen s’asseyant sur un banc de bois brut, à côté de la cheminée.

— Sansproblème.

— Parfait,reprit sire Loup. Il faut que je lui parle, mais j’aimerais autant ne paséveiller l’attention générale.

Barak présentales autres à son cousin, qui adressa à chacun un hochement de tête poli.

— Vousarrivez à Tol Honeth pendant une période troublée, confia-t-il après la fin descivilités. La noblesse de Tolnedrie fond sur la ville comme les vautours surune vache crevée.

— Nousavons vaguement entendu parler de ça en venant ici, confirma Silk. Ça va aussimal qu’on le dit ?

— Probablementencore plus mal, répliqua Grinneg en se grattant une oreille. Le changement dedynastie est une chose qui ne se produit que très rarement. Rendez-vous compteque les Borune sont au pouvoir depuis plus de six cents ans, maintenant. Vousimaginez l’enthousiasme délirant avec lequel les autres maisons attendent lapassation de pouvoir.

— Quel estle successeur le plus probable de Ran Borune ? demanda sire Loup.

— Lecandidat le mieux placé à l’heure actuelle est probablement le grand-duc Kadorde Tol Vordue. Il aurait apparemment plus d’argent que les autres. Les Honethsont plus fortunés, bien sûr, mais ils présentent sept candidats, et ça nelaisse pas grand-chose à chacun. Les autres familles ne sont pas vraiment dansla course.

Les Borune n’ontaucun prétendant digne de ce nom à aligner, et personne ne prend les Ranitetrès au sérieux.

Garion posa sachope en douce par terre, à côté de son tabouret. La bière était un tantinettrop amère pour son goût, et il avait un peu l’impression de s’être fait avoirquelque part. La demi-pinte qu’il avait bue lui avait tout de même bien chaufféles oreilles, et il avait le bout du nez comme engourdi.

— Nousavons rencontré un Vordueux qui nous a dit que les Horbite avaient fait del’empoisonnement une pratique courante, reprit Silk.

— Ils fonttous ça, rétorqua Grinneg, d’un air dégoûté. Les Horbite un peu moinsdiscrètement que les autres, peut-être, mais c’est bien la seule différence. Entout cas, ce n’est pas ça qui empêcherait Kador de monter sur le trône si RanBorune venait à mourir demain.

— Je n’aijamais eu trop de succès avec les Vordueux, fit sire Loup en fronçant lessourcils. Je trouve qu’ils n’ont pas tout à fait l’envergure voulue.

— Le vieilempereur a encore bon pied bon œil, révéla Grinneg. S’il arrive à se cramponnerpendant encore un an ou deux, les Honeth finiront probablement par se mettred’accord sur un seul et unique prétendant — le survivant —, ce qui devraitêtre beaucoup plus facile à assurer financièrement. Mais ces choses-là ne sefont pas en un jour. En attendant, les candidats à la succession se gardentbien de mettre le pied en ville. Ils font preuve d’une extrême circonspection,de sorte que les assassins ont de plus en plus de mal à leur mettre la maindessus. Ils sont fous, ces Tolnedrains ! conclut-il en éclatant de rire eten avalant une longue gorgée de bière.

— Pourrions-nousaller au palais tout de suite ? demanda sire Loup.

— Il vad’abord falloir que nous nous changions, intervint tante Pol, d’une voix ferme.

— Encore,Polgara ? gémit sire Loup, avec son plus beau regard de bête blessée.

— Fais ceque je te dis et c’est tout, père, intima-t-elle. Je ne te permettrai pas denous faire honte en allant au palais vêtu de haillons.

— Je neremettrai pas cette robe, décréta-t-il avec son air entêté des meilleurs jours.

— Non,concéda-t-elle. Ce ne serait pas de mise ici. Je suis sûre que l’ambassadeurpourra te prêter un manteau. Tu passeras mieux inaperçu comme ça.

Sire Louppréféra rendre les armes.

— Comme tuvoudras, Pol, lâcha-t-il dans un soupir.

Lorsqu’ils sefurent changés, Grinneg réunit sa garde d’honneur, constituée de guerrierscheresques aux faciès plus qu’inquiétants, et ils se firent escorter jusqu’aupalais, par les larges avenues de Tol Honeth. Garion, que l’opulence de la citélaissait tout rêveur et qui se sentait, à vrai dire, encore un peu étourdi parla demi-chope de bière qu’il avait bue, chevauchait en silence à côté de Silk,en essayant de ne pas trop bayer aux corneilles devant les immenses bâtimentsou les Tolnedrains richement parés qui déambulaient, l’air grave et important,sous le soleil de midi.

Chapitre 16

Le palaisimpérial, qui était juché au sommet d’une haute colline, en plein centre de TolHoneth, ne se composait pas d’un seul et unique édifice, mais d’un assemblagecomplexe de bâtiments de marbre de toutes tailles, entourés de jardins et depelouses où des cyprès jetaient une ombre plaisante. L’ensemble était ceint d’unehaute muraille coiffée de statues disposées à intervalles réguliers. Leslégionnaires en faction aux portes du palais reconnurent immédiatementl’ambassadeur de Cherek et envoyèrent aussitôt chercher l’un des chambellans del’empereur, un personnage à l’air officiel avec des cheveux gris et un manteaumarron.

— Il fautque je voie Ran Borune tout de suite, Messire Morin, annonça Grinneg en mettantpied à terre dans une cour de marbre, juste en arrière du portail du palais.C’est très urgent.

— Mais biensûr, Messire Grinneg, répondit l’homme aux cheveux gris. Sa Majesté Impérialeest toujours ravie de s’entretenir avec l’envoyé personnel du roi Anheg. SaMajesté se repose en ce moment précis, mais je devrais parvenir à vous ménagerune entrevue un peu plus tard dans l’après-midi, demain matin au plus tard.

— Cela nepeut pas attendre, Morin, reprit Grinneg. Il faut absolument que nous voyionsl’Empereur. Il vaudrait mieux que vous alliez le réveiller.

Messire Morineut l’air très surpris.

— Ce n’estcertainement pas urgent à ce point là, fit-il d’un ton réprobateur.

— Je crainsbien que si, confirma Grinneg. Morin avança les lèvres en une moue pensive touten observant chacun des membres du groupe.

— Vous meconnaissez suffisamment pour savoir que je ne vous demanderais pas une chosepareille à la légère, Morin, insista Grinneg.

— J’aitoute confiance en vous, Grinneg, répondit Morin, avec un soupir. Très bien.Suivez-moi, mais dites à vos gardes d’attendre ici.

Grinneg eut ungeste impérieux à l’adresse de sa garde, et le groupe suivit Messire Morin àtravers une vaste cour, puis sous une galerie bordée de colonnes qui courait lelong de l’un des bâtiments.

— Commentva-t-il, ces temps-ci ? s’enquit Grinneg comme ils longeaient la galerieplongée dans la pénombre.

— Sa santén’est pas mauvaise, révéla Morin ; c’est son caractère qui se gâte, en cemoment. Les Borune donnent leur démission par hordes entières pour retourner à TolBorune.

— On se metun peu à leur place, compte tenu des circonstances, objecta Grinneg. J’imagineque la succession pourrait s’accompagner d’un certain nombre d’accidentsdéplorables.

— C’estprobable en effet, acquiesça Morin. Mais Son Altesse trouve quelque peudéprimant de se voir abandonner par des membres de sa propre famille.

Il s’arrêtaauprès d’une arcade de marbre où deux légionnaires au plastron orné d’ormontaient la garde avec raideur.

— Veuillezlaisser vos armes ici, je vous prie. Son Altesse est très sensible à ce genrede choses. Je suis sûr que vous nous comprenez.

— Bienentendu, le rassura Grinneg, en tirant une lourde épée de sous son manteau eten l’appuyant contre le mur.

Ils suivirenttous son exemple, et Messire Morin cligna les yeux avec surprise en voyant Silkretirer trois dagues, pas une de moins, d’endroits divers et variés de sapersonne.

Prodigieuxarsenal, firent lesmains du chambellan, esquissant les signes de la langue secrète.

Triste époque, rétorquèrent les doigts de Silk, avecune nuance de réprobation. Messire Morin eut un petit sourire et leur fitemprunter une porte qui donnait sur un jardin. Des fontaines murmuraientdoucement entre des rosiers en boutons, sur une pelouse minutieusemententretenue. Des hirondelles se disputaient un coin pour faire leur nid dans lesbranches tordues des arbres fruitiers qui semblaient incroyablement chargésd’ans et croulaient sous les bourgeons prêts à éclore sitôt le retour du chaudsoleil. Grinneg et ses compagnons suivirent Morin le long d’une sente de marbrequi menait vers le centre du jardin.

Ran BoruneXXIII, empereur de Tolnedrie, était un petit homme d’un certain âge, presquechauve, doté de minuscules yeux brillants au regard inquisiteur, encadrant unbout de nez de rien du tout, pareil à un bec. Il portait un manteau sansmanches brodé d’or, et il était allongé sous une treille couverte de bourgeons,dans un fauteuil imposant sur le bras duquel était perché un canari jaune vif.

— J’ai ditque je voulais qu’on me laisse tranquille, Morin, apostropha-t-il avec humeur,en relevant les yeux de l’oiseau, auquel il donnait à manger de petitesgraines.

— Unmillion d’excuses, Votre Altesse, commença Messire Morin, avec une profonderévérence. Messire Grinneg, ambassadeur de Cherek, voudrait vous entretenird’une affaire de la plus haute importance, et il m’a convaincu que l’affaire nepouvait absolument pas attendre.

L’empereurbraqua sur Grinneg un regard acéré. Ses yeux devinrent rusés, presquemalicieux.

— Je voisque votre barbe a commencé à repousser, Grinneg.

Le visage deGrinneg s’empourpra lentement.

— J’auraisdû me douter que le récit de mes mésaventures serait venu aux oreilles de VotreMajesté.

— Je saistout ce qui se passe à Tol Honeth, Messire Grinneg, rétorqua l’empereur. Mescousins et mes neveux s’enfuient peut-être tous comme les rats d’un navire entrain de couler, mais j’ai encore quelques fidèles autour de moi. Qu’est-ce quivous a pris d’entreprendre cette femelle nadrak ? Je pensais que les Aloriensne supportaient pas les Angaraks.

Grinneg eut unetoux gênée, et jeta un rapide coup d’œil en direction de tante Pol.

— C’étaitpour rire, Votre Grandeur, dit-il. Je voulais faire bisquer l’ambassadeurnadrak — et puis sa femme n’est pas si mal, après tout. Je ne pouvais passavoir qu’elle dissimulait une paire de ciseaux sous son matelas.

— Voussavez qu’elle garde votre barbe dans une petite boîte en or et qu’elle lamontre à tous ses amis ? poursuivit l’empereur, la bouche en cœur.

— Cettefemelle n’a pas de mœurs, fit Grinneg, d’un ton lugubre.

— Qui sontces gens ? interrogea l’empereur, en pointant le doigt vers les membres dugroupe debout sur l’herbe, à quelques pas de l’ambassadeur de Cherek.

— Moncousin Barak et quelques amis, expliqua Grinneg. Ce sont ces gens quisouhaiteraient vous parler.

— Le comtede Trellheim ? demanda l’empereur. Quel bon vent vous amène à Tol Honeth,Messire ?

— Noussommes de passage, Votre Altesse, répondit Barak, en s’inclinant.

Ran Borunebraqua son regard pénétrant sur chacun des ses visiteurs à tour de rôle, commes’il s’apercevait seulement de leur présence.

— Ah !mais c’est le prince Kheldar de Drasnie, s’exclama-t-il. Qui se faisait passerpour un acrobate dans un cirque ambulant, la dernière fois qu’il nous a honorésde sa présence, et qui a quitté Tol Honeth un peu précipitamment, avec à peineune longueur d’avance sur la police, si j’ai bonne mémoire.

Silk se fenditd’une révérence fort civile.

— Et voiciHettar l’Algarois, poursuivit l’empereur. L’homme qui tente de dépeupler CtholMurgos à la seule force du poignet.

Hettar inclinala tête.

— Pourquoim’avez-vous laissé encercler par ces Aloriens, Morin ? récrimina sèchementl’empereur. Je n’aime pas les Aloriens.

— Il s’agitd’une affaire de la plus grande importance, Votre Altesse, se justifia Morin,d’un ton d’excuse.

— Et unArendais ? reprit l’Empereur en regardant Mandorallen de ses yeux étrécis.Un Mimbraïque, apparemment. D’après les descriptions que l’on m’a rapportées,il ne peut s’agir que du baron de Vo Mandor.

La révérence deMandorallen fut d’une grâce étudiée.

— Faut-il,ô Royale Majesté, que Ton œil soit clairvoyant, pour avoir lu, seul et sansaide, en chacun de nous à son tour.

— Je nevous ai pas tous reconnus, réfuta l’empereur. Pour être précis, je ne sais pasqui est le Sendarien, ni le jeune Rivien.

L’esprit deGarion s’emballa. Barak lui avait dit une fois qu’il ressemblait à un Rivienplus qu’à toute autre chose, mais cette remarque évasive s’était engloutie dansle tourbillon des événements qui avaient suivi. Et voilà que l’empereur deTolnedrie, dont le regard semblait avoir la faculté incroyable de percer lesindividus à jour, l’avait aussi identifié comme étant un Rivien. Il jeta unrapide coup d’œil à tante Pol, mais elle semblait plongée dans l’examen desbourgeons d’un rosier.

— LeSendarien s’appelle Durnik, révéla sire Loup. Il est forgeron de son état,condition qui, en Sendarie, passe pour voisine de la noblesse. Quant au jeunegarçon, c’est mon petit-fils, Garion.

L’empereur levales yeux sur le vieil homme.

— Il mesemble que je devrais vous connaître. Il y a en vous quelque chose...

Ils’interrompit, tout pensif.

Le canari, quiétait perché sur le bras du fauteuil de l’empereur se mit tout à coup àchanter. Il prit son envol et se dirigea droit sur tante Pol, qui tendit ledoigt pour lui offrir un perchoir, puis le petit oiseau brillant renversa latête en arrière et se mit à pépier avec extase, comme si son minuscule cœurdébordait d’adoration. Elle l’écouta gravement.

— Quefaites-vous avec mon canari ? demanda l’empereur.

— Jel’écoute, répondit-elle.

Elle portait unerobe bleu foncé, au corsage lacé d’une façon compliquée, et une courte cape dezibeline.

— Maiscomment avez-vous réussi à le faire chanter ? Il y a des mois que j’essaiede l’y amener, sans succès.

— Vous nele preniez pas suffisamment au sérieux.

— Qui estcette femme ? s’enquit l’empereur.

— Ma fille,Polgara, répondit sire Loup. Elle a le don de comprendre les oiseaux.

L’empereuréclata tout à coup d’un rire enroué, plus que sceptique.

— Allons,vous n’espérez tout de même pas que je vais gober ça, n’est-ce pas ?

Sire Loup leregarda avec gravité. Il avait presque l’air d’un Tolnedrain avec le manteauvert pâle que Grinneg lui avait prêté ; presque, mais pas tout à fait.

— Vous êtesbien certain de ne pas me connaître, Ran Borune ? demanda-t-il doucement.

— C’esttrès habile, dit l’empereur. Vous avez vraiment le physique de l’emploi, et lafemme aussi, mais je ne suis plus un enfant. Il y a longtemps que j’ai cessé decroire aux contes de fées.

— Commec’est dommage. Je gage que, depuis lors, vous devez trouver la vie bien morneet dépourvue d’intérêt.

Sire Loupparcourut du regard le jardin si minutieusement entretenu, avec ses serviteurs,ses fontaines et ses gardes du corps postés discrètement çà et là parmi lesmassifs de fleurs, et c’est d’une voix un peu triste qu’il poursuivit.

— Rien detout cela, Ran Borune, ne suffira jamais à combler le vide d’une existence d’oùtoute possibilité d’émerveillement a été bannie. Vous avez peut-être renoncé àun peu trop de choses.

— Morin,appela Ran Borune, d’un ton péremptoire, faites mander Zereel. Nous allonsrégler ça immédiatement.

— Al’instant, Votre Grandeur, répondit Morin en faisant signe à l’un desserviteurs.

— Vousvoulez bien me rendre mon canari ? demanda l’empereur, d’un ton presqueplaintif.

— Mais biensûr, répondit tante Pol.

Elle se dirigeavers le fauteuil de l’empereur en faisant bien attention de ne pas faire peurau petit oiseau qui s’égosillait de plus belle.

— Il y ades moments où je me demande ce qu’ils peuvent bien raconter, fit Ran Borune.

— Pourl’instant, il me parle du jour où il a appris à voler, répondit tante Pol.C’est un moment très important pour un oiseau.

Elle tendit lamain et le canari ne fit qu’un bond jusqu’au doigt de l’empereur. Il chantaittoujours, son petit œil brillant tourné vers le visage de Ran Borune.

— C’estsans doute une idée amusante, rétorqua le petit vieillard, qui regardait ensouriant le soleil jouer dans l’eau de l’une des fontaines. Mais je crains dene pas avoir de temps à consacrer à ce genre de choses en ce moment. Le paystout entier retient son souffle dans l’attente de la nouvelle de mon trépas.Tout le monde semble penser que la meilleure chose que je pourrais faire pourla Tolnedrie serait de mourir sur-le-champ. Certains se sont même donné lapeine de tenter de m’aider à franchir le pas. Rien que la semaine dernière,quatre assassins en puissance ont été arrêtés dans l’enceinte du palais. LesBorune, ma propre famille, me désertent à un tel rythme que c’est à peine s’ilme reste assez de gens pour faire marcher le palais, et encore bien moinsl’Empire. Ah ! voici Zereel.

Un homme minceaux sourcils broussailleux, vêtu d’un manteau rouge couvert de symbolesmystiques, traversa à petits pas précipités la pelouse et vint s’inclinerprofondément devant l’empereur.

— Vousm’avez fait mander, Votre Altesse ?

— On me ditque cet homme serait Belgarath, fit l’empereur, et cette femme, Polgara laSorcière. Soyez assez bon, Zereel, pour vérifier leurs dires.

— Belgarathet Polgara ? railla l’homme aux sourcils en broussailles. Assurément,Votre Altesse n’est pas sérieuse. Il n’existe personne de ce nom. Ce sont desêtres mythologiques.

— Vousvoyez bien, décréta Ran Borune. Vous n’existez pas. Je tiens cela de la plushaute autorité. Zereel est lui-même sorcier, voyez-vous.

— Vraiment ?

— L’un desmeilleurs, assura l’empereur. La plupart de ses trucs ne sont que des tours depasse-passe, bien sûr, puisque, aussi bien, la sorcellerie n’est qu’unsimulacre, mais il m’amuse. Et il se prend très au sérieux. Vous pouvez yaller, Zereel. Mais tâchez de ne pas répandre une odeur méphitique, comme biensouvent.

— Ce nesera pas nécessaire, Votre Altesse, dit platement Zereel. S’ils étaient sorciers,je m’en serais immédiatement aperçu. Nous avons des moyens de communicationparticuliers, vous savez.

Tante Polregarda le sorcier, un sourcil légèrement relevé.

— Je penseque vous devriez y regarder d’un peu plus près, Zereel, suggéra-t-elle. Ilarrive parfois que certaines choses nous échappent.

Elle fit ungeste presque imperceptible, et Garion eut l’impression d’entendre ungrondement assourdi.

Le sorcierregarda fixement un point dans le vide, juste devant lui, puis les yeux luisortirent de la tête, son visage devint d’une pâleur mortelle et il se laissatomber le nez dans l’herbe, comme si ses jambes s’étaient dérobées sous lui.

— Pardonnez-moi,dame Polgara, croassa-t-il, en rampant comme s’il voulait rentrer sous terre.

— J’imagineque je devrais être très impressionné, convint l’empereur. Seulement j’ai déjàvu des possédés, et on ne peut pas dire que Zereel ait la tête bien solide.

— Çacommence à devenir lassant, Ran Borune, déclara tante Pol d’un ton acerbe.

— Vousferiez mieux de la croire, vous savez, intervint le canari d’une petite voixflûtée. Je l’ai tout de suite reconnue. Evidemment, nous sommes beaucoup plusobservateurs que vous autres, qui vous limitez à vous traîner sur le sol. Aufait, pourquoi n’essayez-vous pas de voler ? Je suis sûr qu’avec unminimum d’effort, vous y arriveriez parfaitement. Et puis, j’aimerais bien quevous arrêtiez un peu de manger de l’ail. Ça vous donne une haleineépouvantable.

— Chut, çasuffit, fit doucement tante Pol. Tu pourras lui dire tout ça plus tard.

L’empereur, quitremblait maintenant comme une feuille, regardait l’oiseau comme si c’était unserpent.

— Pourquoine pas faire comme si nous étions vraiment, Polgara et moi, ceux que nousprétendons être ? proposa sire Loup. Nous pourrions passer le restant dela journée à essayer de vous convaincre, mais nous n’avons pas vraiment detemps à perdre. J’ai des choses à vous dire, des choses importantes — quique je sois.

— Je penseque c’est une proposition acceptable, admit Ran Borune, qui ne pouvait détacherses yeux du canari, maintenant silencieux.

Sire Loup nouases mains derrière son dos et leva les yeux vers un groupe d’hirondelles qui sechamaillaient sur la branche d’un arbre voisin.

— Au débutde l’automne, commença-t-il, Zedar l’Apostat s’est introduit dans la salle dutrône de Riva et a volé l’Orbe d’Aldur.

— Il a faitquoi ? s’exclama Ran Borune en se redressant précipitamment. Mais commentest-ce possible ?

— Nousl’ignorons, répondit sire Loup. Lorsque j’aurai réussi à le rattraper, je lelui demanderai peut-être. Quoi qu’il en soit, je suis sûr que la portée del’événement ne vous échappe pas.

— Bien sûrque non.

— LesAloriens et les Sendariens se préparent discrètement à la guerre, l’informasire Loup.

— Laguerre ? releva Ran Borune, d’une voix altérée. Mais contre qui ?

— Contreles Angaraks, évidemment.

— Maisqu’est-ce que Zedar a à voir avec les Angaraks ? Il agit peut-être pourson propre compte, après tout ?

— Vousn’êtes certainement pas assez stupide pour croire une chose pareille, répliquatante Pol.

— Vous vousoubliez, gente dame, s’indigna Ran Borune, d’un ton rigoureux. Où est Zedar,maintenant ?

— Il estpassé par Tol Honeth il y a deux semaines environ, le renseigna sire Loup. S’ilparvient à traverser la frontière et à entrer dans l’un des royaumes angaraksavant que j’aie réussi à l’arrêter, les Aloriens prendront les armes.

— Etl’Arendie avec eux, déclara fermement Mandorallen. Les faits ont été portés àla connaissance du roi Korodullin.

— Vousallez mettre le monde à feu et à sang, protesta l’empereur.

— Peut-être,admit sire Loup. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de laisser Zedarrejoindre Torak avec l’Orbe.

— Je vaisimmédiatement envoyer des émissaires, décréta Ran Borune. Il faut prendre lesdevants avant que les choses n’aillent trop loin.

— Troptard, annonça Barak, d’un ton sinistre. Anheg et les autres ne sont pasd’humeur à écouter des diplomates tolnedrains en ce moment.

— LesTolnedrains n’ont pas très bonne réputation dans le nord, Votre Altesse, remarquaSilk. Ils semblent toujours avoir quelque accord commercial dans leurs manches.L’impression générale est que lorsque la Tolnedrie arbitre une querelle, çafinit toujours par coûter très cher. Je ne pense pas que nous ayons encore lesmoyens de nous offrir vos bons offices.

Un nuage passadevant le soleil, et il leur sembla tout à coup qu’il faisait très froid.

— Toutecette affaire est grandement exagérée, protesta l’empereur. Les Aloriens et lesAngaraks se disputent cette fichue pierre depuis des milliers d’années. Vousn’attendiez qu’un prétexte pour vous jeter les uns sur les autres, et voilà uneoccasion toute trouvée. Allez-y, je vous souhaite bien du plaisir, mais laTolnedrie ne se laissera pas entraîner dans le conflit, aussi longtemps que jeserai son empereur.

— Vous nepourrez pas rester en dehors, Ran Borune, remarqua tante Pol.

— Etpourquoi pas ? L’Orbe ne me concerne en aucune manière. Détruisez-vousdonc mutuellement si ça vous chante. La Tolnedrie sera encore là quand vous n’yserez plus.

— J’endoute, rétorqua sire Loup. Votre empire grouille de Murgos. Ils pourraient vousrenverser en une semaine.

— Ce sontde braves marchands, qui se livrent à d’honnêtes affaires.

— LesMurgos ignorent les affaires honnêtes, laissa tomber tante Pol. Il ne se trouvepas un seul Murgo en Tolnedrie qui n’y ait été envoyé par le Grand Prêtregrolim.

— Tout cecipasse un peu les bornes, déclara Ran Borune, avec obstination. Le monde entiersait que vous êtes travaillés, votre père et vous-même, par une haineobsessionnelle des Angaraks, mais les temps ont changé.

— CtholMurgos est toujours gouverné depuis Rak Cthol, riposta sire Loup. Et là-bas,Ctuchik est maître chez lui. Le monde a eu beau évoluer, Ctuchik n’a paschangé, lui. Les marchands de Rak Goska sont peut-être civilisés à vos yeux,mais ils ne lui en obéissent pas moins au doigt et à l’œil ; or Ctuchikest le disciple de Torak.

— Torak estmort.

— Vraiment ?répliqua tante Pol. Vous avez vu sa tombe ? Vous avez ouvert son tombeauet vu ses ossements ?

— Monempire me coûte très cher à mener, dit l’empereur, et j’ai besoin des revenusque me procurent les Murgos. J’ai des agents à Rak Goska et tout le long de laRoute des Caravanes du Sud. Si les Murgos préparaient quoi que ce soit contremoi, je le saurais. La seule chose que je me demande, c’est si tout cela n’estpas l’effet de luttes intestines dans la grande Confrérie des Sorciers. Il sepeut que vous ayez vos raisons d’agir, mais je ne vais pas vous laissermanœuvrer mon empire comme un pion dans vos querelles d’influence.

— Et si lesAngaraks l’emportent ? s’enquit tante Pol. Comment envisagez-vous detraiter avec Torak ?

— Torak neme fait pas peur.

— Vousl’avez déjà rencontré ? demanda sire Loup.

— Evidemmentpas. Ecoutez, Belgarath, vous n’avez jamais eu la moindre amitié pour nous,votre fille et vous. Vous avez traité la Tolnedrie en adversaire vaincue aprèsVo Mimbre. Vos informations sont intéressantes, et je les considérerai dans lesperspectives voulues, mais la politique tolnedraine ne saurait être dictée pardes préjugés aloriens. Notre économie dépend beaucoup du commerce le long de laRoute des Caravanes du Sud. Je ne suis pas prêt à laisser mon empire partir àvau l’eau parce qu’il se trouve simplement que vous haïssez les Murgos.

— Alorsvous êtes un imbécile, déclara sire Loup, sans ambages.

— Vousseriez surpris du nombre de gens qui sont de cet avis, répondit l’empereur.Vous aurez peut-être plus de chance avec mon successeur. Si c’est un Vordueuxou un Honeth, vous arriverez peut-être même à l’acheter. Mais la corruptionn’est pas de mise chez les Borune.

— Pas plusque les conseils, ajouta tante Pol.

— Seulementquand cela nous convient, Dame Polgara, rétorqua Ran Borune.

— Je penseque nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir ici, décida sire Loup.

Une porte debronze s’ouvrit en coup de vent, au fond du jardin, et une petite fille auxcheveux de flamme en jaillit tel un ouragan, les yeux jetant des éclairs. Audébut, Garion crut que c’était une enfant, mais lorsqu’elle se rapprocha, il serendit compte qu’elle était sensiblement plus âgée que cela. Elle était de trèspetite taille, mais sa courte tunique verte sans manches dévoilait des membresqui étaient bien près de la maturité. Il éprouva à sa vue un choc trèsparticulier, un peu comme s’il la reconnaissait, mais ce n’était pas cela. Sachevelure était une longue cataracte de boucles élaborées, qui dévalaient sesépaules et son dos, et d’une couleur que Garion n’avait encore jamais vue, unrouge profond, rutilant, comme brillant d’une lumière intérieure. Sa peau doréesemblait s’animer de reflets verdâtres, alors qu’elle se déplaçait dans l’ombredes arbres, près de la porte. Elle était dans un état proche de la rageabsolue.

— Pourquoime retient-on prisonnière ici ? demanda-t-elle à Ran Borune, d’un tonimpérieux.

— De quoiparles-tu ? questionna-t-il.

— Teslégionnaires ne veulent pas me laisser quitter l’enceinte du palais !

— Ah !fit l’empereur. C’est ça.

— Exactement.C’est ça.

— Ilsagissent conformément à mes ordres, Ce’Nedra, lui expliqua patiemmentl’empereur.

— C’est cequ’ils prétendent. Dis-leur de changer tout de suite d’attitude.

— Non.

— Non ?répéta-t-elle, incrédule. Non ? (Et sa voix grimpa de plusieurs octaves.)Qu’est-ce que ça veut dire, « non » ?

— Il seraitbeaucoup trop dangereux que tu te promènes en ville par les temps qui courent,répondit l’empereur d’un ton sans réplique.

— C’estridicule ! cracha-t-elle. Je n’ai pas l’intention de rester assise dans cesale palais rien que parce que tu as peur de ton ombre. J’ai des courses àfaire au marché.

— Envoiequelqu’un.

— Jen’enverrai personne ! hurla-t-elle en réponse. J’ai envie d’y allermoi-même.

— Eh bien,ce n’est pas possible, répondit-il platement. Tu ferais mieux d’étudier, à laplace.

— Je n’aipas envie d’apprendre mes leçons ! s’écria-t-elle. Jeebers est un imbécilepatenté, et il me barbifie dans les grandes largeurs. Je ne veux plus resterassise à l’écouter pérorer. J’en ai plus qu’assez de l’histoire et de lapolitique ! J’en ai marre de tout ça ! Je voudrais juste passer unaprès-midi tranquille, toute seule !

— Jeregrette.

— S’il teplaît, père, implora-t-elle, sa voix retombant pour adopter des accentsenjôleurs. Je t’en supplie...

Elle attrapa unrepli de son manteau doré et se mit à l’entortiller autour de son petit doigt.Les yeux qu’elle braquait sur l’empereur à travers ses cils auraient faitfondre une pierre.

— Il n’enest pas question, répondit-il en évitant son regard. Je ne reviendrai paslà-dessus. Tu ne quitteras pas l’enceinte du palais.

— Je tedéteste ! vociféra-t-elle.

Puis elles’enfuit du jardin en sanglotant.

— Ma fille,expliqua l’empereur, comme pour s’excuser. Vous ne pouvez pas imaginer ce quec’est que d’avoir une fille comme ça.

— Oh !si, soupira sire Loup avec un coup d’œil oblique en direction de tante Pol.

Coup d’œilqu’elle lui rendit, le défiant du regard.

— Vas-y,père, continue. Je suis sûr que tu meurs d’envie de raconter ta vie et tesmalheurs.

— Laissonstomber, reprit sire Loup, en haussant les épaules.

Ran Borune lesregarda d’un air pensif.

— Il mevient à l’idée que nous pourrions peut-être négocier quelque chose, là,insinua-t-il en plissant les yeux.

— Qu’avez-vousen tête ? questionna sire Loup.

— Vousjouissez d’une certaine autorité auprès des Aloriens, suggéra l’empereur.

— C’est unpeu vrai, admit prudemment sire Loup.

— Si vousle leur demandiez, je suis sûr qu’ils seraient prêts à renoncer à l’une desclauses les plus absurdes des Accords de Vo Mimbre.

— Laquelle ?

— Il n’estpas vraiment indispensable que Ce’Nedra fasse le voyage de Riva, n’est-cepas ? Je suis le dernier empereur de la dynastie Borune, et à ma mort,elle ne sera plus princesse impériale. Etant donné les circonstances, je diraisque cette contrainte ne s’applique pas à elle. C’est une aberration, de toutefaçon. Comment voulez-vous qu’il y ait un fiancé pour l’attendre à la cour duRoi de Riva alors que la lignée de Riva s’est éteinte il y a treize centsans ? Comme vous l’avez vous-mêmes constaté, la Tolnedrie n’est pas unendroit sûr en ce moment. Ce’Nedra doit fêter son seizième anniversaire d’iciun an à peu près, et la date en est bien connue. Si je suis tenu de l’envoyer àRiva, la moitié des assassins du royaume monteront la garde devant les portesdu palais en attendant qu’elle mette le nez dehors.

Je préféreraisne pas courir ce genre de risque. Si vous pouviez parler aux Aloriens,j’arriverais peut-être à faire quelques concessions concernant lesMurgos : un numéros clausus, des restrictions territoriales, ce genre dechoses.

— Non, RanBorune, répondit abruptement tante Pol. Ce’Nedra ira à Riva. Vous n’avez pascompris que les Accords n’étaient qu’une formalité. Si votre fille est cellequi est destinée à devenir l’épouse du roi de Riva, aucune force au monde nepourrait l’empêcher de se trouver dans la salle du trône de Riva le jour voulu.Les recommandations de mon père concernant les Murgos n’étaient que dessuggestions, faites dans votre propre intérêt. A vous de prendre vosresponsabilités.

— Je pense quenous venons d’épuiser le sujet, décréta froidement l’empereur.

Deux officiers àl’air important entrèrent dans le jardin et s’entretinrent brièvement avecMessire Morin.

— VotreAltesse, annonça avec déférence le chambellan aux cheveux gris, le ministre duCommerce souhaite vous informer qu’il a obtenu un excellent accord avec ladélégation commerciale de Rak Goska. Les représentants de Cthol Murgos se sontmontrés des plus accommodants.

— Vous nousvoyez ravi de l’entendre, répondit Ran Borune en jetant un coup d’œil lourd designification à sire Loup.

— Lesplénipotentiaires de Rak Goska voudraient vous rendre hommage avant de partir,ajouta Morin.

— Mais j’ytiens absolument. Nous serons heureux de les recevoir ici-même.

Morin tourna lestalons et fit un bref signe de tête en direction des deux officiers restésauprès de la porte. Ceux-ci se tournèrent vers un personnage invisible, del’autre côté de la porte, qui s’ouvrit en grand, et cinq Murgos firent leurentrée.

Leurs robes degrosse toile noire, dont ils avaient rabattu le capuchon, étaient ouvertes surle devant, révélant des tuniques de mailles d’acier luisant au soleil. Le Murgoqui ouvrait la marche était un peu plus grand que les autres, et toute sonattitude indiquait qu’il était le chef de la délégation. Une masse d’images etde souvenirs fragmentaires déferlèrent dans l’esprit de Garion tandis qu’ilregardait le visage couturé de cicatrices de celui qui était depuis toujoursson ennemi. La tension de l’étrange lien silencieux, occulte, qui les unissait,se fit sentir à nouveau. C’était Asharak.

Quelque choseeffleura l’esprit de Garion, mais plus à titre d’information qu’autrechose ; ce n’était pas la force irrésistible que le Murgo avait dirigéesur lui dans le corridor obscur du palais d’Anheg, au Val d’Alorie ; soussa tunique, son amulette devint très froide et semblait en même temps lebrûler.

— VotreMajesté Impériale, déclara Asharak, en s’avançant avec un froid sourire. Noussommes honorés d’être admis en votre auguste présence.

Il s’inclina,faisant cliqueter sa cotte de mailles. Barak tenait fermement le bras droit deHettar ; Mandorallen se rapprocha pour lui prendre l’autre bras.

— Noussommes ravi de vous revoir, noble Asharak, répondit l’empereur. Nous noussommes laissé dire qu’un accord avait été conclu.

— Al’avantage des deux parties, Votre Altesse.

— Ce sontles meilleurs accords, approuva Ran Borune.

— TaurUrgas, roi des Murgos, vous adresse ses salutations, reprit Asharak. Sa Majestééprouve le vif désir de cimenter les relations entre Cthol Murgos et laTolnedrie. Elle espère pouvoir un jour donner à Votre Majesté impériale le nomde frère.

— Nousrespectons les intentions pacifiques et la sagesse légendaire de Taur Urgas,souligna l’empereur avec un sourire béat.

Asharak promenaautour de lui ses yeux noirs inexpressifs.

— Eh bien,Ambar, dit-il à Silk, les affaires semblent avoir repris depuis la dernièrefois que nous nous sommes rencontrés, dans les bureaux de Mingan, à Darine.

— Les Dieuxont été cléments. Enfin, presque tous, répondit Silk en tendant les mainsdevant lui en un geste fataliste.

Asharak ébauchaun sourire.

— Vous vousconnaissez ? demanda l’empereur, quelque peu surpris.

— Nousavons déjà eu l’occasion de nous rencontrer, Votre Altesse, admit Silk.

— Sousd’autres cieux, précisa Asharak, avant de regarder sire Loup droit dans lesyeux. Belgarath, fit-il aimablement, avec un petit hochement de tête.

— Chamdar,répondit le vieillard.

— Tu m’asl’air en pleine forme, dis-moi.

— Merci.

— J’ail’impression d’être le seul étranger ici, confia l’empereur.

— Il y atrès, très longtemps que nous nous connaissons, Chamdar et moi, expliqua sireloup, avant de jeter un coup d’œil malicieux au Murgo. Je vois que tu t’esremis de ta récente indisposition.

Une expressionennuyée effleura fugitivement le visage d’Asharak, et il s’empressa de regarderson ombre sur l’herbe, comme pour se rassurer.

Garion serappela ce que sire Loup avait dit, en haut de la Dent d’Elgon, après l’attaquedes Algroths. Il avait parlé d’une ombre qui n’allait pas rentrer par « lechemin le plus direct ». Il aurait été bien en peine de dire pourquoi,mais l’information qu’Asharak le Murgo et Chamdar le Grolim étaient un seul etmême homme ne le surprenait pas particulièrement. Comme une mélodie complexesubtilement discordante retrouve l’accord, la soudaine fusion des deux semblaitentrer en résonance quelque part. Cette information trouva sa place dans sonesprit comme une clef dans une serrure.

— Un jour,il faudra que tu me montres comment tu fais ça, disait Asharak. J’ai trouvél’expérience intéressante. Mais mon cheval est devenu complètement hystérique.

— Toutesmes excuses à ton cheval.

— Commentse fait-il que la moitié de cette conversation semble m’échapper ?s’enquit Ran Borune.

— Pardonnez-nous,Votre Altesse. Nous renouons, le vénérable Belgarath et moi-même, une vieilleinimitié. Il faut dire que nous n’avons que très rarement eu l’occasion de nousparler avec autant de courtoisie. Dame Polgara, fit Asharak en s’inclinantpoliment devant tante Pol. Toujours aussi belle.

Il braqua surelle un regard délibérément suggestif.

— Tu n’aspas beaucoup changé non plus, Chamdar. Elle parlait sans colère, d’un tonpresque affable, mais Garion, qui la connaissait mieux que personne, reconnutimmédiatement l’insulte mortelle dont elle venait de gratifier le Grolim.

— Charmante,reprit Asharak, avec un timide sourire.

— C’estmieux qu’au théâtre, s’écria l’empereur, subjugué. Voilà ce que j’appelle unejoute oratoire ou je ne m’y connais pas. Je regrette de n’avoir pu assister aupremier acte.

— Lepremier acte a été très long, Votre Altesse, révéla Asharak. Et souvent bienfastidieux. Comme vous l’avez peut-être remarqué, il y a des moments oùBelgarath se laisse emporter par sa subtilité.

— Je ne devraispas avoir de mal à m’en remettre, riposta sire Loup avec un petit sourire. Jete promets que le dernier acte sera très bref, Chamdar.

— Desmenaces, vieillard ? releva Asharak. Je pensais que nous étions convenusde rester dans les strictes limites de l’urbanité.

— Je ne merappelle pas que nous soyons jamais convenus de quoi que ce soit, fit sire Loupen se retournant vers l’empereur. Je pense que nous allons prendre congé,maintenant, Ran Borune, conclut-il. Avec votre permission, naturellement.

— Naturellement,répéta l’empereur. Je suis heureux d’avoir fait votre connaissance — bienque je ne sois évidemment pas encore convaincu de votre existence. Mais monscepticisme est purement théologique, et n’a rien de personnel.

— Vous m’envoyez heureux, répliqua sire Loup. Puis il lui jeta impromptu un sourireespiègle qui arracha un éclat de rire à Ran Borune.

— J’attendsavec impatience notre prochaine rencontre, Belgarath, déclara Asharak.

— A taplace, je la redouterais, lui conseilla sire Loup, avant de tourner les talonset de mener ses compagnons hors des jardins de l’empereur.

Chapitre 17

L’après-midiétait déjà bien entamé lorsqu’ils franchirent les grilles du palais. L’émeraudedes vastes pelouses étincelait sous le chaud soleil printanier, et les cyprèsmurmuraient dans la brise.

— Je croisque rien ne nous retient plus à Tol Honeth, déclara sire Loup.

— Celaveut-il dire que nous repartons sur l’heure ? demanda Mandorallen.

— J’aiquelque chose à faire avant, répondit sire Loup, en clignant les yeux, gêné parle soleil. Barak et son cousin vont m’accompagner. Retournez tous nous attendrechez Grinneg, vous autres.

— Nous nousarrêterons au marché central avant de rentrer, annonça tante Pol. J’aicertaines courses à faire.

— Ce n’estpas une partie de lèche-vitrines, Pol.

— LesGrolims savent d’ores et déjà que nous sommes là, père, répliqua-t-elle, nousn’avons plus aucune raison de raser les murs comme des voleurs, n’est-cepas ?

— Comme tuvoudras, Pol, soupira-t-il.

— Je savaisbien que tu verrais les choses comme moi. Sire Loup secoua la tête d’un airdécouragé, puis ils remontèrent en selle, Barak, Grinneg et lui, et partirentde leur côté, tandis que les autres redescendaient la colline sur laquelle lepalais était perché, pour s’enfoncer dans la cité étincelante qui s’étendait endessous d’eux. Les rues, au pied de la colline, étaient larges et bordées dechaque côté par des maisons magnifiques, de véritables palais.

— Lesriches et les nobles, expliqua Silk. A Tol Honeth, plus on habite près dupalais, plus on est important.

— Il en vasouvent ainsi, Prince Kheldar, observa Mandorallen. La fortune et la positionont parfois besoin de la rassurante proximité du siège du pouvoir.L’ostentation et le voisinage du trône sont ce qui permet aux âmes étriquéesd’éviter de faire face à leur propre médiocrité.

— Jen’aurais su mieux dire, convint Silk.

Le marchécentral de Tol Honeth était une vaste place couverte d’étalages en plein air etd’éventaires multicolores où se trouvaient exposées des marchandises du mondeentier. Tante Pol mit pied à terre, confia son cheval à l’un des gardescheresques, et s’activa rapidement d’un étal à l’autre, achetant, à ce qu’ilsemblait, tout ce qu’elle voyait. Le visage de Silk blêmissait à certains deses achats ; c’était lui qui payait.

— Tu nepourrais pas lui dire un mot, Garion ? demanda le petit homme d’un tonplaintif. Elle me démolit.

— Qu’est-cequi te fait penser qu’elle m’écouterait ? rétorqua Garion.

— Tupourrais au moins essayer, fit Silk, désespéré. Trois hommes vêtus de manteauxprécieux discutaient avec emportement, non loin du centre du marché.

— Tu esfou, Haldor, disait, tout agité, un homme mince au nez épaté. Les Honethmettraient l’Empire au pillage pour leur propre profit.

Il avait lafigure toute rouge et les yeux lui sortaient presque de la tête.

— Parce quetu crois que Kador le Vordueux ferait mieux ? demanda le dénommé Haldor,un grand gaillard costaud. C’est toi qui es fou, Radan. Si nous mettons Kadorsur le trône, il nous écrasera tous sous sa botte. On est parfois tropimpérial, ce sont des choses qui arrivent.

— Commentoses-tu ? hurla presque Radan, et son visage luisant de sueur s’assombritencore. Le grand-duc Kador est le seul candidat possible. Je voterais pour luimême s’il ne m’avait pas payé pour ça.

Il faisait degrands moulinets avec les bras tout en parlant, et il avait la langue quis’emmêlait.

— Kador estun porc, déclara de but en blanc Haldor en observant attentivement Radan, commepour mesurer l’impact de ses paroles. Un porc brutal, arrogant, qui n’a pasplus de droits au trône qu’un chien galeux. Son arrière-grand-père s’est frayéun chemin dans la maison de Vordue à coups de pots-de-vin, et je préféreraism’ouvrir les veines plutôt que de prêter serment d’allégeance au rejeton du bâtardd’un voleur des docks de Tol Vordue.

Radan roulaitdes yeux en boules de loto sous les insultes caricaturales de Haldor. Il ouvritet referma plusieurs fois la bouche comme s’il voulait dire quelque chose, maissa langue semblait paralysée par la fureur. Alors son visage tourna au violet,il se mit à battre le vide de ses bras, puis tout son corps se raidit etcommença à s’arquer.

Haldorl’observait avec un détachement presque cynique.

Avec un criétranglé, Radan se renversa en arrière en agitant violemment les bras et lesjambes. Ses yeux se révulsèrent et de l’écume apparut aux commissures de seslèvres tandis que ses soubresauts devenaient plus violents. Il commença à secogner la tête sur les pavés, et ses doigts se crispèrent frénétiquement sur sagorge.

— Voilà quiest d’une redoutable efficacité, mon cher Haldor, commenta le troisième homme.Où as-tu trouvé cela ?

— Un de mesamis est allé récemment à Sthiss Tor, répondit Haldor en contemplant lesconvulsions de Radan avec un intérêt non déguisé. Le plus beau de tout, c’estque ça n’a rigoureusement aucun effet tant qu’on ne s’énerve pas. Radann’aurait jamais voulu boire son vin si je ne l’avais pas goûté devant lui pourlui prouver qu’il n’y avait pas de danger.

— Tu veuxdire que tu as le même poison dans l’estomac ? s’exclama l’autre,stupéfait.

— Je n’airien à craindre, déclara Haldor. Je ne succombe jamais à mes propres émotions.

Les contractionsde Radan diminuaient d’intensité.

Ses talonsmartelèrent les pierres pendant un moment encore, mais il ne tarda pas à serigidifier, puis il poussa un long soupir gargouillant et ce fut tout.

— J’imaginequ’il ne t’en reste plus, hein ? insinua pensivement l’ami d’Haldor. Jeserais prêt à payer un bon prix pour quelque chose de ce genre.

— Etpourquoi n’irions-nous pas chez moi, parler de tout ça autour d’une coupe devin ? suggéra Haldor en riant.

L’autre lui jetaun regard surpris, puis il se mit à rire à son tour, un peu nerveusementpeut-être. Les deux hommes tournèrent les talons et s’éloignèrent, abandonnantle cadavre derrière eux.

Garion lessuivit un moment des yeux, horrifié, puis regarda le cadavre au visage noir,crispé dans une position grotesque sur les dalles de pierre, entre les piedsdes Tolnedrains qui l’ignoraient royalement.

— Pourquoipersonne ne fait-il rien ? demanda-t-il.

— Ils ontpeur, répondit Silk. Ils redoutent, s’ils trahissent une quelconque émotion,d’être pris pour des sympathisants du défunt. On prend la politique très ausérieux, ici, à Tol Honeth.

— Ilfaudrait peut-être prévenir les autorités, tout de même ? émit Durnik, levisage pâle et la voix tremblante.

— Je suissûr que le nécessaire a été fait, assura Silk. Ne restons pas plantés là commeça. Vous ne tenez pas tellement à être impliqués dans l’affaire, jesuppose ?

Tante Pol lesrejoignit, accompagnée des deux guerriers cheresques de la maison de Grinneg,un peu penauds. Ils croulaient littéralement sous les paquets et les ballots.

— Qu’est-ceque vous faites ? demanda-t-elle à Silk.

— Nousassistions au spectacle édifiant de la politique tolnedraine en pleine action,répondit Silk en lui montrant le cadavre abandonné au beau milieu de la placedu marché.

— Dupoison ? fit-elle en remarquant la crispation anormale des membres deRadan.

— Un drôle depoison, confirma Silk en hochant la tête. Il n’agit apparemment que quand lavictime se met en rogne.

— Ah !de l’attisât, approuva-t-elle d’un air entendu.

— Vous enavez déjà entendu parler ? releva Silk, surpris.

— C’est unpoison très rare, et très cher. Je n’aurais jamais cru que les Nyissiensacceptent d’en vendre.

— Je croisque nous ferions mieux de ficher le camp d’ici, suggéra Hettar. Il y a uneescouade de légionnaires qui arrivent, et il se pourrait qu’ils fassent appel àtémoins.

— Bonne idée,acquiesça Silk en les conduisant de l’autre côté de la place.

Huit grandsgaillards longeaient les bâtiments qui entouraient la place du marché, chargésd’une litière lourdement voilée. Ils arrivaient auprès des voyageurs lorsqu’unemain fine, couverte de bijoux, sortit langoureusement des rideaux et effleural’épaule de l’un des porteurs. Les huit hommes s’arrêtèrent immédiatement etposèrent la litière à terre.

— Ainsi, terevoilà à Tol Honeth, Silk, fit une voix de femme, à l’intérieur de la litière.Que fais-tu donc là ?

— Bethra ?s’exclama Silk. C’est toi ?

Les rideauxs’écartèrent, révélant une femme luxurieusement vêtue, alanguie sur descoussins de satin écarlate. Ses tresses de cheveux sombres étaient entremêléesde rangs de perles. Sa robe de soie rose ne laissait rien ignorer de sesformes, et elle avait les bras et les doigts couverts d’anneaux et de braceletsd’or. Son visage était d’une beauté à couper le souffle, et elle coulait sousses longs cils un regard d’une rare perversité. Il émanait de toute sa personnequelque chose de trop mûr, presque blet, et une impression quasimentrenversante de débauche effrénée. Garion se prit à rougir furieusement, sanssavoir pourquoi.

— Jepensais bien que tu courais toujours, reprit-elle d’un ton suave. Les hommesque j’avais lancés à ta poursuite étaient pourtant de vrais professionnels.

Silk eut unepetite révérence ironique.

— Comme tudis, Bethra, ils n’étaient pas mauvais, acquiesça-t-il avec un sourire tordu.Pas tout à fait aussi bons qu’il aurait fallu, mais très bons tout de même.J’espère que tu n’en avais plus besoin ?

— Je medemandais aussi pourquoi ils n’étaient jamais revenus, répliqua-t-elle enriant. J’aurais dû m’en douter, évidemment. J’espère que tu n’as pas pris ça àtitre personnel.

— Bien sûrque non, Bethra. Ce sont les aléas du métier, et voilà tout.

— Je savaisque tu comprendrais. Il fallait que je me débarrasse de toi. Tu allais toutficher par terre.

Silk eut unsourire matois.

— Je sais,jubila-t-il. Après le mal que tu t’étais donné pour monter ta petite affaire,et avec l’ambassadeur thull, rien de moins.

Elle fit unegrimace dégoûtée.

— Etqu’est-il devenu ? s’enquit Silk.

— Il estallé faire trempette dans la Nedrane.

— Je nesavais pas que les Thulls étaient si férus de natation.

— On nepeut pas dire qu’ils nagent très bien. Surtout avec de grosses pierresattachées aux pieds. Mais à partir du moment où tu avais flanqué mon plan àl’eau, il n’avait plus qu’à suivre le même chemin. Il ne m’était guèreindispensable, et il y avait des choses que je ne tenais pas à ce qu’il ailleraconter dans certains milieux.

— Tu astoujours été une femme circonspecte, Bethra.

— Etqu’est-ce que tu mijotes, en ce moment ? questionna-t-elle avec curiosité.

— Un peu deci, un peu de ça, éluda Silk en haussant les épaules.

— Lasuccession ?

— Oh !non, répondit-il en riant. J’ai trop de bon sens pour m’en mêler. De quel côtées-tu ?

— Tuvoudrais bien le savoir, hein ?

Silk jeta un coupd’œil circulaire en plissant les yeux.

— Je necracherais pas sur un ou deux petits tuyaux, Bethra. Si tu peux parler,naturellement.

— De quoi,Silk ?

— La villegrouille littéralement de Murgos, reprit-il. Si tu n’es pas actuellement enaffaires avec eux, je te serai reconnaissant de toutes les informations que tupourras me communiquer à ce sujet.

— Et tuserais prêt à payer cher ? interrogea-t-elle d’un ton malicieux.

— Appelonscela un échange de bons procédés. Elle lui jeta un sourire machiavélique et semit à rire.

— Pourquoipas, après tout ? Je t’aime bien, Silk, et je me demande si je ne t’aimepas encore plus quand tu me dois quelque chose.

— Je seraiton esclave, promit-il.

— Salementeur. Très bien, commença-t-elle après un instant de réflexion. On ne peutpas dire que les Murgos se soient jamais vraiment intéressés au commerce, etpourtant, depuis quelques années, on en voit arriver par paquets de deux outrois. Et à la fin de l’été dernier, c’est par caravanes entières qu’ils sesont mis à débarquer de Rak Goska.

— Tu veuxdire qu’ils tenteraient d’influencer la succession ? suggéra Silk.

— C’est ceque je dirais, répondit-elle. On voit beaucoup d’or rouge à Tol Honeth, toutd’un coup. Mes coffres en sont pleins.

— Ça colle,fit Silk, avec un grand sourire.

— Comme tudis.

— Ont-ilsouvertement pris parti pour un candidat ?

— Pas queje sache. Ils paraissent divisés en deux factions rivales, et il sembleraitqu’il règne entre eux un certain antagonisme.

— Çapourrait être une ruse, évidemment.

— Je necrois pas. Je pense plutôt que cette inimitié n’est pas sans rapport avec laquerelle qui oppose Zedar et Ctuchik. Chaque côté cherche à s’assurer lamainmise sur le prochain empereur. Et l’argent coule à flots, comme si c’étaitde l’eau.

— Est-ceque tu connais celui qu’on appelle Asharak ?

— Ah !celui-là ! Les autres Murgos le redoutent. En ce moment, il donnel’impression de travailler pour Ctuchik, mais quelque chose me dit qu’il roulepour lui-même. Le grand-duc Kador lui mange dans la main, or Kador estactuellement le favori dans la course au trône, de sorte qu’Asharak se retrouveen position de „ force. Voilà, c’est à peu près tout ce que je sais.

— Merci,Bethra, dit respectueusement Silk.

— Tuprojettes de rester longtemps à Tol Honeth ? demanda-t-elle.

— Malheureusementnon.

— Dommage.J’espérais que tu aurais le temps de me rendre une petite visite. Nous aurionspu parler du bon vieux temps. Je n’ai plus beaucoup de vieux amis, maintenant— ou d’ennemis intimes, comme toi.

— Je medemande bien pourquoi, fit Silk avec un petit rire sec. Je ne suis pas certaind’être meilleur à la nage que l’ambassadeur thull. Tu es une femme dangereuse,Bethra.

— A plusd’un titre, admit-elle en s’étirant langoureusement. Mais tu n’as plus vraimentà craindre pour ta vie avec moi, Silk. Plus maintenant.

— Ce n’estpas pour ma vie que je m’inquiétais, rétorqua Silk avec un drôle de sourire.

— C’est uneautre histoire, bien sûr. N’oublie pas que tu me dois une faveur.

— J’attendsavec avidité l’occasion de m’acquitter de ma dette, promit-il avec effronterie.

— Tu es impossible,s’exclama-t-elle en riant, avant de faire signe à ses porteurs. Au revoir,Silk.

— Aurevoir, Bethra, répondit-il avec une profonde révérence.

Les porteursremirent les brancards de la litière sur leurs épaules et s’éloignèrent sousleur fardeau.

— C’estabsolument révoltant, s’étrangla Durnik, indigné. Comment peut-on tolérer laprésence d’une femme pareille en ville ?

— Bethra ?demanda Silk, tout surpris. C’est la femme la plus remarquable et la plusfascinante de tout Tol Honeth. Les hommes viennent du bout du monde pour passerune heure ou deux avec elle.

— Pasgratuitement, sans doute.

— Ne teméprends pas sur elle, Durnik, avertit Silk. Sa conversation est probablementencore plus prisée que...

Il eut unepetite toux et jeta un rapide coup d’œil en direction de tante Pol.

— Vraiment ?riposta Durnik, d’un ton sarcastique.

— Ah !Durnik, fit Silk en éclatant de rire. Je t’aime comme un frère, mais tu es toutde même d’une effroyable pudibonderie, tu sais !

— Fichez-luila paix, Silk, intervint tante Pol d’un ton ferme. C’est comme ça qu’on l’aime.

— J’essayaisseulement de l’améliorer encore un peu, Dame Polgara, expliqua Silk, d’un petitton innocent.

— Barak aabsolument raison en ce qui vous concerne, Prince Kheldar. Vous avez vraimentun mauvais fond.

— Je nefais qu’obéir à mon devoir. Si vous saviez ce qu’il m’en coûte de sacrifier messentiments délicats et raffinés au bien de mon pays...

— Mais biensûr !

— Vousn’imaginez tout de même pas que je prends plaisir à ce genre derelations ?

— Et sinous laissions tomber le sujet ? suggéra tante Pol.

Grinneg, sireLoup et Barak arrivèrent chez Grinneg peu de temps après eux.

— Alors ?demanda tante Pol, au moment où sire Loup entrait dans la pièce où ils étaienttous réunis à attendre.

— Il estparti vers le sud, répondit sire Loup.

— Vers lesud ? Il n’est pas allé vers l’est, vers Cthol Murgos ?

— Non. Ilcherche probablement à éviter la confrontation avec les hommes de Ctuchik. Ilva sûrement essayer de trouver un endroit tranquille pour passer discrètementla frontière. A moins qu’il n’aille vers la Nyissie. Il a peut-être conclu unarrangement avec Salmissra. Il faut que nous le suivions si nous voulons enavoir le cœur net.

— Je suistombé sur une vieille amie, au marché, annonça Silk, vautré dans un fauteuil.D’après elle, Asharak serait mouillé jusqu’au cou dans la lutte pour lasuccession. Il aurait apparemment réussi à acheter le grand duc de Vordue. Siles Vordueux montent sur le trône, Asharak tiendra la Tolnedrie dans le creuxde sa main.

Sire Loup segratta pensivement la barbe.

— Il faudrabien, tôt ou tard, que nous nous occupions de lui. Il commence vraiment à mecourir, celui-là.

— Nouspourrions nous arrêter un jour ou deux, suggéra tante Pol. Et régler leproblème une fois pour toutes.

— Non,décida sire Loup. Mieux vaut ne pas faire ça ici, en ville. Ça va sûrementfaire du bruit, et les Tolnedrains ont tendance à s’emballer quand ils necomprennent pas quelque chose. Nous trouverons bien une occasion plus tard,dans un endroit un peu moins fréquenté.

— Alorsnous repartons tout de suite ? demanda Silk.

— Attendonsdemain matin, répondit sire Loup. Il est probable que nous serons suivis, et siles rues sont vides, ça leur compliquera un tout petit peu la tâche.

— Dans cecas, je vais dire quelques mots à mon cuisinier, fit Grinneg. Je ne peux pasvous laisser affronter les vicissitudes de la route sans un bon repas dans leventre. Et puis il va bien falloir que nous nous occupions de ce tonneau debière, aussi.

Cette penséearracha un large sourire à sire Loup, qui sentit s’appesantir sur lui le regardsombre de tante Pol.

— Tu nevoudrais tout de même pas qu’elle retombe, Pol ? expliqua-t-il. Une foisqu’elle est brassée, il faut la boire assez vite. Ce serait une honte de gâcherde la bonne marchandise comme ça, non ?

Chapitre 18

Ils repartirentde chez Grinneg avant l’aube, le lendemain matin, après avoir une nouvelle foisrevêtu leurs habits de voyage. Ils se glissèrent sans bruit par une portedérobée et suivirent les ruelles étroites et les allées sombres dont Silksemblait vraiment avoir le secret. Le ciel commençait à s’éclaircir à l’estlorsqu’ils arrivèrent à la massive porte de bronze, à la pointe sud de l’île.

— Combiende temps nous faudra-t-il attendre avant l’ouverture de la porte ? demandasire Loup à l’un des légionnaires.

— Oh !il n’y en a plus pour très longtemps, répondit le légionnaire. On ouvre quandon voit distinctement la rive opposée.

Sire Loupgrommela dans sa barbe. Il était un peu éméché, la veille au soir, et semblaitavoir très mal aux cheveux ce matin-là. Il mit pied à terre, se dirigea versl’un des chevaux de bât et but longuement à une gourde de cuir.

— Ça nechangera rien, tu sais, déclara tante Pol, d’un ton peu amène.

Il préféra nepas répondre.

— Je croisque nous allons avoir une belle journée, dit-elle d’un ton enjoué en regardantd’abord le ciel, puis les hommes qui l’entouraient, et qui étaient touslamentablement avachis sur leur selle.

— Vous êtesune femme cruelle, Polgara, fit tristement Barak.

— Vous avezparlé de ce bateau à Grinneg ? articula péniblement sire Loup.

— Je croisque oui, répondit Barak. Il me semble que j’ai évoqué le sujet avec lui.

— C’esttrès important, insista sire Loup.

— De quois’agit-il ? s’enquit tante Pol.

— Je mesuis dit que nous serions peut-être bien contents d’avoir un bateau à notredisposition à l’embouchure de la rivière de la Sylve, expliqua sire Loup. Sinous ne pouvons vraiment pas faire autrement que d’aller à Sthiss Tor, jepréfère encore m’y rendre par mer plutôt que de patauger à travers lesmarécages de la Nyissie du nord.

— C’estmême une très bonne idée, approuva-t-elle. Je suis surprise que tu y aiespensé, compte tenu de l’état dans lequel tu étais hier soir.

— Tu nepenses pas qu’on pourrait parler d’autre chose ? gémit-il.

Mais la pénombrecédait imperceptiblement du terrain, et l’ordre d’ouvrir la porte vint enfin dela tour de guet, en haut du mur. Les légionnaires firent glisser les barres defer et les lourds vantaux pivotèrent. Mandorallen à son côté, Silk leur fitfranchir le vaste portail, puis le pont qui enjambait les eaux noires de laNedrane.

A midi, ilsétaient déjà à huit lieues au sud de Tol Honeth, et sire Loup avait presqueretrouvé la forme, mais ses yeux semblaient encore un peu sensibles à la vivelumière du soleil printanier, et il lui arrivait plus souvent qu’à son tour deréprimer une grimace de douleur lorsqu’un oiseau venait chanter trop près delui.

— Des gensà cheval, par-derrière. Ils se rapprochent, déclara Hettar.

— Combien ?demanda Barak.

— Deux.

— Desvoyageurs comme les autres, peut-être, dit tante Pol.

Deux cavaliersapparurent derrière eux, à un détour de la route. Ils s’arrêtèrent pour tenirconciliabule et se décidèrent, au bout d’un moment, à se rapprocher aveccirconspection. Ils formaient un couple un peu bizarre. L’un d’eux, un homme,portait un manteau tolnedrain vert — vêtement dont le moins que l’on pûtdire était qu’il n’avait jamais été conçu pour monter à cheval. Il était trèsmaigre, et ses oreilles dépassaient de chaque côté de sa tête comme desnageoires. Sur son front haut, les cheveux avaient été soigneusement peignéspour dissimuler une calvitie envahissante. Son compagnon, qui s’était noué unmouchoir devant le visage pour filtrer la poussière, se révéla n’être qu’uneenfant habillée d’une sorte de pèlerine à capuche.

— Bien lebonjour, dit poliment l’homme au visage émacié comme ils se rapprochaient dugroupe.

— Salut,répondit Silk.

— Il faitchaud pour la saison, non ? poursuivit le Tolnedrain.

— Nousavions remarqué, acquiesça Silk.

— Je medemandais, reprit le maigrichon, si vous n’auriez pas un peu d’eau à nousdonner ?

— Mais biensûr.

Silk jeta àGarion un coup d’œil accompagné d’un signe en direction des chevaux de bât.Garion partit vers l’arrière et détacha une outre de cuir de l’un des chevaux.L’étranger retira le bouchon de bois, essuya soigneusement l’embouchure de lagourde et l’offrit à sa jeune compagne. Celle-ci retira le mouchoir qui luicachait la figure et regarda le récipient d’un air perplexe.

— Commececi, Votre... euh, gente damoiselle, expliqua l’homme, en reprenant l’outre eten l’élevant avec ses deux mains pour boire.

— Je vois,dit la fille.

Garion laregarda plus attentivement. Sa voix lui rappelait quelque chose, il n’aurait sudire quoi, et son visage ne lui était pas inconnu non plus. Elle n’étaitvraiment pas grande, mais ce n’était plus une petite fille, et elle avait unetête d’enfant gâtée que Garion était presque certain d’avoir déjà vue quelquepart.

Le Tolnedrainlui rendit la gourde pour qu’elle puisse boire à son tour. Le goût de résinelui arracha une petite grimace. Elle avait les cheveux d’un noir violacé, maisde légères traces noires sur le col de son manteau de voyage semblaientindiquer que la couleur n’était pas naturelle.

— Merci,Jeebers, dit-elle enfin. Et merci, Messire, ajouta-t-elle à l’adresse de Silk.

Les yeux deGarion s’étrécirent ; un terrible soupçon venait de naître dans sonesprit.

— Vousallez loin ? demanda le squelette ambulant.

— Assez,oui, répondit Silk. Je m’appelle Radek, et je viens de Boktor, en Drasnie. Jesuis marchand ; je transporte des lainages sendariens vers le sud. Lechangement de temps a fait chuter les cours à Tol Honeth, alors je vais tenterma chance à Tol Rane. C’est dans les montagnes ; il y fait probablementencore assez froid.

— Dans cecas, vous n’êtes pas sur la bonne route, déclara l’étranger. Tol Rane estbeaucoup plus à l’est.

— Oui, maisj’ai déjà eu des ennuis sur cette route, expliqua Silk, sans se démonter. Desvoleurs, vous voyez le genre. Comme je n’ai pas envie de courir de risques, jeme suis dit que je ferais aussi bien de passer par Tol Borune.

— Quellecoïncidence ! répliqua le sac d’os. Nous allons aussi à Tol Borune, maprotégée et moi-même.

— En effet,admit Silk. Quelle coïncidence !

— Nouspourrions peut-être faire route ensemble. Silk prit un air dubitatif.

— Pourquoipas, après tout ? décida tante Pol, avant qu’il n’ait eu le temps derefuser.

— Vous êtestrès aimable, gente dame, dit l’étranger. Je suis Maître Jeebers, Compagnon dela Société impériale, précepteur de mon état. Vous avez peut-être entenduparler de moi ?

— Je nepourrais pas l’affirmer, reprit Silk. Mais cela n’a rien d’étonnant ; noussommes étrangers en Tolnedrie.

— C’estsans doute assez normal, en effet, convint Jeebers, un peu déçu tout de même.Voici mon élève, Damoiselle Sharell. Son père, le baron Reldon, est grandmaître de la confrérie des marchands. Je l’accompagne à Tol Borune où elle doitrendre visite à sa famille.

Garion savaitque ce n’était pas vrai. Le nom du précepteur avait confirmé ses soupçons.

Pendantplusieurs lieues, Jeebers entretint un papotage animé avec Silk, auquel ilexposa en long et en large la substance de son enseignement, sans cesser defaire précéder ses remarques d’allusions aux importants personnages quisemblaient s’en remettre à son jugement.

C’était unredoutable raseur, mais en dehors de cela, il semblait passablement inoffensif.Son élève, qui chevauchait à côté de tante Pol, ne disait quant à elle pasgrand-chose.

— Je pensequ’il serait temps que nous nous arrêtions pour manger un morceau, annonçatante Pol. Voulez-vous vous joindre à nous avec votre élève, MaîtreJeebers ? Nous avons amplement de quoi manger.

— Je suisconfus de votre générosité, répondit le précepteur. Nous en serons trèsheureux.

Ils s’arrêtèrentprès d’un petit pont qui enjambait un ruisseau et menèrent leurs chevaux àl’ombre d’un épais bosquet de saules, non loin de la route. Durnik fit du feu,et tante Pol commença à déballer ses chaudrons et ses bouilloires.

Maître Jeeberss’empressa d’aider son élève à descendre de cheval. Celle-ci ne fit d’ailleurspas mine de mettre pied à terre toute seule. Elle regarda sans enthousiasme lesol un peu détrempée de la berge, puis jeta un coup d’œil impérieux à Garion.

— Toi, là,appela-t-elle, va me chercher une coupe d’eau fraîche.

— Leruisseau est juste à côté, indiqua-t-il en tendant le doigt.

Elle braqua surlui un regard stupéfait.

— Mais laterre est toute boueuse, objecta-t-elle.

— Oui,hein ? admit-il avant de tourner délibérément le dos et de retourner aidersa tante.

— TantePol, commença-t-il après avoir débattu un moment avec sa conscience.

— Oui, monchou ?

— Je penseque cette demoiselle Sharell n’est pas celle qu’elle prétend être.

— Ah-ah ?

— Non. Jen’en suis pas absolument certain, mais je pense que c’est la princesseCe’Nedra, celle qui est venue dans le jardin quand nous étions au palais.

— Oui, monchou, je sais.

— Tu lesavais ?

— Mais biensûr. Tu veux bien me passer le sel, s’il te plaît ?

— Ce n’estpas dangereux qu’elle soit avec nous ?

— Pasvraiment, répondit-elle. Je pense que j’arriverai à m’en sortir.

— Elle nerisque pas de nous causer tout un tas d’ennuis ?

— Uneprincesse impériale cause nécessairement toutes sortes d’ennuis, mon chou.

Après avoirdégusté un savoureux ragoût, qui sembla excellent à Garion, mais que leurpetite invitée parut trouver détestable, Jeebers entreprit d’aborder un sujetqu’il avait à l’évidence en tête depuis le premier instant où il les avaitabordés.

— En dépitde tous les efforts des légions, les routes ne sont jamais complètement sûres,déclara ce tracassier. Il n’est pas prudent de voyager seul, et je suisresponsable de la sécurité de la gente damoiselle Sharell, que l’on a commise àma garde. Je me demandais si nous pourrions vous accompagner. Nous ne vousennuierions pas, et je serais trop heureux de vous rembourser toute lanourriture que nous pourrions prendre.

Silk jeta unrapide coup d’œil à tante Pol.

— Mais biensûr, acquiesça celle-ci, à la grande surprise de Silk. Je ne vois pas pourquoinous ne ferions pas route ensemble. Nous allons au même endroit, après tout.

— Commevous voudrez, maugréa Silk en haussant les épaules.

Ce n’était pasune erreur, ça frisait le désastre, Garion en était sûr. Jeebers ne ferait pasun compagnon de voyage spécialement agréable, et son élève promettait dedevenir insupportable à bref délai. Elle était manifestement habituée à êtreentourée de serviteurs dévoués et à formuler à tout bout de champ des exigencesinconsidérées. Mais pour être déraisonnables, ce n’en était pas moins desexigences, et Garion ne se demanda pas une seconde qui était le plusvraisemblablement destiné à les satisfaire. Il se leva et fit le tour du bosquetde saules.

De l’autre côtédes arbres, les champs luisaient d’un vert soyeux sous le soleil printanier, etde petits nuages blancs planaient paresseusement dans le ciel. Garion s’adossaà un arbre et jeta un coup d’œil sur les herbages sans vraiment les voir. Il nese laisserait pas réduire en esclavage, quelle que pût être l’identité de leurpetite invitée, mais il aurait bien voulu trouver un moyen de mettre les chosesau point dès le départ — avant que la situation ne dérape.

— Tu asdonc complètement perdu l’esprit, Pol ? fit la voix de sire Loup, quelquepart entre les arbres. Ran Borune a probablement donné l’ordre à toutes leslégions de Tolnedrie de la rechercher, à l’heure qu’il est.

— Ne temêle donc pas de ça, vieux Loup solitaire, répondit tante Pol. C’est monproblème. Je veillerai à ce que les légions ne nous ennuient pas.

— Nousn’avons pas le temps de chouchouter cette sale gamine, reprit le vieil homme.Enfin, Pol, elle va nous rendre dingues. Tu as vu comment elle parlait à son père ?

— Ce n’estpas si difficile de rompre de mauvaises habitudes, laissa-t-elle tomber, d’unton indifférent.

— Tu necrois pas qu’il serait plus simple de trouver un moyen de la faire ramener àTol Honeth ?

— Elle adéjà réussi à s’enfuir une fois, répondit tante Pol. Si nous la renvoyons, ellese débrouillera pour faire une nouvelle fugue. Je me sens beaucoup plustranquille à l’idée que je pourrai mettre la main sur sa petite AltesseImpériale quand j’aurai besoin d’elle. Je n’ai pas envie de retourner le mondeentier pour la retrouver, le moment venu.

— Comme tuvoudras, Pol, soupira sire Loup.

— Mais biensûr.

— Tiensseulement cette petite morveuse hors de ma portée, conseilla-t-il. Elle meporte sur les nerfs. Les autres savent qui elle est ?

— Garion, oui.

— Garion ?Tiens donc !

— Ça n’arien d’étonnant, expliqua tante Pol. Il est plus malin qu’il n’en a l’air.

Une émotionnouvelle commença à se faire jour dans l’esprit déjà passablement troublé deGarion. L’intérêt évident de tante Pol pour Ce’Nedra lui faisait l’effet d’uncoup de poignard. Il se rendit compte, à sa grande confusion, qu’il étaitjaloux de l’attention qu’elle portait à la fillette.

Ses craintes nedevaient pas tarder pas à se confirmer dans les jours qui suivirent. Uneremarque en passant au sujet de la ferme de Faldor eut tôt fait de révéler sonancien statut d’aide aux cuisines à la princesse qui ne cessa, dès lors,d’exploiter ce fait pour l’accabler impitoyablement sous une centaine depetites corvées stupides. Et pour tout arranger, chaque fois qu’il manifestaitdes velléités de résistance, tante Pol le rappelait fermement aux bonnesmanières. L’affaire ne pouvait que lui inspirer très rapidement les piresréticences.

La princesseavait élaboré toute une histoire pour justifier son départ de Tol Honeth,histoire qu’elle enjolivait à chaque lieue et qui devenait tous les jours unpeu plus ahurissante. Elle s’était bornée, au début, à raconter qu’elle allaitrendre visite à sa famille ; mais bientôt elle ne put s’empêcher desous-entendre qu’elle fuyait un mariage arrangé avec un vieux marchand trèslaid, puis de faire des allusions encore plus sinistres à un projetd’enlèvement et de demande de rançon. Enfin, et pour couronner le tout, elleleur confia que le complot en question était motivé par des raisons politiqueset faisait partie d’une vaste conjuration visant à s’emparer du pouvoir enTolnedrie.

— C’est unehorrible menteuse, non ? demanda Garion à tante Pol, un soir qu’ilsétaient seuls.

— Ça oui,acquiesça tante Pol. Le mensonge est un art. Bien mentir, c’est savoir restersimple. Il faudra qu’elle s’applique un peu si elle veut réussir dans cettediscipline.

Ils avaientquitté Tol Honeth depuis une dizaine de jours lorsque la cité de Tol Boruneleur apparut enfin dans le soleil de l’après-midi.

— Eh bien,je crois que c’est là que nos routes se séparent, déclara Silk à Jeebers, nonsans soulagement.

— Vous nevous arrêtez pas en ville ? demanda Jeebers.

— A quoibon ? rétorqua Silk. Nous n’avons rien à y faire, en réalité, et je nevois pas l’intérêt de perdre du temps en fouilles et en explications, sansparler du coût des pots-de-vin. Nous allons contourner Tol Borune et rattraperla route de Tol Rane de l’autre côté.

— Dans cecas, nous pourrions peut-être faire encore un bout de chemin ensemble, suggératrès vite Ce’Nedra. Ma famille habite dans une propriété au sud de la ville.

Jeebers laregarda d’un air effaré. Tante Pol retint son cheval et regarda la jeune filleen haussant un sourcil.

— Il seraittemps que nous ayons une petite conversation, et cet endroit en vaut un autre,décréta-t-elle.

Silk lui jeta unrapide coup d’œil et eut un hochement de tête. Ils mirent tous pied à terre.

— Je pense,ma petite demoiselle, reprit tante Pol, que le moment est venu de nous dire lavérité.

— Maisc’est ce que j’ai fait, protesta Ce’Nedra.

— Allons,allons, ma petite fille. Les histoires que vous nous avez racontées étaientfort divertissantes, mais vous n’imaginez tout de même pas que nous en avonscru un mot ? Certains d’entre nous savent déjà qui vous êtes, mais il mesemble vraiment que vous feriez mieux de vider votre sac.

— Voussavez... ? commença Ce’Nedra, puis la voix lui manqua.

— Mais biensûr, mon petit, répondit tante Pol. Vous voulez le leur dire vous-même, ou vouspréférez que je le fasse ?

Les petitesépaules de Ce’Nedra descendirent d’un cran.

— Dites-leurqui je suis, Maître Jeebers, ordonna-t-elle tout bas.

— Vouspensez vraiment que c’est prudent, Votre Grâce ? questionna anxieusementJeebers.

— Ils lesavent déjà, de toute façon, riposta-t-elle. S’ils avaient l’intention de nousfaire du mal, ils ne s’en seraient pas privés, depuis le temps. Nous pouvonsnous fier à eux.

Jeebers inspiraprofondément et c’est d’un ton passablement pompeux qu’il reprit la parole.

— J’ail’honneur de vous présenter Son Altesse Impériale la Princesse Ce’Nedra, fillede Sa Majesté Impériale Ran Borune XXIII, et joyau de la Maison de Borune.

A ces mots, Silkpoussa un petit sifflement en ouvrant de grands yeux ; les autresmanifestèrent pareillement leur stupéfaction.

— Lasituation politique est beaucoup trop incertaine et périlleuse à Tol Honethpour que Sa Grâce puisse demeurer sans risques dans la capitale, poursuivitJeebers. L’Empereur m’a chargé d’accompagner secrètement sa fille à Tol Borune,où les membres de la famille Borune pourront la protéger contre les complots etles machinations des Vordueux, des Honeth et des Horbite. Je suis fierd’annoncer que ma mission aura assez brillamment réussi — avec votreconcours, bien entendu. Je ferai mention de votre assistance dans mon rapport— une note en bas de page, peut-être, voire un appendice.

— Uneprincesse impériale, traverser la moitié de la Tolnedrie sous la seule escorted’un maître d’école, alors qu’on se poignarde et qu’on s’empoisonne à tous lescoins de rue ? rumina Barak en tiraillant sa barbe d’un air pensif.

— Plutôtrisqué, non ? renchérit Hettar.

— Tonempereur T’a-t-il chargé personnellement de cette mission ? s’enquitMandorallen.

— Ce ne futpas nécessaire, répondit Jeebers, d’un ton hautain. Son Altesse, qui professele plus grand respect pour mon jugement et ma discrétion, savait pouvoircompter sur moi pour imaginer un déguisement sûr et un mode de transport sansdanger. La princesse m’a assuré de sa totale confiance en ma personne. Maistoute l’opération ayant dû être menée dans le plus grand secret, évidemment,c’est elle-même qui est venue dans mes appartements au cœur de la nuit pour menotifier ses instructions, et voilà pourquoi nous avons quitté le palais sans direà qui que ce soit ce que...

Sa voix mourutsur ces mots, et il braqua sur Ce’Nedra un regard horrifié.

— Vousferiez aussi bien de lui dire la vérité, ma petite fille, conseilla tante Pol àla jeune princesse. Je pense qu’il a déjà compris, de toute façon.

Ce’Nedra relevale menton d’un air arrogant.

— Lesordres venaient de moi, Jeebers, lui révéla-t-elle. Mon père n’avait rien àvoir là-dedans.

Jeebers devintd’une pâleur mortelle et tous crurent qu’il allait s’évanouir.

— Quelmanque de cervelle vous a fait décider de vous enfuir du palais de votrepère ? s’emporta Barak. Toute la Tolnedrie est probablement à votrerecherche, maintenant, et nous sommes dans l’œil du cyclone.

— Toutdoux, le calma sire Loup. Ça a beau être une princesse, c’est tout de même unepetite fille. Ne lui faites pas peur.

— Laquestion est tout de même fort pertinente, observa Hettar. Si nous sommes prisen compagnie d’une princesse impériale, il y a gros à parier que nous finironstous sur la paille humide des geôles tolnedraines. Avez-vous une réponse àfournir ? fit-il en se tournant vers Ce’Nedra, ou n’était-ce qu’unjeu ?

Elle se redressade toute sa faible hauteur.

— Je nesuis pas habituée à justifier mes actions auprès des serviteurs.

— Il vafalloir que nous éclaircissions certains malentendus avant longtemps, je lesens, gronda sire Loup.

— Répondezjuste à la question, ma petite fille, intervint tante Pol. Ne vous occupez pasde savoir qui la pose.

— Mon pèrem’avait emprisonnée à l’intérieur du palais, répondit Ce’Nedra d’un petit tondésinvolte, comme si cela constituait une explication suffisante. C’étaitintolérable, alors je suis partie. Il y a un autre problème aussi, mais c’estune question de politique. Vous ne comprendriez pas.

— Vousseriez certainement surprise de ce que nous sommes en mesure de comprendre,Ce’Nedra, insinua sire Loup.

— J’ail’habitude que l’on s’adresse à moi en m’appelant Votre Grâce, déclara-t-elled’un ton acerbe. Ou Votre Altesse.

— Et moi,j’ai l’habitude que l’on me dise la vérité.

— Je pensaisque c’était vous qui commandiez ? s’étonna Ce’Nedra, en regardant Silk.

— Lesapparences sont parfois trompeuses, observa Silk, d’un ton mielleux. A votreplace, je répondrais à la question.

— C’est unvieux traité, rétorqua-t-elle. Ce n’est pas moi qui l’ai signé, alors je nevois pas pourquoi je me sentirais liée. Je suis censée me présenter dans lasalle du trône de Riva, le jour de mon seizième anniversaire.

— Nous lesavons, coupa Barak. Et alors, où est le problème ?

— Je n’iraipas, c’est tout, décréta Ce’Nedra. Je ne veux pas aller pas à Riva, et rien nipersonne au monde ne pourrait m’y contraindre. La reine de la Sylve desDryades, qui est ma parente, m’offrira asile.

Jeebers avait enpartie retrouvé ses esprits.

— Qu’avez-vousfait ? se lamenta-t-il, atterré. J’avais entrepris cette mission dansl’attente d’une récompense, peut-être même d’une promotion, mais vous m’avezmis la tête sur le billot, petite sotte !

— Jeebers !s’indigna-t-elle.

— Nerestons pas au beau milieu de la chaussée, recommanda Silk. Nous avonsapparemment pas mal de choses à voir ensemble, et tout ce que nous risquonsici, sur la grand-route, c’est d’être interrompus.

— Ce n’estpas une mauvaise idée, reconnut sire Loup. Trouvons un endroit tranquille etdressons le campement pour la nuit. Nous déciderons de ce que nous allonsfaire, et nous pourrons repartir reposés demain matin.

Ils se remirenten selle et s’engagèrent à travers les champs qui ondulaient à perte de vuedans les derniers rayons du soleil de l’après-midi, en direction d’une rangéed’arbres qui marquait l’emplacement d’une route de campagne sinueuse, à unelieue de là, peut-être.

— Nouspourrions rester ici, qu’en dites-vous ? suggéra Durnik en indiquant ungros chêne qui surplombait le chemin et dont les branches arboraient déjà desfeuilles.

— Çadevrait faire l’affaire, décida sire Loup.

Il faisait bondans l’ombre clairsemée qui s’étendait sous les branches du chêne. Le chemin,d’où se dégageait une impression de fraîcheur, était bordé de chaque côte d’unmuret de pierre et tapissé de mousse. Un échalier dépassait du mur, juste à cetendroit, et il en partait un sentier qui serpentait dans les champs, jusqu’àune mare proche, étincelante sous le soleil.

— Nouspourrions faire du feu derrière l’un de ces murs, envisagea Durnik. On ne leverrait pas de la route.

— Je vaischercher du bois, proposa Garion en regardant les branches mortes quijonchaient l’herbe sous l’arbre.

Ils étaient sibien rodés maintenant qu’ils réussirent à établir le campement en moins d’uneheure. Après quoi, une fois les tentes montées, le feu allumé, les chevauxabreuvés et mis au piquet, Durnik, qui avait remarqué quelques cerclesévocateurs à la surface de l’étang, chauffa une épingle de fer au feu etcommença à la plier soigneusement en forme d’hameçon.

— Pourquoifais-tu ça ? demanda Garion.

— Je medisais qu’on aimerait peut-être avoir du poisson pour dîner, expliqua leforgeron en essuyant l’hameçon improvisé sur le bas de sa tunique de cuir.

Il le mit decôté et sortit une seconde épingle du feu avec une paire de pinces.

— Tuvoudrais aussi tenter ta chance ? Garion lui répondit par un grandsourire.

Barak, quidémêlait sa barbe, non loin de là, leva sur eux un regard dolent.

— J’imagineque tu n’aurais pas le temps d’en fabriquer un troisième, hein ?soupira-t-il.

— C’estl’affaire d’une minute, acquiesça Durnik avec un petit rire.

— Il nousfaudrait des appâts, déclara Barak en se levant d’un bond. Où est tapelle ?

Peu après, lestrois hommes partaient à travers champs en direction de l’étang. Ils coupèrenten chemin des arbustes en guise de gaules et s’installèrent pour pêchersérieusement.

Les poissonsdevaient avoir très faim, car ils attaquèrent les hameçons amorcés aux vers parescouades entières. En l’espace d’une heure, les pêcheurs avaient aligné prèsde deux douzaines de truites luisantes, de dimensions respectables, sur la riveherbeuse de l’étang.

Lorsqu’ilsrevinrent, le soleil se couchait, teintant le ciel de rose au-dessus de leurstêtes. Tante Pol inspecta gravement leur prise.

— Trèsjoli, remercia-t-elle. Mais vous avez oublié de les vider.

— Oh, fitBarak, d’un air quelque peu marri. Nous nous étions dit que... comme nousavions fait la pêche...

Il ne terminapas sa phrase.

— Allez-y,recommanda-t-elle d’un ton égal. Barak poussa un soupir.

— J’imagineque nous ferions aussi bien de nous y mettre tout de suite, les gars,lâcha-t-il, la mort dans l’âme.

— Tu asprobablement raison, admit Durnik.

Le ciel avaitrevêtu la pourpre du soir et les étoiles commençaient à luire lorsqu’ilss’installèrent pour manger. Tante Pol avait fait frire les truites qui étaientmaintenant d’un joli brun doré, et la petite princesse boudeuse elle-même netrouva rien à redire à ce mets.

Lorsqu’ilseurent fini, ils écartèrent leurs assiettes et revinrent au problème deCe’Nedra et de sa fuite de Tol Honeth. Jeebers s’abîmait dans une mélancolietellement abjecte qu’il n’apporta pas grand-chose au débat, et Ce’Nedraproclama hautement que si leur intention était de la remettre entre les mainsdes Borune de la ville, elle s’enfuirait à nouveau. Tant et si bien qu’à lafin, ils n’étaient arrivés à rien.

— Eh bien,je crois que nous sommes dans un drôle de pétrin, résuma Silk, la mort dansl’âme. Quoi que nous fassions, même si nous tentons de la ramener à sa famille,on ne manquera pas de nous poser des questions embarrassantes, et je suis sûrqu’on peut compter sur elle pour inventer une histoire pittoresque qui nousplacera sous l’éclairage le plus défavorable possible.

— Nousreparlerons de tout ça demain matin, déclara tante Pol.

Son ton placideindiquait qu’elle avait déjà pris une décision, mais elle en resta là.

Jeebers leurfaussa compagnie peu avant minuit. Pris de panique, le précepteur s’enfuit augalop vers les murailles de Tol Borune, et ils furent réveillés par letambourinement des sabots de son cheval.

Silk alla seplanter devant Hettar, qui montait la garde, tout de cuir vêtu, à la lueurvacillante du feu mourant.

— Pourquoine l’avez-vous pas arrêté ? s’écria-t-il, le visage déformé par la colère.

— Onm’avait dit de ne pas le faire, révéla l’Algarois, avec un coup d’œil endirection de tante Pol.

— Ça règlenotre seul et unique problème, expliqua tante Pol. Le magister était unvéritable fardeau.

— Voussaviez qu’il allait prendre la fuite ? s’étonna Silk.

— Mais biensûr. C’est même moi qui l’ai aidé à prendre cette décision. Il va aller toutdroit chez les Borune et tenter de sauver sa peau en leur racontant que laprincesse s’est sauvée du palais toute seule, et qu’elle est maintenant entrenos mains.

— Maisenfin, il faut l’arrêter ! s’exclama Ce’Nedra d’une voix vibrante.Rattrapez-le ! Ramenez-le ici !

— Aprèstout le mal que je me suis donné pour le convaincre de s’enfuir ? raillatante Pol. Ne soyez pas stupide !

— Commentosez-vous me parler sur ce ton ? s’indigna Ce’Nedra. Vous semblez oublierqui je suis.

— Ma petitedemoiselle, dit civilement Silk, je pense que vous seriez surprise de savoir àquel point vos titres et votre rang importent peu à Polgara.

— Polgara ?Ce’Nedra manqua défaillir. La Polgara ? Mais n’aviez-vous pas dit quec’était votre sœur ?

— J’aimenti, avoua Silk. C’est un de mes petits défauts.

— Vousn’êtes pas un marchand comme les autres, accusa la fillette.

— C’est leprince Kheldar de Drasnie, confirma tante Pol. Les autres sont d’une égalenoblesse. Je suis sûre que vous comprenez maintenant à quel point votre titrenous impressionne peu. Nous sommes bien placés, étant titrés nous-mêmes, poursavoir à quel point ce que l’on appelle le rang peut être vide de sens.

— Si vousêtes Polgara, alors lui, ce doit être... La petite princesse se tourna pourregarder sire Loup, qui s’était assis sur la première marche de l’échalier pourretirer ses chaussures.

— Oui,confirma tante Pol. Il n’a vraiment pas l’air de ce qu’il est, hein ?

— Qu’est-ceque vous faites en Tolnedrie ? s’enquit Ce’Nedra, médusée. Allez-vousfaire appel à la magie ou à quelque chose dans ce genre pour régler le problèmede la succession ?

— Pour quoifaire ? rétorqua sire Loup en se relevant. Les Tolnedrains donnenttoujours l’impression de penser que leurs affaires intérieures sont de nature àébranler le monde, mais le reste de l’univers ne se préoccupe pas tant que çade savoir qui emportera le trône de Tol Honeth. Nous sommes ici pour uneaffaire bien plus importante, conclut-il en plongeant le regard dans lesténèbres, en direction de Tol Borune. Il faudra un certain temps à Jeebers pourconvaincre les gens de la ville qu’il n’est pas fou, mais je pense que nousn’avons pas intérêt à nous éterniser ici. Et je crois que nous serions bieninspirés d’éviter un peu les routes principales.

— Ce n’estpas un problème, lui assura Silk.

— Etmoi ? demanda Ce’Nedra.

— Vousvouliez vous rendre à la Sylve des Dryades, lui rappela tante Pol. Eh bien,nous allons par là, de toute façon, alors vous pouvez rester avec nous. Nousverrons bien ce que dira la reine Xantha quand nous arriverons là-bas.

— Dois-jeme considérer comme prisonnière ? questionna la princesse, non sansraideur.

— Si çapeut vous faire plaisir, ma petite fille, je n’y vois pas d’inconvénient,répondit tante Pol en la regardant d’un air critique, à la lueur vacillante dufeu. Il va tout de même falloir que je m’occupe de vos cheveux. Je me demandevraiment ce que vous avez pu utiliser comme teinture pour obtenir un aussivilain résultat.

Chapitre 19

Pendant lesquelques jours qui suivirent, ils avancèrent rapidement vers le sud, voyageantsouvent de nuit pour échapper aux patrouilles de légionnaires qui battaient lacampagne à la recherche de Ce’Nedra.

— Nousn’aurions peut-être pas dû laisser ce Jeebers nous tirer sa révérence, bougonnaBarak, comme ils venaient d’éviter un détachement de cavaliers. Par sa faute,toutes les garnisons d’ici à la frontière sont sur le pied de guerre. Il auraitsûrement mieux valu l’abandonner dans un endroit isolé ou je ne sais quoi.

— Ce« je ne sais quoi » a quelque chose d’un peu définitif, non ?releva Silk, avec un petit sourire acéré.

— C’étaitune solution, riposta Barak en haussant les épaules.

— Tu nedevrais pas laisser ton couteau réfléchir tout le temps à ta place, rétorquaSilk, hilare. C’est, de toutes leurs dispositions, celle que nous trouvons lamoins attrayante chez nos cousins cheresques.

— Quant ànous, nous ne trouvons pas très plaisante cette tendance à faire des remarquesfinaudes contre laquelle nos frères drasniens semblent parfois ne pouvoir seprémunir, déclara fraîchement Barak.

— Commec’est bien dit, railla Silk.

Ilspoursuivirent leur chemin, perpétuellement sur la défensive, prêts à se cacherou à prendre la fuite à chaque instant. Au cours de ces quelques jours, ils sereposèrent beaucoup sur les curieuses facultés de Hettar. Les patrouilleslancées à leur recherche étant forcément montées, le grand Algarois au profild’oiseau de proie scrutait mentalement leur environnement à la recherche dechevaux, et les informations qu’il leur communiquait leur permettaient engénéral de s’esquiver à temps.

— Commentça fait ? l’interrogea Garion, par un matin couvert, alors qu’ilssuivaient une piste peu fréquentée, envahie par les mauvaises herbes, surlaquelle Silk les avait menés. D’être capable d’entendre penser les chevaux, jeveux dire ?

— Je nesuis pas sûr d’arriver à te l’expliquer clairement, répondit Hettar. C’est une facultéque j’ai toujours eue, et je n’arrive pas à imaginer que l’on puisse ne pas enêtre doté. C’est comme si on tendait vers l’esprit du cheval, comme si on neformait plus qu’un avec lui. Le cheval ne pense plus « moi », mais« on ». Je crois que ça vient aussi du fait qu’ils viventnaturellement en troupeau. Quand ils ont appris à connaître l’autre, ils leprennent pour un membre de la horde pareil aux autres. Il y a même des momentsoù ils oublient que je ne suis pas un cheval et... Belgarath, annonça-t-il,s’interrompant brusquement, encore une patrouille, juste derrière la colline,là-bas. Vingt ou trente cavaliers.

Sire Loup jetaun rapide coup d’œil alentour.

— Avons-nousle temps d’arriver à ces arbres ? demanda-t-il en indiquant un grosbosquet de jeunes érables, à une demi-lieue de là.

— Si nousfaisons vite.

— Alors, augalop ! ordonna sire Loup.

Ils talonnèrentleurs chevaux, qui bondirent en avant, et se retrouvèrent sous le couvert desarbres comme les premières gouttes d’une giboulée de printemps qui menaçaitdepuis le début de la matinée commençaient à marteler les larges feuilles. Ilsmirent pied à terre et, menant leurs chevaux par la bride, se frayèrent unchemin entre les arbustes vigoureux, disparaissant aux regards.

La patrouilletolnedraine apparut au sommet de la colline et s’engagea dans la valléeombreuse. Le capitaine qui commandait le détachement arrêta son cheval non loindu bouquet d’érables, donna une série d’ordres impérieux, et ses hommess’égaillèrent par petits groupes, pour fouiller les abords de la route herbeusedans les deux directions et scruter la campagne environnante du haut de lacolline suivante. L’officier resta en arrière, près de la piste, avec un autrecavalier, un civil en manteau de voyage gris.

Le capitainelorgnait d’un œil dépité l’averse printanière.

— Ça vaêtre une sale journée, grommela-t-il en mettant pied à terre et en resserrantplus étroitement sur lui sa cape écarlate.

Son compagnondescendit de cheval à son tour, et, dans le mouvement, se tourna de telle sorteque le groupe dissimulé dans les érables pût voir son visage. Garion sentitHettar se raidir tout d’un coup. L’homme au manteau de voyage était un Murgo.

— Par ici,Capitaine, dit-il, en menant son cheval sous l’abri offert par les branches étenduesdes arbustes, à la lisière du bosquet.

Le Tolnedrainhocha la tête et le suivit.

— Avez-vouspu réfléchir à ma proposition, Capitaine ? questionna le Murgo.

— Jepensais que ce n’était qu’une réflexion théorique, répondit l’officier. Nous nesavons même pas si ces étrangers sont dans la région.

— D’aprèsmes renseignements, ils se dirigent vers le sud, Capitaine, l’informa le Murgo.Vous pouvez être certain, je pense, qu’ils ne sont pas loin.

— Nous nesommes pas du tout assurés pour autant d’arriver à mettre la main sur eux. Etmême dans ce cas, je ne vois pas comment nous pourrions faire ce que vousproposez.

— Enfin,Capitaine, expliqua patiemment le Murgo, c’est dans l’intérêt de la princesse.Si elle retourne à Tol Honeth, les Vordueux la tueront. Vous avez lu lesdocuments que je vous ai montrés.

— Elle seraen sûreté avec les Borune, déclara le capitaine. Les Vordueux ne viendront pasla chercher en Tolnedrie du sud.

— LesBorune n’auront rien de plus pressé que de la renvoyer chez son père. Vous êtesvous-même un Borune. Vous prendriez le risque de défier un empereur de votrepropre maison, vous ?

Le capitainesembla quelque peu ébranlé.

— Son seulespoir de survie réside dans les Horbite, insista le Murgo.

— Quelleassurance pouvez-vous me donner qu’elle sera à l’abri du danger avec eux ?

— Lameilleure de toutes les garanties : la politique. Les Horbite mettent touten œuvre pour entraver l’accession au trône du grand duc Kador. Il veut la mortde la princesse, eh bien, les Horbite feront l’impossible pour qu’elle reste envie. C’est vraiment le seul moyen d’assurer sa sécurité — et,accessoirement, votre fortune.

Il fittressauter de façon suggestive une bourse lourdement garnie devant lecapitaine, qui semblait fort perplexe.

— Et si ondoublait la somme ? ronronna le Murgo, insinuant.

Le capitainedéglutit péniblement.

— C’estdans son intérêt, n’est-ce pas ?

— Evidemment.

— Ce n’estpas comme si je trahissais la maison de Borune.

— Vous êtesun patriote, Capitaine, assura le Murgo avec un froid sourire.

Accroupie entreles arbres à côté de Ce’Nedra, tante Pol retenait fermement la jeune fille parle bras. Celle-ci semblait hors d’elle, et ses yeux étincelaient de colère.

Plus tard,lorsque les légionnaires et leur ami murgo furent repartis, la princesseexplosa.

— Commentosent-ils ? s’exclama-t-elle, déchaînée. Et tout ça pour del’argent !

— Allons,ce n’est que de la politique tolnedraine, fit Silk comme ils sortaient avecleurs chevaux de l’abri des érables pour retrouver le crachin matinal.

— Maisc’est un Borune, protesta-t-elle. Un membre de ma propre famille !

— UnTolnedrain n’est loyal qu’envers sa bourse, lui révéla Silk. Je suis étonné quevous ne vous en soyez pas encore rendu compte, Votre Grâce.

Quelques joursplus tard, en arrivant au sommet d’une colline, ils contemplèrent pour lapremière fois la vaste tache verte de la Sylve des Dryades qui s’étendait surl’horizon. Il avait cessé de pleuvoir, et le soleil dardait ses rayons sur eux.

— Nousserons en sûreté, une fois dans la Sylve, déclara la princesse. Les légionsn’oseront jamais nous suivre là-bas.

— Qu’est-cequi les en empêcherait ? se renseigna Garion.

— Le traitéavec les Dryades, laissa-t-elle tomber sèchement. Vous n’êtes vraiment aucourant de rien, vous, alors.

Garionn’apprécia pas ce commentaire.

— Il n’y apersonne aux environs, rapporta Hettar à sire Loup. Nous pouvons ralentirl’allure, ou attendre la nuit.

— Dépêchons-nousd’y arriver, décida sire Loup. Je commence à en avoir assez d’avancer en crabepour éviter les patrouilles.

Ils dévalèrentla colline au galop et se dirigèrent vers la forêt qui s’étendait devant eux.

La transitionbroussailleuse qui marquait habituellement le passage des champs aux boissemblait inexistante. Les arbres commençaient, et voilà tout. Lorsqu’ilss’engagèrent, à la suite de sire Loup, entre les arbres, le changement futaussi brutal que s’ils étaient tout à coup entrés dans une maison. La Sylvedevait être incroyablement ancienne. Les grands chênes étendaient des branchessi larges qu’elles masquaient presque complètement le ciel. Le sol couvert demousse était frais et à peu près dépourvu de végétation de sous-bois. Ilsemblait à Garion qu’ils étaient très petits sous les grands arbres, et qu’il yavait quelque chose d’étrange dans l’air, comme s’il amortissait tous les sons.On n’entendait rien, pas un bruit, en dehors du bourdonnement des insectes etd’un lointain chœur d’oiseaux.

— Bizarre,fit Durnik en regardant autour de lui. On ne voit pas trace de bûcherons.

— Desbûcherons ? hoqueta Ce’Nedra. Ici ? Ils n’oseraient jamais pénétrerdans la forêt !

— La Sylveest inviolable, Durnik, expliqua sire Loup. La famille Borune a conclu unaccord avec les Dryades. Personne n’a touché un arbre ici depuis plus de troismille ans.

— C’esttout de même un drôle d’endroit, exprima Mandorallen, en jetant un coup d’œilalentour, l’air pas très à l’aise. Il me semble percevoir une présence, uneprésence pas vraiment amicale.

— La Sylveest vivante, lui révéla Ce’Nedra. Elle n’aime pas beaucoup les étrangers. Maisne vous inquiétez pas, Mandorallen, vous ne risquez rien tant que vous êtesavec moi, affirma-t-elle d’un petit ton suffisant.

Durnik préféravérifier auprès de sire Loup.

— Vous êtescertain que les patrouilles ne nous suivront pas ici ? Jeebers savait quenous devions venir ici ; je suis sûr qu’il en a parlé aux Borune.

— Pour rienau monde les Borune ne violeraient leur traité avec les Dryades, lui assurasire Loup.

— Je n’aijamais entendu parler d’un engagement qu’un Tolnedrain ne choisirait pas derompre s’il y trouvait un quelconque avantage, insinua Silk, d’un tonsceptique.

— Celui-ciest un peu spécial, répliqua sire Loup. Les Dryades ont accordé à un jeunenoble de la maison de Borune la main de l’une de leurs princesses, qui estdevenue la mère de l’empereur de la première dynastie borune. Le destin desBorune est très intimement lié au traité. Rien au monde ne pourrait les amenerà le mettre en jeu.

— Qu’est-ceque c’est exactement qu’une Dryade ? s’enquit Garion.

L’étrange sensationd’une présence consciente dans la forêt lui donnait envie de parler pour romprele silence oppressant, presque inquisiteur.

— LesDryades constituent une petite communauté tout à fait charmante, répondit sireLoup. Je les ai toujours trouvées adorables. Elles ne sont pas humaines, biensûr, mais quelle importance ?

— Je suisune Dryade, déclara Ce’Nedra, non sans fierté.

Garion laregarda fixement.

— Techniquement,elle a raison, reprit sire Loup. La lignée des Dryades est apparemment demeuréeininterrompue du côté féminin de la maison de Borune. C’est l’un des élémentsqui garantit le respect du traité par la famille. Vous voyez toutes ces épouseset toutes ces mères faire leurs paquets et s’en aller s’ils brisaient leursengagements ?

— Elle al’air humaine, objecta Garion, sans cesser de dévisager la princesse.

— La racedes Dryades est très proche de la nôtre. Il n’y a que des différencesinsignifiantes entre les deux. C’est peut-être pour cela qu’elles ne sont pasdevenues folles comme les autres monstres lorsque Torak a fendu le monde endeux.

Lesautres monstres ?! protesta vigoureusement Ce’Nedra.

— Je vousdemande bien pardon, Princesse, s’excusa sire Loup. C’est le terme qu’utilisentles Ulgos pour décrire les non-humains qui ont soutenu Gorim à Prolgu lorsqu’ila affronté le Dieu Ul.

— Voustrouvez que j’ai l’air d’un monstre ? s’indigna-t-elle en secouant la têteavec fureur.

— Le termeest peut-être mal choisi, murmura sire Loup. Ne m’en veuillez pas.

— Desmonstres, vraiment ! fulmina Ce’Nedra. Sire Loup haussa les épaules.

— Il y aune rivière pas très loin d’ici, droit devant nous, si je me souviens bien.Nous allons nous arrêter en attendant que la nouvelle de notre arrivéeparvienne à la reine Xantha. Nous serions bien mal avisés de pénétrer plusavant dans le territoire des Dryades sans attendre l’autorisation de la reine.Elles peuvent se montrer assez déplaisantes si on les provoque.

— Jepensais vous avoir entendu dire qu’elles étaient bienveillantes, releva Durnik.

— Danscertaines limites, précisa sire Loup. Et je ne vois pas l’intérêt de contrarierdes créatures susceptibles de communiquer avec les arbres quand je me trouve aubeau milieu d’une forêt. Il pourrait se produire des choses désagréables. Cequi me fait penser à une chose, dit-il tout à coup en fronçant les sourcils.Vous feriez mieux de ranger votre hache. Les Dryades nourrissent un préjugétrès défavorable à l’égard des haches — et du feu. Le feu leur inspire desréactions quasi aberrantes. Il faudra que nous veillions à ne faire que de toutpetits feux, et uniquement pour la cuisine.

Ils amenèrentleurs montures sous un chêne colossal, non loin d’un petit cours d’eau quimurmurait sur des pierres couvertes de mousse, mirent pied à terre etdressèrent leurs tentes brunes. Après avoir mangé, Garion, qui commençait às’ennuyer, s’aventura un peu aux alentours tandis que sire Loup faisait unsomme et que Silk entraînait les autres dans une partie de dés. Tante Pol fitasseoir la princesse sur un rondin et entreprit de la débarrasser de lateinture violette qui lui maculait les cheveux.

— Puisquetu n’as apparemment rien de mieux à faire, Garion, dit-elle, pourquoi n’enprofiterais-tu pas pour prendre un bain ?

— Unbain ? répéta-t-il. Mais où ça ?

— Je suissûr que tu trouveras un trou d’eau, un peu plus loin, dans la rivière,affirma-t-elle en savonnant soigneusement les cheveux de Ce’Nedra.

— Tu veuxque je me baigne dans cette eau ? Tu n’as pas peur que j’attrape dumal ?

— Tu ne vaspas fondre, mon chou. Allons, tu es vraiment trop sale pour mon goût. Va telaver tout de suite.

Garion lui jetaun regard noir et alla prendre des vêtements propres, du savon et une serviettedans son paquetage, puis il remonta le cours d’eau, frappant le sol de sestalons et grommelant à chaque pas.

Une fois seulsous les arbres, il eut plus que jamais le sentiment d’être observé. C’étaittrès bizarre. Il aurait été bien en peine de définir ses impressions ;c’était comme si, conscients de sa présence, les chênes échangeaient entre euxdes informations sur ses mouvements, grâce à une sorte de langage végétatifdont il n’avait pas la moindre notion. Cela ne comportait apparemment rien demenaçant ; juste une sorte de surveillance.

Il trouva à unecertaine distance des tentes un trou d’eau d’assez belles dimensions, encontrebas d’une cascade. L’eau de ce bassin naturel était si claire qu’ilpouvait voir les petits cailloux brillants du fond, et même de grosses truitesqui le regardaient avec circonspection. Il trempa la main dans le courant et semit à trembler de tout son corps. Il envisagea une échappatoire— s’asperger d’eau, juste ce qu’il fallait, et savonner un peu lesendroits stratégiques — mais après réflexion, il préféra y renoncer. TantePol ne s’accommoderait de rien de moins qu’un bain en bonne et due forme. Ilpoussa un soupir à fendre l’âme et commença à se déshabiller.

Ce fut horriblesur le coup, mais il se rendit compte au bout de quelques instants qu’ilsurvivrait peut-être, et un moment après, il trouva même cela exaltant. La chuted’eau constituait une douche commode pour se rincer, et au bout de peu detemps, il commença même à y prendre plaisir.

— Tu enfais du bruit, dis donc, fit calmement, sans animosité aucune, Ce’Nedra, deboutsur la rive.

Garion disparutinstantanément au fond du bassin. Mais à moins d’être un poisson, on ne peutpas rester indéfiniment sous l’eau, et une minute ne s’était pas écoulée qu’ilregagnait la surface et sortait la tête de l’eau, hoquetant et crachotant.

— Qu’est-ceque tu fabriques ? demanda Ce’Nedra. Elle portait une courte tuniqueblanche, sans manches, ceinturée à la taille, et des sandales ouvertes, dontles lacets s’entrecroisaient sur ses mollets et ses fines chevilles pours’attacher juste sous le genou. Elle tenait une serviette à la main.

— Allez-vous-en !crachota Garion.

— Ne soispas stupide, dit-elle en s’asseyant sur une grosse pierre pour délacer sessandales.

Ses cheveux decuivre étaient encore mouillés et lui retombaient lourdement sur les épaules.

— Qu’est-ceque vous faites ?

— J’aienvie de prendre un bain. Tu en as encore pour longtemps ?

— Allezplus loin, s’écria Garion, qui commençait à avoir froid, mais était biendéterminé à demeurer accroupi dans l’eau, en ne laissant dépasser que sa tête.

— Cetendroit me paraît très bien. Comment est l’eau ?

— Froide,répondit-il sur le ton de la conversation. Mais je ne sortirai que quand vousserez partie.

— Quel grosbêta !

Il secoua latête avec obstination, le visage en feu.

— Oh !bon, très bien, soupira-t-elle, exaspérée. Je ne regarde pas. Tu es vraimentstupide, tout de même. Aux thermes, à Tol Honeth, personne ne fait attention àça.

— On n’estpas à Tol Honeth, ici, releva-t-il férocement.

— Je meretourne, si ça peut te faire plaisir, concéda-t-elle en se levant et en tournantle dos.

Garion sortit dela piscine naturelle, sans oser se redresser, car il ne lui faisait pasvraiment confiance, et enfila son caleçon et son pantalon sans prendre la peinede s’essuyer.

— Ça y est,annonça-t-il. Vous pouvez avoir la rivière pour vous toute seule, maintenant.

Il épongea avecsa serviette l’eau qui lui dégoulinait sur la figure et les cheveux.

— Jeretourne auprès des tentes.

— DamePolgara a dit que tu devais rester auprès de moi, déclara-t-elle en défaisantcalmement la cordelette qui lui tenait lieu de ceinture.

— Tante Pola dit quoi ? balbutia-t-il, parfaitement choqué.

— Tu escensé rester près de moi pour me protéger, répéta-t-elle.

Elle empoignal’ourlet de sa tunique, s’apprêtant visiblement à la passer par-dessus sa tête.

Garion fitvolte-face et braqua un regard déterminé sur les arbres, les oreilles en feu etles mains agitées d’un tremblement incontrôlable.

Elle éclata d’unpetit rire argentin, et il y eut un grand bruit d’éclaboussures comme elleentrait dans l’eau froide, qui lui arracha un petit cri, puis elle se mit àbarboter.

— Apporte-moile savon, ordonna-t-elle.

Il se penchasans réfléchir pour prendre le savon et l’aperçut du coin de l’œil, debout dansl’eau jusqu’à la taille, puis, fermant les yeux de toutes ses forces, il reculaen direction du bassin naturel en lui tendant maladroitement dans son dos lesavon qu’elle prit en riant de plus belle.

Au bout de cequi lui parut une éternité, la princesse, ayant enfin fini son bain, sortit dela piscine naturelle, se sécha et remit ses vêtements. Et pendant toutel’épreuve, Garion garda les yeux soigneusement fermés.

— Vous aveztout de même de drôles d’idées, vous, les Sendariens, déclara-t-elle comme ilsétaient assis l’un à côté de l’autre près du trou d’eau, dans la clairièreinondée de soleil.

Elle démêlaitses cheveux d’un rouge profond, la tête penchée sur le côté, le peigne traçantdes sillons dans ses grosses mèches trempées.

— Les bainsde Tol Honeth sont ouverts à tous, et les championnats d’athlétisme se déroulenttoujours sans vêtements. Pas plus tard que l’été dernier, je me suis mesurée àune douzaine d’autres filles dans le Stade impérial. Les spectateurs ontbeaucoup apprécié.

— Ça,j’imagine, fit sèchement Garion.

— Qu’est-ceque c’est que ça ? demanda-t-elle en indiquant l’amulette qui reposait surle torse nu de Garion.

— C’est mongrand-père qui me l’a donnée pour Erastide.

— Faisvoir.

Elle tendit lamain. Garion se pencha en avant.

— Eh bien,enlève-la, que je puisse la voir, ordonna-t-elle.

— Je nepeux pas. Sire Loup et tante Pol m’ont dit que je ne devais jamais l’ôter, sousaucun prétexte. Je pense qu’elle est plus ou moins ensorcelée.

— Quelledrôle d’idée, remarqua-t-elle en s’inclinant pour examiner l’amulette. Ils nesont pas vraiment sorciers, n’est-ce pas ?

— Sire Loupa sept mille ans. Il a connu le Dieu Aldur. Je l’ai vu enflammer des rochers etfaire pousser un arbre en quelques minutes à partir d’une petite brindille derien du tout. Quant à tante Pol, d’un seul mot, elle a rendu la vue à uneaveugle, et elle peut se changer en chouette.

— Je necrois pas à toutes ces histoires, rétorqua Ce’Nedra. Je suis sûre qu’il y a uneautre explication.

Garion haussales épaules et rajusta sa chemise de lin et sa tunique brune, puis il secoua latête et passa ses doigts dans ses cheveux encore humides.

— Attends,tu vas les emmêler, le réprimanda-t-elle. Laisse-moi plutôt faire.

Elle se leva,vint se planter derrière lui et entreprit de lui passer doucement le peignedans les cheveux.

— Tu as debeaux cheveux, pour un homme, le complimenta-t-elle.

— Bah, cesont des cheveux et voilà tout, laissa-t-il tomber d’un ton indifférent.

Elle le coiffaencore quelques instants sans ajouter quoi que ce soit, puis, lui prenant lementon dans la main, lui tourna la tête, le regarda d’un œil critique et luitapota les cheveux d’un côté puis de l’autre, jusqu’à ce qu’ils soient arrangésà son entière satisfaction.

— C’esttout de même mieux, décida-t-elle.

— Merci.

Il était un peutroublé par le changement qui s’était produit dans son attitude. Elle se rassitsur l’herbe, passa ses bras autour d’un de ses genoux et ils s’absorbèrent unmoment dans la contemplation de l’eau qui étincelait au soleil. Ce fut elle quirompit le silence.

— Garion ?

— Oui ?

— Commentça fait de grandir comme une personne normale ?

— Je n’aijamais été autre chose, répondit-il en haussant les épaules. Alors je n’ai pasles moyens de comparer.

— Tu voisce que je veux dire. Raconte-moi l’endroit où tu as grandi, ce que tu faisais,tout, quoi.

Alors il luiparla de la ferme de Faldor, des cuisines, de la forge de Durnik, et de Doroon,de Rundorig et de Zubrette.

— Tu étaisamoureux de Zubrette, n’est-ce pas ? insinua-t-elle d’un ton presqueaccusateur.

— C’est ceque je croyais, mais il s’est passé tellement de choses depuis que j’ai quittéla ferme qu’il y a des moments où je ne sais même plus à quoi elle ressemblait.De toute façon, je crois que je me passerai avantageusement d’être amoureux.Pour ce que j’en ai vu, la plupart du temps, c’est plutôt pénible.

— Tu esimpossible !

Et elle se mit àsourire, son petit visage enfoui sous la masse de ses cheveux fléchés de feupar le soleil.

— Peut-être,admit-il. Allez, maintenant, à vous de me dire ce que ça fait de grandir dansla peau de quelqu’un de très spécial.

— Je nesuis pas si spéciale que ça.

— Vous êtesune princesse impériale, lui rappela-t-il. Si ce n’est pas être très spécial...

— Ah !ça, tu sais, gloussa-t-elle, il y a des moments, depuis que je suis avec vous,où j’oublie presque que je suis une princesse impériale.

— Presque,releva-t-il avec un sourire, mais pas tout à fait.

— Non. Pastout à fait, avoua-t-elle avec un nouveau coup d’œil du côté de la piscinenaturelle. Le plus souvent, c’est très ennuyeux d’être une princesse. On passeson temps dans les cérémonies et les réunions protocolaires. On reste presquetoujours debout à écouter des discours ou à recevoir des visiteurs officiels,et il y a des gardes partout, dans tous les coins. Mais il y a des moments oùj’arrive à m’échapper pour avoir enfin un peu la paix, et ça les renddingues ! fit-elle en se remettant à rire, puis son regard devint pensif.Je vais te lire ton avenir, déclara-t-elle en lui prenant la main.

— Voussavez lire dans les lignes de la main ?

— Je faisjuste semblant, admit-elle. Nous y jouons parfois, les dames de ma suite etmoi. Nous nous promettons les unes aux autres des maris bien nés et des tasd’enfants.

Elle retourna samain et la regarda. La marque argentée était bien visible dans sa paume,maintenant que la peau était propre.

— Qu’est-ceque c’est ?

— Je nesais pas.

— Ce n’estpas une maladie, n’est-ce pas ?

— Non. J’aitoujours eu ça. Je pense que c’est de famille. Tante Pol n’aime pas que lesgens la voient, je ne sais pas pourquoi, alors elle essaie de la dissimuler.

— Commentpeut-on cacher quelque chose comme ça ?

— Elle metrouve tout le temps des tas d’occupations très salissantes.

— C’esttrès bizarre. J’ai une marque de naissance, moi aussi. Juste au-dessus du cœur.Tu veux la voir ? demanda-t-elle en prenant l’encolure de sa tunique àdeux mains.

— Je vouscrois sur parole, répondit Garion en rougissant furieusement.

Elle eut unpetit rire argentin, limpide.

— Tu esvraiment un drôle de garçon, Garion. Tu n’es pas du tout comme les autres.

— Vousn’avez probablement rencontré que des Tolnedrains, souligna Garion. Je suis unSendarien, ou du moins c’est comme cela que j’ai été élevé, alors ça fait unedifférence, forcément.

— On diraitque tu n’es pas sûr de tes origines ?

— C’estSilk qui dit que je ne suis pas sendarien. Il ne sait pas exactement de quelleorigine je suis, et ça, c’est très bizarre, parce que Silk est capable dereconnaître immédiatement l’origine de n’importe qui. Votre père pensait quej’étais rivien.

— CommeDame Polgara est ta tante, et Belgarath, ton grand-père, tu es probablementsorcier, toi aussi, observa Ce’Nedra.

— Moi ?releva Garion en se mettant à rire. C’est complètement idiot. D’ailleurs, lessorciers ne sont pas une race, à l’instar des Cheresques, des Tolnedrains oudes Riviens. Ce serait plutôt un genre de métier, je pense, un peu comme hommede loi ou marchand, sauf qu’on n’en fait plus de nouveaux. Les sorciers onttous des milliers d’années. Sire Loup dit que c’est peut-être les gens qui ontchangé et qu’ils ne peuvent plus devenir sorciers.

Ce’Nedra, quis’était laissée tomber en arrière, sur ses coudes, leva les yeux vers lui.

— Garion ?

— Oui ?

— Tuvoudrais m’embrasser ?

Le cœur deGarion s’arrêta de battre.

C’est alors quela voix de Durnik s’éleva non loin d’eux, et l’espace d’un instant, Garion seprit pour son vieil ami d’une haine fulgurante.

Chapitre 20

— Dame Pola dit qu’il était temps de revenir auprès des tentes, maintenant, déclaraDurnik en faisant irruption dans la petite clairière.

Il les regardaitd’un air entendu, son bon visage honnête arborant une expression vaguementamusée. Garion s’empourpra furieusement. Il se serait battu de se mettre àrougir comme ça. Ce’Nedra, quant à elle, ne paraissait pas gênée le moins dumonde.

— Les Dryadesne sont pas encore arrivées ? s’enquit-elle en se relevant et enépoussetant le dos de sa tunique pour en faire tomber les brins d’herbe.

— Pasencore, répondit Durnik. Sire Loup dit qu’elles ne devraient pas tarder à nousrejoindre. On dirait qu’il y a un drôle d’orage qui se prépare vers le sud, etDame Pol pense que vous devriez rentrer, tous les deux.

Garion leva lesyeux vers le ciel. Une couche de nuages roulait d’un air menaçant vers le nord,éclaboussant d’encre le ciel d’un bleu éclatant.

— Je n’aijamais vu ça. Et toi, Durnik ? Tu as déjà vu des nuages comme ça ?demanda-t-il en fronçant les sourcils.

— Bizarre,acquiesça Durnik en regardant le ciel à son tour.

Garion roula enboule les deux serviettes mouillées et ils repartirent le long du ruisseau, endirection des tentes. Les nuages passèrent devant le soleil, et la forêt devinttout d’un coup très sombre. Ils avaient toujours l’impression d’être observés,comme depuis le premier instant où ils étaient entrés sous le couvert desarbres, mais il y avait autre chose maintenant. Les grands arbres s’agitaient,comme mal à l’aise, et les feuilles frémissantes semblaient échanger desmyriades de messages imperceptibles.

— Ils ontpeur, chuchota Ce’Nedra. Il y a quelque chose qui leur fait peur.

— Quiça ? demanda Durnik.

— Lesarbres. Ils ont peur de quelque chose. Vous ne sentez pas ?

Il braqua surelle un regard perplexe. Loin au-dessus de leurs têtes, les oiseaux se turentsoudain, et une brise fraîche se mit à souffler, charriant des relents fétidesd’eau croupie et de végétation pourrissante.

— Qu’est-ceque c’est que cette odeur ? grommela Garion en regardant autour de luiavec inquiétude.

— LaNyissie est juste au sud, répliqua Ce’Nedra. Elle est principalement constituéede marécages.

— On en estsi près que ça ? releva Garion.

— Pasvraiment, concéda-t-elle en fronçant légèrement les sourcils. A unecinquantaine ou une soixantaine de lieues.

— Et lesodeurs voyagent si loin ?

— C’est peuvraisemblable, fit Durnik. En Sendarie, tout au moins, ce serait impensable.

— Noussommes loin des tentes ? questionna Ce’Nedra.

— A unedemi-lieue, répondit Durnik.

— Nousferions peut-être mieux de courir, suggéra-t-elle.

— Le solest trop inégal, observa Durnik en secouant la tête. Et il n’est pas prudent decourir quand on n’y voit pas très clair. Mais nous pouvons tout de mêmeaccélérer un peu l’allure.

Ils hâtèrent lepas dans l’obscurité croissante. Le vent se mit à souffler plus fort, et lesarbres commencèrent à s’ébranler et à ployer sous la violence des rafales.L’étrange angoisse qui semblait s’être emparée de la forêt se fit plus intense.

— Il y aquelque chose qui bouge, là-bas, chuchota Garion, d’un ton pressant, en tendantle doigt vers les arbres obscurs, de l’autre côté du ruisseau.

— Je ne voisrien, fit Ce’Nedra.

— Là, justesous l’arbre aux grosses branches claires. C’est une Dryade ?

Une forme vagueglissait d’un arbre à l’autre dans la pénombre. Une silhouette qui avaitquelque chose de bizarre, de vaguement répugnant. Ce’Nedra la regarda avecrépulsion.

— Ce n’estpas une Dryade, répondit-elle. C’est quelque chose qui n’est pas de notremonde.

Durnik ramassaune branche tombée et l’empoigna à deux mains, comme un gourdin. Garion regardaprécipitamment autour de lui et s’arma à son tour d’un bout de bois mort.

Une autresilhouette se traîna entre deux arbres, un peu plus près d’eux, cette fois.

— Il vafalloir tenter le coup, annonça Durnik d’un ton sinistre. Courez, mais faitesattention où vous mettez les pieds. Allez chercher les autres, vite !

Garion pritCe’Nedra par la main et ils se mirent à courir, trébuchant sur la rive inégaledu petit cours d’eau, creusant l’écart qui les séparait de Durnik, resté enarrière, où il décrivait des moulinets intimidants avec son gourdin.

Ils étaient maintenantcomplètement cernés par les silhouettes inquiétantes, et Garion commença àpaniquer.

Ce’Nedra poussaun cri de terreur. L’une des silhouettes avait surgi derrière un buisson bas,juste devant eux. C’était une énorme créature informe, sans visage. Le devantde sa tête était simplement percé de deux trous par lesquels elle braquait sureux un regard vide tout en s’avançant dans leur direction d’une démarcheincertaine, tendant devant elle deux ébauches de mains dans l’espoir de lesattraper. Le corps était gris, couleur de boue, et recouvert d’une mousseputride, suintant de miasmes innommables.

Sans réfléchir,Garion renvoya Ce’Nedra derrière lui et bondit pour affronter l’assaillant. Sonpremier coup de gourdin atteignit la créature en plein sur le flanc, maisl’arme improvisée se contenta de s’enfoncer dans le corps sans effet apparent.L’une des griffes tendues dans le vide lui effleura le visage, et Garion serecroquevilla de dégoût à ce contact répugnant. En désespoir de cause, ilbalança un bon coup de son gourdin sur ce qui tenait lieu d’avant-bras à lacréature, et il vit avec horreur le bras se détacher au niveau du coude et lacréature s’arrêter pour ramasser le membre qui remuait tout seul.

Ce’Nedra poussaun nouveau hurlement, et Garion fit volte-face. Surgissant derrière elle, unsecond homme de boue avait empoigné à bras-le-corps la petite princesse qui sedébattait avec l’énergie du désespoir, et il s’apprêtait à l’enlever, lorsqueGarion lui assena, non pas sur la tête ou le dos mais bien plutôt dans leschevilles, un coup de gourdin dans lequel il mit toute sa force.

L’être de bouetomba à la renverse, les deux pieds broyés. Mais, bien qu’à terre, il nerelâcha pas son emprise sur Ce’Nedra.

Garion envoyapromener son gourdin et bondit sur lui en tirant son épée. La substance dontétait composée la créature offrait une résistance surprenante. Des lianes etdes rameaux morts étaient incrustés dans l’argile dont elle tirait sa forme.Garion trancha frénétiquement l’un des bras et tenta de libérer la princessequi hurlait toujours, mais l’autre membre de la créature ne lâchait pas prise.Luttant contre une envie de s’enfuir en sanglotant, Garion commença às’attaquer au second tentacule.

— Attention !hurla Ce’Nedra. Derrière toi ! Garion jeta un rapide coup d’œil par-dessusson épaule. Le premier homme de boue revenait à la charge, les bras tendus verslui. C’est alors qu’il sentit une poigne glaciale se refermer sur sa cheville.Rampant sur le sol, le bras qu’il venait de sectionner l’avait agrippé.

— Garion !

La voix de Barakgronda comme le tonnerre, non loin de là.

— Parici ! appela Garion. Vite !

Il y eut ungrand bruit de branches écrasées, et le grand Cheresque à la barbe rougeapparut, l’épée à la main, Hettar et Mandorallen sur les talons. D’un puissantrevers, Barak décapita le premier homme de boue, et la tête vola dans les airspour atterrir à plusieurs mètres de là dans un bruit écœurant. La créatureétêtée tourna sur elle-même et tendit les bras à l’aveuglette, s’efforçant de mettrela main sur son assaillant. Barak pâlit visiblement, et coupa les deux mainstendues. Mais l’être poursuivait son avance chancelante.

— Lesjambes ! s’écria, très vite, Garion.

Il se pencha etentreprit de flanquer des coups sur la main bourbeuse qui lui entourait lacheville. Barak faucha les jambes de la créature de limon, qui s’effondra, maisles membres amputés se mirent à ramper vers lui. D’autres hommes de boueavaient fait leur apparition ; Hettar et Mandorallen leur flanquaient degrands coups d’épée, faisant voler dans l’air des tronçons et des lambeauxd’argile vivante.

Barak se penchasur la créature qui retenait toujours Ce’Nedra prisonnière et lui arracha lebras, puis, relevant la fille sans ménagements, la jeta vers Garion.

— Ramène-laaux tentes ! ordonna-t-il. Où est Durnik ?

— Il estresté en arrière pour les retenir, répondit Garion.

— Nousallons l’aider, décréta Barak. Vas-y, cours ! Ce’Nedra était complètementhystérique, et Garion dut la traîner tout le long du chemin qui les séparaitdes tentes.

— Que sepasse-t-il ? demanda tante Pol.

— Desmonstres, là-bas, dans les bois, expliqua brièvement Garion en poussantCe’Nedra vers elle. Des créatures de boue qu’on ne peut pas tuer. Ellestiennent Durnik.

Il plongea sousl’une des tentes et en émergea la seconde d’après, son épée à la main, lecerveau en feu.

— Garion !s’écria tante Pol, en s’efforçant de se débarrasser de la princesse qui secramponnait à elle en sanglotant. Qu’est-ce que tu fais ?

— Jeretourne aider Durnik.

— Tu vas resterici.

— Non !hurla-t-il. Durnik est mon ami.

Il repartit àfond de train vers le théâtre des opérations, en brandissant son épée.

— Garion !Reviens ici tout de suite !

Mais il ignorases cris et se précipita en courant dans les bois sombres.

Le combatfaisait rage à une centaine de mètres des tentes. Barak, Hettar et Mandorallendébitaient en tronçons les hommes de boue couverts de vase purulente, tandisque Silk plongeait alternativement dans et hors de la mêlée, sa courte lamelaissant de grands trous béants dans les monstrueuses créatures pourrissantes.Garion s’engagea dans la bataille, les oreilles tintantes, tout son corpsvibrant d’une sorte d’exaltation désespérée.

Puis sire Loupet tante Pol furent parmi eux, une Ce’Nedra au visage de cendre, toutetremblante, sur leurs talons. Les yeux de sire Loup jetaient des éclairs et ilsemblait infiniment plus grand qu’eux, tout à coup. Bandant sa volonté, iltendit une main devant lui, la paume tournée vers le haut.

— Feu !commanda-t-il.

Un éclair crépitantjaillit de sa main, monta vers les nuages qui roulaient, houleux, au-dessus deleurs têtes. La terre se mit à trembler sous la violence du coup de tonnerrequi l’accompagna. Garion recula, frappé par la force du rugissement qui sefaisait entendre dans sa tête.

Tante Pol levala main à son tour.

— Eau !ordonna-t-elle d’une voix puissante.

Les nuagess’ouvrirent, et il se mit à pleuvoir, si fort qu’on aurait dit que l’airlui-même s’était changé en pluie.

Les hommes deboue qui avançaient toujours à l’aveuglette, droit devant eux, commencèrent àfondre et à se dissoudre sous l’averse torrentielle. Avec une sorte defascination perverse, Garion les regarda se désintégrer en masses détrempées defange suintante et de végétation sanieuse, tressaillantes et palpitantes sousle harcèlement de la pluie torrentielle qui les anéantissait.

Barak se penchaen avant et enfonça, pour voir, son épée dégoulinante dans la masse informe delimon qui avait été la tête de l’un de leurs assaillants. La motte de glaise sedésagrégea, révélant un serpent qui déroulait ses anneaux. Comme il seredressait pour frapper, Barak le coupa en deux.

Alors que lafange qui les abritait se dissolvait sous le déluge rugissant, d’autresserpents commencèrent à apparaître.

— Celui-là,déclara tante Pol en indiquant un reptile d’un vert terne qui s’efforçait des’arracher à la vase. Apporte-le-moi, Garion.

— Moi ?hoqueta Garion, dont la chair se hérissait à cette idée.

— Je m’enoccupe, dit Silk.

Il ramassa unbâton fourchu, sous le bout duquel il coinça la tête du serpent. Puis ilempoigna précautionneusement l’animal trempé de pluie derrière le cou etbrandit le reptile qui se tortillait.

— Amenez-le-moi,ordonna tante Pol en essuyant l’eau qui lui ruisselait sur la figure.

Silk s’approchad’elle et lui tendit le serpent qui se mit à darder spasmodiquement sa languefourchue, tandis que ses yeux morts se posaient sur elle.

— Qu’est-ceque ça veut dire ? demanda-t-elle au serpent.

Le serpent émitun sifflement avant de lui répondre d’un chuchotement râpeux.

— Ça,Polgara, c’est l’affaire de ma maîtresse.

Le visage deSilk blêmit lorsqu’il entendit parler le serpent dégoulinant, et il resserra saprise.

— Je vois,répondit tante Pol.

— Abandonneta quête, siffla le serpent. Ma maîtresse ne vous permettra pas d’aller plusloin.

Tante Pol éclatad’un rire méprisant.

— Permettre ?releva-t-elle. Ta maîtresse n’a pas le pouvoir de me permettre ou de me refuserquoi que ce soit.

— Mamaîtresse est la reine de Nyissie, siffla le serpent de sa voix rauque. Sonpouvoir y est absolu. Les voies des serpents ne sont pas celles des hommes, etma maîtresse est la reine des serpents. Vous entrerez en Nyissie à vos risqueset périls. Nous sommes patients et nous ne vous craignons pas. Nous vousguetterons là où vous nous attendrez le moins. Notre morsure ne laisse qu’unepetite blessure, à peine visible, mais elle est mortelle.

— Quel estl’intérêt de Salmissra dans cette affaire ? s’enquit tante Pol.

Le serpent dardavers elle sa langue agitée de mouvements rapides.

— Elle n’apas jugé utile de me le révéler, et il n’est pas dans ma nature de chercher àsavoir. J’ai délivré mon message, et j’ai déjà reçu ma récompense. Maintenant,tu peux disposer de moi à ta guise.

— Trèsbien, déclara tante Pol.

Elle regardafroidement le serpent, son visage ruisselant sous la pluie drue.

— Dois-jele tuer ? interrogea Silk, le visage tendu, les jointures de ses doigtsblanchissant sous l’effort qu’il faisait pour maintenir le serpent qui sedébattait énergiquement.

— Non. Nousn’avons aucune raison de supprimer un messager aussi zélé, répondit-elledoucement en fixant sur le serpent un regard inflexible. Retournez, tes pareilset toi-même, auprès de Salmissra. Dis-lui que si elle tente encore une fois defaire obstacle à ma mission, elle aura affaire à moi, et que le puits de vasele plus profond de toute la Nyissie ne la protégera pas de ma fureur.

— Et marécompense ?

— Je telaisse la vie.

— C’estjuste, siffla le serpent. Je délivrerai ton message, Polgara.

— Remettez-leà terre, demanda-t-elle à Silk.

Le petit hommese pencha en avant et tendit le bras vers le sol. Le serpent déroula sesanneaux de son bras, et Silk ouvrit le poing en faisant un bond en arrière. Leserpent lui jeta un coup d’œil avant de s’éloigner prestement en rampant.

— Je pensequ’il a assez plu, Pol, suggéra sire Loup en s’épongeant la figure.

Tante Pol agitala main dans un geste presque désinvolte, et le déluge cessa, comme un seaufinit de se vider.

— Il fautque nous retrouvions Durnik, leur rappela Barak.

— Il étaitderrière nous, dit Garion en tendant le bras vers le cours d’eau, qui sortaitmaintenant de son lit.

Il avait lapoitrine comme prise dans un étau glacé à l’idée de ce qu’ils trouveraientpeut-être, mais il s’arma de courage et les guida entre les arbres ruisselants,vers l’endroit où était resté Durnik.

— Excellentcompagnon que le forgeron, déclara Mandorallen. Je n’aimerais pas à le perdre.

Il y avaitquelque chose d’étrangement réservé dans la voix du chevalier, et son visageétait anormalement pâle dans la pénombre. Mais la main qui tenait son épéeétait toujours aussi ferme. Seuls ses yeux trahissaient comme un doute queGarion n’y avait encore jamais vu.

— Il étaitpar là, confirma Garion en regardant autour de lui. Mais je ne le vois pas.

— Je suislà ! appela, au-dessus de leurs têtes, la voix de Durnik, qui, perchéassez haut dans un grand chêne, plongeait le regard sur eux. Ils sont partispour de bon ? demanda-t-il avant de commencer à descendre prudemment lelong du tronc glissant puis en se laissant tomber à terre. La pluie est arrivéejuste à temps. Je commençais à avoir du mal à les empêcher de grimper àl’arbre.

Alors, trèsvite, sans un mot, tante Pol embrassa le brave homme et, comme si elle s’envoulait de son geste impulsif, elle se mit à le gronder.

Durnik endurapatiemment ses remontrances, une drôle d’expression sur le visage.

Chapitre 21

Garion ne dormitpas très bien, cette nuit-là. Il se réveilla souvent, agité de frissons ausouvenir du contact des hommes de boue. Mais la nuit finit par prendre fin,comme toutes les nuits, et le jour se leva sur un matin clair et radieux. Ilresta encore un moment blotti dans ses couvertures, à somnoler, jusqu’à ce queCe’Nedra vienne lui dire de se lever.

— Garion,souffla-t-elle doucement, en lui effleurant l’épaule, tu dors ?

— Bonjour,dit-il en ouvrant les yeux et en les levant sur elle.

— DamePolgara a dit qu’il fallait que tu te lèves. Garion bailla à se décrocher lamâchoire, s’étira, s’assit et jeta un coup d’œil de l’autre côté du rabat de latente. Le soleil brillait.

— Elle vam’apprendre à faire la cuisine, annonça Ce’Nedra, non sans fierté.

— C’estbien, ça, répondit Garion en écartant ses cheveux.

Elle le regardaun long moment, ses yeux verts le fixant intensément dans son petit visagegrave.

— Garion ?

— Oui ?

— Tu as ététrès brave, hier.

Il eut un petithaussement d’épaules.

— Je vaissûrement me faire disputer, aujourd’hui.

— Pourquoi ?

— Tante Polet mon grand-père n’aiment pas que j’essaie de faire preuve de bravoure,expliqua-t-il. Ils me prennent pour un gamin, et ils ont toujours peur que jeme fasse mal.

— Garion !appela tante Pol, depuis le petit feu au-dessus duquel elle faisait la cuisine.Il me faudrait du bois !

Garion poussa unsoupir et roula ses couvertures, puis il enfila ses demi-bottes, ceignit sonépée et s’enfonça entre les arbres.

Il faisaitencore humide sous les chênes immenses, après le déluge que tante Pol avaitprovoqué la veille, et il eut du mal à trouver du bois sec. Il erra un peu de-ci,de-là, tirant à lui les branches qui se trouvaient sous les arbres abattus etles roches en surplomb. Les arbres silencieux l’observaient toujours, maissemblaient, il n’aurait su dire pourquoi, moins inamicaux ce matin.

— Qu’est-ceque tu fais ? fit une petite voix, au-dessus de sa tête.

Il levarapidement les yeux en portant la main à son épée.

Une fille étaitdebout sur une grosse branche, juste au-dessus de lui. Elle portait une tuniquenouée à la taille et des sandales, elle avait les cheveux fauves, des yeux grisau regard curieux, et les reflets verdâtres de sa peau claire révélaient uneDryade. Elle tenait un arc de la main gauche, et, de la droite, un traitencoche sur la corde tendue. La flèche était pointée droit sur Garion.

Il retiraprudemment sa main de la garde de son épée.

— Jeramasse du bois, répondit-il.

— Pour quoifaire ?

— Ma tanteen a besoin pour le feu, expliqua-t-il.

— Dufeu ?

Le visage de lafille se durcit, et elle banda son arc.

— Un toutpetit feu, reprit-il très vite. Juste pour faire la cuisine.

— On n’apas le droit de faire du feu ici, déclara la fille d’un ton sans réplique.

— Il faudraque tu expliques ça à tante Pol, rétorqua Garion. Moi, je fais ce qu’on me dit.

Elle poussa unsifflement, et une autre fille surgit de derrière un arbre, tout près de là.Elle aussi tenait un arc. Ses cheveux étaient presque aussi rouges que ceux deCe’Nedra, et sa peau évoquait aussi vaguement la couleur des feuilles.

— Il ditqu’il ramasse du bois pour faire du feu, rapporta la première fille. Tu croisqu’il faut que je le tue ?

— Xantha adit que nous devions d’abord voir qui c’était, répondit pensivement la filleaux cheveux rouges. S’il s’avère qu’il n’a rien à faire ici, alors tu pourrasle tuer.

— Oh !bon, tant pis, acquiesça la fille aux cheveux ambrés, avec une évidentedéception. Mais n’oublie pas que c’est moi qui l’ai trouvé. Le moment venu,c’est moi qui le tuerai.

Garion sentitses cheveux se dresser sur sa nuque.

La fille auxcheveux rouges poussa un sifflement, et une demi-douzaine d’autres Dryadesarmées sortirent comme par magie des arbres. Elles étaient toutes d’assezpetite taille, et les ors et les rouges de leurs cheveux n’étaient pas sansrappeler la couleur des feuilles d’automne. Elles entourèrent Garion et l’examinèrentsous toutes les coutures en babillant et en gloussant.

— Il est àmoi, celui-là, protesta la Dryade aux cheveux d’ambre, tout en descendant deson arbre. C’est moi qui l’ai trouvé, et Xera a dit que c’est moi qui letuerais.

— Il al’air en bonne santé, observa l’une des autres. Et plutôt docile. Nouspourrions peut-être le garder. C’est un mâle ?

— Regardons,nous verrons bien, répliqua une autre Dryade en gloussant.

— Je suisun mâle, riposta Garion très vite, en rougissant jusqu’à la racine des cheveux.

— C’esttout de même dommage, reprit la Dryade qui venait de parler. Nous pourrionspeut-être le garder un moment avant de le tuer, non ?

— Il est àmoi, répéta obstinément la Dryade aux cheveux d’ambre. Et c’est moi qui letuerai, si je veux.

Elle s’empara dubras de Garion d’un geste possessif.

— Allonsvoir ses compagnons, suggéra celle qui s’appelait Xera. Ils font du feu. Ilfaut que nous les arrêtions.

— Dufeu ? hoquetèrent les autres, en regardant Garion d’un air accusateur.

— Juste unpetit feu de rien du tout, assura très vite Garion.

— Amenez-le,ordonna Xera en repartant vers les tentes, à travers les arbres.

Loin au-dessusde leurs têtes, les arbres murmuraient entre eux. Tante Pol attendait calmementdans la clairière où ils avaient planté leurs tentes. Elle regarda les Dryadesmassées autour de Garion sans changer d’expression.

— Bonjours,Demoiselles, dit-elle.

Les Dryadescommencèrent à chuchoter entre elles.

— Ce’Nedra !s’exclama celle qu’elles appelaient Xera.

— CousineXera ! s’écria Ce’Nedra, en réponse. Elles coururent l’une vers l’autrepour s’embrasser.

Les autresDryades avancèrent un peu dans la clairière, en jetant des regards inquiets endirection du feu. Ce’Nedra expliqua rapidement à sa cousine qui ils étaient, etXera fit signe à ses compagnes d’approcher.

— Ce sontapparemment des amis, déclara-t-elle. Nous allons les amener à ma mère, lareine Xantha.

— Est-ceque ça veut dire que je ne pourrai pas tuer celui-ci ? demanda d’un tonboudeur la Dryade aux cheveux d’ambre liquide, en tendant un doigt minuscule endirection de Garion.

— J’ai bienpeur que non, déplora Xera.

La fille auxcheveux d’ambre s’éloigna en tapant du pied, boudeuse. Garion poussa un brefsoupir de soulagement. C’est alors que sire Loup sortit de l’une des tentes etbraqua sur la nuée de Dryades un large sourire.

— C’estBelgarath ! couina l’une des Dryades, en se précipitant vers lui d’un airjoyeux.

Elle passa sesbras autour de son cou, lui tira la tête vers le bas et lui appliqua sur lajoue un baiser retentissant.

— Tu nousas apporté des bonbons ? s’enquit-elle. Le vieil homme fit mine deréfléchir et commença à fouiller dans ses nombreuses poches. Des petitsmorceaux de sucrerie commencèrent à apparaître pour disparaître aussi vite, lesDryades qui s’agglutinaient autour de lui comme un essaim s’en emparant aussivite qu’il les tirait de ses vêtements.

— Tu as denouvelles histoires à nous raconter ? questionna l’une des Dryades.

— Des tas,assura sire Loup en mettant le bout de son doigt sur le côté de son nez, d’unair rusé. Mais je pense qu’il vaudrait mieux attendre que vos sœurs puissentles entendre aussi, non ?

— Nous envoulons une tout de suite, rien que pour nous, décréta la Dryade.

— Etqu’est-ce qu’on me donnera en échange de cette histoire spéciale ?

— Desbaisers, proposa rapidement la Dryade. Cinq baisers de chacune d’entre nous.

— J’ai uneexcellente histoire, marchanda sire Loup. Elle en vaut plus de cinq. Disonsdix.

— Huit,négocia la petite Dryade.

— Trèsbien, accepta sire Loup. Huit, ça me paraît pas mal.

— Je voisque tu es déjà venu dans le coin, vieux Loup solitaire, remarqua sèchementtante Pol.

— Je viensleur rendre visite de temps en temps, convint-il en affectant l’indifférence.

— Lesbonbons ne leur valent rien, tu sais, le gronda-t-elle.

— Unepetite gâterie de temps en temps ne peut pas leur faire de mal, Pol. Et ellesaiment tellement ça. Une Dryade ferait n’importe quoi pour des douceurs.

— Tu esécœurant, conclut-elle.

Les Dryadesétaient presque toutes réunies autour de sire Loup, maintenant, et faisaientpenser à un jardin de fleurs printanières. Presque toutes, parce que celle auxcheveux d’ambre liquide qui avait capturé Garion se tenait un peu à l’écart desautres, et tripotait d’un air boudeur la pointe de sa flèche. Elle s’approchafinalement de Garion.

— Tu n’aspas l’intention d’essayer de t’enfuir ? lui suggéra-t-elle, l’air pleind’espoir.

— Jamais !proclama Garion avec emphase. Elle poussa un soupir navré.

— J’imagineque tu ne ferais pas ça, disons, par faveur spéciale pour moi ?essaya-t-elle encore.

— Jeregrette, s’excusa-t-il.

Elle poussa unnouveau soupir, plus amer, cette fois.

— Je nepeux jamais m’amuser, se lamenta-t-elle avant de rejoindre les autres.

Silk émergea desa tente, lentement et précautionneusement. Et lorsque les Dryades se furenthabituées à lui, Durnik fit son apparition à son tour.

— Ce nesont que des enfants, n’est-ce pas ? commenta Garion, à l’intention detante Pol.

— C’est cequ’on dirait, en effet, répondit-elle, mais elles sont bien plus âgées qu’ellesn’en ont l’air. Une Dryade vit aussi longtemps que son arbre, et les chênesvivent très, très vieux.

— Où sontles garçons ? demanda-t-il. Je ne vois que des filles.

— Il n’y apas de Dryades garçons, mon chou, lui expliqua-t-elle en retournant à sacuisine.

— Alorscomment... ? Je veux dire... commença-t-il. Mais il préféra ne pasinsister ; il avait déjà les oreilles toutes rouges.

— Pour ça,elles capturent des mâles humains, l’éclaira-t-elle. Des voyageurs, des genscomme ça.

— Oh.

Il décida delaisser tomber la question.

Lorsqu’ilseurent pris leur petit déjeuner et soigneusement éteint le feu avec de l’eautirée du ruisseau, ils se remirent en selle et repartirent à travers la Sylve.Sire Loup marchait en avant, les petites Dryades toujours groupées autour delui, riant et bavardant comme des enfants heureuses. Le murmure des arbresautour d’eux n’était plus hostile, et leur avance était accompagnée par le douxbruissement d’un million de feuilles.

Ils arrivèrentvers la fin de l’après-midi à une vaste clairière au milieu de la Sylve. Unarbre unique se dressait au centre, un arbre si gros que Garion avait du mal àaccepter l’idée que quelque chose de si énorme puisse être vivant. Devéritables cavernes s’ouvraient çà et là dans son tronc moussu, et ses branchesbasses, aussi larges que des grand-routes, couvraient presque toute laclairière. Il émanait de l’arbre une impression de pérennité, de sagesse et delonganimité. Garion sentit une tentative d’approche de son esprit, un peu commesi une feuille lui effleurait doucement le visage. Le contact ne ressemblait àrien de ce qu’il avait pu connaître, mais il semblait bienveillant.

L’arbregrouillait littéralement de Dryades, qui nimbaient les branches comme desbourgeons, et leur rire et leurs bavardages enfantins emplissaient l’air,pareils à des chants d’oiseaux.

— Je vaisdire à ma mère que vous êtes arrivés, annonça celle qu’on appelait Xera en sedirigeant vers l’arbre.

Garion et sescompagnons mirent pied à terre et restèrent plantés à côté de leurs chevaux,incertains sur la conduite à tenir. Les Dryades perchées au-dessus de leurstêtes plongeaient sur eux des regards curieux en chuchotant entre elles avecforce gloussements.

Pour une raisonou une autre, les regards directs, enjoués, que les Dryades braquaient sur luimettaient Garion mal à l’aise. Il se rapprocha de tante Pol et remarqua que lesautres en faisaient autant, comme si, inconsciemment, ils recherchaient saprotection.

— Où est laprincesse ? demanda-t-elle.

— Par ici,Dame Pol, répondit Durnik. Elle rend visite à ce groupe de Dryades.

— Ne laperdez pas de vue, surtout, ordonna tante Pol. Et où est mon vieux débauché depère ?

— Près del’arbre, révéla Garion. Les Dryades ont l’air de bien l’aimer, dis donc.

— Le vieilimbécile, laissa tomber tante Pol, d’un ton tragique.

Puis une autreDryade sortit d’un creux de l’arbre, un peu au-dessus des premières grossesbranches. Mais au lieu de la courte tunique que portaient les autres, elleétait vêtue d’une longue robe verte, et ses cheveux d’or étaient retenus par unanneau de quelque chose qui ressemblait à du gui. Elle se laissa gracieusementglisser vers le sol.

Tante Pols’avança à sa rencontre, et les autres la suivirent à distance respectueuse.

— ChèrePolgara, s’exclama la Dryade d’un ton cordial. Ça fait tellement longtemps.

— Nousavons tous nos obligations, Xantha, expliqua tante Pol.

Elless’embrassèrent chaleureusement.

— Seraient-cedes présents ? demanda la reine Xantha en regardant avec admiration les hommesdebout derrière tante Pol.

— Malheureusementnon, répondit celle-ci en riant. Je voudrais bien pouvoir vous les laisser,mais je crains d’en avoir besoin plus tard.

— Tant pis,soupira la reine, faussement désolée. Bienvenue à tous, les salua-t-elle. Vousallez partager notre souper, bien sûr.

— Avec leplus grand plaisir, acquiesça tante Pol, avant de prendre le bras de la reine.Mais pourrions-nous d’abord nous entretenir un moment, Xantha ?

Elless’écartèrent un peu et échangèrent quelques paroles, tandis que les Dryadestiraient des sacs et des fardeaux des creux de l’arbre et commençaient àpréparer un festin sur l’herbe, sous les larges branches.

Le repas leurfaisait une impression bizarre, la nourriture de base des Dryades semblantuniquement constituée de fruits, de noix et de champignons, dont aucun n’étaitcuit. Barak s’assit et braqua un regard lugubre sur les mets offerts.

— Pas deviande, grommela-t-il.

— Çat’échauffe le sang, n’importe comment, le consola Silk.

Barak plongeales lèvres dans sa tasse d’un air circonspect.

— De l’eau,grimaça-t-il, comme si ses pires craintes se trouvaient confirmées.

— Ça vouschangera d’aller vous coucher autrement qu’ivre mort, pour une fois, observatante Pol en les rejoignant.

— Je suissûr que ça n’est pas bon pour la santé, rumina Barak.

Ce’Nedra s’assitprès de la reine Xantha. Elle avait apparemment quelque chose à lui dire, maiscomme il n’y avait pas moyen de le faire en privé, elle finit par parler devanttout le monde.

— J’ai unefaveur à vous demander, Votre Grandeur.

— De quois’agit-il, mon enfant ? s’enquit la reine en souriant.

— Ce n’estqu’une petite chose, précisa Ce’Nedra. J’ai besoin d’un asile pendant quelquesannées. Mon père devient de plus en plus excentrique avec l’âge, et il est indispensableque je m’en tienne à l’écart tant qu’il n’aura pas repris ses esprits.

— Etcomment se manifeste l’excentricité croissante de Ran Borune ? interrogeaXantha.

— Il neveut pas me laisser quitter le palais, et il insiste pour que j’aille à Rivapour mon seizième anniversaire, révéla Ce’Nedra d’un ton outré. A-t-on jamaisentendu une chose pareille ?

— Etpourquoi veut-il vous envoyer à Riva ?

— Unehistoire de traité stupide, dont personne ne se rappelle au juste la raisond’être.

— Si c’estun traité, il faut l’honorer, ma chère petite, affirma doucement la reine.

— Je n’iraipas à Riva, décréta Ce’Nedra. Je resterai ici jusqu’après mon seizièmeanniversaire, et voilà tout.

— Non, machère petite, déclara fermement la reine. C’est impossible.

Comment ?

Ce’Nedra n’encroyait pas ses oreilles.

— Nousavons nous aussi des engagements à respecter, expliqua Xantha. Notre accordavec la maison de Borune est des plus explicites. L’intégrité de notre Sylven’est garantie que pour autant que les descendantes de la princesse Xoriademeurent parmi les Borune. Il est de votre devoir de rester auprès de votrepère et de lui obéir.

— Mais jesuis une Dryade, gémit Ce’Nedra. Je suis ici chez moi.

— Vous êtesaussi humaine, souligna la reine, et votre place est auprès de votre père.

— Je neveux pas aller à Riva, protesta Ce’Nedra, c’est humiliant.

Xantha braquasur elle un regard inflexible.

— Ne soyezpas stupide, ma chère petite, la rabroua-t-elle. Votre devoir est clair. Vousavez des obligations en tant que Dryade, en tant que Borune et en tant queprincesse impériale. Vos petits caprices puérils ne sont pas de mise. Si vousêtes tenue d’aller à Riva, eh bien, vous irez. Vous ne pourrez pas faireautrement.

Ce’Nedra parutébranlée par la fermeté du ton de la reine, et s’absorba après cela dans unsilence morose. Ce fut le moment que choisit la reine pour se tourner vers sireLoup.

— On entendbien des rumeurs, au-dehors, confia-t-elle. Et de toutes celles qui nous sontrevenues aux oreilles, une, persistante, nous porte à penser qu’il se passeactuellement, dans le monde des hommes, des événements d’une portéeincalculable, et qu’il se pourrait même que ceux-ci aient une influence surl’existence du peuple de la Sylve. Je pense que j’ai le droit de savoir de quoiil retourne.

Sire Loup hochagravement la tête.

— C’estbien mon avis, acquiesça-t-il. L’Orbe d’Aldur a été dérobée dans la salle dutrône du roi de Riva par Zedar l’Apostat.

— Comment ?demanda Xantha, en retenant son souffle.

— C’est ceque nous ignorons, répondit sire Loup, en écartant les mains dans un gested’impuissance. Zedar tente maintenant de regagner les royaumes angaraks avecl’Orbe. Une fois là-bas, il tentera de mettre son pouvoir à profit pourréveiller Torak.

— Il nefaut pas que cela se produise, souffla la reine. Qu’a-t-on fait pour empêchercela ?

— LesAloriens et les Sendariens s’apprêtent à prendre les armes, révéla sire Loup,et les Arendais nous ont assuré de leur appui. Mais Ran Borune, qui a étéinformé, n’a fait aucune promesse. Les Borune ne sont pas toujours d’uncommerce facile.

Il jeta un coupd’œil en direction de Ce’Nedra, qui boudait de plus belle.

— Ce seraitdonc la guerre ? reprit tristement la reine.

— Je lecrains fort, Xantha. Nous sommes, mes compagnons ici présents et moi-même, à lapoursuite de Zedar, et j’espère que nous parviendrons à le rattraper et à luireprendre l’Orbe avant qu’il ne réussisse à atteindre Torak avec. Mais même sinous y parvenons, il est à craindre que les Angaraks n’attaquent le Ponant, parpur désespoir. Certaines anciennes prophéties approchent de leuraccomplissement, tous les signes viennent le confirmer. Des signes que même lesperceptions abâtardies des Grolims peuvent déchiffrer.

— Nousavons nous-même discerné certains de ces signes, Belgarath, confirma la reine,dans un soupir. Mais nous espérions nous tromper. A quoi ce Zedarressemble-t-il ?

— Il meressemble beaucoup. Nous avons très longtemps servi le même Maître, et celaimprime sa marque sur les individus.

— Quelqu’undans ce genre-là est passé, la semaine dernière, par les marches supérieures denotre Sylve, et a pénétré en Nyissie, l’informa Xantha. Si nous avions su, nousaurions pu le retenir.

— Noussommes donc plus près de lui que je ne pensais. Il était seul ?

— Non. Il étaitaccompagné de deux serviteurs de Torak, et d’un enfant.

— Unenfant ? répéta sire Loup, surpris.

— Oui. Unpetit garçon, de six ans environ.

Le vieil hommefronça les sourcils, puis il écarquilla les yeux.

— C’estdonc ainsi qu’il s’y est pris, s’exclama-t-il. Je n’y aurais jamais songé.

— Nouspouvons vous faire voir où il a traversé la rivière pour entrer en Nyissie,proposa la reine. Mais nous devons vous avertir qu’il ne serait pas prudentpour un groupe aussi important de s’y engager. Salmissra a des yeux partoutdans ces marécages.

— J’ai déjàtout prévu à ce sujet, assura sire Loup. Vous êtes absolument certain que lebateau nous attendra bien à l’embouchure de la rivière de la Sylve ?demanda-t-il, en se tournant vers Barak.

— Il ysera, gronda Barak en réponse. Son capitaine est un homme de confiance.

— Parfait.Nous continuerons, Silk et moi, à filer Zedar, pendant que vous autres, voussuivrez la rivière jusqu’à la mer, puis vous longerez la côte en bateau et vousprendrez la rivière du Serpent jusqu’à Sthiss Tor. Nous nous retrouveronslà-bas.

— Penses-Tu,ô vénérable Belgarath, qu’il soit bien sage de nous séparer dans un endroitaussi périlleux que la Nyissie ? demanda Mandorallen.

— Il n’y apas moyen de faire autrement, répondit sire Loup. Le Peuple Serpent est chezlui dans la jungle, et il n’aime pas les étrangers. Nous serons plus libres denos mouvements et nous nous déplacerons plus rapidement tout seuls, Silk etmoi.

— Où nousretrouverons-nous ? s’enquit Barak.

— Il y a uncomptoir drasnien sur les quais de Sthiss Tor, suggéra Silk. J’y compteplusieurs amis parmi les négociants. Demandez simplement Radek de Boktor. Sinous ne pouvons pas venir, je vous ferai parvenir, par l’intermédiaire desmarchands, une indication de l’endroit où nous retrouver.

— Etmoi ? fit Ce’Nedra.

— Je croisqu’il va falloir que vous restiez avec nous, déclara tante Pol.

— Je n’airien à faire en Nyissie, rétorqua Ce’Nedra.

— Vousviendrez parce que je vous le dis, répliqua tante Pol. Je ne suis pas votre père,Ce’Nedra. Vos petits airs boudeurs ne me brisent pas le cœur, et vos cilspapillonnants ne m’impressionnent pas davantage.

— Je m’enfuirai,menaça Ce’Nedra.

— Ce neserait vraiment pas malin, riposta fraîchement tante Pol. Il faudrait que jevous récupère et vous ne trouveriez pas ça très agréable. Les problèmes dumonde qui nous entoure revêtent une telle gravité actuellement que vos capricesd’enfant gâtée ne pèsent pas lourd à côté. Vous resterez avec moi, et vous vousprésenterez à la cour du roi de Riva le jour de votre seizième anniversaire,même s’il faut pour cela que je vous y traîne enchaînée. Nous avons tous deschoses beaucoup trop importantes à faire en ce moment pour nous permettre devous ménager plus longtemps.

Ce’Nedra laregarda fixement, puis elle éclata en sanglots

Chapitre 22

Le lendemainmatin, le soleil n’était pas levé et un brouillard impalpable planait encoresous les branches des grands chênes que Silk et sire Loup faisaient déjà leurspréparatifs de départ pour la Nyissie, sous le regard affligé de Garion, assissur un tronc d’arbre.

— Pourquoicette triste figure ? l’interrogea sire Loup, en emballant des vivres.

— Jevoudrais bien que nous ne soyons pas obligés de nous séparer comme ça, expliquaGarion.

— C’estjuste pour une semaine ou deux.

— Je saisbien, mais quand même... Garion haussa les épaules.

— Tut’occuperas de ta tante à ma place, pendant que je ne serai pas là, reprit sireLoup, en ficelant son paquet.

— D’accord.

— Etn’enlève jamais ton amulette. La Nyissie est un endroit dangereux.

— Jen’oublierai pas, promit Garion. Tu feras bien attention, hein,grand-père ?

— Je faistoujours attention, Garion, déclara le vieil homme avec un regard grave, sabarbe blanche étincelant dans le brouillard iridescent.

— L’heuretourne, Belgarath, appela Silk, qui menait deux chevaux par la bride.

Sire Loup hochala tête.

— Rendez-vousdans deux semaines, à Sthiss Tor, dit-il à Garion.

Garionl’embrassa rapidement, puis il se détourna pour ne pas les voir partir ets’approcha de Mandorallen, assis à l’autre bout de la clairière, le regardperdu dans le brouillard.

— Amertoujours est le goût des adieux, soupira le chevalier, d’un air lugubre.

— Mais il ya autre chose, n’est-ce pas, Mandorallen ? insinua Garion.

— Tu es ungarçon observateur.

— Qu’est-cequi ne va pas ? Vous avez l’air bizarre, depuis deux jours.

— Je suishabité d’un sentiment étrange, Garion, et c’est un hôte indésirable.

— Oh ?Et qu’est-ce que c’est ?

— La peur,avoua brièvement Mandorallen.

— Lapeur ? Mais de quoi ?

— Deshommes d’argile. Je ne sais pourquoi, la découverte de leur existence m’a misl’âme en déroute.

— Ils nousont glacé le sang à tous, Mandorallen, lui confia Garion.

— Jen’avais encore jamais connu la peur, poursuivit tout bas Mandorallen.

— Jamais ?

— Pas mêmeétant enfant. Les hommes de boue m’ont transi d’horreur, et j’ai eudésespérément envie de fuir à toutes jambes.

— Mais vousn’en avez rien fait, souligna Garion. Vous êtes resté, et vous les avezcombattus.

— Cettefois, oui, admit Mandorallen. Mais la prochaine ? Maintenant que la peur atrouvé le chemin de mon âme, qui peut dire à quel moment elle choisira de mevisiter à nouveau ? La vile peur ne reviendra-t-elle pas à l’instantdécisif, quand l’issue de notre quête sera en jeu, pour étreindre mon cœur desa main glaciale et me couper bras et jambes ? C’est cette perspective quime ronge. Cruelle est la honte que m’infligent ma faiblesse et ma faute.

— Quellehonte ? De n’être qu’un homme ? Vous êtes trop dur avec vous-même,Mandorallen.

— Grandeest la mansuétude de mon jeune ami, mais trop grave est ma défaillance pour unsimple pardon. J’ai tendu vers la perfection et je pensais n’être pas arrivétrop loin du but. Et voilà que cette perfection, dont tout le mondes’émerveillait, est entachée. Amère est la découverte de cette réalité,déclara-t-il en se retournant, et Garion eut la surprise de voir des larmesdans ses yeux. M’aideras-Tu à revêtir mon armure ? lui demanda-t-il.

— Bien sûr.

— De cettecarapace d’acier je ressens profondément le besoin. Peut-être, avec un peu dechance, mon cœur pusillanime s’en trouvera-t-il affermi.

— Mais vousn’êtes pas un lâche ! insista Garion.

— Seul letemps en jugera, souffla Mandorallen, dans un soupir à fendre l’âme.

Lorsque lemoment fut venu pour eux de prendre congé, la reine Xantha tint à leur adresserquelques paroles.

— Nous voussouhaitons bonne route à tous. C’est bien volontiers que nous vous aiderionsdans votre quête, si cela était en notre pouvoir, mais une Dryade est liée àson arbre par des liens qui ne peuvent être distendus, fit-elle avec un regardchargé de sentiment sur le chêne majestueusement dressé dans le soleil dumatin. Indissociable est la chaîne d’amour qui nous unit.

Comme la veille,lorsqu’il avait vu le gros arbre pour la première fois, Garion eut à nouveaul’impression que quelque chose lui effleurait légèrement l’esprit. Et dans cecontact, il crut discerner un adieu, mais aussi quelque chose qui ressemblait àune mise en garde.

La reine Xanthaéchangea un coup d’œil surpris avec tante Pol puis elle observa attentivementGarion, et c’est d’une voix inchangée mais le regard pensif qu’elle reprit laparole.

— Quelques-unesde nos plus jeunes filles vont vous conduire jusqu’à la rivière qui marque lalimite sud de notre Sylve. A partir de là, vous ne devriez avoir aucun mal àtrouver la mer.

— Merci,Xantha, répondit tante Pol, en embrassant chaleureusement la reine des Dryades.Si vous pouviez faire savoir aux Borune que Ce’Nedra va bien, et qu’elle estsous ma protection, peut-être l’empereur serait-il un peu soulagé.

— Je n’ymanquerai pas, Polgara, promit Xantha. Ils montèrent en selle et suivirent lademi-douzaine de Dryades qui les guidaient vers le sud à travers la forêt, enfolâtrant devant eux comme des papillons. Mais Garion, qui suivait la pisteforestière sinueuse en compagnie de Durnik, ne faisait guère attention à ce quil’entourait. Il se sentait profondément déprimé, sans savoir pourquoi.

Vers le milieude la matinée, il se mit à faire très sombre sous les arbres, et c’est ensilence qu’ils chevauchèrent dans la Sylve maintenant obscure. L’avertissementque Garion avait cru percevoir dans la clairière de la reine Xantha semblaittrouver un écho dans le grincement des branches et le bruissement des feuilles.

— Le tempsdoit être en train de changer, remarqua Durnik en levant les yeux. Je voudraisbien voir le ciel.

Garion hocha latête et tenta de chasser le pressentiment d’un danger imminent.

Mandorallen etBarak avaient pris la tête de la colonne, l’un en armure, l’autre en cotte demailles, tandis que Hettar fermait la marche avec sa veste de peau de chevalornée de plaques d’acier rivetées. Ils semblaient maintenant tous harcelés parle sentiment inquiétant qu’une menace planait sur eux, et chevauchaient aveccirconspection, la main prête à se poser sur leur arme, les yeux à l’affût dumoindre danger.

Puis, tout d’uncoup, ils furent encerclés par les légionnaires tolnedrains aux cuirasses étincelantes.Il en surgissait de partout, des buissons et de derrière les arbres, mais bienque leurs courtes épées fussent prêtes à entrer en action, ils ne livrèrent pasassaut.

Barak poussa unjuron et Mandorallen tira violemment sur les rênes de son destrier.

— Ecartez-vous !ordonna-t-il aux soldats, en abaissant sa lance.

— Du calme,le mit en garde Barak.

Les Dryades,après un regard surpris en direction des soldats, disparurent dans les boislugubres.

— Qu’endis-Tu, ô Messire Barak ? demanda allègrement Mandorallen. Ils ne doiventpas être plus d’une centaine. Les attaquerons-nous ?

— Il faudraqu’un jour nous ayons une bonne conversation, tous les deux, fit Barak enjetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Allons, soupira-t-il, en voyant queHettar se rapprochait, autant en finir tout de suite, j’imagine. Qu’en pensez-vous,Mandorallen ? On leur laisse encore une chance de prendre la fuite ?suggéra-t-il en resserrant les sangles de son bouclier et en dégainant sonépée.

— Fortcharitable proposition, ô Messire Barak, acquiesça Mandorallen.

C’est alorsqu’un détachement de cavaliers sortit de l’ombre des arbres, un peu plus loinsur la piste. Leur chef était un homme de grande taille, vêtu d’une cape bleuebordée d’argent. Son plastron et son casque étaient incrustés d’or, et ilmontait un étalon bondissant à la robe baie, qui piaffait sur les feuilleshumides couvrant le sol.

— Magnifique,déclara-t-il en se rapprochant. Absolument magnifique.

Tante Pol braquaun œil glacial sur le nouveau venu.

— Leslégions n’ont-elles donc pas mieux à faire que de tendre des embuscades auxvoyageurs ? s’exclama-t-elle.

— C’est malégion, ma Dame, lui signifia l’homme à la cape bleue, d’un ton arrogant. Etelle fait ce que je lui ordonne de faire. Je vois que la princesse Ce’Nedra estavec vous.

— L’endroitoù je vais et avec qui j’y vais sont mon affaire, Messire, rétorqua Ce’Nedra,d’un petit air désinvolte. Cela ne regarde pas le grand-duc Kador de la maisonde Vordue.

— Votrepère est extrêmement inquiet, Princesse, reprit Kador. Toute la Tolnedrie est àvotre recherche. Qui sont ces gens ?

Garion tenta dela prévenir en lui jetant un regard noir et en secouant la tête, mais il étaittrop tard.

— Les deuxchevaliers qui mènent la marche sont messire Mandorallen, baron de Vo Mandor,et messire Barak, comte de Trellheim, proclama-t-elle. Le guerrier algarois quigarde nos arrières est Hettar, fils de Cho-Hag, chef des Chefs de Cland’Algarie. Quant à la dame...

— Je peuxparler pour moi, ma chère petite, la remercia doucement tante Pol. Je suiscurieuse de savoir ce qui peut bien amener le grand-duc de Vordue si loin deson fief.

— J’y ai àfaire, ma Dame.

— C’estl’évidence même.

— Toutesles légions de l’Empire sont à la recherche de la princesse, mais c’est moi quil’ai retrouvée.

— Ons’étonne de voir un Vordueux aussi disposé à retrouver une princesse Borune,observa tante Pol. Surtout quand on songe aux siècles d’inimitié qui ont opposéles deux maisons.

— Nepourrions-nous mettre fin à ces propos oiseux ? suggéra Kador d’un tonglacial. Disons que j’ai mes raisons d’agir.

— Peuragoûtantes, cela va sans dire, ajouta-t-elle.

— Je penseque vous vous oubliez, Madame, dit Kador. Je ne suis pas n’importe qui, et— mieux — je vais être quelqu’un.

— Et quiallez-vous être, Votre Honneur ? s’enquit-elle.

— RanVordue, empereur de Tolnedrie, annonça Kador.

— Tiens,tiens ? Et que fait au juste le futur empereur de Tolnedrie dans la Sylvedes Dryades ?

— J’ydéfends mes intérêts, répondit Kador, non sans raideur. Et pour l’instant, ilest essentiel que la princesse Ce’Nedra se trouve sous ma protection.

— Mon pèrepourrait trouver à y redire, duc Kador, fit Ce’Nedra, de même qu’à vosambitions.

— Ce queRan Borune peut dire ou penser ne m’intéresse aucunement, Votre Grâce, ripostaKador. La Tolnedrie a besoin de moi, et aucun stratagème borune ne m’empêcherade ceindre la couronne impériale. Il est évident que ce vieillard sénileprojette de vous faire épouser un Honeth ou un Horbite afin de susciter desrevendications illégitimes au trône, ce qui ne ferait que compliquer lasituation, mais j’ai l’intention d’y mettre bon ordre.

— Enm’épousant vous-même, peut-être ? insinua Ce’Nedra avec un insondablemépris. Vous ne vivrez pas assez vieux pour cela.

— Non,répliqua Kador. Loin de moi l’idée de briguer une épouse dryade. Contrairementaux Borune, la maison de Vordue tient à la pureté et à l’intégrité de sadescendance.

— Vousauriez donc l’intention de me séquestrer ? suggéra Ce’Nedra.

— Cela mesera impossible, je le crains. L’empereur a des oreilles partout. Je regrettevraiment que vous ayez choisi ce moment précis pour vous enfuir, VotreGrandeur. J’ai dilapidé des sommes importantes pour faire entrer l’un de mesagents dans les cuisines impériales, et obtenir une certaine quantité d’unpoison nyissien très rare. J’avais même pris la peine de rédiger une jolielettre de condoléances pour votre père.

— Tropaimable, déclara Ce’Nedra en blêmissant.

— Je mevois maintenant contraint d’agir sans détour, hélas, poursuivit Kador. Vousm’en voyez vivement désolé, mais il est probable que votre malencontreuseimplication dans la politique tolnedraine trouvera un terme sous une lameaiguisée et quelques pieds de terre. N’y voyez surtout rien de personnel,Princesse ; il faut bien que je veille à mes intérêts, vous comprenez.

— Tesprojets ne présentent qu’un petit défaut, ô duc Kador, intervint Mandorallen,en appuyant consciencieusement sa lance contre un arbre.

— Je nevois pas lequel, baron, rétorqua Kador, d’un ton suffisant.

— Tonerreur aura consisté à T’approcher inconsidérément de mon épée. Tu peux d’oreset déjà tenir Ta tête pour perdue, or un homme sans tête n’a que faire d’unecouronne.

Garion savaitqu’une partie de la bravoure de Mandorallen provenait d’un besoin désespéré dese prouver à lui-même qu’il n’avait plus peur.

— Vousn’oseriez jamais faire une chose pareille, s’exclama Kador d’une voix malassurée, en regardant le chevalier avec appréhension. Vous n’êtes pas asseznombreux.

— Tu esbien malavisé de penser cela, répliqua Mandorallen. Je suis le plus hardichevalier actuellement en vie, et dûment armé. Tes soldats ne seront que fétusde paille en face de moi. Tu es perdu, Kador.

A ces mots, iltira sa grande épée.

— Ça devaitfinir par arriver, fit Barak avec un sourire tordu à Hettar, en dégainant à sontour.

— Je nepense pas que ce soit la chose à faire, feula une voix inconnue, âprement.

Un homme vêtu dela robe noire maintenant familière et monté sur un cheval d’ébène sortit dederrière un arbre, non loin d’eux. Il marmonna rapidement quelques mots et fitun geste impérieux avec sa main droite. Une force obscure submergea Garion etun rugissement se fit entendre dans son esprit. L’épée de Mandorallen bondithors de sa main.

— Grandmerci, Asharak, s’exclama Kador avec soulagement. Je n’avais pas prévu cela.

Mandorallenretira son gantelet de mailles et se palpa la main comme s’il avait reçu unchoc sévère. Hettar plissa les yeux et devint étrangement pâle. La monturenoire du Murgo lui jeta un regard étonné et détourna les yeux comme avecmépris.

— Eh bien,Shadar, railla Asharak tandis qu’un sourire affreux s’inscrivait sur son visagecouturé de cicatrices. Tu ne voudrais pas recommencer, je te prie ?

— Ce n’estpas un cheval, dit Hettar avec un insondable dégoût. On dirait un cheval, maisc’est autre chose.

— Oui,confirma Asharak. Quelque chose de bien différent, en effet. Tu peux plongerdans son esprit si tu y tiens, mais je pense que tu n’aimeras pas ce que tu vasy trouver.

Il se laissaglisser à bas de sa monture et avança vers eux, les yeux brûlants comme de labraise. Il s’arrêta devant tante Pol et s’inclina avec une courbette ironique.

— Je savaisbien que nos routes se croiseraient à nouveau, Polgara.

— Tu n’aspas perdu de temps, Chamdar. Kador, qui était sur le point de mettre pied àterre à son tour, sembla surpris.

— Vousconnaissez cette femme, Asharak ?

— Son nomest Chamdar, duc Kador, précisa tante Pol. Et c’est un prêtre grolim. Vouspensiez qu’il se contentait d’acheter votre honneur, mais vous vous rendrezbientôt compte qu’il s’offrait bien plus que cela. Tu auras été un adversaireintéressant, Chamdar, déclara-t-elle en se redressant sur sa selle, et la mècheblanche, au-dessus de son front, se mit soudain à briller intensément. Je teregretterai presque.

— Ne faispas ça, Polgara, dit très vite le Grolim. Je tiens le cœur du petit dans mamain, et à l’instant où tu banderas ton énergie, il mourra. Je sais qui il est,et le prix que tu accordes à sa vie.

— C’estvite dit, Chamdar, riposta-t-elle en plissant les yeux.

— Tu esprête à courir le risque ? railla-t-il.

— Descendeztous de cheval, commanda Kador d’un ton sec, et, comme un seul homme, leslégionnaires firent un pas en avant, d’un air menaçant.

— Faites cequ’il dit, ordonna calmement tante Pol.

— Lapoursuite aura été longue, Polgara, reprit Chamdar. Où est Belgarath ?

— Pas loind’ici, répondit-elle. Si tu pars en courant tout de suite, tu as une chance det’échapper avant qu’il ne revienne.

— Non,Polgara. Je le saurais s’il était par ici, rétorqua-t-il en riant, avant de seretourner pour braquer sur Garion un regard intense. Tu as grandi, petit. Il yavait longtemps que nous n’avions pas eu l’occasion de bavarder, hein ?

Garion soutintson regard, tous les sens en éveil. Curieusement, il n’avait pas peur. Lecombat qu’il avait attendu toute sa vie allait bientôt commencer, et quelquechose au fond de son esprit lui disait qu’il était prêt.

L’homme auvisage balafré le regardait droit dans les yeux, en sondant son esprit.

— Il nesait rien, n’est-ce pas ? Tu es bien une femme, Polgara, s’exclama-t-il enriant. Tu lui as celé la vérité rien que par amour du secret. Il y a des annéesque j’aurais dû te l’enlever.

— Laisse-letranquille, Chamdar, fit-elle d’un ton impérieux.

Mais il ignorasa réplique.

— Quel estson vrai nom, Polgara ? Le lui as-tu dit ?

— Cela nete regarde pas, répondit-elle platement.

— Mais si,Polgara. J’ai veillé sur lui presque aussi attentivement que toi, déclara-t-ilen éclatant de rire à nouveau. Si tu as été une mère pour lui, moi, je lui aiservi de père. C’est un beau garçon que nous avons élevé à nous deux. Mais tune m’as toujours pas dit son vrai nom.

Elle se redressade toute sa hauteur.

— En voilàassez, Chamdar, dit-elle d’un ton froid. Que veux-tu, à la fin ?

— Je neveux plus rien, Polgara, répondit le Grolim. J’ai ce que je voulais. Vous allezm’accompagner, le garçon et toi, jusqu’à l’endroit où le Dieu Torak attendl’heure de son réveil. Je ne relâcherai pas un instant mon emprise sur le cœurdu garçon, ce qui devrait m’assurer de ta docilité. Zedar et Ctuchik vonts’entre-tuer pour l’Orbe, à moins que Belgarath ne les retrouve avant et nemette lui-même fin à leurs jours — mais je n’ai que faire de l’Orbe. C’estau garçon et à toi que je m’intéresse depuis le début.

— Tun’essayais donc pas vraiment de nous arrêter, n’est-ce pas ?

— Vousarrêter ? répéta Chamdar, en éclatant de rire. Mais j’ai fait tout ce quiétait en mon pouvoir pour vous aider, au contraire ! Ctuchik et Zedar onttous deux des séides dans le Ponant. J’ai dû les abuser et les retarder àchaque tournant de la route afin de vous permettre de poursuivre votre chemin.Je savais que tôt ou tard Belgarath déciderait de la nécessité de poursuivrel’Orbe tout seul, et que je pourrais profiter de cette occasion pour remettrela main sur le garçon et sur toi.

— Mais dansquel but ?

— Tu n’aspas encore compris ? Quelles sont les deux premières choses que verra leDieu Torak en rouvrant les yeux ? Sa promise et son pire ennemi, couvertsde chaînes, à genoux devant lui. Je serai récompensé au-delà de toute espérancepour un aussi grandiose présent.

— Laissepartir les autres, alors.

— Lesautres n’ont aucun intérêt pour moi, rétorqua Chamdar. Je les abandonne aunoble Kador. Je doute fort qu’il trouve un avantage quelconque à les mainteniren vie, mais c’est à lui d’en décider.

— Espèce deporc ! enragea tante Pol, impuissante. Espèce de porc immonde !

Avec un souriremielleux, Chamdar lui assena une claque violente en travers du visage.

— Tudevrais apprendre à contrôler ta langue, Polgara.

Garion eutl’impression que son esprit allait exploser. Dans un brouillard, il vit que leslégionnaires exerçaient une étroite surveillance sur Durnik et les autres, maisqu’aucun d’eux ne semblait penser qu’il constituait un danger. Sans prendre lapeine de réfléchir, il s’apprêta à fondre sur son ennemi en portant la main àsa dague.

Pascomme ça ! C’était la voix intérieure, qu’il avait toujours entendue,mais elle n’était plus ni passive, ni désintéressée.

Jevais le tuer ! dit silencieusement Garion, dans le secret de sonesprit.

— Pascomme ça ! répétala voix, d’un ton impérieux. Tu n’as pas une chance. Pas avec ton couteau.

Comment,alors ?

Rappelle-toice que Belgarath t’a dit : le Vouloir et le Verbe.

Maisje ne sais pas comment faire. Je n’y arriverai jamais.

Tu esce que tu es. Je vais te montrer. Regarde ! Sans qu’il eût manifestéquelque velléité que ce fût, mais aussi clairement que si la chose seproduisait à l’instant, il eut devant les yeux l’image du Dieu Torak se tordantde douleur dans le feu de l’Orbe d’Aldur. Il vit fondre le visage de Torak, etses doigts s’embraser. Puis le visage se déforma et ses traits se modifièrentpour devenir ceux de l’observateur ténébreux dont l’esprit était lié au siend’aussi loin que remontaient ses souvenirs. Une force terrible l’envahit tandisque l’image de Chamdar se dressait devant lui, environnée de flammesdévorantes.

Maintenant !ordonna la voix. Vas-y !

Il fallait qu’ille frappe. Sa rage ne se contenterait pas d’autre chose. Il bondit si vite surle Grolim ricanant qu’aucun des légionnaires n’eut le temps de l’arrêter. Illeva le bras droit, et à l’instant où sa main frappait la joue gauche, couturéede cicatrices, de Chamdar, il sentit toute la force qui s’était accumulée enlui surgir de la marque argentée qui lui couvrait la paume.

— Brûle !enjoignit-il avec une volonté farouche. Surpris, Chamdar fit un bond enarrière. Son visage se tordit de colère, puis il prit tout à coup conscience dela terrible réalité. L’espace d’un instant, il contempla Garion, les yeuxexorbités, en proie à une horreur indicible, et ses traits se convulsèrentatrocement.

— Non !s’écria-t-il d’une voix rauque.

La peau de sajoue se mit à fumer et à se racornir à l’endroit où il avait été atteint par lamarque que Garion avait dans la main, et des volutes de fumée commencèrent às’élever de sa robe noire comme si elle s’était tout à coup trouvée sur unpoêle chauffé au rouge. Il poussa un cri perçant et s’agrippa le visage à deuxmains, mais ses doigts s’embrasèrent. Alors il poussa une nouvelle clameur, ets’effondra sur la terre humide en se tordant de douleur.

Nebouge pas, surtout !

Cette fois,c’était la voix de tante Pol qui retentissait comme un cri dans l’esprit mêmede Garion.

Les hurlementsstridents de Chamdar, dont le visage était maintenant entièrement environné deflammes, éveillaient des échos dans les bois obscurs, et les légionnairess’écartèrent précipitamment de cette torche humaine. En proie à une nausée,Garion allait se détourner lorsque la voix de tante Pol se fit entendre ànouveau.

Nefaiblis pas ! lui intimait-elle. Ne relâche pas ta volonté !

Garion restapenché sur le Grolim en flammes. Les feuilles mouillées qui tapissaient le solse mettaient à fumer et se carbonisaient à l’endroit où Chamdar se débattaitdésespérément contre le feu qui l’embrasait maintenant tout entier. Des languesde feu jaillissaient de sa poitrine et ses râles allaient en s’affaiblissant.Il se releva dans un effort surhumain et tendit une main implorante endirection de Garion. Il n’avait plus de visage, et de lourdes volutes de fuméenoire, huileuse, s’élevaient de son corps pour retomber sur le sol, à sespieds.

— Grâce,Maître ! croassa-t-il. Grâce !

Le cœur deGarion se tordit de pitié. Toutes les années de cette proximité secrète quis’était établie entre eux pesèrent sur lui.

Non !décréta la voix impitoyable de tante Pol. Il va te tuer si tu relâches tonemprise !

Je nepeux pas ! fit Garion. Il faut que j’arrête ça !

Comme une autrefois, déjà, il commença à bander sa volonté, la sentant s’élever en lui telleune immense vague miséricordieuse, compatissante. Il se pencha à moitié versChamdar, tout entier tendu dans un intense désir de guérison.

Garion !retentit la voix de tante Pol. C’est lui qui a tué tes parents !

La notion qui seformait dans son esprit se figea.

C’estChamdar qui a tué Geran et Ildera. Il les a fait brûler vifs, exactement commeil est en train de brûler en ce moment. Venge-les, Garion ! Que le feureste sur lui !

La rage, lacolère qu’il avait portées en lui depuis que sire Loup lui avait parlé de lamort, de ses parents s’attisèrent dans son esprit. Le feu qu’il avait presqueéteint l’instant d’avant ne lui suffisait plus tout à coup. La main qu’ils’apprêtait à tendre dans un geste salvateur se raidit. En proie à une fureurinextinguible, il la brandit devant lui, l’éleva vers le ciel. Une étrangesensation se fit sentir, comme un picotement, dans sa paume qui s’embrasa toutà coup, mais sans lui faire de mal, sans même qu’il éprouve la moindresensation de chaleur, et une flamme bleue jaillit de la marque qui lui couvraitle fond de la main, s’enroula autour de ses doigts, brillant avec une telleintensité qu’il ne pouvait même plus la regarder.

Rongé par unemortelle agonie, Chamdar le Grolim recula devant ce flamboiement. Dans unultime râle de désespoir, il tenta de masquer de ses deux mains son visagecalciné, puis il fit quelques pas en arrière, s’écroula sur lui-même, comme unemaison incendiée, et retourna à la terre.

Lavengeance est consommée ! fit à nouveau la voix de tante Pol. Ilssont vengés !

Et c’est avecune exultation croissante que sa voix retentissait maintenant dans lesprofondeurs de son esprit.

Belgarion !entonna-t-elle. Mon Belgarion ! Kador, dont le visage avait prisune vilaine couleur de cendre, recula en tremblant d’horreur devant les braisesincandescentes qui avaient été Chamdar le Grolim.

— Sorcellerie !s’écria-t-il.

— Commevous dites, releva fraîchement tante Pol. Je pense que vous n’êtes pas encoremûr pour ce genre de jeux, Kador.

Les légionnairesterrifiés prenaient également leurs distances, les yeux encore exorbités àl’idée du spectacle auquel ils venaient d’assister.

— J’imagineque l’empereur va prendre toute cette affaire très au sérieux, leur expliquatante Pol. Lorsqu’il apprendra que vous étiez prêts à tuer sa fille, il estprobable qu’il en fera une affaire personnelle.

— Nous n’ysommes pour rien, se récria très vite l’un des soldats. C’est Kador. Nousn’avons fait que suivre ses ordres.

— Il sepeut qu’il accepte cette excuse, reprit-elle d’un ton dubitatif. Mais en ce quime concerne, je ferais en sorte de lui ramener une sorte de gage de loyauté.Quelque chose de particulièrement approprié aux circonstances...

Elle complétases paroles d’un regard significatif en direction de Kador. Plusieurs deslégionnaires comprirent le message, car ils tirèrent leur épée et encerclèrentle grand-duc.

— Quefaites-vous ? protesta Kador.

— Je pensequ’aujourd’hui, vous n’avez pas seulement perdu tout espoir d’accéder au trône,Kador, insinua tante Pol.

— Maisenfin, vous ne pouvez pas faire ça ! s’écria Kador.

— Noussommes loyaux envers l’empereur, Messire, déclara l’un des soldats d’un tonsinistre, en appuyant la pointe de son épée sur la gorge du grand-duc. Vousêtes aux arrêts pour haute trahison, et si vous faites des histoires, nous nousrésoudrons à ne rapporter à Tol Honeth que votre tête — si vous voyez ceque je veux dire.

— Quepouvons-nous faire pour Votre Altesse Impériale ? demanda l’un des officiersde la légion en mettant respectueusement un genou en terre devant Ce’Nedra.

La princesse,encore un peu pâle et tremblante, se redressa de toute sa petite taille.

— Livrez cetraître à mon père, exigea-t-elle d’une voix claire, et faites-lui part de cequi s’est passé ici. Informez-le que c’est sur mon ordre que vous avez arrêtéle grand-duc Kador.

— Nous n’ymanquerons pas, Votre Grâce, répondit l’officier en se relevant d’un bond.Enchaînez le prisonnier ! ordonna-t-il d’une voix âpre, avant de se retournervers Ce’Nedra. Votre Altesse souhaite-t-elle que nous l’escortions jusqu’aulieu de sa destination ?

— Ce nesera pas nécessaire, Capitaine. Contentez-vous d’ôter ce traître de ma vue.

— Auxordres de Votre Grâce, acquiesça le capitaine avec une profonde révérence.

Il fit un gesteimpérieux, et les soldats emmenèrent Kador.

Garion regardaitla marque dans la paume de sa main. On n’y lisait aucune trace du feu qui yavait brûlé. Durnik, maintenant libéré de la poigne des soldats, le regardaiten ouvrant de grands yeux.

— Jecroyais te connaître, chuchota-t-il, mais qui es-tu, Garion ? Et commentas-tu fait cela ?

— Ce cherDurnik, qui ne veut jamais croire que ce qu’il voit, dit gentiment tante Pol,en lui effleurant le bras. Garion n’a pas changé ; il est toujours lemême.

— Vousvoulez dire que c’était vous ?

Durnik regardales restes de Chamdar et détourna précipitamment les yeux.

— Evidemment.Vous connaissez Garion. C’est le garçon le plus ordinaire du monde.

Mais Garionsavait bien qu’il n’en était rien. Le Vouloir qui avait agi était le sien, etle Verbe venait bien de lui aussi.

Tais-toi !s’exclama la voix de sa tante, dans sa tête. Personne ne doit savoir !

Pourquoim’as-tu appelé Belgarion ? demanda-t-il.

Parceque tel est ton nom, répondit la voix de tante Pol. Maintenant, essaie defaire comme si de rien n’était, et ne me harcèle pas de questions. Nous enreparlerons plus tard.

Puis la voix nefut plus là.

Les autresattendirent, un peu embarrassés, le départ des légionnaires encadrant Kador.Puis, lorsque les soldats furent hors de vue et que le besoin de garder uneposture impériale ne se fit plus sentir, Ce’Nedra se mit à pleurer. Tante Polprit la jeune fille dans ses bras et tenta de la réconforter.

— Je penseque nous ferions mieux d’enterrer ça, suggéra Barak avec un petit coup de pieddans ce qui avait naguère été Chamdar. Les Dryades n’apprécieraient peut-êtrepas que nous leur abandonnions ces restes encore fumants.

— Je vaischercher ma pelle, proposa Durnik. Garion se détourna et passa à côté deMandorallen et Hettar. Il tremblait encore de tous ses membres, et il étaittellement épuisé que c’est à peine s’il tenait sur ses jambes.

Elle l’avaitappelé Belgarion, et ce nom avait éveillé un écho dans son esprit, comme s’ilavait toujours su que c’était le sien — comme s’il avait été incompletpendant toutes les années qu’avait duré sa brève existence, jusqu’à l’instantoù ce nom était venu le parachever. Mais Belgarion était un être qui pouvaitchanger la chair en flammes, par le Vouloir et par le Verbe, et par le seul contactde sa main.

C’est toi qui as fait ça ! accusa-t-il un coin bien précis de son esprit.

Non, répondit la voix. Je t’ai seulement montré comment faire. Le Vouloir et leVerbe étaient les tiens. Garion savait que c’était vrai. Il se rappela avechorreur les supplications de son ennemi agonisant, et la langue de feu quiavait jailli de la main avec laquelle il avait repoussé cet ultime appel à lapitié. La vengeance qu’il avait désespérément appelée de ses vœux au cours desderniers mois s’était horriblement accomplie, mais le goût en était amer, bienamer.

Puis ses genoux ployèrent sous lui, il se laissa tomber à terre et se mit à pleurer comme unenfant, le cœur brisé.

Chapitre 23 : En Nyissie

La terre étaitcomme d’habitude. Le ciel, les arbres n’avaient pas changé. On était toujoursau printemps, car les saisons n’avaient pas modifié leur avance implacable.Mais pour Garion, rien ne serait plus jamais comme avant.

Ils achevèrentla traversée à cheval de la Sylve des Dryades et atteignirent la rivière de laSylve, qui marquait la limite sud de la Tolnedrie. De temps en temps, Garionsaisissait d’étranges coups d’œil de ses compagnons, des regards pensifs,spéculatifs, et c’est tout juste si Durnik, le brave, solide Durnik, ne donnaitpas l’impression d’avoir peur de lui. Seule tante Pol semblait égale à ellemême, impassible.

Ne temets donc pas martel en tête, Belgarion, faisait sa voix, dans la tête deGarion.

Nem’appelle pas comme ça, répondait-il avec irritation.

C’estton nom, répliquait la voix silencieuse. Il faudra bien que tu t’yfasses.

Laisse-moitranquille.

Alors lasensation de sa présence disparaissait de son esprit.

Il leur fallutencore plusieurs jours pour arriver à la mer. Le temps resta couvert la plupartdu temps, mais il ne tomba pas une goutte de pluie. Lorsqu’ils parvinrent àl’embouchure du fleuve, une brise régulière soufflait du large, coiffant d’uneécume blanche la crête des vagues qui bondissaient sur la vaste grève.

Loin à lasurface des flots, l’étroit fuseau noir d’un navire de guerre cheresque tiraitsur son ancre, sous des nuées de mouettes criardes. Barak retint son cheval etmit sa main en lisière sur ses yeux.

— C’estmarrant, j’ai l’impression qu’il me dit quelque chose, ce bateau, gronda-t-ilen regardant avec intensité l’étroit vaisseau.

— Pour moi,ils se ressemblent tous, avoua Hettar en haussant les épaules.

— C’est unmonde, ça, s’offusqua Barak. Comment réagiriez-vous si je vous disais que pourmoi, tous les chevaux se ressemblent ?

— Jepenserais que vous êtes devenu aveugle.

— Eh bien,c’est exactement la même chose, rétorqua Barak avec un grand sourire.

— Commentallons-nous leur faire savoir que nous sommes arrivés ? s’enquit Durnik.

— Ils lesavent déjà, répliqua Barak. A moins d’être ivres morts. Les marins surveillenttoujours très soigneusement les rivages hostiles.

— Pourquoihostiles ? releva Durnik.

— Tous lesrivages le deviennent quand un navire de guerre cheresque se pointe àl’horizon. Ça doit être un genre de superstition, j’imagine.

Le navire virade bord et ses matelots levèrent l’ancre, puis des avirons sortirent de sesflancs comme de longues pattes filiformes, de sorte qu’il sembla marcher surles eaux écumantes, en direction de l’embouchure de la rivière. Barak mena sescompagnons vers la berge, puis longea le vaste cours d’eau jusqu’à un endroitassez profond pour que le vaisseau puisse y mouiller.

Les matelotsvêtus de fourrures jetèrent un bout à Barak. Ils avaient un petit air defamille, et, de fait, le premier qui sauta à terre fut Greldik, le vieil ami deBarak.

— Te voilàbien au sud, dis donc, remarqua Barak, comme s’ils venaient de se quitter.

— J’aientendu dire que tu avais besoin d’un bateau, expliqua Greldik, avec unhaussement d’épaules. Je n’avais rien de spécial à faire, alors je me suis ditque j’allais venir voir un peu ce que tu fabriquais.

— Tu asparlé à mon cousin ?

— Grinneg ?Non. Nous sommes allés d’une seule traite de Kotu à Tol Horb, pour le compte demarchands drasniens. C’est là que j’ai rencontré Elteg — tu te souviens delui ? Un borgne, avec une barbe noire ?

Barak hocha latête.

— Eh bien,c’est lui qui m’a raconté que Grinneg le payait pour venir te rejoindre ici. Jesavais que tu ne t’entendais pas très bien avec lui, alors je lui ai proposéd’y aller à sa place.

— Et il aaccepté ?

— Non,confia Greldik en tiraillant sa barbe. En fait, il m’a plutôt envoyé promener.

— Ça nem’étonne pas. Elteg a toujours été âpre au gain, et Grinneg a dû lui proposerla forte somme.

— C’estplus que vraisemblable, acquiesça Greldik avec un grand sourire. Mais je doisdire qu’Elteg n’a pas été très loquace.

— Commentas-tu réussi à le convaincre ?

— Ce qu’ily a, c’est qu’il a eu des ennuis avec son bateau, le pauvre, poursuivitGreldik, le visage impassible.

— Quelgenre d’ennuis ?

— Ilsemblerait qu’une nuit, après que tout son équipage et lui-même s’étaientcopieusement soûlé la gueule, un salopard se soit faufilé à bord et lui aitabattu son mât.

— Mais oùva-t-on, où va-t-on, vraiment ? s’indigna Barak en hochant la tête.

— Ne medemande pas ça à moi, renchérit Greldik.

— Commenta-t-il pris la chose ?

— Pas trèsbien, j’en ai peur, répondit tristement Greldik. Toutefois, lorsque nous avonsmis à la rame pour quitter le port, nous avons constaté que, même dansl’adversité, il restait assez créatif dans l’injure. Et, ma foi, il a encore lavoix qui porte.

— Ildevrait apprendre à se contrôler. C’est ce genre d’attitude qui vaut uneréputation déplorable aux marins cheresques dans les ports du monde entier.

Greldik hochasobrement la tête avant de se tourner vers tante Pol.

— Gentedame, déclara-t-il avec une inclination courtoise. Mon vaisseau est à votredisposition.

— Combiende temps vous faudra-t-il pour nous emmener à Sthiss Tor, Capitaine ?demanda-t-elle.

— Toutdépend du temps, répondit-il en lorgnant le ciel. Je dirais dix jours, guèredavantage. Nous avons embarqué du fourrage pour vos chevaux en venant ici, maisil faudra que nous nous arrêtions de temps en temps pour faire de l’eau.

— Eh bien,autant partir sans tarder, décida-t-elle. Il leur fallut déployer des trésorsde persuasion pour faire monter les chevaux à bord, mais Hettar y parvint sanstrop de difficultés. Puis ils se détachèrent de la rive, franchirent lemascaret qui barrait l’embouchure du fleuve et atteignirent la pleine mer.L’équipage mit à la voile et tira des bords le long de la côte vert-de-gris deNyissie.

Garion alla,selon sa bonne habitude, s’asseoir à la proue du bateau pour contempler d’unair morne la mer agitée. Il n’arrivait pas à chasser de son esprit la vision del’homme environné de flammes, dans la forêt.

Il entendit unpas ferme dans son dos, et reconnut le parfum discret, familier.

— Tu veuxqu’on parle, tous les deux ? suggéra tante Pol.

— Dequoi ?

— De tout.

— Tu savaisque j’étais capable de faire ce genre de choses, n’est-ce pas ?

— Je m’endoutais, répondit-elle en s’asseyant à côté de lui. J’en avais eu plusieursindices. Mais on ne peut jamais en être sûr tant qu’on ne l’a pas fait. J’aiconnu bien des gens qui disposaient du pouvoir et n’y ont jamais eu recours.

— J’auraisbien voulu ne jamais être amené à l’employer, rétorqua Garion.

— Je penseque tu n’avais pas vraiment le choix. Chamdar était ton ennemi.

— Maisfallait-il vraiment que cela se passe de cette façon ? Fallait-il que cesoit le feu ?

— C’est toiqui as décidé. Si c’est le feu qui t’ennuie tant que ça, utilise autre chose,la prochaine fois.

— Il n’yaura pas de prochaine fois, déclara-t-il d’un ton péremptoire. Plus jamais.

— Trêvede billevesées, Belgarion,s’exclama-t-elle brusquement, dans sa tête. Et cesse un peu de t’apitoyersur ton sort !

— Arrête çatout de suite, ordonna-t-il à haute voix. Ne fais pas irruption comme ça dans monesprit. Et ne m’appelle plus Belgarion.

— Belgariontu es et tu resteras, riposta-t-elle d’un ton insistant. Et que ça te plaise ounon, tu recourras à nouveau au pouvoir. Une fois qu’il est libéré, on ne peutplus l’endiguer. Que ce soit sous le coup de l’émotion, de l’énervement ou dela peur, tu l’utiliseras à nouveau, sans même y penser. Il serait aussi vain deprendre la résolution de ne plus en faire usage que de décider d’arrêter de teservir de l’une de tes mains. La seule chose qui compte maintenant, c’est quetu apprennes à le canaliser. Nous ne pouvons pas te laisser partir àl’aveuglette dans le monde, au risque de déraciner les arbres et d’aplatir lescollines à coups de pensées vagabondes. Il faut que tu apprennes à lemaîtriser, et à te dominer toi-même. Je ne t’ai pas élevé pour te laisserdevenir un monstre.

— C’esttrop tard, dit-il. Je suis un monstre. Tu n’as pas vu ce que j’ai fait,là-bas ?

Toutesces pleurnicheries commencent à m’ennuyer, Belgarion, fit sa voix. Nousn’arriverons à rien comme ça.

Puis elle sereleva.

— Essaie unpeu de ne plus te comporter comme un petit bébé, mon chou, reprit-elle à hautevoix. C’est vraiment pénible de tenter de faire rentrer quelque chose dans lecrâne de quelqu’un qui est tellement imbu de ses petits problèmes qu’iln’écoute pas ce qu’on lui dit.

— Je n’yferai plus jamais appel, répéta-t-il d’un ton provocant.

Oh !mais si, Belgarion. Tu apprendras à le contrôler, tu t’exerceras, et tuparviendras à acquérir la discipline que cela implique. Si tu ne veux pas lefaire de ton plein gré, il faudra bien que nous nous y prenions autrement.Réfléchis à tout ça, mon chou, et décide-toi. Mais ne traîne pas trop ;c’est beaucoup trop important pour être remis à plus tard.

Elle tendit lamain et lui effleura doucement la joue ; puis elle tourna les talons ets’éloigna.

Elle araison, tu sais, intervint sa voix intérieure.

Ne temêle pas de ça, toi, répliqua Garion.

Il fit tout sonpossible pour éviter tante Pol, pendant les jours qui suivirent, mais il nepouvait pas esquiver son regard. Où qu’il allât sur le vaisseau étroit, ilsavait qu’elle l’observait de ses yeux calmes, méditatifs.

Mais au petitdéjeuner, le matin du troisième jour, elle regarda son visage attentivement,comme si elle y remarquait quelque chose pour la première fois.

— Garion,commença-t-elle, tu commences à avoir de la barbe. Tu devrais te raser.

Garion devintrouge comme une pivoine et passa son doigt sur son menton. Il était, en effet,bel et bien couvert de poils follets, légers, plutôt du duvet qu’autre chose,mais de la barbe tout de même.

— Tuapproches en vérité de l’âge d’homme, ô jeune Garion, déclara Mandorallen, d’unton plutôt approbateur.

— Il n’estpeut-être pas obligé de prendre sa décision tout de suite, Polgara, fit Baraken caressant sa propre barbe rouge, luxuriante. Il devrait tout au moinsessayer de voir ce que ça donne pendant un moment. Il aura toujours le temps dese raser par la suite, si ça ne lui va pas.

— Votreneutralité en la matière me paraît plus ou moins suspecte, Barak, remarquaHettar. La plupart des Cheresques portent la barbe, je crois ?

— Le fil durasoir n’a jamais effleuré mon menton, admit Barak. Mais j’estime qu’on nedevrait jamais précipiter ce genre de choix. Il est trop difficile d’essayer dese faire pousser une belle barbe par la suite, si on change d’avis.

— Je trouveça plutôt marrant, moi, intervint Ce’Nedra.

Et avant queGarion ait eu le temps de l’arrêter, elle tendit deux minuscules doigts et tirasur les petits poils de son menton. Il réprima une grimace et s’empourpra deplus belle.

— Je neveux plus voir ça, ordonna fermement tante Pol.

Durnik s’enfonçasans dire un mot dans les profondeurs du navire, et en revint porteur d’unecuvette, d’un pain de savon bis, d’une serviette et d’un bout de miroir.

— Ce n’estpas très difficile, Garion, dit-il en déposant son chargement sur la table,devant le jeune garçon, puis en tirant d’un étui qu’il avait à la ceinture unrasoir soigneusement plié. Il faut juste faire attention à ne pas se couper,c’est tout. Et pour ça, le secret, c’est de ne pas se presser.

— Fais bienattention en t’approchant du nez, conseilla Hettar. Ça fait vraiment bizarre,un homme sans nez.

Il fut abreuvéde conseils pendant tout le temps que dura l’opération, mais l’un dans l’autre,la séance ne se passa pas trop mal. La plupart des coupures cessèrent desaigner au bout de quelques minutes, et s’il n’avait pas eu l’impression qu’onlui avait pelé le visage, Garion aurait été plutôt satisfait du résultat.

— Ah !c’est tout de même mieux comme ça, approuva tante Pol.

— Il vas’enrhumer la figure, maintenant, pronostiqua Barak.

— Vous nepouvez pas lui fiche un peu la paix, non ? dit-elle.

La côte deNyissie dérivait sur leur gauche, mur inextricable de végétation festonné delianes et de longues guirlandes de lichens. Les hasards de la brise ramenaientvers Garion et Ce’Nedra, debout côte à côte à la proue du bateau, les relentsputrides des marais.

— Qu’est-ceque c’est que ça ? demanda Garion en tendant le doigt en direction de lajungle.

De grossescréatures munies de pattes grouillaient autour d’un banc de boue, dansl’embouchure d’un cours d’eau qui se vidait dans la mer.

— Descrocodiles, répondit Ce’Nedra.

— Desquoi ?

— Descrocodiles. Ce sont des sortes de gros lézards.

— C’estdangereux ?

— Très. Çamange les gens. Tu n’as jamais rien lu à ce sujet ?

— Je nesais pas lire, avoua sans réfléchir Garion.

— Comment ?

— Je nesais pas lire, répéta Garion. Personne ne m’a jamais appris.

— Maisc’est ridicule !

— Ce n’estpas ma faute, fit-il, sur la défensive.

Elle le regardad’un air pensif. Elle donnait l’impression d’avoir un peu peur de lui depuis laconfrontation avec Chamdar, et il n’était pas exclu que son inquiétude setrouvât légèrement accrue par le fait que, tout bien considéré, elle ne s’étaitpas comportée au mieux avec lui. Il faut dire qu’en partant du principe qu’iln’était qu’un domestique, elle n’avait peut-être pas donné le meilleur coupd’envoi à leurs relations, mais elle était beaucoup trop orgueilleuse pourreconnaître son erreur. Garion aurait pu entendre les rouages cliqueter dans sapetite tête.

— Tu veuxque je t’apprenne ? offrit-elle.

Ellen’arriverait probablement jamais à dire quoi que ce fût qui ressemblâtdavantage à des excuses, il le savait.

— Ça seralong ?

— Ça dépendde ton intelligence.

— Quandest-ce qu’on pourrait commencer ?

— J’aiquelques livres, dit-elle en fronçant les sourcils, mais il nous faudrait dequoi écrire.

— Je necrois pas que j’aie aussi besoin d’apprendre à écrire pour le moment,reprit-il. Je pourrais peut-être commencer par apprendre à lire.

Elle éclata derire.

— Maisc’est la même chose, espèce de buse !

— Je nesavais pas, répondit Garion en devenant rouge comme une écrevisse. Jepensais... Au fond, je ne sais pas très bien ce que je pensais. Il faut croireque je n’y avais jamais vraiment réfléchi, conclut-il lamentablement. De quoiavons-nous besoin pour écrire ?

— L’idéal,ce serait un peu de parchemin et un morceau de charbon de bois. Comme ça, onpourrait l’effacer et écrire dessus à nouveau.

— Je vaisen parler à Durnik, décida-t-il. Il arrivera bien à trouver quelque chose.

Durnik leurproposa un coin de toile à voile et un bout de bois calciné, et moins d’uneheure plus tard, Garion et Ce’Nedra étaient installés dans un coin tranquille,à la proue du bateau, leurs têtes penchées l’une à côté de l’autre sur un carréde tissu tendu sur une planche. A un moment donné, Garion leva les yeux, maisen voyant que tante Pol les regardait, non loin de là, avec une expressionindéchiffrable, il se hâta de les ramener sur les symboles énigmatiques quisemblaient le narguer sur le bout de chiffon.

Sonapprentissage se poursuivit pendant les jours qui suivirent. Comme il étaithabile de ses doigts, il ne lui fallut pas longtemps pour apprendre à formerles lettres.

— Mais non,le reprit Ce’Nedra, un après-midi. Ce n’est pas comme ça. Tu t’appelles Garion,pas Belgarion.

Il eut comme unfrisson et regarda plus attentivement le carré de tissu. Le nom étaitclairement épelé : Belgarion.

Il levarapidement les yeux. Tante Pol était debout à l’endroit habituel et leregardait, comme toujours.

Resteen dehors de mon esprit ! cracha-t-il à son intention.

— Travaillebien, mon chou,l’encouragea-t-elle en silence. Toutes les formes d’expérience sont bonnes,et tu as encore beaucoup à apprendre. Plus vite tu t’y mettras, mieux ça vaudra.Puis elle se détourna avec un sourire.

Le lendemain,ils arrivèrent en vue de l’embouchure de la rivière du Serpent, qui traversaitla Nyissie centrale. Les hommes de Greldik amenèrent les voiles et placèrentles avirons dans les tolets, de chaque côté du navire, s’apprêtant à la longueremontée de la rivière en direction de Sthiss Tor.

Chapitre 24

Il n’y avait pasun souffle d’air, à croire que le monde s’était subitement métamorphosé en unevaste mare d’eau stagnante, qui exhalait une odeur méphitique. La rivière duSerpent comptait une centaine de bras qui s’abandonnaient nonchalamment aubourbier gluant du delta, comme s’il leur répugnait de s’engloutir dans lesflots tumultueux de l’océan. A vingt pieds au-dessus de leurs têtes, le ventfaisait bruire le haut des roseaux qui proliféraient dans ce vaste marécage,les mettant au supplice, car ici au fond, la seule idée de brise était bannie.Ils étouffaient. Le delta bouillonnait, fétide, sous le soleil qui les auraitplutôt fait cuire à petit feu que rôtir. Ils avaient l’impression d’avalerautant d’eau que d’air à chaque inspiration. Des nuées d’insectes s’élevaientdes roseaux et s’abattaient avec une gloutonnerie aveugle sur le moindre coinde peau dénudée, mordant, piquant, se gavant de sang.

Ils passèrentune journée et demie au milieu des rideaux serrés de roseaux avant de voir lespremiers arbres, des plantes ligneuses, à peine plus hautes que des buissons,mais à partir de ce moment-là le cours de la rivière principale sembla prendreforme. Alors les matelots qui suaient sang et eau appuyèrent en jurant tout cequ’ils savaient sur les avirons, et le bateau commença à remonter le courant auralenti, comme s’il luttait contre une marée d’huile épaisse qui tentait de leretenir telle une glu répugnante. Et ils s’enfoncèrent lentement au cœur de laNyissie.

Les rives sepeuplèrent bientôt d’arbres plus hauts, puis immenses, et du magma immonde quiles bordait émergèrent bientôt d’énormes racines enchevêtrées, difformes,pareilles à des jambes grotesquement tordues, d’où s’élevaient dans le cielmoite des troncs aussi gros que des châteaux. Des lianes variqueuses,contrefaites, dégringolaient des branches en se contorsionnant dans l’airétouffant, comme animées d’une volonté végétale propre, et des lambeauxdéchiquetés de lichens velus, gris-vert, pendaient au-dessus de leurs têtes enbanderoles de cent pieds de long. Ils commençaient à se demander si ce n’étaitpas par pure méchanceté que la rivière décrivait ces vastes méandres, quirallongeaient dix fois leur trajet.

— Pas trèsagréable, comme endroit, marmonna Hettar, en regardant d’un air accablé larivière qui disparaissait sous les lentilles d’eau, devant la proue du navire.

Il avait enlevésa veste en peau de cheval et sa tunique de lin, et son torse nu luisait desueur. Comme la plupart d’entre eux, il était couvert de vilains abcèsprovoqués par les morsures d’insectes.

— C’estexactement ce que j’étais en train de me dire, acquiesça Mandorallen.

L’un desmatelots poussa un cri et se releva d’un bond en flanquant des coups de pied aubout du manche de son aviron. Une longue créature invertébrée, visqueuse, avaitrampé sans qu’il la vît le long de sa rame, cherchant sa chair avec unevoracité aveugle.

— Unesangsue, expliqua Durnik avec un frisson, alors que l’horrible chose retournaitavec un bruit flasque à la puanteur de la rivière. Je n’en avais jamais vu desi grosse. Elle faisait au moins un pied de long.

— Ça nedoit pas être l’endroit rêvé pour piquer une tête, observa Hettar.

— Ça ne meserait même pas venu à l’idée, lui confia Durnik.

— Tantmieux.

Tante Polremonta, vêtue d’une légère robe de lin vert, de la cabine située sous lapoupe, où Greldik et Barak tenaient la barre à tour de rôle. Elle s’occupait deCe’Nedra, qui n’avait pas supporté le redoutable climat de la rivière ets’était mise à pencher languissamment, comme une fleur qui manque d’eau.

Tu nepourrais pas faire quelque chose ? lui demanda silencieusement Garion.

Apropos de quoi ?

Detout ça. Il jeta autour de lui un regard impuissant.

Et qu’est-ceque tu voudrais que je fasse ?

Tupourrais au moins chasser les insectes, à défaut d’autre chose.

Pourquoine le fais-tu pas toi-même, Belgarion ?

Non.Il serra la mâchoire sur ce cri silencieux.

Cen’est pas très difficile.

— Jamais !

Elle haussa lesépaules et se détourna, l’abandonnant, tout fulminant, à sa frustration.

Il leur fallutencore trois jours pour atteindre Sthiss Tor. La ville de pierre noire étaitlovée dans un large méandre du fleuve. Au centre, un vaste édifice à l’allureinsolite, comme étrangère à ce monde, élevait ses spires, ses dômes et sesterrasses au-dessus des maisons basses, pour la plupart dépourvues de fenêtres.Des quais et des jetées s’enfonçaient dans les eaux bourbeuses de la rivière etGreldik mena son vaisseau vers une avancée plus large que les autres.

— Il fautque nous nous arrêtions aux douanes, expliqua-t-il.

— Fatalement,dit Durnik.

L’échange futbref. Le capitaine Greldik déclara aux douaniers qu’il venait livrer lesmarchandises de Radek de Boktor au comptoir commercial drasnien, puis il tenditune bourse tintinnabulante au chef, un homme au crâne rasé, et le bateau futautorisé à passer sans autre forme de procès.

— Ça, necompte pas sur moi pour t’en faire cadeau, Barak, annonça Greldik. Le voyagejusqu’ici, on l’a fait par amitié, mais l’argent, c’est autre chose.

— Marque çaquelque part, suggéra Barak. Je m’en occuperai en rentrant au Val d’Alorie.

— Si turentres jamais au Val d’Alorie, fit aigrement Greldik.

— Eh biencomme ça, au moins, je suis sûr que tu ne m’oublieras pas dans tes prières. Jesais que tu pries tout le temps pour moi, bien sûr, mais ça te donnera unemotivation supplémentaire.

— Tous lesfonctionnaires du monde entier sont-ils donc corrompus ? demanda Durnik,d’un ton hargneux. Personne ne fait-il son travail comme il est censé le faire,sans prendre de dessous de table ?

— Le mondeentier s’écroulerait si un seul s’avisait de faire ça, répondit Hettar. Noussommes tous les deux trop simples et trop honnêtes pour ces affaires, Durnik.Mieux vaut laisser ce genre de démarches aux autres.

— C’esttout simplement révoltant.

— Sansdoute, acquiesça Hettar, mais dans ce cas précis, je ne suis pas mécontent quel’employé des douanes n’ait pas regardé plus bas que le pont. Nous aurionspeut-être eu du mal à justifier la présence des chevaux.

Les matelotsavaient ramené le vaisseau dans le cours de la rivière et ramaient en directiond’une série de jetées de dimensions imposantes. Ils s’arrêtèrent le long dudernier quai, relevèrent les avirons et passèrent les amarres autour despiliers noirs de bitume du môle.

— Vous nepouvez pas rester ici, déclara un garde luisant de sueur, depuis le quai. Cetemplacement est réservé aux vaisseaux drasniens.

— J’accosteoù je veux, répondit sèchement Greldik.

— Je vaisappeler les soldats, menaça le garde, en prenant l’une des amarres et enbrandissant un grand couteau.

— Tu coupescette corde, et moi, je t’arrache les oreilles, mon vieux, l’avertitcharitablement Greldik.

— Explique-lui,suggéra Barak. Il fait trop chaud pour se battre.

— Jetransporte des marchandises drasniennes appartenant à un certain Radek— de Boktor, je crois, raconta Greldik, au garde resté sur le quai.

— Ah !bon, fit l’homme en rengainant son couteau. Pourquoi ne l’avez-vous pas ditplus tôt ?

— Parce quej’aimais pas tes manières, répondit abruptement Greldik. Bon, où peut-ontrouver le responsable ?

— Droblek ?Il habite dans la rue, là, juste après les boutiques. La maison avec un emblèmedrasnien sur la porte.

— Il fautque je lui parle. Je peux monter sur le quai ou il faut unlaissez-passer ? J’ai entendu dire des choses étranges sur Sthiss Tor.

— Vouspouvez vous déplacer librement à l’intérieur de l’enclave, répliqua le garde.Vous n’aurez besoin d’un laissez-passer que si vous voulez aller en ville.

Greldik poussaun grognement et disparut sous le pont, d’où il remonta un instant plus tard,avec plusieurs liasses de parchemins pliés.

— Vousvoulez parler à ce fonctionnaire, ou vous préférez que je m’en occupe ?demanda-t-il à tante Pol.

— Nousferions peut-être mieux de vous accompagner, décida-t-elle. La petite s’estendormie. Dites à vos hommes de ne pas la déranger.

Greldik hocha latête et donna quelques ordres à son second. Les matelots poussèrent une planchepar-dessus le bord en guise de passerelle, et Greldik aida ses compagnons àmettre pied à terre. De lourds nuages roulaient maintenant au-dessus de leurstêtes, obscurcissant le soleil.

La rue quipartait du quai était bordée des deux côtés par des échoppes drasniennes, etdes Nyissiens allaient dans une sorte de torpeur de l’une à l’autre, s’arrêtantde temps en temps pour marchander avec les boutiquiers luisants de sueur. Leshommes portaient des robes vagues, coupées dans un tissu irisé, léger, et ilsavaient tous la tête complètement rasée. Garion, qui marchait derrière tantePol, remarqua non sans dégoût qu’ils se maquillaient outrageusement les yeux etse mettaient du rouge aux lèvres et sur les joues. Ils parlaient une languerâpeuse, sibilante, et semblaient tous affecter une sorte de zézaiement.

Le cieldisparaissait maintenant complètement derrière les lourds nuages, et la ruesemblait étrangement sombre, tout à coup. Une douzaine de pauvres hères presquenus remplaçaient les pavés de la chaussée. A leurs cheveux mal soignés et àleurs barbes hirsutes, on voyait qu’ils n’étaient pas nyissiens. Ils avaientdes anneaux et des chaînes aux chevilles. Un Nyissien à tête de brute lessurveillait, armé d’un fouet, et les plaies et les bosses toutes récentes quileur zébraient le corps en disaient long sur la libéralité avec laquelle il enusait. L’un de ces misérables esclaves se laissa accidentellement tomber sur lepied une brassée de pierres grossièrement équarries et ouvrit la bouche sur uncri de douleur qui évoquait le hurlement d’on ne sait quel animal. Garionconstata avec horreur que l’esclave avait la langue coupée.

— Ilsréduisent les hommes à l’état de bêtes, grommela Mandorallen, les yeux brûlantd’une colère terrible. Pourquoi ce cloaque n’a-t-il pas encore éténettoyé ?

— Il l’aété une fois, répondit Barak, d’un air sombre. Juste après l’assassinat du roide Riva. Les Aloriens sont venus et ils ont tué tous les Nyissiens qu’ils ontpu trouver.

— On ne ledirait pas, objecta Mandorallen, en regardant autour de lui.

— Treizecents ans ont passé depuis, releva Barak, avec un haussement d’épaules. Un seulcouple de rats aurait suffi à repeupler le pays, au bout de tout ce temps.

Durnik, quimarchait à côté de Garion, étouffa tout à coup un hoquet et détourna les yeuxen s’empourprant.

Une Nyissiennevenait de descendre d’une litière portée par huit esclaves. Le tissu de sa robevert pâle était tellement nébuleux qu’il en était presque transparent etlaissait peu de chose à deviner de son anatomie.

— Ne laregarde pas, Garion, chuchota Durnik d’une voix rauque, plus cramoisi quejamais. C’est une mauvaise femme.

— J’avais oubliéça, dit tante Pol en fronçant les sourcils d’un air ennuyé. Il aurait peut-êtremieux valu que Garion et Durnik restent à bord.

— Pourquoiest-elle habillée comme ça ? interrogea Garion en regardant la femme sisuccinctement vêtue.

— Déshabillée,tu veux dire, rétorqua Durnik, qui s’étranglait presque de rage.

— C’estl’usage, expliqua tante Pol. C’est à cause du climat. Il y a d’autres raisons,évidemment, mais je ne crois pas que ce soit le moment de les aborder. Toutesles Nyissiennes s’habillent comme ça.

Barak et Greldikregardaient aussi la femme, mais avec de larges sourires appréciateurs.

— N’yfaites pas attention, ordonna fermement tante Pol.

Non loin de là,un Nyissien, tête rasée, était appuyé contre un mur et regardait sa main engloussant sans raison.

— Ze vois àtravers mes doigts, zézaya-t-il d’une voix chuintante. Droit à travers.

— Il a tropbu ? demanda Hettar.

— Pasexactement, répondit tante Pol. Les Nyissiens ont des distractionsparticulières : des feuilles, des baies, certaines racines. Leursperceptions en sont altérées. C’est un peu plus grave que l’ivresse communechez les Aloriens.

Un autreNyissien passa en titubant, d’une démarche curieusement saccadée, le visagevide de toute expression.

— Cet étatest-il largement répandu ? s’informa Mandorallen.

— Je n’aiencore jamais rencontré un Nyissien qui ne soit en partie drogué, répliquatante Pol. Ça ne facilite pas les rapports avec eux. Mais ne serait-ce pas lamaison que nous cherchons ? fit-elle en tendant le doigt vers une bâtissesolidement plantée de l’autre côté de la rue.

Un formidablecoup de tonnerre se fit entendre vers le sud au moment où, traversant la rue,ils frappaient à la porte de la maison trapue. Un serviteur drasnien en tuniquede lin vint leur ouvrir, les conduisit dans une antichambre mal éclairée etleur demanda d’attendre.

— Cetteville est malsaine, commenta calmement Hettar. Je ne vois pas ce qu’un Alorienen pleine possession de ses moyens peut bien venir chercher ici.

— Del’argent, répondit brièvement le capitaine Greldik. Le commerce avec la Nyissieest très profitable.

— Il y ades valeurs plus importantes que l’argent marmonna Hettar.

Un hommeprodigieusement obèse entra dans la salle mal éclairée.

— Vachercher de la lumière, ordonna-t-il d’un ton sec au domestique. Tu auraisquand même pu éviter de les laisser dans le noir.

— C’estvous qui racontez tout le temps que les lampes ne servent qu’à faire monter lachaleur, riposta le serviteur d’un ton hargneux. Il faudrait tout de mêmesavoir ce que vous voulez.

— Net’occupe pas de ce que je raconte, fais ce que je te dis, et tout de suite.

— Lachaleur vous monte au cerveau, Droblek, repartit aigrement le serviteur.

Il allumaplusieurs lampes et quitta la pièce en ronchonnant.

— Ah, cesDrasniens ! Ce sont les plus mauvais serviteurs du monde, grommelaDroblek. Bon, et si nous en venions à ce qui vous amène ?

Il se laissatomber de tout son poids dans un fauteuil. La sueur lui dégoulinait sur levisage et dans le col trempé de sa robe de soie marron.

— Jem’appelle Greldik, révéla le marin barbu. Je viens d’arriver au port avec unchargement de marchandises appartenant à un certain Radek de Boktor, marchandde son état.

Il lui présentala liasse de parchemins pliés.

— Je nesavais pas que Radek s’intéressait aux échanges avec le sud, commenta Droblek,en plissant les yeux. Je pensais qu’il traitait essentiellement avec laSendarie et l’Arendie.

Greldik haussales épaules d’un air évasif, le visage ruisselant de sueur. Puis il se mit àesquisser de petits mouvements avec les doigts.

Les chosessont-elles bien ce qu’elles semblent être ? La langue secrète drasnienne déliaittout à coup ses grosses pattes.

Pouvons-nousparler librement ici ?demandèrent les doigts de tante Pol.

Ses gestesavaient quelque chose de guindé, d’archaïque, presque. Garion leur trouvait unair compassé qu’il n’avait jamais vu dans les signes faits par les autres.

Aussilibrement que n’importe où dans ce trou à rats, répondit Droblek. Vous avez un drôled’accent, ma petite dame. C’est bizarre, mais vous me rappelez quelqu’un...

J’ai apprisla langue il y a très longtemps,répliqua-t-elle. Vous savez qui est Radek de Boktor, évidemment.

— Evidemment,reprit Droblek à haute voix. Tout le monde le sait. Il se fait parfois appelerAmbar de Kotu, quand il veut traiter des affaires qui ne sont pas légitimes ausens strict du terme.

— Si nouscessions cette joute oratoire, Droblek ? proposa calmement tante Pol. Jesuis quasiment certaine que vous avez reçu des instructions du roi Rhodar, à l’heurequ’il est. Toutes ces simagrées sont épuisantes.

Le visage deDroblek s’assombrit.

— Jeregrette, riposta-t-il avec raideur. J’ai besoin de quelques informationscomplémentaires.

— Ne faitespas l’imbécile, Droblek, gronda Barak. Ouvrez les yeux. Vous êtes un Alorien.Vous savez qui est cette dame.

Droblek regardatout à coup tante Pol en haussant les sourcils.

— Ce n’estpas possible, hoqueta-t-il.

— Vousvoulez qu’elle vous prouve son identité ? suggéra Hettar.

La maison futébranlée par un prodigieux coup de tonnerre.

— Non, non,protesta précipitamment Droblek, qui ne pouvait plus détacher son regard detante Pol. Je n’aurais jamais cru que... Je veux dire, je n’avais jamais...

Incapable des’expliquer, il préféra laisser tomber.

— Avez-vouseu des nouvelles du prince Kheldar, ou de mon père ? s’enquit tante Pold’un ton tranchant.

— De votrepère ? Vous ... vous voulez dire qu’il est lui aussi impliqué dans cetteaffaire... ?

— Vraiment,Droblek, le gourmanda-t-elle, voilà tout le cas que vous faites des missivesque le roi Rhodar vous adresse ?

Droblek secouala tête comme pour s’éclaircir les idées.

— Jeregrette, Dame Polgara. Vous m’avez pris au dépourvu. Il faut un moment pours’habituer à cette idée. Nous n’aurions jamais pensé que vous descendriez siloin au sud.

— J’endéduis donc que vous n’avez reçu aucune nouvelle de Kheldar ou de mon vieuxpère.

— Non, maDame, confirma Droblek. Rien du tout. Ils sont censés venir ici ?

— C’est cequi était convenu. Ils devaient nous rejoindre ici, ou nous faire parvenir unmessage.

— Lescommunications sont très difficiles en Nyissie, révéla Droblek. Les gens d’icine sont vraiment pas fiables. Il se peut très bien que le prince ou votre pèresoient au nord du pays et que leur messager se soit fourvoyé. Une fois, j’aienvoyé une dépêche à moins de dix lieues de la ville ; elle a mis six moisà arriver. Le Nyissien qui en était chargé était tombé sur un certain carré debaies, en cours de route. On l’a retrouvé assis au milieu du terrain, un grandsourire aux lèvres. La mousse avait commencé à lui pousser dessus, ajoutaDroblek avec une drôle de grimace.

— Il étaitmort ? demanda Durnik.

— Oh !non, répondit Droblek en haussant les épaules. Il était même très heureux. Iladorait ces baies. Je l’ai aussitôt remercié, bien sûr, mais il s’en fichaitapparemment pas mal. Pour ce que j’en sais, il est peut-être encore assislà-bas.

— Vousdisposez d’un réseau extensif ici, à Sthiss Tor ? s’enquit tante Pol.

— Jeparviens à obtenir quelques informations par-ci par-là, expliqua Droblek enétendant modestement ses mains boudinées devant lui. Je me suis assuré lesservices de quelques agents au palais, et d’un petit fonctionnaire àl’ambassade de Tolnedrie. Les Tolnedrains sont des gens très efficaces,commenta-t-il avec un petit sourire rusé. Ça revient moins cher de leur laisserfaire le travail et de leur acheter l’information une fois qu’ils l’ontrecueillie.

— Acondition de pouvoir se fier à ce qu’ils racontent, suggéra Hettar.

— Je neprends jamais ce qu’ils me disent au pied de la lettre. L’ambassadeur deTolnedrie sait que j’ai acheté son homme. Il tente parfois de m’envoyer sur defausses pistes.

— Etl’ambassadeur sait que vous êtes au courant ? demanda Hettar.

— Mais biensûr, répondit le gros bonhomme en éclatant de rire. Mais ce qu’il ne sait pas,c’est que je sais qu’il sait que je suis au courant, reprit-il en riant de plusbelle. C’est un peu compliqué, non ?

— Comme laplupart des jeux drasniens, observa Barak.

— Le nom deZedar vous dit-il quelque chose ? demanda tante Pol.

— Il nem’est pas inconnu, bien sûr, acquiesça Droblek.

— Est-ilentré en contact avec Salmissra ?

— Je nesaurais l’affirmer, répliqua Droblek en fronçant les sourcils. Je n’en ai pasentendu parler, mais cela ne veut pas dire qu’il ne l’a pas fait. La Nyissieest un endroit glauque, et le palais de Salmissra est l’endroit le pluspernicieux de tout le pays. Vous ne croiriez jamais tout ce qui peut s’ypasser.

— Oh !si, soupira tante Pol, et il s’y passe probablement des choses que même vous,vous n’imaginez pas. Eh bien, je crains que nous ne soyons au point mort,dit-elle en se tournant vers les autres. Nous ne pouvons rien faire tant quenous n’aurons pas eu de nouvelles de Silk et du vieux Loup solitaire.

— Puis-jemettre ma maison à votre disposition ? proposa Droblek.

— Je croisque nous allons rester à bord du vaisseau du capitaine Greldik, dit-elle. Commevous le disiez, la Nyissie est un endroit glauque, et je ne serais pas étonnéeque les représentants de l’Empire tolnedrain aient réussi à acheter quelquespersonnes dans votre établissement.

— Mais biensûr, renchérit Droblek. Je sais même lesquelles.

— Mieuxvaut ne pas courir de risques, poursuivit-elle. Nous avons toutes sortes deraisons de préférer éviter les Tolnedrains en ce moment précis. Nous nouscantonnerons donc à bord et nous ne mettrons pas le nez dehors. Dès que leprince Kheldar entrera en contact avec vous, faites-le-nous savoir.

— Naturellement,assura Droblek. Mais vous allez être obligés d’attendre la fin de l’averse,écoutez...

On entendait letambourinement d’une pluie torrentielle sur le toit, au-dessus de leurs têtes.

— Ça vadurer longtemps ? demanda Durnik.

— C’estgénéralement l’affaire d’une heure, répondit Droblek en haussant les épaules.Il pleut tous les après-midis, en cette saison.

— Au moins,ça rafraîchit un peu l’air, j’imagine.

— Pasbeaucoup, démentit le Drasnien en essuyant la sueur qui lui roulait sur levisage. La plupart du temps, ça ne fait qu’aggraver les choses.

— Commentpouvez-vous vivre ici ? s’enquit Durnik. Droblek eut un drôle de souriredésabusé.

— Les gensgros n’aiment pas beaucoup le mouvement. Je me fais énormément d’argent, et lejeu auquel je me livre avec l’ambassadeur de Tolnedrie m’occupe l’esprit. Cen’est pas si terrible, une fois qu’on y est habitué. Enfin, c’est ce que je medis pour me consoler.

Puis le silencene fut plus rompu que par le bruit de la pluie qui tombait.

Chapitre 25

Ils passèrentles jours suivants à bord du vaisseau de Greldik, en attendant que Silk et sireLoup se manifestent. Ce’Nedra, remise de son malaise, reparut sur le pont vêtued’une tunique de Dryade de couleur claire qui sembla à Garion à peine moinssuggestive que les robes portées par les Nyissiennes, mais lorsqu’il luisusurra, d’un ton quelque peu guindé, qu’elle pourrait tout de même se couvrirun peu plus, elle se contenta de lui rire au nez. Avec une constance qui luidonnait envie de mordre, elle s’employa de nouveau à lui apprendre à lire et àécrire. Ils s’asseyaient tous les deux dans un coin tranquille, sur le pont, ets’absorbaient dans un ouvrage fastidieux sur la diplomatie tolnedraine. Garioncommençait à se demander s’il en verrait jamais le bout, bien qu’il eût en faitl’esprit vif et apprît avec une rapidité stupéfiante, mais Ce’Nedra était troppeu attentionnée pour lui faire des compliments, et il avait même plutôtl’impression qu’elle n’attendait que l’occasion de le ridiculiser et seréjouissait avec perversité de chacune de ses erreurs. A la sentir si près delui, avec son léger parfum épicé, il avait du mal à se concentrer, et iltranspirait autant à cause du contact occasionnel de leurs mains, de leurs brasou de leurs hanches, que du climat. Et comme elle manquait pour le moinsd’indulgence et de compréhension et qu’il était têtu comme une mule— péché de jeunesse —, parce que la chaleur humide et collante leurportait aussi sur les nerfs à tous les deux, les rendant irritables, les leçonsfinissaient plus souvent qu’à leur tour en chamailleries.

Lorsqu’ils selevèrent, un matin, un vaisseau nyissien noir, aux voiles carrées, se balançaitdans le courant de la rivière, le long d’un quai voisin. Les caprices de labrise matinale charriaient jusqu’à eux les miasmes nauséabonds, pestilentiels,qui en émanaient.

— Qu’est-ceque c’est que cette puanteur ? demanda Garion à l’un des matelots.

— Un bateaud’esclaves, répondit le matelot, avec un coup d’œil sinistre en direction dubâtiment nyissien. On les renifle à vingt milles à la ronde quand on est enmer.

Garion regarda levilain bateau noir avec un frisson. Barak et Mandorallen s’avancèrent sur lepont et vinrent s’accouder au bastingage, près de lui. Barak était nu jusqu’àla taille et son torse velu dégoulinait de sueur.

— On diraitun genre de chaland, fit Barak d’un ton méprisant.

— C’est unbateau d’esclaves, lui expliqua Garion.

— Al’odeur, on dirait plutôt un égout, maugréa Barak. Un bon incendie arrangeraitgrandement les choses.

— Tristemétier, ô Messire Barak, dit Mandorallen. La Nyissie fait commerce de la misèrehumaine depuis des temps immémoriaux.

— Mais jecroyais que c’était un quai drasnien ? supputa Barak en plissant les yeux.

— Non,démentit Garion. D’après les matelots, tout ce qui se trouve de ce côté-là estnyissien.

— Dommage,grommela Barak.

Un grouped’hommes en cottes de mailles et capes noires s’engagèrent sur le quai le longduquel le vaisseau esclave était amarré et s’arrêta près de la poupe.

— Oh-oh,fit Barak. Où est Hettar ?

— Il estencore en bas, répondit Garion. Il y a un problème ?

— Faisattention, quand il va remonter. Ce sont des Murgos.

Les matelotsnyissiens, à la tête rasée, ouvrirent une trappe sur le pont du bateau etaboyèrent quelques ordres d’un ton âpre vers les profondeurs de la cale. Deshommes à l’air incroyablement désespéré en émergèrent lentement, à la queue leuleu, attachés les uns aux autres par une longue chaîne fixée à un collier defer.

Mandorallen seraidit et commença à jurer.

— Qu’est-cequi ne va pas ? s’enquit Barak.

— Ah !ces Arendais ! s’exclama le chevalier. Je l’avais entendu dire, mais je nevoulais pas le croire.

— Maisquoi ?

— Unevilaine rumeur qui persistait en Arendie depuis quelques années, répliquaMandorallen, le visage blême de colère. D’aucuns prétendaient que certains denos nobles n’auraient pas hésité, pour s’enrichir, à vendre leurs serfs auxNyissiens.

— Eh bien,apparemment, ce n’était pas qu’une rumeur, lâcha Barak.

— Là,gronda Mandorallen. Vois-Tu, ô Barak, ces armoiries, sur la tunique decelui-là ? Ce sont les armes de Vo Toral. Je savais que le baron de VoToral avait dévoré son patrimoine, mais je ne le croyais pas perdu d’honneur àce point. En rentrant en Arendie, je le démasquerai publiquement.

— A quoibon ? soupira Barak.

— Il seracontraint et forcé de me demander raison de mes accusations, vociféraMandorallen d’un ton sinistre. Et son cadavre répondra de sa vilenie.

— Serf ouesclave, rétorqua Barak en haussant les épaules, qu’est-ce que ça change ?

— Ceshommes ont des droits, Messire, déclara Mandorallen. Leur seigneur est censéles protéger et s’occuper d’eux. C’est ce qu’exige le serment de chevalerie.Cette vile transaction a sali l’honneur de tout chevalier arendais digne de cenom. Je ne connaîtrai pas le repos tant que je n’aurai pas privé ce baronpervers de sa misérable existence.

— C’est uneidée intéressante, commenta Barak. Je vous accompagnerai peut-être.

C’est alors queHettar remonta sur le pont. Barak vint immédiatement se placer à côté de lui etcommença à lui parler d’un ton apaisant en le prenant fermement par un bras.

— Fais-lessauter un peu, ordonna durement l’un des Murgos. Je veux voir combien il y ad’éclopés.

Un Nyissien auxlarges épaules déroula un long fouet et entreprit de le faire claquer avecdextérité sur les jambes des hommes enchaînés, qui se mirent à danser commepiqués de la tarentule sur le quai, le long du vaisseau d’esclaves.

— Leshyènes puantes ! jura Mandorallen, et les jointures de ses mains crispéessur le bastingage se mirent à blanchir.

— Du calme,l’apaisa Garion. Tante Pol a dit que nous devions éviter de nous faireremarquer.

— Je nesupporterai pas ça une seconde de plus, s’écria Mandorallen.

Mais l’un desesclaves trébucha, tomba, et l’un des maillons de sa chaîne, qui était vieilleet toute mangée de rouille, se rompit, le libérant subitement. Avec l’énergiedu désespoir, il roula sur lui-même, se releva d’un bond, traversa le quai endeux enjambées et plongea dans les eaux turpides de la rivière.

— Par ici,mon vieux ! hurla Mandorallen. Le Nyissien au fouet éclata d’un gros rire.

— Regardez !dit-il aux Murgos, en tendant le doigt dans sa direction.

— Arrête-le,plutôt, espèce d’imbécile ! cracha l’un des Murgos. J’ai dépensé du bon orpour l’avoir.

— Troptard, riposta le Nyissien avec un rictus sinistre. Regardez !

L’esclave quitentait de s’enfuir à la nage se mit tout à coup à hurler et s’enfonça dansl’eau, disparaissant à leur vue. Lorsqu’il réapparut, il avait le visage et lesbras couverts des sangsues gluantes, d’un pied de long, qui infestaient larivière. L’homme se débattait frénétiquement en poussant des cris stridents ettentait de se débarrasser des bêtes répugnantes qui grouillaient sur lui,s’arrachant, dans ses efforts, de grands lambeaux de sa propre chair.

Les Murgosriaient à gorge déployée.

Garion eutl’impression que sa tête allait exploser. Il fit un terrible effort deconcentration, tendit une main en direction du quai, juste derrière leur proprebateau, et dit simplement : « Sois là ! » Il eut l’impressionqu’une gigantesque lame de fond l’emportait tandis qu’une force prodigieuses’échappait de lui et qu’un vacarme assourdissant lui emplissait la tête. Il manquaperdre connaissance et vint buter contre Mandorallen.

L’esclave seretrouva tout à coup allongé sur le quai, où il continua à se tordre dedouleur, toujours couvert de sangsues suintantes. Une vague d’épuisementdéferla sur Garion. Si Mandorallen ne l’avait pas rattrapé, il serait tombé.

— Où est-ilpassé ? s’interrogea Barak, en scrutant les remous qui agitaient lefleuve, à l’endroit où l’esclave se trouvait un instant plus tôt. Il acoulé ?

Mandorallen secontenta de lui indiquer d’une main tremblante l’esclave qui se débattaitmaintenant faiblement sur le quai drasnien, à une vingtaine de mètres versl’avant de leur propre bateau.

Barak regarda l’esclave,puis de nouveau la rivière, et le gros homme cligna les yeux de surprise.

Une barquepropulsée par quatre rameurs nyissiens quitta l’autre quai et se dirigea toutdroit vers le vaisseau de Greldik. Un grand Murgo se dressait à la proue, sonvisage couturé de cicatrices déformé par la colère.

— Vousdétenez quelque chose qui m’appartient, hurla-t-il par-dessus l’eau boueuse quiles séparait. Rendez-moi immédiatement cet esclave.

— Viensdonc le chercher, Murgo ! beugla Barak, sur le même ton.

Il lâcha le brasde Hettar. L’Algarois longea le bastingage, ramassant une longue gaffe aupassage.

— Vous neme ferez pas de mal ? questionna le Murgo, d’un ton quelque peu dubitatif.

— Et si tuvenais en discuter ici, plutôt ? suggéra plaisamment Barak.

— Vous medéniez le droit à mon propre bien, se lamenta le Murgo.

— Pas dutout, réfuta Barak. Cela dit, tu soulèves peut-être là un point de droitdélicat : ce quai étant considéré comme territoire drasnien et l’esclavageétant illégal en Drasnie, subséquemment cet homme n’est plus esclave.

— Je vaischercher mes hommes, dit le Murgo. Nous le récupérerons par la force, s’il lefaut.

— Je penseque nous nous verrions contraints d’envisager cette démarche comme une invasiond’un territoire alorien, le prévint Barak, en affectant une vive affliction.Nos cousins drasniens n’étant pas là pour défendre leur quai, tu nous acculespratiquement à prendre les mesures qui s’imposent pour le faire à leur place.Qu’en dites-vous, Mandorallen ?

— Ta visiondes choses est des plus percutantes, ô Messire, confirma Mandorallen. Il estd’usage, en effet, que les hommes d’honneur s’estiment moralement obligés dedéfendre le territoire de leurs frères de sang en leur absence.

— Tiens, tuvois, dit Barak au Murgo. C’est bien ce que je disais. Et comme mon ami iciprésent est arendais, il ne saurait être soupçonné de partialité dans cetteaffaire. Je pense donc que nous devrions nous en tenir à son interprétation desfaits.

Les matelots deGreldik, qui avaient déjà commencé à grimper dans le gréement, s’agrippaientaux cordages comme de vilains grands singes et caressaient ostensiblement leursarmes en souriant au Murgo de toutes leurs dents.

— Il y aencore un autre moyen, fit le Murgo d’un ton menaçant.

Garion sentitune force puissante monter en lui, et un faible bruit commença à se faireentendre dans sa tête. Il se redressa et agrippa le bastingage, devant lui. Ilétait vidé, mais il banda son énergie et s’efforça de rassembler ses forces.

— Çasuffit, trancha sèchement tante Pol, en remontant sur le pont avec Durnik,Ce’Nedra sur leurs talons.

— Nous nousentretenions simplement de quelques problèmes juridiques, raconta Barak, d’unton innocent.

— Je saisce que vous étiez en train de faire, cracha-t-elle, les yeux pleins de colère,puis elle jeta un regard glacial par-dessus les eaux qui la séparaient duMurgo. Tu ferais mieux de t’en aller, lui enjoignit-elle.

— Je veuxd’abord récupérer mon bien, revendiqua l’homme dans la barque.

— A taplace, je m’en abstiendrais !

— C’est ceque nous allons voir.

Il se redressade toute sa hauteur et commença à marmonner quelque chose, ses mains décrivantrapidement une série de gestes compliqués. Garion eut l’impression que quelquechose le poussait en arrière, comme si le vent s’était levé, et pourtant il n’yavait pas un souffle d’air.

— Prendsgarde à ne pas te tromper, conseilla calmement tante Pol au Murgo. Il suffiraitque tu en oublies ne fût-ce qu’une infime partie pour que tout t’explose à lafigure.

L’homme se figeaet fronça les sourcils d’un air préoccupé. Le vent mystérieux qui repoussaitGarion cessa. Puis l’homme se remit à décrire des signes dans le vide, sonvisage trahissant une intense concentration.

— Voilàcomment il faut faire, Grolim, reprit tante Pol.

Elle fit unpetit geste de la main, et Garion eut soudain l’impression que le vent avaittourné et commençait à souffler violemment dans l’autre sens. Déséquilibré, leGrolim leva précipitamment les mains en l’air et tomba à la renverse dans lefond de son bateau, qui recula de plusieurs mètres, comme s’il avait reçu unchoc puissant.

Le Grolim seredressa à moitié, les yeux exorbités et le visage d’une pâleur mortelle.

— Retournechez ton maître, chien galeux ! s’exclama tante Pol, d’un ton méprisant.Dis-lui de te donner le fouet pour n’avoir pas bien appris ta leçon.

Le Grolim aboyarapidement quelques ordres à ses rameurs nyissiens, qui firent immédiatementdemi-tour et repartirent, à force de rames, en direction du vaisseaud’esclaves.

— Nousétions en train de chauffer une jolie petite bagarre, Polgara, pleurnichaBarak. Pourquoi a-t-il fallu que vous veniez tout gâcher ?

— Quanddonc vous déciderez-vous à devenir adulte ? vociféra tante Pol, avant dese tourner vers Garion, la mèche blanche de son front flamboyant comme unelangue de feu livide. Espèce de crétin ! s’écria-t-elle, les yeuxétincelants de colère. Tu refuses toute espèce d’instruction, et tu ne trouvesrien de mieux à faire que de te déchaîner comme un taureau furieux. As-tu lamoindre idée des conséquences d’une délocalisation non contrôlée ? Par tafaute, maintenant, tous les Grolims de Sthiss Tor sont informés de notreprésence !

— Il allaitmourir, protesta Garion avec un geste d’impuissance en direction de l’esclavequi gisait sur le quai. Il fallait bien que je fasse quelque chose.

— Il avaitcessé de vivre à l’instant où il est tombé dans l’eau, dit-elle d’un ton sansréplique. Regarde-le.

L’esclave étaitfigé dans une posture d’agonie mortelle, le corps cambré en arrière, la têtetordue selon un angle bizarre, la bouche grande ouverte — on ne peut plusmort.

— Qu’est-cequi lui est arrivé ? demanda Garion, en proie à un malaise soudain.

— Lessangsues sont venimeuses. Elles paralysent leur victime de façon à pouvoir senourrir sans être dérangées. Les morsures ont provoqué un arrêt du cœur. Tunous as livrés aux Grolims pour sauver un cadavre.

— Iln’était pas mort quand je l’ai fait ! répondit-il, dans un hurlement. Ilcriait, il appelait à l’aide.

Garion n’avaitjamais été aussi furieux de toute sa vie.

— Personnene pouvait plus rien pour lui, reprit-elle d’une voix glaciale, presqueagressive.

— Mais tues un monstre ! accusa-t-il entre ses dents serrées. Tu n’as donc aucunesensibilité ? Tu l’aurais laissé mourir sans rien faire, toi ?

— Je penseque ce n’est ni le moment ni le lieu d’en discuter.

— Aucontraire ! C’est le moment ou jamais, tante Pol. Tu n’as plus riend’humain, tu le sais, ça ? Il y a si longtemps que tu as arrêté d’êtrehumaine que tu ne peux même pas te rappeler quand tu as cessé de l’être. Tu asquatre mille ans. Des vies entières s’écoulent le temps que tu clignes del’œil. Nous ne sommes qu’une distraction pour toi, une diversion d’une heure àpeine. Tu nous manipules tous comme autant de marionnettes destinées à tonamusement. Eh bien, j’en ai assez d’être manipulé. Il n’y a plus rien entre toiet moi, c’est fini !

Les chosesétaient probablement allées un peu plus loin qu’il ne l’aurait voulu, mais ils’était laissé emporter par la colère, et les paroles semblaient lui échappersans qu’il pût les arrêter.

Elle le regarda,le visage aussi pâle que s’il l’avait soudain frappée. Puis elle se redressa.

— Espèce depetit imbécile, dit-elle d’une voix d’autant plus terrible qu’elle était d’uncalme absolu. Plus rien, entre toi et moi ? Comment peux-tu seulementespérer comprendre ce que j’ai été obligée de faire pour que tu voies lejour ? Je ne me suis occupée que de toi pendant plus d’un millierd’années. Pour toi, j’ai dû supporter des angoisses, des chagrins et desdouleurs qui passeraient ta compréhension. Pour toi, j’ai vécu pendant descentaines d’années dans la crasse et la misère. Pour toi, j’ai dit adieu àl’amour d’une sœur à laquelle je tenais plus qu’à ma propre vie. Pour toi, unedouzaine de fois, j’ai connu le bûcher et un désespoir plus terrible que lesflammes, et tu crois peut-être que j’ai fait ça pour mon plaisir, que je mesuis amusée ? Tu penses que tout ce que j’ai pu faire pour toi pendant unmillier d’années et davantage ne m’a rien coûté ? Les choses ne serontjamais finies entre nous, Belgarion. Jamais ! Nous continuerons notreroute ensemble, jusqu’à la fin des temps s’il le faut, mais rien ne sera jamaisfini. Tu me dois trop pour ça !

Il y eut unsilence mortel. Frappés par l’intensité des paroles de tante Pol, les autresétaient restés plantés là à les regarder, elle d’abord, puis Garion.

Tante Pol sedétourna, sans ajouter un mot, et redescendit sous le tillac.

Garion regardaautour de lui, désarmé. Il avait terriblement honte de lui, tout à coup, et ilse sentait affreusement seul.

— Je nepouvais pas faire autrement, n’est-ce pas ? demanda-t-il, à personne enparticulier, et pas très sûr non plus que c’était ce qu’il voulait dire.

Tous leregardèrent, mais personne ne répondit à sa question.

Chapitre 26

Vers le milieude l’après-midi, les nuages reparurent, plus menaçants que jamais, et letonnerre commença à gronder dans le lointain, accompagnant la pluie revenuenoyer la cité qui fumait comme une marmite à pression. L’orage éclataitapparemment à la même heure tous les jours, mais ils avaient fini par s’yhabituer. Quand il s’annonça, cet après-midi là, ils descendirent touss’asseoir sous le pont, et y restèrent à cuire dans leur jus pendant que lespluies diluviennes se déversaient au-dessus de leurs têtes.

Assis, le doscollé à l’une des côtes de chêne grossièrement taillées qui constituaient lacarcasse du bateau, raide comme la justice et le visage austère, Garionentreprit de braquer un œil impitoyable sur tante Pol, mais elle l’ignora superbementpour continuer à bavarder tranquillement avec Ce’Nedra.

Le capitaineGreldik apparut par l’écoutille, la barbe et le visage ruisselants.

— Droblek,le Drasnien, est là, annonça-t-il. Il dit qu’il a un message pour vous.

— Fais-ledescendre, dit Barak.

Droblek insinuasa vaste masse dans l’étroite ouverture. Il était trempé jusqu’aux os.

— Çamouille, dehors, commenta-t-il en s’essuyant le visage tout en s’égouttant surle plancher.

— C’est ceque nous avions cru remarquer, laissa tomber Hettar.

— J’ai reçuun message du prince Kheldar, Dame Polgara, déclara Droblek.

— Ah !tout de même, répondit-elle.

— Ilsarrivent par le fleuve, Belgarath et lui, révéla Droblek. Pour autant que jepuisse en juger, ils devraient arriver d’ici quelques jours, une semaine tout auplus. Le messager n’est pas très cohérent.

Tante Pol luijeta un regard inquisiteur.

— Lafièvre, expliqua Droblek. Sinon, on peut lui faire confiance, c’est un Drasnien— l’un de mes agents dans un comptoir du nord du pays. Mais il a falluqu’il ramasse une des cochonneries qui infestent ce marécage putride. Il délireun peu, en ce moment. Nous espérons arriver à faire tomber la fièvre d’ici unjour ou deux ; il devrait alors reprendre ses esprits. Je suis venu dèsque j’ai réussi à comprendre l’idée générale de son message. Je me suis dit quevous aimeriez être tenue au courant sans attendre.

— Nousapprécions votre prévenance, fit tante Pol.

— J’auraisbien envoyé un serviteur, reprit Droblek, mais les messages ont une fâcheusetendance à s’égarer, à Sthiss Tor, et ceux qui les portent, une regrettablepropension à en mélanger le contenu. Allons, ce n’est pas la vraie raison,évidemment, ajouta-t-il, en se fendant d’un grand sourire.

— Evidemmentpas, renchérit tante Pol, en lui rendant son sourire.

— Les gensobèses ont tendance à rester sur place et à laisser les autres faire lescourses à leur place. J’ai cru comprendre, d’après le ton du message du roiRhodar, que cette affaire était peut-être la chose la plus importante au monde,en ce moment, et j’ai eu envie, tout à coup, d’y jouer mon rôle. Il nous arriveà tous de retomber en enfance de temps à autre, j’imagine, conclut-il avec unegrimace.

— Quelleest la gravité de l’état du messager ? demanda tante Pol.

— Commentsavoir ? répondit Droblek en haussant les épaules. La moitié des maladiespestilentielles nyissiennes n’ont même pas de nom, et c’est à peine si onarrive à les distinguer les unes des autres. Certains en meurent tout desuite ; d’autres traînent pendant des semaines. Il y en a même parfois quis’en remettent.

Tout ce qu’onpeut faire pour les malades, c’est de les installer confortablement enattendant de voir venir.

— J’arrivetout de suite, déclara tante Pol, en se levant. Durnik, vous pourriez me passerle sac vert qui est dans nos paquets ? J’ai besoin des herbes qui setrouvent à l’intérieur.

— Il n’estpas prudent de s’exposer à certaines de ces fièvres, ma Dame, risqua Droblek.

— Je n’airien à craindre, mais j’ai des questions précises à poser à votre messager, etla seule façon d’en obtenir des réponses, c’est de le débarrasser de sa fièvre.

— Nous vousaccompagnons, Durnik et moi, proposa Barak.

Elle le regarda.

— On nesait jamais, insinua le gros bonhomme en ceignant son épée.

— Si vous ytenez, concéda-t-elle en jetant sa cape sur ses épaules et en relevant sacapuche. Nous risquons d’en avoir pour une bonne partie de la nuit,annonça-t-elle à Greldik. Il y a des Grolims dans le coin, alors dites à vosmatelots de rester vigilants. Faites monter le quart par les plus sobres.

— Sobres,ma Dame ? releva Greldik, l’air innocent.

— J’aientendu chanter dans les quartiers de l’équipage, capitaine, précisa-t-elled’un ton un peu pincé. Les Cheresques ne chantent que lorsqu’ils sont ivres.Mettez un couvercle sur le tonneau de bière, ce soir, d’accord ? Je voussuis, Droblek.

— A vosordres, ma Dame, acquiesça le gros homme, avec un regard entendu à Greldik.

Garion se sentitun peu soulagé après leur départ. Il n’était vraiment pas à l’aise devant tantePol. L’effort de devoir maintenir sa bouderie en sa présence commençait à luipeser. L’horreur et le dégoût de lui-même qui le torturaient depuis qu’il avaitdéchaîné ce feu mortel sur Chamdar, dans la Sylve des Dryades, avait si biencrû et embelli qu’il ne les supportait plus que difficilement. Il attendaitchaque nuit avec angoisse, car il faisait toujours les mêmes rêves. Il voyaitencore et toujours Chamdar, le visage carbonisé, implorant : « Grâce,Maître, grâce ». Et il revoyait encore et toujours la terrible flammebleue qui avait surgi de sa main en réponse à cette agonie. La haine qu’ilavait nourrie depuis le Val d’Alorie avait disparu en fumée dans cette flamme.Sa vengeance avait été tellement absolue qu’il n’avait pas moyen d’y échapperou d’en rejeter la responsabilité sur quelqu’un d’autre, et sa sortie de cematin-là était certainement plus dirigée contre lui-même que contre tante Pol.Il l’avait traitée de monstre, mais c’était après le monstre en lui qu’il enavait. Le catalogue terrifiant des souffrances qu’elle avait endurées pour luitout au long de ces années sans nombre et la passion avec laquelle elle avaitparlé — preuve du mal que ses paroles lui avaient fait — letorturaient cruellement. Il avait honte, tellement honte qu’il ne pouvait mêmepas supporter de croiser le regard de ses amis, et il resta assis tout seuldans son coin, le regard vide, tandis que les paroles de tante Pol résonnaientencore et encore dans sa tête.

Mais l’oragepassait au-dessus de leurs têtes, et la pluie semblait vouloir diminuerd’intensité, sur le pont. De petits tourbillons de gouttelettes filaient encoredans un vent féroce, à la surface du fleuve de boue, et pourtant le cielcommençait à s’éclaircir, et le soleil s’abîmait dans les nuages tumultueux,les tachant d’un rouge malsain. Garion monta sur le pont pour se colleter toutseul avec sa conscience troublée.

Au bout d’unmoment, il entendit un pas léger derrière lui.

— Jesuppose que tu es fier de toi ? s’exclama Ce’Nedra, d’un ton aigre.

— Fichez-moila paix.

— N’ycompte pas. J’ai trop envie de te dire avec précision ce que nous pensons tousde ton petit discours de ce matin.

— Je n’aipas envie de le savoir.

— C’estvraiment dommage, parce que je vais te le dire quand même.

— Jen’écouterai pas.

— Oh !si, tu m’écouteras.

Elle le prit parle bras et l’obligea à se retourner. Ses yeux jetaient des éclairs et son petitvisage reflétait une intense colère.

— Ce que tuas fait est absolument inexcusable, dit-elle. Ta tante t’a élevé depuis que tues tout bébé. Elle a été comme une mère pour toi.

— Ma mèreest morte.

— DamePolgara est la seule mère que tu aies jamais connue, et qu’est-ce que tu asfait pour la remercier ? Tu l’as traitée de monstre. Tu l’as accusée de nepas se soucier de toi.

— Je nevous écoute pas, s’écria Garion.

Il savait quec’était puéril, voire infantile, mais il mit ses mains sur ses oreilles.Décidément, la princesse Ce’Nedra ne lui apporterait jamais rien de bon.

— Enlèvetes mains de tes oreilles ! ordonna-t-elle d’une voix vibrante. Tuentendras ce que j’ai à te dire même s’il faut que je hurle pour ça.

Garion préféraobtempérer. Elle avait peut-être l’intention de mettre sa menace à exécutionpour de bon.

— Elle t’aporté quand tu n’étais qu’un tout petit bébé, poursuivit Ce’Nedra, qui semblaitavoir vraiment le chic pour appuyer là où ça faisait mal. C’est elle qui aguidé tes premiers pas. Elle t’a nourri, elle a veillé sur toi à chaqueinstant. Elle t’a tenu dans ses bras quand tu avais peur, quand tu t’étais faitmal. Tu penses vraiment que c’est un monstre ? Elle ne te quitte pas desyeux, tu le sais, ça ? Elle se retient pour ne pas tendre la main quand tutrébuches. Je l’ai vue remonter les couvertures sur toi quand tu dormais. Tupenses vraiment qu’elle se fiche pas mal de toi ?

— Vousparlez de quelque chose à quoi vous ne pouvez rien comprendre, répondit Garion.Laissez-moi tranquille, s’il vous plaît.

S’ilvous plaît ? répéta-t-elle d’un ton moqueur. Quel drôle de moment pourretrouver tes bonnes manières. Je ne t’ai pas entendu dire « s’il vous plaît »,ce matin. Je n’ai pas entendu un seul « s’il vous plaît », pas plusqu’un seul « merci », d’ailleurs. Tu sais ce que tu es, Garion ?Tu es un sale gosse trop gâté, voilà ce que tu es.

La coupe étaitpleine. Se laisser traiter, lui, de sale gosse trop gâté par cette petiteprincesse choyée et capricieuse était plus que Garion n’en pouvait supporter.Fou de rage, il se mit à hurler, des choses incohérentes, pour la plupart, maiscela lui faisait du bien de crier.

Ils commencèrentpar des accusations, mais la discussion dégénéra bientôt en insultes etinjures. Ce’Nedra braillait comme une marchande de poisson de Camaar tandis quela voix de Garion hésitait entre un ténor enfantin et un baryton bien mâle.Ce’Nedra tapa souvent du pied, Garion agita beaucoup les bras et ils semenacèrent pas mal de toutes sortes de doigts mutuellement brandis sous le nez— autant dire que, l’un dans l’autre, ce fut une belle petite dispute.D’ailleurs, Garion se sentit beaucoup mieux après. Beugler des insultes à la facede Ce’Nedra constituait une innocente diversion par rapport à certaines deschoses irréparables qu’il avait dites à tante Pol ce matin-là, tout en luipermettant de donner impunément libre cours à sa colère et à sa confusion.

Au bout ducompte, évidemment, Ce’Nedra finit par s’en remettre aux larmes et par prendrela fuite, de sorte qu’il se retrouva enfin seul, se sentant plus bête quehonteux. Il fulmina encore un peu en marmonnant quelques insultes choisiesqu’il n’avait pas eu l’occasion de lui servir, puis il poussa un soupir ets’appuya pensivement au bastingage pour regarder la nuit envahir la citéhumide.

Pour rien aumonde il n’aurait voulu l’accorder, et surtout pas à lui-même, mais au fond, ilétait plutôt reconnaissant à la princesse. Leur plongée dans l’absurde luiavait éclairci les idées. Il voyait très clairement maintenant qu’il devait uneexcuse à tante Pol. Il s’était déchaîné contre elle par suite d’un profondsentiment de culpabilité, dans l’espoir, sans doute, de reporter la faute surelle, mais il était évident qu’il n’avait pas moyen de fuir ses propresresponsabilités. Et il n’aurait su dire pourquoi, mais depuis qu’il avaitaccepté ce fait, il avait l’impression de se sentir mieux.

Il faisait deplus en plus noir. La nuit tropicale était d’une chaleur écrasante, et l’odeurde végétation pourrie et d’eau croupie s’élevait par vagues étouffantes desmarécages impénétrables. Un petit insecte pervers avait réussi à s’insinuersous sa tunique et s’était mis à le mordre entre les épaules, à un endroit oùil n’arrivait pas à l’atteindre.

Il n’y eutabsolument aucun signe avant-coureur, pas un bruit, pas la moindre oscillationdu bateau ou le plus infime indice de danger. On lui rabattit les braspar-derrière et on lui appliqua un tampon humide sur la bouche et le nez. Iltenta de se dégager, mais les mains qui le tenaient étaient animées d’une forceprodigieuse. Il essaya de tourner la tête afin de dégager suffisamment sonvisage pour appeler à l’aide, mais le chiffon avait une drôle d’odeur sucrée,écœurante comme un sirop, la tête lui tournait, et les mouvements qu’il faisaitpour se débattre perdaient de leur force. Il fit une dernière tentative avantde sombrer dans un tourbillon et de s’engloutir dans le néant.

Chapitre 27

Ils étaient dansune sorte de long couloir. Garion voyait distinctement les dalles de pierre dusol. Trois hommes le transportaient, face contre terre, et sa tête pendouillaitet ballottait péniblement au bout de son cou. Il avait la bouche sèche, et lenez encore imprégné de l’odeur douceâtre, écœurante, du chiffon qu’on lui avaitappliqué sur la figure. Il leva la tête dans l’espoir de voir ce qui se passaitautour de lui.

— Il estréveillé, commenta l’homme qui lui tenait l’un des bras.

— Ah !tout de même, répondit l’un des autres. Tu lui as laissé le chiffon troplongtemps sur le nez, Issus.

— Je saisce que je fais, reprit le premier. (C’était le dénommé Issus.) Déposez-le àterre. Tu peux marcher ? demanda-t-il à Garion.

Son crâne raséétait hérissé de petits poils raides, et une longue balafre lui traversait levisage du front au menton, en passant par le trou ratatiné d’une orbite vide.Sa robe ceinturée était sale et pleine de taches.

— Lève-toi,ordonna Issus d’une voix sifflante, en lui flanquant un coup de pied dans lescôtes.

Garion essaya dese redresser. Il avait les jambes flageolantes, et dut s’appuyer d’une maincontre le mur pour ne pas tomber. Les pierres étaient luisantes d’humidité etcouvertes d’une sorte de moisissure.

— Amenez-le,commanda Issus.

Les deux autresprirent Garion par les bras et, le tirant plus qu’ils ne le portaient,l’entraînèrent le long du couloir humide, à la suite du borgne. Ilsdébouchèrent dans un vaste endroit voûté qui évoquait davantage une gigantesqueplace couverte qu’une salle. Le plafond était supporté par d’immenses pilierscouverts de sculptures et de petites étagères de pierre sur lesquelles étaientposées des myriades de lampes à huile, tandis que d’autres pendaient au bout delongues chaînes, haut au-dessus de leurs têtes. On avait une vague impressiond’animation confuse, car des groupes d’hommes en robes multicolores allaientd’un endroit à l’autre comme dans une sorte de stupeur rêveuse.

— Toi !éructa Issus à l’intention d’un jeune homme adipeux, aux yeux langoureux. Vadire à Saadi, le chef eunuque, que nous avons le garçon.

— Va le luidire toi-même ! riposta le jeune homme d’une petite voix flûtée. Je n’aipas d’ordres à recevoir des gens de ton espèce, Issus.

Issus luiflanqua une méchante claque sur la figure.

— Tu m’asfrappé ! se lamenta le petit gros en portant ses doigts à sa bouche.Regarde, je saigne !

Il tendit lamain pour montrer son sang.

— Si tu nefais pas ce que je te dis, c’est pour de bon que je vais te saigner, espèce degros lard, rétorqua Issus d’une voix atone, indifférente.

— Je vaisdire à Sadi ce que tu m’as fait.

— Ne tegêne surtout pas. Et tant que tu y seras, dis-lui que nous avons le garçon quela reine voulait.

Le jeune hommebedonnant s’empressa de détaler.

— Ah !ces eunuques ! cracha l’un des hommes qui soutenaient Garion.

— Ils ontleur utilité, gouailla l’autre, avec un rire rauque.

— Amenez legamin, ordonna Issus. Sadi n’aime pas qu’on le fasse attendre.

Ils traversèrentla zone éclairée, traînant toujours Garion.

Un groupe d’hommeshirsutes, en haillons, étaient assis, enchaînés, par terre.

— De l’eau,croassa l’un d’eux. Par pitié ! Il tendait une main implorante.

Issus s’arrêtapour regarder l’esclave avec étonnement.

— Pourquoia-t-il encore sa langue, celui-ci ? demanda-t-il au garde qui surveillaitles esclaves.

— Nousn’avons pas encore eu le temps de nous en occuper, répondit le garde avec unhaussement d’épaules.

— Prenez-le,fit Issus d’un ton comminatoire. Si l’un des prêtres l’entend parler, il teposera des questions, et ça risque de ne pas te plaire.

— Lesprêtres ne me font pas peur, rétorqua le garde, en jetant tout de même un coupd’œil plein d’appréhension par-dessus son épaule.

— Graveerreur, reprit Issus. Et apporte à boire à ces animaux. A quoi veux-tu qu’ils servent,une fois morts ?

Il repartit versun coin obscur, entre deux piliers, toujours suivi par les hommes quisoutenaient Garion, puis il s’arrêta à nouveau.

— Ecarte-toide mon chemin, intima-t-il à une créature tapie dans l’ombre.

La chose sedéplaça comme à contrecœur. Garion se rendit compte à sa grande horreur quec’était un énorme serpent.

— Valà-bas, avec les autres, lui signifia Issus en indiquant un coin plongé dans lapénombre, où une énorme masse semblait animée d’un mouvement confus, d’une sortede grouillement flasque. Garion entendait le faible crissement des écaillesfrottant les unes sur les autres. Le serpent qui leur avait barré le chemindarda frénétiquement sa langue en direction d’Issus, puis se glissasournoisement dans les ténèbres.

— Un jour,tu vas finir par te faire mordre, Issus, l’avertit l’un des hommes. Ilsn’aiment pas qu’on leur donne des ordres.

Issus eut unhaussement d’épaules dédaigneux et poursuivit son chemin.

— Sadi veutte parler, l’informa d’un ton méprisant le jeune eunuque grassouillet, alorsqu’ils arrivaient devant une large porte luisante. Je lui ai dit que tu m’avaisfrappé. Il est avec Maas.

— Parfait,répondit Issus en poussant la porte. Sadi, appela-t-il d’un ton impérieux, disà ton ami que j’arrive. Je ne voudrais pas qu’il commette l’irréparable parmégarde.

— Il teconnaît, Issus, fit une voix, de l’autre côté de la porte. Et il ne fait jamaisrien par erreur.

Issus entra etreferma la porte derrière lui.

— Tu peuxnous laisser, maintenant, annonça au jeune eunuque l’un des hommes quisoutenaient Garion.

— Je vaisoù Sadi me dit d’aller, répliqua le petit grassouillet, avec un reniflement.

— Et tuaccours au coup de sifflet de Sadi, aussi.

— C’estnotre problème, à Sadi et à moi, il me semble.

— Amenez-le,ordonna Issus en rouvrant la porte. Les deux hommes poussèrent Garion dans lapièce.

— Ont’attend ici, fit l’un d’eux nerveusement. Issus eut un gros rire, referma laporte avec le pied et traîna Garion devant un homme étique au regard mort,assis à une table sur laquelle était posée une unique lampe à huile dont lapetite flamme vacillante réussissait à peine à faire reculer les ténèbres. Ilcaressait doucement son crâne rasé avec les longs doigts d’une de ses mains.

— Tu peuxparler, mon garçon ? demanda-t-il à Garion.

Il avait unedrôle de voix de contralto, et sa robe soyeuse n’était pas multicolore maisd’un rouge intense.

— Jepourrais avoir un verre d’eau ? s’enquit Garion.

— Dans uninstant.

— Jevoudrais mon argent, maintenant, Sadi, décréta Issus.

— Quandnous serons sûrs que c’est bien le garçon qui nous intéresse, répondit Sadi.

— Demande-luicomment il s’appelle, souffla une voix chuintante dans l’obscurité, derrièreGarion.

— Je n’ymanquerai pas, Maas, rétorqua Sadi, l’air un peu agacé par cette suggestion. Cen’est pas la première fois que je fais ce genre de choses.

— Tu enmets un temps, commenta la voix sifflante.

— Dis-nouston nom, mon garçon, questionna Sadi.

— Doroon,mentit promptement Garion. J’ai vraiment très soif.

— Tu meprends pour un imbécile, Issus ? s’écria Sadi. Tu pensais que je mecontenterais de n’importe quel gamin ?

— C’estcelui que tu m’as demandé d’aller chercher, déclara Issus. Je n’y peux rien sites informations sont erronées.

— Tu as ditque tu t’appelais Doroon ? poursuivit Sadi.

— Oui,répondit Garion. Je suis mousse à bord du vaisseau de Greldik. Oùsommes-nous ?

— C’est moiqui pose les questions, ici, riposta Sadi.

— Il ment,susurra le sifflement sibilant, dans le dos de Garion.

— Je saisbien, Maas, répliqua calmement Sadi. C’est toujours comme ça au début. Ilscommencent tous par mentir.

— Nousn’avons pas le temps de finasser, reprit la voix sifflante. Donne-lui del’oret. Je veux la vérité, tout de suite.

— Comme tuvoudras, Maas, acquiesça Sadi.

Il se leva etdisparut un instant dans l’obscurité, de l’autre côté de la table. Garion entenditun petit cliquetis, puis le bruit d’un liquide coulant dans un récipient.

— Je terappelle que c’était ton idée, Maas, reprit Sadi. Si Belle s’énerve, je ne veuxpas être seul à porter le chapeau.

— Ellecomprendra, Sadi.

— Tiens,gamin, fit Sadi en revenant dans la lumière avec un gobelet de terre cuite.

— Euh...non, merci, dit Garion. Je n’avais pas si soif que ça, finalement.

— Tu feraismieux de boire ça, petit, insista Sadi. Si tu ne veux pas, je serai obligé dedemander à Issus de te tenir, et de te le verser dans la gorge. Ça ne te ferapas de mal, va.

— Avale,ordonna la voix sifflante.

— Ilvaudrait mieux que tu obéisses, conseilla Issus. Impuissant, Garion prit latasse. L’eau avait un drôle de goût amer, et semblait lui brûler la langue.

— Voilà quiest plus raisonnable, commenta Sadi en reprenant sa place derrière la table.Allons, tu disais donc que tu t’appelais Doroon.

— Oui.

— D’oùviens-tu, Doroon ?

— DeSendarie.

— Et d’oùça, en Sendarie ?

— Près deDarine, sur la côte septentrionale.

— Quefais-tu sur ce vaisseau cheresque ?

— Lecapitaine Greldik est un ami de mon père, raconta Garion, qui éprouvait tout àcoup, il n’aurait su dire pourquoi, le besoin de s’épancher. Mon père voulaitque j’apprenne le métier de marin. Il pensait qu’il valait mieux être matelotque fermier. Le capitaine Greldik a accepté de m’apprendre tout ce qui concerneles bateaux. Il dit que je ferai un bon moussaillon parce que je n’ai pas lemal de mer et que je n’ai pas peur de grimper dans les cordages qui retiennentles voiles. Je suis déjà presque assez fort pour manier les avirons moi-mêmeet...

— Commentas-tu dit que tu t’appelais, petit ?

— Garion,euh... je veux dire Doroon. Oui, Doroon, c’est ça, et...

— Quel âgeas-tu, Garion ?

— J’ai euquinze ans à Erastide dernier. Tante Pol dit que les gens qui sont nés àErastide ont beaucoup de chance, sauf que je n’ai pas remarqué que j’avais plusde chance que...

— Et quiest tante Pol ?

— C’est matante. Nous vivions à la ferme de Faldor, mais sire Loup est venu et...

— Commentles autres appellent-ils ta tante Pol ?

— Le roiFulrach l’a appelée Polgara, quand le capitaine Brendig nous a tous emmenés aupalais, en Sendarie. Et puis après nous sommes allés au palais du roi Anheg, auVal d’Alorie, et...

— Qui estsire Loup ?

— Mon grand-père.On l’appelle Belgarath. Je n’y croyais pas, mais il faut bien que ce soit vrai,parce qu’une fois il a...

— Etpourquoi avez-vous tous quitté la ferme de Faldor ?

— Je nesavais pas pourquoi, au début, mais j’ai appris par la suite que c’est parceque Zedar a volé l’Orbe d’Aldur du pommeau de l’épée du roi de Riva, et qu’ilfaut que nous la récupérions avant que Zedar ne l’apporte à Torak et ne leréveille et que...

— C’estbien le garçon que nous voulions, chuchota la voix sifflante.

Garion seretourna lentement. La pièce semblait mieux éclairée, maintenant, comme si lapetite flamme donnait davantage de lumière. Un très gros serpent au cou étrangementaplati et aux yeux brillants était dressé sur ses anneaux, dans un coin de lapièce.

— Nouspouvons l’emmener à Salmissra, maintenant, siffla le serpent.

Il redescenditau niveau du sol et rampa jusqu’à Garion qui sentit son museau sec et froid luieffleurer le mollet, mais bien qu’une partie secrète de sa conscience se fûtmise à hurler d’horreur en silence, il n’offrit aucune résistance tandis que lecorps écailleux montait lentement le long de sa jambe et s’enroulait autour delui, de sorte que la tête du serpent se trouva bientôt au niveau de son visageet que sa langue animée de mouvements spasmodiques lui caressa le visage.

— Sois ungentil garçon, lui sifflait le serpent à l’oreille. Très, très gentil.

Le reptile étaitlourd, et ses anneaux épais et froids.

— Par ici,petit, dit Sadi à Garion en se levant.

— Je veuxmon argent, répéta Issus.

— Oh !ça va, rétorqua Sadi, d’un ton presque méprisant. Il est là, ton argent :dans la bourse, sur la table.

Puis il seretourna et fit sortir Garion de la pièce.

Garion. La voix sèche qui s’était toujours faitentendre dans son esprit s’éleva tout à coup. Je veux que tu m’écoutesattentivement. Ne dis rien, et ne manifeste rien par ton expression.Ecoute-moi, c’est tout.

Q-quiêtes-vous ? demandasilencieusement Garion en luttant contre le brouillard qui lui embrumait lesidées.

Tu me connais, répondit la voix sèche. Maintenant,écoute-moi. Ils t’ont donné quelque chose qui te fait faire tout ce qu’ilsveulent. Laisse-toi aller, détends-toi et n’essaie pas de lutter.

Mais j’ai ditdes choses que je n’aurais pas dû dire et...

Ça n’a pasd’importance, maintenant. Fais ce que je dis, c’est tout. S’il se passe quelquechose et si ça devient dangereux, ne te débats pas. Je m’occuperai de tout,mais je ne peux pas le faire si tu résistes. Il faut que tu t’abandonnes pourque je puisse faire ce qui doit être fait.

Si tu terends compte tout d’un coup que tu es en train de faire ou de dire des chosesque tu ne comprends pas, n’aie pas peur et n’essaie surtout pas de résister. Cene sera pas eux ; ce sera moi.

Rassuré par ceréconfort silencieux, Garion suivit docilement Sadi l’eunuque, les anneaux deMaas pesant lourdement sur sa poitrine et ses épaules, le museau émoussé dureptile comme affectueusement blotti contre sa joue.

Ils entrèrentdans une vaste salle tendue de lourdes draperies. Des lampes à huile en cristalétincelaient au bout de chaînes d’argent. Une colossale statue de pierre, dontle tiers supérieur se perdait dans les ombres, loin au-dessus de leurs têtes,dressait sa masse titanesque à l’un des bouts de la salle, au-dessus d’unelarge estrade de pierre couverte de tapis et jonchée de coussins, sur laquelleétait placé un vaste divan qui n’était ni tout à fait un fauteuil ni tout àfait un canapé.

Une femme étaitvoluptueusement alanguie sur le divan. Elle s’admirait dans un grand miroir aucadre doré, placé sur un piédestal. Ses cheveux d’un noir d’encre cascadaientsur ses épaules et son dos. Elle portait une couronne d’or admirablementciselée, incrustée de joyaux, et une robe blanche de gaze diaphane qui necontribuait en rien à dissimuler son corps mais semblait bien plutôt fournir unsupport à ses parures de pierres précieuses. Sa peau était d’un blanc presquecrayeux sous le voile impalpable, et ses yeux très clairs, presque dépourvus decouleur, éclairaient un visage d’une beauté stupéfiante. Assis sur le côté decette plate-forme, les jambes repliées sous eux, deux douzaines d’eunuques aucrâne rasé, vêtus de robes écarlates, adoraient béatement du regard la femme etla statue qui se trouvait derrière elle.

Un jeune homme àl’air indolent, vêtu en tout et pour tout d’un pagne des plus succincts, seprélassait au milieu des coussins, sur l’un des côtés du divan. Il n’avait pasla tête rasée. Au contraire, ses cheveux et sa barbe étaient soigneusementbouclés. Il avait les yeux incroyablement maquillés, et arborait une moued’enfant gâté, boudeur.

La femme passaitdistraitement ses doigts dans ses boucles sans cesser de s’admirer dans lemiroir.

— La Reinea des visiteurs, annonça d’une voix chantante l’un des eunuques vautrés parterre.

— Ah !reprirent les autres, à l’unisson. Des visiteurs.

— Salut àtoi, Eternelle Salmissra, dit Sadi l’eunuque en se prosternant devant l’estradesur laquelle était nonchalamment étendue la femme aux yeux clairs.

— Qu’ya-t-il, Sadi ? demanda-t-elle, d’une voix profonde, vibrante d’une étrangesonorité rauque.

— Legarçon, ma Reine, annonça Sadi, le visage toujours collé au sol.

— Ons’agenouille devant la Reine des Serpents, siffla le serpent à l’oreille deGarion.

Les anneaux dureptile se resserrèrent sur le corps de Garion, et il tomba à genoux, terrassépar leur soudaine étreinte.

— Approche-toi,Maas, ordonna Salmissra.

— La Reineappelle le serpent bien-aimé, entonna l’eunuque.

— Ah.

Le reptile défitses lourds anneaux d’autour du corps de Garion et rampa en ondulant jusqu’aupied du divan, se redressa de la moitié de sa longueur au-dessus de la femmeallongée, puis se lova sur son corps, s’incurvant pour épouser ses formes. Lemuseau émoussé du serpent se tendit vers les lèvres de la femme, qui l’embrassaaffectueusement. La longue langue fourchue se darda vers son visage et Maascommença à lui susurrer quelque chose à l’oreille. Elle resta un momentalanguie sous l’étreinte du serpent, écoutant sa voix sifflante et regardantGarion de ses yeux aux paupières lourdes. Puis, écartant le reptile, la reinese leva et se pencha sur Garion.

— Bienvenueau pays des Hommes-Serpents, Belgarion, ronronna-t-elle.

Ce nom, qu’iln’avait jusque-là entendu que dans la bouche de tante Pol provoqua un chocétrange en lui. Il s’efforça de chasser le brouillard qui lui obscurcissaitl’esprit.

Pas encore, le prévint sa voix intérieure.

Salmissradescendit de l’estrade, son corps se mouvant avec une grâce sinueuse sous sarobe transparente. Elle prit Garion par un bras et le releva doucement, puis,quand il fut debout, elle lui effleura languissamment le visage. Elle avait lamain très froide.

— Quel beaujeune homme, souffla-t-elle, comme réfléchissant à haute voix. Si jeune, sichaud.

Son regardsemblait affamé.

Garion eutl’impression qu’une étrange confusion lui envahissait l’esprit. La boissonamère que Sadi lui avait fait prendre lui voilait la conscience comme un daissous lequel il se terrait, à la fois transi de crainte et étrangement attirépar la reine. Sa peau crayeuse, ses yeux morts lui faisaient horreur, mais enmême temps toute sa personne recelait comme une sorte d’invitation lascive, unepromesse de délices indicibles. Il fit, sans le vouloir, un pas en arrière.

— N’aie paspeur, mon Belgarion, lui dit-elle en feulant de plus belle. Je ne te ferai pasde mal — à moins que tu ne me le demandes. Tu ne seras investi ici que dedevoirs infiniment doux, et je t’enseignerai des choses dont Polgara elle-mêmen’a jamais rêvé.

— Ecarte-toide lui, Salmissra, fit le jeune homme d’un ton hargneux. Tu sais que je n’aimepas que tu t’occupes de quelqu’un d’autre.

Une lueurennuyée passa dans les yeux de la reine. Elle se détourna et braqua sur lejeune homme un regard plutôt froid.

— Je ne mesoucie plus guère de ce que tu aimes et de ce que tu n’aimes pas, Essia,déclara-t-elle.

Comment ?s’écria Essia, incrédule. Fais ce que je te dis, et tout de suite !

— Non,Essia, répondit-elle.

— Je vaiste punir ! menaça-t-il.

— Non,reprit-elle. Tu n’en feras rien. Ce genre de choses ne m’amuse plus. Tes petitsairs boudeurs et tes caprices commencent à m’ennuyer. Tu peux déguerpir.

Déguerpir ?

Essia ouvrit degrands yeux incrédules.

— Tu es répudié,Essia.

— Répudié ?Mais tu ne peux pas vivre sans moi. Tu l’as dit toi-même.

— Il nousarrive à tous de dire de temps en temps des choses que nous ne pensons pas.

Le jeune hommesembla se vider de sa morgue comme un seau d’où s’écoulerait l’eau. Il avalapéniblement sa salive et se mit à trembler.

— Quandpourrai-je revenir ? geignit-il.

— Jamais,Essia.

— Jamais ?hoqueta-t-il.

— Jamais,répéta-t-elle. Allez, maintenant, va-t’en sans faire d’histoires.

— Maisqu’est-ce que je vais devenir ? s’écria Essia. Il commença à pleurnicher,et le maquillage qui lui entourait les yeux se mit à couler grotesquement surson visage.

— Ne nousfatigue pas, Essia, laissa tomber Salmissra. Prends tes cliques et tes claques,et fiche le camp tout de suite ! J’ai un nouveau sigisbée.

Elle reprit saplace sur l’estrade.

— La Reines’est choisi un nouveau sigisbée, entonna l’eunuque.

— Ah !reprirent les autres en chœur. Bienvenue au sigisbée de l’Eternelle Salmissra,le plus heureux des hommes.

Le jeune hommeempoigna en sanglotant une robe rose et un coffret à bijoux orné de ciseluresprécieuses et descendit de l’estrade en titubant.

— C’est tafaute ! dit-il à Garion, d’un ton accusateur. Tu l’auras voulu !

Tout d’un coup,il tira une petite dague des plis de la robe drapée sur son bras.

— Je vaiste régler ton compte, hurla-t-il en élevant sa dague, prêt à frapper.

Il n’y eut pasde pensée consciente, cette fois, aucun effort de volonté. La force déferla surlui sans prévenir, repoussant Essia, détournant le bras du giton, qui frappafurieusement le vide avec son stylet, puis la force reflua, comme une vague seretire.

Essia plongea ànouveau en avant, les yeux fous et la dague levée. La force submergea à nouveauGarion, plus forte, cette fois, refoulant le jeune homme, lequel tomba à terre,lâchant sa dague qui rebondit sur les dalles de pierre avec un tintement clair.

Ses yeux jetantdes éclairs, Salmissra tendit la main vers Essia, prostré par terre, et claquadeux fois des doigts. Si vite qu’on aurait presque dit une flèche tirée par unarc, un petit serpent vert fila de sous le divan, la gueule grande ouverte surun sifflement qui évoqua le grondement d’un chien hargneux. Il frappa une seulefois, mordant Essia en haut de la jambe, puis s’esquiva rapidement sur le côtéavant de braquer sur lui le regard de ses yeux morts.

Essia étouffa unhoquet et devint blanc d’horreur. Il tenta de se relever, mais ses jambes etses bras se dérobèrent soudain sous lui, glissant sur les pierres luisantes. Ilpoussa un cri étranglé, puis entra en convulsions et se mit à heurterfrénétiquement le sol de ses talons en battant l’air de ses deux bras. Ses yeuxse révulsèrent, se braquant dans le vide, et un jet de bave verte lui jaillitde la bouche comme d’une fontaine. Il s’arqua en arrière, chacun de ses musclesse crispant sous sa peau, puis il eut un spasme de tout le corps, comme un coupde fouet, dans lequel il se souleva du sol. Et lorsqu’il retomba, il étaitmort.

Salmissra leregarda mourir de ses yeux inexpressifs et incolores, sans manifester lemoindre intérêt, sans une once de colère ou de regret.

— Justiceest faite, annonça l’eunuque.

— Prompteest la justice de la Reine du Peuple des Serpents, répondirent les autres, enécho.

Chapitre 28

Ils lui firentprendre toutes sortes de mixtures, certaines amères, d’autres d’une douceurécœurante, et son esprit semblait s’abîmer plus profondément dans le néantchaque fois qu’il portait une coupe à ses lèvres. Ses yeux commençaient à luijouer des tours étranges. Il avait confusément l’impression que le monde avaitété subitement englouti et que tout se déroulait maintenant sous l’eau. Lesmurs ondoyaient et les silhouettes des eunuques à genoux semblaient vaciller etonduler comme des algues dans le courant, au gré du flux et du reflux de lamarée. Les lampes étincelaient, telles de lentes fontaines lumineuses d’oùauraient jailli des joyaux flamboyant de mille couleurs. Garion s’était laissétomber, comme grisé, les yeux noyés de lumières et la tête vide, sur l’estrade,à côté du divan de Salmissra. Il n’avait plus aucune notion du temps, plus dedésirs, plus de volonté. Il songeait parfois brièvement, assez distraitement, àses amis, mais la pensée qu’il ne les reverrait jamais ne lui procurait qu’unregret fugitif, une mélancolie temporaire plutôt agréable. Et lorsqu’une foisil versa un pleur de cristal sur leur perte, la larme roula sur son poignet etse mit à resplendir d’une beauté tellement étrangère à cette terre qu’ils’absorba complètement dans sa contemplation.

— Commenta-t-il fait ça ? demandait la voix de la reine, quelque part dans son dos.

Et sa voix étaitd’une telle beauté que sa musique transperçait l’âme de Garion.

— Il a despouvoirs, répondit Maas, sa voix de serpent raclant les nerfs de Garion, lesfaisant vibrer comme les cordes d’un luth. Son pouvoir est encore indompté, iln’est pas canalisé, mais très puissant. Attention à lui, bien-aimée Salmissra.Il est capable de détruire sans le vouloir.

— Je ledominerai, dit-elle.

— Peut-être,reprit le serpent.

— Lasorcellerie requiert de la volonté, souligna Salmissra. Eh bien, je l’enpriverai à jamais. Tu as le sang froid, Maas, tu ne connais pas le feu quiemplit les veines au goût de l’oret, de l’athal ou du kaldiss. Tu n’es en proiequ’à de froides passions, tu ne peux pas savoir combien le corps peut réduirel’esprit en esclavage. Je lui endormirai l’esprit et j’ensevelirai sa volontésous l’amour.

— L’amour,Salmissra ? releva le serpent d’un air vaguement amusé.

— Ce termeen vaut un autre. Appelle ça de l’appétit, si tu veux.

— Voilàquelque chose que je peux comprendre, acquiesça Maas. Mais ne le sous-estimepas — et ne surestime pas non plus ton propre pouvoir. Son esprit n’estpas celui d’un être ordinaire. Il y a en lui quelque chose d’étrange que je n’arrivepas à cerner.

— On verrabien. Sadi ! appela-t-elle.

— Oui, maReine, répondit l’eunuque.

— Emmène-le.Fais-lui prendre un bain et dis qu’on le parfume. Il sent les bateaux, legoudron et le sel de la mer. Je n’aime pas cette odeur qu’ont les Aloriens.

— Tout desuite, Eternelle Salmissra.

Garion fut menévers un endroit où il y avait de l’eau chaude. On lui ôta ses vêtements, on leplongea dans l’eau, on le savonna et on le replongea dans l’eau. On luienduisit le corps d’huiles parfumées et on lui noua un court pagne autour deshanches. Puis on le prit assez fermement par le menton et on lui appliqua durouge sur les joues. C’est alors seulement qu’il se rendit compte que lapersonne qui lui fardait le visage était une femme. Lentement, presque sanscuriosité, il laissa ses yeux dériver autour de la salle d’eau et se renditcompte qu’en dehors de Sadi, il n’était entouré que de femmes. Il lui semblaitque quelque chose aurait dû l’ennuyer, quelque chose qui avait un rapport avecle fait de se montrer nu en présence de femmes — mais il n’arrivait pas àse rappeler ce que c’était.

Lorsque lamaquilleuse eut fini de lui peindre le visage, Sadi l’eunuque lui prit le braset le mena de nouveau à travers les corridors étroits, mal éclairés, quiconduisaient à la salle où Salmissra se prélassait sur son divan, au pied de lastatue, et s’admirait dans la psyché placée à côté d’elle.

— C’esttellement mieux comme ça, déclara-t-elle en toisant Garion des pieds à la têted’un air appréciatif. Il est bien plus musclé que je ne pensais. Amenez-le-moi.

Sadi conduisitGarion sur le côté du divan de la reine et le fit asseoir, d’une légèrepoussée, au milieu des coussins, à la place qu’avait occupée Essia.

Salmissra tenditla main et lui effleura le visage et la poitrine du bout de ses doigts froids,d’un mouvement languide de la main. Ses pupilles semblaient brûler d’une flammeintérieure ; elle écarta légèrement les lèvres. Les yeux de Garion sefixèrent sur son bras pâle. Il n’y avait pas trace de poils sur cette peaublanche.

— Lisse,dit-il vaguement en s’efforçant de se fixer sur cette particularité.

— Bien sûr,mon Belgarion, murmura-t-elle. Les serpents n’ont pas de poils, et je suis laReine des Serpents.

Lentement, illeva un regard étonné sur les tresses noires, luxuriantes, qui retombaient surl’une de ses épaules d’albâtre.

— Queceux-là, reprit-elle en effleurant ses boucles avec une sorte de vanitésensuelle.

— Comment ?articula-t-il.

— C’est unsecret, répondit-elle en riant. Un jour, peut-être, je te montrerai. Tuvoudrais savoir ?

— Sansdoute.

— Dis-moi,Belgarion, tu me trouves belle ?

— Sûrement.

— Quel âgeme donnerais-tu ?

Elle tendit lesbras pour lui faire admirer son corps à travers la gaze diaphane de sa robe.

— Je nesais pas, fit Garion. Plus que moi, mais pas beaucoup.

Un soupçon decontrariété effleura son visage.

— Devine,ordonna-t-elle non sans rudesse.

— Trenteans, peut-être, risqua-t-il, troublé.

— Trente ?répéta-t-elle, offusquée.

Elle se tournaprécipitamment vers son miroir et examina attentivement son visage.

— Tu esaveugle, petit imbécile ! cracha-t-elle en se livrant à un nouvel examenattentif. Ce n’est pas là le visage d’une femme de trente ans. Vingt-trois,vingt-cinq, tout au plus.

— Commevous voudrez, acquiesça-t-il.

— Vingt-troisans, déclara-t-elle fermement. Pas un jour de plus.

— Bien sûr,dit-il doucement.

— Croirais-tuque j’ai bientôt soixante ans ? demanda-t-elle, les yeux durs comme dusilex, tout à coup.

— Non,répondit Garion en hochant la tête en signe de dénégation, je ne le croiraisjamais. Pas soixante ans.

— Tu esvraiment un charmant garçon, Belgarion, souffla-t-elle avec un regard fondant.

Ses doigtsretrouvèrent le chemin de son visage, l’effleurant, le caressant, esquissantses traits. Doucement, sous la peau diaphane de son épaule et de sa gorge nues,de curieuses taches de couleur commencèrent à apparaître, des marbruresindistinctes, vertes et mauves, qui semblaient changer et palpiter, devenanttrès visibles puis s’estompant. Les tavelures gagnèrent son torse, et il putbientôt voir, sous sa robe transparente, les couleurs qui semblaient grouillersous sa peau.

Maas serapprocha en rampant, ses yeux morts s’avivant soudain d’une étrange adoration.Le réseau de couleurs de sa propre peau écailleuse faisait si bien écho auxteintes qui commençaient à apparaître sur le corps de la reine des serpents quelorsqu’il vint draper l’une de ses circonvolutions autour de ses épaules, ildevint impossible de distinguer avec précision la frontière entre la femme et lereptile.

Si Garionn’avait pas été anéanti dans une sorte de stupeur, il aurait reculé avechorreur devant le spectacle qu’offrait maintenant la reine. Ses yeux sanscouleur, sa peau jaspée avaient quelque chose de reptilien, et son expressionouvertement lubrique évoquait des appétits terrifiants. Pourtant, elle était enmême temps terriblement séduisante, et il se sentait attiré malgré lui par sasensualité débridée.

— Viensplus près, mon Belgarion, ordonna-t-elle doucement. Je ne vais pas te faire demal.

Elle le dévoraitdes yeux, se repaissant de la joie de sa possession. Sadi l’eunuque s’éclaircitalors la voix.

— Divinereine, annonça-t-il, l’émissaire de Taur Urgas souhaiterait vous dire un mot.

— L’envoyéde Ctuchik, tu veux dire, fit Salmissra, un peu agacée.

Puis une idéesembla lui passer par la tête, et elle esquissa un sourire malicieux. Lesmarbrures de sa peau s’estompèrent.

— Faisentrer le Grolim ! commanda-t-elle à Sadi. Sadi s’inclina et se retirapour revenir un moment plus tard avec un homme au visage balafré, vêtu comme unMurgo.

— Bienvenueà l’émissaire de Taur Urgas, entonna l’eunuque.

— Bienvenue,reprit le chœur.

Attention,maintenant, fit la voixsèche dans l’esprit de Garion. C’est celui que nous avons vu au port.

Garion regardaplus attentivement le Murgo ; c’était bien lui, en effet.

— Salut àToi, Eternelle Salmissra, déclara le Murgo, d’un ton cérémonieux, ens’inclinant d’abord devant la reine, puis devant la statue qui la dominait detoute sa hauteur. Taur Urgas, roi de Cthol Murgos adresse ses salutations àl’Esprit d’Issa et à sa servante.

— EtCtuchik, Grand Prêtre des Grolims, ne me fait-il point rendre hommage ?demanda-t-elle les yeux brillants.

— Certes,opina le Grolim. Mais cela se fait d’ordinaire en privé.

— Le messageque tu transmets ici, l’apportes-tu pour le compte de Taur Urgas ou deCtuchik ? insista-t-elle, en se retournant pour examiner son reflet dansle miroir.

— Pourrais-jem’entretenir en privé avec Votre Grandeur ? demanda le Grolim.

— Noussommes en privé.

— Mais...fit-il, avec un coup d’œil évocateur sur les eunuques vautrés par terre.

— Lesdomestiques attachés à ma personne, précisa-t-elle. Une reine nyissienne nereste jamais seule. Tu devrais le savoir, depuis le temps.

— Etcelui-ci ? s’enquit le Grolim en indiquant Garion.

— Ce n’estqu’un serviteur d’une espèce un peu particulière.

— Comme ilplaira à Votre Grandeur, fit le Grolim en haussant les épaules. Je vous salueau nom de Ctuchik, Grand Prêtre des Grolims et Disciple de Torak.

— La servanted’Issa salue Ctuchik de Rak Cthol, déclama-t-elle protocolairement. Qu’attendde moi le Grand Prêtre des Grolims ?

— Legarçon, Votre Grandeur, lâcha abruptement le Grolim.

— Quelgarçon ?

— Celui quevous avez enlevé à Polgara et qui est maintenant assis à vos pieds.

— Transmetsmes regrets à Ctuchik, répondit-elle avec un rire méprisant, mais ce seraimpossible.

— Il n’estpas prudent de refuser d’accéder aux désirs de Ctuchik, l’avertit le Grolim.

— Il estencore moins prudent d’exiger quoi que ce soit de Salmissra dans son proprepalais. Que m’offre Ctuchik en échange du garçon ?

— Sonindéfectible amitié.

— Quelbesoin la Reine des Serpents aurait-elle d’avoir des amis ?

— De l’or,alors, proposa le Grolim, un peu ennuyé.

— Jeconnais le secret de l’or rouge des Angaraks. Il n’entre pas dans mesintentions d’en devenir l’esclave. Garde ton or, Grolim.

— Puis-jeme permettre de vous dire que vous jouez un jeu très dangereux, VotreGrandeur ? proféra froidement le Grolim. Vous vous êtes déjà attiré l’inimitiéde la reine Polgara. Avez-vous vraiment les moyens de vous faire un ennemi deCtuchik ?

— Je n’aipas peur de Polgara, rétorqua-t-elle. Ni de Ctuchik.

— Labravoure de la reine est digne d’éloges, articula-t-il sèchement.

— Celacommence à devenir fastidieux. Mes conditions sont simples. Va dire à Ctuchikque je détiens l’ennemi de Torak, et que je le garderai, à moins que...

Elle ne finitpas sa phrase.

— A moinsque quoi, Votre Grandeur ?

— Peut-être,si Ctuchik voulait bien parler pour moi à Torak, pourrions-nous parvenir à unaccord.

— Quellesorte d’accord ?

— J’apporteraisle garçon à Torak en cadeau de noces.

Le Grolim accusale coup.

— Si Torakveut faire de moi son épouse et me donner l’immortalité, je lui livreraiBelgarion.

— Le mondeentier sait que le Dieu Dragon des Angaraks est plongé dans le sommeil, objectale Grolim.

— Mais ilne dormira pas éternellement, énonça platement Salmissra. Les prêtres angarakset les sorciers d’Alorie ont toujours paru oublier que Salmissra l’Eternellesavait tout aussi bien qu’eux lire les signes dans les cieux. L’heure du réveilde Torak approche. Dis à Ctuchik que le jour où j’épouserai Torak, Belgarionsera à lui. Mais que jusqu’à ce jour, il demeurera entre mes mains.

— Jetransmettrai votre message à Ctuchik, dit le Grolim avec une courbette raide,glaciale.

— Tu peuxdonc disposer, déclara-t-elle en accompagnant ses paroles d’un geste désinvoltede la main.

C’est donc ça, fit la voix intérieure de Garion aprèsle départ du Grolim. J’aurais dû m’en douter.

Maas, leserpent, leva soudain la tête, son grand capuchon s’enflant et ses yeux brûlantcomme des braises.

— Prendsgarde ! siffla-t-il.

— AuGrolim ? répliqua Salmissra en riant. Je n’ai rien à craindre de lui.

— Pas auGrolim, à celui-là, chuinta Maas en dardant sa langue en direction de Garion.Son esprit est en éveil.

— C’estimpossible, objecta-t-elle.

— Pourtant,son esprit est bel et bien éveillé. Je pense que ce n’est pas sans rapport aveccette chose en métal qu’il porte autour du cou.

— Eh bien,retire-la-lui ! ordonna-t-elle au serpent.

Reste bientranquille, dit à Garionsa voix intérieure. N’essaie pas de lutter.

Incapable deréagir, Garion regarda le museau émoussé se rapprocher. Maas leva la tête, soncapuchon se renflant, sa langue se dardant frénétiquement. Lentement, il sepencha en avant. Son nez effleura l’amulette d’argent accrochée au cou deGarion.

Une formidableétincelle bleue jaillit au moment où la tête du serpent entrait en contact avecl’amulette. Garion reconnut la houle familière, maintenant étroitementcontrôlée, circonscrite en un seul point. Maas s’enroula sur ses anneaux etl’éclair bondit de l’amulette, grésilla dans l’air, unissant le disque d’argentau nez du reptile. Les yeux du serpent commencèrent à se racornir tandis que dela fumée s’échappait de ses narines et de sa gueule béante.

Puis il n’y eutplus d’étincelle, et le corps du serpent mort se recroquevilla et se mit à setortiller convulsivement sur le sol de pierre polie de la salle.

— Maas !hurla Salmissra.

Les eunuquess’écartèrent précipitamment du serpent, agité de mouvements spasmodiques.

— MaReine ! balbutia un fonctionnaire au crâne rasé, depuis la porte. C’est lafin du monde !

— Qu’est-ceque tu racontes ? s’écria Salmissra, en détachant son regard du corpstétanisé du reptile.

— Le ciels’est éteint ! Le midi est aussi noir que la minuit ! La ville estplongée dans la terreur !

Chapitre 29

Dans le tumultequi suivit cette déclaration, Garion resta calmement assis sur les coussins àcôté du trône de Salmissra, tandis que sa voix intérieure lui parlait trèsvite.

Reste bientranquille, surtout, luidisait-elle. Pas un mot, pas un geste.

— Que l’onfasse immédiatement venir mes astronomes ! ordonna Salmissra. Je veuxsavoir pourquoi je n’ai pas été avertie de cette éclipse.

— Ce n’estpas une éclipse, ma Reine, gémit le fonctionnaire au crâne rasé en rampant surle sol luisant, non loin de Maas, toujours agité de spasmes. L’obscurité esttombée comme un grand rideau noir. On aurait dit un mur en mouvement. Il aenglouti le soleil sans un bruit. Il n’y a pas eu un souffle de vent, pas unegoutte de pluie, pas un coup de tonnerre. Nous ne reverrons jamais le soleil,fit-il en éclatant en sanglots.

— Vas-tucesser, espèce d’imbécile ! vociféra Salmissra. Lève-toi tout desuite ! Emmène-le, Sadi, il parle à tort et à travers. Va voir le ciel, etreviens ici. Il faut que je sache ce qui se passe.

Sadi s’ébroua unpeu comme un chien qui sort de l’eau et détacha ses yeux fascinés du souriremortel figé sur la tête de Maas. Il releva sans ménagements le fonctionnairebouffi de larmes et le fit sortir de la pièce.

Salmissra setourna alors vers Garion.

— Commentas-tu fait cela ? demanda-t-elle en tendant le doigt vers la formeconvulsée de Maas.

— Je nesais pas, répondit-il.

Son esprit étaittoujours englouti dans le brouillard. Seul le recoin tranquille d’où s’élevaitla voix était en éveil.

— Retirecette amulette, commanda-t-elle.

Docilement,Garion tendit les mains vers le médaillon. Mais tout à coup, ses mains sefigèrent. Elles ne voulaient pas bouger. Il les laissa retomber.

— Je nepeux pas, dit-il.

— Enlève-la-lui,enjoignit-elle à l’un des eunuques. L’homme jeta un coup d’œil au serpent mort,puis regarda Garion et secoua la tête en reculant, terrifié.

— Tu vasfaire ce que je te dis, oui ? tempêta la Reine des Serpents d’un tonaigre.

Mais un bruitformidable ébranlait le palais, se réverbérant dans les corridors. Il y eutd’abord un bruit de griffes grattant un bois épais, puis le vacarme d’une murailleen train de s’écrouler, et tout au bout d’une galerie obscure, quelqu’un poussaun hurlement d’agonie.

La consciencesèche qui lui parlait intérieurement s’étendit, s’informant.

Ah, tout demême, dit-elle avec unsoulagement évident.

— Qu’est-cequi se passe là-bas ? éclata Salmissra.

Viens avecmoi, fit la voix dansl’esprit de Garion. J’ai besoin de ton aide.

Garion mit sesmains sous lui comme pour se lever

Non. Pascomme ça.

Une étrangeimage de division se présenta à l’esprit de Garion. Abstraitement, il voulut laséparation et sentit qu’il s’élevait tout en restant immobile. Tout d’un coup,il ne sentit plus son corps, ses bras, ses jambes, et pourtant, il avait uneimpression de mouvement. Il se vit, il vit son propre corps, stupidement assissur les coussins, aux pieds de Salmissra.

Vite, lui dit sa voix intérieure.

Il n’occupaitplus son propre corps ; il lui semblait être ailleurs, à côté. Une formevague était là, auprès de lui, informe et en même temps très familière. Labrume qui lui obscurcissait le cerveau s’était dissipée ; il se sentait enpleine possession de ses moyens.

— Quiêtes-vous ? demanda-t-il à la forme, à côté de lui.

— Ce n’estpas le moment de t’expliquer. Vite, il faut que nous les ramenions avant queSalmissra n’ait le temps d’intervenir.

— Ramenerqui ?

— Polgaraet Barak.

— TantePol ? Où est-elle ?

Viens,reprit la voix d’un ton pressant. Ensemble, Garion et l’étrange présence à soncôté parurent planer dans l’air vers la porte fermée. Ils passèrent au travers,comme s’ils n’étaient qu’une vapeur inconsistante, et se retrouvèrent dans lecouloir, de l’autre côté.

Puis ilss’élevèrent, comme s’ils volaient, dans le corridor, mais sans la moindresensation de vent sifflant à leurs oreilles ou même de mouvement, et un instantplus tard, ils émergeaient dans la vaste salle couverte où Issus avait amenéGarion en arrivant au palais. Alors ils se stabilisèrent au beau milieu duvide.

Environnée d’unhalo de haine, ses yeux splendides lançant des éclairs, tante Pol arpentait l’immensehalle, accompagnée d’un ours hirsute qui la dominait de toute sa hauteur et queGarion connaissait bien. On avait vaguement l’impression de reconnaître levisage de Barak dans ce faciès bestial, mais toute trace d’humanité en étaitbannie. Les yeux de l’animal brûlaient d’une rage démente et il ouvrait unegueule démesurée.

Les gardestentèrent désespérément de repousser l’ours à l’aide de longues piques, mais labête les balaya comme autant d’allumettes et abattit sur les hommes ses griffesqui fouaillaient l’air, les écrasant dans son étreinte avant de les ouvrir endeux. On aurait pu suivre tante Pol et l’ours à la trace de cadavresdéchiquetés et de morceaux de chair encore palpitante qu’ils abandonnaientderrière eux.

Les serpents quise blottissaient naguère dans les coins grouillaient maintenant sur le sol,mais sitôt qu’ils entraient en contact avec la lumière fulgurante qui nimbaittante Pol, ils mouraient comme Maas avait succombé.

Tante Polabattait systématiquement toutes les portes, d’un mot et de quelques gestes.Qu’un mur épais lui barrât le chemin, et elle le faisait disparaître enpoussière, comme s’il avait été fait de toiles d’araignées.

Barak seprécipita avec un rugissement dément dans la salle chichement éclairée, endétruisant tout sur son passage. Un eunuque fit en glapissant une tentativedésespérée pour grimper à l’un des piliers. Mais, se dressant sur ses pattes dederrière, la grande bête lui enfonça ses griffes dans le dos et le fit tomber àterre. Les hurlements de l’homme s’achevèrent brutalement dans un jaillissementde sang et de cervelle lorsque les redoutables mâchoires se refermèrent avec uncraquement écœurant sur sa tête.

— Polgara !appela silencieusement la présence à côté de Garion. Par ici !

Tante Pol fitvolte-face.

— Suis-nous,dit l’entité. Vite !

Puis, suivis detante Pol et de Barak, fou furieux, Garion et cette autre partie de lui-même seretrouvèrent en train de planer le long du couloir qui les ramenait versSalmissra et le corps à demi inconscient qu’ils venaient de quitter.

Garion et sonétrange compagnon franchirent à nouveau la lourde porte fermée.

Salmissra, dontla nudité marbrée de taches à peine voilées par la robe diaphane évoquaitmaintenant davantage la colère que la lubricité, était penchée sur la forme auregard vide avachie sur les coussins.

— Réponds-moi !hurlait-elle. Réponds-moi !

— Quandnous serons revenus à nous,fit la présence immatérielle, laisse-moi prendre les choses en mains. Nousn’aurons pas trop de temps devant nous.

Alors ils furentde retour. L’espace d’un instant, Garion sentit son corps frémir, et il seretrouva en train de regarder au-dehors par ses propres yeux, mais lebrouillard qui le submergeait auparavant revint en force.

— Quoi ?articulèrent ses lèvres, bien qu’il n’eût pas consciemment formé ce mot.

— Je tedemande si tout ceci est ton œuvre ? demanda Salmissra.

— Quoidonc ?

La voix quisortait de sa bouche ressemblait à la sienne, mais avec une différence subtile.

— Tout ça,reprit-elle. Les ténèbres. Cette offensive sur mon palais.

— Je nepense pas. Comment aurais-je pu faire tout ça ? Je ne suis qu’un pauvregarçon.

— Ne menspas, Belgarion, s’exclama-t-elle d’un ton impérieux. Je sais qui tu es et ceque tu es. Il faut que ce soit toi. Belgarath lui-même n’aurait pas puobscurcir le soleil. Je t’avertis, Belgarion, ce que tu as bu aujourd’hui estla mort. En cet instant précis, le poison qui coule dans tes veines est entrain de te tuer.

— Pourquoim’as-tu fait ça ?

— Pour tegarder. Il te faudra en reprendre, ou c’est la mort. Tu devras boire, tous lesjours de ta vie, ce que je suis seule à pouvoir te donner, ou tu mourras. Tu esà moi, Belgarion. A moi !

Des hurlementsde désespoir s’élevaient de l’autre côté de la porte.

La Reine desSerpents leva les yeux, surprise, et se tourna vers la gigantesque statue quise trouvait derrière elle. Elle s’inclina en une révérence cérémonieuse et semit à décrire dans le vide une série de mouvements compliqués avec ses mains,en prononçant une formule interminable dans une langue que Garion n’avaitencore jamais entendue, une langue au rythme étrange, pleine de sifflementsgutturaux.

La lourde portevola en éclats, et tante Pol se dressa dans l’ouverture, les yeux pleins d’unecolère mortelle, sa mèche blanche étincelant sur son front. L’ours énorme quiétait à ses côtés poussa un rugissement. Il avait les dents dégoulinantes desang, et des lambeaux de chair pendaient de ses griffes.

— Jet’avais prévenue, Salmissra, déclara tante Pol, et sa voix recelait une menacemortelle.

— Ne faispas un pas de plus, Polgara, intima la reine, sans se retourner, ou le garçonmourra. Rien ne pourra le sauver si tu t’attaques à moi.

Tante Pols’immobilisa.

— Que luias-tu fait ? demanda-t-elle.

— Regarde-le,répondit Salmissra. Il a bu de l’athal et du kaldiss. Leur feu coule dans sesveines en cet instant même. Et il en aura très bientôt à nouveau besoin.

Ses doigtsesquissaient toujours leurs mouvements sinueux dans le vide, et son visageétait tendu dans une extrême concentration. Ses lèvres se remirent à articulerde rauques chuintements.

— Est-cevrai ? questionnala voix de tante Pol, dans l’esprit de Garion.

On ledirait bien, répondit la voix sèche. Ils lui ont fait boire des choses,et il n’est plus lui-même.

— Quiêtes-vous ? interrogeatante Pol, en ouvrant de grands yeux.

— J’aitoujours été là, Polgara. Tu ne le savais pas ?

— Garionle sait-il ?

— Ilsait que je suis là. Il ne sait pas ce que cela veut dire.

— Nousen reparlerons plus tard,décida-t-elle. Faites bien attention. Voilà ce qu’il faut faire.

Une vagued’images confuses se succédèrent dans l’esprit de Garion.

Vousavez compris ?

— Biensûr. Je vais lui montrer.

— Vousne pouvez pas le faire vous même ?

— Non,Polgara, répondit lavoix sèche. Le pouvoir en jeu est le sien. Pas le mien. Ne t’inquiète paspour lui. Nous nous comprenons, tous les deux.

Garion sesentait étrangement à l’écart de la conversation qui se déroulait dans sonesprit.

Garion,dit calmement sa voix intérieure. Je veux que tu penses à ton sang.

— Monsang ?

— Nousallons être obligés d’en changer pendant un moment.

— Pourquoi ?

— Pourbrûler le poison qu’ils t’ont fait prendre. Allons, concentre-toi sur ton sang,maintenant.

Garions’exécuta.

Voilàcomment tu veux qu’il devienne. Garion eut une vision de jaune.

— Tu ascompris ?

— Oui.

— Alorsvas-y. Maintenant !

Garion plaça lebout de ses doigts sur sa poitrine et banda sa volonté sur son changement desang. Il eut tout à coup l’impression de s’embraser. Son cœur se mit à battre àgrands coups, et une sueur gluante commença à lui ruisseler sur tout le corps.

Encore un peu, dit la voix.

Garion allaitmourir. Le sang modifié rugissait dans ses veines et il se mit à tremblerviolemment. Son cœur faisait des embardées dans sa poitrine. Un voile noir luitomba devant les yeux, et il s’inclina lentement vers l’avant.

Maintenant ! ordonna brutalement la voix. Change-leà nouveau.

Et puis tout futfini. Les battements du cœur de Garion se calmèrent, puis reprirent un rythmenormal. Il était épuisé, mais l’hébétude dans laquelle il avait été plongés’était dissipée.

C’est fini,Polgara, dit l’autreGarion. Tu peux faire ce qui doit être fait, maintenant.

Le visage detante Pol, jusqu’alors tendu par l’angoisse, devint implacable. Elle s’avançasur le sol luisant en direction de l’estrade.

— Retourne-toi,Salmissra, commanda-t-elle. Retourne-toi, et regarde-moi.

Mais la reineavait élevé les mains au-dessus de sa tête, et les sifflements âpres quis’échappaient de ses lèvres avaient maintenant la force d’un hurlement.

Alors, loinau-dessus de leurs têtes, dans les ténèbres du plafond, les yeux de lagigantesque statue s’ouvrirent et se mirent à brûler d’un feu d’émeraude,intense, auquel fit écho la soudaine luminescence d’un joyau vert qui ornait lacouronne de Salmissra.

Et la statue semit en mouvement, dans un grincement formidable de montagne qui s’ébranle.L’immense bloc de roche dans lequel le colosse avait été taillé fléchit,s’arqua, et la statue fit un pas en avant, puis un autre.

— Pourquoim’as-tu appelé ? demanda une voix terrible, issue de lèvres inflexibles,et la voix retentissait dans la poitrine de la formidable créature de pierre.

— Viens ausecours de Ta servante, Incommensurable Issa, implora Salmissra en se tournantd’un air triomphant vers tante Pol. Cette vile sorcière a fait intrusion dansTon domaine pour m’assassiner. Ses pouvoirs maléfiques sont d’une tellepuissance que nul ne peut lui résister. Je suis Ta promise, et je me place sousTa protection.

— Quiest-elle pour profaner mon temple ? questionna la statue dans un immensegrondement. Qui ose lever la main sur mon élue et ma bien-aimée ?

Les yeuxd’émeraude brillaient d’une terrible colère dans la face de l’énorme statue,qui dominait de toute sa hauteur tante Pol, plantée toute seule au milieu dusol luisant.

— Tu esallée trop loin, Salmissra, déclara tante Pol, impavide. Tu n’avais pas ledroit.

La Reine desSerpents éclata d’un rire méprisant.

— Pas ledroit ? Que signifient tes interdits ? Disparais, maintenant, ouapprête-toi à affronter la colère du Divin Issa. Libre à toi de t’opposer à unDieu, si tel est ton désir !

— Tul’auras voulu, annonça tante Pol.

Elle se redressaet prononça un mot, un seul. Le rugissement qui se fit entendre dans l’espritde Garion à ce mot fut effroyable. Puis, tout d’un coup, elle se mit à grandir.Pied après pied, elle s’éleva, poussant comme un arbre, grossissant,grandissant, prenant des proportions gigantesques devant les yeux éberlués deGarion. En moins d’un instant, elle était face à face avec le grand Dieu depierre et le considérait d’égal à égal.

— Polgara ?La voix du Dieu avait des accents étonnés. Pourquoi as-tu fait ça ?

— Je suisvenue en accomplissement de la Prophétie, Seigneur Issa, expliqua-t-elle. Taservante vous a trahis, Tes frères et Toi-même.

— Cela nese peut, répliqua Issa. Elle est mon élue. Son visage est le visage de mabien-aimée.

— C’estbien son visage, mais ce n’est pas la Salmissra qu’aimait Issa. Une centaine deSalmissra T’ont servi dans ce temple, depuis la mort de Ta bien-aimée.

— Samort ? releva le Dieu.

Et terribleétait son incrédulité.

— Ellement ! glapit Salmissra. Je suis Ta bien-aimée, ô Seigneur. Ne Te laissepas détourner de moi par ses mensonges. Tue-la !

— L’issuede la Prophétie est proche, annonça tante Pol. Le jeune garçon qui se trouveaux pieds de Salmissra est son instrument. Il doit m’être restitué, ou laProphétie ne verra pas son accomplissement.

— L’aboutissementde la Prophétie sera bien vite venu, reprit le Dieu.

— Pas sivite que cela, Seigneur Issa. Il est plus tard que Tu ne penses. Ton sommeil aexcédé les siècles.

— C’est uneimposture ! Un blasphème ! s’écria désespérément Salmissra en secramponnant à la cheville du gigantesque Dieu de pierre.

— Il va mefalloir éprouver la vérité de tout ceci, articula lentement le Dieu. Long etprofond fut mon sommeil, et le monde qui me rappelle à lui me prend audépourvu.

— Détruis-la,ô Seigneur ! implora Salmissra. Ses mensonges constituent une abominationet profanent Ta sainte présence !

— La véritém’apparaîtra, Salmissra, déclara Issa.

Garion éprouvaun contact mental, bref mais prodigieux. Quelque chose l’avait effleuré,quelque chose dont l’immensité le frappait de terreur. Puis le contactdisparut.

— Aaah...

Un soupirs’élevait du sol. Maas, le serpent mort, s’agitait dans son sommeil.

— Aaah...Laissez-moi dormir, siffla-t-il.

— Dans uninstant, tonna Issa. Comment t’appelait-on ?

— Maasétait mon nom, répondit le serpent. J’étais le conseiller et le compagnon deSalmissra l’Eternelle. Renvoie-moi à l’oubli, Seigneur mon Dieu. Je ne puisplus supporter de vivre.

— Est-ce làma bien-aimée Salmissra ? demanda le Dieu.

— Sacontinuatrice, soupira Maas. Ta bien-aimée prêtresse est morte il y a desmilliers d’années. Chacune de celles qui succèdent à Salmissra est choisie poursa ressemblance avec ta promise.

— Ah !gronda Issa, son immense voix retentissant d’une infinie douleur. Et quellesétaient les intentions de cette femme en soustrayant Belgarion aux soins dePolgara ?

— Ellecherchait à contracter alliance avec Torak, répondit Maas. Elle avait ledessein d’apporter Belgarion au Maudit en échange de l’immortalité que sonétreinte lui aurait procurée.

— Sonétreinte ? Ma prêtresse, s’abandonner à l’étreinte de mon frère fou ?

— Avidement,ô Seigneur. Il est dans sa nature de rechercher l’embrasement dans les bras detoute entité, divine, humaine ou animale, qui s’offre à elle.

Une expressiond’indicible dégoût passa sur le visage de pierre d’Issa.

— En a-t-iltoujours été ainsi ? s’enquit-il.

— Toujours,Seigneur, répondit Maas. La potion qui conserve sa jeunesse et sa beauté à tabien-aimée lui enflamme les veines d’un désir qui restera inassouvi jusqu’audernier jour de ses jours. Laisse-moi m’en aller, Seigneur. Terrible est masouffrance...

— Dors,Maas, accorda miséricordieusement Issa. Emporte ma gratitude avec toi dans lesilence du trépas.

— Aaah...soupira Maas avant de s’effondrer à nouveau.

— Je vaiségalement sombrer à nouveau dans le sommeil, déclara Issa. Je ne puism’éterniser, car ma présence risquerait d’éveiller Torak et de lui fairereprendre la guerre dont le monde sortirait anéanti.

La colossaleeffigie de pierre regagna l’endroit où elle se tenait depuis des milliersd’années. Le grincement assourdissant et le grondement de la pierre quis’ébranlait retentirent à nouveau dans l’immense salle.

Dispose de cette femme comme bon tesemblera, Polgara, décréta le Dieu de pierre. Mais épargne sa vie, en souvenirde ma bien-aimée.

— Ainsisoit-il, Seigneur Issa, fit tante Pol en s’inclinant devant la statue.

— Transmetsmon amour à mon frère Aldur, ordonna encore la voix, dont les derniers échosmoururent dans le silence.

— DorsSeigneur, dit tante Pol. Puisse ton sommeil effacer ton chagrin.

— Non !gémit Salmissra d’un ton plaintif, mais la flamme verte était déjà morte dansles yeux de la statue, et le joyau, sur la couronne, s’éteignit pareillementaprès un ultime éclair.

— Ton heureest venue, Salmissra, annonça tante Pol, titanesque et implacable.

— Ne me tuepas, Polgara, implora la reine, en se laissant tomber à genoux. Ne me tue pas,par pitié.

— Je net’ôterai point la vie, Salmissra. J’ai promis au Seigneur Issa de t’épargner.

— Je n’airien promis de tel, intervint Barak, depuis la porte.

Garion jeta unrapide coup d’œil en direction de son gigantesque ami, qui paraissait toutpetit face à l’immensité de tante Pol. L’ours avait disparu, cédant la place augrand Cheresque, l’épée à la main.

— Non,Barak. Je vais régler le problème de Salmissra, une fois pour toutes, proclamatante Pol en se retournant vers la reine transie de terreur. Tu ne vas pascesser de vivre, Salmissra. Tu vivras longtemps — à jamais, peut-être.

Un impossibleespoir se fit jour dans les yeux de Salmissra. Lentement, elle se redressa etleva les yeux sur la silhouette titanesque qui la dominait de toute sa hauteur.

— Eternellement,Polgara ? demanda-t-elle.

— Mais jedois te métamorphoser, reprit tante Pol. Le poison que tu as absorbé pourrester jeune et belle te tue lentement. Ses traces commencent déjà à apparaîtresur ton visage.

Les mains de lareine volèrent à ses joues, et elle se retourna rapidement pour se regarderdans son miroir.

— Tu tedégrades, Salmissra, poursuivit tante Pol. Bientôt, tu seras vieille et laide.La passion qui te consume s’éteindra, et tu mourras. Tu as le sang tropchaud ; voilà ton problème.

— Maiscomment...

Salmissra netermina pas sa phrase.

— Unepetite modification, lui assura tante Pol. Juste un petit changement, et tuvivras éternellement. Garion sentit la puissance de sa volonté s’enfler démesurément.

— Je vaiste donner la vie éternelle, Salmissra, reprit-elle en levant la main.

Elle prononça unmot dont la force terrible ébranla Garion comme une feuille dans la tourmente.

Ils ne virentpas grand-chose au début. Salmissra resta drapée dans sa pâle nudité quisemblait luire à travers sa robe. Puis les étranges marbrures vertess’accentuèrent et ses cuisses se rapprochèrent étroitement l’une de l’autre,tandis que son visage se distendait en un long museau pointu. Alors sa bouches’étira d’une oreille à l’autre et ses lèvres s’estompèrent, leurs commissuresse figeant en un rictus reptilien.

Garion laregardait avec horreur, incapable de détourner les yeux. Les épaules de lareine s’effacèrent, sa robe glissa sur elle et ses bras se collèrent à sesflancs. Puis son corps s’allongea et ses jambes, maintenant complètementsoudées l’une à l’autre, commencèrent à s’incurver en larges anneaux. Sescheveux lustrés disparurent avec les derniers vestiges d’humanité qui s’attardaientencore sur son visage, mais sa couronne d’or resta inébranlablement fixée sursa tête. Elle se laissa glisser sur la masse de ses anneaux et de sescirconvolutions en dardant sa langue, et le capuchon en lequel s’élargissaitson cou s’enfla comme elle braquait le regard mort de ses yeux plats sur tantePol.

— Remontesur ton trône, Salmissra, ordonna tante Pol, qui avait retrouvé sa taillehabituelle pendant la métamorphose de la reine.

La tête de lareine demeura immobile tandis qu’elle déroulait ses anneaux et gravissait ledivan garni de coussins dans un frottement sec, un crissement poussiéreux.

Tante Pol setourna vers Sadi, l’eunuque.

— Veillesur la Servante d’Issa, la reine du Peuple des Serpents, dont le règne dureraéternellement, car elle est véritablement immortelle maintenant, et arborerajusqu’à la fin des temps la couronne de Nyissie.

Sadi, qui étaitd’une pâleur mortelle et roulait des yeux affolés, déglutit péniblement ethocha la tête en signe d’assentiment.

— Je teconfie donc ta reine, reprit-elle. Je préférerais partir paisiblement, maisd’une façon ou d’une autre, nous nous en irons ensemble, le garçon et moi.

— Je feraipasser le message, acquiesça Sadi, avec empressement. Personne ne tentera de semettre en travers de votre chemin.

— Sagedécision, commenta sèchement Barak.

— Saluonstous la Reine des Serpents de Nyissie, articula d’une voix tremblante l’un deseunuques en robe écarlate, en se laissant tomber à deux genoux devantl’estrade.

— Louéesoit-elle, répondirent rituellement les autres, en s’agenouillant à leur tour.

— Sa gloirenous est révélée.

— Adorons-la.

En suivant tantePol vers la porte fracassée, Garion jeta un coup d’œil en arrière. Alanguie surson trône, ses anneaux tavelés lovés les uns sur les autres, Salmissracontemplait son reflet dans le miroir, sa couronne dorée bien droite sur satête encapuchonnée. Mais son museau reptilien était totalement dépourvud’expression, et il était impossible de deviner ce qu’elle pensait.

Chapitre 30

Ils laissèrentles eunuques chanter les louanges de la Reine des Serpents, agenouillés dans lasalle du trône, pour suivre tante Pol à travers les galeries et les sallesvoûtées désertes. Son épée à la main, Barak refaisait à grandes enjambées lechemin qu’il avait suivi en arrivant, reconnaissable aux cadavres sauvagementmutilés qui le jonchaient. Le visage livide du grand bonhomme arborait uneexpression sinistre, et il lui arriva plus d’une fois de détourner les yeuxdevant le terrible carnage qui marquait leur trajet.

Ils émergèrentdu palais pour trouver Sthiss Tor plongée dans des ténèbres plus sombres que lanuit la plus noire. Une torche prise au palais dans une main, son épée dansl’autre, Barak leur ouvrit un chemin dans la foule hystérique qui se lamentaitdans les rues, en proie à une terreur abjecte, et il devait être si terribleque, bien qu’aveuglés par la panique, les Nyissiens s’écartaient devant lui.

— Qu’est-ceque c’est que ça, Polgara ? grommela-t-il en se retournant pour laregarder, avec un ample mouvement de sa torche, comme pour écarter l’obscurité.Encore un de vos tours de magie ?

— Non,répondit-elle. Ce n’est pas de la sorcellerie. Des sortes de flocons grisvoltigeaient dans la lumière de la torche.

— De laneige ? demanda Barak, incrédule.

— Non. Descendres.

— Qu’est-cequi brûle ?

— Unemontagne. Retournons le plus vite possible au bateau. Nous avons plus àcraindre de la foule que de tout ceci. Allons par là, suggéra-t-elle en jetantsa cape légère sur les épaules de Garion et en leur indiquant une rue où l’onvoyait s’agiter quelques torches.

Les cendrescommencèrent à tomber plus lourdement. On aurait dit qu’une farine grise, sale,et qui distillait une puanteur méphitique, se répandait à travers le tamis del’air chargé d’humidité.

Lorsqu’ils arrivèrentaux quais, l’obscurité commençait à céder du terrain. Les cendres dérivaientmaintenant vers le bas, s’insinuant dans les fissures entre les pavés ets’accumulant en ruisselets secs le long des bâtiments. Mais il avait beau fairede plus en plus clair, ils n’y voyaient pas à dix pas dans cette pluie decendres, plus dense qu’un brouillard.

Les quaisétaient plongés dans le chaos absolu. Des hordes de Nyissiens, hurlant etgémissant, tentaient de grimper dans les bateaux pour fuir la cendre étouffantequi dérivait dans un silence mortel à travers l’air humide. Nombreux étaientmême ceux qui, succombant à l’affolement, préféraient s’engloutir dans les eauxfatales de la rivière.

— Nousn’arriverons jamais à traverser cette populace, Polgara, décida Barak.Attendez-moi un instant.

Il rengaina sonépée, bondit et s’agrippa au rebord d’une toiture basse. Un rétablissement, etl’instant d’après, il était campé au bord du toit, au-dessus d’eux. Ils nevoyaient plus de lui qu’une vague silhouette.

— Holà, Greldik !rugit-il d’une voix de tonnerre qui portait par-dessus le vacarme même de lafoule.

— Barak !retentit la voix de Greldik. Où es-tu ?

— Au boutdu quai, hurla Barak en réponse. Nous ne pouvons pas passer, avec tous cesgens.

— Reste oùtu es, fit Greldik. Nous allons venir te chercher.

Au bout dequelques instants, ils entendirent un vacarme de pieds frappant lourdement lespavés du quai. Quelques horions auxquels répondaient des cris de douleurponctuèrent les hurlements de la foule au paroxysme de l’épouvante, puisGreldik, Mandorallen et une poignée de matelots particulièrement costauds,armés de gourdins, émergèrent de la pluie de cendres, se frayant un chemin avecune redoutable efficacité.

— Vous vousétiez perdus ? beugla Greldik à l’attention de Barak.

Barak bondit àbas du toit.

— Nousavons dû nous arrêter un moment au palais, répondit-il, sans s’étendre.

— Ilcommençait à nous venir de grandes craintes pour votre personne, gente dame,déclara Mandorallen, en écartant de son chemin un Nyissien éperdu de terreur.Le brave Durnik est rentré depuis plusieurs heures, déjà.

— Nousavons été retardés, commenta-t-elle. Capitaine, pouvez-vous nous amener à bordde votre bateau ?

Greldik réponditpar un sourire inquiétant.

— Eh bien,allons-y, pressa-t-elle. Dès que nous serons à bord, je pense qu’il vaudraitmieux nous ancrer un peu plus loin du rivage. Les cendres vont bien finir parcesser de tomber, mais en attendant, ces gens vont continuer à s’affoler.Avez-vous eu des nouvelles de Silk ou de mon père ?

— Pasencore, ma Dame, répondit Greldik.

— Mais quefait-il donc ? se demanda-t-elle à elle-même avec agacement.

Mandorallen tirasa large épée et marcha droit sur la foule, sans ralentir ou infléchir satrajectoire. Les Nyissiens s’évanouissaient littéralement devant lui.

La cohue étaitencore pire le long du vaisseau de Greldik. Alignés derrière le bastingage,Durnik, Hettar et tous les membres de l’équipage repoussaient à l’aide delongues gaffes les gens frappés de terreur.

— Sortez lapasserelle, hurla Greldik au moment où ils arrivaient au bord du quai.

— Noblecapitaine, balbutia un Nyissien au crâne chauve, en s’agrippant au gilet defourrure de Greldik. Laisse-moi monter à bord de ton bateau et je te donneraicent pièces d’or.

Greldik le repoussad’un air dégoûté.

— Unmillier de pièces d’or, promit le Nyissien en se cramponnant au bras de Greldiket en lui agitant une bourse sous le nez.

— Que l’onéloigne ce babouin de moi, ordonna Greldik.

D’un coup degourdin, l’un des matelots mit négligemment le Nyssien hors d’état de nuireavant de le délester de sa bourse. Il l’ouvrit et en versa le contenu dans lecreux de sa main.

— Troispièces d’argent, dit-il avec écœurement. Le reste n’est que du cuivre.

Il se retournapour flanquer à l’homme un bon coup de pied dans le ventre.

Ils montèrent àbord l’un après l’autre, tandis que Barak et Mandorallen repoussaient la fouleen la menaçant des pires sévices.

— Larguezles amarres ! tonna Greldik lorsqu’ils furent tous à bord.

Les matelotscoupèrent les lourdes amarres au grand désespoir des Nyissiens agglutinés lelong du quai. Le bâtiment s’écarta lentement au gré du courant visqueux, suivid’un concert de gémissements et de lamentations.

— Garion,dit tante Pol, tu devrais descendre mettre quelque chose de décent et enleverce rouge dégoûtant que tu as sur la figure. Et puis reviens ici tout de suite.Je veux te parler.

Garion, quiavait oublié sa tenue succincte, piqua un fard et s’empressa de descendre sousle tillac.

Il faisaitnettement plus clair lorsqu’il réapparut, revêtu d’une tunique et de chausses,mais les cendres grises dérivaient toujours dans l’air immobile, embrumant lemonde autour d’eux, recouvrant toute chose d’une épaisse couche de poussièreimpalpable. Les matelots de Greldik avaient mouillé l’ancre, et le bateau sebalançait mollement dans le courant léthargique, assez loin du bord.

— Par ici,Garion, appela tante Pol.

Debout à laproue, elle scrutait le brouillard poussiéreux. Garion s’approcha avec unecertaine appréhension, le souvenir de ce qui s’était passé au palais encorebien vivace dans son esprit.

— Assieds-toi,mon chou, suggéra-t-elle. Je voudrais voir quelque chose avec toi.

— Oui,M’dame, acquiesça-t-il en s’asseyant sur le banc, près d’elle.

— Garion,dit-elle en se tournant vers lui et en le regardant droit dans les yeux. Est-cequ’il s’est passé quelque chose pendant que tu étais au palais deSalmissra ?

— De quelgenre de chose veux-tu parler ?

— Tu saisbien ce que je veux dire, répondit-elle plutôt sèchement. Tu ne vas pas nousmettre tous les deux dans l’embarras en m’obligeant à te poser des questionsplus précises, j’espère ?

— Ah !fit-il en s’empourprant. Des choses comme ça ! Non, il ne s’est rienpassé.

Il évoqua, nonsans regrets, le souvenir de la reine si tentante, comme un fruit presque tropmûr.

— Trèsbien. C’est tout ce que je craignais. Tu ne peux pas te permettre de te laisserentraîner dans ce genre de situation pour l’instant. Compte tenu des conditionsspécifiques dans lesquelles tu te trouves, cela pourrait avoir des conséquencesparticulières.

— Je nesuis pas sûr de comprendre, dit-il.

— Tudisposes de certaines facultés, précisa-t-elle, et le fait de commencer à avoirdes expériences dans certain domaine avant qu’elles n’aient atteint leur pleinematurité pourrait déterminer des résultats quelque peu imprévisibles. Mieuxvaut ne pas confondre les registres pour le moment.

— Il auraitpeut-être mieux valu qu’il se passe quelque chose, au contraire, balbutiaGarion. Ça aurait peut-être mis ces facultés hors d’état d’agir — et denuire à qui que ce soit par la même occasion.

— J’endoute. Ton pouvoir est trop grand pour être neutralisé si facilement. Tu tesouviens de ce dont nous avons parlé le jour où nous avons quitté la Tolnedrie,ton instruction ?

— Je n’aipas besoin d’instruction, protesta-t-il en s’assombrissant.

— Oh !que si. Et maintenant plus que jamais. Tu es doté d’un pouvoir énorme, d’unepuissance inconnue à ce jour, et si complexe que je n’arrive même pas à lecomprendre complètement. Il faut que tu apprennes à le maîtriser avant dedéclencher une catastrophe. Tu échappes à tout contrôle, Garion. Si tu tiensvraiment à éviter de faire du mal aux gens, tu devrais être plus que disposé àapprendre comment empêcher les accidents.

— Je ne veuxpas être un sorcier, objecta-t-il. Tout ce que je demande, c’est d’êtredébarrassé de ce pouvoir. Tu ne peux pas m’y aider ?

— Non,répondit-elle en secouant la tête. Et même si j’en étais capable, je ne leferais pas. Tu ne peux pas y renoncer, mon Garion. Ça fait partie de toi.

— Alors,toute ma vie je serai un monstre ? demanda amèrement Garion. Il va falloirque je passe le restant de mes jours à changer les gens en crapauds ou enserpents, ou à les brûler vifs ? Et peut-être même qu’au bout d’un momentj’y serai tellement habitué que ça ne me fera plus rien. Je vivraiéternellement — comme grand-père et toi — mais je ne serai plushumain. Tante Pol, je crois que je préfère mourir.

— Vousne pouvez pas le raisonner ?

Sa voixs’adressait directement, dans son esprit, à l’autre conscience qui l’habitait.

— Paspour l’instant, Polgara,répondit la voix sèche. Il est trop occupé à s’apitoyer sur son sort.

— Ilfaut qu’il apprenne à maîtriser le pouvoir dont il dispose, dit-elle.

— Jel’empêcherai de faire des bêtises,promit la voix. Je ne pense pas que nous puissions faire grand’chose d’autreavant le retour de Belgarath. Il traverse une crise morale, et nous ne pourronspas vraiment nous entendre avec lui tant qu’il n’aura pas lui-même trouvé desolution au problème.

— Jen’aime pas le voir souffrir comme cela.

— Tu estrop sensible, Polgara. Il est solide, et ça ne peut pas lui faire de mal desouffrir un peu.

— Vousallez arrêter de me traiter comme si je n’existais pas, tous les deux ?demanda Garion, furieux.

— Dame Pol,fit Durnik, qui venait vers eux, je pense que vous feriez mieux de venir toutde suite. Barak veut se tuer.

— Il veut quoi ?releva tante Pol.

— Ça auraitun rapport avec une malédiction, expliqua Durnik. Il dit qu’il va se laisser tombersur son épée.

— Quelimbécile ! Où est-il ?

— Il estretourné à l’arrière, répondit Durnik. Il a dégainé son épée, et il ne laisseapprocher personne.

— Venezavec moi.

Elle se dirigeavers la poupe, Garion et Durnik sur ses talons.

— La foliedu combat nous est à tous familière, ô Messire, disait Mandorallen en tentantde raisonner le grand Cheresque. Ce n’est pas une chose dont on ait à seglorifier, mais ce n’est pas non plus une raison pour se laisser aller à un teldésespoir.

Barak nerépondit pas. Il était campé sur le gaillard d’arrière, les yeux révulsésd’horreur, et balançait lentement son énorme épée d’un air menaçant, écartanttous ceux qui faisaient mine d’avancer.

Tante Pol fenditla foule des matelots et fonça droit sur lui.

— N’essayezpas de m’arrêter, Polgara, la menaça-t-il. Impavide, elle tendit la main eteffleura du bout du doigt la pointe de son épée.

— Elle estun peu émoussée, dit-elle d’un ton pensif. Pourquoi ne pas demander à Durnik del’aiguiser ? Elle glisserait mieux entre vos côtes lorsque vous vouslaisserez tomber dessus.

Barak eut l’airun peu surpris.

— Vous avezbien pris toutes vos dispositions, j’espère ?

— Quellesdispositions ?

— Eh bien,concernant votre dépouille. Vraiment, Barak, je pensais que vous aviez plus desavoir-vivre. Un homme du monde n’encombrerait pas ses amis avec ce genre decorvée. Le procédé le plus généralement employé est l’incinération, bien sûr,mais le bois est très humide, en Nyissie, et vous mettriez plus d’une semaine àvous consumer. J’imagine qu’il faudra que nous nous résolvions à vous balancerà la rivière. Les sangsues et les écrevisses vous auront nettoyé jusqu’aux osen un jour ou deux.

Barak prit unair blessé.

— Voulez-vousque nous ramenions votre épée et votre bouclier à votre fils ?demanda-t-elle.

— Je n’aipas de fils, répondit-il d’un ton morose.

Il nes’attendait évidemment pas à cette brutale démonstration de sens pratique.

— Allons,je ne vous ai donc rien dit ? Je suis vraiment distraite.

— Mais dequoi parlez-vous ?

— Peuimporte, dit-elle. C’est sans intérêt, à présent. Comptiez-vous vous laissertout simplement tomber sur votre épée, ou vous précipiter contre le mât, lagarde en avant ? Les deux façons sont bonnes. Voudriez-vous vous écarter,fit-elle en se retournant vers les matelots, de sorte que le comte de Trellheimpuisse prendre son élan et courir jusqu’au mât ? Les matelots laregardèrent en ouvrant de grands yeux.

— Quevouliez-vous dire à propos de mon fils ? reprit Barak en baissant sonépée.

— Cela neferait que vous perturber, Barak. Il est probable que vous vous massacreriezignoblement si je vous racontais tout ça maintenant. Nous ne tenons vraimentpas à ce que vous nous encombriez en geignant pendant des semaines. Ce seraitbeaucoup trop déprimant, vous savez.

— Je veuxque vous me disiez de quoi vous parliez !

— Oh !très bien, soupira-t-elle. Merel, votre femme, attend un enfant. Le résultat decertains hommages que vous lui avez rendus lors de notre visite au Vald’Alorie, j’imagine. Elle est plus grosse que la pleine lune, en ce moment, etvotre exubérante progéniture lui fait une vie d’enfer avec ses coups de pied.

— Unfils ? articula Barak, les yeux comme des soucoupes, tout à coup.

— Vraiment,Barak, protesta-t-elle. Vous devriez faire un peu plus attention à ce qu’onvous dit. Vous n’arriverez jamais à rien si vous ne vous décidez pas à vousdéboucher les oreilles.

— Unfils ? répéta-t-il, en laissant échapper son épée.

— Voilà quevous l’avez laissée tomber, maintenant, le gourmanda-t-elle. Allons, ramassez-la,et finissons-en. C’est vraiment un manque d’égards et de considération enversautrui que de mettre toute la journée à se tuer comme ça.

— Ah, maisje ne me tue plus, déclara-t-il avec indignation.

— Vous nevous tuez plus ?

— Sûrementpas, alors, balbutia-t-il.

Puis il aperçutl’ombre de sourire qui s’épanouissait à la commissure des lèvres de tante Pol,et il pencha la tête d’un air penaud.

— Espèce degrosse andouille, dit-elle.

Puis elle luiempoigna la barbe à deux mains, lui tira la tête vers le bas, et appliqua ungros baiser sonore sur son visage sali par les cendres. Greldik eut ungloussement d’allégresse ; Mandorallen fit un pas en avant et étreignitBarak dans une accolade bourrue.

— Je meréjouis pour Toi, ô mon ami, déclama-t-il, et mon cœur s’enfle d’allégresse.

— Qu’onapporte un tonneau de bière ! ordonna Greldik à ses matelots en flanquantde grandes claques dans le dos de son ami. Nous allons saluer l’héritier desTrellheim avec la bonne vieille bière brune de Cherek.

— Je penseque ça ne va pas tarder à dégénérer, maintenant, dit calmement tante Pol àGarion. Viens avec moi.

Ils retournèrentà la proue du bateau.

— Est-cequ’elle reprendra sa forme un jour ? demanda Garion quand ils furent ànouveau seuls.

— Qui donc,mon chou ?

— La reine,précisa Garion. Est-ce qu’elle retrouvera sa forme ?

— Avec letemps, elle n’en aura même plus envie, répondit tante Pol. La forme que l’onadopte finit par dominer la pensée, au bout d’un moment. Avec les années, cesera de plus en plus un serpent et de moins en moins une femme.

— Il auraitété plus clément de la tuer, commenta Garion, avec un frisson.

— J’avaispromis au Dieu Issa de ne pas le faire, dit-elle.

— C’étaitvraiment le Dieu ?

— Sonesprit, répondit-elle, et son regard se perdit dans les cendres qui tombaienttoujours. Salmissra a investi l’effigie d’Issa de son esprit, et l’espace d’unmoment au moins, la statue a été le Dieu. C’est très compliqué. Mais où peut-ilbien être passé ? fit-elle, l’air tout à la fois préoccupé et irrité,subitement.

— Quiça ?

— Mon père.Il y a des jours qu’ils devraient être ici, maintenant.

Ils restèrentplantés l’un à côté de l’autre à regarder les flots boueux.

Finalement, ellese détourna du bastingage et épousseta les épaules de sa cape d’un air dégoûté,soulevant de petits nuages de cendre.

Je descends,dit-elle en faisant une grimace. Ça commence à devenir vraiment trop sale pourmoi, ici.

— Jecroyais que tu voulais me parler.

— Je nepenses pas que tu sois prêt à écouter ce que j’ai à te dire. J’attendrai.

Elle fit un pas,puis s’arrêta.

— Au fait,Garion ?

— Oui ?

— A taplace, je m’abstiendrais de boire la bière que les matelots sont en traind’ingurgiter. Après ce qu’ils t’ont fait prendre au palais, ça te rendraitsûrement malade.

— Ah !bon, répondit-il, non sans regrets. D’accord.

— Tu ferasce que tu veux, bien sûr, reprit-elle. Mais je me disais que tu préférerais lesavoir avant.

Puis elle sedétourna à nouveau, et s’enfonça par l’écoutille dans les profondeurs dunavire.

Garion était enproie à des émotions mitigées. La journée avait été fertile en événements, etil avait la tête farcie d’un tourbillon d’images confuses.

Ducalme, lui dit sa voix intérieure.

— Comment ?

J’essaied’entendre quelque chose. Ecoute.

— Ecouterquoi ?

Là. Tun’entends rien ?

Faiblement,comme venant de très loin, Garion eut l’impression d’entendre un bruit desabots étouffé.

— Qu’est-ceque c’est ?

La voix nerépondit pas, mais l’amulette qu’il avait autour du cou se mit à palpiter aurythme du martèlement lointain. C’est alors qu’un bruit de pas précipités sefit entendre derrière lui.

— Garion !

Il se retournajuste à temps pour se retrouver prisonnier de l’étreinte de Ce’Nedra.

— Je mefaisais tellement de souci pour toi. Où étais-tu passé ?

— Des genssont montés à bord et se sont emparés de moi, dit-il en tentant de sedébarrasser d’elle. Ils m’ont emmené au palais.

— Maisc’est terrible ! s’exclama-t-elle. Tu as rencontré la reine ?

Garion hocha latête et eut un frisson en repensant au serpent encapuchonné qui se regardaitdans un miroir, alangui sur son divan.

— Qu’est-cequi ne va pas ? demanda la fille.

— Il s’estpassé beaucoup de choses, répondit-il. Pas toutes agréables.

Quelque part, aufin fond de sa conscience, le tambourinement continuait.

— Tu veuxdire qu’ils t’ont torturé ? interrogea Ce’Nedra, en écarquillant les yeux.

— Non, pasdu tout.

— Alors,que s’est-il passé ? insista-t-elle. Raconte-moi. Il savait qu’elle ne lelaisserait pas en paix tant qu’il ne se serait pas exécuté, de sorte qu’il luidécrivit du mieux qu’il put ce qui s’était passé. Le bruit sourd semblait serapprocher pendant qu’il parlait, et la paume de sa main droite se mit à lepicoter. Il la frotta sans y penser.

— C’estabsolument affreux, déclara Ce’Nedra, quand il eut fini. Tu n’as pas eupeur ?

— Pasvraiment, tempéra Garion en se grattouillant toujours la paume de la main.J’étais tellement abruti, la plupart du temps, par les choses qu’ils m’avaientfait boire que j’aurais été bien incapable d’éprouver quoi que ce soit.

— C’estvraiment toi qui as tué Maas, juste comme ça ? demanda-t-elle en claquantles doigts.

— Ça nes’est pas passé tout à fait comme ça, tenta-t-il d’expliquer. Ce n’est pas sisimple.

— Je savaisbien que tu étais un sorcier, dit-elle. Je te l’ai dit le jour où nous étions àla piscine, tu te souviens.

— Mais jene veux pas être sorcier, protesta-t-il. Je n’ai jamais demandé à l’être.

— Je n’aipas demandé à être princesse non plus.

— Ce n’estpas la même chose. Etre un roi ou une princesse, c’est être ce qu’on est. Etreun sorcier, ça a un rapport avec ce qu’on fait.

— Je nevois pas la différence, objecta-t-elle d’un ton obstiné.

— Je peuxamener des choses à se produire, précisa-t-il. Des choses terribles, la plupartdu temps.

— Etalors ? riposta-t-elle, exaspérante. Moi aussi, je peux déclencher deschoses horribles. Ou du moins, je pouvais, à Tol Honeth. Un mot de moi auraitpu envoyer un serviteur au poteau de torture, ou au billot. Je ne l’ai jamaisprononcé, évidemment, mais j’aurais pu. Le pouvoir, c’est le pouvoir, Garion.Le résultat est le même. Tu n’es pas obligé de faire du mal aux gens si tu neveux pas.

— Maisc’est pourtant ce qui arrive de temps en temps, sans que j’en aie envie.

La palpitationdevenait obsédante, maintenant, presque comme un mal de tête assourdi.

— Eh bien,il faut que tu apprennes à contrôler ton pouvoir.

— J’ail’impression d’entendre parler tante Pol.

— Elleessaie seulement de t’aider, déclara la princesse. Elle n’arrête pas d’essayerde te faire faire de ton plein gré ce que tu seras bien obligé de faire, en finde compte. Combien de gens vas-tu transformer en torches humaines avant definir par accepter ce qu’elle te dit ?

— Ça, cen’était pas nécessaire, rétorqua Garion, piqué au vif.

— Oh !si, assura-t-elle. Je crois que si. Tu as de la chance que je ne sois pas tatante. Je ne supporterais pas tes caprices comme elle.

— Vous necomprenez rien, marmonna Garion d’un ton sinistre.

— Jecomprends bien mieux que toi, Garion. Tu sais quel est ton problème ? Tu neveux pas grandir. Tu voudrais rester un petit garçon jusqu’à la fin de tesjours. Mais ce n’est pas possible. Personne ne peut empêcher le passage dutemps. Quel que soit ton pouvoir, que tu sois un empereur ou un sorcier, tu nepeux pas empêcher les années de filer. Il y a longtemps que je m’en suis renducompte, mais enfin, c’est sûrement que je suis beaucoup plus intelligente quetoi.

Puis, sans unmot d’explication, elle se dressa sur la pointe des pieds et lui déposa unléger baiser en plein sur les lèvres. Garion s’empourpra et baissa la tête,tout embarrassé.

— Dis-moi,poursuivit Ce’Nedra en jouant avec la manche de sa tunique. La reine Salmissraétait-elle aussi belle qu’on le dit ?

— C’étaitla plus belle femme que j’ai jamais vue de ma vie, répondit Garion sansréfléchir. La princesse inspira brutalement.

— Je tedéteste ! s’écria-t-elle entre ses dents serrées. Puis elle fit volte-faceet partit en courant, tout éplorée, à la recherche de tante Pol.

Garion la suivitdes yeux, perplexe, puis se détourna pour regarder rêveusement la rivière etles cendres qui dérivaient, emportées par le courant. Le picotement dans sapaume devenait vraiment intolérable et il se gratta le fond de la main,enfonçant férocement ses ongles dans sa chair.

Tu vaste faire mal et c’est tout, dit sa voix intérieure.

— Ça megratte. Je ne peux pas le supporter.

Arrêtede faire l’enfant.

— Mais d’oùça vient ?

Tuveux dire que tu n’as vraiment pas compris ? Tu as davantage à apprendreque je ne pensais. Prends ton amulette dans la main droite.

— Pour quoifaire ?

Faisce que je te dis, c’est tout, Garion.

Garion fouillasous sa tunique et mit sa paume brûlante sur son pendentif. Le contact entre samain et l’amulette palpitante lui fit l’impression d’approcher la perfection,un peu comme une clef rentrant dans la serrure pour laquelle elle a été faite,mais en plus ample. Le picotement devint la vague impérieuse qui lui étaitmaintenant familière, et la palpitation sembla éveiller un écho vide dans sesoreilles.

Pastrop fort, fit la voix intérieure, comme pour le mettre en garde. Tun’essaies pas d’assécher la rivière, tu sais.

— Que sepasse-t-il ? Mais qu’est-ce que c’est, à la fin ?

Belgarathtente de nous retrouver.

— Grand-père ?Où est-il ?

Un peude patience.

Garion avaitl’impression que la palpitation devenait de plus en plus forte, et bientôt soncorps tout entier se mit à frémir à chaque pulsation. Il plongea le regardpar-dessus le bastingage, dans l’espoir d’apercevoir quelque chose dans labrume, mais la cendre qui se posait à la surface de la rivière boueuse, silégère qu’elle la recouvrait sans s’y engloutir, empêchait d’y voir à plus devingt pas. On n’apercevait même pas la cité, et la pluie sèche donnait presquel’impression d’étouffer les cris et les gémissements qui s’élevaient des ruesinvisibles. On ne distinguait à vrai dire que le lent passage du courant contrela coque.

C’est alors quequelque chose se mit à bouger, loin sur la rivière. Quelque chose de pas trèsgros, qui semblait n’être, au départ, qu’une silhouette sombre dérivant,fantomatique et silencieuse, au gré du courant.

La palpitationdevint encore plus forte. Puis l’ombre se rapprocha, et Garion commença àdistinguer la forme d’une petite barque. Une rame entra dans l’eau, lui arrachantun petit clapotement. L’homme qui était aux avirons se tourna pour regarderpar-dessus son épaule. Garion reconnut Silk. Son visage était couvert de cendregrise, et des ruisselets de sueur lui sillonnaient les joues.

Sire Loup étaitassis à l’arrière de la petite embarcation, emmitouflé dans sa cape dont ilavait relevé le capuchon.

Bienvenueà toi, Belgarath, dit la voix sèche.

Quiest-ce ? La voix de sire Loup paraissait surprise, dans l’esprit deGarion. C’est toi, Belgarion ?

Pastout à fait, répondit la voix. Pas encore, en tout cas, mais nous yarriverons.

— Je medemandais qui pouvait causer tout ce bruit.

— Il aparfois tendance à en faire un peu trop. Mais il finira par s’y mettre.

L’un desmatelots réunis autour de Barak, à la poupe, poussa un beuglement et ils seretournèrent tous pour regarder la barque qui venait lentement vers eux.

Tante Polremonta des profondeurs de la coque et s’approcha du bastingage.

— Vousn’êtes pas en avance, dit-elle.

— Nousavons été retardés, répondit le vieil homme par-dessus le vide qui diminuait àchaque coup de rame.

Il repoussa sacapuche et secoua la cendre impalpable qui recouvrait sa cape. Puis Garion vitque le vieil homme avait le bras retenu par une ficelle sale, sur la poitrine.

— Qu’est-ceque tu t’es fait au bras ? demanda tante Pol.

— Jepréfère ne pas en parler.

Sire Loup avaitla joue marquée d’une vilaine balafre qui se perdait dans sa courte barbeblanche, et ses yeux semblaient briller d’une prodigieuse contrariété.

Le visagecouvert de cendres du petit homme qui, d’un coup de rame, amena habilement labarque le long du vaisseau de Greldik dans un choc insignifiant, arborait unsourire incroyablement rusé.

— Jen’imagine pas pouvoir arriver à vous convaincre de fermer votre bec ?lâcha sire Loup d’un ton peu amène.

— Commentpouvez-vous penser que j’oserais dire quoi que ce soit, puissant sorcier ?riposta Silk, d’un ton moqueur, en ouvrant tout grand ses petits yeux de fouinedans une superbe démonstration de fausse ingénuité.

— Aidez-moiplutôt à monter à bord, rétorqua sire Loup d’un ton hargneux.

Tout soncomportement était celui d’un homme qui a été victime d’une insulte mortelle.

— A vosordres, vénérable Belgarath, s’empressa Silk, en faisant des efforts visiblespour ne pas éclater de rire.

Il aida tantbien que mal le vieil homme à passer par-dessus le bastingage du bateau.

— Ne nouséternisons pas ici, déclara sire Loup, laconique, au capitaine Greldik venul’accueillir.

— Par oùvoulez-vous aller, vénérable Ancien ? s’enquit prudemment Greldik,apparemment peu désireux d’aggraver l’humeur du vieil homme.

Sire Loup luijeta un regard féroce.

— Versl’aval ou vers l’amont ? précisa Greldik d’un ton conciliant.

— Versl’amont, évidemment, cracha sire Loup.

— Commentvouliez-vous que je le sache ? demanda Greldik, en prenant tante Pol àtémoin.

Puis il sedétourna et commença à aboyer des ordres à ses hommes.

L’expression detante Pol était un mélange complexe de soulagement et de curiosité.

— Je suissûre que tu vas avoir une histoire fascinante à nous raconter, père,insinua-t-elle comme les matelots commençaient à relever les lourdes ancres.J’ai hâte de l’entendre.

— Je mepasserai avantageusement de tes sarcasmes, Pol, déclara sire Loup. J’ai eu unedure journée. Essaie de ne pas me rendre les choses encore plus pénibles, si tupeux.

C’en fut troppour Silk. A ces mots, le petit homme, qui était en train d’escalader lebastingage, s’écroula, en proie à un fou rire incontrôlable. Il s’effondra surle pont en hurlant de rire.

Sire Loupobserva son compagnon hilare avec l’expression du plus profond courroux, tandisque les marins de Greldik se mettaient aux avirons et ramenaient le navire dansle sens du courant paresseux.

— Qu’est-ceque tu t’es fait au bras, père ? demanda tante Pol avec un regard acéré,et d’un ton qui indiquait clairement qu’elle n’entendait pas se faire mener enbateau un instant de plus.

— Je me lesuis cassé, répondit platement sire Loup.

— Commentas-tu fait ça ?

— Unstupide accident, Pol. Le genre de choses qui arrivent de temps en temps.

— Fais-moivoir ça.

— Oui, toutde suite. Vous ne pourriez pas arrêter un peu, gronda-t-il, en stigmatisant duregard Silk toujours hilare, et dire aux matelots où nous allons ?

— Et oùallons-nous, père ? s’informa tante Pol. Tu as retrouvé la piste deZedar ?

— Il estpassé en Cthol Murgos. Ctuchik l’attendait.

— Etl’Orbe ?

— Elle estentre les mains de Ctuchik, maintenant.

— Penses-tuque nous allons réussir à l’intercepter avant qu’il n’arrive à Rak Cthol ?

— J’endoute. De toute façon, il faut d’abord que nous allions au Val.

— AuVal ? Mais enfin, père, ça n’a pas de sens.

— NotreMaître nous appelle, Pol. Il veut que nous allions au Val, et c’est là que nousirons.

— Etl’Orbe, alors ?

— C’estCtuchik qui l’a, et je sais où le retrouver. Il n’ira pas loin. Pour l’instant,nous partons pour le Val.

— Trèsbien, père, conclut-elle d’un ton implacable. Ne t’excite pas. Tu t’es battu ouquoi ? demanda-t-elle d’un ton inquiétant, en le regardant sous le nez.

— Non, jene me suis pas battu, répondit-il d’un air écœuré.

— Ques’est-il passé, alors ?

— Un arbrem’est tombé dessus.

— Hein ?

— Tu asbien entendu.

Et tandis que levieil homme leur avouait, bien à contrecœur, ses exploits, arrachant un nouvelaccès d’hilarité à Silk, à l’avant du bateau où Greldik et Barak tenaient labarre, le tambour se mit à battre sur un rythme lent. Alors les matelotsplongèrent leurs avirons en cadence dans les eaux huileuses, et le vaisseaucommença à remonter le courant, accompagné des éclats de rire de Silk, quistriaient l’air chargé de cendres.

(Fin)

L’aventure continue dans le tome 3 : Le gambit du magicien

Le pion blanc des présages

jeudi 11 décembre 2008 à 00:00

Extrait de la Belgariade, œuvre magistrale de David & Leigh Eddings.

Chapitres : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, fin.

Prologue

Où se trouvent relatées l’Histoire de la Guerre des Dieux et la Geste de Belgarath le Sorcier.
D’après Le Livre d’Alorie

Le monde était jeune alors. Les sept Dieux vivaient en harmonie, et les races de l’homme étaient comme un seul peuple. Belar, le plus jeune des Dieux, était aimé des Aloriens. Il demeurait près d’eux et les chérissait, et ils prospéraient sous sa protection. Les autres Dieux vivaient eux aussi parmi les peuples, et chaque Dieu affectionnait les siens. Mais le frère aîné de Belar, Aldur, n’était le Dieu d’aucun peuple. Il vivait à l’écart des hommes comme de ses pareils. Le moment vint pourtant où un enfant perdu alla le quérir dans sa retraite. Aldur en fit son disciple et lui donna le nom de Belgarath. Belgarath apprit le secret du Vouloir et du Verbe et devint sorcier. Des années passèrent, et d’autres hommes se présentèrent devant le Dieu solitaire. Tous étaient fraternellement unis dans l’enseignement d’Aldur, et le temps n’avait pas de prise sur eux.Or il advint qu’un jour Aldur prit dans sa main une pierre en forme de globe, pas plus grosse que le cœur d’un enfant, et la façonna jusqu’à ce qu’elle palpite d’une âme propre. Le pouvoir du joyau vivant, que les hommes appelèrent l’Orbe d’Aldur, était immense, et son créateur l’employait à faire des miracles.

De tous les Dieux, Torak était le plus beau. Son peuple, qui était celui des Angaraks, procédait en son honneur à des sacrifices par le feu et lui donnait le nom de Dieu des Dieux. Torak trouva doux le parfum des holocaustes et les serments d’adoration tant qu’il ignora l’existence de l’Orbe d’Aldur. Car du moment où il l’apprit, il ne connut plus le repos.

Alors, sous un masque trompeur, il vint trouver Aldur.

— Il ne sied point, mon frère, lui dit-il, que tu te soustraies à notre compagnie et à nos conseils. Détourne-toi de ce joyau qui a distrait ton âme de notre fraternité.

Mais Aldur sonda la conscience de son frère et le rabroua.

— Pourquoi, Torak, vouloir à tout prix le pouvoir et la domination ? Le royaume angarak ne te suffit donc point ? Ne cherche pas, par orgueil, à t’assurer la possession de l’Orbe, car elle te détruirait.

Grande fut la honte de Torak à ces paroles, et il leva la main sur son frère. Puis, s’emparant du joyau, il prit la fuite.

Les autres Dieux adjurèrent Torak de restituer l’Orbe, mais il ne voulut rien entendre. Alors les races humaines se soulevèrent et prirent les armes contre les milices angaraks et leur livrèrent un combat sans merci. Les guerres des Dieux et des hommes mirent la terre à feu et à sang jusqu’à ce que, non loin des hauts plateaux de Korim, Torak brandisse l’Orbe et la ploie sous sa volonté afin de lui faire déchirer la terre. Les montagnes s’écroulèrent et la mer aurait établi son empire sur toute chose si, unissant leur force mentale, Belar et Aldur n’avaient limité l’avance des flots mugissants. Les races humaines, pourtant, vécurent désormais séparées les unes des autres, et ainsi en fut-il des Dieux.

C’est qu’en dressant l’Orbe palpitante de vie contre la terre dont elle était issue, Torak avait éveillé le joyau qui s’était mis à luire d’une flamme sacrée. Un éclair de lumière bleue lui incendia le visage, et de douleur, il abattit les montagnes ; fou d’angoisse, il fendit la terre en deux ; dans son agonie, il laissa l’océan s’engouffrer dans l’abime. Sa main gauche s’embrasa et fut réduite en cendres, la chair de son visage, du côté senestre, fondit comme la cire d’une chandelle, et son œil gauche se mit à bouillir dans son orbite. Avec un cri atroce, il se jeta dans les flots pour éteindre le brasier, mais son tourment ne devait pas connaître de fin.

Lorsque Torak émergea des ondes, il était toujours aussi beau du côté droit, mais il avait le flanc gauche complètement calciné et le feu de l’Orbe y avait imprimé de hideuses cicatrices. En proie à une douleur inextinguible, il mena les hommes de son peuple vers l’est, au cœur des plaines de Mallorie, où ils édifièrent une immense cité qu’ils appelèrent Cthol Mishrak, la Cité de la Nuit, car Torak dissimulait son visage défiguré dans les ténèbres. Les Angaraks érigèrent une tour de fer à leur Dieu et placèrent l’Orbe dans sa plus haute chambre, dans un foudre d’acier. Maintes et maintes fois, Torak vint se camper devant le fût d’acier avant de s’enfuir en pleurs, redoutant de succomber à son désir ardent de plonger le regard à l’intérieur et de périr à tout jamais.

Le fleuve des siècles s’écoula sur les territoires angaraks, et les peuples de l’Est en vinrent à donner à leur Dieu mutilé le nom de Kal-Torak, qui signifiait à la foi Dieu et roi.

Belar avait mené les Aloriens vers le nord. De tous les hommes, ils étaient les plus hardis et les plus martiaux, et Belar leur avait gravé dans le cœur une haine éternelle des Angaraks. Armés d’épées et de haches cruelles, ils battirent les routes du Nord, aux confins mêmes des glaces éternelles, cherchant la voie qu’avaient suivie leurs ennemis de toujours.

Il en fut ainsi jusqu’au jour où Cherek Garrot-d’Ours, le plus grand roi des Aloriens, prit la route du Val d’Aldur pour aller chercher Belgarath le Sorcier.

— La route du Nord est ouverte, dit-il. Les signes et les présages sont propices. L’heure est venue pour nous de reconnaître la voie qui mène à la Cité de la Nuit et de reprendre l’Orbe à Celui qui n’a qu’un œil.

Poledra, la femme de Belgarath, était grosse de leur enfant, et il était peu disposé à la quitter. Mais Cherek eut raison de ses réticences. C’est ainsi qu’une nuit ils s’esquivèrent pour rejoindre les fils de Cherek, Dras Cou-d’Aurochs, Algar Pied-léger et Riva Poing-de-fer.

Le froid âpre de l’hiver régnait sur les marches du Nord, et les landes tapissées de givre luisaient d’un glacis gris acier sous les étoiles. Pour déterminer la route à suivre, Belgarath prit, grâce à un enchantement, la forme d’un grand loup. Sans bruit, il se glissa furtivement dans les forêts au sol enneigé où les arbres craquaient et frémissaient dans l’air glacial. Les épaules et le poitrail du loup étaient blancs de givre, et, de ce jour, Belgarath garda la barbe et les cheveux argentés.

Dans la neige et le brouillard, ils entrèrent en Mallorie et arrivèrent enfin à Cthol Mishrak. Après avoir découvert une issue secrète, ils pénétrèrent dans la ville et Belgarath les mena au pied de la tour de fer. Ils gravirent en silence les marches rouillées que nul pied humain n’avait effleurées depuis vingt ans. Tremblants d’effroi, ils traversèrent la chambre où Torak s’agitait dans un sommeil hanté par la souffrance, dissimulant son visage mutilé derrière un masque d’acier. A pas de loup, ils se glissèrent à côté du Dieu endormi dans les ténèbres épaisses, et ils parvinrent finalement à la chambre renfermant le foudre de fer où reposait l’Orbe palpitante de vie.

Cherek fit signe à Belgarath de prendre l’Orbe, mais Belgarath refusa.

— Je ne puis la toucher, dit-il, car elle me détruirait. Jadis, elle accueillait volontiers le contact de l’homme et des Dieux, mais sa volonté s’est durcie lorsque Torak l’a dressée contre la terre qui l’a enfantée. On n’en usera plus jamais de cette façon. Elle lit dans les âmes. Seul peut désormais la toucher un être totalement dénué de mauvaises intentions, assez pur pour la prendre dans ses mains au péril de sa vie, et la déplacer sans la moindre volonté de pouvoir ou de possession.

— Quel est l’homme qui n’a jamais songé à mal dans le secret de son âme ? demanda Cherek.

Mais Riva Poing-de-Fer ouvrit le fût et prit l’Orbe. Et son feu brilla entre ses doigts, et ne le brûla point.

— Ainsi soit-il, Cherek, dit Belgarath. Pur est le cœur de ton plus jeune fils. Il sera donc investi, et après lui tous ceux qui lui succéderont, de la mission de porter l’Orbe et de la protéger.

Et Belgarath poussa un soupir, car il savait de quel fardeau il venait de charger les épaules de Riva.

— Alors nous subviendrons à tous ses besoins, ses frères et moi, dit Cherek, aussi longtemps que tel sera son destin.

Riva enroula l’Orbe dans les plis de son manteau et la cacha sous sa tunique. Ils traversèrent en sens inverse les appartements du Dieu défiguré, descendirent les marches rouillées, reprirent le passage secret qui menait aux portes de la ville, puis s’enfoncèrent dans les terres désolées qui entouraient les murailles de la cité.

Peu après, Torak s’éveilla et se rendit, selon son habitude, dans la salle de l’Orbe. Mais le foudre était ouvert, et l’Orbe l’avait déserté. Terrible fut la colère de Kal-Torak. Il dévala l’escalier aux marches rouillées, se retourna, et asséna, de son immense épée, un formidable coup sur la tour de fer qui s’écroula. Et c’est d’une voix grondante comme le tonnerre qu’il cria aux Angaraks :

— Puisque vous avez relâché votre vigilance et sombré dans l’indolence au point de laisser un voleur s’emparer de ce que j’ai payé si cher, je vais détruire votre ville et vous ne serez plus chez vous nulle part. Les Angaraks erreront sur terre jusqu’à ce que Cthrag Yaska, la pierre qui brûle, me soit restituée.

Puis il réduisit la Cité de la Nuit à l’état de ruines et chassa le peuple angarak dans la solitude des landes incultes. Cthol Mishrak avait cessé d’être.

En entendant les lamentations qui s’élevaient de la cité, à trois lieues au nord, Belgarath sut que Torak s’était éveillé.

— Maintenant, il va se lancer à notre poursuite, dit-il, et seul le pouvoir de l’Orbe peut nous sauver. Lorsque les armées ennemies seront sur nous, prends l’Orbe, Poing-de-fer, et brandis-la de sorte que tous puissent la voir.

Les légions d’Angarak s’avancèrent, menées par Torak en personne, mais Riva éleva l’Orbe au-dessus de sa tête afin que le Dieu défiguré et ses hordes la contemplent, et l’Orbe reconnut ses ennemis. Dans une résurgence de haine, elle se mit à brûler de tous ses feux, illuminant les cieux de sa colère. Torak se détourna dans un terrible hurlement, mais les premières lignes des troupes angaraks furent réduites en cendres par les flammes, tandis que les survivants prenaient la fuite, en proie à une terreur sans nom.

C’est ainsi que Belgarath et ses compagnons parvinrent à quitter la Mallorie et à regagner les marches du Nord, ramenant l’Orbe d’Aldur dans les Royaumes du Ponant.

Alors les Dieux, au fait de tous ces événements, tinrent conseil, et Aldur les mit en garde.

— Si nous prenons à nouveau les armes contre notre frère Torak, la conflagration détruira la terre. Il faut donc nous retirer de ce monde de sorte que notre frère ne puisse nous retrouver. Nous ne pourrons plus rester parmi nos peuples en chair et en os, mais seulement en esprit, pour les guider et les protéger. Dans l’intérêt de l’univers, il doit en être ainsi. Car du jour où nous livrerons combat à nouveau, le monde cessera d’exister.

Les Dieux versèrent des pleurs à l’idée de partir. Mais Chaldan, le Dieu-Taureau des Arendais, demanda :

— Pendant notre absence, Torak n’établira-t-il pas son empire sur la terre ?

— Non point, répondit Aldur. Aussi longtemps que l’Orbe restera sous la garde de Riva Poing-de-Fer et de sa descendance, Torak n’aura pas la suprématie sur le monde.

C’est ainsi que les Dieux quittèrent cette terre, où seul demeura Torak. Mais l’idée que l’Orbe était en possession de Riva et que le pouvoir lui était dénié lui consumait l’âme.

Alors Belgarath s’adressa à Cherek et à ses fils.

— Nous devons nous séparer pour préserver l’Orbe et nous prémunir contre la venue de Torak. Que chacun s’en aille de son côté, comme je l’ai ordonné, et s’apprête au combat.

— Ainsi ferons-nous, Belgarath, jura Cherek Garrot-d’Ours. De ce jour, l’Alorie cesse d’exister, mais les Aloriens refuseront la domination de Torak aussi longtemps que le sang coulera dans leurs veines.

Belgarath leva son visage vers les cieux.

— Ecoute ma voix, Torak à l’Œil Mort, hurla-t-il. L’Orbe où palpite la vie est en sûreté, hors de portée de tes atteintes, et ton combat contre elle est perdu d’avance. Le jour où tu te dresseras contre nous, c’est moi qui te déclarerai la guerre. Dans les ténèbres de la nuit comme dans la lumière de midi, toujours je monterai la garde, veillant sur tes agissements, et jusqu’à la fin des temps je ferai obstacle à ton avènement.

Kal-Torak entendit la voix de Belgarath par-delà les étendues sauvages et désolées de Mallorie, et dans sa colère, il fendit l’air de son épée, car il savait que l’Orbe en qui palpitait la vie lui était à jamais inaccessible.

Puis Cherek donna l’accolade à ses fils et se détourna pour ne plus jamais les revoir. Dras partit vers le nord et fit souche dans le bassin de la Mrin. A ses terres, il donna le nom de Drasnie, et il édifia une cité en un lieu appelé Boktor. Il s’offrit en rempart le long des marches du Nord, et, comme ses enfants après lui, en interdit l’accès à l’ennemi. Algar s’engagea sur les routes du Sud avec son peuple, et, dans les vastes plaines irriguées par les eaux de l’Aldur, ces hommes trouvèrent des chevaux. Ils les dressèrent et apprirent à les monter, et, pour la première fois dans l’Histoire, on vit des guerriers à cheval. Ils vécurent en nomades, menant leurs troupeaux devant eux, dans leur pays qu’ils appelèrent Algarie. Le cœur empli de tristesse, Cherek regagna le Val d’Alorie, et rebaptisa son royaume Cherek, car il était seul, désormais, et sans enfants. Dans son affliction, il construisit de grands navires de guerre afin de patrouiller sur les mers et de les interdire à l’ennemi.

L’épreuve du plus long voyage incomba à celui qui devait préserver l’Orbe. Suivi de son peuple, Riva emprunta la route qui menait à la côte occidentale de Sendarie. Là, dans de vastes nefs, ses enfants et lui-même traversèrent les mers. Arrivés à l’Ile des Vents, ils brûlèrent leurs bâtiments et édifièrent une forteresse et une cité entourée de murailles. A la cité, ils donnèrent le nom de Riva, et à la forteresse, celui de Cour du Roi de Riva. Puis Gelar, le Dieu des Aloriens, fit tomber des cieux deux étoiles de fer que Riva recueillit. Avec la première, il forgea une lame ; avec la seconde, il fondit une garde sur le pommeau de laquelle il enchâssa l’Orbe. Et telle était la taille de l’épée que seul Riva pouvait la brandir. Dans les étendues solitaires et désolées de Mallorie, Kal-Torak eut conscience en son âme de la genèse de l’épée, et pour la première fois de sa vie, il fut en proie à la peur.

L’épée surmontée de l’Orbe était fichée dans la muraille de roche noire, derrière le trône de Riva, qui, seul, pouvait l’arracher au roc. L’Orbe brûlait d’une flamme froide quand Riva prenait place sur le trône. Et lorsqu’il brandissait son épée, cela devenait une grande langue de feu glacé.

Par un prodige plus merveilleux encore, l’héritier de Riva arborait toujours une marque. A chaque génération, l’un de ses descendants portait le signe de l’Orbe inscrit dans la paume de sa main droite. L’enfant ainsi élu était emmené dans la salle du trône où on lui plaçait la main sur l’Orbe, en sorte qu’elle le reconnaisse. Chaque fois que l’un de ces enfants l’effleurait, l’Orbe brillait d’une lueur plus vive, et le lien qui unissait le joyau palpitant de vie à la lignée de Riva se renforçait.

Après avoir pris congé de ses compagnons, Belgarath se hâta de regagner le Val d’Aldur. Ce fut pour découvrir que Poledra, sa compagne, avait donné le jour à deux jumelles avant de quitter ce monde. Désespéré, il donna à l’aînée, qui avait les cheveux aile-de-corbeau, le nom de Polgara. Il étendit la main et la posa sur le front de l’enfant, pour la bénir à la façon des sorciers, mais, à son contact, l’une des mèches de ses cheveux devint d’un blanc de neige. Il en conçut un grand trouble, car la mèche blanche était la marque des sorciers, et que c’était la première fois qu’un enfant du sexe féminin portait cette marque.

Sa seconde fille, qui avait la peau laiteuse et des cheveux d’or, ne portait pas la marque des sorciers. Il l’appela Beldaran. Et sa sœur aux cheveux d’ébène et lui-même l’aimaient par-dessus tout et se disputaient son affection.

Mais alors que Polgara et Beldaran avaient atteint leur seizième année, l’Esprit d’Aldur vint à Belgarath en rêve et lui dit :

— Je voudrais, ô mon disciple bien-aimé, unir ta maison à celle du gardien de l’Orbe. Choisis donc, de tes deux filles, celle dont tu accorderas la main au Roi de Riva, celle qui sera son épouse et la mère de ses enfants, car cette descendance, contre laquelle les ténébreux pouvoirs de Torak resteront sans effet, est celle où réside l’espoir du monde.

Dans le profond silence de son âme, Belgarath fut tenté de choisir Polgara. Mais, sachant le fardeau qui reposait sur les épaules du Roi de Riva, c’est Beldaran qu’il envoya. Et lorsqu’elle fut partie, longtemps il la pleura. Polgara se répandit aussi en larmes amères, car elle savait que sa sœur se fanerait et mourrait inexorablement. Mais avec le temps, ils se consolèrent mutuellement et en arrivèrent enfin à se connaître.

Unissant leurs pouvoirs, ils soumirent Torak à une surveillance constante. Et d’aucuns disent qu’ils veillent encore, montant immuablement la garde dans l’infini des siècles.

Chapitre Premier

Les premières images qui devaient rester gravées dans la mémoire du petit Garion étaient celles de la cuisine de la ferme de Faldor. Toute sa vie, il lui en resterait une affection spéciale pour les cuisines, pour leurs odeurs et pour tous ces bruits particuliers dont l’association, en une agitation empreinte de gravité, évoquerait à jamais pour lui l’amour, la nourriture, le confort et la sécurité, mais surtout la maison. Et quel que fut le destin de Garion, aussi haut qu’il s’éleva dans l’existence, jamais il ne devait oublier que ses premiers souvenirs partaient de cette cuisine.

La cuisine de la ferme de Faldor était une vaste salle aux poutres basses, pleine de fourneaux, de chaudrons et de grandes broches qui tournaient doucement dans des cheminées voûtées grandes comme des cavernes, et surtout de longues et lourdes tables de travail où l’on pétrissait la pâte pour en faire des pains, où l’on parait les volailles et où l’on taillait carottes et céleris en petits dés avec de prestes oscillations de longues lames incurvées. Garion avait passé son temps à jouer sous ces tables, quand il était tout petit, et il ne lui avait pas fallu longtemps pour apprendre à garer ses doigts et ses orteils de sous les pieds des marmitons qui s’activaient autour. Et parfois, vers la fin de l’après-midi, lorsqu’il commençait à être fatigué, il se blottissait dans un coin et regardait en rêvassant les flammes de l’une des cheminées se refléter sur les centaines de chaudrons luisants, de cuillères à long manche et de couteaux étincelants accrochés sur les murs blanchis à la chaux, et il se laissait doucement emporter par le sommeil, bercé par toute cette effervescence qui était pour lui l’expression même de la paix et de l’harmonie.

Le cœur de la cuisine, son organe vital, c’était tante Pol. Elle donnait l’impression, on ne sait comment, d’être partout à la fois. Le tour de main qui laissait tomber une oie dans sa lèchefrite, qui façonnait habilement un pain en train de lever ou qui décorait un jambon sorti tout fumant d’un four, c’était toujours elle qui le donnait. Elle n’était pas toute seule dans la cuisine, loin de là, mais il n’en serait jamais sorti un pain, un ragoût, une soupe, un rôti ou des légumes sans que tante Pol n’y apportât au moins une touche personnelle. Elle pouvait dire rien qu’à l’odeur, au goût ou grâce à quelque instinct supérieur, ce qui manquait à chaque plat, et elle y rajoutait immanquablement une pincée ou une pointe d’un ingrédient prélevé dans l’un de ses pots à épices en terre cuite, quand elle ne le secouait pas directement au-dessus, d’un geste apparemment désinvolte. On aurait dit qu’il y avait en elle quelque chose de magique, une science, un pouvoir qui transcendaient ceux des gens ordinaires. C’est que, même en plein coup de feu, elle savait où se trouvait Garion à chaque instant. Elle pouvait être en train de faire des entailles dans la croûte d’un pâté, de coudre une volaille que l’on venait de farcir ou absorbée par la décoration d’un gâteau spécial, elle arrivait toujours à tendre une jambe pour le repêcher par le talon ou la cheville, et le retirer de sous les pieds des autres.

Lorsqu’il fut un peu plus grand, cela devint même un jeu. Garion guettait le moment où elle paraissait décidément trop occupée pour faire attention à lui, puis, en riant, il se précipitait sur ses petites pattes robustes vers la première porte ouverte. Mais elle arrivait toujours à le rattraper. Alors il éclatait de rire, lui passait ses bras autour du cou et l’embrassait, en attendant la prochaine occasion de tenter à nouveau de prendre le large.

Il était absolument convaincu, en ces temps reculés, que tante Pol était la plus belle femme du monde, et assurément la plus importante. D’abord, elle était plus grande que les autres femmes de la ferme de Faldor — elle était pratiquement aussi grande qu’un homme — et elle avait toujours l’air grave — sinon sévère —, sauf avec lui, bien sûr. Elle avait les cheveux longs, très sombres, presque noirs, en dehors d’une mèche d’un blanc de neige, juste au-dessus du front, à gauche. La nuit, lorsqu’elle le bordait dans le petit lit qui se trouvait juste à côté du sien, dans la chambre qui leur était réservée, au-dessus de la cuisine, il tendait la main vers cette boucle blanche ; elle lui souriait, alors, et lui effleurait le visage de sa douce main, puis il s’endormait, heureux de savoir qu’elle était là, à veiller sur lui.

La ferme de Faldor se trouvait pratiquement au centre de la Sendarie, royaume brumeux entouré, à l’ouest, par la Mer des Vents, et à l’est par le Golfe de Cherek. Comme toutes les fermes de la région, à cette époque, celle de Faldor n’était pas simplement constituée d’un bâtiment ou deux, mais se composait au contraire d’un assemblage complexe de hangars et de granges, de poulaillers et de pigeonniers en pierre, entourant une cour centrale fermée par une robuste grille. Les chambres, certaines très vastes, d’autres plus exiguës, donnaient sur une galerie, au premier étage. C’est là que vivaient les valets de ferme qui travaillaient la terre, labourant, semant et arrachant les mauvaises herbes des vastes champs qui s’étendaient au-delà des murs. Faldor habitait, quant à lui, dans des appartements situés dans une tour carrée, au-dessus de la salle à manger centrale où ses employés se réunissaient trois fois par jour — et même quatre, pendant les moissons — pour se régaler des mets affriolants issus des cuisines de tante Pol.

Tout bien considéré, on n’aurait pu rêver un endroit plus heureux ni plus harmonieux. Faldor, le fermier, était un bon maître. Cet homme de haute taille, à l’air grave, au long nez et à la mâchoire plus longue encore, ne souriait guère, ne riait pas davantage, mais était bon pour ceux qui travaillaient chez lui, et semblait même davantage préoccupé de leur bien-être et de leur santé que de leur faire suer leur dernière goutte de sueur. A bien des égards, il se comportait plutôt en père qu’en maître envers la soixantaine de gens qui vivaient sur ses terres. Il mangeait avec eux — chose assez inhabituelle, car la plupart des fermiers de la région préféraient se tenir à l’écart de leurs hommes — et sa présence à la table du milieu, dans la salle à manger, exerçait une influence modératrice sur certains des plus jeunes sujets qui auraient pu avoir tendance à faire preuve d’une certaine exubérance. Le fermier Faldor était un homme dévot, qui n’aurait jamais manqué d’invoquer, avec une éloquence simple, la bénédiction des Dieux avant de prendre quelque nourriture que ce fût. Aussi, sachant cela, ses gens entraient-ils les uns derrière les autres, non sans une certaine ostentation, dans la salle à manger avant chaque repas et s’asseyaient-ils avec au moins un semblant de piété avant d’attaquer les plats et les bols chargés de nourriture que tante Pol et ses aides avaient placés devant eux.

Grâce au bon cœur de Faldor — et aux miracles opérés par les doigts habiles de tante Pol — la ferme passait dans toute la contrée pour l’endroit où il était le plus agréable de vivre et de travailler à vingt lieues à la ronde, et la réputation de la ferme de Faldor s’étendait bien au-delà. On passait des soirées entières, à la taverne de Haut-Gralt, le village voisin, à commenter le menu des repas presque miraculeux que l’on avait coutume de servir dans la salle à manger de Faldor. Et il n’était pas rare de voir les hommes moins favorisés par le sort, qui travaillaient dans les autres fermes, se mettre à pleurer ouvertement après plusieurs pintes de bière, à la description d’une des oies rôties de tante Pol.

L’homme le plus important de la ferme après Faldor était Durnik, le forgeron. Lorsque Garion commença à grandir et fut autorisé à se soustraire quelque peu au regard vigilant de tante Pol, il trouva fatalement le chemin de la forge. Le métal étincelant qui sortait des formidables fourneaux de Durnik exerçait sur lui une fascination presque hypnotique. Durnik était un homme ordinaire, aux cheveux châtains, dont le visage n’offrait rien de particulier, en dehors de ses joues rougies par la chaleur de la forge. C’était un homme sobre et calme, ni grand ni petit, ni gros ni maigre, mais qui, comme la plupart de ceux qui exerçaient le même métier que lui, était doté d’une force prodigieuse. Il portait un pourpoint et un tablier de cuir épais constellés de minuscules taches noires dues aux étincelles qui jaillissaient de la forge, mais aussi les bottes de cuir souple et le pantalon collant traditionnels dans cette partie de la Sendarie. Au début, Durnik ne s’adressait à Garion que pour lui recommander de faire attention à ses doigts et de ne pas toucher au métal rougeoyant qui sortait du feu. Pourtant, avec le temps, Durnik se prit d’amitié pour Garion et lui adressa plus fréquemment la parole.

— Il faut toujours finir ce qu’on a commencé, lui conseillait-il. Le fer n’aime pas qu’on le fasse attendre. Après, on est obligé de le remettre au feu, et ça ne lui vaut rien.

— Pourquoi ? demandait Garion.

— C’est comme ça, répondait Durnik en haussant les épaules.

— « Quoi que l’on fasse, il faut le faire bien », déclara-t-il une autre fois, en donnant les derniers coups de lime à la partie métallique du timon d’une charrette qu’il était en train de réparer.

— Mais cette pièce-là va par en dessous, objecta Garion. Elle ne se voit pas.

— Peut-être, mais moi je sais qu’elle y est, rétorqua Durnik en continuant à polir le métal. Si je ne la faisais pas aussi bien que possible, j’aurais honte toutes les fois que je verrai passer cette charrette, et je vais la voir tous les jours.

Et c’est ainsi que, sans même y songer, Durnik inculqua au petit garçon de solides vertus sendariennes comme le travail, l’économie, la sobriété, les bonnes manières et le sens pratique, qui constituent la base de toute société qui se respecte.

Au début, tante Pol s’inquiéta de l’attirance de Garion pour la forge avec tous les dangers que cela impliquait ; mais un rapide examen à distance, par la porte de la cuisine, lui permit de s’assurer que Durnik était presque aussi soucieux qu’elle-même de la sécurité de Garion, et elle en fut un peu tranquillisée.

— Si le gamin vous importune, maître Durnik, envoyez le promener, conseilla-t-elle un jour au forgeron, alors qu’elle lui apportait un grand chaudron de cuivre à réparer. Ou bien dites-le moi, et je le garderai près des cuisines.

— Il ne me dérange pas du tout, dame Pol, répondit Durnik en souriant. Il est bien sage et il s’arrange pour ne pas se fourrer dans mes pieds.

— Vous êtes trop bon, ami Durnik. C’est un gamin qui n’arrête pas de poser des questions. Répondez-lui une fois, et il vous en posera une douzaine d’autres.

— Tous les garçons sont comme ça, fit Durnik en versant soigneusement une louche de métal en fusion dans le petit anneau d’argile qu’il avait placé au fond du chaudron, autour du minuscule trou à réparer. Je posais beaucoup de questions, moi aussi, quand j’étais petit. Mon père et le vieux Barl, le forgeron qui m’a appris le métier, ont été assez patients pour me répondre chaque fois qu’ils le pouvaient. Je m’acquitterais bien mal de ma dette si je n’avais pas la même patience envers Garion.

Lequel Garion, assis non loin de là, retenait son souffle depuis le début de cette conversation, car il savait qu’un mot proféré de travers, d’un côté ou de l’autre, et il serait interdit de séjour à la forge. Comme tante Pol repartait pour sa cuisine, de l’autre côté de la cour au sol de terre battue, avec son chaudron fraîchement réparé, il remarqua la façon dont Durnik la regardait, et une idée commença à germer dans son esprit. C’était une pensée toute simple, et elle avait ceci de magnifique qu’elle profitait un peu à tout le monde.

— Dis, tante Pol... fit-il ce soir-là en réprimant une grimace comme elle lui lavait une oreille avec le coin d’un chiffon un peu rugueux.

— Oui ? répondit-elle en s’intéressant maintenant à son cou.

— Pourquoi tu ne te marierais pas avec Durnik ?

— Quoi ? s’exclama-t-elle en s’interrompant dans sa grande lessive.

— Je trouve que ce serait une terriblement bonne idée.

— Ah oui, tu crois vraiment ?

Mais sa voix avait quelque chose de tranchant, tout à coup, et Garion comprit qu’il avançait sur un terrain dangereux.

— Il t’aime bien, reprit-il, sur la défensive.

— Et j’imagine que tu as déjà abordé la question avec lui, bien sûr ?

— Non. Je me suis dit que je ferais mieux de t’en parler d’abord.

— Eh bien, là, au moins, tu as eu une bonne idée, tu vois.

Puis elle lui empoigna une oreille et lui fit tourner la tête avec autorité, et Garion commença à se demander si sa tante Pol n’avait pas une fâcheuse tendance à trouver ses oreilles un petit peu trop commodes pour son goût.

— Ne t’avise pas d’en souffler ne serait-ce qu’un seul mot à Durnik ou à qui que ce soit, je te préviens, dit-elle, et ses yeux sombres se mirent à briller d’un feu qu’il n’y avait jamais vu auparavant.

— C’était juste une idée comme ça, se hâta-t-il de dire.

— Eh bien, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’était pas bonne. A partir de maintenant, laisse les idées aux grandes personnes.

— Tout ce que tu voudras, acquiesça-t-il promptement.

C’est qu’elle le tenait toujours fermement par l’oreille, vous voyez.

Mais un peu plus tard, ce soir-là, alors qu’ils étaient tous les deux couchés dans la quiétude de la nuit, il aborda de nouveau le problème, par la bande.

— Tante Pol ?

— Oui ?

— Puisque tu ne veux pas te marier avec Durnik, avec qui tu veux te marier, alors ?

— Garion, dit-elle.

— Oui ?

— Tais-toi et dors.

— Il me semble que j’ai le droit de le savoir, tout de même, protesta-t-il, blessé.

Garion !

— D’accord, d’accord. Je vais dormir, mais je trouve que tu es vraiment injuste, là.

Elle inspira profondément.

— Très bien, reprit-elle. Je ne pense absolument pas à me marier. Je n’ai jamais pensé à me marier et je doute vraiment de jamais penser à me marier. J’ai beaucoup trop de choses autrement importantes à faire pour ça.

— Ne t’inquiète pas, tante Pol, fit-il, consolant. Quand je serai grand, je me marierai avec toi, moi.

Alors elle se mit à rire, d’un rire profond, chaleureux, et tendit la main dans le noir pour lui effleurer le visage.

— Oh non, mon Garion. Nous en tenons une autre en magasin pour toi.

— Qui c’est ? demanda-t-il.

— Tu verras bien, répondit-elle d’un ton énigmatique. Allez, dors, maintenant.

— Tante Pol ?

— Oui ?

— Où elle est, ma mère ?

C’était une question qui lui brûlait les lèvres depuis un bon moment, maintenant. Il y eut un long silence, puis tante Pol poussa un profond soupir.

— Elle est morte, souffla-t-elle.

Garion éprouva une douleur poignante, une angoisse insupportable. Il se mit à pleurer.

Aussitôt, elle fut près de lui, s’agenouilla par terre et l’entoura de ses bras. Finalement, elle l’emmena dans son lit et le serra longtemps contre elle. Et beaucoup plus tard, lorsque son chagrin se fut assouvi, Garion lui demanda d’une voix brisée :

— Comment elle était, ma mère ?

— Elle avait les cheveux blonds, répondit tante Pol. Elle était très jeune, très belle, et très heureuse. Et elle parlait d’une voix douce.

— Elle m’aimait ?

— Plus que tu ne peux imaginer.

Alors il pleura de nouveau, mais ses pleurs étaient plus tranquilles, maintenant, plus nostalgiques qu’angoissés.

Tante Pol le serra très fort contre elle, et le sommeil finit par étancher ses larmes.

Comme on pouvait s’y attendre dans une communauté d’une soixantaine de personnes, il y avait d’autres enfants à la ferme de Faldor. Les plus grands travaillaient à la ferme, mais il s’y trouvait trois gamins à peu près du même âge que Garion, qui allaient partager ses jeux et devenir ses amis.

Le plus âgé, un dénommé Rundorig, avait un ou deux ans de plus que Garion, et le dépassait de quelques centimètres. Normalement, étant l’aîné des enfants, Rundorig aurait dû être leur chef, mais il était arendais et pas très vif d’esprit, aussi renonçait-il bien volontiers à cette prérogative au profit des plus jeunes. Contrairement aux autres royaumes, la Sendarie était peuplée par une grande variété de races. Des Cheresques, des Algarois, des Drasniens, des Arendais et même une proportion non négligeable de Tolnedrains s’étaient mélangés pour donner naissance à une souche sendarienne. Or si les Arendais étaient réputés pour leur courage, ils avaient en revanche l’esprit passablement obtus.

Le second camarade de Garion, Doroon, était un petit garçon nerveux aux origines si bien entremêlées qu’on ne pouvait le classer que parmi les Sendariens. Le plus remarquable chez Doroon, c’est qu’il était toujours en train de galoper ; on ne le voyait jamais marcher s’il pouvait courir. Mais à l’égal de ses pieds, son esprit semblait avoir une fâcheuse tendance à la précipitation, de même que sa langue, d’ailleurs. Il parlait sans arrêt, très vite, et paraissait animé d’une perpétuelle agitation.

Le chef incontesté du petit quatuor était une fillette, Zubrette, une enjôleuse aux cheveux d’or qui leur inventait des jeux, leur racontait des histoires forgées de toutes pièces et les entraînait à voler pour elle des pommes et des prunes dans les vergers de Faldor. Elle régnait sur eux telle une petite princesse, les montant les uns contre les autres et les incitants constamment à la bagarre. En fait, comme elle n’avait pas de cœur, les trois garçons se prenaient à la haïr à tour de rôle, tout en restant esclaves du moindre de ses caprices, auxquels ils étaient bien incapables de résister.

L’hiver, ils s’amusaient à dévaler sur de larges planches les pentes enneigées des collines, derrière la ferme, et à l’heure où les ombres violettes s’allongeaient sur la neige, ils rentraient tout trempés, couverts de neige, les mains gercées et les joues rouges comme des pommes. Ou bien, lorsque Durnik, le forgeron, avait décrété que la glace était sûre, ils glissaient inlassablement sur l’étang étincelant de givre, au fond du petit vallon qui longeait la route de Haut-Gralt, juste à la sortie de la ferme, vers l’est. Et quand il faisait trop froid, ou quand les pluies et les bourrasques de vent chaud qui annonçaient le printemps changeaient la neige en boue et rendaient la glace de l’étang impraticable, ils se retrouvaient dans la grange, où ils passaient leurs journées à sauter de la soupente dans le foin tendre, se remplissant les cheveux de brins de paille et le nez d’une poussière qui fleurait l’été.

Au printemps, ils attrapaient des têtards le long des rives boueuses de l’étang et grimpaient aux arbres pour admirer, les yeux écarquillés, les petits œufs bleus que les oiseaux avaient pondus dans des nids de brindilles, en haut des arbres.

C’est Doroon, naturellement, qui tomba d’un arbre, non loin de l’étang, et se cassa un bras, alors que Zubrette lui avait ordonné, par ce beau matin de printemps, de grimper dans les plus hautes branches. Comme Rundorig restait planté à côté de son ami blessé, le bec ouvert, incapable de réagir, et que de toute façon Zubrette avait pris ses jambes à son cou avant même qu’il ne heurte le sol, Garion prit les décisions qui s’imposaient. Il considéra posément la situation pendant quelques instants, son jeune visage grave et tendu sous une touffe de cheveux blonds. Doroon, livide et terrifié, avait de toute évidence le bras cassé, et il se mordait les lèvres pour ne pas pleurer.

Un mouvement attira l’attention de Garion, qui leva rapidement les yeux. Non loin de là, un homme vêtu de noir, monté sur un grand cheval noir, braquait sur eux un regard intense. Lorsque leurs yeux se croisèrent, Garion frissonna comme s’il avait froid, et il sut qu’il avait déjà vu cet homme — qu’en fait, aussi loin que remontaient ses souvenirs, la silhouette en noir rôdait à la limite de son champ de vision, à le regarder sans jamais dire un mot. Il y avait dans cet examen attentif et silencieux une sorte de froide animosité à laquelle se mêlait étrangement quelque chose qui ressemblait à de la peur sans être tout à fait cela. Mais à cet instant Doroon se mit à gémir et Garion se retourna.

Il lui attacha soigneusement son bras blessé sur la poitrine avec la corde qui lui tenait lieu de ceinture, puis Rundorig et lui aidèrent leur camarade à se relever.

— Il aurait pu nous donner un coup de main, tout de même, fit Garion, non sans rancune.

— Qui ça ? demanda Rundorig, en jetant un coup d’œil alentour.

Garion se tourna pour lui indiquer l’homme en noir, mais le cavalier avait disparu.

— Je n’ai vu personne, reprit Rundorig.

— J’ai mal, gémit Doroon.

— T’en fais pas, répondit Garion. Tante Pol va t’arranger ça.

Et c’est ce qu’elle fit, en effet. Lorsque les trois enfants arrivèrent à la porte de la cuisine, elle appréhenda le problème d’un seul coup d’œil.

— Amenez-le par ici, ordonna-t-elle, d’une voix qui ne trahissait pas le moindre émoi.

Elle fit asseoir le garçon livide et tremblant sur un tabouret, tout près de l’un des fours, et prépara une décoction à l’aide de plusieurs herbes prises dans les pots de terre cuite qui se trouvaient sur l’étagère du haut, au fond de l’une de ses réserves.

— Bois ça, dit-elle à Doroon en lui tendant un bol fumant.

— Ça va me remettre mon bras comme il faut ? demanda Doroon après un coup d’œil soupçonneux au breuvage malodorant.

— Bois ça, c’est tout, ordonna-t-elle en préparant des attelles et des bandes de tissu.

— Berck ! Ça a vraiment mauvais goût ! fit Doroon, avec une grimace.

— C’est fait pour, rétorqua-t-elle. Bois tout, hein.

— Je crois que je n’en veux plus, dit-il.

— Très bien.

Elle repoussa les attelles et prit un long couteau très aiguisé accroché au mur.

— Qu’est-ce que vous allez faire avec ça ? demanda-t-il en frémissant.

— Puisque tu ne veux pas prendre ta potion, annonça-t-elle platement, il va falloir le couper.

— Le couper ? couina Doroon, en ouvrant de grands yeux.

— A partir d’ici, probablement, précisa-t-elle d’un ton pensif en indiquant son coude avec la pointe du couteau.

Les larmes aux yeux, Doroon vida son bol et, quelques minutes plus tard, il dodelinait de la tête, tout somnolent. Il poussa un cri, un seul, quand tante Pol remit en place l’os cassé, et lorsque son bras fut entouré de bandages et éclissé, il retomba dans sa torpeur. Tante Pol dit quelques mots à la mère du garçon, qui avait l’air un peu affolée, puis elle demanda à Durnik de le mettre au lit.

— Tu ne lui aurais pas vraiment coupé le bras, hein ? s’enquit Garion.

Tante Pol braqua sur lui un regard impassible.

— Ah non, tu crois ? répondit-elle. Et il n’en fut plus si sûr.

— Je pense que j’aimerais bien avoir un petit entretien avec mademoiselle Zubrette, ajouta-t-elle.

— Elle s’est sauvée quand Doroon est tombé de l’arbre, expliqua Garion.

— Va me la chercher.

— Elle a dû se cacher, protesta Garion. Elle se cache toujours quand les choses tournent mal. Je ne vois vraiment pas où je pourrais la trouver.

— Garion, commença tante Pol, je ne t’ai pas demandé si tu savais où la trouver, je t’ai dit d’aller la chercher.

— Et si elle ne veut pas venir ? tenta Garion.

— Garion !

Il y avait quelque chose d’affreusement définitif dans la voix de tante Pol, aussi Garion prit-il ses jambes à son cou.

— Je n’ai rien à voir là-dedans.

Zubrette commença à mentir à la seconde où Garion l’amena devant tante Pol, à la cuisine.

— Toi, fit tante Pol en tendant un index impérieux vers un tabouret, tu vas t’asseoir !

Zubrette se laissa tomber sur le tabouret, la bouche ouverte et les yeux écarquillés.

— Et toi, poursuivit-t-elle à l’adresse de Garion, en indiquant la porte de la cuisine d’un doigt tout aussi péremptoire, tu vas sortir d’ici tout de suite !

Garion s’exécuta avec empressement.

Dix minutes plus tard, c’est une petite fille en larmes qui sortit en titubant de la cuisine. Tante Pol la regarda partir, debout sur le pas de la porte, les yeux durs comme de l’acier.

— Tu l’as fouettée ? s’informa Garion, d’une voix pleine d’espoir.

Tante Pol le flétrit du regard.

— Bien sûr que non. On ne fouette pas les filles.

— Moi, c’est ce que j’aurais fait, poursuivit Garion, un peu déçu. Qu’est-ce que tu lui as dis ?

— Tu n’as rien à faire, là ? demanda tante Pol.

— Non, répondit Garion. Pas vraiment. Il n’aurait jamais dû dire ça.

— Parfait, déclara tante Pol en l’empoignant par une oreille. Il est temps que tu commences à apprendre à gagner ton pain à la sueur de ton front. Il y a des marmites sales dans l’arrière-cuisine. Tu vas les nettoyer.

— Je ne vois vraiment pas ce que tu trouves à me reprocher, objecta Garion, en se tortillant. Ce n’est tout de même pas ma faute si Doroon est grimpé dans l’arbre.

— Dans l’arrière-cuisine, Garion, répéta-t-elle. Et tout de suite !

La fin du printemps et le début de l’été furent calmes. Bien sûr, Doroon ne put pas jouer avec eux tant que son bras ne fut pas remis, et Zubrette avait été tellement secouée par ce que tante Pol lui avait dit, quoi que ce fût, qu’elle évitait les deux autres garçons comme la peste. Garion n’avait plus désormais qu’un seul compagnon de jeux, Rundorig, et il était si peu futé que ce n’était pas très engageant. Alors, comme ils n’avaient pas grand-chose d’autre à faire, en réalité, les garçons allèrent souvent dans les champs pour regarder travailler les ouvriers agricoles et les écouter parler.

Or il se trouve que, cet été-là, les hommes de la ferme de Faldor évoquèrent la Bataille de Vo Mimbre, l’événement le plus cataclysmique de l’histoire du Ponant. Garion et Rundorig écoutèrent avec exaltation les hommes raconter comment les hordes de Kal-Torak avaient envahi l’Ouest, cinq cents ans plus tôt environ.

Tout avait commencé en 4865, ainsi que les hommes comptaient les années dans cette partie du monde. D’immenses multitudes de Murgos, de Nadraks et de Thulls avaient franchi la crête de la chaîne de montagnes orientale et déferlé en vagues sans fin sur la Drasnie, suivis d’innombrables légions de Malloriens.

Une fois la Drasnie impitoyablement écrasée, les Angaraks s’étaient déployés vers le sud, vers les vastes étendues herbeuses d’Algarie, et avaient assiégé l’énorme citadelle que l’on appelait la Forteresse d’Algarie. Le siège avait duré huit ans, et puis, écœuré, Kal-Torak avait abandonné. C’est seulement en le voyant tourner ses armées vers l’ouest, vers l’Ulgolande, que les autres peuples avaient compris que l’invasion angarak n’était pas uniquement dirigée contre l’Alorie, mais contre tous les royaumes du Ponant. Au cours de l’été 4875, les troupes de Kal-Torak étaient arrivées dans la plaine arendaise, devant la ville de Vo Mimbre, où les armées unies de l’Ouest les attendaient.

Les forces sendariennes qui prenaient part au combat marchaient sous la bannière de Brand, le Gardien de Riva. Cette force, constituée de Riviens, de Sendariens et d’Arendais asturiens, donna l’assaut à l’arrière-garde des troupes angaraks, après que les Algarois, les Drasniens et les Ulgos eussent engagé le combat sur le flanc gauche, les Tolnedrains et les Cheresques, mené la charge sur le flanc droit, et les Arendais mimbraïques, livré leur légendaire assaut sur les premières lignes. La bataille fit rage pendant des heures, jusqu’à ce que, au centre du champ de bataille, Brand défie Kal-Torak en combat singulier. De l’issue de ce duel devait dépendre celle de la bataille.

Vingt générations s’étaient succédé depuis cette rencontre titanesque, mais son souvenir n’aurait pas été plus frais dans la mémoire des fermiers sendariens qui travaillaient sur les terres de Faldor s’il s’était déroulé la veille. Ils se livraient avec un luxe de détails à la description des coups, des feintes et des esquives, n’en omettant aucun. Au moment décisif, alors qu’il semblait avoir inexorablement perdu le combat, Brand avait dévoilé son bouclier, et, pris au dépourvu, Kal-Torak avait baissé sa garde et été instantanément frappé à mort.

L’évocation du combat suffisait à faire bouillir le sang dans les veines de Rundorig. Mais Garion se disait que cette histoire ne répondait pas à toutes les questions.

— Pourquoi Brand avait-il voilé son bouclier ? demanda-t-il à Cralto, l’un des plus vieux valets de la ferme.

— Comme ça, répondit simplement Cralto en haussant les épaules. Tous ceux à qui j’en ai parlé disent que c’est comme ça que ça s’est passé.

— C’était un bouclier magique ? insista Garion.

— C’est bien possible. Mais je n’ai jamais entendu personne le dire. Tout ce que je sais, c’est que quand Brand a découvert son bouclier, Kal-Torak a laissé tomber le sien dans un moment de confusion, et que Brand lui a porté un coup mortel à la tête. Droit dans l’œil, à ce qu’on m’a dit.

— Je ne comprends pas, reprit Garion en secouant la tête d’un air obstiné. Comment un truc comme ça aurait-il pu faire peur à Kal-Torak ?

— Je n’en sais rien, répondit Cralto. Personne ne me l’a jamais expliqué.

Bien que cette histoire le laissât sur sa faim, Garion accéda promptement à la suggestion plutôt simpliste de Rundorig de procéder à une reconstitution du duel. Après avoir passé un jour ou deux à prendre des poses et à se taper dessus à grand renfort de bouts de bois en guise d’épées, Garion décida que, pour corser un peu le jeu, un équipement un peu plus sérieux serait le bienvenu. Deux chaudrons et deux grands couvercles disparurent mystérieusement de la cuisine de tante Pol. Et Garion et Rundorig, maintenant dotés de heaumes et de boucliers, se réfugièrent dans un coin tranquille pour jouer à la guerre.

Tout allait magnifiquement lorsque Rundorig, qui était plus vieux, plus grand et plus fort que Garion, flanqua à ce dernier un coup retentissant sur la tête avec son épée de bois. Garion eut l’arcade sourcilière fendue par le bord du chaudron et commença à saigner. Ses oreilles se mirent soudain à bourdonner, une force bouillonnante d’exaltation à courir dans ses veines, et il se releva d’un bond.

Il ne sut jamais vraiment ce qui s’était passé après cela. Il devait vaguement se souvenir d’avoir hurlé des menaces à l’adresse de Kal-Torak dans des termes qui lui venaient aux lèvres alors qu’il ne les comprenait même pas, et le visage qu’il avait devant lui n’était plus celui, familier et un peu simplet, de Rundorig ; il avait cédé la place à quelque chose de hideusement défiguré, d’une laideur surhumaine. Dans un déchaînement de violence, Garion frappa ce visage sans relâche, le cerveau embrasé.

Et puis ce fut tout. Le pauvre Rundorig était allongé à ses pieds. Il avait perdu connaissance sous cet assaut démentiel. Garion était horrifié de ce qu’il avait fait, mais en même temps, il avait dans la bouche le goût enivrant de la victoire.

Plus tard, dans la cuisine où l’on avait coutume de traiter tous les maux, tante Pol ne fit qu’un minimum de commentaires en soignant leurs blessures. Rundorig n’avait pas l’air sérieusement atteint, bien que son visage ait commencé à enfler et à tourner au violet en plusieurs endroits, et qu’il eût un peu de mal à fixer son regard sur les objets au début. Quelques compresses froides sur la tête et l’une des décoctions de tante Pol eurent tôt fait de remettre bon ordre à tout cela.

Mais la plaie au front de Garion devait requérir des soins plus sérieux. Après avoir demandé à Durnik de le tenir, tante Pol prit du fil et une aiguille et elle recousit la boutonnière aussi placidement qu’elle aurait réparé un accroc dans une manche, tout en ignorant les hurlements de son patient. A vrai dire, elle paraissait beaucoup plus ennuyée par les bosses infligées aux chaudrons et les entailles pratiquées dans les couvercles que par les blessures de guerre des deux garçons.

L’opération terminée, Garion avait mal à la tête et on le mit au lit.

— Au moins, j’ai flanqué une raclée à Kal-Torak, dit-il à tante Pol, d’une voix ensommeillée.

Elle lui jeta un coup d’œil acéré.

— Où as-tu entendu parler de Torak ? demanda-t-elle.

— C’est al-Torak, tante Pol, repartit patiemment Garion.

— Réponds-moi.

— J’ai entendu les fermiers raconter des histoires, le vieux Cralto et les autres. Ils ont parlé de Brand et de Vo Mimbre, de Kal-Torak et tout le reste. C’est à ça qu’on jouait, avec Rundorig. J’étais Brand et il faisait Kal-Torak. Mais je n’ai pas eu le temps de dévoiler mon bouclier. Rundorig m’a tapé sur la tête avant.

— Garion, je veux que tu m’écoutes, dit tante Pol. Et que tu fasses bien attention à ce que je vais te dire. Il ne faut plus jamais prononcer le nom de Torak.

— C’est al-Torak, tante Pol, répéta encore une fois Garion.

Alors elle le frappa, ce qu’elle n’avait encore jamais fait. La claque sur la bouche le surprit bien plus qu’elle ne lui fit mal, parce qu’elle n’avait pas tapé très fort.

— Tu ne dois plus jamais prononcer le nom de Torak ! Jamais ! ordonna-t-elle. C’est très important, Garion. C’est ta vie qui en dépend. Je veux que tu me le promettes.

— Tu n’as pas besoin de t’énerver comme ça, s’offusqua-t-il.

— Donne-moi ta parole.

— Oh, ça va, ça va. Je te le promets. Ce n’était qu’un jeu.

— Un jeu vraiment stupide, commenta tante Pol. Tu aurais pu tuer Rundorig.

— Et moi, alors ? s’indigna Garion.

— A aucun moment tu n’as été en danger, répondit-elle. Allez, dors, maintenant.

Et tandis qu’il sombrait dans un sommeil agité, la tête vidée par la blessure et l’étrange boisson amère que sa tante lui avait fait prendre, il eut l’impression d’entendre sa voix profonde, chaude qui disait :

— Tu es encore tellement jeune, Garion, mon Garion...

Et plus tard, émergeant d’un sommeil de plomb, tel un poisson surgissant de la surface argentée de l’onde, il lui sembla qu’elle appelait :

— Père, j’ai besoin de toi !

Mais il replongea dans un sommeil agité, hanté par la silhouette d’un homme juché sur un cheval noir, qui surveillait chacun de ses mouvements avec une froide animosité et quelque chose qui ressemblait beaucoup à de la peur ; et derrière cette silhouette ténébreuse, qu’il savait avoir toujours été là, bien qu’il n’en ait jamais eu tout à fait conscience, et dont il n’avait jamais ouvertement parlé, même à tante Pol, le visage monstrueusement défiguré qu’il avait brièvement aperçu ou imaginé pendant le combat avec Rundorig le regardait d’un air sinistre, pareil au fruit hideux d’un arbre incommensurablement maléfique.

Chapitre 2

Peu après, dans l’interminable matinée de l’enfance de Garion, le conteur se présenta à nouveau au portail de la ferme de Faldor. Le vieillard, qui ne semblait pas avoir de nom, comme les autres hommes, avait vraiment piètre allure avec son pantalon aux genoux rapiécés, ses chaussures dépareillées qui bâillaient lamentablement, sa tunique de laine à manches longues nouée autour de sa taille à l’aide d’une corde, et surtout son capuchon constellé de taches de boisson et de reliefs de nourriture, qui faisait un drôle d’effet dans cette partie de Sendarie où l’on ne portait guère ce genre de vêtement, mais qui plaisait particulièrement à Garion avec ses bavolets sur le dos, les épaules et la poitrine. Seul son manteau paraissait relativement neuf. Les cheveux blancs du vieux conteur étaient coupés presque à ras, tout comme sa barbe. Il avait des yeux rieurs, d’un bleu profond, qui reflétaient une éternelle jeunesse et une malice abyssale, dans un visage aux traits durs, pour ainsi dire anguleux, qui ne trahissait rien de ses origines. Il n’avait pas l’air arendais ou cheresque ; non plus qu’algarois, drasnien, rivien ou tolnedrain. On aurait plutôt dit qu’il était issu d’une race humaine depuis longtemps disparue.

Le conteur revenait de temps à autre à la ferme de Faldor, où il était toujours le bienvenu. C’était en vérité un vagabond, un déraciné qui vivait sa vie en racontant des histoires. Lesquelles histoires n’étaient pas toujours nouvelles, bien sûr, mais il y avait comme de la magie dans la façon très particulière dont il les racontait. Il évoquait le roulement du tonnerre ou le souffle du zéphyr. Il arrivait à prendre la voix d’une douzaine de personnages simultanément, et il imitait si bien le chant des oiseaux que ceux-ci venaient écouter ce qu’il disait. Quand il se mettait à hurler comme un loup, tous ceux qui l’écoutaient sentaient leurs poils se hérisser sur leur nuque, et il leur mettait au cœur une froidure que n’auraient pas reniée les rigueurs de l’hiver drasnien. Par sa bouche, on entendait mugir le vent et crépiter la pluie, et même, chose plus miraculeuse encore, tomber les flocons de neige. Ses histoires étaient pleines de bruits qui leur donnaient vie, et par le truchement des mots et des sons dont il tissait ses contes, des images, des odeurs et même des sensations issues de temps et de lieux bien étranges semblaient s’animer à leur tour devant son public fasciné.

Toutes ces merveilles, il les prodiguait en échange de quelques repas, de davantage de chopes de bière et d’un coin au chaud, dans la paille, pour dormir. Il semblait courir le monde, aussi libre et dépourvu d’entrave que les oiseaux.

Il y avait apparemment une certaine connivence entre le conteur et tante Pol. Elle le voyait toujours arriver avec une sorte de résignation mêlée de dérision, comme si elle savait que rien, dans les trésors de sa cuisine, ne serait en sûreté tant qu’il rôderait dans les parages. Il faut dire que les pains et les gâteaux avaient une curieuse façon de disparaître quand il était dans le coin, et qu’il avait le chic pour délester l’oie la mieux parée de ses pilons et d’une généreuse tranche de blanc en trois coups de la lame qu’il tenait toujours prête pour le moment où elle aurait le dos tourné. Elle l’appelait « Vieux Loup Solitaire », et son apparition à la porte de la ferme de Faldor marquait la reprise d’un combat qui durait, de tout évidence, depuis des années. Il se répandait à son endroit en viles flatteries tout en pillant outrageusement ses réserves. Il refusait poliment les biscuits ou le pain noir qu’elle lui proposait pour remplir copieusement son assiette avant que les plats n’aient eu le temps de quitter la cuisine. On aurait aussi bien pu lui remettre les clés de la cave à vin et du placard à bière sitôt qu’il pointait le nez à la grille, mais il donnait l’impression de se complaire tout particulièrement dans le chapardage, d’autant que si elle le surveillait de trop près, il trouvait avec une aisance déconcertante une douzaine de complices prêts à mettre sa cuisine à sac en échange d’une seule histoire.

Détail lamentable, l’un de ses plus brillants élèves était le jeune Garion. Et souvent, quand elle ne savait plus où donner de la tête entre le vieux filou et son apprenti qu’elle s’efforçait de tenir tous deux à l’œil, tante Pol s’emparait d’un balai et les chassait manu militari de sa cuisine avec des paroles retentissantes et des coups qui ne l’étaient pas moins. Le vieux conteur s’enfuyait alors en riant et allait se réfugier avec le gamin dans un endroit tranquille où ils se délectaient des fruits de leurs larcins et des souvenirs d’un lointain passé dont le vieil homme, portant fréquemment à ses lèvres une gourde de bière ou de vin volé dans les réserves, régalait son émule.

Les meilleures histoires, évidemment, le vieil homme les gardait pour après dîner, quand tout le monde avait repoussé son assiette. Il se levait alors pour entraîner son auditoire dans un monde d’enchantement et de magie.

— Parlez-nous des Dieux et du commencement des temps, mon vieil ami, lui dit un soir Faldor, qui était la piété même.

— Des Dieux et du commencement des temps, répéta le vieil homme, d’un ton rêveur. Quel beau sujet, Faldor, mais combien aride et poussiéreux.

— C’est curieux comme vous trouvez tous les sujets arides et poussiéreux, Vieux Loup Solitaire, dit tante Pol en plongeant dans la barrique pour lui ramener une chope de bière mousseuse.

— Ce sont les aléas du métier, dame Pol, expliqua-t-il en prenant la chope avec une révérence pleine de dignité.

Il but longuement et reposa sa chope avant de baisser la tête un moment, comme absorbé dans ses pensées, puis il regarda Garion droit dans les yeux, ou du moins c’est ce qu’il sembla à l’enfant, et il fit une chose étrange, qu’il n’avait jamais faite depuis le temps qu’il racontait des histoires dans la salle à manger de Faldor : il se drapa dans sa cape et se redressa de toute sa hauteur.

— Écoutez, dit-il, de sa voix riche et qui portait, le récit des temps anciens où les Dieux créèrent le monde et les mers et les terres arides. Puis ils lancèrent les étoiles dans le dais nocturne et ils placèrent le soleil et sa femme, la lune, dans les cieux pour donner la lumière au monde.

« Alors les Dieux firent que la terre donne le jour aux animaux, et que les poissons éclosent nombreux dans la mer, et que les oiseaux fleurissent dans les cieux.

« Et ils créèrent aussi les hommes, et les divisèrent en peuples.

« Les dieux étaient au nombre de sept, en ce temps-là. Ils étaient tous égaux, et ils avaient pour noms Belar, Chaldan, Nedra, Issa, Mara, Aldur et Torak. »

L’histoire n’était pas nouvelle pour Garion, évidemment ; tout le monde la connaissait dans cette partie de Sendarie, car c’était une légende d’origine alorienne, or la Sendarie était entourée sur trois de ses côtés par des royaumes aloriens. Mais si elle lui était familière, il ne l’avait jamais entendu raconter de cette façon. Son imagination s’envolait, il croyait voir les Dieux eux-mêmes arpenter le monde en ces temps vagues et brumeux des premiers âges de la terre, et un frisson le secouait chaque fois qu’il entendait le nom interdit de Torak.

Il écoutait de toutes ses oreilles le conteur décrire comment chacun des Dieux avait élu un peuple — Belar, les Aloriens ; Issa, les Nyissiens ; Chaldan, les Arendais ; Nedra, les Tolnedrains ; Mara, les Marags qui ne sont plus, et Torak, les Angaraks. Et comment le Dieu Aldur vivait à l’écart, à observer les étoiles dans la solitude de sa retraite, et quel petit nombre d’hommes il acceptait comme élèves et comme disciples.

Garion jeta un coup d’œil aux autres ; tout le monde était suspendu à ses lèvres. Durnik ouvrait de grands yeux et le vieux Cralto avait les mains crispées sur le bord de la table, devant lui. Le visage blême, Faldor semblait retenir ses larmes. Quant à tante Pol, debout au fond de la salle, bien qu’il ne fasse pas froid, elle s’était elle aussi drapée dans son manteau et se tenait toute raide, les yeux brillant d’une lueur intense.

— Or il se trouve qu’en ce temps-là, poursuivait le conteur, le Dieu Aldur fit en sorte que soit créé un joyau en forme de globe, mais écoutez bien ceci : dans le joyau était captive la lumière de certaines étoiles qui brillaient dans le ciel septentrional. Et grand était l’enchantement qui émanait de ce joyau, auquel les hommes donnèrent le nom d’Orbe d’Aldur, car grâce à lui Aldur pouvait voir ce qui avait été, ce qui était et ce qui n’était pas encore.

Garion se rendit compte qu’il avait arrêté de respirer, tant il était pris par l’histoire. Il entendit avec émerveillement le vieil homme décrire comment Torak vola l’Orbe, et les autres Dieux lui firent la guerre ; puis comment Torak utilisa l’Orbe pour fendre la terre en deux et comment l’eau s’engouffra dans l’abîme et submergea la terre, jusqu’à ce que l’Orbe se révolte contre le mauvais usage que l’on exigeait d’elle en lui fondant le côté gauche du visage et en lui détruisant la main et l’œil gauche.

Le vieil homme s’interrompit pour vider sa chope. Tante Pol, son manteau toujours étroitement serré autour d’elle, lui en apporta une autre, d’une allure pleine de majesté et les yeux brûlants.

— Je n’avais jamais entendu conter cette histoire de la sorte, dit tout bas Durnik.

— C’est la version du Livre d’Alorie. On ne la relate qu’en présence des rois, commenta Cralto, sur le même ton. J’ai connu un homme qui l’avait jadis entendue à la cour du roi de Sendarie, et il se souvenait de certains détails. Mais c’est la première fois qu’on me la rapporte en entier.

Le conte se poursuivait par le récit des circonstances dans lesquelles Belgarath le Sorcier avait mené Cherek et ses trois fils dans leur reconquête de l’Orbe, deux mille ans plus tard, puis de la façon dont les Dieux avaient fondé les territoires du Ponant et veillé à leur protection contre les hordes de Torak avant de se retirer du monde, investissant Riva de la mission de garder l’Orbe dans sa forteresse de l’Ile des Vents. Là, il avait forgé une immense épée et enchâssé l’Orbe sur le pommeau. Tant que l’Orbe y demeurerait et que les descendants de Riva seraient sur le trône, le règne de Torak n’arriverait pas.

Belgarath avait ensuite envoyé sa fille préférée à Riva, pour donner naissance à une lignée de rois, tandis que son autre fille restait près de lui et s’instruisait dans son art, car la marque des sorciers était sur elle.

La voix du vieux conteur s’adoucit comme son histoire millénaire approchait de son épilogue.

— Puis Belgarath et sa fille Polgara, la sorcière, se livrèrent ensemble aux pratiques magiques destinées à prémunir le monde contre le retour de Torak. Et d’aucuns assurent qu’ils s’élèveront contre son retour jusqu’à la fin des temps car, selon les présages, Torak, le Dieu mutilé, marchera un jour contre les royaumes du Ponant pour recouvrer l’Orbe qu’il a payée si cher. Alors le combat reprendra entre Torak et les fruits de la lignée de Riva, et ce combat décidera du sort du monde.

Puis le vieil homme replongea dans le silence et laissa son manteau retomber sur ses épaules, car c’était la fin de son histoire.

Un long silence s’établit dans la salle, seulement rompu par les timides craquements du feu qui agonisait dans la cheminée et, dehors, la chanson des grenouilles et des criquets que la nuit d’été rendait intarissables.

Enfin, Fandor s’éclaircit la gorge et se leva, faisant grincer son lourd banc de bois sur le parquet.

— Vous nous avez fait un grand honneur, ce soir, mon vieil ami, déclara-t-il d’une voix enrouée par l’émotion. C’est un événement dont nous garderons le souvenir toute notre vie. Vous nous avez raconté une histoire digne des rois, que l’on ne galvaude pas, ordinairement, auprès des gens du peuple.

— Je n’ai pas vu beaucoup de rois ces derniers temps, Faldor, répondit le vieil homme en grimaçant un large sourire, ses yeux bleus pétillants de malice. Ils semblent tous beaucoup trop occupés pour écouter les histoires du temps jadis, et il faut bien les raconter de temps en temps si l’on ne veut pas qu’elles tombent dans l’oubli. D’ailleurs, qui sait, par les temps qui courent, si un roi ne se cache pas parmi nous ?

Ils éclatèrent tous de rire et commencèrent à repousser leurs bancs, car il se faisait tard et qu’il était temps pour ceux qui devaient se lever aux premières lueurs du jour d’aller se coucher.

— Tu ne voudrais pas m’accompagner avec une lanterne jusqu’à l’endroit où je vais dormir, mon garçon ? demanda le conteur à Garion.

— Avec plaisir, s’exclama Garion en se levant d’un bond.

Il fila dans la cuisine chercher une lanterne carrée, aux parois de verre, l’alluma à l’un des feux qui couvaient dans la cuisine et regagna la salle à manger.

Le conteur, plongé dans une grande conversation avec Faldor, se retourna. Garion vit alors un drôle de regard passer entre le vieil homme et tante Pol, qui était restée debout à l’autre bout de la salle.

— On peut y aller, petit ? fit le vieil homme, comme Garion approchait de lui.

— On y va, répondit Garion.

Ils tournèrent les talons et quittèrent la salle ensemble.

— Pourquoi l’histoire est-elle inachevée ? demanda Garion, dévoré de curiosité. Pourquoi t’es-tu arrêté avant qu’on sache ce qui s’est passé quand Torak a affronté le roi de Riva ?

— Ça, c’est une autre histoire, répliqua le vieil homme.

— Tu me la raconteras, un jour ? insista Garion. Le vieil homme éclata de rire.

— La confrontation entre Torak et le Roi de Riva n’a pas encore eu lieu, alors je ne vois pas très bien comment je pourrais te la raconter. Il faudra attendre qu’ils se soient rencontrés.

— Mais ce n’est qu’une histoire, protesta Garion. Non ?

— Tu crois vraiment ? repartit le vieil homme en tirant une gourde de vin de sous sa tunique et en buvant une longue gorgée. Qui peut dire ce qui n’est qu’une histoire et ce qui est la vérité déguisée ?

— Ce n’est qu’une histoire, répéta obstinément Garion, qui se sentait tout à coup plus buté et terre à terre qu’un Sendarien. Tout ça ne peut pas être vrai. Enfin, Belgarath le Sorcier aurait... Je ne sais pas quel âge il aurait, mais les gens ne vivent pas si vieux que ça.

— Sept mille ans, répondit le vieil homme.

— Hein ?

— Belgarath le Sorcier a sept mille ans — peut-être même un peu plus.

— C’est impossible ! décréta Garion.

— Vraiment ? Et quel âge tu as, toi ?

— Neuf ans. Enfin, je vais les avoir à Erastide.

— Et en neuf ans, tu as eu le temps d’apprendre tout ce qui est possible et tout ce qui ne l’est pas ? Tu es vraiment un petit garçon remarquable, Garion.

Garion devint cramoisi.

— Enfin, reprit-il, un peu moins sûr de lui, l’homme le plus vieux que je connaisse est le vieux Weldrik, qui vit à la ferme de Mildrin. Durnik dit qu’il a plus de quatre-vingt-dix ans, et que c’est le plus vieux de toute la région.

— C’est une très grande région, évidemment, commenta le vieil homme, d’un ton solennel.

— Et toi, tu es vieux, toi ? demanda Garion, qui n’était pas du genre à renoncer si facilement.

— Assez vieux, petit.

— Quand même, ce n’est qu’une légende, insista Garion.

— C’est ce que disent bien des hommes pleins de bon sens et de bonne volonté, répondit le vieil homme en levant les yeux vers les étoiles. Des hommes pleins de bon sens qui passeront leur vie à ne croire que ce qu’ils auront vu de leurs yeux et touché de la main. Mais il y a un monde au-delà de ce que nous pouvons voir et toucher, et ce monde connaît ses propres lois. Ce qui n’est peut-être pas possible dans ce monde ordinaire l’est tout à fait dans l’autre, et il arrive parfois que les frontières entre les deux mondes s’estompent. Qui peut dire alors ce qui est impossible et ce qui ne l’est pas ?

— Je crois que je préférerais vivre dans le monde ordinaire, déclara Garion. L’autre a l’air un peu trop compliqué.

— On n’a pas toujours le choix, Garion. Il ne faudra pas trop t’étonner si cet autre monde te désigne un jour pour accomplir une tâche nécessaire — une noble et grande tâche.

— Moi ? demanda Garion, incrédule.

— On a vu des choses plus étranges. Et, maintenant, va au lit, petit. Je crois que je vais regarder les étoiles un moment. Nous sommes de vieux amis, les étoiles et moi.

— Les étoiles, hein ? répéta Garion, en levant machinalement les yeux. Tu es décidément un bien drôle de bonhomme, si ça ne te fait rien que je te le dise.

— Je te le concède volontiers. Le plus drôle que tu aies jamais rencontré et que tu rencontreras sûrement.

— Mais je t’aime bien tout de même, se hâta de reprendre Garion, qui ne voulait pas le blesser.

— Ça me fait du bien ce que tu me dis là, petit. Et maintenant, file te coucher ! Ta tante va s’inquiéter.

Plus tard, cette nuit-là, Garion fit des rêves agités. La silhouette noire de Torak, le dieu mutilé, le lorgnait dans les ténèbres, et des choses monstrueuses le poursuivaient dans des paysages torturés où le possible et l’impossible se confondaient et fusionnaient tandis que cet autre monde s’efforçait de s’emparer de lui.

Chapitre 3

Quelques jours plus tard, un matin que tante Pol commençait à froncer les sourcils en le voyant rôder dans sa cuisine, le vieil homme prit prétexte d’une course à faire au village voisin de Haut-Gralt.

— Parfait, répondit tante Pol, d’un ton rien moins qu’amène. Au moins, comme ça, je n’aurai pas à m’inquiéter pour mes provisions.

— Vous n’avez besoin de rien, dame Pol ? demanda-t-il avec une courbette ironique, les yeux brillants de malice. Quelque petite chose que je pourrais vous rapporter — puisque je vais faire des courses, de toute façon ?

Tante Pol réfléchit un instant.

— Le niveau de certains de mes pots à épices est un peu bas, en effet. Et il y a un marchand d’épices tolnedrain dans le passage des Fenouils, juste au sud de la taverne du village. Vous ne devriez pas avoir trop de mal à trouver le chemin de la taverne, ce me semble...

— Le voyage risque d’être bien déshydratant, admit plaisamment le vieil homme. Et bien solitaire, aussi. Dix lieues sans personne à qui parler, ça fait long.

— Vous pourrez toujours parler aux oiseaux, suggéra platement tante Pol.

— Les oiseaux sont assez doués pour écouter, répondit gravement le vieillard, mais ils répètent toujours la même chose, et leurs discours deviennent vite ennuyeux. Et si j’emmenais le gamin pour me tenir compagnie ?

Garion retint son souffle.

— II prend déjà bien assez de mauvaises habitudes comme ça, rétorqua aigrement tante Pol. Je ne tiens pas à ce qu’il profite des conseils d’un spécialiste.

— Allons, dame Pol, objecta le vieil homme en s’emparant, comme par inadvertance, d’un beignet. Là, je vous trouve injuste. Ça ne pourrait pas lui faire de mal de voir du pays ; ça élargirait son horizon, si vous voyez ce que je veux dire.

— Son horizon est déjà bien assez étendu comme ça, merci.

Garion eut l’impression que son cœur se changeait en pierre.

— Cela dit, reprit-elle, je peux tout de même espérer que lui, au moins, il ne mangera pas la commission, et qu’il n’ira pas oublier dans la bière la différence entre le poivre en grains et les clous de girofle, ou la cannelle et la noix de muscade. Très bien, vous pouvez emmener le petit ; mais attention : je ne veux pas que vous l’entraîniez dans des endroits douteux ou mal famés.

— Dame Pol ! s’exclama le vieil homme, avec une feinte indignation. Comme si je fréquentais des endroits pareils !

— Je vous connais trop bien, Vieux Loup Solitaire, dit-elle sèchement. Vous nagez dans le vice et la corruption aussi naturellement que le canard dans sa mare. Si j’apprends que vous avez emmené le garçon dans les mauvais lieux, nous aurons une explication, tous les deux.

— Autant dire que j’ai intérêt à ce que vous ne l’appreniez pas, c’est ça ?

Tante Pol lui jeta un regard noir.

— Je vais voir ce qu’il me faut comme épices, dit-elle.

— Et moi, je vais emprunter un cheval et une carriole à Faldor, fit le vieil homme, en piquant un autre beignet.

 

 

Un moment remarquablement bref plus tard, Garion et le vieil homme rebondissaient allègrement sur le siège de la carriole, au gré des ornières de la route de Haut-Gralt, et du cheval qui les menait à vive allure. C’était un beau matin d’été ; le ciel était agrémenté de quelques petits nuages cotonneux, et des ombres bleu foncé s’allongeaient sous les haies. Mais au bout de quelques heures, le soleil se mit à chauffer très fort, et les cahots commencèrent à devenir lassants.

— On est bientôt arrivés ? demanda Garion, pour la troisième fois.

— Pas encore, répondit le vieil homme. Dix lieues, ça fait un bon bout de chemin.

— Je suis déjà venu, une fois, reprit Garion, en s’efforçant de prendre l’air détaché. Evidemment, j’étais encore un bébé, à ce moment-là, et je ne m’en souviens pas très bien. Mais ça m’a paru un endroit plutôt agréable.

— Ce n’est qu’un village, commenta le vieil homme, avec un haussement d’épaules. Un village comme les autres.

Mais il avait l’air un peu préoccupé.

Garion commença à le harceler de questions, dans l’espoir de l’inciter à raconter une histoire qui ferait paraître les lieues moins longues.

— Comment ça se fait que tu n’as pas de nom ? Mais ça n’est peut-être pas poli de demander...

— J’ai beaucoup de noms, répondit le vieillard en grattant sa barbe blanche. Presque autant de noms que d’années.

— Moi, je n’en n’ai qu’un, fit Garion.

— Pour le moment.

— Quoi ?

— Tu n’as qu’un nom pour le moment, précisa le vieil homme. Le jour viendra où tu en auras un autre, peut-être même plusieurs. Certaines personnes collectionnent les noms au cours de leur existence. Il y en a qui s’usent, un peu comme les vêtements.

— Tante Pol t’appelle Vieux Loup Solitaire.

— Oh, je sais. Il y a bien longtemps que nous nous connaissons, ta tante Pol et moi.

— Et pourquoi elle t’appelle comme ça ?

— Ah, les tantes Pol ont des raisons que la raison ne connaît pas ! Qui peut dire pour quelle raison une femme comme ta tante fait les choses ?

— Je peux t’appeller sire Loup ? demanda Garion. Les noms avaient une grande importance pour Garion, et le fait que le vieux conteur semblait ne pas en avoir l’avait toujours ennuyé. Sans nom, le vieillard lui donnait l’impression d’être incomplet, inachevé.

Le vieil homme le regarda gravement pendant un moment, puis il éclata de rire.

— Sire Loup, vraiment ? Pour être bien choisi, c’est un nom bien choisi. Je crois que, de tous les noms que l’on a pu me donner depuis des années, c’est celui que je préfère.

— Alors je peux ? T’appeler sire Loup, je veux dire ?

— Je crois que ça me plairait beaucoup, Garion. Je crois même que rien ne pourrait me faire plus plaisir.

— Bon. Et tu veux bien me raconter une histoire, maintenant, s’il te plaît, sire Loup ? implora Garion.

Le temps et les lieues passèrent beaucoup plus vite dès que sire Loup eut entrepris de dépeindre à Garion les glorieuses aventures et les sombres intrigues qui avaient illustré les longs siècles d’obscurantisme des guerres civiles arendaises.

— Pourquoi ils sont comme ça, les Arendais ? questionna Garion après un épisode particulièrement sinistre.

— Les Arendais sont des gens très nobles, déclara sire Loup, en s’accoudant paresseusement au dossier de son siège et en prenant négligemment les rênes d’une main. La noblesse est une donnée à laquelle il ne faut pas toujours se fier, car il lui arrive d’entraîner les hommes à faire des choses pour des raisons fumeuses.

— Rundorig est arendais, reprit Garion. Il y a des fois où on a l’impression que... enfin, qu’il a la cervelle un peu ramollie, si tu vois ce que je veux dire.

— C’est le contrecoup de toute cette noblesse, expliqua sire Loup. Les Arendais passent tellement de temps à être nobles qu’ils n’ont plus le temps de s’occuper d’autre chose.

Ils arrivèrent à une colline et virent enfin le village de Haut-Gralt tapi tout au fond, dans la vallée. Garion fut un peu déçu par la petitesse du groupe de maisons de pierre grise coiffées d’ardoise au milieu desquelles se croisaient deux routes couvertes d’une épaisse couche de poussière blanche, et que séparaient quelques ruelles étroites et sinueuses. Les maisons étaient carrées, bien compactes, mais de là où ils étaient, on aurait presque dit des jouets. De l’autre côté du village, l’horizon était déchiqueté par les dents de scie des montagnes de Sendarie orientale, et, bien que l’on fût en été, la cime de la plupart des montagnes était encore couronnée de neige.

Leur cheval, qui était fatigué, descendit péniblement la colline vers le village en soulevant de petits nuages de poussière à chaque pas, et ses sabots claquèrent bientôt sur les rues pavées qui menaient au centre de l’agglomération. Les villageois étaient évidemment tous bien trop importants pour attacher la moindre attention à un vieillard et un enfant dans une voiture de ferme. Les femmes portaient des robes et de grands chapeaux pointus, et les hommes des pourpoints et des chapeaux mous de velours. Ils arboraient une expression hautaine et considéraient avec un mépris évident ces fermiers descendus à la ville qui se rangeaient respectueusement sur le côté pour les laisser passer.

— Ils sont rudement beaux, hein ? remarqua Garion.

— C’est apparemment ce qu’ils se disent aussi, répondit sire Loup, l’air vaguement amusé. Je crois qu’il serait temps de chercher à manger, non ?

Il ne s’en était pas rendu compte, mais maintenant que le vieillard y faisait allusion, Garion mourait de faim, tout à coup.

— Où va-t-on aller ? demanda-t-il. Ils ont tous l’air si merveilleux. Tu crois que ces gens vont nous laisser nous asseoir à leur table ?

Sire Loup éclata de rire et secoua la bourse tintinnabulante accrochée à sa ceinture.

— On ne devrait pas avoir de mal à lier connaissance. Il y a des endroits où on peut acheter à manger.

Acheter à manger ? Garion n’avait jamais rien entendu de pareil. Celui, quel qu’il soit, qui se présentait à la porte de la ferme de Faldor à l’heure du repas était tout naturellement invité à prendre place à la table commune. Le monde de la ville était de toute évidence bien différent de celui de la ferme de Faldor.

— Mais je n’ai pas d’argent, objecta-t-il.

— J’en ai assez pour nous deux, assura sire Loup, en arrêtant le cheval devant un large bâtiment bas de plafond, au-dessus de la porte duquel était suspendue une enseigne représentant une grappe de raisin. Il y avait des mots sur l’enseigne, mais Garion ne pouvait pas les lire, bien sûr.

— Qu’est-ce qu’il y a d’écrit, sire Loup ? demanda-t-il.

— Il y a marqué qu’à l’intérieur on peut acheter à boire et à manger, répondit sire Loup en mettant pied à terre.

— Ça doit être drôlement bien de savoir lire, dit Garion, d’un ton rêveur.

Le vieillard lui jeta un regard surpris.

— Comment ça ? Tu ne sais pas lire, gamin ? interrogea-t-il, incrédule.

— Je n’ai jamais rencontré personne qui sache. Enfin, Faldor sait lire, je crois, mais il n’y a que lui, à la ferme.

— Ridicule, renifla sire Loup. J’en parlerai à ta tante. Elle n’assume pas ses responsabilités. Il y a des années qu’elle aurait dû t’apprendre à lire.

— Tante Pol sait lire ? s’étonna Garion.

— Evidemment, répondit sire Loup, en le faisant entrer dans l’auberge. Mais ça fait des années qu’on se dispute à ce sujet-là, tous les deux. Elle dit que ça ne sert pas à grand chose.

Le vieillard avait l’air particulièrement ennuyé de l’ignorance de Garion. Lequel était, quant à lui, beaucoup trop fasciné pour se préoccuper plus longtemps du problème. L’intérieur de la taverne était une vaste salle aux poutres apparentes, basse de plafond, sombre et enfumée. Le sol dallé de pierres était jonché de paille. Il ne faisait pas froid, et pourtant un feu brûlait dans une fosse de pierre, au centre de la salle, et la fumée s’élevait paresseusement vers une cheminée placée au-dessus, sur quatre piliers de pierre. Des chandelles coulaient dans des plats d’argile sur plusieurs des longues tables maculées de taches, et l’air puait le vin et la bière aigre.

— Qu’est-ce que vous avez aujourd’hui ? demanda sire Loup à un homme à l’air revêche et mal rasé, enroulé dans un tablier constellé de taches de graisse.

— Il nous reste un peu de viande, fit l’homme en indiquant du doigt une pièce de viande embrochée sur le devant du feu. Rôtie d’avant-hier seulement. Plus du ragoût de viande tout frais d’hier matin, et du pain qui n’a pas huit jours.

— Parfait, répondit sire Loup en s’asseyant. Avec ça, je prendrai une chope de votre meilleure bière, et du lait pour le petit.

— Du lait ? protesta Garion.

— Du lait, répéta fermement sire Loup.

— Vous avez de l’argent ? questionna l’homme à l’air revêche.

Sire Loup fit tinter sa bourse, et l’homme eut tout à coup l’air moins revêche.

— Pourquoi il dort, le monsieur, là-bas ? demanda Garion en indiquant du doigt un villageois qui ronflait, la tête posée sur une table.

— Il a trop bu, expliqua sire Loup après un bref coup d’œil au ronfleur.

— Il ne faudrait pas que quelqu’un s’occupe de lui ?

— Il vaut mieux que personne ne s’en occupe.

— Tu le connais ?

— Pas personnellement, mais j’en ai connu bien d’autres dans son genre. Il m’est parfois arrivé de me trouver moi-même dans cet état-là.

— Pourquoi ?

— Ça semblait être la meilleure chose à faire sur le moment.

Le rôti, trop cuit, était passablement desséché, la sauce du ragoût de viande avait un goût de flotte, mais Garion était trop affamé pour s’en rendre compte. Il nettoya méticuleusement son assiette, comme on lui avait appris, et resta sagement assis pendant que sire Loup finissait sa seconde chope de bière.

— Magnifique, déclara-t-il, plus pour dire quelque chose que par réelle conviction.

L’un dans l’autre, il avait un peu l’impression que Haut-Gralt ne répondait pas tout à fait à son attente.

— Ça peut aller, commenta sire Loup en haussant les épaules. Les tavernes de village se ressemblent toutes, d’un bout du monde à l’autre. Il m’est rarement arrivé d’avoir envie de retourner dans l’une d’elles. On y va ?

Il posa sur la table quelques pièces que l’homme à l’allure rébarbative se hâta d’empocher, et il ramena Garion au dehors, dans le soleil de l’après-midi.

— Allons voir le marchand d’épices de ta chère tante, dit-il, puis nous chercherons un logement pour la nuit — et une écurie pour le cheval.

Ils s’éloignèrent le long de la rue, laissant le cheval et la charrette près de la taverne.

La maison du marchand d’épices tolnedrain se trouvait dans la rue voisine. C’était un grand bâtiment étroit devant la porte duquel étaient affalés deux hommes râblés, au teint basané, vêtus de tuniques courtes, qui semblaient monter la garde à côté d’un cheval noir au regard farouche et sellé d’un curieux caparaçon armorié. Les deux hommes regardaient d’un œil vide et désintéressé les passants qui déniaient devant eux dans la ruelle.

Sire Loup s’arrêta en les apercevant.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ? demanda Garion.

— Des Thulls, fit calmement sire Loup en braquant un regard dur sur les deux hommes.

— Quoi ?

— Ce sont des Thulls, répéta le vieil homme. Ils font généralement office de porteurs pour les Murgos.

— Qu’est-ce que c’est, les Murgos ?

— Les habitants de Cthol Murgos, répondit brièvement sire Loup. Les Angaraks du Sud.

— Ceux qu’on a batttus à Vo Mimbre ? Qu’est-ce qu’ils font là ?

— Les Murgos se sont mis à faire du commerce, expliqua sire Loup en fronçant les sourcils. Je ne m’attendais pas à en voir dans un village si reculé. Nous ferions aussi bien d’entrer. Les Thulls nous ont vus, et ils pourraient trouver bizarre que nous fassions demi-tour et que nous repartions maintenant. Reste près de moi, petit, et surtout pas un mot.

Ils passèrent devant les deux hommes trapus et entrèrent chez le marchand d’épices.

Le Tolnedrain était un homme maigre et chauve, vêtu d’une robe brune, resserrée par une ceinture à la taille, et qui traînait jusque par terre. Il pesait fébrilement les paquets de poudre à l’odeur acre qui se trouvaient sur le comptoir, devant lui.

— Bien le bonjour, dit-il à sire Loup. Je ne vous demande qu’un instant de patience. Je suis à vous tout de suite.

Il s’exprimait avec une sorte de léger zézaiement que Garion trouva très étrange.

— Je ne suis pas pressé, répondit sire Loup d’une voix sifflante, presque fêlée.

Garion lui jeta un regard acéré et constata avec surprise que son ami était maintenant plié en deux et que sa tête était agitée d’un tremblement spasmodique.

— Occupez-vous d’eux, ordonna sèchement l’autre homme qui se trouvait dans la boutique.

C’était un grand gaillard de forte carrure, au faciès sombre, qui portait une cotte de mailles, une courte épée au côté, et arborait plusieurs cicatrices fort inquiétantes sur son visage aux pommettes hautes. Ses yeux étaient placés selon un angle bizarre, et il parlait d’une voix rauque, avec un fort accent.

— Je ne suis pas pressé, répéta sire Loup de sa voix sifflante d’asthmatique.

— J’en ai encore pour un bon moment, reprit le Murgo, d’un ton glacial, et je n’aime pas être bousculé. Dites au marchand ce qu’il vous faut, vieil homme.

— Eh bien, mille mercis, caqueta sire Loup. J’ai une liste quelque part, sur moi...

Il entreprit de fouiller maladroitement dans sa poche.

— C’est mon maître qui l’a faite. J’espère que vous savez lire, ami marchand, parce que moi, j’en suis incapable.

Il finit par trouver la liste qu’il tendit au Tolnedrain. Le marchand y jeta un coup d’œil.

— J’en ai pour un instant, s’excusa-t-il auprès du Murgo.

Le Murgo hocha la tête et resta planté là, braquant son regard de pierre sur sire Loup et Garion. Ses yeux s’étrécirent légèrement, et son expression changea.

— Tu parais être un bon garçon, dit-il à Garion. Comment t’appelles-tu ?

Jusqu’à cet instant, toute sa vie, Garion avait été un garçon honnête et sincère, mais l’attitude de sire Loup lui avait dessillé les yeux, l’amenant à imaginer un monde plein de traîtrise et de faux-semblants. Quelque part, au fin fond de sa conscience, il avait l’impression d’entendre une mise en garde, une voix sèche et calme qui l’avertissait que la situation était grave et qu’il devait prendre des mesures conservatoires. Il n’hésita qu’un instant avant de proférer le premier mensonge délibéré de son existence. Laissant pendre sa mâchoire inférieure, il prit l’expression stupide que pouvait seule justifier une tête vide.

— Rundorig, Votre Honneur, marmonna-t-il.

— Un nom arendais, fit le Murgo, ses yeux s’étrécissant encore davantage. Et pourtant, tu n’as pas l’air arendais.

Garion le regarda, bouche bée.

— Es-tu arendais, Rundorig ? insista le Murgo. Garion fronça les sourcils comme si une tempête se déchaînait sous son crâne, tout en réfléchissant à toute vitesse. La voix sèche suggérait plusieurs éventualités.

— Mon père était arendais, répondit-il enfin. Mais ma mère est sendarienne, et les gens disent que je tiens d’elle.

— Tu as dit « était », repartit rapidement le Murgo. Ton père serait donc mort ?

Les yeux comme deux billes d’acier le regardaient intensément dans le visage couturé de cicatrices.

— L’arbre qu’il tentait d’abattre lui est tombé dessus, mentit Garion en hochant frénétiquement la tête. Mais ça fait longtemps, maintenant.

Le Murgo sembla tout à coup cesser de s’intéresser à lui.

— Voilà un sou de cuivre pour toi, gamin, dit-il, en jetant d’un air indifférent une petite pièce sur le sol, aux pieds de Garion. Il est gravé à l’effigie du Dieu Torak. Peut être t’apportera-t-il la chance, ou à tout le moins un peu de cervelle.

Sire Loup se baissa précipitamment pour ramasser la pièce, mais celle qu’il remit à Garion était un banal sou sendarien.

— Remercie le bon monsieur, Rundorig, siffla-t-il.

— Mille mercis, Votre Honneur, fit Garion, en refermant étroitement le poing sur la pièce.

Le Murgo haussa les épaules et détourna les yeux. Sire Loup paya le marchand tolnedrain et ils quittèrent la boutique avec leurs épices, Garion et lui.

— Tu as joué un jeu dangereux, gamin, commenta sire Loup, lorsqu’ils furent hors de portée des oreilles des deux Thulls avachis devant la boutique.

— J’ai eu l’impression que tu ne tenais pas à ce qu’il sache qui nous étions, expliqua Garion. Je ne savais pas très bien pourquoi, mais je me suis dit que je devais faire pareil. Je n’aurais pas dû faire ça ?

— Tu piges vite, répondit sire Loup d’un ton approbateur. Je crois que nous avons réussi à tromper le Murgo.

— Pourquoi as-tu changé la pièce ? demanda Garion.

— Les pièces angaraks ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être. Il vaut mieux que tu n’en aies pas sur toi. Allons chercher le cheval et la voiture. La route est longue jusqu’à la ferme de Faldor.

— Je croyais que nous devions passer la nuit ici.

— Nous avons changé nos plans. Allons, petit, il est temps de partir.

Le cheval était fatigué, et c’est très lentement qu’il gravit la longue côte, à la sortie de Haut-Gralt, tandis que le soleil s’inclinait sur l’horizon devant eux.

— Pourquoi tu ne m’as pas laissé garder le sou angarak, sire Loup ? insista Garion.

La question l’intriguait toujours.

— Il y a bien des choses en ce bas monde qui semblent être une chose et qui en sont en réalité tout à fait une autre, répondit sire Loup, d’un ton quelque peu sinistre. Je n’ai aucune confiance dans les Angaraks, et encore bien moins dans les Murgos. Je pense qu’il serait aussi bien que tu ne possèdes aucun objet à l’effigie de Torak.

— Mais la guerre entre le Ponant et les Angaraks est finie depuis plus de cinq cents ans, maintenant, objecta Garion. C’est ce que tout le monde dit.

— Pas tout le monde, rétorqua sire Loup. Maintenant, prends le manteau qui est dans la voiture et couvre-toi bien. Je ne tiens pas à ce que tu prennes froid ; ta tante ne me le pardonnerait jamais.

— Je vais le faire, si tu penses que c’est ce qu’il faut que je fasse, mais je n’ai pas froid du tout, et je n’ai pas envie de dormir non plus. Je vais te tenir compagnie tout le long du chemin.

— Voilà qui me fait bien plaisir, gamin.

— Dis, sire Loup, reprit Garion, au bout d’un moment, tu connaissais mon père et ma mère ?

— Oui, répondit calmement sire Loup.

— Mon père est mort aussi, hein ?

— J’en ai bien peur.

Garion poussa un profond soupir.

— C’est ce que je me disais, aussi. J’aurais bien voulu les connaître. Tante Pol dit que je n’étais qu’un bébé quand... (Mais les mots ne voulaient pas sortir de sa bouche.) J’ai essayé de me souvenir de ma mère, mais je n’y arrive pas.

— Tu étais tout petit.

— Comment étaient-ils ?

— Comme tout le monde, répondit sire Loup en se grattant la barbe. Tellement ordinaires qu’on ne faisait guère attention à eux.

Cette idée offensait Garion.

— Tante Pol m’a dit que ma mère était très belle, objecta-t-il.

— C’est vrai.

— Alors pourquoi tu dis qu’elle était ordinaire ?

— Ce n’était pas quelqu’un d’important, ou de remarquable. Ton père non plus, d’ailleurs. En les voyant, tout ce qu’on pouvait penser, c’est qu’ils étaient de simples villageois : un jeune homme avec sa jeune femme et leur bébé — personne ne vit jamais autre chose en eux. Personne n’était censé voir autre chose.

— Je ne comprends pas.

— C’est très compliqué.

— Comment il était, mon père ?

— De taille moyenne, répondit sire Loup. Il avait les cheveux bruns. C’était un jeune homme très sérieux. Je l’aimais beaucoup.

— Il aimait ma mère ?

— Plus que tout au monde.

— Et moi ?

— Bien sûr qu’il t’aimait.

— Dans quel genre d’endroit est-ce qu’ils vivaient ?

— Dans un petit village, répondit sire Loup. Un petit village au pied des montagnes, loin des grandes routes. Ils habitaient une solide petite maison, que ton père avait bâtie de ses propres mains. Il était tailleur de pierres. Je m’y arrêtais de temps en temps, quand je passais dans le coin.

Le vieil homme poursuivit, d’une voix monocorde, la description du village, de la maison et du couple qui y habitait. Garion écouta longtemps, puis il s’endormit sans s’en rendre compte.

Il était sûrement très tard ; l’aube devait être proche. Dans un demi-sommeil, le petit garçon sentit qu’on l’enlevait de la voiture et qu’on le portait en haut d’un escalier. Le vieil homme était doté d’une force surprenante. Tante Pol était là — il n’avait pas besoin d’ouvrir les yeux pour le savoir. Il la reconnaissait à son parfum ; il l’aurait reconnue dans l’obscurité absolue.

— Couvre-le bien, dit sire Loup, d’une voix étouffée. Il vaut mieux ne pas le réveiller tout de suite.

— Que s’est-il passé ? demanda tante Pol, tout bas, comme le vieil homme.

— Il y avait un Murgo en ville, chez ton marchand d’épices. Il a posé des questions et il a essayé de donner un sou angarak au petit.

— A Haut-Gralt ? Tu es sûr que c’était un Murgo ?

— Comment le savoir ? Même moi, je ne suis pas capable de distinguer avec certitude les Murgos des Grolims.

— Où est la pièce ?

— J’ai été le plus rapide ; c’est moi qui l’ai ramassée. Je lui ai donné un sou sendarien, à la place. Si notre Murgo était un Grolim, c’est moi qu’il va suivre, et je vais un peu le balader. Ça peut durer des mois comme ça !

— Tu vas repartir, alors ?

La voix de tante Pol semblait bien triste, tout d’un coup.

— Il est temps que je m’en aille, répondit sire Loup.

Le petit est en sûreté ici, pour le moment, or il se trame quelque chose, et il faut que je m’en occupe. Lorsqu’on se met à voir apparaître des Murgos dans les coins reculés, moi, je commence à m’inquiéter. Nous avons une grave responsabilité, et une mission de la plus grande importance à mener à bien. Nous ne pouvons pas nous permettre la moindre négligence.

— Tu resteras longtemps parti ? demanda tante Pol.

— Quelques années, sans doute. J’ai beaucoup de choses à faire et de gens à voir.

— Tu vas me manquer, dit doucement tante Pol.

— On devient sentimentale, Pol ? railla-t-il avec un petit rire sec. Ça ne te ressemble guère.

— Tu sais ce que je veux dire. Je ne suis pas faite pour la tâche que vous m’avez confiée, toi et les autres. Qu’est-ce que je connais à l’éducation des petits garçons ?

— Tu ne t’en tires pas si mal, répondit sire Loup. Ne le quitte pas des yeux et espérons qu’avec son tempérament il ne va pas te faire tourner en bourrique. Parce qu’il ment comme un vrai virtuose, méfie-toi.

— Garion ? s’exclama-t-elle, troublée.

— Il a si bien menti au Murgo que, même moi, j’en ai été impressionné.

— Garion ?

— Et il a commencé à poser des questions au sujet de ses parents, aussi. Qu’est-ce que tu lui as raconté ?

— Pas grand-chose. Qu’ils étaient morts, c’est tout.

— Restons-en là pour l’instant. Inutile de lui parler de choses qu’il n’est pas encore assez grand pour comprendre.

Le murmure de leurs voix se poursuivit, mais Garion s’engloutit à nouveau dans le sommeil, et il était presque certain que tout cela n’était qu’un rêve.

Mais quand il se réveilla, le lendemain matin, sire Loup était parti.

Chapitre 4

Les saisons passèrent, comme toutes les saisons. L’été s’épanouissant mûrit en son âge d’or, l’automne ; les flamboyances de l’arrière-saison cédèrent aux instances de l’hiver, qui baissa les armes devant le printemps, et les promesses du printemps fleurirent en un nouvel été. Comme les saisons, les années coulèrent dans le grand sablier du temps, et Garion grandit tout doucement.

Mais avec lui, les autres enfants grandissaient aussi — tous, sauf le pauvre Doroon, qui semblait condamné à rester sa vie durant un petit bonhomme malingre et rabougri. Rundorig poussait comme un jeune arbre robuste, et il fut bientôt aussi grand que les autres hommes de la ferme. La croissance de Zubrette était tout aussi spectaculaire : elle s’effectuait moins en hauteur que chez eux, bien sûr, mais elle se développait dans d’autres directions que les garçons commençaient à trouver très intéressantes.

Garion faillit bien mettre fin à sa carrière par un beau jour du début de l’automne, juste avant son quatorzième anniversaire. Répondant à une pulsion primitive inéluctable chez de jeunes sujets mis en présence d’une mare et d’une belle provision de rondins, cet été-là, ils avaient fabriqué un radeau. Lequel radeau n’était ni très grand ni particulièrement solide. Il avait la sale habitude de pencher d’un côté si la charge n’y était pas bien répartie, et une fâcheuse tendance à se disloquer aux moments où l’on s’y attendait le moins.

Naturellement, c’est Garion qui était dessus — à faire le mariole, comme de bien entendu — lorsque ledit radeau décida, aussi subitement qu’irrévocablement, de retourner à son état initial. Les cordes se défirent toutes en même temps et les rondins entreprirent de reprendre leur indépendance.

Garion, qui n’avait pris conscience du danger qu’au dernier moment, fit une tentative désespérée pour regagner le rivage, mais sa précipitation ne fit que hâter la désintégration de son radeau. Finalement, il se retrouva debout sur une unique bûche, en train de battre frénétiquement l’air de ses deux bras dans un effort futile pour conserver son équilibre, tout en fouillant désespérément du regard les berges marécageuses de l’étang à la recherche d’une aide quelconque. Sur le flanc de la colline, derrière ses camarades de jeu, il reconnut la silhouette familière d’un cavalier. L’homme portait une tunique sombre, et il observait de ses yeux de braise la fâcheuse posture dans laquelle il se trouvait. Puis la bûche miséricordieuse roula sous les pieds de Garion, et il tomba à la renverse dans une magnifique gerbe d’eau.

L’éducation de Garion ne comportait malheureusement pas d’instructions en cas d’immersion prolongée dans un liquide. Et bien que l’eau ne fût à vrai dire pas très profonde, elle l’était suffisamment tout de même.

Le fond de la mare était répugnant ; c’était un genre de bouillasse noire, pleine d’algues dans lesquelles se complaisaient des grenouilles, des tortues et une espèce d’anguille peu ragoûtante qui s’enfuit en ondulant à la manière d’un serpent lorsque Garion dégringola comme une pierre dans les herbes du fond. Garion se débattit, avala pas mal d’eau et donna un bon coup des deux pieds pour remonter à la surface. Il émergea des profondeurs tel un cachalot bondissant, engloutit précipitamment quelques goulées d’air et entendit les cris de ses amis. La silhouette ténébreuse était toujours à flanc de coteau, et en l’espace de cet unique instant, tous les détails de ce lumineux après-midi se gravèrent dans l’esprit de Garion. Il remarqua même qu’alors que le cavalier était à l’air libre, dans la pleine lumière de ce soleil automnal, ni l’homme ni son cheval ne projetaient d’ombre. Mais au moment où son esprit se révoltait contre cette impossibilité, il s’enfonça une nouvelle fois vers le fond boueux.

Tout en se démenant pour ne pas mourir dans ces algues répugnantes, il se dit que s’il arrivait à remonter dans les parages de la bûche, il pourrait s’y cramponner pour rester à la surface. Il fit fuir une grenouille effarouchée et émergea de l’eau. Mais le malheur voulut qu’il remonte juste sous la bûche. Le coup qu’il prit au sommet du crâne lui emplit les yeux de lumière et les oreilles d’un rugissement de tonnerre, et il s’enfonça à nouveau, sans se débattre, cette fois, vers le fond plein d’herbes pourries qui semblaient tendre leurs bras vers lui.

C’est alors que Durnik fut auprès de lui. Garion sentit qu’on le tirait brutalement par les cheveux vers la surface, et qu’il était ensuite hâlé vers la rive par les brasses vigoureuses de Durnik, grâce à la même prise si pratique. Le forgeron hissa le garçon à demi-inconscient sur la berge, le retourna et lui marcha dessus à plusieurs reprises pour lui faire recracher l’eau qu’il avait dans les poumons.

— Ça suffit, Durnik, parvint-il à hoqueter, en sentant craquer ses côtes.

Il se rassit, et le sang de la magnifique entaille qu’il s’était faite au sommet de la tête se mit instantanément à lui couler dans les yeux. Il s’essuya la figure et regarda autour de lui, dans l’espoir de revoir le cavalier noir qui ne projetait pas d’ombre, mais la silhouette avait disparu. Alors il essaya de se relever, puis le monde se mit tout d’un coup à tourner autour de lui, et il perdit connaissance.

Lorsqu’il revint à lui, il était dans son lit, et il avait la tête entourée de bandages.

Tante Pol était debout à côté de lui, les yeux étincelants de fureur.

— Espèce d’imbécile ! s’écria-t-elle. Qu’est-ce que tu faisais dans cet étang ?

— Du radeau, répondit Garion en s’efforçant de donner l’accent du naturel à sa réponse.

— Du radeau ! répéta-t-elle. Du radeau ! Et qui t’a permis de faire ça ?

— Eh bien, dit-il d’un ton quelque peu indécis. On était juste en train de...

— Juste en train de quoi ? Il la regarda, désarmé.

Alors, avec un petit cri rauque, elle le prit dans ses bras et le serra contre elle à l’étouffer.

Garion envisagea l’espace d’un instant de lui parler de la drôle de silhouette sans ombre qui l’avait regardé se débattre dans l’étang, mais la petite voix sèche qui lui parlait parfois intérieurement lui dit que ce n’était pas le moment. Il n’aurait su dire pourquoi, mais il avait l’impression que ce qui se passait entre le cavalier noir et lui était quelque chose de très personnel, et qu’ils finiraient inévitablement par s’opposer l’un à l’autre, que ce combat fasse intervenir la volonté ou les armes. En parler maintenant à tante Pol la ferait intervenir dans le conflit, et il n’y tenait pas. Il ne savait pas très bien pourquoi, mais il était sûr que la silhouette ténébreuse lui était hostile, et pour aussi inquiétante que soit cette idée, elle n’en était pas moins excitante. Il ne doutait pas que tante Pol saurait comment agir avec cet étranger, mais dans ce cas, Garion savait qu’il perdrait quelque chose de très intime et, allez savoir pourquoi, de très important. Aussi préféra-t-il se taire.

— Au fond, ce n’était pas tellement dangereux, tante Pol, dit-il, assez lamentablement. J’étais sur le point d’arriver à nager. Tout se serait bien passé si je ne m’étais pas cogné la tête sur cette bûche.

— Sauf qu’il a fallu que tu te cognes la tête dessus, souligna-t-elle.

— Eh bien, oui, en effet, mais ce n’était pas grave. J’aurais récupéré en une minute ou deux.

— Etant donné les circonstances, je ne suis pas sûre que tu avais une minute ou deux devant toi, dit-elle avec rudesse.

— C’est-à-dire que...

Et puis la voix lui manqua, et il décida de laisser tomber.

 

Cet incident devait marquer la fin de la liberté pour Garion. Tante Pol le cloîtra désormais dans l’arrière-cuisine. Au bout d’un moment, il connaissait individuellement la moindre des rayures et des entailles de tous les chaudrons de la cuisine. Il fit un jour le funèbre calcul qu’il les lavait vingt et une fois par semaine chacun. Dans une orgie apparente de malpropreté, tante Pol lui donnait tout à coup l’impression de ne pas pouvoir faire bouillir de l’eau sans salir au moins douze gamelles, que Garion devait ensuite nettoyer à fond. Il finissait par en avoir par-dessus la tête et se mit à songer sérieusement à s’enfuir.

Mais comme on avançait dans l’automne et que le temps commençait à se dégrader, les autres enfants étaient eux aussi plus ou moins cantonnés dans leurs quartiers, et ce n’était pas si grave, au fond. Evidemment, Rundorig était rarement des leurs, désormais, car sa taille — il était grand comme un homme, maintenant — lui valait d’être, plus encore que Garion, astreint à des tâches dont la fréquence allait croissant.

Garion s’esquivait aussi souvent que possible pour aller retrouver Zubrette et Doroon, mais ils ne trouvaient plus autant de plaisir à sauter dans la paille ou à jouer à chat pendant des heures dans les granges et les étables. Ils étaient arrivés à un âge et une taille où les adultes repéraient trop facilement leur oisiveté et ne mettaient en général pas longtemps à leur trouver une occupation. La plupart du temps, ils restaient tout simplement assis dans un coin tranquille à discuter — ce qui revenait à dire que Garion et Zubrette demeuraient assis à écouter le bavardage ininterrompu de Doroon. Ce petit gamin agité d’un mouvement perpétuel paraissait aussi rigoureusement incapable de se taire que de rester tranquille, et on aurait dit qu’il pouvait parler pendant des heures d’une demi-douzaine de gouttes de pluie, sans cesser de gigoter ou seulement reprendre son souffle.

— Qu’est-ce que tu as dans la main, Garion ? demanda Zubrette, par un jour de pluie, interrompant la cascade de paroles de Doroon.

Garion regarda la marque blanche, parfaitement circulaire, qui ornait la paume de sa main droite.

— Je l’avais remarquée aussi, fit Doroon, changant de sujet de conversation au milieu d’une phrase. Mais Garion a toujours vécu dans la cuisine, n’est-ce-pas, Garion, eh bien, il a parfaitement pu se brûler quand il était petit, c’est juste le genre de chose qui peut arriver n’importe quand dans un endroit comme ça, voilà, il a dû mettre la main sur quelque chose de chaud avant qu’on ait eu le temps de l’en empêcher, d’ailleurs, je parie que sa tante Pol l’a drôlement disputé, parce que je n’ai jamais vu personne se fâcher plus vite qu’elle, et elle est tout à fait capable de...

— Je l’ai toujours eue, reprit Garion en faisant le tour de la marque dans sa paume avec l’index de sa main gauche.

Il ne l’avait jamais vraiment regardée jusque-là. Elle lui couvrait toute la paume de la main et prenait un reflet légèrement argenté sous un certain éclairage.

— C’est peut-être une marque de naissance, suggéra Zubrette.

— Je parie que c’est ça, fit très vite Doroon. J’ai vu quelqu’un, une fois, qui en avait une grande, violette, sur la figure, un de ces charretiers qui viennent emporter la récolte de navets à l’automne, eh bien, sa marque lui couvrait tout un côté du visage, et j’ai d’abord pensé qu’il avait reçu un coup, mais formidable, hein, et je me suis dit qu’il avait dû se trouver mêlé à une bagarre gigantesque, parce que ces charretiers passent leur temps à se battre, seulement je me suis rendu compte que ce n’était pas ça, mais plutôt, comme disait Zubrette, une marque de naissance. Je me demande d’où vient ce genre de chose.

 

Ce soir-là, au moment d’aller se coucher, il posa la question à sa tante.

— Qu’est-ce que c’est que cette marque, tante Pol ? demanda-t-il en tendant sa main, la paume en l’air.

Elle était en train de brosser ses longs cheveux noirs.

— Ce n’est rien, dit-elle en levant les yeux.

— Je ne suis pas inquiet, je me demande juste ce que c’est. Zubrette et Doroon disent que ça doit être une marque de naissance. C’est ça ?

— Quelque chose dans ce goût-là, en effet.

— Est-ce que l’un de mes parents avait la même ?

— Ton père, oui. C’est dans la famille depuis très longtemps.

Une drôle d’idée lui passa par la tête. Sans savoir pourquoi, il tendit la main et effleura la mèche blanche qui ornait le front de sa tante.

— C’est la même chose que la mèche blanche que tu as dans les cheveux ? s’enquit Garion.

Il éprouva un curieux picotement dans la main, et ce fut comme si une fenêtre s’ouvrait dans son esprit. Au début, il eut seulement la sensation du passage d’innombrables années qui dévalaient le temps comme un océan de nuages monstrueux, se succédant jusqu’à l’infini, et puis, plus brutal qu’un couteau, vint le sentiment d’une perte, d’un deuil sans cesse renouvelé. Enfin, plus récemment, il y avait son propre visage, et derrière le sien, d’autres visages, vieux, jeunes, royaux ou tout à fait ordinaires, et au fond, par-delà toutes ces têtes, celle de sire Loup, d’où avait disparu toute trace de l’ineptie qu’elle arborait parfois. Mais plus que tout, il y avait la conscience d’une puissance inhumaine, qui n’appartenait pas à la terre, la certitude d’un invincible pouvoir.

— Ne fais pas ça, Garion, dit tante Pol en écartant la tête presque distraitement.

Et la fenêtre qui s’était ouverte dans son esprit se referma.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il, brûlant de curiosité et avide de rouvrir la fenêtre.

— Oh, un simple truc.

— Montre-moi comment tu fais.

— Pas encore, mon Garion, répondit-elle en lui prenant le visage entre ses mains. C’est trop tôt. Tu n’es pas encore prêt. A présent, va te coucher.

— Tu seras là ? reprit-il, un peu inquiet maintenant.

— Je serai toujours là, dit-elle en le bordant.

Puis elle se remit à brosser sa longue et épaisse chevelure en fredonnant un drôle d’air de sa voix grave, mélodieuse. Et c’est bercé par cette chanson qu’il s’endormit.

 

 

Après cela, Garion lui-même n’eut plus guère le loisir de revoir la marque dans la paume de sa main. C’est comme s’il avait tout à coup une quantité invraisemblable de tâches très salissantes à effectuer, et qui ne se contentaient pas de lui souiller les mains en permanence, mais le faisaient intégralement disparaître sous la crasse.

La fête la plus importante de Sendarie — comme de tous les royaumes de l’Ouest, en fait — était Erastide, qui commémorait le jour où, des millénaires auparavant, les sept Dieux avaient uni leurs efforts pour créer le monde d’un seul mot. Erastide tombait en plein hiver, et, comme il n’y avait guère de travail à la ferme en cette saison, on avait pris l’habitude d’en faire une fête magnifique. Pendant deux semaines ce n’étaient que réjouissances, festins dans la salle à manger décorée pour la circonstance, cadeaux et petites reconstitutions historiques censées rendre hommage aux Dieux — ces dernières étant bien évidemment autant de manifestations de la piété de Faldor. Cet homme simple et bon ne se faisait guère d’illusions sur l’intensité avec laquelle les autres occupants de la ferme partageaient sa foi, mais il estimait que ces démonstrations d’activité religieuse trouvaient tout particulièrement leur place en cette saison ; et comme c’était un très bon maître, les autres membres de la maisonnée ne demandaient qu’à lui complaire.

C’était malheureusement aussi en cette saison que la fille de Faldor, Anhelda, et son mari, Eilbrig, rendaient au père de celle-ci la visite annuelle et propitiatoire de rigueur. Il n’entrait en effet pas dans les intentions d’Anhelda de remettre en cause ses droits à l’héritage par une apparente négligence. Ses visites étaient pourtant une épreuve pour Faldor, lequel dissimulait à grand-peine le mépris que lui inspirait son mari, gratte-papier dans une maison de commerce de Sendar, la capitale, qui s’habillait d’une façon un peu trop voyante et regardait tout le monde de haut.

Mais comme leur arrivée marquait le début des festivités d’Erastide à la ferme de Faldor, bien que personne n’eût beaucoup de sympathie pour eux, leur venue était toujours saluée avec un certain enthousiasme.

Le temps avait été particulièrement exécrable cette année-là, même selon les critères sendariens. Les pluies étaient arrivées très tôt, promptement suivies par un intermède de neige fondue : pas la poudre lumineuse, craquante, qui viendrait plus tard dans l’hiver, non, en l’attendant, on pataugeait dans une bouillie humide, qui n’en finissait pas de fondre. Pour Garion, que ses corvées au fond de la souillarde empêchaient maintenant de partager avec ses anciens camarades de jeu l’orgie d’excitation dans laquelle ils attendaient traditionnellement la fête, les réjouissances s’annonçaient quelque peu plates et mornes. Il regrettait amèrement le bon vieux temps et soupirait souvent avec nostalgie en broyant du noir dans la cuisine, tel un nuage d’orage aux cheveux de lin.

Même les décorations rituelles de la salle à manger, où se déroulaient toujours les festivités d’Erastide, semblaient décidément bien pitoyables, cette année. Les branches de pin qui ornaient les poutres lui paraissaient un peu moins vertes, et les pommes soigneusement cirées accrochées aux branches avaient l’air plus petites et moins rouges. Il poussa quelques soupirs à fendre l’âme et se vautra dans une sinistre mélancolie.

Mais il en aurait fallu un peu plus pour impressionner tante Pol, dont l’attitude était rigoureusement dépourvue de la moindre compassion. Elle lui tâta machinalement le front du dos de la main pour voir s’il n’avait pas de fièvre, puis lui administra la potion la plus immonde qu’elle ait jamais réussi à concocter. Après quoi Garion prit bien garde de ruminer en privé et de pousser des soupirs moins retentissants. Sa voix intérieure l’avertissait sans prendre de gants qu’il était ridicule, mais Garion décida de ne pas l’entendre. Cette partie aride, secrète, de son esprit était beaucoup plus vieille et plus sage que lui, mais elle semblait aussi déterminée à lui gâcher tout ce qu’il pouvait y avoir d’amusant dans l’existence.

Le matin d’Erastide, un Murgo et cinq Thulls se présentèrent avec une charrette à la porte de la ferme et demandèrent à voir Faldor. Garion, qui savait depuis longtemps que l’on ne fait jamais attention à un gamin et que l’on peut apprendre bien des choses intéressantes en se trouvant en position d’entendre, tout à fait par hasard, certaines conversations, fit mine de se consacrer à une tâche sans importance non loin de la grille.

Le Murgo, dont le visage était couturé de cicatrices, tel celui qu’il avait vu à Haut-Gralt, était assis, d’un air plein d’importance, sur le siège de la carriole, et sa cotte de mailles cliquetait à chacun de ses mouvements. Il portait un capuchon noir et arborait bien ostensiblement une épée. Ses yeux étaient animés de mouvements incessants, comme s’il voulait tout voir à la fois. Les Thulls, en lourds manteaux et bottes de feutre boueuses, étaient appuyés d’un air absent sur les flancs de la voiture, apparemment indifférents au vent glacial qui fouaillait les champs enneigés.

Vêtu de son plus beau pourpoint — c’était tout de même Erastide —, Faldor traversa la cour, Anhelda et Eilbrig sur ses talons, pour saluer le Murgo.

— Bien le bonjour, ami, déclara Faldor. Joyeux Erastide à vous.

Le Murgo émit un grommellement.

— Je suppose que vous êtes Faldor, le fermier, articula-t-il avec un accent à couper au couteau.

— En effet.

— J’ai entendu dire que vous aviez des jambons à vendre — des jambons d’un bon sel, et en quantité.

— Les porcs ont bien profité cette année, répondit modestement Faldor.

— Je voudrais les acheter, annonça le Murgo en faisant tinter sa bourse.

— A la première heure, demain matin, proposa Faldor en s’inclinant cérémonieusement.

Le Murgo eut un sursaut.

— Vous êtes ici dans une maison très pieuse, expliqua Faldor. Nous ne voudrions pas risquer d’offenser les Dieux en rompant la sainteté du jour d’Erastide.

— Ne soyez pas stupide, père, cracha Anhelda. Ce noble marchand a fait un long chemin pour traiter avec vous.

— Pas le jour d’Erastide, répéta avec entêtement Faldor, son long visage inébranlable.

— En ville, intervint Eilbrig de sa voix de fausset, jamais on ne laisserait un tel sentimentalisme interférer avec les affaires.

— Mais on n’est pas à Sendar, ici, répondit platement Faldor. On est à la ferme de Faldor, et à la ferme de Faldor, on ne travaille pas et on ne mène pas d’affaires le jour d’Erastide.

— Père ! protesta Anhelda. Le noble commerçant a de l’or. De l’or, père, de l’or !

— Je n’en entendrai pas davantage, déclara Faldor, avant de se tourner vers le Murgo. Mon ami, vous êtes cordialement invités, vos serviteurs et vous-même, à vous joindre à nos festivités. Nous pouvons vous offrir le logis et la promesse du meilleur dîner de toute la Sendarie, ainsi que l’occasion d’honorer les Dieux en cette journée particulière. S’acquitter de ses obligations religieuses n’a jamais apauvri personne.

— Nous n’observons pas cette fête à Cthol Murgos, rétorqua froidement l’homme au visage couturé de cicatrices. Comme dit la noble dame, j’ai fait un long chemin pour conclure cette affaire et je n’ai guère de temps à perdre. Je suis sûr que la région ne manque pas de fermes où je trouverai les marchandises dont j’ai besoin.

— Père ! gémit Anhelda.

— Je connais mes voisins, répondit tranquillement Faldor. Je doute que vous ayez beaucoup de chance aujourd’hui, hélas. L’observance de cette journée est une tradition solidement implantée dans la région.

Le Murgo réfléchit un instant.

— Il se peut que vous ayez raison, dit-il enfin. J’accepterai donc votre invitation, pourvu que nous puissions traiter cette affaire le plus tôt possible, demain matin.

Faldor s’inclina.

— Je serai à votre disposition demain matin, à la première heure, conformément à votre désir.

— Alors, c’est entendu, décréta le Murgo en mettant pied à terre.

L’après-midi devait se passer à préparer le banquet dans la salle à manger. Les aides de cuisine et une demi-douzaine de valets de ferme appelés en renfort pour l’occasion n’arrêtèrent pas d’aller et de venir à pas pressés entre la cuisine et la salle à manger en portant des rôtis fumants, des jambons croustillants et des oies grésillantes sous les coups de fouet de la langue acérée de tante Pol. Garion se fit amèrement la remarque que la stricte observance du repos, le jour d’Erastide, à laquelle Faldor était tellement attaché, ne franchissait pas la porte des cuisines.

Mais tout fut prêt à temps. Une fois les tables dressées et les flambeaux replacés dans leurs anneaux, sur les piliers de pierre, dans la salle où des feux crépitaient gaiement dans les cheminées, les gens de Faldor, qui avaient tous revêtu leurs plus beaux atours, entrèrent, baignés par la lumière dorée de douzaines de bougies, en salivant à l’idée du festin qui les attendait.

Lorsqu’ils furent assis, Faldor, qui trônait à la table d’honneur, se leva de son banc.

— Mes bien chers amis, dit-il en levant sa chope, je dédie cette fête aux Dieux.

— Aux Dieux, répéta l’assemblée d’une seule voix, en se levant respectueusement.

Faldor avala une gorgée, et tous l’imitèrent.

— Entendez ma voix, ô Dieux, implora-t-il. Nous vous remercions humblement pour les largesses qui nous sont prodiguées de par le monde que vous avez créé si beau en ce jour, et nous nous remettons entre vos mains pour vous aimer et vous servir encore pendant cette nouvelle année.

Il donna un moment l’impression de vouloir en dire davantage, mais il se rassit. Faldor passait toujours un temps fou à peaufiner des prières extraordinaires en vue de telles occasions, mais l’angoisse de parler en public lui faisait invariablement oublier les paroles qu’il avait si soigneusement préparées. En vertu de quoi ses prières étaient toujours aussi brèves que sincères.

— Mangeons, mes chers amis, ordonna-t-il. Ne laissons pas refroidir ces mets.

Et ils se mirent à manger. Anhelda et Eilbrig, qui, sur les instances de Faldor, s’étaient joints à eux pour cet unique repas, se mirent en frais de conversation au profit du Murgo, seul digne de leur intérêt dans l’assistance.

— Il y a longtemps que je me dis que je devrais aller à Cthol Murgos, laissa tomber Eilbrig, d’un ton pompeux. Ne pensez-vous pas, ami marchand, qu’un contact accru entre l’Est et l’Ouest constituerait le meilleur moyen de vaincre la méfiance mutuelle qui a tellement nui à nos relations dans le passé ?

— Nous autres, les Murgos, nous préférons rester entre nous, répondit sèchement l’homme au visage couturé de cicatrices.

— Mais vous êtes parmi nous, ami, souligna Eilbrig. Cela ne vient-il pas confirmer que des contacts plus étroits pourraient se révéler profitables ?

— Je suis là pour affaires, répondit le Murgo. Je ne suis pas venu pour mon plaisir. (Il jeta un coup d’œil sur l’assemblée.) Tous vos gens sont donc là ? demanda-t-il à Faldor.

— Tout le monde au grand complet, répondit le fermier.

— Je m’étais laissé dire qu’il y avait aussi un vieil homme, à la barbe et aux cheveux blancs.

— Pas chez moi, mon ami, reprit Faldor. Il se trouve que je suis le plus vieux ici, et vous pouvez constater que mes cheveux sont loin d’être blancs.

— L’un de mes compatriotes a rencontré une personne comme cela, il y a quelques années, poursuivit le Murgo. L’homme était accompagné d’un jeune Arendais, un certain Rundorig, je crois.

Garion, qui était assis à la table voisine, plongea le nez dans son assiette et tendit si bien l’oreille qu’il eut l’impression qu’elle allait s’allonger.

— Nous avons bien parmi nous un garçon du nom de Rundorig, confirma Faldor. Le grand gaillard au bout de la table, là-bas, fit-il en indiquant celui-ci du doigt.

— Non, dit le Murgo en jetant un regard acéré à Rundorig. Ce n’est pas le garçon dont on m’a parlé.

— C’est un nom assez répandu chez les Arendais, commenta Faldor. Les deux personnes que votre ami a rencontrées venaient probablement d’une autre ferme.

— Ça doit être ça, conclut le Murgo, comme pour écarter la question. Ce jambon est excellent, dit-il en indiquant son assiette de la pointe de la dague avec laquelle il mangeait. Ceux qui viennent de votre fumoir sont-ils d’aussi bonne qualité ?

— Oh non, ami marchand ! rétorqua Faldor en riant. Vous n’arriverez pas si facilement à me faire parler affaires en ce jour !

Le Murgo eut un sourire fugitif, qui plaqua une étrange expression sur son visage balafré.

— Ça ne coûte rien d’essayer, reprit-il. En tout cas, mes compliments à votre cuisinier.

— Ces louanges s’adressent à vous, dame Pol, souligna Faldor en haussant légèrement la voix. Notre ami de Cthol Murgos trouve votre cuisine à son goût.

— Je le remercie de son appréciation, répondit tante Pol, quelque peu fraîchement.

Le Murgo la dévisagea en écarquillant un peu les yeux, comme s’il la reconnaissait.

— Un repas de roi, noble dame, ajouta-t-il avec une inclination de tête. Votre cuisine est le théâtre d’événements magiques.

— Non, rétorqua-t-elle, très hautaine tout à coup. Pas magiques. La cuisine est art que tout le monde peut apprendre avec de la patience. La magie est une autre affaire.

— Mais la magie est aussi un art, gente dame, releva le Murgo.

— Nombreux sont ceux qui le pensent, répondit tante Pol, mais là véritable magie est un don intérieur et non pas le fait de doigts habiles à tromper le regard.

Le Murgo braqua sur elle un regard intense, qu’elle lui rendit avec une égale fermeté. Garion, assis non loin de là, eut l’impression que l’échange auquel ils se livraient n’était pas limité aux paroles ; c’était comme s’ils se lançaient une sorte de défi. Puis le Murgo détourna les yeux, redoutant apparemment de relever le gant.

Après le festin vint le moment du petit spectacle sans prétention qui marquait traditionnellement la fête d’Erastide. Sept des plus vieux employés de la ferme qui s’étaient éclipsés un peu plus tôt reparurent vêtus de longues robes à capuche, le visage disparaissant derrière des masques soigneusement sculptés et peints à l’effigie des Dieux. Les costumes n’étaient pas tout neufs, et l’on voyait encore les plis qu’y avait marqués une année passée dans le grenier de Faldor où ils avaient été remisés. Les personnages masqués et drapés entrèrent à pas lents et vinrent se mettre en rang devant la table de Faldor. Puis chacun récita quelques mots identifiant le Dieu qu’il était censé incarner.

— Je suis Aldur, le Dieu-qui-vit-tout-seul, débita la voix de Cralto, émanant du premier masque, et j’ordonne à ce monde d’exister.

— Je suis Belar, le Dieu-Ours des Aloriens, dit une autre voix familière, issue du second masque, et j’ordonne à ce monde d’exister.

Ainsi firent-ils tous : Chaldan, Issa, Nedra, Mara, et enfin le dernier qui, contrairement aux autres, était vêtu de noir et arborait un masque d’acier et non pas de bois peint.

— Je suis Torak, le Dieu-Dragon des Angaraks, gronda la voix caverneuse de Durnik, derrière le masque, et j’ordonne à ce monde d’exister.

L’œil attiré par un mouvement, Garion tourna rapidement la tête. Le Murgo s’était couvert le visage de ses deux mains, dans un geste étrange, presque cérémonieux, et derrière lui, à la table du fond, les cinq Thulls paraissaient tout tremblants, et leur visage avait pris une couleur cendreuse.

Les sept silhouettes debout devant la table de Faldor se donnèrent la main.

— Nous sommes les Dieux, dirent-ils à l’unisson, et nous ordonnons à ce monde d’exister.

— Entendez les paroles des Dieux, déclama Faldor. Qu’ils soient les bienvenus dans la maison de Faldor.

— La bénédiction des Dieux soit sur la maison de Faldor et sur tous ceux qui l’habitent, répondirent les sept personnages.

Puis ils tournèrent les talons et s’en retournèrent aussi lentement qu’ils étaient venus, à travers la salle.

C’est alors que l’on apporta les cadeaux. La distribution s’accompagnait toujours d’une grande excitation, car ils étaient offerts par Faldor, et que le bon fermier passait beaucoup de temps tous les ans à chercher le cadeau le plus approprié à chacun. Il y avait beaucoup de tuniques neuves, de pantalons, de robes et de chaussures, mais cette année-là, Garion fut littéralement transporté de joie, lorsqu’il ouvrit un petit paquet emballé de tissu, de découvrir une adorable petite dague dans un fourreau joliment ouvragé.

— C’est un jeune homme, maintenant, expliqua Faldor à tante Pol. Et un homme a toujours besoin d’une bonne lame.

Garion testa immédiatement le fil de son cadeau et ne put faire autrement que de se couper le doigt, bien sûr.

— C’était fatal, j’imagine, dit tante Pol, sans que l’on sache vraiment si elle parlait de la coupure, du cadeau proprement dit, ou du fait que Garion grandissait.

Le Murgo acheta ses jambons le lendemain matin et s’en retourna avec ses cinq Thulls. Quelques jours plus tard, Anhelda et Eilbrig firent leurs malles et repartirent à leur tour vers Sendar, la capitale. Alors la vie reprit son cours normal à la ferme de Faldor.

 

L’hiver passa, tant bien que mal. Les neiges arrivèrent et s’en furent, et le printemps finit enfin par se manifester, comme toujours. Une seule chose distinguait ce printemps des précédents : l’arrivée de Brill, le nouveau valet de ferme. L’un des jeunes fermiers ayant pris femme était parti s’installer dans une petite ferme qu’il avait louée, non loin de là, dûment lesté, au demeurant, de cadeaux utilitaires et des conseils éclairés de Faldor pour démarrer dans la vie conjugale. Et Brill avait été engagé pour le remplacer.

Garion ne pensait pas que Brill constituât une recrue de choix pour la ferme. C’était un bonhomme solitaire, aigri, avec un œil qui n’était pas du tout d’accord avec l’autre, et plutôt sale, avec ça : il n’y avait qu’à voir sa tunique et son pantalon tout rapiécés et complètement couverts de taches, ses cheveux noirs, gras, et sa barbe mal soignée. En plus, il répandait une odeur de sueur et de vieille crasse qui planait autour de sa personne comme un nuage putride. Garion avait renoncé à lui adresser la parole après quelques tentatives décevantes, et désormais il l’évitait.

D’ailleurs, le jeune garçon devait avoir bien d’autres idées en tête, ce printemps et cet été-là. Bien qu’il l’ait jusqu’alors considérée plus comme un boulet que comme une véritable camarade de jeux, tout d’un coup, il s’était mis à regarder Zubrette d’un autre œil. Il avait toujours plus ou moins su qu’elle était jolie, mais jusqu’à cette saison particulière, cela n’avait pas d’importance, et il lui préférait de beaucoup la compagnie de Rundorig et de Doroon. Seulement les choses avaient évolué. Il s’était rendu compte que les deux autres garçons avaient eux aussi commencé à s’intéresser de plus près à elle, et pour la première fois de sa vie, il était en proie aux affres de la jalousie.

Zubrette flirtait outrageusement avec les trois, comme de bien entendu, et il fallait voir comme elle rayonnait quand elle les observait en train de se regarder en chiens de faïence. Les travaux des champs auxquels se consacrait dorénavant Rundorig le tenaient à l’écart la plupart du temps, mais Doroon posait un sérieux problème à Garion, qui devenait irritable et passait son temps à chercher des prétextes pour faire le tour de la place afin de s’assurer qu’il n’était pas caché dans un coin avec Zubrette.

Sa stratégie personnelle était d’une simplicité charmante : il achetait ses faveurs. Comme toutes les filles, Zubrette adorait les sucreries, or Garion avait libre accès à l’intégralité du contenu des cuisines. Il ne leur avait pas fallu longtemps pour conclure l’accord suivant : Garion volait des douceurs dans la cuisine pour sa petite camarade aux cheveux de miel, en échange de quoi il avait droit à un baiser. Les choses n’en seraient peut-être pas restées là si tante Pol ne les avait pas surpris au beau milieu de l’une de ces transactions, par un bel après-midi d’été, dans la solitude de la grange à foin.

— En voilà assez ! annonça-t-elle fermement depuis le pas de la porte.

Pris en défaut, Garion s’écarta d’un bond de Zubrette.

— J’avais quelque chose dans l’œil, inventa instantanément Zubrette, et Garion allait me l’enlever.

Garion ne sut que rester planté là, à rougir comme une pivoine.

— Ah oui, vraiment ? fit tante Pol. Comme c’est intéressant. Viens avec moi, Garion.

— Je... commença-t-il.

Tout de suite, Garion.

Ce devait être la fin de l’idylle. Après cela, Garion n’eut plus un instant de répit. Les yeux de Tante Pol semblaient perpétuellement braqués sur lui. Il se morfondit pas mal en pensant à Doroon, qui arborait maintenant un air horriblement satisfait, mais tante Pol ne relâcha pas sa vigilance un seul instant, et Garion n’eut plus l’occasion de quitter les cuisines.

Chapitre 5

A la mi-automne, cette année-là, après que le vent eut abattu en une pluie de sang et d’or les feuilles qui avaient fini de jaunir, alors que les soirées commençaient à fraîchir et que la fumée bleue des cheminées de la ferme de Faldor s’élevait toute droite vers les premières étoiles glacées dans le ciel à l’heure où le ciel s’empourpre, sire Loup revint. Il arriva sous un ciel bas, par une fin d’après-midi où le vent soufflait en rafales, et les feuilles fraîchement tombées tourbillonnaient autour de lui dans le vent qui faisait claquer son grand manteau noir.

Garion, qui donnait des épluchures à manger aux cochons, le vit approcher et courut à sa rencontre sur la route. Le vieil homme avait l’air fatigué, il était couvert de la poussière des chemins, et son visage arborait une expression sinistre sous son capuchon gris. Sa jovialité et son insouciance coutumières avaient fait place à une attitude plus sombre que Garion ne lui avait jamais vue.

— Tiens, Garion ! fit sire Loup en manière de salutation. Tu as grandi, on dirait.

— Ça fait cinq ans, répondit Garion.

— Si longtemps que ça ?

Garion hocha la tête en emboîtant le pas à son ami.

— Tout le monde va bien ? demanda sire Loup.

— Oh oui, répondit Garion. Rien n’a changé ici. Sauf que Breldo s’est marié, alors il est parti, et que la vieille vache marron est morte l’été dernier.

— Je me souviens de la vache, dit sire Loup. Puis il ajouta : il faut que je parle à ta tante Pol.

— Elle n’est pas de très bonne humeur, aujourd’hui, l’avertit Garion. Il vaudrait mieux que tu te reposes d’abord un peu dans une des granges. Je t’apporterai à boire et à manger dans un petit moment.

— Il faudra que nous bravions son humeur, répondit sire Loup. Ce que j’ai à lui dire ne peut pas attendre.

Ils franchirent le portail et traversèrent la cour en direction de la porte des cuisines sur le seuil de laquelle tante Pol les attendait de pied ferme.

— Encore vous ? dit-elle abruptement, les deux mains sur les hanches. Mes cuisines ne sont pas encore bien remises de votre dernière incursion.

— Dame Pol, fit sire Loup en s’inclinant.

Puis il fit une drôle de chose. Il mit ses mains devant sa poitrine et se mit à tracer un dessin compliqué dans l’air avec ses doigts. Garion fut à peu près sûr qu’il n’était pas censé voir ces signes.

Tante Pol écarquilla légèrement les yeux, puis elle les plissa, et son visage s’assombrit.

— Comment peux-tu... commença-t-elle, avant de reprendre son empire sur elle-même. Garion, dit-elle sèchement, je sais qu’il reste encore des carottes au bout du potager. Prends une pelle, un seau, et va m’en déterrer quelques-unes, j’en ai besoin.

— M’enfin...

Il allait élever une protestation, mais, alerté par son expression, il s’empressa de décamper et alla chercher une bêche et un seau dans un appentis voisin, après quoi il se rapprocha en tapinois de la porte de la cuisine. C’était très vilain d’écouter aux portes, naturellement ; cela passait même, en Sendarie, pour la preuve irréfutable d’une éducation déplorable, mais Garion était depuis longtemps arrivé à la constatation que, chaque fois qu’on l’envoyait promener, la conversation était partie pour devenir passionnante, et, plus que vraisemblablement, pour le concerner de près. Il avait brièvement débattu de tout cela avec sa conscience, mais comme il ne voyait pas vraiment ce qu’il pouvait y avoir de mal dans cette habitude si commode — tant qu’il ne répétait rien de ce qu’il avait entendu — sa conscience avait perdu le combat devant sa curiosité.

Garion avait l’ouïe très fine, mais il mit un moment à distinguer les deux voix familières parmi les autres bruits de la cuisine.

— Il se gardera bien de laisser des traces de son passage, disait tante Pol.

— Ce n’est pas la peine, répondait sire Loup. C’est la chose elle-même qui va me permettre de retrouver le chemin qu’ils ont pris. Je peux la suivre aussi facilement qu’un renard pourchassant un lapin.

— Où va-t-il l’emmener ?

— Qui sait ? Son esprit m’est fermé. J’imagine qu’il va se diriger vers le nord, vers Boktor. C’est le moyen le plus rapide d’aller à Gar og Nadrak. Il doit bien se douter que je suis à ses trousses, et il n’aura rien de plus pressé que de regagner les royaumes angaraks. Son forfait ne sera pas accompli tant qu’il sera à l’Ouest.

— Quand est-ce que c’est arrivé ?

— Il y a quatre semaines.

— Il est peut-être déjà en territoire angarak.

— C’est peu probable. Les distances sont longues. De toute façon, qu’il soit déjà là-bas ou non, il faut que je le retrouve. J’ai besoin de ton aide.

— Mais comment veux-tu que je parte d’ici ? demanda tante Pol. Il faut que je veille sur le petit.

La curiosité de Garion était presque insoutenable, maintenant. Il se rapprocha de la porte de la cuisine.

— Le gamin sera en sécurité, ici, dit sire Loup. C’est trop important.

— Non, le contredit tante Pol. Même ici, il n’est pas en sûreté. A Erastide dernier, un Murgo est venu, accompagné de cinq Thulls. Il s’est fait passer pour un marchand, mais il a posé un peu trop de questions, au sujet d’un vieillard et d’un garçon appelé Rundorig que l’on aurait vus à Haut-Gralt, il y a quelques années. Il n’est pas impossible du tout qu’il m’ait reconnue, moi aussi.

— C’est plus grave que je ne pensais, alors, dit pensivement sire Loup. Il va falloir que nous installions le gamin ailleurs. Nous pourrons le confier à des amis, quelque part.

— Non, objecta à nouveau tante Pol. Si tu veux que je t’accompagne, il faudra qu’il vienne avec nous. Il arrive à un âge où il faut faire très attention.

— Ne sois pas ridicule, dit sèchement sire Loup. Garion était stupéfait. Personne n’avait jamais osé parler sur ce ton à tante Pol.

— C’est à moi d’en décider, rétorqua-t-elle fraîchement. Nous étions tous d’accord pour qu’il soit sous ma responsabilité jusqu’à l’âge adulte. Si je ne peux pas l’emmener avec moi, je ne pars pas.

Garion sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine.

— Enfin, Pol, reprit sire Loup, sur le même ton. Réfléchis à l’endroit où nous allons peut-être être obligés d’aller. Nous n’allons tout de même pas le leur livrer sur un plateau d’argent.

— Il sera plus en sûreté à Cthol Murgos, et même en Mallorie, qu’ici si je ne suis pas auprès de lui pour le surveiller, répondit tante Pol. Au printemps dernier, je l’ai surpris dans la grange avec une fille de son âge. Je te dis qu’il faut le tenir à l’œil.

Sire Loup éclata alors de rire, d’un rire profond, joyeux.

— C’est tout ? Tu t’en fais trop pour ce genre de chose.

— Et comment trouverais-tu ça si, à notre retour, nous le retrouvions marié et sur le point d’être père ? demanda aigrement tante Pol. Il ferait un excellent fermier, dans le fond, et quelle importance après tout si nous devons tous attendre une centaine d’années que les circonstances se présentent à nouveau favorablement ?

— Cela n’a pas dû aller très loin. Ce ne sont encore que des enfants.

— Tu ne vois pas ce qui te crève les yeux, espèce de Vieux Loup Solitaire. On est en Sendarie profonde, ici, et le gamin a été élevé pour réagir sainement et honnêtement. La fille est une petite péronnelle aux yeux brillants qui pousse beaucoup trop vite pour mon goût. En ce moment, la jeune et charmante Zubrette constitue un danger beaucoup plus réel que tous les Murgos réunis. Ou le petit vient avec moi, ou je ne viens pas du tout. Tu as tes responsabilités à assumer, j’ai les miennes.

— Nous n’avons pas le temps de discutailler, répondit sire Loup. S’il faut en passer par là, eh bien, allons-y.

Garion faillit s’étouffer d’excitation. Il éprouva bien un petit pincement au cœur à l’idée de partir sans Zubrette, mais cela ne dura pas. Il se retourna et regarda avec exaltation les nuages qui filaient dans le ciel nocturne. Et, comme il avait le dos tourné, il ne vit pas tante Pol approcher sur le seuil de la cuisine.

— Le potager, pour autant que je me rappelle, se trouve le long du mur du sud, souligna-t-elle.

Pris en faute, Garion sursauta.

— Comment se fait-il que ces carottes ne soient pas encore arrachées ? insista-t-elle.

— Il a fallu que je trouve une bêche, répondit-il d’un ton peu convaincant.

— Vraiment ? Eh bien, je vois que tu as fini par mettre la main dessus, railla-t-elle en arquant le sourcil d’une façon fort inquiétante.

— Je viens juste de la découvrir.

— Magnifique. Bon, maintenant, les carottes, Garion, et tout de suite !

Garion crispa les poings sur le manche de la pelle et l’anse du seau et prit ses jambes à son cou.

Lorsqu’il revint, à la nuit tombante, tante Pol montait l’escalier qui menait aux appartements de Faldor. Il aurait pu la suivre pour tenter d’entendre ce qu’ils se disaient, mais un mouvement furtif sous le porche sombre de l’une des remises l’incita plutôt à chercher refuge dans l’ombre du portail. Une silhouette quitta sournoisement l’abri de la remise pour se glisser au pied des marches que tante Pol venait de gravir et grimpa sans bruit l’escalier dès qu’elle fut entrée chez Faldor. La lumière déclinait rapidement et Garion n’arrivait pas à reconnaître celui qui suivait sa tante. Il posa son seau par terre et, empoignant sa pelle comme une arme, fit rapidement le tour de la cour intérieure, en prenant bien soin de rester dans l’ombre.

Puis on entendit du bruit à l’étage, et la silhouette qui se trouvait derrière la porte se redressa et redescendit précipitamment les marches. Garion recula pour se dissimuler aux regards, la bêche prête à frapper, mais au moment où l’individu passait devant lui, Garion perçut une bouffée de puanteur où se mêlaient des odeurs de vêtements sales, de corps mal lavé et de sueur aigre. Aussi sûrement que s’il avait vu son visage, il sut que l’homme qui épiait sa tante était Brill, le nouveau valet de ferme.

La porte s’ouvrit en haut des marches, et Garion reconnut la voix de sa tante.

— Je suis désolée, Faldor, mais il s’agit d’une affaire de famille, et il faut que je parte immédiatement.

— Je vous augmenterai, Pol.

La voix de Faldor paraissait prête à se briser.

— L’argent n’a rien à voir là-dedans, répondit tante Pol. Vous êtes un homme de bien, Faldor, et j’ai trouvé dans votre ferme un véritable havre de paix à un moment où j’en avais terriblement besoin. Je vous en serai éternellement reconnaissante — et plus que vous ne pensez — mais je suis obligée de m’en aller.

— Vous pourrez peut-être revenir plus tard, quand ce problème de famille sera réglé ? reprit Faldor, d’une voix presque suppliante.

— Je ne crois pas, Faldor. Je crains fort que ce ne soit pas possible.

— Vous allez nous manquer, Pol, dit Faldor, des larmes dans la voix.

— Vous me manquerez aussi, bien cher Faldor. Je n’ai jamais rencontré un homme plus généreux que vous. Je considérerais comme une faveur que vous ne parliez pas de mon départ avant que je ne m’en aille. Je préférerais éviter les explications et les adieux larmoyants.

— Comme vous voudrez, Pol.

— Ne soyez pas triste, cher vieil ami, ajouta tante Pol, d’un ton qu’elle essaya de rendre allègre. Mes aides ont été à bonne école. Ils font la cuisine aussi bien que moi. Votre estomac ne s’apercevra même pas de la différence.

— Mon estomac, peut-être pas, mais mon cœur, lui, la verra, affirma Faldor.

— Ne soyez pas ridicule, dit-elle gentiment. Maintenant, il faut que je m’occupe du dîner.

Garion ne s’attarda pas au bas de l’escalier. Troublé, il rangea sa bêche dans l’appentis et alla chercher le seau de carottes qu’il avait abandonné près du portail. Dire à sa tante qu’il avait vu Brill écouter à la porte ne pouvait manquer d’entraîner des questions concernant ses propres activités auxquelles il ne tenait pas à répondre. Selon toute vraisemblance, Brill avait simplement succombé à la curiosité, et il n’y avait rien de menaçant ou d’inquiétant là-dedans. Mais depuis qu’il avait vu le peu ragoûtant Brill se livrer à un passe-temps qu’il affectionnait lui-même et considérait jusque-là comme anodin, Garion était assez mal à l’aise, et se sentait peut-être même un peu honteux.

Garion était beaucoup trop excité pour manger, ce soir-là, mais en dehors de cela, le dîner se déroula apparemment comme tous les dîners qu’il avait pris à la ferme de Faldor. Garion eut beau observer à la dérobée le visage rébarbatif de Brill, son attitude ne donnait pas l’impression d’avoir si peu que ce soit changé à la suite de la conversation qu’il s’était donné tant de mal pour surprendre.

A la fin du dîner, comme toujours lorsqu’il venait à la ferme, tout le monde insista pour que sire Loup raconte une histoire. Il se leva et resta debout un moment, plongé dans ses pensées, tandis que le vent gémissait dans la cheminée et que les flambeaux vacillaient dans leurs anneaux sur les piliers de la salle.

— Ainsi que le savent les hommes, commença-t-il, les Marags ne sont plus, et l’Esprit de Mara erre en se lamentant dans la solitude des grands bois et parmi les ruines de Maragor envahies par la mousse. Mais ainsi que le savent aussi les hommes, les fleuves de Maragor charrient de l’or. De ce bel or jaune arraché aux collines, et qui devait être la cause de la destruction des Marags. Lorsqu’un certain royaume voisin apprit l’existence de l’or, la tentation devint en effet trop forte et il en résulta — comme presque toujours lorsqu’il est question d’or entre deux royaumes — une guerre. Pour prétexte de cette guerre, ils arguèrent du fait regrettable que les Marags étaient cannibales. Bien qu’il s’agisse là d’une habitude déplorable pour un peuple civilisé, peut-être s’en seraient-ils moins offusqués s’il n’y avait pas eu d’or à Maragor.

« Quoi qu’il en soit, la guerre était inévitable, et les Marags furent anéantis. Mais l’Esprit de Mara et les fantômes de tous les Marags assassinés restèrent à Maragor, ainsi que ne devaient pas tarder à le découvrir ceux qui pénétraient dans ce royaume hanté.

« Or il se trouve que vers cette époque, trois hommes à l’esprit téméraire qui vivaient dans la ville de Muros, au sud de la Sendarie, décidèrent de prendre la route de Maragor afin de faire valoir leurs droits sur tout cet or dont ils avaient entendu parler. Ces hommes, comme je vous le disais, étaient de valeureux aventuriers, et les histoires de fantômes les faisaient rire bien fort.

« Leur voyage fut long, car il y a plusieurs centaines de lieues entre Muros et les limites septentrionales de Maragor, mais ils étaient attirés par l’appât de l’or. Et c’est ainsi que par une nuit de tempête, sombre et ténébreuse, ils franchirent la frontière de Maragor en se glissant entre les patrouilles qui avaient été instituées pour faire rebrousser chemin aux pillards dans leur genre, car ce royaume voisin, qui avait fait les frais de la guerre et chèrement payé sa victoire, était tout naturellement réticent à l’idée de partager l’or avec quiconque aurait tenté de s’introduire dans la contrée.

« Ils rampèrent dans les ténèbres de la nuit, consumés par la soif de l’or. L’Esprit de Mara se lamentait autour d’eux, mais c’étaient des braves et ils n’avaient pas peur des esprits, d’autant, comme ils se le répétaient à l’envi, que ce qu’ils entendaient n’était pas vraiment un esprit, mais seulement le gémissement du vent dans les arbres.

« Un matin vague et brumeux s’insinuait entre les collines lorsque le vacarme d’une rivière se fit entendre non loin de là. Ainsi que le savent les hommes, c’est sur la berge des rivières que l’on a le plus de chances de trouver de l’or, aussi se dirigèrent-ils promptement dans la direction du bruit.

« C’est alors que l’un d’eux baissa par hasard les yeux dans la lumière imprécise, et, en vérité je vous le dis, le sol à ses pieds était couvert d’or, de pépites, de parcelles d’or. Succombant à l’avidité, il garda le silence et s’attarda derrière ses compagnons jusqu’à ce qu’ils soient hors de vue. Alors il s’agenouilla et commença à ramasser les fragments d’or à pleines poignées, comme un enfant qui cueillerait des fleurs.

« Entendant un bruit derrière lui, il se retourna. Ce qu’il vit, il vaut mieux renoncer à le décrire. Laissant tomber tout son or, il fila comme l’éclair.

« La rivière qu’ils avaient entendue traversait une gorge, juste à cet endroit, et ses deux compagnons eurent la surprise de le voir s’élancer par-dessus le bord du précipice et continuer à courir dans le vide, ses jambes hachant un air immatériel pendant qu’il s’abîmait dans le vide. Alors ils se retournèrent et ils virent ce qui le poursuivait.

« L’un d’eux devint fou et bondit avec un cri de désespoir dans le gouffre qui venait d’engloutir leur compagnon, mais le troisième aventurier, le plus brave et le plus courageux des trois, se dit qu’aucun fantôme ne pouvait faire de mal à un être vivant, et il leur tint tête. Ce qui était, évidemment, la faute à ne pas commettre. Les fantômes l’encerclèrent tandis qu’il leur faisait bravement front, certain qu’ils ne pouvaient pas lui faire de mal. »

Sire Loup s’interrompit et porta sa chope à ses lèvres.

« Alors, poursuivit le vieux conteur après avoir bu une gorgée, il faut croire que même les fantômes peuvent avoir faim, car ils se le partagèrent et le dévorèrent. »

Garion sentit ses cheveux se dresser sur sa tête au révoltant épilogue de l’histoire de sire Loup, et il se rendit bien compte que tout le monde, à sa table, avait eu l’impression de recevoir un coup de poing dans le ventre. Ce n’était pas du tout le genre d’histoire qu’ils s’attendaient à entendre.

Le bon visage de Durnik, le forgeron, qui était assis non loin de là, arborait une expression perplexe.

— Je ne voudrais pas, pour un empire, mettre en doute la véracité de votre conte, dit-il enfin à sire Loup, en cherchant visiblement ses mots, mais s’ils l’ont mangé — les fantômes, je veux dire — où est-il passé ? Parce que, si les fantômes sont immatériels, comme on le dit, ils n’ont pas d’estomac, n’est-ce pas ? Et avec quoi pourraient-ils mâcher ?

Le visage de sire Loup prit une expression rusée et mystérieuse. Il leva un doigt comme s’il s’apprêtait à faire une réponse hermétique à la question de Durnik, puis tout d’un coup, il éclata de rire.

Au début, Durnik eut l’air ennuyé, puis, assez penaud, il se mit à rire à son tour, et, tout doucement, leur hilarité se communiqua aux autres, au fur et à mesure qu’ils comprenaient l’astuce.

— Habile mystification, mon cher vieil ami, déclara Faldor en riant plus fort qu’eux. Et fort instructive au demeurant. L’avidité est mauvaise conseillère, mais la peur est une bien plus mauvaise inspiratrice encore, et le monde est suffisamment plein de périls pour qu’on ne le peuple pas de farfadets imaginaires.

On pouvait toujours compter sur Faldor pour tirer une morale édifiante de n’importe quelle bonne histoire.

— Comme c’est vrai, mon bon Faldor, reprit sire Loup, plus gravement. Mais il y a bel et bien dans ce monde des choses que l’on ne peut expliquer ou écarter avec des rires.

Brill, qui était assis près du feu, n’avait pas joint son rire aux autres.

— Je n’ai jamais vu de fantôme, dit-il aigrement, je n’ai jamais rencontré personne qui en ait vu non plus, et en ce qui me concerne, je ne crois à aucune sorte de magie, de sorcellerie ou d’enfantillage de ce genre.

Sur ces paroles, il se leva et sortit de la salle en frappant le sol de ses talons, un peu comme s’il prenait cette histoire pour une injure personnelle.

Plus tard, dans la cuisine où tante Pol supervisait le rangement tandis que sire Loup asséchait une chope de bière, vautré sur l’une des grandes tables, Garion et sa conscience reprirent les hostilités, et celle-ci finit par remporter le combat, cette voix intérieure, impitoyable, lui ayant fait valoir, de façon très pertinente, qu’il n’était pas seulement stupide, mais peut-être aussi dangereux de garder plus longtemps pour lui ce qu’il avait vu. Il reposa le chaudron qu’il était en train d’astiquer et se dirigea vers le coin où ils se trouvaient tous les deux.

— Ça n’a peut-être pas d’importance, commença-t-il avec circonspection, mais cet après-midi, quand je suis revenu du potager, j’ai vu Brill qui te suivait, tante Pol.

Elle se retourna pour le regarder. Sire Loup reposa sa chope.

— Continue, Garion, dit tante Pol.

— C’est quand tu es allée parler à Faldor, expliqua Garion. Il a attendu que tu soies en haut des marches et que Faldor te fasse entrer. Alors il s’est glissé dans l’escalier et il a écouté à la porte. Je l’ai vu quand je suis retourné ranger la pelle.

— Depuis quand ce Brill est-il à la ferme ? demanda sire Loup en fronçant les sourcils.

— Il est arrivé au printemps, répondit Garion. Quand Breldo s’est marié et est allé s’installer ailleurs.

— Et le négociant murgo était là à Erastide, quelques mois plus tôt ?

Tante Pol braqua sur lui un regard acéré.

— Tu crois que...

Elle ne finit pas sa phrase.

— Je crois que ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée que d’avoir une petite conversation avec notre ami Brill, répliqua sire Loup d’un ton sinistre. Tu sais où est sa chambre, Garion ?

Garion hocha la tête, le cœur battant la chamade, tout d’un coup.

— Montre-moi le chemin.

Sire Loup quitta la table sur laquelle il était affalé, et son pas n’était plus celui d’un vieil homme. On aurait dit que les ans avaient le pouvoir de glisser de ses épaules ; c’était très curieux.

— Soyez prudents, fit tante Pol.

Sire Loup eut un ricanement qui rendit un son sinistre.

— Je suis toujours prudent. Tu devrais le savoir, depuis le temps.

Garion mena rapidement sire Loup dans la cour, dont ils firent le tour pour gagner, à l’autre bout, l’escalier qui montait vers la galerie sur laquelle donnaient les chambres des valets de ferme. Ils gravirent sans bruit les vieilles marches usées, sur la pointe de leurs pieds chaussés de cuir.

— Par là, fit Garion, dans un soupir, sans savoir exactement pourquoi il baissait la voix.

Sire Loup hocha la tête et ils suivirent en silence la galerie plongée dans l’obscurité.

— C’est là, chuchota Garion, en s’arrêtant devant une porte.

— Recule, souffla sire Loup.

Il effleura la porte du bout des doigts.

— Elle est fermée à clé ?

— Ce n’est pas un problème, répondit sire Loup, tout bas.

Il plaça la main sur la serrure, on entendit un déclic, et la porte s’ouvrit toute seule. Sire Loup entra. Garion lui emboîta le pas.

Il faisait un noir d’encre dans la chambre, et la puanteur aigre des vêtements jamais lavés de Brill emplissait l’atmosphère.

— Il n’est pas là, commenta sire Loup, d’une voix normale.

Il farfouilla avec quelque chose à sa ceinture, et il y eut un raclement de silex sur de l’acier, suivi d’un jaillissement d’étincelles sur une mèche de corde au bout effrangé, qui commença à rougeoyer. Sire Loup souffla un instant sur l’étincelle, qui devint une flamme haute et claire, puis il éleva la corde enflammée au-dessus de sa tête et jeta un coup d’œil circulaire dans la chambre.

Le plancher et le lit étaient couverts d’un fouillis de vêtements et d’objets personnels. Garion comprit instantanément, sans savoir exactement comment, qu’il ne s’agissait pas d’un simple désordre, mais bien plutôt de l’indication d’un départ précipité.

Sire Loup resta un moment planté au milieu de la chambre, son lumignon à la main, l’air comme absent. On aurait dit qu’il cherchait mentalement quelque chose.

— Les écuries, s’exclama-t-il brusquement. Vite, petit !

Garion fit volte-face et se précipita hors de la chambre, sire Loup sur ses talons. Sans s’arrêter, celui-ci jeta par-dessus la rampe d’escalier la corde incandescente qui tomba dans la cour, l’illuminant brièvement.

Il y avait de la lumière dans l’écurie. Une lumière sourde, qui émanait d’une lanterne partiellement couverte, mais dont les rayons filtraient tout de même entre les fentes creusées par le temps dans le bois de la porte. Les chevaux s’agitaient, énervés.

— Gare-toi, petit, fit sire Loup en ouvrant brutalement la porte.

Brill était à l’intérieur. Il se bagarrait avec un cheval qui ne voulait pas se laisser seller, effrayé par son odeur acre.

— Alors, Brill, on se défile ? demanda sire Loup, en s’avançant, les bras croisés, dans l’ouverture de la porte.

Brill fit volte-face, se ramassa, son visage mal rasé déformé par un rictus. Le blanc de son œil torve brillait à la lumière étouffée de la lanterne suspendue à un clou sur le côté de l’une des stalles, et ses dents ébréchées lancèrent des éclairs derrière ses lèvres retroussées.

— Drôle d’heure pour partir en voyage, poursuivit sèchement sire Loup.

— N’essaie pas de me retenir, vieillard, rétorqua Brill, d’un ton menaçant. Tu pourrais le regretter.

— J’ai déjà regretté tellement de choses dans ma vie, railla sire Loup. Je doute fort qu’une de plus ou de moins fasse une quelconque différence.

— Je t’aurai prévenu, gronda Brill, en plongeant la main sous sa cape et en brandissant une courte épée tachée de rouille.

— Ne fais pas l’imbécile, avertit sire Loup, avec un mépris écrasant.

Mais Garion, au premier éclair de métal, avait porté la main à sa ceinture, tiré sa dague et bondi devant le vieil homme désarmé pour lui offrir un rempart de son corps.

— Tire-toi de là, gamin ! aboya sire Loup.

Trop tard : Garion avait déjà plongé en avant, pointant sa dague étincelante devant lui. Plus tard, lorsqu’il prendrait le temps de réfléchir, il serait bien incapable d’expliquer sa réaction. Il avait dû répondre à un instinct profondément enfoui en lui.

— Sauve-toi, Garion ! s’écria sire Loup.

— De mieux en mieux, commenta Brill, en levant son épée.

C’est alors que Durnik fut parmi eux. Surgissant de nulle part, il saisit un joug et fit voler l’épée de la main de Brill, qui se tourna vers lui, fou de rage. Son second coup atteignit le bigleux dans les côtes, juste sous l’aisselle, lui coupant le souffle. Brill tomba comme une masse sur le sol couvert de paille de l’écurie, où il resta à se tortiller en cherchant sa respiration.

— Tu n’as pas honte, Garion ? fit Durnik, d’un ton de reproche. Tu crois peut-être que c’est pour ça que je t’ai forgé cette lame ?

— Il allait tuer sire Loup, protesta Garion.

— Ne t’en fais pas pour moi, répondit celui-ci, en se penchant sur l’homme qui haletait toujours.

Il le fouilla sommairement et tira de sous sa tunique crasseuse une bourse tintinnabulante qu’il alla ouvrir sous la lanterne.

C’est à moi, hoqueta Brill en tentant de se redresser.

Mais Durnik brandit le joug, et Brill rentra précipitamment la tête dans les épaules.

— Une vraie petite fortune pour un simple valet de ferme, ami Brill, remarqua sire Loup en faisant couler les pièces de la bourse dans sa main avec un tintement clair. Comment as-tu réussi à gagner tout ça ?

Brill lui jeta un regard torve.

Garion ouvrit tout grand les yeux. C’était la première fois qu’il voyait de l’or.

— Tu n’as pas vraiment besoin de répondre, l’ami, fit sire Loup en examinant l’une des pièces. Ton or parle pour toi.

Il remit les pièces dans la petite poche de cuir et la jeta sur l’homme allongé par terre, qui s’en empara fébrilement et la fourra sous sa tunique.

— Il va falloir que je mette Faldor au courant de tout ça, décréta Durnik.

Non, coupa sire Loup.

— L’affaire est grave, reprit Durnik. Se bagarrer un peu et échanger quelques coups, c’est une chose, mais tirer les armes, c’en est une autre.

— Nous n’avons pas le temps, répliqua sire Loup en décrochant un licol pendu à une patère. Attachez-lui les mains dans le dos, et nous le mettrons dans l’un des silos à grains. Quelqu’un le trouvera bien demain matin.

Durnik le regarda d’un air abasourdi.

— Faites-moi confiance, mon bon Durnik, poursuivit sire Loup. Le temps presse. Ligotez-le et cachez-le quelque part, puis venez nous rejoindre à la cuisine. Viens avec moi, Garion.

Sur ce, il fit volte-face et quitta l’écurie.

Tante Pol ne tenait pas en place. Elle faisait les cent pas dans sa cuisine lorsqu’ils la rejoignirent.

— Alors ? demanda-t-elle.

— Il allait prendre la fuite, lui raconta sire Loup. Nous sommes arrivés au bon moment.

— Vous l’avez... ?

Elle ne termina pas sa phrase.

— Non. Il a tiré une épée, mais par bonheur Durnik était dans les parages, et il a rapidement calmé ses instincts belliqueux. Il est arrivé juste à temps, parce que ton petit protégé, ici présent, était prêt à en découdre avec notre ami. Or sa dague est bien mignonne, mais guère de taille à lutter contre une épée.

Tante Pol se tourna vers Garion, les yeux étincelants. Garion crut prudent de reculer un peu, histoire de se mettre hors de portée.

— Ce n’est pas le moment, déclara sire Loup en reprenant la chope qu’il avait abandonnée avant de quitter la cuisine. La bourse de Brill est pleine de bon or rouge angarak. Les Murgos avaient un espion dans la place. J’aurais préféré partir en douce, mais puisque nos mouvements sont déjà surveillés, la question ne se pose plus. Emballe ce dont vous aurez besoin, le petit et toi. Je voudrais mettre quelques lieues entre Brill et nous avant qu’il ne réussisse à se libérer. Je ne tiens pas à passer mon temps à regarder partout derrière moi à la recherche d’éventuels Murgos.

Durnik, qui venait d’entrer dans la cuisine, s’arrêta pour les regarder.

— Il se passe des choses bizarres, ici, dit-il. Qui êtes-vous donc, à la fin, et comment se fait-il que vous ayez des ennemis aussi dangereux ?

— C’est une longue histoire, mon bon Durnik, répondit sire Loup, mais j’ai bien peur de ne pas avoir le temps de vous la raconter tout de suite. Faites nos excuses à Faldor, et essayez de retenir Brill un jour ou deux. Je préférerais que notre piste soit bien froide lorsque ses amis ou lui tenteront de nous retrouver.

— Il faudra que quelqu’un d’autre s’en charge, commenta doucement Durnik. Je ne sais pas très bien ce qui se trame, mais je suis sûr que ce n’est pas de tout repos. J’ai l’impression que je ferais mieux de vous accompagner, jusqu’à ce que j’aie réussi à vous amener loin d’ici, sains et saufs, au moins.

Tante Pol éclata de rire.

— Allons, Durnik ? Vous voudriez nous protéger, nous ?

Il se redressa de toute sa hauteur.

— Je regrette, dame Pol, reprit-il. Je ne vous permettrai pas de partir sans escorte.

Vous ne nous le permettriez pas ? répéta-t-elle, incrédule.

— Parfait, décréta sire Loup, d’un air entendu.

— As-tu complètement perdu l’esprit ? s’exclama tante Pol, en se tournant vers lui.

— Durnik a prouvé qu’il savait se rendre utile. Sans compter que, comme cela, j’aurai quelqu’un avec qui parler le long de la route. Les années t’ont aiguisé la langue, Pol, et la perspective de faire des centaines de lieues sinon davantage en n’entendant qu’injures et insultes ne me sourit pas tellement.

— Je vois que tu as fini par sombrer dans le gâtisme, espèce de Vieux Loup Solitaire, déclara-t-elle d’un ton acide.

— C’est exactement le genre de chose que je voulais dire, commenta-t-il d’un ton suave. Maintenant, emporte ce dont tu auras besoin et partons. La nuit passe vite.

Elle le regarda un moment d’un air furibond, puis elle quitta la cuisine telle une tornade.

— Il va falloir que je prépare également mes affaires, dit Durnik.

Il se détourna et sortit dans la nuit peuplée par les vents. Les idées dansaient la sarabande dans la tête de Garion. Les choses allaient beaucoup trop vite pour lui.

— Tu as peur, petit ? demanda sire Loup.

— Eh bien... commença Garion. C’est juste que je n’y comprends pas grand-chose. Tout ça est très confus.

— Tout s’expliquera le moment venu, et il vaut peut-être mieux que tu n’en saches pas trop pour l’instant. Enfin, ce que nous faisons n’est pas dépourvu de danger, mais ce n’est tout de même pas si périlleux que ça. Nous veillerons, ta tante et moi — et ce brave Durnik, évidemment — à ce qu’il ne t’arrive rien. Maintenant, aide-moi. On va s’occuper des provisions.

Il s’engouffra dans la réserve avec une lanterne et commença à fourrer des miches de pain, un jambon, une boule de fromage jaune et plusieurs bouteilles de vin dans un sac décroché d’une patère.

Il était près de minuit, pour autant que Garion puisse en juger, lorsqu’ils quittèrent la cuisine et traversèrent sans bruit la cour plongée dans l’obscurité. Durnik ouvrit la grille, lui arrachant un petit grincement qui leur sembla faire un bruit épouvantable.

Au moment de franchir le portail, Garion sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine. La ferme de Faldor était la seule maison qu’il ait jamais connue, et voilà qu’il la quittait, peut-être pour toujours. De telles choses revêtaient une profonde signification. Il éprouva un véritable coup de poignard en pensant à Zubrette. L’idée de Doroon et Zubrette ensemble dans la grange faillit lui donner envie de renoncer à tout le programme, mais c’était beaucoup trop tard, maintenant.

Lorsqu’ils eurent quitté l’abri des bâtiments, un vent furieux, glacial, s’engouffra dans la cape de Garion. De lourds nuages voilaient la lune et la route semblait à peine moins sombre que les champs qui la bordaient. Il faisait froid, il se sentait seul, et tout ça était passablement terrifiant. Il se rapprocha de tante Pol.

Arrivé en haut de la colline, il se retourna et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La ferme de Faldor n’était plus qu’une tache pâle et indistincte dans la vallée, derrière eux. Il se détourna à regret. La vallée qui s’étendait de l’autre côté de la colline disparaissait dans l’obscurité, et la route elle-même se perdait dans les ténèbres devant eux.

Chapitre 6

Ils avaient parcouru des lieues et des lieues, Garion n’aurait su dire combien. Il marchait en dodelinant de la tête et il lui arrivait de trébucher sur les pierres invisibles dans le noir. Mais surtout, il aurait donné n’importe quoi pour pouvoir dormir. Il avait les yeux qui le brûlaient, et ses jambes tremblaient comme si elles allaient se dérober sous lui.

En haut d’une autre colline — il y en avait apparemment toujours une autre ; cette partie de la Sendarie était plissée comme une serviette chiffonnée — sire Loup s’arrêta et regarda autour de lui, fouillant des yeux les ténèbres opressantes.

— C’est là que nous quittons la route, annonça-t-il.

— Est-ce bien raisonnable ? demanda Durnik. Il y a des bois tout autour, et j’ai entendu dire qu’il pouvait s’y cacher des voleurs. Même s’il n’y en a pas, ne craignez-vous pas que nous nous égarions dans le noir ? ... Si seulement la lune voulait bien nous éclairer.

Il leva vers le ciel chargé de nuages son bon visage honnête, que l’on devinait troublé.

— Je ne crois pas que nous ayons grand-chose à redouter des voleurs, répondit sire Loup d’un ton confiant. Et j’aime autant que la lune ne brille pas. Je ne pense pas que l’on soit déjà à notre poursuite, mais il est aussi bien que personne ne nous voie passer. L’or murgo peut acheter bien des secrets.

Là-dessus, il les mena dans les champs qui bordaient la route.

Pour Garion, les labours étaient encore ce qu’il y avait de pire. S’il lui arrivait de temps en temps de trébucher sur la route, là, il butait à chaque pas dans les trous, sur les sillons et à chaque aspérité du sol. Lorsqu’ils arrivèrent à la lisière noire des bois, distante d’une bonne lieue, il s’en serait fallu d’un rien qu’il se mette à pleurer d’épuisement.

— Comment allons-nous faire pour retrouver notre chemin là-dedans ? s’interrogea-t-il en scrutant la nuit absolue des bois.

— Il y a un sentier forestier pas loin, de ce côté-là, répondit sire Loup, en tendant le doigt. Nous n’en sommes plus très loin.

Et il reprit son chemin, en bordure de la forêt obscure. Garion et les autres le suivirent tant bien que mal.

— Nous y voilà, dit-il enfin, en s’arrêtant pour leur permettre de le rattraper. Il va faire très sombre à l’intérieur, et la piste n’est pas large. Je vais passer le premier, et vous me suivrez.

— Je suis derrière toi, Garion, fit Durnik. N’aie pas peur. Tout ira bien.

Sauf qu’il y avait quelque chose dans la voix du forgeron qui laissait entendre que ses paroles étaient moins destinées à réconforter Garion qu’à le rassurer, lui.

On aurait dit qu’il faisait plus chaud dans les bois. Les arbres les protégeaient du vent furieux, mais il faisait tellement noir que Garion n’arrivait pas à comprendre comment sire Loup faisait pour s’y retrouver. Un soupçon terrifiant commença à se faire jour dans son esprit : et s’il ne savait pas vraiment où il allait, si ce n’était que du bluff, et s’il se contentait d’avancer au hasard, en comptant sur sa bonne étoile ?

— Qui va là ? fit tout d’un coup, venant d’un point situé juste devant eux, une voix qui tonna comme la foudre. Les yeux de Garion, maintenant légèrement habitués à l’obscurité de la forêt, distinguèrent vaguement les contours d’une créature tellement énorme qu’il ne pouvait s’agir d’un homme.

— Un géant ! s’écria-t-il, en proie à une panique soudaine.

Puis, comme il était à bout de forces et que trop de choses s’étaient accumulées sur lui, ce soir-là, ses nerfs le lâchèrent et il fila comme l’éclair dans les bois.

— Garion ! cria tante Pol. Reviens !

Mais la panique s’était emparée de lui. Il se mit à courir droit devant lui, trébuchant sur les racines et les buissons, se cognant aux arbres et se prenant les pieds dans les ronces en une fuite aveugle qui lui fit l’effet d’un cauchemar sans fin. Il rentra de plein fouet dans une branche basse, qu’il n’avait pas vue dans le noir, et des étincelles jaillirent devant ses yeux, accompagnant le choc inattendu sur son front. Il resta étalé par terre, sur le sol humide de la forêt, à hoqueter et à sangloter, en s’efforçant de s’éclaircir les idées.

Et puis des mains se posèrent sur lui, des mains horribles, invisibles. Un milliers d’images de terreur lui passèrent instantanément par la tête, et il se débattit frénétiquement, en essayant de dégainer sa dague.

— Oh non, fit une voix. Pas de ça, mon lapin. On lui prit sa dague.

— Vous allez me dévorer ? balbutia Garion, d’une voix brisée.

La créature qui l’avait fait prisonnier se mit à rire.

— Allez, debout, mon lapin, dit-elle.

Et Garion sentit qu’on le relevait fermement. Une poigne solide lui enserra le bras et le traîna à moitié dans le bois.

Quelque part devant eux, il y avait une lumière. Un feu tremblotant brûlait entre les arbres, et il lui sembla que c’était par-là qu’on l’entraînait. Il savait qu’il aurait dû réfléchir, chercher un moyen de s’échapper, mais son cerveau, paralysé par la peur et l’épuisement, lui refusait tout service.

Trois charrettes étaient rangées en un vague demi-cercle autour du feu. Durnik était là, ainsi que sire Loup et tante Pol, et avec eux un homme tellement immense que l’esprit de Garion refusa tout simplement d’accepter la possibilité qu’il soit réel. Ses jambes, grosses comme des troncs d’arbre, étaient entourées de fourrures attachées avec des lanières de cuir, et il portait une cotte de mailles qui lui arrivait aux genoux. A sa ceinture étaient accrochées d’un côté, une épée monumentale, et de l’autre, une hache d’arme. Il portait les cheveux tressés, et il avait une grande barbe rouge, hirsute.

Comme ils entraient dans le cercle éclairé, Garion put enfin distinguer celui qui l’avait capturé. C’était un petit bonhomme, à peine plus grand que Garion lui-même, et le trait dominant de sa physionomie était un long nez pointu. Il avait de petits yeux furtifs, et ses cheveux noirs, raides, étaient coupés en mèches irrégulières. Il n’avait pas vraiment une tête à inspirer confiance, et sa tunique rapiécée, couverte de taches, ainsi que la courte épée menaçante qu’il arborait au côté, ne faisaient rien pour rattraper l’impression produite par son visage.

— Voilà notre lapin, déclara le petit homme à tête de fouine en attirant Garion dans la lumière. Et il m’a donné du fil à retordre, je vous prie de le croire !

Tante Pol était furieuse après Garion.

— Ne fais plus jamais ça, lui dit-elle d’un ton rigoureux.

— Pas si vite, dame Pol, intervint sire Loup. Il vaut encore mieux qu’il prenne ses jambes à son cou que les armes. Tant qu’il ne sera pas adulte, ses jambes seront ses meilleures alliées.

— Nous avons été capturés par des voleurs ? s’informa Garion, d’une petite voix tremblante.

— Des voleurs ? s’exclama sire Loup en éclatant de rire. Quelle imagination délirante, mon garçon ! Ces deux hommes sont nos amis.

— Des amis ? répéta Garion, incrédule, en regardant d’un air soupçonneux le géant à la barbe rouge et l’homme à la tête de fouine assis de part et d’autre de lui. Vous en êtes sûrs ?

Le géant partit d’un grand rire. On aurait dit un tremblement de terre.

— Ce garçon a l’air bien méfiant, tonna-t-il. C’est ta figure qui a dû le mettre en garde, Silk, mon ami.

Le petit homme lança un regard torve à son monumental compagnon.

— Je vous présente Garion, reprit sire Loup, en indiquant le jeune garçon. Vous connaissez déjà dame Pol. (Il sembla insister de la voix sur le nom de tante Pol.) Et voici Durnik, un brave forgeron qui a absolument tenu à nous accompagner.

— Dame Pol ? releva le petit homme, en se mettant tout à coup à rire, sans raison apparente.

— Tel est mon nom, répondit tante Pol d’un ton sans réplique.

— Vous ne pouvez imaginer, gente dame, le plaisir que j’aurai à vous donner, fit le petit homme, avec une révérence ironique.

— Notre grand ami ici présent s’appelle Barak, poursuivit sire Loup. C’est un précieux allié en cas de problème. Comme tu peux voir, ce n’est pas un Sendarien ; c’est un Cheresque, du Val d’Alorie.

Garion n’avait jamais vu de Cheresque, mais les contes terrifiants de leurs prouesses au combat devenaient tout à coup crédibles en présence du monumental Barak.

— Et moi, intervint le petit homme, en plaçant une main sur sa poitrine, je m’appelle Silk, ce qui, dans mon pays, veut dire « soie », mais aussi « éminence grise ». Drôle de nom, je vous l’accorde, mais qui me convient parfaitement. Je viens de Boktor, en Drasnie, et je suis jongleur et acrobate.

— Doublé d’un voleur et d’un espion, gronda Barak, d’un ton bonhomme.

— Nul n’est parfait, admit Silk d’un ton mielleux, en grattant ses favoris broussailleux.

— Quant à moi, on m’appelle sire Loup, ici et en ce moment précis, reprit le vieil homme. Je tiens beaucoup à ce nom, d’autant qu’il m’a été donné par cet enfant.

— Sire Loup ? répéta Silk, avant de se remettre à rire de plus belle. Pour une trouvaille, c’est une trouvaille, cher ami.

— Je me réjouis que vous soyez aussi de cet avis, mon cher, dit platement sire Loup.

— Ce sera donc sire Loup, décréta Silk. Approchez-vous du feu, mes amis, réchauffez-vous, je vais vous apporter à manger.

Garion ne savait pas encore très bien quoi penser du couple si bizarrement assorti. Ils connaissaient de toute évidence tante Pol et sire Loup — et, tout aussi évidemment, sous d’autres noms. L’idée que tante Pol puisse ne pas être celle pour laquelle il l’avait toujours prise avait quelque chose d’extrêmement dérangeant. Ce qui avait constitué l’une des données fondamentales de toute son existence venait de disparaître en fumée.

La nourriture que Silk leur amena était frugale : un ragoût de navets dans lequel flottaient de gros morceaux de viande et des tranches de pain grossièrement taillées, mais Garion, surpris par l’ampleur de son propre appétit, engloutit le contenu de son assiette comme s’il n’avait pas mangé depuis des jours.

Puis, l’estomac plein et les pieds réchauffés par le feu de camp qui crépitait, il s’assit sur un tronc d’arbre abattu où il s’endormit à moitié.

— Et maintenant, Vieux Loup Solitaire ? entendit-il tante Pol demander. Quelle idée se cache derrière ces grosses charrettes ?

— Un plan génial, répondit sire Loup, même si c’est moi qui le dis. Il y a comme tu le sais, des charrettes dans tous les sens sur toutes les routes de Sendarie, à cette époque de l’année. On transporte les récoltes des champs aux fermes, des fermes aux villages et des villages aux villes. Rien ne passe plus inaperçu en Sendarie qu’une charrette. C’est quelque chose de tellement banal que c’en est presque invisible. C’est comme cela que nous allons voyager. Nous sommes maintenant d’honnêtes transporteurs.

— Des quoi ? releva tante Pol.

— Des voituriers, répéta sire Loup, avec emphase. De braves et courageux conducteurs de charrette, qui passent leur vie sur les routes de Sendarie à transporter des marchandises dans l’espoir de faire fortune et de rencontrer l’aventure. Des mordus du voyage, incurablement atteints par la passion de la route.

— As-tu la moindre idée de l’allure à laquelle on se traîne dans ce genre de véhicule ? demanda tante Pol.

— Six à dix lieues par jour, répondit-il. Ce n’est pas rapide, je te l’accorde, mais il vaut mieux avancer lentement qu’attirer l’attention.

Elle secoua la tête d’un air écœuré.

— Et quelle sera notre première étape ? s’informa Silk.

— Darine, annonça sire Loup. Si celui que nous poursuivons est parti vers le nord, il sera bien obligé de passer par Darine pour aller à Boktor puis au-delà.

— Et que transportons-nous au juste à Darine ? s’enquit tante Pol.

— Des navets, gente Dame, répondit Silk. Hier matin, mon ami et moi-même en avons acheté trois charrettes au village de Winold.

— Des navets ? fit tante Pol, d’un ton éloquent.

— Oui, gente Dame, des navets, répéta Silk, avec componction.

— Nous sommes prêts, alors ? demanda sire Loup.

— Fin prêts, répondit brièvement l’immense Barak, en se levant dans un grand cliquetis de cotte de mailles.

— Nous devrions nous mettre un peu dans la peau de nos personnages, insinua prudemment sire Loup en toisant Barak du haut en bas. Votre armure, cher ami, n’est pas précisément le genre de vêtement qu’adopterait un honnête charretier. Je crois que vous devriez la troquer contre de la bonne laine bien solide.

Le visage de Barak arbora une expression chagrinée.

— Je pourrais mettre une tunique par-dessus ? suggéra-t-il sans trop y croire.

— Tu fais autant de bruit que toute une batterie de cuisine, souligna Silk. Et la cotte de mailles répand toujours une odeur particulière. Sous le vent, tu sens comme une vieille grille rouillée, Barak.

— Je me sens tout nu, sans ma cotte de mailles, se lamenta Barak.

— Il faut savoir faire des sacrifices, de temps en temps, soupira Silk.

Barak se dirigea en ronchonnant vers l’un des chariots d’où il extirpa un tas de vêtements, et il entreprit d’ôter sa cotte de mailles. Sa tunique de lin arborait de grandes taches rouges de rouille.

— A ta place, je changerais aussi de chemise, déclara Silk. La tienne sent aussi mauvais que ta cotte de mailles.

Barak lui jeta un regard noir.

— C’est tout ? demanda-t-il. J’espère, pour l’amour de la décence, que tu n’as pas l’intention de me demander de me déshabiller entièrement.

Silk éclata de rire.

Barak enleva sa tunique. Il avait un torse énorme et couvert de vilains poils roux.

— On dirait une vieille carpette, laissa tomber Silk.

— Qu’est-ce que tu veux ? fit Barak. Les hivers sont rudes, à Cherek, et les poils me tiennent chaud.

Il enfila une tunique propre.

— Il fait tout aussi froid en Drasnie, reprit Silk. Tu es vraiment sûr que ta grand-mère n’a pas fauté avec un ours pendant un de ces longs hivers ?

— Un jour, ami Silk, votre grande bouche pourrait vous valoir de gros ennuis, gronda Barak, d’un ton qui ne présageait rien de bon.

— Ami Barak, j’ai passé la majeure partie de mon existence à avoir des ennuis, répondit Silk en riant.

— On se demande bien pourquoi, commenta ironiquement Barak.

— Il me semble que nous pourrions discuter de tout cela un peu plus tard, non ? railla sire Loup, sarcastique. Je voudrais bien que nous ayons levé le camp avant la fin de la semaine, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Mais bien sûr, cher ami, fit Silk en se levant d’un bond. Nous avons tout le temps de nous amuser, Barak et moi.

Trois paires de solides chevaux de trait étaient attachés non loin de là, et ils s’entraidèrent pour les atteler aux chariots.

— Je vais éteindre le feu, annonça Silk.

Il alla chercher deux seaux d’eau dans un petit ruisseau qui murmurait non loin de là. Le feu siffla quand l’eau tomba dessus, et de grands nuages de vapeur s’élevèrent jusqu’aux premières branches des arbres.

— Nous allons mener les chevaux par la bride jusqu’à la lisière du bois, déclara sire Loup. Je ne vois pas l’utilité de me curer les dents sur les branches basses.

Les chevaux semblaient presque impatients de partir, et ils avancèrent sans qu’il soit besoin de les y inciter le long d’une piste étroite qui traversait les bois plongés dans l’obscurité. Ils s’arrêtèrent à la limite des champs, et sire Loup jeta un coup d’œil circonspect alentour pour s’assurer que personne ne se trouvait dans les parages.

— Je ne vois rien, dit-il. Allons-y.

— Faisons la route ensemble, ami forgeron, proposa Barak à Durnik. La conversation avec un homme de bien est infiniment préférable à une nuit passée à supporter les insultes d’un Drasnien qui ne peut pas s’empêcher de faire le malin.

— Comme vous voudrez, l’ami, répondit poliment Durnik.

— J’ouvre la marche, décréta Silk. Je connais bien les petites routes et les chemins de cette région. Je vais me débrouiller pour que nous soyons sur la grand-route au-delà de Haut-Gralt avant l’aube. Barak et Durnik fermeront la colonne. Je les crois aptes à décourager tous ceux qui feraient mine de nous suivre.

— Très bien, répondit sire Loup.

Il s’installa sur le siège de la charrette du milieu et tendit la main pour aider tante Pol à monter.

Garion s’empressa de grimper derrière eux, un peu inquiet à l’idée que quelqu’un pourrait lui suggérer de monter avec Silk. Sire Loup avait beau dire que les deux individus qu’ils venaient de rencontrer étaient des amis ; la peur qu’ils lui avaient faite dans les bois était encore trop fraîche à sa mémoire pour qu’il se sente déjà tout à fait à l’aise avec eux.

Les sacs de navets sentaient le moisi et auraient aussi bien pu être rembourrés avec des noyaux de pêche, mais Garion ne mit pas longtemps à se faire un nid au milieu, en poussant et en tirant, et à s’arranger un dossier incliné juste comme il faut, derrière tante Pol et sire Loup. Il était abrité du vent, tante Pol était tout près, et il avait bien chaud sous sa cape. Au fond, il n’était pas mal, et, en dépit de l’excitation des événements de la nuit, il ne tarda pas à succomber à un demi-sommeil. Sa voix intérieure lui suggéra brièvement qu’il ne s’était peut-être pas conduit-au mieux dans les bois, mais elle cessa bientôt de se faire entendre, et Garion s’assoupit.

 

Il fut réveillé par un bruit différent. Le choc assourdi des sabots des chevaux sur la route de terre battue devint un claquement sonore : ils arrivaient sur les pavés des rues d’un petit village endormi dans les dernières heures de la froide nuit d’automne. Garion ouvrit les yeux et regarda, encore à moitié ensommeillé, les grandes maisons étroites et leurs petites fenêtres toutes noires.

Un chien eut un aboi, puis retourna se mettre au chaud, sous un escalier. Garion se demanda de quel village il pouvait s’agir et combien de gens dormaient sous ces toits pointus, couverts de tuiles, inconscients du passage de leurs trois chariots.

La route pavée était très étroite, et, en tendant la main, Garion aurait pu toucher les vieilles pierres usées par le temps des maisons devant lesquelles ils passaient.

Et puis ils se retrouvèrent sur la route, laissant derrière eux le village à jamais sans nom. Bercé par le bruit étouffé des sabots des chevaux, il replongea dans le sommeil.

— Et s’il n’est pas passé par Darine ? demanda tout bas tante Pol.

Garion se prit à penser subitement que dans toute cette panique, il ne savait pas encore ce qu’ils cherchaient au juste. Il se garda bien d’ouvrir les yeux et écouta de toutes ses oreilles.

— Ne commence pas avec les « si », répondit sire Loup, d’un ton excédé. Avec des « si », on mettrait la Sendarie en bouteille.

— Ce n’était qu’une question, reprit tante Pol.

— S’il n’est pas passé par Darine, nous prendrons au sud, vers Muros. Il a pu se joindre à une caravane pour emprunter la grand-route du Nord, en direction de Boktor.

— Et s’il n’est pas allé vers Muros ?

— Alors nous irons vers Camaar.

— Et une fois là-bas ?

— On verra bien en arrivant à Camaar.

Il dit cela sur un ton sans réplique, apparemment peu désireux de s’éterniser sur la question.

Tante Pol inspira profondément comme si elle allait fournir une réplique définitive, mais décida apparemment de n’en rien faire, et préféra s’appuyer sur le dossier du siège de la charrette.

Droit devant eux, à l’est, les premières lueurs de l’aube effleuraient les nuages alanguis sur l’horizon. De cette longue nuit fouaillée par les vents, il ne leur restait plus à parcourir que des lambeaux. Et c’est ainsi que commença leur quête de cette chose tellement importante que la vie entière de Garion devait en être bouleversée du jour au lendemain, et qu’il n’était même pas encore capable d’identifier.

Chapitre 7

Il leur fallut quatre jours pour arriver à Darine, sur la côte septentrionale. La première journée se passa plutôt bien : le ciel était chargé de nuages et le vent soufflait sans relâche, mais l’air était sec et les routes, bonnes. Ils passèrent devant des fermes tranquilles et de rares paysans qui travaillaient la terre, au milieu des champs déserts. Les hommes se relevaient alors, invariablement, pour les regarder passer. Certains leur faisaient des signes ; d’autres, non.

Et puis il y avait des villages, des agglomérations de grandes maisons nichées dans les vallées. Les enfants sortaient sur leur passage et couraient après les chariots en poussant des cris d’excitation. Les villageois s’interrompaient dans leurs tâches pour les regarder avec curiosité, jusqu’au moment où il était évident que les chariots ne s’arrêteraient pas. Ils retournaient alors à leurs affaires avec un reniflement dédaigneux.

Vers la fin de l’après-midi de ce premier jour, Silk les mena vers un bouquet d’arbres, en bordure de la route, et ils s’apprêtèrent à y passer la nuit. Ils mangèrent ce qui restait du jambon et du fromage que sire Loup avait subtilisés dans les réserves de Faldor, puis ils étalèrent leurs couvertures sur le sol auprès des charrettes. Le sol était dur et froid, mais le sentiment exaltant de participer à une grande aventure aida Garion à supporter ce petit inconvénient.

Seulement, le lendemain matin, il commença à pleuvoir. Ce qui n’était au début qu’un brouillard humide, un crachin poussé par le vent, dégénéra en une petite pluie régulière, obstinée, au fur et à mesure que la matinée avançait. Garion referma étroitement sa cape autour de lui et se recroquevilla misérablement entre les sacs mouillés, dont l’odeur de moisi était maintenant presque obsédante. L’aventure commençait à lui paraître beaucoup moins enthousiasmante.

La route devint boueuse et glissante, et il leur fallut multiplier les haltes pour faire reposer les chevaux, qui peinaient dans les collines. Le premier jour, ils avaient parcouru huit lieues ; ils étaient bien contents, les suivants, quand ils en faisaient cinq.

Cela n’améliora pas le caractère de tante Pol, qui devint carrément hargneuse.

— C’est de la démence, dit-elle à sire Loup, le troisième jour, vers midi.

— Tout est dément. C’est une question d’éclairage, répondit-il avec philosophie.

— Pourquoi avoir pris ces charrettes ? grogna-t-elle. C’est vraiment aberrant. Il y avait tant d’autres moyens plus rapides de se déplacer. En voiture, comme une famille aisée, par exemple, ou sur de bonnes montures, tels les messagers impériaux. Quelle que soit la solution choisie, nous serions déjà à Darine, maintenant.

— En laissant dans la mémoire de tous ces gens du peuple devant lesquels nous sommes passés un souvenir si net que même un Thull pourrait nous suivre à la trace, expliqua sire Loup d’un ton patient. Brill a depuis longtemps rapporté la nouvelle de notre départ à ses chefs. Tous les Murgos de Sendarie sont à notre recherche, à l’heure qu’il est.

— Pourquoi ne faut-il pas que les Murgos nous trouvent, sire Loup ? demanda Garion, qui avait hésité à intervenir dans la conversation mais n’avait pu résister à la tentation d’essayer de pénétrer le mystère de leur fuite.

« Ce ne sont pas de simples marchands, comme les Tolnedrains et les Drasniens ?

— Les Murgos ne s’intéressent pas réellement aux affaires, expliqua sire Loup. Les Nadraks sont des négociants, mais les Murgos sont des guerriers. Les Murgos se font passer pour des marchands pour la même raison que nous pour des charretiers : afin de pouvoir se déplacer sans se faire remarquer. Tu peux partir du principe que tous les Murgos sont des espions, tu ne seras pas très loin de la vérité.

— Tu n’as rien de mieux à faire que de poser toutes ces questions ? intervint tante Pol.

— Pas vraiment, répondit Garion.

Il n’aurait jamais dû dire ça, ainsi qu’il ne devait pas tarder à le vérifier.

— Parfait, reprit-elle. A l’arrière de la voiture de Barak, tu trouveras les assiettes sales du déjeuner de ce matin, et un seau. Tu prends le seau, tu cours au ruisseau qui coule là-bas, devant nous, tu retournes à la voiture de Barak et tu laves les assiettes.

— A l’eau froide ? protesta-t-il.

— Tout de suite, Garion, décréta-t-elle d’un ton sans réplique.

Il descendit sans empressement de la voiture qui avançait lentement.

A la fin de l’après-midi du quatrième jour, ils arrivèrent au sommet d’une haute colline d’où ils virent la ville de Darine dans la vallée, et la mer d’un gris de plomb, de l’autre côté. Garion retint son souffle. La ville lui parut gigantesque. Les murailles qui l’entouraient étaient hautes et épaisses, et il y avait plus de bâtiments dans les limites de ces murs qu’il n’en avait vu de toute sa vie. Mais c’était vers la mer que ses yeux étaient attirés. L’air était vif et avait un goût salé. De faibles traces de cette odeur lui parvenaient sur les ailes du vent depuis une lieue peut-être, mais — il inspira profondément — c’est la première fois de sa vie qu’il humait le parfum de la mer, et il était transporté.

— Ah, tout de même ! fit tante Pol.

Silk, qui avait arrêté la voiture de tête, revenait vers eux à pied. Il avait légèrement repoussé son capuchon en arrière, et la pluie lui ruisselait sur le nez, s’égouttant par la pointe.

— Nous nous arrêtons là, ou nous continuons jusqu’à la ville ? demanda-t-il.

— Nous allons en ville, répondit tante Pol. Je ne vais pas dormir sous une charrette quand il y a tant d’auberges à portée de la main.

— D’honnêtes charretiers chercheraient une auberge, acquiesça sire Loup. Et une taverne chauffée.

— Ça, ça m’aurait étonné, commenta tante Pol.

— Il faut bien se mettre dans la peau du personnage, se justifia sire Loup en haussant les épaules.

Ils descendirent la colline, les sabots des chevaux dérapant sur la route glissante comme ils bandaient leurs forces pour retenir les lourdes voitures.

Lorsqu’ils arrivèrent à la porte de la ville, deux plantons en tuniques malpropres et coiffés de casques tachés de rouille surgirent de la guérite qui se trouvait juste derrière le portail.

— Que venez-vous faire à Darine ? demanda l’un d’eux à l’adresse de Silk.

— Je suis Ambar de Kotu, mentit Silk, avec affabilité. Un pauvre marchand drasnien qui espère faire des affaires dans votre magnifique cité.

— Magnifique ? répéta le second garde, avec un reniflement éloquent.

— Que transportez-vous dans vos charrettes, marchand ? reprit l’autre.

— Des navets, répondit Silk, d’un ton dédaigneux. Ma famille a été dans les épices pendant des générations, et voilà que j’en suis réduit à colporter des navets. La vie est ingrate, n’est-ce pas, mon bon ami ? conclut-il avec un soupir à fendre l’âme.

— Il va falloir que nous inspections vos charrettes, répliqua la sentinelle. Ça va prendre quelque temps, j’en ai peur.

— Et tout ça sous l’eau, fit Silk en louchant sur les gouttes qui lui dégoulinaient au bout du nez. Il serait tellement plus agréable de s’humidifier les intérieurs dans une taverne sympathique.

— C’est difficile quand on n’a pas beaucoup d’argent, insinua le garde, coopératif.

— Vous m’obligeriez en acceptant un modeste gage d’amitié, pour vous remercier du soin que vous apporterez à votre mission d’hydratation, proposa Silk.

— Vous êtes bien aimable, répondit l’homme de guet avec une petite inclination du buste.

Quelques pièces changèrent de mains, et les charrettes entrèrent dans la ville sans autres formalités.

Du haut de la colline, Darine paraissait absolument splendide, mais Garion commença à déchanter lorsqu’ils s’engagèrent, accompagnés par le claquement des sabots, sur les pavés humides. Les bâtiments se ressemblaient tous, dans une sorte de prétention guindée, et les rues étaient sales et jonchées de détritus. L’odeur salée de la mer charriait des relents putrides de poisson crevé, et les gens qui se précipitaient sous la pluie avaient l’air sinistre et rien moins qu’amical. L’enthousiasme premier de Garion ne devait pas tarder à décroître.

— Pourquoi tous ces gens ont-ils l’air si triste ? demanda-t-il à sire Loup.

— Ils ont un Dieu sévère et exigeant, répondit le vieil homme.

— Quel Dieu ?

— L’argent, expliqua sire Loup. L’argent est un Dieu plus impitoyable que Torak lui-même.

— Ne lui farcis pas la tête de bêtises, intervint tante Pol. Ces gens ne sont pas vraiment malheureux, Garion. Ils sont juste pressés. Ils ont des affaires importantes à régler et ils ont peur d’être en retard, c’est tout.

— Je ne crois pas que j’aimerais vivre ici, commenta Garion. Ça m’a l’air d’un endroit sinistre et pas sympathique. Il y a des moments où je voudrais bien qu’on soit encore à la ferme de Faldor, ajouta-t-il avec un grand soupir.

— Ça, il y a des endroits plus désagréables que la ferme de Faldor, acquiesça sire Loup.

L’auberge que retint Silk se trouvait près des docks, et l’odeur de la mer et la puanteur des détritus issus de la rencontre entre la terre et l’eau y paraissaient encore plus fortes. Mais l’auberge était un solide bâtiment jouxté par des écuries et des remises pour les voitures des voyageurs. Comme dans la plupart des auberges, le rez-de-chaussée était occupé par les cuisines et une vaste salle commune, avec ses rangées de tables et ses gigantesques cheminées, tandis que les étages supérieurs étaient réservés aux chambres.

— C’est un endroit convenable, annonça Silk en revenant près des voitures, après s’être entretenu pendant un moment avec l’aubergiste. Les cuisines ont l’air propres, et j’ai inspecté les chambres. Il n’y a apparemment pas de bêtes.

— Je vais m’en assurer moi-même, décréta tante Pol en descendant de voiture.

— Comme vous voudrez, gente dame, reprit Silk avec une révérence courtoise.

L’inspection de tante Pol prit beaucoup plus de temps que celle de Silk, et il faisait presque nuit lorsqu’elle revint dans la cour.

— Ça peut aller, déclara-t-elle dans un reniflement, mais c’est tout juste.

— Ce n’est pas comme si nous devions nous installer là pour l’hiver, Pol, fit sire Loup. Nous n’y resterons que quelques jours, tout au plus.

— J’ai demandé qu’on nous fasse porter de l’eau chaude, annonça-t-elle, ignorant son intervention. Je vais monter avec le petit et lui faire prendre son bain pendant que tu t’occuperas des voitures et des chevaux avec les autres. Allez, Garion, viens.

Elle tourna les talons et rentra dans l’auberge.

Garion aurait donné n’importe quoi pour qu’ils cessent de l’appeler « le petit ». Après tout, se disait-il, il avait un nom, et il n’était pas si difficile de se le rappeler. Il avait la pénible conviction que, même s’il lui arrivait un jour d’avoir une grande barbe grise, ils continueraient à l’appeler « le petit ».

Après s’être occupés des chevaux et des charrettes, ils prirent tous un bain et redescendirent dans la salle commune pour dîner. La nourriture n’arrivait certes pas à la qualité de celle de tante Pol mais les changeait agréablement des navets. Garion se dit qu’il ne pourrait plus voir un navet, fût-ce en peinture, de toute sa vie.

Lorsqu’ils eurent fini de manger, les hommes s’attardèrent à table avec leurs chopes de bière, et la désapprobation s’inscrivit sur le visage de tante Pol.

— Nous allons nous coucher, maintenant, Garion et moi, déclara-t-elle. Essayez de ne pas rouler dans l’escalier quand vous serez enfin décidés à en faire autant.

Cette réplique arracha de grands éclats de rire à sire Loup, Barak et Silk, mais il sembla à Garion que Durnik avait l’air un peu penaud.

Sire Loup et Silk quittèrent l’auberge très tôt, le lendemain matin, et on les revit pas de la journée. Garion avait adopté une position stratégique dans l’espoir qu’en l’apercevant ils lui demanderaient de venir avec eux, mais en vain ; aussi, lorsque Durnik descendit pour aller s’occuper des chevaux, l’accompagna-t-il à l’écurie.

— Dis, Durnik, commença-t-il lorsqu’ils eurent donné à boire et à manger aux chevaux, tandis que le forgeron examinait leurs sabots à la recherche d’entailles ou de blessures causées par les pierres de la route, tu ne trouves pas tout ça un peu bizarre, toi ?

Durnik reposa doucement la jambe du cheval qui se laissait faire patiemment.

— Tout ça quoi, Garion ? demanda-t-il, son bon visage imperturbable.

— Tout, répondit Garion, plutôt vaguement. Ce voyage, Barak et Silk, sire Loup, tante Pol... tout, quoi. Il y a des moments, quand ils croient que je ne peux pas les entendre, où ils se mettent à parler. Tout ça a l’air terriblement important, mais je n’arrive pas à comprendre si on s’enfuit ou si on cherche quelque chose.

— Je ne comprends pas très bien moi non plus, Garion, admit Durnik. Bien des choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. Pas du tout, même.

— Tu ne trouves pas que tante Pol n’est plus pareille ? Je veux dire, ils la traitent tous comme si c’était une noble dame, ou quelque chose comme ça, et elle se comporte différemment, aussi, depuis que nous avons quitté la ferme de Faldor.

— Ta tante Pol est une grande dame, répliqua Durnik. Je l’ai toujours su.

Sa voix recelait la nuance de respect qu’il y avait toujours mise quand il parlait d’elle, et Garion se dit qu’il était inutile d’essayer de faire comprendre à Durnik ce qu’il pouvait y avoir de changé en elle.

— Et sire Loup, reprit Garion, tentant une autre approche, j’ai toujours cru que ce n’était qu’un vieux conteur.

— On dirait bien que ce n’est pas un vagabond ordinaire, acquiesça Durnik. Tu sais, Garion, je crois que nous sommes tombés sur des gens importants, et qui ont des affaires sérieuses à régler. Il est sûrement préférable pour les gens simples comme toi et moi de ne pas poser trop de questions, mais de garder les yeux et les oreilles grands ouverts.

— Tu retourneras à la ferme de Faldor quand tout ça sera fini ? s’enquit prudemment Garion.

Durnik réfléchit un moment en regardant tomber la pluie dans la cour de l’auberge.

— Non, confia-t-il enfin, d’une voix douce. Je suivrai dame Pol aussi longtemps qu’elle me le permettra.

Impulsivement, Garion tendit la main et tapota l’épaule du forgeron.

— Tout ira bien, Durnik.

— Espérons-le, soupira celui-ci, avant de ramener son attention sur les chevaux.

— Dis, Durnik, demanda Garion, tu as connu mes parents ?

— Non. La première fois que je t’ai vu, tu étais tout bébé, et dame Pol te tenait dans ses bras.

— Comment elle était, à ce moment-là ?

— Elle avait l’air très en colère. Je crois que je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi en colère. Elle a parlé un moment avec Faldor, et elle s’est mise aux fourneaux. Tu sais comment est Faldor ; il n’a jamais pu éconduire personne de sa vie. Au début, c’était juste une aide, mais ça n’a pas duré. Notre vieille cuisinière obèse était tout le temps fatiguée, et elle a fini par partir vivre chez sa fille cadette. A partir de là, c’est dame Pol qui a fait marcher les cuisines.

— Elle devait être beaucoup plus jeune, à l’époque, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Durnik, d’un ton pensif. Dame Pol n’a jamais changé. Elle est exactement comme le premier jour où je l’ai vue.

— Je suis sûr que c’est juste une impression. Tout le monde vieillit.

— Pas dame Pol.

Quand sire Loup et son ami à la tête de fouine réapparurent ce soir-là, ils avaient l’air sombre.

— Rien, annonça brièvement sire Loup en grattouillant sa barbe neigeuse.

— J’aurais pu te le dire d’avance, laissa tomber tante Pol avec un reniflement.

Sire Loup lui jeta un regard courroucé et haussa les épaules.

— Il fallait nous en assurer, reprit-il.

Barak, le géant à la barbe rouge, leva les yeux de la cotte de mailles qu’il était en train d’astiquer.

— Aucune trace ? demanda-t-il.

— Pas la moindre, répondit sire Loup. Il n’est pas venu par ici.

— Par où est-il passé, alors ? s’étonna Barak en repoussant sa cotte de mailles.

— Par Muros, déclara sire Loup.

— La pluie donne l’impression de vouloir s’arrêter, annonça Barak en se levant et en allant vers la fenêtre Mais les routes vont être impraticables.

— De toute façon, nous ne serons pas prêts demain, intervint Silk en s’affalant sur un tabouret près de la porte. Il faut que je vende les navets. Nous ne pouvons pas repartir de Darine avec ; ça risquerait de paraître curieux, et nous ne tenons pas précisément à laisser ce genre de souvenirs à des individus qui auront peut-être l’occasion de discuter avec des Murgos en goguette.

— Je suppose que vous avez raison, admit sire Loup. L’idée de perdre du temps me fait horreur, mais je ne vois pas comment nous pourrions faire autrement.

— Les routes seront meilleures après avoir séché une journée, souligna Silk. Et nous irons plus vite quand les charrettes seront vides.

— Tu penses arriver à les vendre, ami Silk ? s’informa Durnik.

— Je suis drasnien, répliqua Silk, avec assurance. Je serais capable de vendre n’importe quoi. Il se pourrait même que je parvienne à nous assurer un joli bénéfice.

— Ne vous en faites pas pour ça, dit sire Loup. Les navets ont rempli leur office. Tout ce qu’il faut, maintenant, c’est nous en débarrasser.

— C’est une question de principe, reprit Silk, avec désinvolture. D’ailleurs, si je n’essayais pas de marchander, on s’en souviendrait aussi. Ne vous faites pas de souci. La négociation ne prendra pas longtemps et ne nous retardera pas.

— Je pourrais venir avec toi, Silk ? demanda Garion, plein d’espoir. Je n’ai rien vu de Darine, en dehors de cette auberge.

Silk jeta un coup d’œil interrogatif à tante Pol, qui réfléchit un moment.

— Je n’y vois pas d’inconvénient, déclara-t-elle enfin. Et comme ça, j’aurai le temps de faire autre chose.

Silk et Garion sortirent donc ensemble, le lendemain matin, après le petit déjeuner. Le premier semblait d’une humeur extraordinaire, et son long nez pointu donnait l’impression de frétiller ; quant au second, il croulait sous un sac de navets.

— Tout le problème, lui exposa Silk, comme ils avançaient dans les rues pavées, jonchées de détritus, est de ne pas donner l’impression d’être pressé de vendre — et de connaître le niveau du marché, évidemment.

— Ça paraît raisonnable, répondit poliment Garion.

— Je me suis un peu renseigné, hier, poursuivit Silk. En Drasnie, sur les docs de Kotu, les navets se vendent un lien d’argent drasnien les cent livres.

— Un quoi ? releva Garion.

— Un lien, répéta Silk. C’est une pièce drasnienne qui a à peu près le même cours que l’impériale d’argent ; pas tout à fait, mais presque. Le marchand essaiera de nous acheter nos navets pour le quart de ce prix, mais il ira jusqu’à la moitié.

— Comment le sais-tu ?

— C’est comme ça que ça se passe.

— Combien de navets avons-nous ? demanda Garion en contournant un tas d’ordures abandonné au beau milieu de la rue.

— Trois mille livres, répondit Silk.

— Ça ferait...

Le visage de Garion se crispa sous l’effort qu’il fit pour effectuer la complexe opération de calcul mental.

— Quinze impériales, reprit Silk. Ou trois couronnes d’or.

— D’or ? s’étonna Garion.

Les pièces d’or étaient tellement rares dans les échanges à la campagne que le mot semblait receler des implications presque magiques.

— C’est beaucoup plus pratique, et ça vaut mieux, répondit Silk en hochant la tête. L’argent finit par peser lourd, à la longue.

— Et combien les navets nous ont-ils coûté ?

— Cinq impériales.

— Le paysan a touché cinq impériales, ils vont nous en rapporter quinze, et le marchand en encaissera trente ? fit Garion, incrédule. Ce n’est pas très juste, non ?

— C’est ainsi que va le monde, soupira Silk en haussant les épaules. Tiens, voilà la maison du marchand.

Il lui montra du doigt un bâtiment imposant auquel menait un escalier monumental.

— Tu vas voir, quand nous entrerons, il fera semblant d’être débordé, comme si nous ne l’intéressions pas du tout. Et plus tard, quand nous aurons commencé à marchander, il remarquera ta présence et, te prenant pour un membre de ma famille — un fils, un neveu, peut-être, il dira que tu es un beau garçon.

— Moi ?

— Oui. Il me fera des compliments sur toi dans l’espoir d’entrer dans mes bonnes grâces.

— Quelle drôle d’idée.

— Je vais lui raconter des tas de choses, poursuivit Silk, sur un débit accéléré. (Ses yeux semblaient étinceler, et son nez se tortillait véritablement en tous sens, maintenant.) Ne fais pas attention à ce que je raconte, et surtout ne laisse pas apparaître ta surprise. Il nous observera très attentivement.

— Tu vas mentir ? s’exclama Garion, choqué.

— C’est normal. Et le marchand aussi. C’est celui de nous deux qui mentira le mieux qui l’emportera sur l’autre.

— Tout ça paraît très compliqué.

— C’est un jeu, répondit Silk, sa tête de fouine se fendant d’un sourire. Un jeu très excitant, auquel on joue d’un bout du monde à l’autre. Les bons joueurs s’enrichissent aux dépens des mauvais.

— Tu es un bon joueur ? s’enquit Garion.

— L’un des meilleurs, reconnut modestement Silk. Allez, on y va.

Ils montèrent l’escalier qui menait à la maison du marchand.

Le négociant était assis devant une table toute simple. Il portait une robe droite, vert clair, doublée de fourrure, et une calotte ajustée. Il se comporta pratiquement comme Silk l’avait prévu : il s’absorba dans une pile de parchemins en fronçant les sourcils d’un air soucieux pendant que Silk et Garion attendaient qu’il daigne leur prêter attention.

— Très bien, déclara-t-il enfin. Vous vouliez me voir ?

— Nous avons des navets à vendre, annonça Silk, d’un ton quelque peu réprobateur.

— Mon pauvre ami, fit le commerçant en tirant une tête de six pieds de long. Ce n’est vraiment pas de chance : les quais de Kotu débordent de navets en ce moment. Je ne serais même pas assuré de récupérer ma mise de fond si je vous les prenais, à quelque prix que ce soit.

Silk eut un haussement d’épaules.

— Dans ce cas, peut-être les Cheresques ou les Algarois seront-ils intéressés. Il est possible que leurs marchés ne soient pas aussi bien approvisionnés que les vôtres. Viens, petit, dit-il à Garion, en tournant les talons.

— Un instant, mon ami, reprit le marchand. Je déduis de votre accent que nous sommes compatriotes. Je pourrais peut-être faire une exception pour vous et considérer vos navets.

— Je ne voudrais pas vous faire perdre votre précieux temps, répondit Silk. Si vous n’êtes pas intéressé par les navets, à quoi bon vous ennuyer davantage ?

— Il se pourrait malgré tout que je trouve un acheteur quelque part, protesta le marchand. Si la marchandise est de bonne qualité.

Il prit le sac des mains de Garion et l’ouvrit.

Garion écoutait avec fascination Silk et le marchand faire assaut d’amabilités, chacun s’efforçant de surpasser l’autre.

— Quel magnifique garçon vous avez là, déclara tout d’un coup le marchand, comme s’il remarquait seulement la présence de Garion.

— Un orphelin qui m’a été confié, confia Silk. Je m’efforce de lui inculquer les rudiments du métier, mais il ne comprend pas vite.

— Ah-ah, fit le marchand, un peu déçu, apparemment.

Puis Silk esquissa un geste curieux avec les doigts de sa main droite.

Le marchand écarquilla légèrement les yeux, puis il se mit à faire des signes à son tour.

A partir de ce moment-là, Garion ne comprit plus rien à ce qui se passait devant lui. Les mains de Silk et du marchand décrivaient des mouvements compliqués dans l’air, voltigeant tellement vite à certains à instants que l’œil avait du mal à les suivre. Le marchand ne quittait pas des yeux les longs doigts effilés de Silk qui donnaient l’impression de danser, et des gouttes de sueur commencèrent à perler sur son visage tendu par la concentration.

— Marché conclu, alors ? demanda enfin Silk, rompant le long silence qui s’était établi dans la pièce.

— C’est d’accord, convint le marchand, d’un ton quelque peu lugubre.

— C’est toujours un plaisir de faire des affaires avec un honnête homme, déclara Silk.

— J’ai beaucoup appris, aujourd’hui, admit le négociant. J’espère que vous n’avez pas l’intention de rester longtemps dans ce secteur d’activités, l’ami. Car dans ce cas, je ferais aussi bien de vous donner tout de suite les clés de mon coffre fort et de mes entrepôts ; j’éviterais ainsi les affres dans lequelles vos visites me plongeraient chaque fois.

— Vous m’avez opposé une valeureuse résistance, ami marchand, répondit Silk en riant.

— C’est ce que j’ai cru au départ, répondit le commerçant en secouant la tête, mais je ne suis pas de taille à lutter avec vous. Livrez vos navets à mes entrepôts sur le quai de Bedik, demain matin. Mon contremaître vous réglera.

Il traça quelques lignes avec une plume d’oie sur un morceau de parchemin que Silk empocha en s’inclinant.

— Viens, mon garçon, dit-il à Garion, et ils quittèrent la pièce.

— Comment ça s’est passé ? demanda Garion quand ils se retrouvèrent dans la rue où le vent soufflait en rafales.

— J’en ai obtenu le prix que je voulais, annonça Silk, d’un petit ton suffisant.

— Mais tu n’as rien dit, objecta Garion.

— Nous avons beaucoup discuté, au contraire. Tu ne nous as pas regardés ?

— Tout ce que j’ai vu, c’est que vous faisiez remuer vos doigts devant vous, tous les deux.

— Eh bien, c’est ainsi que nous nous sommes exprimés, expliqua Silk. C’est la langue secrète, un langage particulier que ceux de mon peuple ont mis au point il y a des milliers d’années, qui offre le double avantage d’être beaucoup plus rapide que la langue parlée, et de permettre de communiquer en présence d’étrangers sans risquer d’être entendus. Un initié peut mener toute une négociation en parlant de la pluie et du beau temps, s’il le souhaite.

— Tu me montreras ? demanda Garion, fasciné.

— C’est très long à apprendre, l’avertit Silk.

— Mais le voyage jusqu’à Muros va durer un certain temps, non ? insinua Garion.

— Si tu y tiens, répondit Silk en haussant les épaules. Ce ne sera pas facile, mais après tout, ça fera passer le temps.

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? On rentre à l’auberge ? reprit Garion.

— Pas tout de suite. Nous allons avoir besoin de fret pour justifier notre arrivée à Muros.

— Je pensais qu’on repartait à vide.

— Oui, en effet.

— Mais tu viens de dire...

— Nous allons voir un marchand que je connais, expliqua Silk. Il achète des produits de la terre dans toute la Sendarie, il les fait stocker dans les fermes jusqu’à ce que les cours soient favorables en Arendie et en Tolnedrie, et puis il s’arrange pour les faire livrer à Muros ou Camaar.

— Ça paraît très compliqué, avoua Garion, d’un air dubitatif.

— Pas vraiment, le rassura Silk. Allez, viens, petit, tu vas voir.

Le marchand, un Tolnedrain à l’air condescendant, portait une robe bleue qui flottait autour de lui. Lorsque Silk et Garion entrèrent chez lui, il était en grande conversation avec un Murgo aux yeux noirs, pénétrants, dans un visage rébarbatif, couturé de profondes cicatrices comme tous ceux de sa race qu’il avait été donné à Garion de voir.

En voyant le Murgo, Silk effleura l’épaule de Garion en signe d’avertissement, puis il fit un pas en avant.

— Pardonnez mon intrusion, noble marchand, commença-t-il d’un ton patelin. Je ne savais pas que vous étiez occupé. Nous attendrons dehors, mon aide et moi, que vous ayez un peu de temps à nous consacrer.

— Nous en aurons pour presque toute la journée, mon ami et moi, rétorqua le Tolnedrain. C’est important ?

— Je me demandais simplement si vous auriez des marchandises à nous faire transporter, expliqua Silk.

— Non, répondit sèchement le Tolnedrain. Rien du tout.

Il se retournait vers le Murgo quand il s’interrompit dans son mouvement et regarda attentivement Silk.

— Ne seriez-vous pas Ambar de Kotu ? demanda-t-il. Je pensais que vous étiez dans le commerce des épices ?

Garion reconnut le nom que Silk avait donné aux sentinelles en faction aux portes de la ville. Le petit homme l’avait donc déjà utilisé auparavant.

— Hélas, soupira Silk. Ma dernière entreprise gît au fond des mers, au large de la pointe d’Arendie : deux navires pleins à ras bord qui faisaient route vers Tol Honeth. Il a fallu qu’une tempête soudaine me condamne à l’indigence.

— Tragique mésaventure s’il en fut, mon brave Ambar, reprit le négociant tolnedrain, non sans suffisance.

— J’en suis maintenant réduit à faire du transport de marchandises, continua Silk, d’un ton morose. Trois charrettes bringuebalantes, voilà tout ce qui reste de l’empire d’Ambar de Kotu.

— Il nous arrive à tous d’essuyer des revers de fortune, commenta le Tolnedrain avec philosophie.

— Voici donc le célèbre Ambar de Kotu, intervint doucement le Murgo, d’une voix qui charriait des accents rocailleux, en toisant Silk des pieds à la tête de ses yeux noirs protubérants. J’ai été bien inspiré de sortir aujourd’hui. Je suis très honoré de rencontrer un homme aussi illustre.

— Vous êtes trop aimable, noble seigneur, répondit Silk en s’inclinant courtoisement.

— Je m’appelle Asharak et je viens de Rak Goska, reprit le Murgo, en guise de présentation, avant de se tourner vers le Tolnedrain. Nous reprendrons notre conversation dans un instant, Mingan. Grand sera notre privilège d’avoir contribué à aider un si valeureux négociant à se refaire.

— Vous êtes trop aimable, noble Asharak, répéta Silk avec une nouvelle courbette.

L’esprit de Garion hurlait toutes sortes de cris d’alarme, mais l’œil acéré du Murgo l’empêchait de faire le moindre geste à l’adresse de Silk. Il resta impassible et conserva un œil morne alors que ses pensées se bousculaient sous son crâne.

— Je serais heureux de vous aider, mon ami, déclara Mingan, mais je n’ai aucune marchandise à Darine en ce moment.

— J’ai déjà du fret de Darine à Medalia, précisa très vite Silk. Trois charretées de fer cheresque. Et j’ai aussi un contrat pour transporter des fourrures de Muros à Camaar. C’est pour les cinquante lieues entre Medalia et Muros que je suis ennuyé. Les chariots qui voyagent à vide ne rapportent rien.

— Medalia... fit Mingan en fronçant les sourcils. Attendez un peu que je regarde mes registres. Il me semble que j’ai quelque chose là-bas.

Il quitta la pièce.

— Vos exploits sont devenus légendaires dans les royaumes de l’est, Ambar, reprit Asharak de Rak Goska, avec une pointe d’admiration dans la voix. La dernière fois que je suis passé à Cthol Murgos, votre tête était mise à prix. Un joli prix, ma foi.

— Un petit malentendu, Asharak, répondit Silk en éclatant d’un rire joyeux. Je procédais simplement à une enquête approfondie sur les activités des agents secrets tolnedrains dans votre royaume. J’ai pris des risques que je n’aurais peut-être pas dû prendre, et les Tolnedrains ont découvert la nature de mes activités. Les accusations que l’on a portées contre moi étaient rigoureusement infondées.

— Comment avez-vous réussi à vous échapper ? s’étonna Asharak. Les milices du roi Taur Urgas ont retourné toutes les pierres du royaume dans l’espoir de vous retrouver.

— J’ai eu la chance de rencontrer une dame Thulle de haut parage, répondit Silk, et de réussir à la convaincre de me faire passer la frontière de Mishrak ac Thull.

— Ah, ah, fit Asharak, avec un petit sourire. Il est notoire que les Thulles sont assez faciles à circonvenir.

— A circonvenir, peut-être, convint Silk. Mais pas à assouvir. Elles sont exigeantes, et s’attendent à recevoir intégralement la rétribution de toutes leurs faveurs. J’ai eu plus de mal à lui échapper qu’à sortir de Cthol Murgos !

— Rendez-vous toujours ce genre de service à votre gouvernement ? demanda Asharak, d’un air détaché.

— Ils ne daignent même plus m’adresser la parole, répondit Silk, d’un ton lugubre. Ambar, le marchand d’épices, leur était utile, mais Ambar le pauvre voiturier, c’est une autre paire de manches.

— Evidemment, commenta Asharak.

Ceci dit d’un ton qui indiquait clairement qu’il n’en croyait pas un mot. Il jeta un bref coup d’œil apparemment dénué d’intérêt à Garion, qui eut un choc : il eut l’impression étrange de l’avoir déjà vu. Sans savoir exactement pourquoi, il fut instantanément certain qu’Asharak de Rak Goska le connaissait depuis le jour de sa naissance. Il y avait quelque chose de familier dans ce regard, une familiarité issue de la douzaine de fois — sinon davantage — où leurs regards s’étaient croisés pendant que Garion grandissait, chaque fois qu’Asharak, perpétuellement emmitouflé dans une cape noire et monté sur un cheval noir, s’arrêtait pour le regarder avant de repartir. Garion lui rendit son regard avec toutes les apparences de l’indifférence, et c’est à peine si l’ébauche d’un sourire effleura le visage balafré d’Asharak.

Puis Mingan regagna la pièce.

— J’ai des jambons dans une ferme près de Medalia, déclara-t-il. Quand pensez-vous arriver à Muros ?

— D’ici quinze jours ou trois semaines, répondit Silk. Mingan hocha la tête.

— Je vais vous faire une lettre de voiture pour emmener mes jambons à Muros, proposa-t-il. Sept couronnes d’argent par voiture.

— Des couronnes tolnedraines ou sendariennes ? demanda tout de suite Silk.

— Nous sommes en Sendarie, noble Ambar.

— Nous sommes citoyens du monde, noble marchand, repartit Silk. Nous concluons toutes nos transactions en devises tolnedraines.

— Vous êtes toujours aussi redoutable, digne Ambar, dit le marchand, avec un soupir à fendre l’âme. Entendu, nous disons donc sept couronnes tolnedraines — mais c’est bien parce que nous sommes de vieux amis et que votre infortune me brise le cœur.

— Nous nous reverrons peut-être un jour, Ambar, reprit Asharak.

— Peut-être, répondit Silk, en poussant Garion hors de la pièce.

— Le requin ! marmonna Silk lorsqu’ils se retrouvèrent dans la rue. Il aurait dû m’en donner dix, et pas sept.

— Et le Murgo ? s’informa Garion.

Il éprouvait toujours la même répugnance à en dire trop long sur le lien étrange, inexprimé, qui s’était établi entre lui et la silhouette sur laquelle, maintenant, au moins, il pouvait mettre un nom.

Silk haussa les épaules.

— Il se doute bien que je mijote quelque chose, mais il ne sait pas exactement quoi — de même que j’imagine qu’il a quelque chose derrière la tête. Je fais constamment des rencontres de ce style. Mais il ne nous viendrait jamais à l’idée de nous immiscer dans les affaires les uns des autres, à moins que nous ne défendions des intérêts conflictuels. Nous sommes des professionnels, Asharak et moi.

— Tu es vraiment un drôle de personnage, Silk, déclara Garion.

Silk lui dédia un clin d’œil appuyé.

— Pourquoi n’étais-tu pas d’accord avec Mingan, au sujet des pièces ? demanda Garion.

— Les pièces tolnedraines sont d’un peu meilleur aloi, lui expliqua Silk. Elles ont davantage de valeur.

— Je vois, répondit Garion.

Le lendemain matin, ils reprirent leurs charrettes et déchargèrent leurs navets à l’entrepôt du marchand drasnien. Puis, les oreilles cassées par le vacarme de leurs voitures maintenant vides, ils quittèrent Darine et prirent la route du Sud.

Il ne pleuvait plus, mais le ciel était couvert, ce matin-là, de nuages menaçants. Lorsqu’ils furent arrivés au sommet de la colline qui dominait la ville, Silk se tourna vers Garion, qui avait pris place sur le siège, à côté de lui.

— Très bien, commença-t-il. Allons-y.

Il agita les doigts devant le visage de Garion.

— Ceci, ça veut dire « bonjour ».

Chapitre 8

Le lendemain, le vent était tombé et l’on revit briller le pâle soleil d’automne. La route qu’ils suivaient vers le sud longeait la Darine, une rivière turbulente qui dévalait les montagnes et plongeait vers le golfe de Cherek. Le pays était vallonné et couvert de forêts, mais comme les voitures étaient vides, les chevaux avançaient à vive allure.

Garion n’avait guère le loisir de s’intéresser au paysage de la vallée de la Darine. Son attention était presque entièrement consacrée aux doigts agiles de Silk qui voltigeaient devant lui.

— Pas la peine de crier, conseilla Silk, comme Garion répétait un exercice.

— De crier ? répéta Garion, surpris.

— N’exagère pas tes gestes. Il faut qu’ils restent discrets. L’idée générale est tout de même de passer inaperçu.

— Je m’entraînais seulement, répondit Garion.

— Mieux vaut se débarrasser tout de suite de ses mauvaises habitudes avant qu’elles ne s’installent. Et tâche de ne pas bafouiller.

— Je bafouille, hein ?

— Forme bien tes phrases. Il faut toujours finir la précédente avant d’en commencer une autre. N’essaye pas d’aller trop vite. Ça viendra avec la pratique.

Le troisième jour, ils s’exprimaient à moitié par mots, à moitié par gestes, et Garion commençait à être assez fier de lui. Le soir, ils quittèrent la route pour s’engager dans un bois de grands cèdres, et formèrent le demi-cercle habituel avec les chariots.

— Comment ça marche ? Il fait des progrès ? demanda sire Loup en mettant pied à terre.

— Ça avance, répondit Silk. Je pense que le gamin apprendra plus vite quand il aura surmonté sa tendance à parler bébé.

Garion fut anéanti.

Barak, qui mettait également pied à terre, se mit à rire.

— Je me suis souvent dit que la langue secrète devait être bien utile à connaître, dit-il, mais des doigts faits pour tenir une épée ne seront jamais assez agiles pour ça.

Il tendit son énorme main et secoua la tête. Durnik leva le visage et huma l’air.

— Il va faire froid, cette nuit, fit-il. Il y aura du givre avant le matin.

Barak renifla à son tour et hocha la tête.

— Tu as raison, Durnik, gronda-t-il. Nous allons faire un bon feu ce soir.

Il plongea dans le chariot et en émergea avec une hache.

— Il y a des cavaliers qui approchent, annonça tante Pol, toujours assise sur le siège de sa charrette.

Ils arrêtèrent tous de parler pour écouter le martèlement assourdi provenant de la route qu’ils venaient de quitter.

— Ils sont au moins trois, confirma Barak, soudain grave.

Il tendit la hache à Durnik et replongea dans le chariot pour y prendre son épée.

— Quatre, rectifia Silk, en allant chercher la sienne sous le siège de sa propre voiture.

— Nous sommes assez loin de la route, commenta sire Loup. Si nous ne faisons pas de bruit, ils passeront sans nous voir.

— Ce n’est pas ça qui va nous abriter des Grolims, objecta tante Pol. Eux, ce n’est pas avec leurs yeux qu’ils cherchent.

Et elle fit, à l’attention de sire Loup, deux gestes rapides que Garion ne reconnut pas.

Non, répondit sire Loup, toujours par gestes. Nous ferions mieux de... Et il fit lui aussi un signe inconnu. Tante Pol le regarda un moment et hocha la tête.

— Restez bien tranquilles, vous autres, leur ordonna sire Loup, en se tournant vers la route, le visage tendu.

Garion retint son souffle. Le bruit des chevaux au galop s’amplifiait.

Puis il arriva une chose curieuse. Garion savait qu’il aurait dû avoir peur des cavaliers qui approchaient et de la menace qu’ils semblaient impliquer, mais une sorte de lassitude rêveuse s’empara de lui. C’était comme si son cerveau s’était tout à coup assoupi, laissant son corps, campé sur ses deux pieds, assister d’un œil indifférent au passage des cavaliers en uniformes sombres qui venaient sur la route.

Il aurait été incapable de dire combien de temps il était resté ainsi planté là ; mais lorsqu’il émergea de son demi-sommeil, les cavaliers avaient disparu et le soleil s’était caché derrière les lambeaux de nuages effilochés, effleurés par les derniers rayons du couchant, accrochés le long de l’horizon à l’ouest, tandis que, vers l’est, le ciel avait pris une teinte violette à l’approche du soir.

— Des Murgos, dit calmement tante Pol. Et un Grolim.

Elle s’apprêtait à descendre de voiture.

— Il y a beaucoup de Murgos en Sendarie, gente dame, commenta Silk en l’aidant à mettre pied à terre. Et ils sont investis de toutes sortes de missions.

— Les Murgos sont une chose, intervint sire Loup d’un ton sinistre. Mais les Grolims en sont une autre. Je crois qu’il serait préférable de nous écarter des routes trop fréquentées. Vous ne connaîtriez pas une autre route qui mène à Medalia ?

— Mon cher ami, je connais des chemins détournés pour aller partout, répondit modestement Silk.

— Parfait, déclara sire Loup. Enfonçons-nous un peu dans les bois. J’aimerais autant que l’on ne risque pas d’apercevoir notre feu de la route.

Garion n’avait que très brièvement aperçu les Murgos avec leurs grandes capes. Il n’avait aucun moyen d’être sûr que cet Asharak, qu’il avait fini par rencontrer après n’avoir connu de lui, pendant des années, qu’une silhouette sombre sur un cheval noir, se trouvait parmi eux, mais d’une façon ou d’une autre, il en était presque certain. Ashark le suivait, il serait toujours là, où qu’il aille. C’était le genre de chose dont il pouvait être sûr.

Durnik avait raison à propos du givre. Le lendemain matin, le sol était blanc, et l’haleine des chevaux faisait de la buée dans l’air frais quand ils se mirent en route. Ils empruntèrent des pistes et des chemins peu fréquentés, partiellement obstrués par les broussailles, sur lesquels ils avançaient moins vite que s’ils étaient restés sur la grand-route, mais où ils se sentaient tous beaucoup plus en sécurité.

Il leur fallut encore cinq jours pour arriver au village de Winold, à douze lieues au nord de Medalia. Là, sur l’insistance de tante Pol, ils s’arrêtèrent pour passer la nuit dans une auberge un peu décrépite.

— Je refuse de dormir une nuit de plus sur la terre, avait-elle décrété d’un ton sans réplique.

Lorsqu’ils eurent fini de manger, les hommes s’attardèrent avec leur chope de bière dans la salle commune, crasseuse, tandis que tante Pol montait dans sa chambre après avoir demandé de l’eau chaude pour prendre un bain. Garion, quant à lui, prit prétexte d’aller voir les chevaux pour sortir. Ce n’était pas qu’il eût acquis l’habitude de mentir délibérément, mais il s’était rendu compte, au cours des deux derniers jours peut-être, qu’il n’avait pas eu un seul moment à lui depuis qu’ils avaient quitté la ferme de Faldor. On ne peut pas dire qu’il était, par nature, un garçon solitaire, mais il commençait à trouver un peu pesant de se trouver constamment en présence des adultes.

Le village de Winold n’était pas grand, et il en eut fait le tour en moins d’une demi-heure, en flânant dans la fraîcheur de ce début de soirée. La lueur dorée des chandelles brillait aux fenêtres, dans les rues étroites et pavées, et Garion se trouva soudain en proie à un violent accès de mal du pays.

C’est alors qu’au détour d’une ruelle, à la brève lumière d’une porte qui s’ouvrait, il reconnut une silhouette familière. Il n’en était pas encore tout à fait sûr, mais il se recroquevilla tout de même contre un mur de pierre brute.

L’homme se tourna avec agacement dans la direction de la lumière, et Garion entrevit l’éclair blanc d’un œil torve. C’était Brill. Ce sale individu s’écarta précipitamment de la lumière, de toute évidence désireux de ne pas être vu, mais il ne s’éloigna pas.

Garion se cramponna au mur en regardant Brill faire impatiemment les cent pas au coin de la rue. Il aurait été plus sage de s’éclipser discrètement et de regagner l’auberge au galop, mais Garion écarta d’emblée cette idée. Il se sentait suffisamment abrité, dans l’ombre dense du mur, et il était trop dévoré de curiosité pour partir sans avoir pris le temps de voir ce que Brill fabriquait exactement dans le coin.

Après ce qui lui sembla être des heures mais ne dura en réalité que quelques minutes, une autre forme ténébreuse arriva furtivement dans la rue. L’individu portait un capuchon qui lui dissimulait complètement le visage, mais sa silhouette révélait un homme vêtu de la tunique, du pantalon et des bottes à mi-mollet du paysan sendarien. Seulement il y eut aussi, lorsqu’il se retourna, les contours d’une épée attachée à sa ceinture, et cela, c’était loin d’être ordinaire. Bien qu’il ne fût pas précisément interdit aux hommes du peuple sendariens de porter des armes, c’était assez inhabituel pour attirer l’attention.

Garion tenta de se rapprocher — pas trop pour ne pas se faire repérer, suffisamment tout de même pour écouter ce que Brill avait à raconter à l’homme à l’épée —, mais ils n’échangèrent que quelques mots. Il entendit un tintement au moment où quelques pièces changèrent de mains, puis les deux hommes se séparèrent, et Brill disparut sans un bruit au coin de la maison, tandis que l’homme à l’épée remontait la ruelle étroite et sinueuse dans la direction de Garion.

Il ne pouvait se cacher nulle part, et dès que l’homme à la capuche serait suffisamment près, celui-ci ne pouvait manquer de le voir. D’un autre côté, il aurait été encore plus risqué de faire volte-face et de prendre ses jambes à son cou. Il n’y avait aucune autre solution, aussi Garion fit-il vaillamment front et avança-t-il d’un air déterminé vers la silhouette qui venait vers lui.

— Qui va là ? demanda l’homme encapuchonné, la main sur la garde de son épée.

— Bonsoir, Monsieur, dit Garion, en adoptant délibérément les accents aigus de la voix d’un garçon bien plus jeune. Il ne fait pas chaud ce soir, hein ?

L’homme à la capuche grommela quelque chose et sembla se détendre.

Les jambes de Garion le démangeaient du désir de courir. Il croisa l’homme à l’épée, et le derrière de sa nuque le picota comme il sentait le regard soupçonneux de l’homme braqué sur lui.

— Dis-moi, petit, fit abruptement l’homme. Garion s’arrêta net.

— Oui, Monsieur ? demanda-t-il en se retournant.

— Tu habites ici ?

— Oui, Monsieur, mentit Garion en s’efforçant d’empêcher sa voix de trembler.

— Il y a une taverne dans le coin ?

— Oui, Monsieur, répondit d’un ton assuré Garion, qui venait d’explorer le village. Vous prenez cette rue, puis la première à gauche. Il y a des torches sur le devant. Vous ne pouvez pas la rater.

— Merci beaucoup, répondit brièvement l’homme au capuchon en empruntant la ruelle sinueuse.

— Bonsoir, Monsieur, fit Garion, dans son dos, ragaillardi par le fait que le danger semblait passé.

L’homme ne se donna pas la peine de répondre et Garion repartit vers le coin de la maison, exalté par cette brève escarmouche. Mais, une fois arrivé au coin du pâté de maisons, il renonça brusquement à se faire passer pour un simple villageois et prit ses jambes à son cou.

Il était à bout de souffle lorsqu’il arriva à l’auberge et entra comme une tornade dans la salle commune où sire Loup et les autres bavardaient auprès du feu.

Mais, se rendant compte au dernier moment que ce serait une erreur de raconter toute son histoire dans la salle commune où n’importe qui pouvait l’entendre, il se força à aller calmement vers ses amis. Il se campa devant le feu comme pour se réchauffer et c’est d’une voix étouffée qu’il leur parla.

— Je viens de voir Brill au village, annonça-t-il.

— Brill ? demanda Silk. Qui est ce Brill ?

— Un valet de ferme avec beaucoup trop d’or angarak dans sa bourse pour être parfaitement honnête, répondit sire Loup en se renfrognant.

Puis il raconta brièvement à Silk et Barak l’épisode qui s’était déroulé dans l’étable de Faldor.

— Vous auriez dû le tuer, décréta Barak.

— On n’est pas à Cherek, ici, rétorqua sire Loup. Les Sendariens sont plutôt chatouilleux sur le chapitre du meurtre de sang-froid. Il t’a vu ? demanda-t-il à Garion.

— Non, répondit Garion. Je l’ai vu le premier et je me suis caché dans l’ombre. Il a rencontré un autre homme, avec une épée, à qui il a donné de l’argent, je crois.

Il décrivit brièvement la rencontre.

— Ça change tout, conclut sire Loup. Je crois que nous allons partir plus tôt que prévu, demain matin.

— Il ne serait pas difficile de convaincre Brill de cesser de s’intéresser à nous, insinua Durnik. Je ne devrais pas avoir de mal à le trouver et à lui administrer quelques arguments frappants sur le coin du crâne.

— C’est une idée bien séduisante, évidemment, commenta sire Loup avec son bon sourire inquiétant, mais je pense qu’il vaudrait mieux que nous quittions la ville en douce, et qu’il ignore à jamais que nous étions là. Nous n’avons pas vraiment le temps de nous bagarrer avec tous les gens que nous croisons sur notre chemin.

— J’aimerais tout de même bien jeter un coup d’œil sur ce Sendarien armé d’une épée, intervint Silk en se levant. S’il apparaît qu’il s’intéresse à nous, je préfère savoir à quoi il ressemble. Je n’aime pas être poursuivi par des étrangers.

— Discrètement, l’avertit sire Loup. Silk eut un petit rire.

— Vous m’avez déjà vu agir autrement ? demanda-t-il. Je n’en ai pas pour longtemps. Où as-tu dit qu’elle était, cette taverne, Garion ?

Garion lui indiqua le chemin.

Silk hocha la tête, les yeux brillants, son long nez tout frémissant. Il tourna les talons, traversa rapidement la salle embrumée et sortit dans la froidure de la nuit.

— Puisque nous sommes apparemment suivis de si près, fit Barak d’un ton songeur, je me demande si nous ne ferions pas mieux de renoncer à ce camouflage fatigant, de nous débarrasser des voitures, d’acheter de bons chevaux et d’aller tout simplement au galop droit vers Muros.

— Je ne suis pas si sûr que cela que les Murgos aient connaissance de notre présence, objecta sire Loup en hochant la tête en signe de dénégation. Brill est peut-être là pour une canaillerie qui n’a rien à voir avec nous, et nous aurions tort de commencer à fuir devant notre ombre. Ce serait trop bête. Mieux vaut avancer tranquillement notre petit bonhomme de chemin. Même si Brill travaille toujours pour les Murgos, je préfère filer à l’anglaise et les laisser battre les buissons ici, dans le centre de la Sendarie. Il faut que j’aille raconter tout ça à Pol, conclut-il en se levant.

Il traversa la salle et monta l’escalier.

— Je n’aime pas ça du tout, marmonna Barak, le visage tendu.

Ils restèrent tranquillement assis auprès du feu en attendant le retour de Silk. Le feu craqua, faisant sursauter Garion. Il se prit à penser qu’il avait beaucoup changé depuis leur départ de la ferme de Faldor. Tout paraissait si simple, là-bas ; le monde était clairement réparti entre amis et ennemis. Ils n’étaient en route que depuis quelques jours, mais il avait déjà pris conscience de subtilités qu’il n’aurait jamais soupçonnées auparavant. Il avait commencé à faire preuve de méfiance et de circonspection, et il écoutait plus souvent la voix intérieure qui lui conseillait toujours la prudence sinon une parfaite fourberie. Il avait aussi appris à ne pas tout prendre pour argent comptant. Il déplora l’espace d’un instant la perte de sa belle innocence, mais sa voix intérieure lui dit sèchement que de tels regrets étaient puérils.

Sire Loup redescendit alors l’escalier et les rejoignit, puis, au bout d’une demi-heure peut-être, ce fut au tour de Silk de revenir.

— Un individu des moins recommandables, annonça-t-il, planté devant le feu. A mon avis, ce n’est qu’un vulgaire voleur de grands chemins.

— Qui se ressemble s’assemble. Brill est du même acabit, confirma sire Loup. S’il travaille toujours pour les Murgos, il se peut qu’il paye des vauriens pour nous surveiller. Mais il est probable qu’ils chercheront plutôt quatre personnes à pied que six en voiture. Si nous arrivons à quitter Winold assez tôt demain matin, je crois que nous les sèmerons sans mal.

— Je pense que nous devrions monter la garde, cette nuit, Durnik et moi, suggéra Barak.

— Ce n’est pas une mauvaise idée, admit sire Loup. Prévoyons de partir à la quatrième heure après minuit. J’aimerais bien mettre deux ou trois lieues de petites routes entre cet endroit et nous avant le lever du soleil.

C’est à peine si Garion ferma l’œil, cette nuit-là. Et lorsqu’il parvint à s’endormir, ce fut pour faire des cauchemars dans lesquels un homme encapuchonné le pourchassait dans des ruelles sinistres, sombres et étroites, en brandissant une épée menaçante. Lorsque Barak les réveilla, Garion avait l’impression d’avoir du sable dans les yeux, et la pénible nuit qu’il venait de passer lui avait laissé la tête lourde.

Tante Pol ferma soigneusement les volets de la chambre avant d’allumer une unique chandelle.

— Il va faire plus froid, maintenant, déclara-t-elle, en ouvrant le gros balluchon qu’elle lui avait demandé d’aller chercher dans sa voiture.

Elle en sortit un pantalon de laine épaisse et des bottes d’hiver fourrées de peau de mouton.

— Enfile-ça, ordonna-t-elle à Garion, et mets ton gros manteau.

— Mais je ne suis plus un bébé, tante Pol, protesta Garion.

— Tu préfères avoir froid ?

— Eh bien, c’est-à-dire que... non, mais...

Il s’interrompit, incapable d’exprimer les sentiments mitigés auxquels il était en proie, et commença à s’habiller. Il entendait le murmure assourdi des autres en train de parler tout bas dans la pièce voisine, de cette sorte de voix étouffée que les hommes prennent toujours lorsqu’ils se lèvent avant le soleil.

— Nous sommes prêts, dame Pol, fit la voix de Silk, derrière la porte.

— Eh bien, allons-y, dit-elle, en rabattant le capuchon de sa cape.

La lune, qui s’était levée tard cette nuit-là, faisait briller les pierres argentées par le givre, devant l’auberge. Après avoir attelé les chevaux aux charrettes, Durnik les avait fait sortir de l’écurie.

— Nous allons mener les chevaux par la bride jusqu’à la route, dit sire Loup, tout bas. Je ne vois pas l’intérêt de réveiller les villageois sur notre passage.

Silk prit à nouveau la tête, et ils sortirent sans bruit de la cour de l’auberge.

Les champs qui entouraient le village étaient blancs de givre. C’était à croire que le clair de lune blafard, pâle comme une fumée, leur avait fait perdre toutes leurs couleurs.

— Dès que nous serons hors de portée d’oreille, reprit sire Loup en grimpant sur le siège de sa voiture, nous mettrons une distance significative entre cet endroit et nous. Les chariots sont vides et un petit galop ne fera pas de mal aux chevaux.

— Absolument, acquiesça Silk.

Ils prirent tous place à bord des voitures et se mirent en route. Les étoiles brillaient au-dessus de leurs têtes, dans le ciel froid et sec. Les bouquets d’arbres qui longeaient la route paraissaient tout noirs dans les champs d’une blancheur étincelante sous les rayons de la lune.

En arrivant au sommet de la première colline, Garion jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, à la masse sombre des maisons nichées dans la vallée, derrière eux. Une étincelle de lumière se mit à briller à une fenêtre, quelque part, petit point doré, solitaire, qui apparut et disparut.

— Il y a quelqu’un qui ne dort pas, là-bas, dit-il à Silk. Je viens de voir une lumière.

— Un client particulièrement matinal, suggéra Silk. A moins, encore une fois, qu’il ne s’agisse de tout autre chose.

Il donna une petite secousse aux rênes et les chevaux pressèrent un peu l’allure. Encore une petite saccade, et ils se mirent au trot.

— Cramponne-toi, gamin, lui conseilla-t-il, puis il se pencha en avant et flanqua un coup sec sur la croupe des chevaux avec les rênes.

La voiture fit un bond en avant, se mettant à bringuebaler d’une façon terrifiante derrière l’attelage au galop, et l’air glacial de la nuit commença à mordre les joues de Garion qui s’accrochait tant bien que mal au siège de la voiture.

Les trois voitures plongèrent au grand galop dans la vallée, entre les champs blancs de givre qui étincelaient au clair de lune, laissant loin derrière elles le village et son unique lumière.

Lorsque le soleil se leva, ils avaient bien parcouru quatre lieues, et Silk retint un peu ses chevaux fumants de sueur. La course effrénée sur les routes dures comme du fer avait laissé Garion épuisé et tout endolori, et il n’était pas mécontent de pouvoir souffler un peu. Silk lui tendit les rênes et bondit à bas de la voiture. Il alla vers l’arrière dire quelques mots à sire Loup et tante Pol avant de regagner sa voiture.

— Nous allons prendre le chemin qui se trouve juste là, devant, annonça-t-il à Garion en s’assouplissant les doigts. C’est toi qui conduis, reprit-il en lui passant les rênes. J’ai les mains raides de froid. Laisse juste aller les chevaux.

Garion eut un claquement de langue pour faire aller les chevaux et imprima une petite secousse aux rênes. Docilement, l’équipage se remit en marche.

— Le chemin fait le tour de la colline, commenta Silk en lui indiquant l’endroit du menton, car il avait enfoui ses mains sous sa tunique. Il y a un bouquet d’arbres, de l’autre côté. On va s’arrêter là pour laisser reposer les chevaux.

— Tu crois qu’on nous a suivis ? demanda Garion.

— Ce sera le moment de s’en assurer, répondit Silk. Lorsqu’ils furent derrière la colline, près des pins sombres qui bordaient la route, Garion dirigea les chevaux sous le couvert des arbres.

— Parfait, fit Silk en mettant pied à terre. Viens avec moi.

— Où ça ?

— Je voudrais jeter un coup d’œil à la route que nous venons de quitter. Nous allons monter en haut de la colline, entre les arbres, pour voir si nos traces n’intéresseraient pas quelqu’un, par hasard.

Il entreprit de gravir la colline, vite et sans bruit. Garion se traîna péniblement derrière lui, ses pieds faisant craquer les brindilles mortes d’une façon très embarrassante, jusqu’au moment où il sut comment s’y prendre pour marcher. Silk eut un hochement de tête approbateur, mais ne dit rien.

Les arbres n’allaient pas plus loin que le sommet de la colline, et Silk s’arrêta sous leur abri. En dessous, la vallée et la route noire qui la traversait étaient désertes, en dehors de deux cerfs qui étaient sortis des bois, de l’autre côté, pour venir brouter l’herbe givrée.

— Attendons un peu, suggéra Silk. Si Brill et ses acolytes nous suivent, ils ne devraient pas tarder à se montrer.

Il s’assit sur une souche pour regarder la vallée déserte.

Au bout d’un moment, une charrette s’avança lentement sur la route, en direction de Winold. Elle paraissait minuscule dans le lointain, et elle donnait l’impression d’avancer très, très lentement sur la balafre de la route.

Le soleil monta encore un peu dans le ciel, et bientôt ils furent obligés de plisser les yeux sous sa lumière éclatante.

— Dis-moi, Silk, commença enfin Garion, d’un ton hésitant.

— Oui, Garion ?

— Qu’est-ce que c’est que toute cette histoire ? C’était une question un peu risquée, mais Garion avait maintenant l’impression de connaître suffisamment Silk pour pouvoir la lui poser.

— Quelle histoire ?

— Ce que nous sommes en train de faire. J’ai entendu certaines choses, j’en ai deviné d’autres, mais je ne comprends vraiment rien à tout ça, moi.

— Et qu’as-tu deviné, Garion ? demanda Silk, ses petits yeux étincelant dans son visage mal rasé.

— Quelqu’un a volé quelque chose, quelque chose de très important, et sire Loup et tante Pol — enfin, nous tous, nous essayons de le retrouver.

— Exactement, approuva Silk. Ça, au moins, c’est vrai.

— Sire Loup et tante Pol ne sont pas du tout ce qu’ils donnent l’impression d’être, poursuivit Garion.

— Non, acquiesça Silk. Pas du tout, en effet.

— Je crois qu’ils sont capables de faire des choses dont les autres sont incapables, reprit Garion, en cherchant ses mots. Sire Loup peut suivre la chose — quelle qu’elle soit — sans la voir. Et la semaine dernière, quand les Murgos sont passés près de nous dans les bois, ils ont fait quelque chose, je ne peux même pas dire quoi, mais c’était presque comme s’ils avaient atteint mon esprit et l’avaient endormi. Comment font-ils ça ? Et pourquoi ?

— Tu es un gamin très observateur, commenta Silk avec un petit ricanement, avant de retrouver sa gravité. Nous vivons une page de l’histoire d’une importance primordiale pour l’avenir. Les fils des événements des mille dernières années sont en train de se nouer en ce moment précis. C’est ainsi, dit-on, que va le monde. Des siècles passent sans que rien n’arrive, et puis, en quelques brèves années, il se produit des faits tellement déterminants que le cours de l’univers en est bouleversé.

— Je pense que, si j’avais le choix, je préférerais un de ces siècles tranquilles, décréta Garion d’un ton maussade.

— Oh non, fit Silk, et ses lèvres se retroussèrent sur un sourire carnassier. C’est maintenant que ça vaut le coup de vivre, pour assister à tout ça, pour y participer. Pour sentir le sang courir plus vite dans ses veines, et connaître l’aventure à chaque souffle.

Garion préféra ne pas relever.

— Quelle est la chose après laquelle nous courons ? demanda-t-il.

— Il vaut mieux que tu ne saches même pas comment elle s’appelle, répondit Silk, à nouveau très sérieux. Pas plus que le nom de celui qui l’a volée. Il y a des gens qui tentent de nous mettre des bâtons dans les roues, et ce que tu ne sais pas, tu ne pourras pas le révéler.

— Je n’ai pas pour habitude de faire la causette aux Murgos, protesta Garion avec raideur.

— Tu n’aurais même pas besoin de leur parler, objecta Silk. Il y en a parmi eux qui savent pénétrer l’esprit des gens et y puiser directement les pensées.

— Ce n’est pas possible.

— Qui peut dire ce qui est possible et ce qui ne l’est pas ?

Cela rappela à Garion une conversation qu’il avait naguère eue avec sire Loup, sur le même sujet.

Silk resta un moment assis sur sa souche dans le soleil levant, à regarder pensivement vers le fond de la vallée encore plongée dans l’ombre, petit homme à l’air ordinaire, aux vêtements quelconques, avec son pantalon, sa tunique et sa petite cape marron au capuchon relevé.

— Tu as reçu une éducation sendarienne, Garion, reprit-il, et les Sendariens sont des gens rationnels, terre à terre, peu ouverts aux choses comme la sorcellerie, la magie, et tout ce que l’on ne peut ni voir ni toucher. Ton ami Durnik est un parfait Sendarien. Il saurait raccommoder une chaussure, réparer une roue cassée ou soigner un cheval malade, mais je doute fort qu’il parvienne jamais à croire à la moindre bribe de magie.

— Je suis un Sendarien, objecta Garion.

La suggestion implicite dans la remarque de Silk l’atteignait au cœur même de la notion qu’il avait de sa propre identité.

Silk se tourna vers lui et le regarda attentivement.

— Oh non, dit-il. Non, tu n’es pas sendarien. Je sais tout de même reconnaître un Sendarien, exactement comme je peux dire quelle différence il y a entre un Arendais et un Tolnedrain, ou un Cheresque et un Algarois. Les Sendariens ont un port de tête, une expression dans le regard que tu n’as pas. Tu n’es pas sendarien.

— Alors, qu’est-ce que je suis ? demanda Garion, d’un air de défi.

— Ça, je n’en sais rien, répondit Silk en haussant un sourcil perplexe. Et c’est très bizarre, parce que j’ai plutôt l’habitude de deviner l’origine des gens. Mais enfin, ça me reviendra peut-être.

— Et tante Pol, elle est sendarienne, elle ?

— Bien sûr que non, rétorqua Silk en riant.

— Tout s’explique, alors. Je suis probablement de la même race qu’elle.

Silk lui jeta un coup d’œil acéré.

— Après tout, c’est la sœur de mon père, poursuivit Garion. Au début, je pensais qu’elle était de la famille de ma mère, mais je me trompais. Elle est de la famille de mon père. Je le sais, maintenant.

— C’est impossible, trancha catégoriquement Silk.

— Impossible ?

— Absolument hors de question. Toute cette histoire est rigoureusement impensable.

— Pourquoi ?

Silk se mâchouilla un instant la lèvre.

— Je crois qu’on ferait mieux de retourner aux voitures, maintenant, conclut-il brièvement.

Ils rebroussèrent chemin sous le soleil matinal qui inclinait ses rayons brillants sur leur dos, entre les arbres sombres dressés dans l’air glacé.

 

 

Ils passèrent le restant de la journée sur de petites routes peu fréquentées et n’arrivèrent à la ferme où ils devaient prendre livraison des jambons de Mingan qu’à la fin de l’après-midi, alors que le soleil avait commencé à plonger dans un banc de nuages pourpres, vers l’ouest. Silk parlementa avec le fermier, un homme patibulaire, et lui montra le bout de parchemin que Mingan lui avait remis à Darine.

— Je suis bien content de m’en débarrasser, parce qu’ils commençaient vraiment à m’encombrer, dit le fermier.

— C’est souvent comme cela quand on traite avec les Tolnedrains, remarqua Silk. Ils sont très doués pour obtenir le maximum du prix qu’ils ont payé — quand bien même il ne s’agirait que de profiter d’un entreposage gratuit.

Le fermier approuva avec une triste conviction.

— Je me demande, poursuivit Silk, comme si l’idée venait de lui passer par la tête, je me demande si vous n’auriez pas vu un de mes amis, un dénommé Brill ? Un homme de taille moyenne, aux cheveux et à la barbe noirs, avec un œil torve ?

— Des vêtements tout rapiécés et un sale caractère ? compléta le fermier corpulent.

— Ça ne peut être que lui ! s’exclama Silk.

— Il est passé par ici, répondit le fermier. Il m’a raconté qu’il cherchait un vieil homme, une femme et un enfant qui auraient volé son maître et qu’il était chargé de lui ramener.

— Il y a longtemps de ça ? demanda Silk.

— Une semaine, peut-être.

— Quel dommage que je l’aie manqué. J’aurais bien voulu le rencontrer.

— Je ne vois vraiment pas pourquoi, fit le fermier, sans ambages. Pour être honnête avec vous, votre ami ne m’inspire guère de sympathie.

— Je n’ai pas une passion pour lui non plus, renchérit Silk, mais la vérité est qu’il me doit de l’argent. Je me passerais avantageusement de la compagnie de Brill, mais je m’ennuie de l’argent, si vous voyez ce que je veux dire.

Le fermier éclata de rire.

— Je vous serais très reconnaissant d’oublier que je me suis renseigné à son sujet, poursuivit Silk. J’aurai sûrement déjà bien assez de mal à remettre la main dessus comme ça pour qu’on n’aille pas en plus le prévenir que je suis à sa recherche.

— Vous pouvez compter sur ma discrétion, reprit le gros homme en riant de plus belle. J’ai une grange où vous pourrez passer la nuit, vos compagnons et vous. Et vous m’honoreriez en soupant avec mes gens dans la salle qui se trouve là-bas.

— Mille mercis, répondit Silk avec une petite courbette. La terre est bien froide, et il y a un moment que nous n’avons rien dévoré, que des kilomètres de route déserte et le triste ordinaire des nomades de notre espèce.

— Vous menez une vie aventureuse, vous autres, les rouliers, soupira le gros homme, d’un ton presque envieux. Libres comme des oiseaux, avec l’horizon qui s’ouvre devant vous, perpétuellement renouvelé à chaque colline...

— C’est très surfait, dit Silk. Et l’hiver est une saison bien dure tant pour les oiseaux que pour les voituriers.

Le fermier eut un nouvel éclat de rire et lui administra une grande claque sur l’épaule en lui montrant où remiser ses chevaux.

La nourriture qui leur fut servie dans la salle à manger du gros fermier était simple mais abondante ; et si la grange prenait un peu les courants d’air, la paille en était bien douce. Garion dormit comme un loir. Ce n’était pas la ferme de Faldor, mais cela lui rappelait bien des souvenirs, et il éprouvait le sentiment réconfortant d’être entouré de murs, ce qui était tout de même plus rassurant.

Le lendemain matin, après un petit déjeuner roboratif, ils chargèrent les jambons entourés d’une croûte de sel du Tolnedrain, et ils quittèrent le fermier sur un joyeux au revoir.

Les nuages qui commençaient à s’accumuler à l’ouest la veille au soir avaient couvert le ciel pendant la nuit, et il faisait froid et gris quand ils reprirent la route, en direction de Muros, qui se trouvait à cinquante lieues au sud.

Chapitre 9

Il leur fallut près de deux semaines pour arriver à Muros, et ce furent les plus inconfortables que Garion ait jamais vécues de sa vie. La route tournait autour du pied des collines dans un paysage accidenté et presque désert, bouché, à l’est, par une chaîne de montagnes noires, menaçantes, sous le ciel gris et froid qui laissait parfois échapper quelques flocons de neige.

Garion avait l’impression qu’il n’arriverait jamais à se réchauffer. En dépit des efforts que Durnik déployait tous les soirs pour trouver du bois sec, leurs feux semblaient toujours perdus dans l’immense froid qui les entourait. Le sol sur lequel ils dormaient était perpétuellement glacé, et Garion avait l’impression d’être littéralement gelé jusqu’à la moelle des os.

Il poursuivait son apprentissage de la langue secrète drasnienne, et s’il n’en avait pas encore maîtrisé toutes les subtilités, du moins se défendait-il assez bien lorsqu’ils arrivèrent au bord du lac Camaar, qui marquait le début de la longue descente vers Muros.

La ville de Muros était une vaste agglomération sans beauté du centre de la Sendarie méridionale, où se tenait, depuis des temps immémoriaux, une grande foire annuelle. Tous les ans, à la fin de l’été, les cavaliers algarois menaient d’immenses troupeaux de chevaux à travers les montagnes, sur la grand-route du Nord, jusqu’à Muros où l’on venait de tout l’Ouest attendre leur venue. Des sommes énormes changeaient de mains, et comme c’était aussi l’époque où les chefs de clan algarois faisaient leurs achats annuels d’objets utilitaires et d’agrément, on y rencontrait des marchands venus d’aussi loin au sud que la Nyissie, pour offrir leurs marchandises. Une vaste plaine était entièrement réservée aux enclos qui s’étendaient sur des lieues, à l’est de la ville, mais ne suffisaient pas encore à contenir tous les troupeaux lorsque la saison battait son plein. Au-delà, les Algarois avaient établi des campements plus ou moins permanents.

C’est là que Silk mena, au beau milieu de la matinée, les trois voitures chargées des jambons de Mingan le Tolnedrain. Mais la foire tirait à sa fin et la plupart des Algarois étaient déjà repartis, de sorte que les enclos étaient presque tous déserts. Seuls restaient les marchands les moins favorisés.

La livraison des jambons se fit sans incident, et bientôt, ils menaient leurs charrettes vides dans la cour d’une auberge située non loin des limites septentrionales de la ville.

— C’est une auberge respectable, gente Dame, déclara Silk en aidant tante Pol à descendre de voiture. J’y suis déjà descendu.

— Espérons-le, dit-elle. Les auberges de Muros ont une réputation douteuse.

— Ces auberges particulières se trouvent à la limite orientale des faubourgs de la ville, lui assura délicatement Silk. Je les connais bien.

— Je n’en doute pas, répondit-elle en haussant un sourcil.

— Mon métier requiert parfois ma présence dans des endroits que je préférerais autrement éviter, dit-il d’un ton fruité.

L’auberge, ainsi que le remarqua Garion, était étonnamment propre, et semblait essentiellement fréquentée par des marchands sendariens.

— Je m’attendais à voir un grand nombre de races différentes, ici, à Muros, dit-il en aidant Silk à transporter leurs balluchons dans les chambres, au second étage.

— Ce n’est pas ce qui manque, dit Silk, mais les groupes ont tendance à s’éviter les uns les autres. Les Tolnedrains se réunissent dans une partie de la ville, les Drasniens dans une autre et les Nyissiens encore ailleurs. Cela fait, du reste, le jeu du comte de Muros. Les tempéraments ont parfois tendance à s’échauffer au cours des affaires de la journée, et il vaut mieux ne pas héberger des ennemis naturels sous le même toit. Garion approuva d’un hochement de tête.

— Tu sais, dit-il comme ils arrivaient aux chambres qu’ils avaient retenues pour le temps de leur séjour à Muros, je crois que je n’ai jamais vu de Nyissiens.

— Tu ne perds pas grand-chose, remarqua Silk d’un air dédaigneux. Ce n’est pas une race très ragoûtante.

— Ils sont comme les Murgos ?

— Non. Les Nyissiens adorent Issa, le Dieu-Serpent, et il est de bon aloi, chez eux, d’adopter les manières sinueuses du reptile, ce que, personnellement, je ne trouve pas très appétissant. Sans compter que ce sont les Nyissiens qui ont assassiné le roi de Riva, et que tous les Aloriens les détestent depuis ce temps-là.

— Il n’y a pas de roi, à Riva, objecta Garion.

— Il n’y en a plus, rectifia Silk. Il y en avait un, jadis, jusqu’à ce que la reine Salmissra décide de le faire assassiner.

— C’était il y a longtemps ? demanda Garion, fasciné.

— Il y a treize cents ans, répondit Silk, comme il aurait dit « hier ».

— Ça ne fait pas un peu longtemps pour en garder rancune à tout un peuple ? s’étonna Garion.

— Il y a des rancunes que la cognée du pardon ne saurait jamais abattre, décréta Silk, d’un ton sans réplique.

Comme ils avaient encore une bonne partie de la journée devant eux, Silk et sire Loup ressortirent de l’auberge pour explorer les rues de Muros à la recherche de ces mystérieuses traces rémanentes que sire Loup parvenait apparemment à voir ou à sentir, et qui lui confirmeraient si oui ou non la chose qu’ils cherchaient était passée par là. Garion se blottit près du feu, dans la chambre qu’il partageait avec tante Pol, dans l’espoir de réchauffer ses pieds gelés. Tante Pol était restée elle aussi près de la cheminée, à repriser l’une des tuniques de Garion, son aiguille étincelante voltigeant au-dessus du tissu.

— Qui était le roi de Riva, tante Pol ? lui demanda-t-il.

Elle s’interrompit, l’aiguille en l’air.

— Pourquoi me demandes-tu ça ? dit-elle.

— Silk m’a parlé des Nyissiens, expliqua-t-il. Il m’a raconté que leur reine avait fait tuer le roi de Riva. Pourquoi a-t-elle fait ça ?

— Tu poses beaucoup de questions, aujourd’hui, on dirait ? remarqua-t-elle, en recommençant à manier l’aiguille.

— On parle de tout un tas de choses, en route, Silk et moi, fit Garion en rapprochant encore un peu ses pieds du feu.

— Fais attention, tu vas mettre le feu à tes chaussures, l’avertit-elle.

— Silk dit que je ne suis pas sendarien, continua Garion. Il dit qu’il n’a pas encore réussi à voir d’où je venais, mais que je n’étais pas sendarien.

— Silk parle beaucoup trop, observa tante Pol.

— Tu ne me dis jamais rien, tante Pol, reprit-il, avec agacement.

— Je te dis tout ce qu’il faut que tu saches, répliqua-t-elle imperturbablement. Tu n’as pas besoin d’en savoir davantage pour l’instant sur les rois de Riva ou les reines de Nyissie.

— Tout ce que tu veux, c’est que je reste ignare, éclata Garion. Je suis presque un homme, et je ne sais même pas ce que je suis — ni qui je suis.

— Je le sais, moi, qui tu es, dit-elle sans lever les yeux.

— Alors, qui suis-je ?

— Tu es un jeune homme qui va mettre le feu à ses chaussures.

Il recula précipitamment les pieds.

— Tu n’as pas répondu à ma question, accusa-t-il.

— Non, fit-elle de la même voix calme et impassible qui l’exaspérait tant.

— Et pourquoi ne veux-tu pas me répondre ?

— Parce que tu n’as pas encore besoin de connaître la réponse pour l’instant. Je te le dirai le moment venu, pas avant.

— Ce n’est pas juste, protesta-t-il.

— Il n’y a pas de justice. Cela dit, puisque tu es un homme, maintenant, pourquoi n’irais-tu pas chercher un peu de bois ? Ça te fournirait un bon sujet d’occupation.

Il lui jeta un regard noir et sortit de la pièce en tapant des pieds.

— Garion, reprit-elle.

— Oui ?

— N’essaie même pas de claquer la porte.

 

 

Quand sire Loup et Silk rentrèrent, ce soir-là, le vieil homme, habituellement enjoué, semblait énervé et de mauvaise humeur. Il s’assit à la table de la salle commune de l’auberge en regardant le feu d’un air lugubre.

— Je ne crois pas qu’elle soit passée par là, annonça-t-il enfin. J’ai encore quelques endroits à inspecter, mais je suis presque certain qu’elle n’est pas passée par là.

— Alors nous repartons pour Camaar ? gronda Barak en peignant sa barbe hirsute avec ses gros doigts.

— Je ne vois pas ce que nous pourrions faire d’autre, répondit sire Loup. C’est par là que nous aurions dû commencer.

— Comment aurions-nous pu le deviner ? intervint tante Pol. Pourquoi serait-il allé à Camaar s’il avait l’intention de la ramener dans les royaumes angaraks ?

— Je ne suis même pas sûr de l’endroit où il va, reprit sire Loup, d’un ton agressif. Il veut peut-être la garder pour lui. Il l’a toujours convoitée.

Il se remit à regarder le feu.

— Nous allons avoir besoin de marchandises pour le trajet jusqu’à Camaar, intervint Silk.

— Cela nous retarderait, objecta sire Loup en secouant la tête en signe de dénégation. Il n’est pas rare que les charrettes retournent à vide de Muros à Camaar, et au point où nous en sommes, je suis prêt à courir le risque d’être démasqué pour gagner du temps. Camaar est à une quarantaine de lieues d’ici, et les conditions atmosphériques ne s’arrangent pas. Une tempête de neige et les voitures ne pourraient plus avancer, or je n’ai vraiment pas envie de passer l’hiver bloqué dans la neige.

Tout d’un coup, Durnik lâcha son couteau et s’apprêta à bondir.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit rapidement Barak.

— Je viens de voir passer Brill, répondit Durnik. Devant cette porte, là.

— Vous êtes sûr ? demanda sire Loup.

— Je le connais, tout de même, répliqua Durnik d’un ton lugubre. C’était Brill et personne d’autre.

— Quel imbécile je fais ! s’exclama Silk en flanquant un grand coup de poing sur la table. J’ai sous-estimé cette crapule.

— Ça n’a plus d’importance, maintenant, déclara sire Loup, et il y avait comme une note de soulagement dans sa voix. Inutile, désormais, d’essayer de nous faire passer pour ce que nous ne sommes pas. Seul le temps compte, maintenant.

— Je vais m’occuper des voitures, suggéra Durnik.

— Non, coupa sire Loup. Nous n’irions pas assez vite avec. Nous allons acheter de bons chevaux au campement des Algarois.

Il se leva prestement.

— Et les charrettes ? insista Durnik.

— Laissez tomber les charrettes, répondit sire Loup. Elles ne feraient que nous embarrasser. Nous allons prendre les chevaux des attelages pour aller jusqu’au campement algarois, et nous n’emporterons que le strict nécessaire. Préparez-vous à partir tout de suite. Rendez-vous dans la cour dès que possible.

Il se précipita vers la porte et sortit dans la nuit froide.

Quelques minutes plus tard seulement, ils se retrouvèrent dans la cour pavée, devant la porte des écuries, chacun avec son balluchon. L’immense Barak faisait un bruit de batterie de cuisine en marchant, et Garion pouvait sentir l’odeur de métal huilé de sa cotte de mailles. Quelques flocons de neige planaient dans l’air glacial avant de se poser comme de minuscules plumes sur le sol gelé. Durnik fut le dernier à les rejoindre. Il sortit de l’auberge, hors d’haleine, et fourra une petite poignée de pièces dans la main de sire Loup.

— C’est tout ce que j’ai réussi à en tirer, dit-il d’un ton d’excuse. C’est à peine la moitié de leur valeur, mais l’aubergiste a compris que j’étais pressé, et il ne m’a pas fait de cadeau. Enfin, comme ça, au moins, nous sommes débarrassés de ces fichues charrettes, conclut-il avec un haussement d’épaules. Il n’est jamais bon de laisser des objets de valeur derrière soi. Ça obnubile l’esprit et l’empêche de se concentrer sur ce qu’on a à faire.

— Durnik, fit Silk en éclatant de rire, tu as vraiment l’âme d’un Sendarien.

— On ne peut pas lutter contre sa nature, admit Durnik.

— Merci, mon ami, dit gravement sire Loup en laissant tomber les pièces dans sa bourse. Nous allons mener les chevaux par la bride. Parcourir ces ruelles étroites à bride abattue dans la nuit ne ferait qu’attirer l’attention.

— J’ouvre la marche, annonça Barak en tirant son épée. S’il y a des problèmes, je suis le mieux équipé pour y répondre.

— Je suis à tes côtés, ami Barak, renchérit Durnik en brandissant un solide gourdin constitué d’une bûche de bois à brûler.

Barak hocha la tête, les yeux luisant d’une flamme inquiétante, et passa le portail avec Durnik, chacun tenant son cheval par la bride.

Suivant l’exemple de Durnik, Garion s’arrêta en passant près du tas de bois et sélectionna un bon bâton de chêne d’un poids rassurant. Il le fit tournoyer une fois ou deux comme pour en éprouver l’efficacité potentielle, puis, sentant le regard de tante Pol posé sur lui, il se hâta de repartir, sans autre démonstration.

Les rues par lesquelles ils passèrent étaient étroites et sombres, et la neige tombait plus drue, maintenant, flottant presque paresseusement dans l’air mortellement calme. Les chevaux, rendus chatouilleux par la neige, semblaient craindre quelque chose et suivaient de près celui qui les menait.

C’est alors que l’attaque survint, brusque et inattendue. Soudain, il y eut un bruit de pas précipités, et le choc éclatant de l’acier heurtant l’acier, comme Barak parait le premier coup avec son épée.

Garion ne voyait que des silhouettes indistinctes se détachant sur la neige, mais, tout d’un coup, comme le jour où, étant enfant, il avait estourbi son ami Rundorig dans un combat pour rire, ses oreilles commencèrent à tinter, le sang se mit à bouillir dans ses veines, et il bondit dans la mêlée, ignorant le cri de tante Pol.

Il reçut un bon coup sur l’épaule, fit volte-face et riposta d’un coup de bâton qui fut accueilli par un hoquet étouffé des plus satisfaisants, puis il frappa à coups redoublés sur ce qu’il devinait être les parties les plus sensibles de son ennemi invisible, en décrivant de grands moulinets avec son bâton.

Mais la vraie bataille, c’est Barak et Durnik qui la livraient. On n’entendait plus, dans la ruelle étroite, que le tintement de l’épée de Barak et les chocs sourds du gourdin de Durnik, entrecoupés des grognements de leurs assaillants.

— C’est le garçon ! clama une voix, derrière eux. Garion se retourna. Deux hommes couraient vers lui, dans la rue, armés l’un d’une épée, l’autre d’un couteau à la lame incurvée qui ne lui disait rien qui vaille. Sachant que le combat était perdu d’avance, Garion brandit son gourdin, lorsque Silk fut sur lui. Le petit homme surgit de l’ombre pour plonger sur les deux hommes, et ils s’écroulèrent tous les trois, dans une mêlée de bras et de jambes. Silk se releva comme un chat, fit volte-face et flanqua à l’un des deux hommes encore affalés par terre un coup de pied retentissant juste sous l’oreille. L’homme s’effondra en se tortillant sur les pavés. L’autre tenta de s’éloigner en rampant et se releva à moitié, juste à temps pour recevoir les deux talons de Silk en pleine figure, alors que le Drasnien à la tête de fouine bondissait, faisait un rétablissement en l’air et le frappait des deux pieds. Puis Silk se retourna, comme si de rien n’était.

— Ça va ? demanda-t-il à Garion.

— Ça va, répondit Garion. Tu es rudement bon à ce jeu-là.

— Je ne suis pas acrobate pour rien. C’est facile quand on connaît le truc.

— Ils s’en vont, annonça Garion.

Silk se retourna, mais trop tard. Les deux hommes qu’il avait mis à mal se sauvaient dans une ruelle ténébreuse.

On entendit ensuite le hurlement de triomphe de Barak, et Garion vit que leurs autres assaillants prenaient la fuite.

Au bout de la rue, dans la lumière voilée de neige d’une petite fenêtre, Brill trépignait presque de fureur.

— Lâches ! Pleutres ! hurlait-il à ses acolytes.

Sur quoi il prit la fuite à son tour en voyant Barak se lancer à sa poursuite.

— Tu n’as rien, tante Pol ? demanda Garion en traversant la rue pour la rejoindre.

— Bien sûr que non, je n’ai rien, lança-t-elle. Et ne t’avise pas de recommencer, jeune galopin. Laisse les bagarres de rues à ceux qui sont les mieux armés pour y prendre part.

— Mais tout s’est bien passé, objecta-t-il. J’avais mon bâton, là.

— Ne discute pas avec moi. Je n’ai pas pris la peine de t’élever jusque-là pour que tu finisses tes jours dans un caniveau.

— Tout le monde va bien ? s’informa anxieusement Durnik en retournant auprès d’eux.

— Evidemment que tout le monde va bien, laissa tomber tante Pol avec humeur. Pourquoi n’iriez-vous pas plutôt voir si vous ne pouvez pas aider le Vieux Loup Solitaire à rattraper les chevaux ?

— Certainement, dame Pol, répondit doucement Durnik.

— Belle petite échauffourée, commenta Barak en essuyant son épée tout en revenant vers eux. Pas beaucoup de sang, mais assez satisfaisante tout de même.

— Je suis ravie que cela vous ait plu, fit tante Pol d’un ton acide. En ce qui me concerne, je n’apprécie guère ce genre de rencontre. Ont-ils abandonné l’un des leurs ?

— Hélas non, gente dame, répondit Barak. Le champ de bataille était un peu exigu pour nous permettre... d’ajuster nos coups, et ces pierres trop glissantes pour nous offrir un bon point d’appui. J’en ai cependant marqué quelques-uns de la belle manière, et nous avons malgré tout réussi à briser pas mal d’os et à fendre une tête ou deux. Quant à l’équipe adverse, elle semble s’être bien mieux illustrée à la course qu’au pancrace.

Silk revint, les yeux brillants et arborant un sourire pervers, de la ruelle où il avait donné la chasse aux deux hommes qui s’étaient attaqués à Garion.

— Très stimulant, commenta-t-il avant d’éclater de rire sans raison apparente.

Sire Loup et Durnik avaient réussi à calmer les chevaux qui ouvraient des yeux affolés, et à les ramener auprès des autres.

— Personne n’est blessé ? demanda sire Loup.

— Nous sommes tous sains et saufs, tonna Barak. L’affaire méritait à peine qu’on tire l’épée.

Les idées se bousculaient dans la tête de Garion. Dans son excitation, il parla sans prendre le temps de se dire qu’il aurait sans doute été mieux inspiré de réfléchir au problème avant.

— Comment Brill pouvait-il savoir que nous étions à Muros ? s’étonna-t-il.

Silk lui jeta un regard acéré de ses yeux étrécis.

— Il nous a peut-être suivis depuis Winold, suggéra-t-il.

— Mais nous nous sommes arrêtés pour vérifier si nous n’avions personne à nos trousses, rétorqua Garion. Il n’était pas derrière nous quand nous sommes partis, et nous avons bien regardé tous les jours.

Silk se renfrogna.

— Continue, Garion, dit-il.

— Je pense qu’il savait où nous allions, balbutia Garion en luttant contre une étrange répulsion à dire ce qu’il voyait maintenant distinctement.

— Et à quoi penses-tu encore ? demanda sire Loup.

— Quelqu’un a dû le lui dire, répondit Garion. Quelqu’un qui savait que nous venions ici.

— Mingan le savait, fit Silk, réfléchissant à haute voix. Mais Mingan est un négociant, et il ne parlerait jamais de ses affaires à un individu comme Brill.

— Mais Asharak le Murgo était chez Mingan quand il nous a confié cette livraison.

La coercition était maintenant tellement forte que Garion en avait la langue tout engourdie.

— En quoi cela aurait-il quelque chose à voir avec Asharak ? fit Silk en haussant les épaules. Il ne savait même pas qui nous étions.

— Et s’il le savait tout de même ? poursuivit Garion, luttant de toutes ses forces. Et si ce n’était pas un Murgo comme les autres, mais un de ces... comme celui qui était avec ceux qui sont passés près de nous, quelques jours après que nous ayons quitté Darine ?

— Un Grolim ? suggéra Silk, en écarquillant les yeux. Oui, j’imagine que si Asharak est un Grolim, il aurait pu savoir qui nous étions et ce que nous faisions.

— Et si le Grolim qui est passé près de nous ce jour-là était Asharak ? parvint à dire Garion. Et s’il n’était pas vraiment à notre recherche, s’il était seulement allé vers le sud chercher Brill pour lui dire de venir nous attendre ici ?

Silk jeta un regard pénétrant à Garion.

— Très bien. Très, très bien, dit-il doucement, en jetant un coup d’œil à tante Pol. Mes compliments, dame Pol. C’est un garçon remarquable que vous avez élevé là.

— A quoi ressemblait cet Asharak ? demanda soudain sire Loup.

— A un Murgo, répondit Silk avec un haussement d’épaules. Il a dit qu’il venait de Rak Goska. J’ai pensé que c’était simplement un espion comme tant d’autres, et qu’il était en mission, une mission qui n’avait rien à voir avec nous. Il avait dû réussir à endormir ma méfiance.

— Ce sont des choses qui arrivent quand on a affaire avec les Grolims, commenta sire Loup.

— On nous regarde, fit tout bas Durnik. A cette fenêtre, là-haut.

Garion leva rapidement les yeux et vit, à l’étage, une forme obscure à contre-jour devant une lumière sourde. La silhouette lui semblait receler une familiarité obsédante.

Sire Loup ne leva pas les yeux, mais son visage blêmit comme s’il plongeait le regard à l’intérieur de lui-même, ou comme si il cherchait mentalement quelque chose. Puis il se redressa et braqua ses yeux de braise sur le personnage à la fenêtre.

— Un Grolim, déclara-t-il sèchement.

— Mort, avec un peu de chance, renchérit Silk.

Il fouilla dans sa tunique et en sortit une longue dague acérée. Il s’écarta de deux pas de la façade de la maison où le Grolim les observait, fit volte-face et lança le poignard d’une main souple et sûre.

Le poignard fracassa la vitre. On entendit un bruit étouffé, puis la lumière s’éteignit. Garion éprouva une curieuse douleur au bras gauche.

— Touché, annonça Silk avec un sourire sinistre.

— Joli, fit Barak, admiratif.

— J’ai le coup de main, répondit modestement Silk. Si c’était Asharak, je lui devais bien ça pour avoir réussi à me mystifier chez Mingan.

— Au moins, ça lui donnera à réfléchir, dit sire Loup. Inutile d’essayer de quitter discrètement la ville, maintenant qu’ils savent que nous sommes ici. Montons en selle, nous sortirons à cheval.

Il enfourcha sa monture et les mena à vive allure dans les rues.

La répulsion avait disparu, maintenant, et Garion aurait bien voulu leur parler d’Asharak, mais il n’en eut pas l’occasion tant qu’ils furent à cheval.

Une fois arrivés aux limites de la ville, ils talonnèrent leurs chevaux, qui prirent le petit galop. La neige tombait plus dru, maintenant, et dans les grands enclos, le sol battu par les sabots des chevaux était couvert d’une fine couche blanche.

— La nuit sera froide, cria Silk, sans s’arrêter.

— Nous pouvons toujours retourner à Muros, suggéra Barak. Une ou deux petites bagarres te réchaufferont peut-être les sangs.

Silk éclata de rire et talonna à nouveau son cheval.

Le campement des Algarois était à trois lieues à l’est de Muros. C’était une vaste zone entourée par une solide palissade de pieux enfoncés dans le sol. La neige tombait assez fort maintenant pour nimber le campement d’un halo indistinct. Le portail, encadré de torches sifflantes, était gardé par deux sentinelles à l’allure farouche, vêtues de justaucorps et de guêtres de cuir, tachés de neige, et coiffées de casques de métal en forme de chaudrons. La pointe de leurs lances brillait à la lueur des torches.

— Halte ! ordonna l’un des gardes en barrant le passage à sire Loup avec sa lance. Qu’est-ce qui vous amène ici à cette heure de la nuit ?

— J’ai le plus urgent besoin de parler avec votre chef de troupeau, répondit civilement sire Loup. Puis-je mettre pied à terre ?

Les deux gardes échangèrent quelques paroles.

— Vous pouvez descendre de cheval, dit l’un d’eux. Mais vos compagnons devront reculer un peu — en restant tout de même dans la lumière.

— Ah, ces Algarois ! marmonna discrètement Silk. Toujours aussi méfiants.

Sire Loup descendit de cheval et, repoussant son capuchon, fit dans la neige les quelques pas qui le séparaient des deux hommes.

Puis il se produisit une chose étrange. Le plus vieux des deux gardes dévisagea sire Loup, regarda ses cheveux et sa barbe d’argent. Il ouvrit de grands yeux, alla susurrer quelque chose à son compagnon et les deux hommes s’inclinèrent profondément devant sire Loup.

— Ce n’est pas le moment, fit sire Loup, ennuyé. Emmenez-moi devant le gardien du troupeau.

— Tout de suite, Vénérable Maître, fit très vite le plus vieux des deux gardes en se précipitant pour ouvrir le portail.

— Qu’est-ce que c’est que tout ça ? chuchota Garion à l’adresse de tante Pol.

— Les Algarois sont superstitieux, répondit-elle un peu sèchement. Ne pose donc pas tant de questions.

Ils attendirent sous la neige qui s’appesantissait sur eux et fondait sur leurs montures. Au bout d’une demi-heure, peut-être, les portes se rouvrirent devant deux douzaines de farouches cavaliers algarois, en vestes de cuir cloutées et casques métalliques, qui menaient six chevaux sellés vers eux, à travers la neige.

Sire Loup les suivait à pied, en compagnie d’un grand gaillard à la tête complètement rasée, en dehors d’une mèche qui volait au vent au sommet de son crâne.

— Notre camp est immensément honoré de votre visite, Vénérable Maître, disait l’homme, et je vous souhaite de parvenir rapidement au terme de votre voyage.

— Je n’ai pas à craindre de flâner en chemin avec des chevaux algarois, répondit sire Loup.

— Mes cavaliers vous escorteront le long d’une route qu’ils connaissent et qui vous mettra de l’autre côté de Muros en quelques heures, dit le grand bonhomme, puis ils attendront un moment pour s’assurer que vous n’êtes pas suivis.

— Je ne saurais trop vous exprimer toute ma gratitude, noble Maître du troupeau, répondit sire Loup, en s’inclinant.

— C’est moi qui vous suis reconnaissant de l’occasion qui m’est donnée de vous rendre service, reprit le chef du troupeau, en s’inclinant à son tour.

Il ne leur fallut que quelques minutes pour changer de montures. Ils firent demi-tour, puis la moitié du détachement d’Algarois prit la tête, l’autre moitié fermant la marche, et c’est dans cette formation qu’ils s’éloignèrent vers l’est, à travers les blanches ténèbres de cette nuit neigeuse.

Chapitre 10

L’obscurité cédait peu à peu du terrain, mais le lever du soleil leur fut dérobé par le duvet de la neige qui tombait inlassablement. Apparemment inépuisables, leurs chevaux aux lourds sabots hachaient la clarté indistincte du jour nouveau, arrachant un écho assourdi à la large étendue de la grand-route du Nord, maintenant recouverte d’une neige qui leur arrivait aux mollets. Garion jeta un coup d’œil par-dessus son épaule aux traces superposées de leur passage ; la neige les recouvrait avant même qu’elles ne s’engloutissent dans le brouillard gris, derrière eux.

Lorsque le jour fut complètement levé, sire Loup retint son cheval fumant et le mit au pas pendant un moment.

— Combien de chemin avons-nous parcouru ? demanda-t-il à Silk.

L’homme à tête de tête de fouine secoua la neige des plis de sa cape et regarda autour de lui, comme pour repérer un détail caractéristique dans le paysage à travers le voile de flocons en suspension dans l’air.

— Une dizaine de lieues. Peut-être plus, répondit-il enfin.

— Je ne connais pas de façon plus barbare de voyager, grommela Barak avec une petite grimace de douleur, comme il changeait de position sur sa selle.

— Réfléchis un peu à ce que ton cheval doit se dire, fit Silk en lui dédiant un grand sourire.

— A combien sommes-nous de Camaar ? demanda tante Pol.

— Camaar est à quarante lieues de Muros, répondit Silk.

— Nous allons donc être obligés de chercher une halte, dit-elle. Traqués ou non, nous ne pourrons jamais faire quarante lieues au galop sans nous arrêter.

— Je ne pense pas que nous ayons à nous inquiéter d’être suivis pour l’instant, commenta sire Loup. Les Algarois feront ce qu’il faut pour retenir Brill et ses acolytes, et même Asharak, s’ils tentent de nous poursuivre.

— Voilà au moins une chose à laquelle les Algarois auront été utiles, fit sèchement Silk.

— Si je me souviens bien, il y aurait une hôtellerie impériale à cinq lieues à l’ouest, annonça sire Loup. Nous devrions y arriver pour midi.

— Mais nous y laissera-t-on passer la nuit ? intervint Durnik, d’un ton dubitatif. Je n’ai jamais entendu dire que les Tolnedrains étaient particulièrement réputés pour leur hospitalité.

— Les Tolnedrains vendraient n’importe quoi pourvu qu’on y mette le prix, expliqua Silk. L’hôtellerie serait l’endroit rêvé. Même si Brill ou Asharak échappaient aux Algarois et nous suivaient jusque-là, les légionnaires ne les laisseraient pas faire n’importe quoi dans l’enceinte de leurs murs.

— Comment se fait-il qu’il y ait des soldats tolnedrains en Sendarie ? s’indigna Garion, en proie à un soudain élan de patriotisme.

— On trouve des légions sur toutes les grandes routes, répondit Silk. Les Tolnedrains s’entendent encore mieux à rédiger des traités qu’à flouer leurs clients.

— Il faudrait savoir ce que vous voulez, Silk, railla sire Loup en ricanant. Vous n’avez rien contre leurs grand-routes, mais vous n’aimez pas leurs légions. On ne peut pas avoir l’un sans l’autre.

— Je n’ai jamais eu la prétention d’être logique, rétorqua l’homme au nez pointu d’un ton désinvolte. Bon, maintenant, si nous voulons goûter le confort douteux de l’hôtellerie impériale avant midi, nous ferions peut-être mieux d’avancer, non ? Je ne voudrais pas priver Sa Majesté impériale de cette occasion de me vider les poches.

— Très bien, décréta sire Loup. Allons-y.

Et il pressa du talon les flancs du cheval algarois qui commençait déjà à piaffer d’impatience.

 

 

L’hôtellerie à laquelle ils parvinrent dans la pleine lumière d’un midi neigeux se présentait comme une série de bâtiments trapus entourés par un mur plus épais encore. Les légionnaires qui la tenaient n’avaient pas grand-chose de commun avec les marchands tolnedrains que Garion avait vus auparavant. Ce n’étaient pas des négociants cauteleux mais, tout au contraire, des soldats de métier aux traits sévères, qui portaient des cuirasses de métal patiné et des casques emplumés. Ils avaient l’allure fière, sinon arrogante, d’hommes pénétrés de la notion que toute la puissance de l’empire de Tolnedrie était derrière eux.

On leur servit dans la salle à manger une nourriture simple et saine, mais qui coûtait les yeux de la tête. Les petites cellules cubiques, aux couchettes étroites et dures garnies de grosses couvertures de laine, étaient d’une propreté irréprochable, mais très chères également. Les écuries, impeccables au demeurant, étaient tout aussi coûteuses, et Garion se demanda à combien leur gîte pourrait leur revenir. Mais sire Loup tirait sa bourse avec une apparente indifférence, tout comme si elle était inépuisable.

— Nous resterons ici jusqu’à demain, annonça l’homme à la barbe blanche lorsqu’ils eurent fini de manger. Espérons que la neige aura cessé de tomber d’ici là. L’idée de foncer à l’aveuglette dans la tempête ne me sourit guère. Trop de choses pourraient se cacher sur notre chemin par un temps pareil.

Garion, qui était brisé de fatigue et dormait sur place, entendit ces mots avec gratitude. Les autres continuèrent à bavarder tranquillement à table, mais il était trop fatigué pour écouter ce qu’ils racontaient.

— Garion, dit enfin tante Pol, pourquoi ne vas-tu pas te coucher ?

— Oh, ça va, tante Pol, dit-il en se redressant aussitôt, mortifié de se voir une fois de plus traité comme un enfant.

Tout de suite, Garion, dit-elle de ce ton sans réplique qu’il connaissait si bien.

Il avait l’impression qu’elle avait passé sa vie à lui dire : « tout de suite, Garion », mais il savait qu’il était inutile de discuter. Il se leva et constata avec surprise qu’il ne tenait pas sur ses jambes. Tante Pol quitta la table à son tour et l’accompagna hors de la salle à manger.

— Je peux trouver mon chemin tout seul, objecta-t-il.

— Mais bien sûr, dit-elle. Maintenant, viens avec moi.

En arrivant dans sa cellule, il se faufila tout de suite dans sa couchette.

— Ne te découvre pas, conseilla-t-elle en le bordant soigneusement. Je ne tiens pas à ce que tu prennes froid.

Elle plaça rapidement le dos de sa main fraîche sur son front, comme quand il était tout petit.

— Tante Pol ? demanda-t-il d’une voix endormie.

— Oui, Garion ?

— Qui étaient mes parents ? Je veux dire, comment s’appelaient-ils ?

— Nous ne pourrions pas parler de ça à un autre moment ? fit-elle en le regardant avec gravité.

— J’ai besoin de savoir, insista-t-il.

— Bon, eh bien, ton père s’appelait Geran, et ta mère, Ildera.

Garion réfléchit un instant.

— Ce ne sont pas des noms sendariens, remarqua-t-il enfin.

— Non, confirma tante Pol.

— Comment ça se fait ?

— C’est une très longue histoire. Et tu es beaucoup trop fatigué pour que je te la raconte tout de suite.

Comme mu par une impulsion subite, il tendit la main et effleura la mèche blanche sur le front de sa tante avec la marque qui se trouvait dans sa paume droite, laquelle se mit à le picoter. Comme cela s’était déjà produit auparavant, une fenêtre sembla s’ouvrir dans son esprit à ce contact, mais sur quelque chose de beaucoup plus dramatique cette fois. Il perçut de la colère, et il vit un unique visage — un visage qui ressemblait étrangement à celui de sire Loup, sauf que ce n’était pas le sien, et que ses traits exprimaient toute la rage du monde. Tante Pol détourna la tête.

— Je t’ai déjà dit de ne pas faire ça, Garion, dit-elle avec retenue. Tu n’es pas encore prêt.

— Il faudra que tu m’expliques un jour ce que c’est.

— Peut-être. Mais pas tout de suite. Maintenant, ferme les yeux et dors.

Alors, comme si cet ordre avait eu raison de sa volonté, il tomba instantanément dans un sommeil calme et profond.

Le lendemain matin, la neige avait cessé. Par-delà les murailles de l’hôtellerie impériale, le monde disparaissait sous un manteau d’un blanc immaculé, et l’air était voilé par une sorte de vapeur qui aurait pu être du brouillard, mais qui n’en était pas.

— Les brumes de Sendarie, fit ironiquement Silk, au petit déjeuner. Il y a des moments où je me demande comment il se fait que tout le royaume ne rouille pas d’un bloc.

Ils passèrent la journée à dévorer les lieues au galop, et s’arrêtèrent pour la nuit dans une autre hôtellerie impériale, presque identique à celle qu’ils avaient quittée le matin — tellement ressemblante en fait que pour un peu, Garion aurait eu l’impression qu’ils avaient chevauché toute la journée pour revenir à leur point de départ. C’est ce qu’il expliqua à Silk tandis qu’ils remisaient les chevaux à l’écurie.

— Les Tolnedrains sont on ne peut plus prévisibles, déclara Silk. Leurs hôtels sont tous exactement pareils. On trouve les mêmes dans toute la Drasnie, en Algarie, en Arendie et partout où ils ont construit des routes. On ne peut pas dire qu’ils brillent par l’imagination ; c’est une de leurs faiblesses.

— Ils n’en ont pas assez de faire toujours la même chose ?

— J’imagine qu’ils se sentent plus à l’aise comme ça, fit Silk en riant. Allons nous occuper du dîner.

Le lendemain, il neigeait encore, mais à midi Garion perçut dans l’air une odeur différente de celle, vaguement poussiéreuse, qui semblait toujours accompagner la neige. Il commençait à sentir la mer, comme sur les hauteurs de Darine. Il sut alors qu’ils étaient presque parvenus au terme de leur voyage.

Camaar était une grande ville — la plus vaste de Sendarie, et le port de mer le plus important du Nord — qui s’étendait depuis l’Antiquité à l’embouchure de la Grande Camaar. C’était le terme occidental naturel de la grand-route du Nord qui venait de Boktor, en Drasnie, et de là que partait, tout aussi naturellement, la grand-route de l’Ouest qui traversait l’Arendie puis l’empire de Tolnedrie, pour arriver à sa capitale, Tol Honeth. Il n’aurait pas été exagéré de dire que toutes les routes menaient à Camaar.

Par une fin d’après-midi froide et neigeuse, ils descendirent à flanc de colline vers la ville. A quelque distance de la porte, tante Pol arrêta son cheval.

— Puisque nous ne nous faisons plus passer pour des vagabonds, dit-elle, je ne vois pas pourquoi nous continuerions à descendre systématiquement dans les plus mauvaises auberges, n’est-ce pas ?

— Je n’avais pas vraiment réfléchi à ça, avoua sire Loup.

— Eh bien, moi, si, reprit-elle. J’en ai jusque pardessus la tête des hôtelleries de seconde zone et des auberges miteuses. J’ai besoin de prendre un bain, j’ai envie d’un lit propre et j’entends manger correctement. Cette fois, si ça ne vous fait rien, c’est moi qui choisirai notre gîte de ce soir.

— Mais bien sûr, Pol, fit sire Loup d’une voix mielleuse. Tout ce que tu voudras.

— Très bien, donc.

Et elle mena la marche vers la porte de la ville, les autres à sa suite.

— Que venez-vous faire à Camaar ? demanda d’un ton peu amène l’un des hommes en pelisse fourrée qui montaient la garde à la large porte.

Tante Pol repoussa son capuchon et braqua un regard inflexible sur l’homme.

— Je suis la duchesse d’Erat, déclara-t-elle d’une voix sonore. Ces gens sont de ma suite, et quant à ce qui m’amène à Camaar, c’est mon affaire.

Le garde accusa le coup mais s’inclina respectueusement.

— Que Votre Grâce me pardonne, répondit-il, je n’avais pas l’intention de l’offenser.

— Vraiment ? dit tante Pol, d’un ton tout aussi frais et l’œil non moins impitoyable.

— Je n’avais pas reconnu Votre Grâce, balbutia le pauvre homme, en se flétrissant sous ce regard inflexible. Puis-je vous être d’une quelconque assistance ?

— J’en doute fort, laissa tomber tante Pol en le toisant des pieds à la tête. Quelle est la meilleure auberge de Camaar ?

— Ce serait le Lion, ma dame.

— Et alors ? demanda-t-elle d’un ton impatient.

— Et alors quoi, ma dame ? demanda l’homme, dérouté par sa question.

— Comment y va-t-on ? Ne restez pas planté là comme un emplâtre. Parlez !

— Elle se trouve derrière le bureau de douane, répondit le garde, rouge de confusion. Suivez cette rue jusqu’à la place des Douanes. Tout le monde pourra vous indiquer le Lion.

Tante Pol rabattit son capuchon sur sa tête.

— Donnez quelque chose à cet homme, ordonna-t-elle par-dessus son épaule, et elle entra dans la ville sans un regard en arrière.

— Mille mercis, dit le garde comme Garion se penchait pour lui donner une petite pièce. Je dois admettre que je n’avais encore jamais entendu parler de la duchesse d’Erat.

— Heureux homme, commenta sire Loup.

— C’est une femme d’une grande beauté, reprit l’homme, admiratif.

— Et elle a un caractère en rapport, l’avertit sire Loup.

— C’est ce que j’ai vu.

— Nous avons vu que vous voyiez, fit malicieusement Silk.

Ils talonnèrent leurs chevaux et rattrapèrent tante Pol.

— La duchesse d’Erat, hein ? demanda Silk d’un ton doucereux.

— Les manières de cet homme m’ont irritée, fit tante Pol, altière. Et j’en ai assez de prendre des allures de pauvresse devant des étrangers.

Arrivé à la place des Douanes, Silk aborda un marchand à l’air affairé qui avançait tant bien que mal sur les pavés couverts de neige.

— Holà, l’ami ! dit-il de la façon la plus insultante possible, en arrêtant son cheval juste devant le marchand, stupéfait. Ma maîtresse, la duchesse d’Erat, voudrait connaître le chemin de l’auberge dite du Lion. Soyez assez bon pour le lui indiquer.

Le marchand cilla et s’empourpra, flagellé par le ton de cet homme à la tête de fouine.

— Dans cette rue, sur votre gauche, répondit-il sèchement, en indiquant la direction du doigt. Ce n’est pas tout près. La façade est ornée d’une enseigne représentant un lion.

Silk eut un reniflement peu amène, jeta quelques pièces dans la neige, aux pieds de l’homme et, très grand seigneur, cabra son cheval avant de lui faire faire demi-tour. Le marchand, remarqua Garion, prit l’air rigoureusement outragé, mais ne s’en pencha pas moins pour ramasser dans la neige les pièces que Silk y avait jetées.

— Je doute fort que ces gens oublient notre passage de si tôt, dit aigrement sire Loup quand ils furent bien engagés dans la rue.

— Ils se rappelleront avoir vu passer une noble dame arrogante, dit Silk. Cet artifice en vaut un autre.

A l’auberge, tante Pol ne se contenta pas de demander les modestes chambres à coucher habituelles ; elle exigea tout un appartement.

— Mon chambellan s’occupera du règlement, dit-elle à l’aubergiste, en indiquant sire Loup. Notre équipage est à quelques jours de route avec le reste de ma suite, aussi aurai-je besoin des services d’une couturière et d’une femme de chambre. Vous voudrez bien y pourvoir.

Sur quoi elle se détourna et entama d’une allure impériale l’ascension du long escalier qui menait à ses appartements, tandis qu’une servante se précipitait pour lui montrer le chemin.

— La duchesse a de la présence, n’est-ce pas ? risqua l’aubergiste comme sire Loup commençait à compter les pièces de sa bourse.

— C’est le moins que l’on puisse dire, acquiesça sire Loup. J’ai appris qu’il était sage de ne pas s’opposer à sa volonté.

— Je suivrai donc votre exemple, l’assura l’aubergiste. Ma cadette est très serviable. Je la mettrai à la disposition de Sa Grâce.

— Soyez-en remercié, mon ami, lui dit Silk. Notre maîtresse est prompte à s’irriter lorsqu’elle tarde à obtenir ce qu’elle désire, et c’est nous qui faisons les frais de son déplaisir.

Ils gravirent de concert l’escalier menant aux appartements que tante Pol avait réservés, et entrèrent dans le grand salon, une pièce splendide, plus richement meublée que toutes celles que Garion avait vues jusqu’alors. Les murs étaient tendus de tapisseries aux dessins compliqués. Une profusion de bougies — de vraie cire et non pas de piètre suif fumant — brillaient de tous leurs feux dans des candélabres fixés aux murs et dans un chandelier massif posé sur la table cirée. Un bon feu pétillait joyeusement dans la cheminée, et un grand tapis au dessin curieux couvrait le sol.

Tante Pol se réchauffait les mains, debout devant le feu.

— Cela ne vaut-il pas mieux que les bouges sordides du port, avec leurs relents de poisson crevé et de marins mal lavés ? demanda-t-elle.

— Que la duchesse d’Erat me pardonne, fit sire Loup, d’un ton quelque peu acerbe, mais je me permets de lui faire remarquer que ce n’est pas le meilleur moyen de passer inaperçu, et que le prix de ces appartements nourrirait une garnison pendant une semaine.

— Tu ne vas pas te mettre à mégoter, maintenant, espèce de Vieux Loup Solitaire ? D’abord, qui prendrait au sérieux une noble dame trop gâtée ? Ensuite, tes charrettes n’avaient pas empêché l’immonde Brill de nous retrouver. Au moins cette nouvelle apparence offre-t-elle l’avantage du confort, tout en nous permettant de nous déplacer plus rapidement.

— J’espère seulement que nous n’aurons pas à le regretter.

— Arrête un peu de râler, vieillard gâteux.

— Oh, et puis après tout, fais comme tu voudras, Pol. Il poussa un soupir à fendre l’âme.

— Mais j’en ai bien l’intention !

— Quelle conduite devons-nous adopter, dame Pol ? demanda Durnik, d’un ton hésitant, apparemment déconcerté par les manières soudainement royales de Pol. Je ne suis guère familiarisé avec les façons de faire des grands de ce monde.

— C’est très simple, Durnik, dit-elle en le toisant de la tête aux pieds, remarquant son bon visage honnête et son assurance tranquille. Aimeriez-vous être le grand régisseur de la duchesse d’Erat, et le maître de ses écuries ?

Durnik eut un petit rire gêné.

— De bien nobles titres pour une besogne que j’ai accomplie toute ma vie, dit-il. Je devrais arriver sans peine à m’acquitter de cette tâche, mais cette dignité sera peut-être un peu lourde à porter.

— Tu t’en sortiras admirablement, ami Durnik, le rassura Silk. Avec ton visage honnête, les gens croiront tout ce que tu voudras bien leur raconter. Si j’avais une tête comme la tienne, je pourrais voler la moitié du monde. Et moi, ma dame, demanda-t-il à tante Pol, en se tournant vers elle, quel rôle suis-je censé jouer ?

— Vous serez mon intendant, dit-elle. La filouterie qui caractérise ordinairement cette fonction devrait parfaitement vous convenir.

Silk fit une révérence ironique.

— Et moi ? demanda Barak avec un grand sourire.

— Mon homme d’armes, répondit-elle. Je doute fort d’arriver à vous faire passer pour un maître à danser. Contentez-vous de rester près de moi et d’arborer cet air dangereux.

— Et moi, tante Pol ? demanda Garion. Qu’est-ce que je suis, moi ?

— Tu pourras être mon page.

— Qu’est-ce que c’est, un page ?

— Quelqu’un qui va chercher les choses dont on a besoin.

— C’est ce que j’ai fait toute ma vie. C’est comme ça que ça s’appelle ?

— Ne sois pas impertinent. Tu répondras aussi à la porte, et tu annonceras les visiteurs. Et lorsque je serai mélancolique, tu chanteras pour moi.

— Hein ? fit-il d’un ton incrédule. Chanter, moi ?

— C’est ce que l’on fait dans cette circonstance.

— Tu ne me ferais pas faire ça, dis, tante Pol ?

— Votre Grâce, corrigea-t-elle. Et tu dois me vouvoyer.

— Vous ne resterez pas gracieuse très longtemps si vous devez m’écouter chanter, la prévint-il. Je n’ai pas une très belle voix.

— Tu t’en sortiras très bien, chéri, dit-elle.

— Quant à moi, intervint sire Loup, j’ai déjà été bombardé chambellan de Votre Grâce.

— Chargé du service de ma chambre, précisa-t-elle, administrateur de mon domaine et gardien des cordons de ma bourse.

— Ah, je savais bien que ça finirait par retomber sur moi.

Quelqu’un frappa timidement à la porte.

— Va voir qui c’est, Garion, dit tante Pol. Garion alla ouvrir. Une petite jeune fille aux cheveux châtain clair, vêtue d’une robe toute simple, d’un tablier et d’un bonnet amidonnés, était plantée devant la porte et braquait sur lui le regard craintif de ses grands yeux marron.

— Oui ? demanda-t-il.

— On m’a dit de venir m’occuper de la duchesse, dit-elle tout bas.

— La servante de Votre Grâce est arrivée, annonça Garion.

— Parfait, dit tante Pol. Entre, mon enfant. La petite fille entra dans la pièce.

— Comme tu es mignonne, dit tante Pol.

— Merci, ma dame, fit la fillette, avec une ébauche de révérence et en rosissant de toutes ses forces.

— Et comment t’appelles-tu ?

— Donia, ma dame.

— Joli nom, fit tante Pol. Maintenant, passons aux choses sérieuses. Y aurait-il au moins un baquet, sinon une baignoire, dans cet établissement ?

 

Le lendemain matin, la neige tombait de plus belle, enfouissant les toits des maisons voisines sous des montagnes de blancheur immaculée et envahissant les ruelles étroites.

— Je crois que notre quête tire à sa fin, déclara sire Loup en regardant intensément au-dehors, par la fenêtre aux vitres ridées de la pièce aux tapisseries.

— Il est peu probable que celui que nous cherchons reste longtemps à Camaar, dit Silk.

— Très peu probable en effet, renchérit sire Loup, mais une fois que nous aurons retrouvé sa trace, nous pourrons avancer plus vite. Allons voir en ville si j’ai raison.

Après le départ de sire Loup et de Silk, Garion bavarda un moment avec Donia. Elle devait avoir à peu près le même âge que lui, et si elle n’était pas aussi jolie que Zubrette, Garion trouvait très séduisants ses immenses yeux bruns et sa voix douce. Les choses allaient on ne peut mieux entre eux lorsque la couturière de tante Pol arriva, requérant la présence de Donia dans la chambre où la duchesse d’Erat se parait de ses nouveaux atours.

Ne se sentant manifestement pas chez lui dans le décor luxueux de leurs appartements, Durnik était allé se réfugier aux écuries sitôt le petit déjeuner avalé, aussi Garion se retrouva-t-il en compagnie du géant Barak, qui s’activait à polir inlassablement, avec une petite pierre, une minuscule entaille sur le fil de son épée — souvenir de l’escarmouche de Muros. Garion n’avait jamais été très à l’aise avec le gigantesque gaillard à la barbe rouge. Barak ne parlait pas beaucoup, et on aurait dit qu’une sorte de menace planait autour de lui. C’est ainsi que Garion passa la matinée à examiner les tapisseries tendues aux murs du salon et qui représentaient des chevaliers armés de pied en cap, des collines couronnées de châteaux forts, et des jeunes femmes étrangement anguleuses en train de se morfondre dans des jardins.

— C’est typiquement arendais, fit Barak, juste derrière lui.

Garion sursauta. Le grand bonhomme s’était déplacé si doucement que Garion ne l’avait pas entendu approcher.

— A quoi vois-tu ça ? demanda poliment Garion.

— Les Arendais adorent les tapisseries, gronda Barak. Et puis comme ça, leurs femmes peuvent s’occuper à tisser de jolis dessins pendant que les hommes passent leur temps à se faire des entailles dans leurs armures.

— Ils ne portent pas vraiment tout ça ? demanda Garion en indiquant un chevalier vêtu d’une lourde armure.

— Oh si ! (Barak se mit à rire.) Et bien d’autres choses encore. Même leurs chevaux sont caparaçonnés. Ils ont une façon aberrante de faire la guerre.

— Et ça aussi, c’est arendais ? fit Garion en effleurant le tapis de la pointe de sa chaussure.

Barak hocha la tête en signe de dénégation.

— Mallorien, dit-il.

— Comment ça a pu faire tout le chemin pour arriver là ? J’ai entendu dire que la Mallorie se trouvait à l’autre bout du monde.

— C’est très loin, acquiesça Barak, mais un marchand serait capable d’aller deux fois plus loin pour gagner de l’argent. On voit très souvent ce genre de marchandises venir de Gar og Nadrak à Boktor, par la route des Caravanes du Nord. Les tapis malloriens sont très prisés des riches. Moi, je n’aime pas tellement ça. Je n’apprécie pas beaucoup tout ce qui vient des Angaraks.

— Combien y a-t-il de races angaraks ? demanda Garion. Je connais les Murgos, et puis les Thulls, et j’ai même entendu parler de la bataille de Vo Mimbre entre autres, mais c’est à peu près tout ce que je sais.

— Il y en a cinq tribus, répondit Barak en se rasseyant et en se remettant à polir son épée. Les Murgos, les Thulls, les Nadraks, les Malloriens, et les Grolims, évidemment. Ils vivent dans les quatre royaumes de l’Est : la Mallorie, Gar og Nadrak, Mishrak ac Thull et Cthol Murgos.

— Et les Grolims, ils habitent où ?

— Ils n’ont pas de pays à eux, répondit sinistrement Barak. Les Grolims sont les grands prêtres de Torak à l’Œil Mort, et il y en a partout dans les royaumes angaraks. C’est eux qui pratiquent les sacrifices en l’honneur de Torak. Une douzaine de batailles de Vo Mimbre n’auraient pas fait couler plus de sang angarak que les coutelas des Grolims. Garion eut un frisson.

— Pourquoi Torak prend-il tant de plaisir à massacrer son propre peuple ? demanda-t-il.

— Qui peut comprendre une chose pareille ? répondit Barak avec un haussement d’épaules. C’est un Dieu pervers et maléfique. Il y en a qui croient qu’il est devenu fou après avoir contraint l’Orbe à ouvrir la terre en deux, quand elle s’est vengée en lui brûlant l’œil et en lui réduisant la main en cendres.

— Comment peut-on fendre le monde ? demanda Garion. Je n’ai jamais compris cette partie de l’histoire.

— Telle est la puissance de l’Orbe d’Aldur qu’elle est capable de tout, répondit Barak. Quand Torak l’a élevée au-dessus de sa tête, le monde a été fendu en deux par son pouvoir, et les mers se sont engouffrées dans la brèche pour noyer les terres. C’est une très vieille histoire, mais je pense qu’elle est vraie.

— Où est l’Orbe d’Aldur, maintenant ? demanda abruptement Garion.

Barak braqua sur lui ses yeux d’un bleu glacial dans son visage pensif, mais il ne dit rien.

— Tu veux que je te dise ce que je pense ? reprit Garion, comme en proie à une impulsion soudaine. Je pense que l’Orbe d’Aldur a été volée, et que c’est ce que sire Loup est en train d’essayer de retrouver.

— Et moi, je crois qu’il vaudrait mieux que tu ne penses pas tant à ce genre de chose, l’avertit Barak.

— Mais j’ai envie de savoir, protesta Garion, poussé par la curiosité, en dépit des paroles de Barak et des mises en garde de sa voix intérieure. Tout le monde me traite comme un gamin ignorant. Tout ce que je fais, c’est de vous courir derrière sans avoir la moindre idée de ce que nous faisons. Et d’abord, qui est sire Loup ? Pourquoi les Algarois se sont-ils comportés comme ça quand ils l’ont vu ? Et comment peut-il arriver à suivre quelque chose qu’il ne voit pas ? Dis-le-moi, Barak, s’il te plaît ?

— Ne compte pas sur moi pour ça, répondit Barak en riant. Ta tante m’arracherait la barbe poil par poil si je faisais cette bêtise-là.

— Tu n’as pas peur d’elle, tout de même ?

— N’importe quel homme doué de bon sens aurait peur d’elle, répondit Barak en se relevant et en glissant son épée dans son fourreau.

— De tante Pol ? répéta Garion, incrédule.

— Tu n’as pas peur d’elle, peut-être ? demanda Barak, caustique.

— Non, répondit Garion, avant de se dire que ce n’était pas tout à fait exact. Enfin, elle ne me fait pas vraiment peur. C’est plutôt que...

II ne finit pas sa phrase, incapable de s’expliquer.

— Exactement, souligna Barak. Eh bien, dis-toi que je ne suis pas plus téméraire que toi, mon garçon. Tu poses trop de questions auxquelles je ne suis pas assez bête pour répondre. Si tu veux en savoir plus long à ce sujet, il faudra que tu le demandes à ta tante.

— Elle ne me dira rien, confia Garion, d’un ton boudeur. Elle ne me dit jamais rien. Elle ne veut même pas me parler de mes parents. Enfin, elle ne m’en a presque rien dit.

— Ça, c’est bizarre, commenta Barak en fronçant les sourcils.

— Je crois qu’ils n’étaient pas sendariens, poursuivit Garion. Ils n’avaient pas des noms sendariens, et Silk dit que je ne suis pas sendarien — enfin, je n’en ai pas l’air.

Barak le regarda plus attentivement.

— Non, convint-il enfin. Maintenant que tu me le dis, je m’en rends compte, en effet. Tu ressemblerais davantage à un Rivien qu’autre chose, mais pas tout à fait non plus.

— Tante Pol est de Riva ? Barak plissa les yeux.

— Il me semble que nous en revenons à ces questions auxquelles je serais mieux inspiré de ne pas répondre.

— Je le saurai bien un jour.

— Mais pas aujourd’hui, et pas par moi. Allez, viens, j’ai besoin d’exercice. Allons dans la cour ; je vais t’apprendre à te servir d’une épée.

— Moi ? s’exclama Garion, toute curiosité subitement bannie par cette idée exaltante.

— Tu es à un âge où tu devrais commencer à apprendre, reprit Barak. Le jour viendra peut-être où tu trouveras ça bien utile.

Vers la fin de l’après-midi, alors que Garion commençait à avoir mal au bras à force de brandir la lourde épée de Barak et que la pensée même d’apprendre les rudiments du métier de guerrier avait commencé à devenir beaucoup moins excitante, sire Loup et Silk reparurent. Ils étaient trempés parce qu’ils avaient pataugé toute la journée dans la neige, mais sire Loup avait les yeux brillants et son visage arborait une expression extraordinairement radieuse. Ils le suivirent dans l’escalier qui menait vers leur suite et entrèrent dans le salon.

— Va dire à ta tante de nous rejoindre, dit-il à Garion en retirant son manteau mouillé et en approchant du feu pour se réchauffer.

Garion comprit tout de suite que ce n’était pas le moment de poser des questions. Il s’empressa d’aller frapper à la porte luisante derrière laquelle tante Pol était restée enfermée toute la journée avec la couturière.

— Qu’est-ce que c’est ? fit la voix de tante Pol.

— Sire... euh, votre chambellan est rentré, ma dame, annonça Garion, se rappelant au dernier moment qu’elle n’était pas seule. Il aimerait s’entretenir avec vous un instant.

— Oh, très bien, dit-elle.

Elle ressortit au bout d’une minute, refermant la porte derrière elle d’une main ferme.

Garion resta bouche bée. Elle était si éclatante dans sa robe d’épais velours bleu qu’il en avait presque le souffle coupé. Il la contempla avec une admiration sans bornes.

— Où est-il ? demanda-t-elle. Ne reste pas la bouche ouverte comme ça, Garion, ça ne se fait pas.

— Que tu es belle ! tante Pol, balbutia-t-il.

— Oui, mon chou, dit-elle en lui tapotant la joue. Je sais. Allons, où est ce Vieux Loup Solitaire ?

— Dans la pièce aux tapisseries, répondit-il, incapable de détourner les yeux.

— Eh bien, qu’est-ce que tu attends ? Allons-y.

Ils prirent le petit couloir qui menait au salon, où les autres les attendaient, debout autour de la cheminée.

— Alors ? commença-t-elle.

Sire Loup la regarda, les yeux encore brillants.

— Très bon choix, Pol, approuva-t-il d’un ton admiratif. Le bleu a toujours été la couleur qui fallait le mieux.

— Ça te plaît ? demanda-t-elle en écartant les bras et en tournant sur elle-même d’une façon presque enfantine, de telle sorte que tout le monde puisse voir comme la robe lui allait bien. J’espère que tu es content, vieux bonhomme, parce que ça va te coûter une fortune.

— Ça, je n’en ai pas douté une seconde, répondit sire Loup en riant.

La robe de tante Pol eut sur Durnik un effet d’une évidence poignante. Les yeux du pauvre homme se mirent à lui sortir de la tête, et son visage devint d’abord très pâle puis complètement écarlate, avant d’adopter une expression tellement désespérée que Garion en fut touché au vif.

Silk et Barak, quant à eux, s’inclinèrent devant elle sans un mot, mais avec un ensemble étonnant, et les yeux de tante Pol se mirent à étinceler devant leur hommage muet.

— Elle est passée par ici, annonça gravement sire Loup.

— Tu en es sûr ? demanda tante Pol.

— Le souvenir de son passage est inscrit dans les pierres mêmes, répondit-il en hochant la tête.

— Elle est venue par la mer ? s’enquit tante Pol.

— Non, il a dû toucher terre dans une crique inconnue, plus loin sur la côte, et il l’a amenée par la route.

— Et il a repris le bateau ?

— J’en doute, reprit sire Loup. Je le connais bien. Il n’est pas à l’aise sur l’eau.

— En dehors du fait, intervint Barak, qu’il aurait suffi d’un mot à Anheg, le roi de Cherek, pour qu’il se retrouve avec une centaine de vaisseaux de guerre à ses trousses. Personne ne peut échapper aux navires de Cherek, sur mer, et il le sait.

— Vous avez raison, acquiesça sire Loup. Je pense qu’il évitera les domaines aloriens. C’est probablement pour cela qu’il a préféré ne pas emprunter la route du Nord, qui traverse l’Algarie et la Drasnie. L’Esprit de Belar est fort dans les royaumes d’Alorie, et même ce brigand n’est pas assez téméraire pour risquer la confrontation avec le Dieu-Ours.

— Ce qui ne lui laisse le choix qu’entre l’Arendie et l’Ulgolande, fit Silk.

— J’opterais plutôt pour l’Arendie, suggéra sire Loup. La colère d’Ul est encore plus terrible que celle de Belar.

— Pardonnez-moi, intervint Durnik, qui ne parvenait pas à détacher ses yeux de tante Pol. Tout ça est très troublant. Je crois n’avoir seulement jamais entendu le nom du malfaiteur.

— Je regrette, mon bon Durnik, répondit sire Loup, mais nous ne pouvons pas nous permettre de le nommer. Il dispose de pouvoirs qui lui permettraient de connaître tous nos mouvements si nous l’avertissions de l’endroit où nous nous trouvons, et il peut entendre prononcer son nom à des milliers de lieues de distance.

— Il serait sorcier ? demanda Durnik, comme s’il ne pouvait en croire ses oreilles.

— Ce n’est pas tout à fait le terme approprié, reprit sire Loup. C’est celui qu’emploient les hommes qui ne maîtrisent pas cet art particulier. Disons plutôt le « voleur », encore que je serais très tenté de lui donner quelques autres appellations infiniment moins aimables.

— Peut-on dire avec certitude qu’il se dirige bien vers les royaumes angaraks ? questionna Silk en plissant le front. Parce que, dans ce cas, il serait peut-être plus rapide d’aller directement en bateau à Tol Honeth et de reprendre la piste sur la route des Caravanes du Sud, en direction de Cthol Murgos.

Sire Loup secoua la tête.

— Mieux vaut ne pas risquer de perdre sa trace maintenant que nous l’avons retrouvée. Nous ne savons pas ce qu’il a derrière la tête. Peut-être a-t-il l’intention de conserver par-devers lui la chose qu’il a dérobée au lieu de la remettre aux Grolims. Il se pourrait même qu’il cherche refuge en Nyissie.

— Ce qu’il ne pourrait faire sans la complicité de Salmissra, dit tante Pol.

— Ce ne serait pas la première fois que la reine du Peuple des Serpents se mêlerait de choses qui ne la regardent pas, souligna sire Loup.

— Si les choses tournaient de la sorte, reprit tante Pol d’un ton qui ne présageait rien de bon, je pense que je m’octroierais le plaisir de régler son compte de façon radicale à la femme-serpent.

— Il est encore trop tôt pour le dire, dit sire Loup. Demain, nous achèterons des provisions et nous traverserons la Camaar pour aller en Arendie. Je reprendrai la piste de l’autre côté. C’est tout ce que nous pouvons faire pour l’instant : le suivre à la trace. Une fois que nous serons certains de l’endroit où il nous mène, nous pourrons choisir entre les différentes options qui s’offrent à nous.

De la cour de l’auberge maintenant plongée dans l’obscurité s’éleva le bruit des sabots d’un bon nombre de chevaux.

Barak s’approcha vivement de la fenêtre et jeta un coup d’œil au-dehors.

— Des soldats, dit-il brièvement.

— Ici ? demanda Silk en se précipitant derrière les vitres à son tour.

— On dirait un détachement de soldats du roi, nota Barak.

— Je ne vois pas en quoi nous pourrions les intéresser, commenta tante Pol.

— Sauf s’ils ne sont pas ce qu’ils semblent être, insinua Silk. On peut se procurer toutes sortes d’uniformes sans trop de difficultés.

— Ce ne sont pas des Murgos, déclara Barak. Je les reconnaîtrais.

— Brill n’est pas un Murgo non plus, reprit Silk en scrutant les ténèbres de la cour.

— Essayez d’entendre ce qu’ils disent, lui conseilla sire Loup.

Barak entrouvrit précautionneusement l’une des fenêtres, et les bougies se mirent à vaciller dans le courant d’air glacé. Dans la cour, juste en dessous d’eux, le capitaine du détachement parlementait avec l’aubergiste.

— ... Un peu plus grand que la moyenne, la barbe et les cheveux blancs, courts. Il ne voyage peut-être pas tout seul.

— Il y a bien chez nous un homme qui correspond à votre description, Votre Honneur, disait l’aubergiste, d’un ton dubitatif, mais cela ne peut pas être l’homme que vous cherchez. Il s’agit du grand chambellan de la duchesse d’Erat, qui m’honore de sa présence.

— La duchesse de quoi ! demanda sèchement le capitaine.

— D’Erat, répondit l’aubergiste. Une très grande dame, d’une beauté stupéfiante, et au port majestueux.

— Je crois que j’aimerais bien m’entretenir un instant avec Sa Grâce, dit le capitaine, en mettant pied à terre.

— Je vais lui demander si elle peut recevoir Votre Honneur, répondit l’aubergiste.

Barak referma la fenêtre.

— Je vais m’occuper de cet importun, dit-il fermement.

— Non, fit sire Loup. Ses hommes sont trop nombreux. Et s’ils sont bien ce qu’ils semblent être, ce sont de braves gens qui ne nous ont rien fait.

— Il y a toujours l’escalier de derrière, suggéra Silk. Nous pourrions être à trois rues de là avant qu’il n’ait atteint la porte.

— Et s’il a posté des hommes derrière l’auberge ? objecta tante Pol. Que ferons-nous alors ? Puisqu’il vient parler avec la duchesse d’Erat, pourquoi ne pas laisser la duchesse s’occuper de lui ?

— Toi, tu as une idée derrière la tête, fit sire Loup.

— Ne vous montrez pas, dit-elle. Je vais lui parler. Je devrais parvenir à nous en débarrasser jusqu’à demain matin, ce qui nous laisserait le temps de traverser la rivière et de passer en Arendie avant son retour.

— Possible, admit sire Loup, mais ce capitaine m’a tout l’air d’un homme déterminé.

J’ai déjà eu affaire à des hommes déterminés. Il faut nous décider en vitesse, dit Silk, depuis la porte. Il est déjà dans l’escalier.

— Nous allons faire ce que tu dis, Pol, décréta sire Loup en ouvrant la porte de la chambre voisine.

— Garion, appela tante Pol. Toi, tu restes ici. Une duchesse ne saurait rester seule.

Sire Loup et les autres quittèrent précipitamment le salon.

— Qu’est-ce que je dois faire, tante Pol ? souffla Garion.

— N’oublie pas que tu es mon page, mon chou, répondit-elle en prenant place dans un grand fauteuil, presque au centre de la pièce, et en arrangeant les plis de sa robe. Ne t’éloigne pas de ma personne et essaie d’avoir l’air aux petits soins pour moi. Je m’occupe du reste.

— Oui, ma dame, dit Garion.

L’aubergiste frappa à la porte, annonçant le capitaine, qui se révéla être un homme de belle prestance, aux yeux gris, pénétrants. Garion, qui faisait de son mieux pour avoir l’air empressé, demanda le nom du soldat et se tourna vers tante Pol.

— Un certain capitaine Brendig demande à vous voir, Votre Grâce, déclara-t-il. Il dit que c’est pour une affaire de la plus haute importance.

Tante Pol le regarda un instant comme si elle évaluait la validité de la requête.

— Oh, très bien, dit-elle enfin. Fais-le entrer.

Le capitaine Brendig entra dans la pièce, s’inclinant avec déférence devant tante Pol.

— De quoi s’agit-il, capitaine ? demanda-t-elle.

— Je ne prendrais pas la liberté d’importuner Votre Grâce si ma mission ne revêtait pas une importance capitale, s’excusa Brendig. Je tiens mes ordres du roi en personne, et nul mieux que vous ne doit savoir que nous nous devons d’obtempérer à ses injonctions.

— Je devrais pouvoir vous consacrer quelques moments, pour les affaires de Sa Majesté.

— Le roi aimerait faire appréhender un individu, reprit Brendig. Un homme d’un certain âge, à la barbe et aux cheveux blancs. Je me suis laissé dire qu’il se trouvait, parmi les gens de votre suite, un homme répondant à ce signalement.

— Cet homme aurait-il commis un crime ? demanda-t-elle.

— Le roi n’a rien dit de tel, Votre Grâce, répondit-il. J’ai seulement pour instructions d’arrêter cet homme et de le conduire au palais, à Sendar, ainsi que tous ceux qui l’accompagnent.

— Je ne suis pas souvent à la cour, dit tante Pol. Il est peu vraisemblable que l’un quelconque des membres de ma suite puisse intéresser le roi à ce point.

— Votre Grâce, dit délicatement Brendig, en dehors de mes fonctions à la tête de l’un des régiments du roi, j’ai également l’honneur de porter le titre de baronet. J’ai passé toute ma vie à la cour, et je dois avouer que je ne vous y ai jamais vue. Je n’aurais pas oublié de sitôt une dame de votre lignage et d’une aussi stupéfiante beauté.

Tante Pol inclina légèrement la tête comme pour le remercier du compliment.

— Je suppose que j’aurais dû m’en douter, Messire Brendig. Vos manières ne sont pas celles d’un quelconque soldat.

— En outre, Votre Grâce, poursuivit-il, toutes les tenures du royaume me sont bien connues. Le district d’Erat est un comté, si je ne m’abuse, et le comte d’Erat est un petit homme grassouillet — qui se trouve, tout à fait par hasard, être mon grand-oncle. Le dernier duché de cette partie de Sendarie date de l’époque où le royaume était encore sous l’autorité souveraine des Arendais wacites.

Tante Pol braqua sur lui un regard polaire.

— Or, ma dame, poursuivit Brendig, presque en s’excusant, les Arendais wacites ont été exterminés par leurs cousins asturiens à la fin du troisième millénaire. Il y a plus de deux mille ans qu’il n’y a plus de noblesse wacite.

— Je vous remercie de cette leçon d’histoire, Messire, dit froidement tante Pol.

— Tout ceci est pourtant bien en dehors de la question qui nous intéresse, n’est-ce pas ? poursuivit Brendig. Je suis mandaté par mon roi pour ramener l’homme dont je vous ai parlé. Sur votre honneur, ma dame, connaissez-vous cet homme ?

La question resta en suspens entre eux, et, se rendant compte avec une soudaine panique qu’ils étaient pris, Garion faillit appeler Barak à l’aide.

C’est alors que la porte de la chambre voisine s’ouvrit devant sire Loup.

— Inutile de poursuivre cette conversation, dit-il. Je suis l’homme que vous cherchez. Pourquoi Fulrach de Sendarie veut-il me voir ?

Brendig le regarda, apparemment sans surprise.

— Sa Majesté n’a pas jugé utile de me mettre dans la confidence. Elle vous l’expliquera sans doute elle-même, dès que nous serons au palais de Sendar.

— Le plus tôt sera le mieux, dans ce cas, dit sire Loup. Quand partons-nous ?

— Nous partirons pour Sendar tout de suite après le petit déjeuner, demain matin, dit Brendig. J’accepterai votre parole qu’aucun de vous ne tentera de quitter cette auberge pendant la nuit. Je préférerais ne pas soumettre la duchesse d’Erat à l’indignité de la faire consigner à la caserne locale. Les cellules en sont, à ce qu’on m’a dit, des plus inconfortables.

— Vous avez ma parole, dit sire Loup.

— Merci, fit Brendig avec une petite courbette. Je dois aussi vous avertir que je suis contraint de poster des gardes autour de cette auberge. Pour votre propre sécurité, cela va de soi.

— Votre sollicitude nous touche, Messire, déclara sèchement tante Pol.

— Votre serviteur, ma dame, fit Brendig avec une profonde révérence.

Sur ces mots, il tourna les talons et quitta la pièce.

Ce n’était qu’une porte de bois ciré, Garion le savait bien. Mais lorsqu’elle se referma derrière Brendig, elle lui sembla retentir d’un bruit sinistre, implacable, telle la porte d’un donjon.

Chapitre 11

Il leur fallut neuf jours pour parcourir, par la route côtière, les cinquante lieues qui séparaient Camaar de Sendar, la capitale. Le capitaine Brendig calculait soigneusement leur avance, et son détachement de soldats était organisé de façon à leur interdire toute idée d’évasion. Bien qu’il eût cessé de neiger, la route était encore très difficile, et un vent glacial soufflait impitoyablement de la mer sur les vastes landes enneigées. Ils descendaient toutes les nuits dans les hôtelleries sendariennes placées à intervalles réguliers, comme autant de bornes, le long de cette côte inhabitée. Si elles n’étaient pas aussi bien équipées que leurs homologues tolnedraines de la grand-route du Nord, elles étaient tout de même convenables. Le capitaine Brendig semblait très soucieux de leur confort, mais cela ne l’empêchait pas de demander à ses hommes de monter la garde toutes les nuits.

Le second soir, Garion était assis près du feu, à côté de Durnik, et regardait lugubrement dans les flammes. Durnik était son plus vieil ami, et Garion avait désespérément besoin d’amitié en ce moment précis.

— Durnik, dit-il enfin.

— Oui, petit ?

— Tu es déjà allé dans un cachot ?

— Qu’aurais-je pu faire pour qu’on me mette au cachot ?

— Non, je me disais que tu aurais peut-être eu l’occasion d’en voir un, un jour.

— Les honnêtes gens n’ont rien à faire dans ce genre d’endroit, répondit Durnik.

— J’ai entendu dire que c’était horrible, noir, froid, et plein de rats.

— Mais qui parle de cachots ? demanda Durnik.

— Je crains fort que nous n’en sachions bientôt beaucoup plus à ce sujet, fit Garion en s’efforçant de ne pas avoir l’air trop terrifié.

— Nous n’avons rien fait de mal, dit Durnik.

— Alors pourquoi le roi nous a-t-il fait arrêter comme cela ? Les rois ne font pas des choses pareilles sans de bonnes raisons.

— Nous n’avons rien fait de mal, répéta obstinément Durnik.

— Peut-être que sire Loup a fait quelque chose, lui, suggéra Garion. Le roi ne l’aurait pas envoyé quérir par tous ces soldats sans raison — et il se pourrait bien que nous nous retrouvions aux oubliettes avec lui rien que parce que nous sommes ses amis.

— Des choses comme cela ne peuvent pas arriver en Sendarie, affirma Durnik.

Le lendemain, un vent furieux soufflait de la mer. Mais c’était un vent chaud, et la neige qui couvrait la route sur un pied de haut commença à fondre. Vers midi, il se mit à pleuvoir, et c’est lamentablement trempés qu’ils parvinrent à l’étape suivante.

— Il est à craindre que nous ne soyons obligés d’attendre que le vent soit tombé avant de repartir, dit ce soir-là le capitaine Brendig, en regardant par l’une des petites fenêtres de l’hôtel. La route sera impraticable demain matin.

Ils passèrent la journée du lendemain et la suivante tassés dans la minuscule salle commune de l’hôtel, à écouter le vent rabattre la pluie sur les murs et le toit, sous le regard de Brendig et de ses soldats qui ne relâchèrent pas leur attention un seul instant.

— Silk..., dit Garion, le deuxième jour, en se rapprochant du banc où somnolait le petit homme à la tête de fouine.

— Oui, Garion ? répondit Silk en sortant de son apathie.

— Comment est le roi ?

— Quel roi ?

— Le roi de Sendarie.

— Fou, comme tous les rois, répondit Silk en riant. Les rois sendariens sont peut-être un peu plus bêtes que les autres, mais c’est normal. Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Eh bien..., fit Garion en hésitant. Imaginons que quelqu’un ait fait quelque chose qui n’a pas plu au roi, et qu’il voyage avec d’autres personnes et que le roi les fasse tous arrêter. Crois-tu que le roi enverrait tout le monde aux oubliettes ? Ou bien est-ce qu’il laisserait partir les gens qui n’ont rien fait et qu’il ne garderait que celui qui a mal agi ?

Silk le regarda un instant et c’est d’une voix ferme qu’il répondit.

— Cette question est indigne de toi, Garion. Garion s’empourpra.

— J’ai peur des oubliettes, dit-il d’une petite voix, parfaitement honteux de lui-même, tout d’un coup. Je ne veux pas passer la fin de mes jours dans le noir sans seulement savoir pourquoi.

— Les rois de Sendarie sont des hommes justes et honnêtes, déclara Silk. Peut-être pas aussi brillants qu’on pourrait le souhaiter, hélas, mais toujours justes.

— Comment peut-on être roi si l’on n’est pas sagace ? demanda Garion.

— La sagacité est un trait de caractère utile chez un roi, répondit Silk, mais pas indispensable.

— Comment fait-on pour devenir roi, alors ? demanda Garion.

— Il y a des hommes qui naissent rois, répondit Silk. L’individu le plus stupide du monde peut être roi ; il suffit qu’il ait eu les bons parents. Mais les rois Sendariens sont un peu désavantagés parce qu’ils ont commencé tout en bas de l’échelle.

— En bas de l’échelle ?

— Ils ont été élus. C’était la première fois qu’un peuple élisait son roi. Il fallait être sendarien pour avoir une idée pareille.

— Comment s’y prend-on pour élire un roi ?

— Très mal, Garion, répondit Silk avec un sourire. C’est un piètre moyen de choisir son roi. Les autres méthodes sont pires, mais l’élection est une très mauvaise façon de désigner un roi.

— Raconte-moi comment ça s’est passé, demanda Garion.

Silk jeta un bref coup d’œil vers la fenêtre battue par la pluie, à l’autre bout de la pièce, et haussa les épaules.

— Enfin, ça fera toujours passer le temps.

Il se cala contre son dossier, tendit ses pieds vers le feu et commença son histoire, d’une voix assez forte pour être entendu du capitaine Brendig, qui, assis non loin de là, écrivait quelque chose sur un morceau de parchemin.

— Tout a commencé il y a quinze cents ans environ, La Sendarie n’était pas encore un royaume, alors, ni même une nation indépendante. C’était un territoire rattaché tantôt à Cherek ou à l’Algarie, tantôt à l’Arendie du Nord — aux Wacites ou aux Asturiens, selon l’issue des guerres civiles arendaises. Lorsque ces guerres furent enfin parvenues à un terme, faute de combattants, les Wacites ayant été écrasés et les Asturiens défaits et refoulés dans les profondeurs inexplorées de la grande forêt d’Arendie septentrionale, l’empereur de Tolnedrie, Ran Horb II, décida d’y instaurer un royaume.

— Comment se fait-il que l’empereur de Tolnedrie ait pu prendre ce genre de décision pour la Sendarie ? demanda Garion.

— L’Empire a le bras très long, dit Silk. La grand-route du Nord avait été ouverte au cours de la seconde Dynastie Borune. C’est Ran Borune IV qui en avait entrepris la construction, si je ne m’abuse, n’est-ce pas, Capitaine ?

— Cinq, répondit Brendig sans lever le nez, et avec quelque aigreur. Ran Borune V.

— Merci, Capitaine. Je n’arrive jamais à me fourrer la chronologie des dynasties Borune dans la tête. Enfin, les légions impériales se trouvaient déjà en Sendarie, où elles veillaient à l’entretien de la grand-route, et lorsque l’on a des troupes dans une zone, il est fatal que l’on y exerce une certaine autorité, vous n’êtes pas d’accord, Capitaine ?

— C’est vous qui racontez l’histoire, répondit sèchement Brendig.

— En effet, acquiesça Silk. Cela dit, ne t’y trompe pas, Garion ; si Ran Horb prit cette décision, ce n’est pas vraiment par générosité. Les Tolnedrains ne font jamais rien gratuitement. C’est tout simplement que les Arendais mimbraïques avaient fini par l’emporter dans les guerres civiles arendaises — à l’issue de mille années de perfidies et d’effusions de sang — et que la Tolnedrie ne pouvait pas se permettre de laisser les Mimbraïques s’étendre vers le nord. En fondant un État indépendant en Sendarie, il interdisait aux Mimbraïques l’accès aux routes du commerce qui menaient en Drasnie, et il empêchait le siège du pouvoir mondial de se déplacer vers Vo Mimbre, ce qui aurait pour ainsi dire relégué Toi Honeth, la capitale impériale, à l’arrière-plan.

— Tout ça paraît très compliqué, fit Garion.

— Pas vraiment, répondit Silk. Ce n’est de la politique, et la politique a toujours été un jeu très simple, vous ne trouvez pas, Capitaine ?

— C’est un jeu auquel je ne joue pas, dit Brendig, sans lever les yeux.

— Vraiment ? demanda Silk. Vous avez survécu si longtemps à la cour sans jamais faire de politique ? Vous êtes un homme extraordinaire, Capitaine. En tout cas, les Sendariens se retrouvèrent tout d’un coup à la tête d’un royaume... sans noblesse héréditaire authentique. Oh, il se trouvait bien çà et là quelques nobles tolnedrains qui coulaient une retraite paisible sur leurs terres, divers prétendants à tel ou tel titre wacite ou asturien, voire un ou deux chefs de guerre cheresques et leurs Séides, mais aucune véritable aristocratie sendarienne. Et c’est ainsi qu’ils décidèrent de procéder à des élections nationales — pour se choisir un roi, tu comprends, auquel reviendrait le soin de conférer des titres de noblesse. C’est ce que l’on peut appeler une approche très pragmatique, typiquement sendarienne, du problème.

— Comment ont-ils fait pour élire leur roi ? demanda Garion, qui commençait à oublier sa terreur du cachot, tant il était fasciné par cette histoire.

— En faisant voter tout le monde, répondit simplement Silk. Il est probable, évidemment, que les parents votèrent pour leurs enfants, mais il n’y eut apparemment que très peu de fraude. Le reste du monde se gaussa copieusement de toutes ces inepties, mais les Sendariens n’en continuèrent pas moins à organiser suffrage après suffrage, pendant une douzaine d’années.

— Six ans, en fait, fit Brendig, le visage toujours enfoui dans son parchemin. De 3827 à 3833.

— Et il y eut plus de mille candidats, dit Silk avec emphase.

— Sept cent quarante-trois, rectifia Brendig, tendu.

— Je reconnais mon erreur, noble capitaine, fit Silk. Je suis bien réconforté de sentir auprès de moi la présence d’un expert tel que vous pour me reprendre. Je ne suis qu’un pauvre marchand drasnien qui ne connaît pas grand-chose à l’histoire. Bon, quoi qu’il en soit, à l’issue du vingt-troisième scrutin, ils finirent par élire leur roi, un certain Fundor, fermier de son état, qui faisait pousser les rutabagas.

— Il ne faisait pas seulement pousser des rutabagas, fit Brendig, en levant un visage courroucé.

— Bien sûr que non, fit Silk, en se frappant le front du plat de la main. Comment ai-je pu oublier les choux ? Il cultivait aussi les choux. N’oublie jamais les choux, Garion. Enfin, tous ceux qui croyaient compter pour quelque chose en Sendarie firent le voyage jusqu’à la ferme de Fundor où ils le trouvèrent en train de fumer furieusement ses terres ; ils n’eurent qu’un seul cri : « Salut à toi, Fundor le Magnifique, Roi de Sendarie », et tombèrent à deux genoux en son auguste présence.

— Cela va continuer longtemps ? demanda Brendig d’un ton affligé, en levant les yeux.

— C’est le petit qui veut savoir, Capitaine, répondit Silk d’un air innocent. Il est de notre devoir, en tant qu’aînés, de l’instruire de l’histoire de notre passé, vous ne trouvez pas ?

— Vous pouvez toujours raconter ce que vous voulez, fit Brendig, d’un ton glacial.

— Merci pour votre autorisation, Capitaine, fit Silk avec une inclination de tête. Et tu sais ce que le roi de Sendarie a dit, à ce moment-là, Garion ?

— Non, répondit Garion. Qu’est-ce qu’il a dit ?

— « Je prie Leurs Seigneuries », a dit le roi, « de prendre soin de leurs atours. Je viens de mettre du fumier dans la plate-bande dans laquelle elles sont agenouillées. »

Barak, qui était assis non loin de là, se mit à rugir d’allégresse en se frappant le genou d’une de ses énormes mains.

— Je trouve tout cela rien moins qu’amusant, Monsieur, déclara froidement le capitaine Brendig en se levant. Je ne me moque pas du roi de Drasnie, moi, n’est-ce pas ?

— Vous êtes un homme courtois, Capitaine, répondit Silk, d’un ton mielleux. Et un gentilhomme. Je ne suis qu’un pauvre hère qui s’efforce de faire son chemin dans le monde.

Brendig lui jeta un regard impuissant avant de faire volte-face et de quitter la pièce en frappant le sol du talon.

 

 

Le lendemain matin, le vent était tombé et la pluie avait cessé. La route était un véritable bourbier, mais Brendig décréta qu’ils ne pouvaient pas se permettre d’attendre plus longtemps. Le trajet fut difficile, ce jour-là, mais il fut un peu plus aisé le lendemain, car la route avait commencé à sécher.

Apparemment peu préoccupée par le fait qu’ils aient été arrêtés sur ordre du roi, tante Pol ne se départit pas de son attitude altière. Garion, quant à lui, ne voyait guère l’intérêt de s’enferrer dans ce subterfuge et souhaitait avec ferveur qu’elle y renonce. L’intelligence pratique avec laquelle elle avait toujours mené ses cuisines à la ferme de Faldor semblait avoir cédé la place à une forme d’obstination et d’intransigeance que Garion trouvait particulièrement désespérantes. Pour la première fois de sa vie, il avait l’impression qu’une sorte de distance s’était établie entre eux, un vide qu’il n’y avait jamais eu auparavant. En outre, et pour arranger encore les choses, l’incertitude de plus en plus obsédante qui le taraudait depuis la déclaration sans équivoque de Silk, sur la colline, à la sortie de Winold, selon laquelle tante Pol ne pouvait pas être sa tante, venait gravement ébranler le sentiment de sa propre identité, de sorte que Garion se trouva souvent en train d’agiter cette terrible question : « Qui suis-je ? »

Sire Loup semblait avoir changé, lui aussi. Il ne disait plus grand-chose, ni sur la route ni le soir, dans les hôtelleries. Il passait la majeure partie de son temps assis tout seul dans un coin, une expression maussade peinte sur la face, et il n’aimait pas être dérangé.

Enfin, le neuvième jour après leur départ de Camaar, ils virent le bout des vastes marais salants, et la campagne, le long de la côte, devint plus vallonnée. Il était midi et le pâle soleil d’hiver venait justement de percer les nuages lorsqu’ils arrivèrent au sommet d’une colline qui dominait la citée fortifiée de Sendar, nichée dans la vallée, devant la mer.

Le détachement de gardes en faction à la porte sud s’empressa de saluer le capitaine Brendig comme celui-ci menait la petite troupe dans la ville, et il leur rendit fraîchement leur salut. Les larges rues de la ville semblaient grouiller de gens revêtus de leurs plus beaux atours, et qui vaquaient à leurs affaires d’un air important, comme s’ils étaient investis de missions vitales pour le monde.

Barak, qui se trouvait à côté de Garion à ce moment-là, eut un reniflement méprisant.

Des courtisans. Pas un seul homme digne de ce nom dans le tas.

— Un mal nécessaire, mon cher Barak, fit Silk pardessus son épaule au grand bonhomme. Il faut de petites gens pour accomplir les tâches insignifiantes qui permettent à un royaume de tourner.

Ils traversèrent une place d’une grandeur majestueuse, puis ils suivirent une large avenue qui menait au palais. C’était un immense bâtiment, aux nombreux étages et flanqué de vastes ailes qui s’étendaient de chaque côté de la cour pavée. La structure entière était surmontée par une tour ronde qui était de loin l’édifice le plus élevé de toute la ville.

— Où crois-tu que sont les oubliettes ? demanda Garion à Durnik lorsqu’ils s’arrêtèrent.

Je te serais extrêmement reconnaissant, Garion, fit Durnik d’un air peiné, d’arrêter un peu de parler d’oubliettes.

Le capitaine Brendig mit pied à terre pour aller à la rencontre d’un homme à l’air tatillon, vêtu d’une tunique brodée et d’un chapeau à plumes, qui descendait un escalier monumental, devant le palais, et venait au-devant d’eux. Ils parlementèrent quelques instants, comme s’ils n’étaient pas d’accord.

— Je tiens mes ordres du roi en personne, dit Brendig, si fort qu’ils l’entendirent de là où ils se trouvaient. J’ai pour consigne d’amener ces gens devant lui à l’instant même de notre arrivée.

— Je reçois aussi mes directives de Son Altesse, fit le personnage tatillon, et j’ai pour instructions de faire en sorte qu’ils soient présentables avant qu’on les conduise à la salle du trône. Je vais me charger d’eux.

— Ils resteront sous ma responsabilité, comte Nilden, tant qu’ils ne seront pas devant Son Altesse en personne, répondit froidement Brendig.

— Je ne permettrai pas à vos soldats de traîner leurs pieds boueux dans les salles du palais, Messire Brendig, fit le comte.

— Eh bien, nous attendrons ici, Comte Nilden, répondit Brendig. Soyez assez bon pour aller quérir Sa Majesté.

— Aller quérir ? Le comte en restait pantois. Je suis grand majordome de la maison du roi, Messire Brendig, je ne vais rien chercher, ni quérir qui que ce soit.

Brendig tourna les talons comme s’il s’apprêtait à se remettre en selle.

— Oh, très bien, fit le comte Nilden d’un ton irrité. Puisqu’il faut en passer par vos exigences... Qu’ils s’essuient les pieds, au moins.

Brendig s’inclina froidement.

— Je n’oublierai pas cela, Messire Brendig, conclut Nilden, d’un ton menaçant.

— Moi non plus, Comte Nilden, répondit Brendig. Ils mirent tous pied à terre, et, les soldats de Brendig serrant leurs captifs de plus près encore, ils traversèrent la cour jusqu’à une large porte qui s’ouvrait dans l’aile occidentale du palais, vers le centre.

— Veuillez me suivre, je vous prie, fit le comte Nilden, en jetant un coup d’œil consterné aux soldats couverts de boue.

Ils suivirent un vaste corridor. L’appréhension le disputait à la curiosité dans l’esprit de Garion. En dépit des paroles réconfortantes de Silk et de Durnik, et des implications réconfortantes contenues dans la déclaration du comte Nilden selon laquelle il était censé les rendre présentables, la menace de geôles humides où pullulaient les rats et agrémentées d’un chevalet, d’une roue et de moult autres instruments tout aussi peu engageants, n’avait rien perdu de sa vraisemblance. D’un autre côté, c’était la première fois de sa vie qu’il entrait dans un palais, et il ne savait où poser le regard. La partie de son esprit qui lui parlait parfois intérieurement avec un froid détachement lui dit que ses craintes étaient probablement sans fondement, et qu’en restant ainsi bouche bée, il ressemblait vraiment à un cul-terreux ahuri.

Le comte Nilden les mena directement à une partie du couloir où s’ouvraient de hautes portes de bois ciré.

— Celle-ci est pour le garçon, annonça-t-il en tendant le doigt vers l’une d’elles.

L’un des soldats ouvrit la porte, et Garion entra bien à contrecœur dans la pièce, tout en continuant à regarder par-dessus son épaule en direction de tante Pol.

— Allons, viens par ici, dit une voix quelque peu impatiente.

Garion fit volte-face, ne sachant à quoi s’attendre.

— Ferme donc la porte, petit, fit un homme de belle prestance qui l’attendait auprès d’un grand baquet de bois d’où s’élevaient des volutes de vapeur. Nous n’avons pas toute la journée devant nous, tu sais. Allez, enlève vite ces guenilles sales et saute là-dedans. Sa Majesté attend.

Trop troublé pour répondre ou même protester, Garion entreprit maladroitement de défaire sa tunique.

Après lui avoir fait prendre son bain et démêlé les cheveux, l’homme l’aida à enfiler les vêtements qui avaient été soigneusement préparés sur un banc non loin de là. Son pantalon de paysan, en grosse laine brune, fit place à un autre, bleu, brillant, et beaucoup plus fin. Ses bottes boueuses, déformées, furent remplacées par des chaussures de cuir souple. Il portait désormais une douce tunique de lin blanc, et, par-dessus, un pourpoint d’un bleu profond, doublé d’une fourrure argentée.

— Je ne vois pas comment on pourrait faire mieux en si peu de temps, dit l’homme qui l’avait baigné et habillé, en le toisant d’un regard critique. Au moins, je ne serai pas trop gêné quand tu te présenteras devant le roi.

Garion marmonna des remerciements et resta planté là, comme s’il attendait un complément d’instructions.

— Eh bien, vas-y, maintenant, petit. Il ne faut pas faire attendre Sa Majesté.

Silk et Barak bavardaient tranquillement, debout dans le couloir. Barak était absolument magnifique avec son pourpoint de brocart vert, mais il n’avait pas l’air à l’aise sans son épée. Le pourpoint de Silk était d’un beau noir intense, bordé d’argent, et ses favoris hirsutes avaient été soigneusement taillés en une courte barbe élégante.

— Mais qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Garion en les rejoignant.

— Nous allons être présentés au roi, dit Barak, et nos braves vieux vêtements auraient pu lui faire offense. Les rois ne sont pas habitués à contempler les gens ordinaires.

Durnik émergea de l’une des pièces, le visage blême de colère.

— Cet imbécile habillé comme je ne sais quoi voulait m’aider à prendre mon bain, dit-il, en s’étouffant d’indignation.

— C’est l’usage, expliqua Silk. Les invités nobles ne sont pas censés se baigner tous seuls. J’espère que tu ne l’as pas vexé.

— Je ne suis pas noble, et je suis parfaitement capable de me baigner tout seul, répondit Durnik, furieux. Je lui ai dit que j’allais le noyer dans son baquet s’il ne garait pas ses sales pattes. Après ça, il ne m’a plus embêté, mais il m’a volé mes vêtements. Il a fallu que je mette ceux-là à la place, dit-il en indiquant ses vêtements, qui étaient tout à fait semblables à ceux de Garion. J’espère que personne ne me verra avec cette défroque.

— Barak dit que le roi pourrait s’estimer offensé s’il nous voyait avec nos vrais vêtements, lui expliqua Garion.

— Le roi n’aura pas l’occasion de poser le regard sur ma personne, répondit Durnik, et je n’aime pas avoir l’air de ce que je ne suis pas. J’attendrai dehors, avec les chevaux, si on veut bien me rendre mes vrais vêtements.

— Un peu de patience, Durnik, conseilla Barak. Nous allons éclaircir cette affaire avec le roi, et nous reprendrons notre route.

Si Durnik était en colère, sire Loup était dans ce qu’on aurait pu décrire comme le paroxysme de la fureur. Il surgit dans le couloir vêtu d’une robe blanche immaculée, dotée d’un profond capuchon dans le dos.

— Ça, quelqu’un va me le payer ! dit-il, furieux.

— Mais ça vous va rudement bien, fit Silk, admiratif.

— Vous avez toujours eu un goût des plus douteux, Messire Silk, répondit-il d’un ton polaire. Où est Pol ?

— La gente dame n’a pas encore fait son apparition, répondit Silk.

— Ça, il fallait s’y attendre, répondit sire Loup, en s’asseyant sur un banc, non loin de là. Autant nous installer confortablement. Les préparatifs de Pol peuvent durer un bon moment.

Alors, ils prirent leur mal en patience. Le capitaine Brendig, qui avait changé de pourpoint et de bottes, faisait les cent pas en voyant les minutes s’écouler. Garion, quant à lui, n’en revenait pas de l’accueil qui leur était réservé. Ils ne semblaient pas être en état d’arrestation, mais l’image des oubliettes était toujours présente à son esprit, et cela suffisait à le rendre très nerveux.

C’est alors que tante Pol fit son apparition. Elle portait la robe de velours bleu qu’elle s’était fait faire à Camaar, et un petit diadème sur la tête qui libérait la mèche blanche qu’elle avait sur le front. Elle avait véritablement un port de reine, et le visage sévère.

— Non, déjà, dame Pol ? demanda sèchement sire Loup. J’espère que tu ne t’es pas sentie obligée de te presser pour nous.

Elle ignora son commentaire et les examina soigneusement l’un après l’autre.

— Je suppose que ça fera l’affaire, dit-elle en arrangeant distraitement le col du pourpoint de Garion. Donne-moi le bras, Vieux Loup Solitaire, et allons voir ce que nous veut le roi de Sendarie.

Sire Loup quitta le banc sur lequel il était vautré, lui présenta son bras, et ils s’éloignèrent dans le couloir. Le capitaine Brendig n’eut que le temps de rassembler ses hommes, qui leur emboîtèrent le pas, en ordre quelque peu dispersé.

— Si vous voulez me permettre, Votre Grâce, dit-il, de loin, à tante Pol, je vais vous indiquer le chemin.

— Nous connaissons le chemin, Messire Brendig, répondit-elle sans prendre la peine de tourner la tête.

Le comte Nilden, le grand majordome, les attendait, planté devant une gigantesque porte à deux battants gardée par des plantons en uniforme. Il s’inclina légèrement devant tante Pol et claqua des doigts. Aussitôt, les hommes d’armes ouvrirent la porte en grand, vers l’intérieur.

Le comte Nilden les fit entrer dans une salle immense, au haut plafond voûté, et dont les murs étaient couverts de ce qui semblait être des hectares de lourdes draperies de velours rouge. Il y avait des chandelles dans tous les coins, et des douzaines de personnes vêtues de leurs plus beaux atours allaient et venaient en bavardant un peu partout, comme indifférentes à la présence du roi. Fulrach, le roi de Sendarie, était un petit homme replet à la courte barbe brune. Il était assis, l’air apparemment pas très à l’aise, sur un trône à haut dossier couronné d’un dais, placé au bout de la salle du trône.

Puis-je vous annoncer ? demanda le comte Nilden à sire Loup.

— Fulrach me connaît, répondit brièvement sire Loup en avançant à grandes enjambées sur le long tapis cramoisi qui menait au trône, tante Pol toujours à son bras. Garion et les autres les suivirent docilement, Brendig et ses soldats sur leurs talons, au milieu de la foule tout d’un coup silencieuse des courtisans et de leurs dames.

Ils s’arrêtèrent au pied du trône, et sire Loup s’inclina plutôt fraîchement. Tante Pol, les yeux de glace, fit une petite courbette, tandis que Barak et Silk se fendaient d’une révérence aussi digne qu’aristocratique. Durnik et Garion s’empressèrent de les imiter, bien que pas tout à fait aussi gracieusement, peut-être.

— S’il plaît à Sa Majesté, fit, dans leur dos, la voix de Brendig, voici ceux qu’Elle a fait rechercher.

— Je savais que je pouvais compter sur vous, Messire Brendig, répondit le roi d’une voix plutôt quelconque. Vous n’avez pas usurpé votre réputation. Acceptez mes remerciements.

Puis il braqua sur sire Loup et ses compagnons un regard indéchiffrable. Garion commença à trembler.

— Mon cher vieil ami, fit le roi à sire Loup, il y a bien trop d’années que nous ne nous sommes rencontrés.

— Avez-vous complètement perdu l’esprit, Fulrach ? cracha sire Loup d’une voix qui ne porta pas plus loin que les oreilles du roi. Pourquoi avez-vous décidé de me mettre des bâtons dans les roues en ce moment, entre tous ? Et qu’est-ce qui vous prend de m’affubler de ce déguisement ridicule ? dit-il en faisant mine de plumer le devant de sa robe d’un air dégoûté. Avez-vous décidé d’annoncer ma présence à tous les Murgos d’ici à la pointe d’Arendie ?

Le roi prit une expression attristée.

— Je craignais bien que vous le preniez comme ça, dit-il tout aussi bas que sire Loup. Je vous expliquerai quand nous pourrons parler en privé.

Il se tourna rapidement vers tante Pol comme pour tenter au moins de préserver les apparences de la dignité.

— Il y avait beaucoup trop longtemps aussi que nous ne vous avions vue, gente dame. Vous avez beaucoup manqué à Layla et aux enfants, et je me languissais de vous.

— Votre Altesse est trop bonne, dit tante Pol, non moins froidement.

Le roi accusa le coup.

— De grâce, gente dame, fit-il d’un ton d’excuse, ne me jugez pas trop hâtivement. J’avais des raisons impérieuses d’agir ainsi. J’espère que la sommation de Messire Brendig ne vous a pas été trop pénible.

— Lord Brendig a été la courtoisie même, dit tante Pol, sur le même ton.

Elle jeta un coup d’œil à Brendig, qui était devenu très pâle tout à coup.

— Et vous, Messire Barak, se hâta d’enchaîner le roi, comme pour tenter de récupérer une situation mal engagée, comment se porte votre cousin, notre cher frère le roi Anheg de Cherek ?

— Il allait à merveille la dernière fois que je l’ai vu, Votre Altesse, répondit Barak d’un ton cérémonieux. Il ne se tenait peut-être pas très droit, mais cela n’a rien d’exceptionnel chez Anheg.

Le roi eut un ricanement un peu nerveux et se rabattit précipitamment sur Silk.

— Le prince Kheldar de la Maison royale de Drasnie, dit-il. Nous sommes surpris de rencontrer d’aussi nobles visiteurs dans notre royaume, et passablement offensé qu’ils n’aient pas décidé de venir nous voir de leur propre chef pour nous permettre de les saluer. Font-ils si peu de cas du roi de Sendarie qu’il ne mérite même pas une petite visite ?

— Nous n’avions pas l’intention de manquer de respect à Votre Majesté, répondit Silk en s’inclinant, mais notre mission était d’une telle urgence que nous n’avions guère le loisir de sacrifier aux règles de la courtoisie.

A cette réplique, le roi leur lança un clin d’œil d’avertissement et se mit, chose surprenante, à esquisser avec ses doigts les gestes à peine perceptibles de la langue secrète drasnienne.

Pas ici. Trop d’oreilles aux alentours.

Puis il jeta un regard interrogatif à Durnik et Garion.

Tante Pol fit un pas en avant.

— Voici maître Durnik du district d’Erat, Votre Majesté, dit-elle. Un homme brave et honnête.

— Bienvenue à ma cour, Maître Durnik, dit le roi. Je ne puis qu’espérer que les hommes pourront aussi dire de moi un jour que j’étais un homme brave et honnête.

Durnik s’inclina maladroitement, le visage empli de stupeur.

— Je ne suis qu’un simple forgeron, Votre Altesse, dit-il, mais j’espère que tous les hommes sauront que je suis le sujet le plus loyal et le plus dévoué de Votre Altesse.

— Bien dit, Maître Durnik, fit le roi avec un sourire, avant de regarder Garion.

Tante Pol suivit son regard.

— Ce garçon, Votre Majesté, dit-elle d’un air détaché, répond au nom de Garion. On me l’a confié il y a quelques années de cela, et il nous accompagne parce que je ne savais pas quoi faire de lui.

Un froid terrible s’installa dans l’estomac de Garion. La certitude que ces paroles anodines étaient en fait l’expression de la pure et simple vérité le terrassa. Et elle n’avait même pas essayé d’amortir le coup. Elle avait réduit sa vie à néant avec une indifférence qui lui faisait presque plus mal encore que l’anéantissement proprement dit.

— Sois aussi le bienvenu, Garion. Tu voyages en bien noble compagnie pour quelqu’un d’aussi jeune.

— Je ne savais pas qui ils étaient, Votre Majesté, dit Garion, d’un ton misérable. Personne ne me dit jamais rien.

Le roi eut un petit rire indulgent, bienveillant.

— En grandissant, Garion, dit-il, tu te rendras probablement compte que l’innocence de la jeunesse est l’état le plus heureux qui se puisse concevoir. J’ai entendu récemment dire des choses que j’aurais préféré de beaucoup ignorer.

— Pourrions-nous nous entretenir en privé, maintenant, Fulrach ? demanda sire Loup, d’une voix plus irritée que jamais.

— Chaque chose en son temps, mon bon ami, répondit le roi. J’ai ordonné que l’on fasse préparer un banquet en votre honneur. Layla et les enfants nous attendent. Allons dîner. Nous aurons le temps, plus tard, de parler de certaines choses.

Sur ces paroles, il se leva et descendit du trône. Abîmé dans sa détresse personnelle, Garion se rapprocha de Silk.

— Le prince Kheldar, hein ? demanda-t-il, dans une tentative désespérée pour s’intéresser à autre chose qu’à la monstrueuse réalité qui venait de s’abattre sur lui.

— Un accident de naissance, Garion, répondit Silk avec un haussement d’épaules. On ne m’a pas demandé mon avis. Par bonheur, je ne suis que le neveu du roi de Drasnie, et très loin sur la liste d’accession au trône. Je ne suis pas en danger immédiat d’accéder au pouvoir.

— Et Barak... ?

— C’est le cousin du roi Anheg de Cherek, répondit Silk, en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Quel est ton titre exact, Barak ? demanda-t-il.

— Je suis comte de Trellheim, tonna Barak. Pourquoi me demandes-tu ça ?

— C’est le petit qui se posait des questions, répondit Silk.

— Tout ça, c’est des bêtises, de toute façon, dit Barak. Mais quand Anheg est devenu roi, il a bien fallu que quelqu’un devienne chef du clan. On ne peut pas être les deux à la fois, à Cherek. Il y en a qui disent que ça porterait malheur — surtout aux chefs des autres clans.

— Je n’ai aucun mal à comprendre pourquoi, fit Silk en éclatant de rire.

— C’est un titre vide de sens, de toute façon, observa Barak. Il n’y a pas eu de guerres des clans à Cherek depuis plus de trois mille ans maintenant. Je laisse mon frère cadet se débrouiller à ma place. C’est un garçon un peu simple ; un rien l’amuse. Sans compter que ça embête ma femme.

— Tu es marié ? Garion était stupéfait.

— Si l’on peut dire, fit aigrement Barak.

Silk flanqua un coup de coude dans les côtes de Garion. C’était un sujet délicat.

— Pourquoi ne nous l’as-tu pas dit ? demanda Garion d’un ton accusateur. Pour tes titres, je veux dire.

— Ça aurait fait une différence ? demanda Silk.

— Eh bien... non, admit Garion, mais... (Il s’interrompit, incapable de traduire ses sentiments en paroles.) Je n’y comprends rien, conclut-il faiblement.

— Tout s’expliquera en temps utile, lui dit Silk d’un ton rassurant alors qu’ils entraient dans la salle du festin.

Dans la pièce, qui était presque aussi vaste que la salle du trône, se trouvaient de longues tables couvertes de nappes fines et, là encore, il y avait des chandelles partout. Un serviteur était planté derrière chaque chaise, et tout était supervisé par une petite dame replète, au visage rayonnant et qui portait une minuscule couronne perchée de façon précaire sur le sommet du crâne. Elle se précipita au-devant d’eux en les voyant entrer.

— Chère Pol, dit-elle, tu as une mine splendide ! Elle embrassa chaleureusement tante Pol, et les deux femmes commencèrent à bavarder avec animation.

— C’est la reine Layla, expliqua rapidement Silk. On l’a surnommée la Mère de la Sendarie. Les quatre enfants qui sont là sont à elle. Elle en a encore quatre ou cinq autres — plus âgés et sûrement au loin, au service de l’état, puisque Fulrach insiste pour que ses enfants gagnent leur vie. Les autres rois ont l’habitude de dire, en manière de plaisanterie, que la reine Layla est perpétuellement enceinte depuis l’âge de quatorze ans, mais c’est sûrement parce qu’ils sont obligés d’envoyer des cadeaux royaux à chaque nouvelle naissance. Cela dit, c’est tout de même une excellente épouse, et elle empêche le roi Fulrach de faire trop de bêtises.

— Elle connaît tante Pol, dit Garion, que ce fait dérangeait, sans qu’il sache pourquoi.

— Tout le monde connaît ta tante Pol, répondit Silk. Comme tante Pol et la reine, toujours plongées dans leur conversation, se dirigeaient vers la table d’honneur, Garion resta à côté de Silk.

Ne me laisse pas commettre d’impairs, fit-il, le plus discrètement possible, par gestes.

Silk eut un clin d’œil en réponse.

Une fois qu’ils furent tous assis et que la nourriture se mit à arriver, Garion commença à se détendre. Il se rendit compte qu’il n’avait qu’à faire comme Silk, et les subtilités complexes du cérémonial qui entourait le dîner cessèrent bientôt de l’inquiéter. La conversation, autour de lui, était très relevée et presque totalement incompréhensible, mais il se fit la réflexion qu’il était peu probable que quiconque fasse attention à lui, et qu’il s’en sortirait sûrement très bien s’il se contentait de fermer la bouche et de baisser les yeux sur son assiette.

Un noble d’un certain âge, à la barbe d’argent joliment bouclée, se pencha vers lui.

— J’ai entendu dire que vous aviez beaucoup voyagé, ces temps-ci, dit-il d’un ton quelque peu condescendant. Comment va le royaume, jeune homme ?

Garion jeta à Silk, assis en face de lui, un regard éperdu.

Qu’est-ce que je dois répondre ? demanda-t-il par signes.

Dis-lui que le royaume ne va ni mieux ni plus mal qu’on ne pouvait s’y attendre, compte tenu des circonstances, répondit Silk.

Garion répéta scrupuleusement ces propos.

— Ah, ah, dit le noble. C’est tout à fait ce que je pensais. Vous êtes bien observateur pour votre âge, mon garçon. J’adore parler avec les jeunes gens. Ils ont des idées si rafraîchissantes.

Qui est-ce ? demanda Garion, toujours par signes.

Le comte de Seline, répondit Silk. Un vieux raseur, mais sois bien poli avec lui. Dis-lui « Messire » quand tu t’adresses à lui.

— Et comment avez-vous trouvé les routes ? s’enquit le comte.

— Quelque peu défoncées, Messire, répondit Garion, sous la dictée de Silk. Mais quoi d’étonnant à cela à cette époque de l’année, n’est-ce pas ?

— En effet, approuva le comte. Vous êtes vraiment un garçon prodigieux !

L’étrange conversation à trois se poursuivit ainsi quelque temps, et Garion commençait même à s’amuser, car les commentaires que Silk lui fournissait semblaient étonner le vieux monsieur.

Mais le banquet arriva enfin à son terme, et le roi quitta son siège à la tête de la table d’honneur.

— Et maintenant, chers amis, annonça-t-il, nous souhaiterions, la reine Layla et moi-même, nous entretenir avec nos nobles hôtes en privé, ce pour quoi nous vous prions de nous excuser.

Il offrit son bras à tante Pol, sire Loup présenta le sien à la petite reine grassouillette, et tous quatre se dirigèrent vers le fond de la salle.

Le comte de Seline dédia un large sourire à Garion et jeta un coup d’œil de l’autre côté de la table.

— J’ai beaucoup apprécié notre conversation, Prince Kheldar, dit-il à Silk. Je suis peut-être un vieux raseur, comme vous dites, mais cela constitue parfois un avantage, ne trouvez-vous pas ?

Silk eut un rire sinistre.

— J’aurais dû me douter qu’un vieux renard de votre espèce ne pouvait pas ignorer la langue secrète, Messire.

— Un héritage d’une jeunesse dissipée, fit le comte en riant. Votre élève est très doué, Prince Kheldar, mais il a un drôle d’accent.

— Il faisait froid quand il a appris, Messire, dit Silk, et nous avions les doigts un peu raides. Je remédierai à ce petit défaut dès que nous en aurons le temps.

Le vieux noble parut incroyablement satisfait d’avoir damé le pion à Silk.

— Un garçon épatant, dit-il en tapotant l’épaule de Garion, sur quoi il s’éloigna en ricanant tout seul.

— Tu savais depuis le début qu’il comprenait tout, dit Garion, d’un ton accusateur.

— Evidemment, dit Silk. Les agents de renseignements drasniens connaissent tous les adeptes de la langue secrète. Il peut être parfois utile de laisser intercepter certains messages soigneusement sélectionnés. Cela dit, il ne faut pas sous-estimer le comte de Seline ; il n’est pas impossible qu’il soit au moins aussi malin que moi. Mais tu as vu comme il était content de nous avoir surpassés en finesse ?

— Tu ne peux jamais rien faire sans finasser ? demanda Garion, d’un ton quelque peu grognon.

Il était convaincu, quelque part, d’avoir été le dindon de la farce.

— Jamais, à moins d’y être rigoureusement obligé, mon Garion, répondit Silk en riant. Les gens comme moi rusent constamment. Même quand ce n’est pas rigoureusement indispensable. Notre vie dépend parfois de notre faculté à tromper notre prochain, et il faut toujours rester l’esprit en éveil.

— Ça doit être une façon bien solitaire de vivre, observa plutôt finement Garion, inspiré, il faut bien le dire, par sa voix intérieure. Tu ne fais jamais vraiment confiance à personne, n’est-ce pas ?

—J’imagine que non, répondit Silk. C’est un jeu, Garion. Un jeu auquel nous jouons tous avec talent — si nous voulons faire de vieux os, du moins. Nous nous connaissons tous, car la corporation est très restreinte. La rétribution est considérable, mais au bout d’un moment, on ne joue plus le jeu que pour le plaisir de surclasser l’adversaire. Cela dit, tu as raison. C’est une vie solitaire, et parfois immorale, mais la plupart du temps très amusante.

Le comte Nilden vint vers eux et s’inclina poliment.

— Son Altesse vous fait dire, au jeune garçon et à vous-même, Prince Kheldar, de la rejoindre, ainsi que vos autres amis, dans ses appartements privés. Si vous voulez bien me suivre.

— Bien sûr, répondit Silk. Allez, viens, Garion.

 

 

Les appartements privés du roi étaient beaucoup plus sobrement décorés que les salles richement ornées du palais principal. Le roi Fulrach avait retiré sa couronne et ses atours royaux et ressemblait maintenant tout à fait à n’importe quel Sendarien vêtu d’une façon plutôt quelconque. Il bavardait tranquillement avec Barak. La reine Layla et tante Pol étaient plongées dans une conversation, assises sur un canapé, et Durnik faisait de son mieux pour passer inaperçu, non loin de là. Sire Loup était debout tout seul près d’une fenêtre, son visage pareil à une tempête qui couvait.

— Ah, Prince Kheldar, dit le roi. Nous commencions à nous demander si vous ne vous étiez pas perdus, Garion et vous.

— Nous rompions quelques lances, le comte de Seline et moi-même, Votre Majesté, répondit Silk, d’un ton léger. Je parle au figuré, bien entendu.

— Méfiez-vous de lui, l’avertit le roi. Il se pourrait bien qu’il soit trop rusé pour quelqu’un même d’aussi retors que vous.

— J’ai le plus grand respect pour ce vieux scélérat, fit Silk en riant.

Le roi Fulrach regarda avec appréhension en direction de sire Loup, puis il bomba le torse et inspira profondément.

— Je pense que plus vite nous en aurons fini avec les choses qui fâchent, mieux cela vaudra, dit-il. Layla, voudrais-tu t’occuper de nos autres invités pendant que je donne à notre ami à la triste figure, ici présent, et à la gente Dame, l’occasion de me tancer vertement. Il est évident qu’il ne sera pas soulagé tant qu’il ne m’aura pas dit toutes sortes de choses déplaisantes au sujet de problèmes dont je ne suis pas vraiment responsable.

— Bien sûr, mon chéri, répondit la reine Layla. Essaie de ne pas y passer la nuit, et surtout ne crie pas, je t’en prie. Les enfants sont au lit, et ils ont besoin de dormir.

Tante Pol et sire Loup, dont l’expression n’avait pas changé, suivirent le roi dans la pièce voisine.

— Eh bien, dit plaisamment la reine Layla, de quoi allons-nous donc parler ?

— J’avais pour ordre, Votre Grandeur, de vous transmettre à la première occasion les amitiés de la reine Porenn de Drasnie, fit Silk avec courtoisie. Elle demande votre autorisation de vous entretenir d’une correspondance concernant une affaire très délicate.

— Mais bien sûr, répondit la reine Layla, rayonnante. C’est une charmante enfant, beaucoup trop jolie et trop adorable pour ce vieux bandit obèse de Rhodar. J’espère qu’il ne la rend pas trop malheureuse.

— Du tout, Votre Grandeur, répondit Silk. Aussi étonnant que cela puisse paraître, elle aime mon oncle à la folie, et quant à lui, sa jeune et jolie épouse lui inspire des transports de joie. Il est positivement écœurant de constater à quel point ils s’adorent mutuellement.

— Vous aussi, Prince Kheldar, vous finirez bien par tomber amoureux un jour, dit la reine avec un petit sourire moqueur. Et ce jour-là, les douze royaumes se lèveront pour se gausser de la reddition d’un célibataire aussi notoirement endurci. Quelle est cette affaire dont Porenn voudrait m’entretenir ?

— C’est une question de fertilité, Votre Grandeur, fit Silk avec une petite toux délicate. Elle voudrait offrir un héritier à mon oncle, et souhaiterait recevoir vos conseils en ce sens. Le monde entier révère vos dons dans ce domaine particulier.

La reine Layla rosit joliment et se mit à rire.

— Je vais lui écrire tout de suite, promit-elle.

A ce moment, Garion avait réussi à se rapprocher en douce de la porte par laquelle le roi Fulrach s’était éclipsé avec tante Pol et sire Loup. Il entama un examen minutieux de la tapisserie qui ornait le mur pour dissimuler le fait qu’il s’efforçait d’entendre ce qui se disait derrière la porte close. Il ne lui fallut qu’un instant pour distinguer les voix familières.

— Qu’est-ce que ça veut dire au juste que toutes ces absurdités, Fulrach ? disait sire Loup.

— Ne me jugez pas trop vite, je vous en prie, vénérable Maître, fit le roi d’un ton implorant. Il s’est produit des événements dont vous n’êtes peut-être pas informé.

— Vous savez bien que je suis au courant de tout, répondit sire Loup.

— Saviez-vous que nous serions sans défense si le Maudit venait à se réveiller ? Ce qui le réduit à l’impuissance a disparu du trône du roi de Riva.

— Eh bien, j’étais précisément sur la trace du voleur quand votre noble capitaine Brendig m’a interrompu dans ma quête.

— Je suis désolé, dit le roi Fulrach, mais vous ne seriez pas allé loin, de toute façon. Il y a maintenant trois mois que tous les rois d’Alorie vous recherchent. Votre portrait, établi par les meilleurs artistes, est entre les mains de tous les ambassadeurs, fonctionnaires et agents du gouvernement des cinq royaumes du Nord. En fait, vous êtes suivi depuis que vous avez quitté Darine.

— Je suis occupé, Fulrach. Dites aux rois d’Alorie de me ficher la paix. Pourquoi s’intéressent-ils tant à mes mouvements, tout d’un coup ?

— Ils veulent s’entretenir avec vous, dit le roi. Les Aloriens se préparent à la guerre, et même ma pauvre Sendarie se mobilise lentement mais sûrement. Si le Maudit se réveille maintenant, nous sommes tous perdus. Le pouvoir qui a disparu pourrait très bien être utilisé pour le réveiller, et son premier mouvement sera d’attaquer l’Ouest — vous le savez bien, Belgarath. Et vous savez aussi que tant que le roi de Riva ne sera pas de retour, le Ponant est pratiquement sans défense.

Garion accusa le coup et sursauta violemment, puis tenta de dissimuler son mouvement involontaire en se penchant pour examiner un petit détail de la tapisserie. Il se dit qu’il avait mal entendu. Le nom que le roi Fulrach avait prononcé ne pouvait pas vraiment être celui de Belgarath. Belgarath était un personnage de légende, un mythe.

— Dites simplement aux rois d’Alorie que je suis le voleur à la trace, répondit sire Loup. L’heure n’est pas aux conseils et autres conférences. S’ils me fichent la paix, j’arriverai peut-être à le rattraper avant qu’il n’ait eu le temps de commettre l’irréparable avec la chose dont il a réussi à s’emparer.

— Ne tentez pas le sort, Fulrach, conseilla tante Pol. Votre interférence nous coûte un temps précieux. En ce moment, je suis très fâchée contre vous.

C’est d’une voix ferme que le roi répondit.

— Je connais vos pouvoirs, dame Polgara, dit-il — et Garion sursauta à nouveau. Mais je n’ai pas le choix. Je suis lié par la promesse que je leur ai faite de vous livrer aux rois aloriens, au Val d’Alorie, car un roi ne peut reprendre la parole qu’il a donnée aux autres rois.

Il y eut un long silence dans l’autre pièce, tandis que l’esprit de Garion explorait fébrilement une douzaine de possibilités.

— Vous n’êtes pas un méchant homme, Fulrach, dit sire Loup. Vous n’êtes peut-être pas aussi intelligent qu’on pourrait le souhaiter, mais vous êtes néanmoins un homme de bien. Je ne lèverai pas la main contre vous — pas plus que ma fille.

— Parle pour toi, Vieux Loup Solitaire, dit tante Pol d’un ton lugubre.

— Non, Polgara, dit-il. Si nous devons aller au Val d’Alorie, allons-y tout de suite. Plus vite nous aurons expliqué les choses aux Aloriens, plus vite ils cesseront de nous mettre des bâtons dans les roues.

— Je crois que l’âge commence à te ramollir le cerveau, père, dit tante Pol. Nous n’avons pas le temps d’aller nous promener au Val d’Alorie. Fulrach expliquera la situation aux rois d’Alorie.

— Ça ne servirait à rien, dame Polgara, dit le roi, d’un ton un peu attristé. Comme le mentionnait si justement votre père, je ne passe pas pour une lumière. Les rois aloriens ne m’écouteront pas. Si vous partiez maintenant, ils se contenteraient d’envoyer un autre Brendig pour vous intercepter.

— Et alors ? Tout ce qui pourrait arriver, c’est que le malheureux se retrouve condamné à finir ses jours sous la forme d’un crapaud, ou peut-être d’un radis, répondit tante Pol d’un ton menaçant.

— Ça suffit, Pol, fit sire Loup. Vous avez un bateau prêt à appareiller, Fulrach ?

— Il est au quai nord, Belgarath, répondit le roi. Un bâtiment cheresque, envoyé par le roi Anheg.

— Parfait, dit sire Loup. Eh bien, demain, nous levons l’ancre pour Cherek. On dirait qu’il va falloir que je mette les choses au point avec certains Aloriens à la tête dure. Vous venez avec nous ?

— Je suis bien obligé, répondit Fulrach. Le conseil sera général, et la Sendarie est en cause.

— Vous n’avez pas fini d’en entendre parler, Fulrach, dit tante Pol.

— Laisse tomber, Pol, dit sire Loup. Il ne fait que ce qu’il croit devoir faire. Nous réglerons tout ça au Val d’Alorie.

Garion s’écarta de la porte en tremblant. C’était impossible. Le scepticisme sendarien dans lequel il avait été élevé lui interdit tout d’abord de seulement envisager une telle absurdité. Mais, à regret, il se força enfin à considérer l’idée en face.

Et si celui qu’il appelait sire Loup était vraiment Belgarath, le sorcier, un homme qui vivait depuis plus de sept mille ans ? Et si tante Pol était vraiment sa fille, Polgara, la sorcière, qui n’était qu’à peine plus jeune ? Toutes les pièces du puzzle, les indications mystérieuses, les demi-vérités, s’assemblaient. Silk avait raison ; elle ne pouvait pas être sa tante. Garion était complètement orphelin, maintenant. Il allait à la dérive dans le monde, sans aucun lien du sang, sans aucune filiation à laquelle se raccrocher. Il avait désespérément envie de rentrer chez lui, à la ferme de Faldor. Là, au moins, il pourrait s’engloutir dans les ténèbres sans penser à rien, dans un endroit tranquille où il n’y aurait pas de sorciers et de quêtes étranges, où rien ne viendrait lui rappeler tante Pol et le terrible canular qu’elle avait fait de sa vie.

Chapitre 12 — À Cherek

Dès les premières lueurs grises du petit matin, ils chevauchaient dans les rues désertes de Sendar en direction du port où les attendait leur bateau. Ils avaient troqué les beaux atours de la veille au soir contre leurs vêtements habituels. Même le roi Fulrach et le comte de Seline étaient habillés simplement, et l’on eût dit deux Sendariens relativement aisés en voyage d’affaires. La reine Layla, qui ne partait pas avec eux, accompagnait son mari, auquel elle parlait gravement. Elle paraissait au bord des larmes. Les hommes de leur escorte étaient emmitouflés dans leurs capes pour se protéger du vent âpre qui soufflait de la mer.

Au bout de la rue qui menait du palais au port, les vagues furieuses fouaillaient les quais de pierre qui avançaient dans la mer. Ballotté par les flots, leur navire halait sur ses amarres. C’était un bâtiment élancé, étroit au fort, haut de proue, avec quelque chose de carnassier qui n’était pas pour rassurer Garion, déjà peu rassuré à la perspective de sa première traversée en mer. Des matelots à l’air barbare, avec leurs barbes et leurs peaux de bêtes, tiraient leur flemme sur le pont. C’étaient les premiers Cheresques que voyait Garion — à part Barak, bien entendu — et sa première impression était qu’ils se révéleraient probablement indignes de toute confiance.

— Barak ! hurla, depuis le milieu du mât, un homme corpulent qui regagna le pont en descendant à la force des poignets le long d’une corde presque verticale, et ne fit qu’un bond sur le quai.

— Greldik ! rugit Barak en réponse.

Il mit vivement pied à terre, et le marin à l’air rien moins que rassurant et lui échangèrent une accolade digne de deux ours.

— On dirait que messire Barak et le capitaine de notre navire se connaissent, commenta le comte de Seline.

— C’est très préoccupant, répondit Silk, d’un ton persifleur. J’espérais que nous tomberions sur un capitaine d’âge mûr, sobre, sensé, et porté à la circonspection. Et puis d’abord, je ne suis pas fanatique de la mer et des bateaux.

— Je me suis laissé dire que le capitaine Greldik était l’un des meilleurs marins de Cherek, lui garantit le comte.

— Comme quoi les critères cheresques peuvent se révéler fallacieux, Monseigneur, répondit Silk avec un regard de bête blessée.

Il observa amèrement Barak et Greldik qui fêtaient leurs retrouvailles avec force chopes de bière apportées du vaisseau par un marin à l’air particulièrement réjoui.

La reine Layla avait mis pied à terre et embrassait tante Pol.

— Veille sur mon pauvre mari, Pol, je t’en prie, dit-elle avec un petit rire incertain. Ne laisse pas ces brutes d’Aloriens l’entraîner à faire des bêtises.

— Bien sûr que non, Layla, répondit tante Pol d’un ton rassurant.

— Allons, Layla, dit le roi Fulrach, quelque peu embarrassé, tout ira bien. Je ne suis quand même plus un petit garçon.

La petite reine rondouillarde s’essuya les yeux.

— Je veux que tu me promettes de bien te couvrir, dit-elle, et de ne pas passer toutes les nuits à boire avec Anheg.

— L’heure est grave, Layla, dit le roi. Nous n’aurons guère le temps de faire ce genre de chose.

— Je connais trop bien Anheg, renifla la reine, qui se tourna ensuite vers sire Loup, se dressa sur la pointe des pieds et embrassa sa joue barbue. Cher Belgarath, quand tout sera fini, promettez-moi de venir nous rendre une longue visite, Pol et vous.

— C’est promis, Layla, répondit gravement sire Loup.

— La marée va tourner, Majesté, dit Greldik, et mon vaisseau s’impatiente.

— Oh, Dieu, fit la reine, puis elle entoura le cou du roi de ses deux bras et enfouit son visage au creux de son épaule.

— Allons, allons, dit gauchement Fulrach.

— Si tu ne pars pas tout de suite, je vais me mettre à pleurer en public, dit-elle en le repoussant.

Les pierres du quai étaient glissantes. L’étroit vaisseau cheresque tanguait et roulait sous les assauts des vagues. L’étroite passerelle qu’il leur fallait franchir semblait faire le gros dos et se dérober sous leurs pas d’une façon fort inquiétante, mais ils réussirent tous à monter à bord sans incident. Les matelots larguèrent les amarres et prirent place aux avirons. Bondissant sur le dos des flots, le navire effilé s’écarta du quai et s’éloigna doucement dans le port, dépassant rapidement les bateaux de commerce solides et trapus qui mouillaient non loin de là. La reine Layla resta un moment plantée toute seule sur le quai, petite silhouette désolée environnée par les immenses soldats. Elle agita quelquefois la main, puis elle les regarda partir en redressant bravement son petit menton.

Le capitaine Greldik prit place au gouvernail, Barak à ses côtés, et fit signe à un marin courtaud, râblé, accroupi non loin de là. L’homme eut un hochement de tête en réponse et ôta le bout de toile à voile tout déchiré qui recouvrait un haut tambour. Il commença par un battement lent, et les rameurs prirent immédiatement la cadence, imprimant un mouvement puissant au bateau qui s’élança vers la haute mer.

Une fois qu’ils eurent quitté l’abri du port, la houle devint si forte que, cessant de tanguer, le vaisseau se mit à dévaler le dos de chaque vague pour affronter aussitôt la suivante. Les longs avirons, plongeant au rythme monotone du tambour, laissaient de petits tourbillons à la surface des flots d’un gris de plomb sous le ciel hivernal. La côte basse, couverte de neige, de Sendarie, glissait sur leur droite, lugubre et désolée.

Garion passa la majeure partie de la journée à trembler de froid dans un endroit protégé non loin de la haute proue, à regarder la mer tout en agitant de sinistres pensées. Les éclats du chaos dans lequel sa vie avait sombré la nuit précédente gisaient autour de lui, comme un champ de ruine. L’idée que le Vieux Loup Solitaire puisse être Belgarath et tante Pol, Polgara, n’était qu’une absurdité, évidemment. Mais il était tout de même convaincu qu’il y avait une part de vérité dans tout cela : il se pouvait qu’elle ne soit pas Polgara, mais il était pratiquement certain que ce n’était pas sa tante. Il évitait autant que possible de la regarder, et n’adressait la parole à personne.

Cette nuit-là, ils dormirent dans les quartiers exigus pratiqués sous le pont arrière du vaisseau. Sire Loup avait passé un bon moment à bavarder avec le roi Fulrach et le comte de Seline. Garion regardait par en dessous le vieil homme dont les cheveux d’argent et la barbe rase semblaient presque luire d’une lumière intérieure sous la lampe à huile qui se balançait à l’une des poutres basses. C’était bien toujours le même homme. Garion finit par se retourner et s’endormir.

Le lendemain, ils contournèrent le Nez de Sendarie et mirent le cap au nord-est par vent arrière. Les voiles étaient pleines, et les rameurs purent se reposer. Garion continuait à se débattre avec son problème.

Le troisième jour de mer, le temps devint menaçant et il se mit à faire terriblement froid. Le givre faisait craquer le gréement, et la neige fondue tombait avec un chuintement dans la mer autour d’eux.

— Si ça n’éclate pas, le franchissement de la barre va être difficile, fit Barak en fronçant le sourcil sous les flocons.

— La quoi ? demanda Durnik, non sans appréhension.

Durnik n’était pas à la noce sur le bateau. Il avait eu le mal de mer et commençait seulement à se remettre, mais il était encore un peu irritable.

— La barre de Cherek, expliqua Barak. Il y a un détroit d’une lieue entre la pointe septentrionale de Sendarie et le sud de la péninsule de Cherek ; les flots se contrarient, ce qui provoque des tourbillons. Mais ne t’inquiète pas, Durnik. C’est un bon bateau, et Greldik connaît le secret du franchissement de la barre. On sera peut-être un peu secoués, mais à moins d’un coup dur, on devrait s’en sortir intacts.

— Voilà qui est réconfortant, au moins, laissa sèchement tomber Silk, non loin de là. Ça fait trois jours que j’essaie de ne pas y penser.

— C’est vraiment si terrible ? demanda Durnik, consterné.

— Je veille tout particulièrement à ne jamais la passer sans m’être consciencieusement saoulé la gueule au préalable, répondit Silk.

Barak éclata de rire.

— Tu devrais être reconnaissant à la barre, Silk, dit-il. Si l’Empire évite le golfe de Cherek, c’est bien grâce à elle. Sans cela, toute la Drasnie serait une province tolnedraine.

— Je l’apprécie politiquement, répondit Silk, mais personnellement et en ce qui me concerne, j’aimerais autant en être à tout jamais dispensé.

Le lendemain, ils mouillèrent l’ancre tout près de la côte rocailleuse du nord de la Sendarie pour attendre le changement de marée. Au bout de quelques heures la mer fut étale, mais le reflux ne tarda pas à se faire sentir et les eaux de la mer des Vents remontèrent puis s’engouffrèrent dans la passe, le niveau du golfe du Cherek étant à son plus bas. Alors Greldik ordonna à ses hommes d’appareiller.

— Trouve quelque chose de solide à quoi te cramponner, Garion, lui conseilla Barak, qui avançait à grandes enjambées sur le pont étroit. Par ce vent arrière, le passage risque d’être intéressant.

Et il se dirigea vers la proue, un large sourire découvrant ses dents étincelantes.

C’était stupide et il en était bien conscient, mais Garion se leva et emboîta le pas à l’homme à la barbe rouge. Il avait passé ces quatre jours à ruminer tout seul un problème qui refusait de se plier à toute forme de logique, et il se sentait d’humeur téméraire et presque belliqueuse. Il serra les dents et empoigna un bout de fer rouillé qui dépassait de la proue.

Barak se mit à rire et lui flanqua une claque retentissante sur l’épaule.

— Brave petit, dit-il d’un ton approbateur. Nous allons franchir la barre ensemble, et nous la regarderons droit dans les yeux.

Garion prit le parti ne pas répondre.

Poussé par le vent et la marée, le vaisseau de Greldik vola littéralement dans le détroit en faisant des embardées, toute sa membrure craquant, ébranlée par la violence des courants antagonistes. Un crachin glacial leur cinglait le visage et Garion, à demi aveuglé, ne vit l’énorme tourbillon qui occupait le centre de la barre qu’au moment où ils furent presque dessus. Il lui sembla entendre un terrible mugissement, et il s’essuya les yeux juste à temps pour voir la gueule béante du gouffre liquide s’ouvrir devant lui.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il en hurlant pour couvrir le vacarme.

— C’est le grand maelström, rugit Barak en réponse. Accroche-toi.

On aurait largement pu mettre tout le village de Haut-Gralt dans cet horrible abîme empli d’une brume bouillonnante, et qui s’enfonçait à une profondeur inimaginable. Chose inconcevable, au lieu d’éloigner le vaisseau de ce chaudron en fusion, Greldik mettait le cap droit dessus.

— Mais qu’est-ce qu’il fabrique ? brailla Garion.

— C’est le secret du franchissement de la barre, rugit Barak. On fait deux fois le tour du maelström pour gagner de la vitesse. Si le bateau ne se disloque pas, il en jaillit comme une pierre lancée par une fronde, et on se retrouve de l’autre côté des remous avant qu’ils n’aient le temps de nous ralentir et de nous ramener en arrière.

— Si le bateau ne ... quoi ?

— Oh, il arrive de temps en temps qu’un bateau se désintègre dans le maelström, dit Barak. Mais ne t’inquiète pas, petit. Ça n’arrive pas si souvent que ça, et la nef de Greldik a l’air assez solide.

La proue du navire plongea horriblement vers les bords du maelström puis le bâtiment fonça deux fois à toute vitesse autour du gigantesque tourbillon, propulsé par les rameurs qui ployaient l’échine sous la cadence frénétique du tambour. Le vent frappa le visage de Garion de plein fouet, et il se cramponna à son anneau de fer, détournant les yeux de la gueule béante qui écumait en dessous de lui.

Puis, semblant s’affranchir de la pesanteur, ils fendirent, telle une pierre lancée dans les airs, les eaux qui bouillonnaient au-delà du maelström. Le vent de leur passage hurla dans le gréement, suffoquant à moitié Garion sous sa violence.

La course du vaisseau fut progressivement freinée par les remous et les courants contraires, mais grâce à la vitesse acquise dans le maelström, ils arrivèrent dans les eaux calmes d’une anse partiellement abritée de la côte de Sendarie.

Barak hurlait de joie en essuyant sa barbe trempée par les embruns.

— Eh bien, mon garçon, dit-il, qu’est-ce que tu penses de la barre ?

Garion s’abstint de répondre, tout à la tâche d’essayer de décrocher ses doigts engourdis de l’anneau de fer dans lequel ils étaient incrustés.

— Garion ! fit une voix familière venant de la poupe.

— Alors voilà, tu t’en vas et tu vois dans quels ennuis je me retrouve, fit Garion, d’un ton vindicatif, oublieux du fait que c’était tout de même lui avait eu l’idée de se camper à la proue.

Tante Pol exprima à Barak, en termes cinglants, ce qu’elle pensait de son inconséquence, avant d’en revenir au cas de Garion.

— Alors ? dit-elle. J’attends. Tu voudrais bien m’expliquer ?

— Ce n’était pas la faute de Barak, dit Garion. C’était mon idée.

A quoi bon être deux à avoir des problèmes, après tout ?

— Je vois, dit-elle. Et qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ?

— J’en ai eu envie, dit-il, renonçant à toute méfiance. Le doute et la confusion qui le tarabustaient le rendaient imprudent, et pour la première fois de sa vie, il se sentait au bord de la rébellion ouverte.

— Tu quoi ?

— J’en ai eu envie, répéta-t-il. Qu’est-ce que ça peut faire, de toute façon ? N’importe comment, tu vas me punir, alors...

Tante Pol se raidit, et ses yeux se mirent à lancer des éclairs. Sire Loup, qui était assis non loin de là, se mit à ricaner.

— Je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de drôle là-dedans, lança-t-elle.

— Tu ne préférerais pas que je m’en occupe, Pol ? suggéra le vieil homme.

— Je m’en sortirai très bien toute seule.

— Oh non, Pol, pas très bien, dit-il. Pas bien du tout, même. Tu as la tête trop chaude et la langue trop acérée. Ce n’est plus un enfant. Ce n’est pas encore un homme pour autant, mais ce n’est déjà plus un enfant. Le problème mérite un traitement particulier. Je vais m’en occuper. Je crois que je suis obligé d’insister, Pol, dit-il en se levant.

— Tu quoi ?

— J’insiste.

Son regard se durcit.

— Très bien, dit-elle d’une voix glaciale. Sur ce, elle fit volte-face et s’éloigna.

— Assieds-toi, Garion, dit le vieil homme.

— Pourquoi est-elle si méchante ? balbutia Garion.

— Elle n’est pas méchante, répondit sire Loup. Elle est fâchée parce que tu lui as fait peur. Personne n’aime qu’on lui fasse peur.

— Je suis désolé, marmonna Garion, tout confus.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut faire des excuses ; je n’ai pas eu peur, moi, dit sire Loup en braquant sur lui le regard de ses yeux pénétrants. Qu’est-ce qui ne va pas, Garion ?

— Ils t’ont appelé Belgarath, répondit Garion comme si cela expliquait tout. Et elle, ils l’ont appelée Polgara.

— Et alors ?

— Ce n’est pas possible, c’est tout.

— Je crois que nous avons déjà eu cette conversation, il y a un bon bout de temps, non ?

— Tu es vraiment Belgarath ? demanda Garion, de but en blanc.

Il y a des gens qui m’appellent comme ça. Et qu’est-ce que ça peut bien faire ?

— Je regrette, répondit Garion, mais je n’y crois pas, là.

— Bon, fit sire Loup en haussant les épaules. Tu n’es pas obligé de le croire. Mais qu’est-ce que ça a à voir avec le fait d’être impoli avec ta tante ?

— C’est juste que... Eh bien...

La voix lui manqua. Il avait désespérément envie de poser cette question élémentaire et fondamentale, mais il avait beau être déjà persuadé qu’il n’y avait pas de lien de famille entre tante Pol et lui, il ne pouvait pas supporter l’idée de se l’entendre confirmer définitivement et irrémédiablement.

— Tu n’y comprends plus rien, n’est-ce pas ? dit sire Loup. Les choses n’ont pas l’air d’être ce qu’elles devraient être, et tu en veux à ta tante parce que tu penses que ça doit être sa faute.

— Dit comme ça, ça paraît terriblement enfantin, fit Garion en s’empourprant légèrement.

— Pourquoi ? Ça ne l’est pas ? Garion devint carrément écarlate.

— C’est ton problème personnel, Garion, dit sire Loup. Crois-tu vraiment qu’il faille rendre les autres malheureux à cause de ça ?

— Non, admit Garion d’une voix à peine audible.

— Nous sommes ce que nous sommes, ta tante et moi, dit calmement sire Loup. Les gens ont inventé toutes sortes de bêtises à notre sujet, mais ça n’a pas vraiment d’importance. Il y a une mission qui doit être menée à bien, et c’est à nous de nous y employer. C’est tout ce qui compte. Ne complique pas les choses à ta tante pour la seule raison que le monde n’est pas exactement comme tu voudrais qu’il soit. Ce n’est pas seulement puéril, c’est mal élevé, et tu vaux mieux que ça. Maintenant, il me semble vraiment que tu lui dois des excuses, tu ne crois pas ?

— Je pense aussi que oui, dit Garion.

— Je suis content que nous ayons pu parler, dit le vieil homme, mais à ta place, je n’attendrais pas trop pour me raccommoder avec elle. Tu ne me croirais jamais si je te disais combien de temps elle peut rester fâchée, fit-il avec un grand sourire. Elle m’en veut d’aussi loin que remontent mes souvenirs, et ça fait tellement longtemps que je n’ai même pas envie d’y penser.

— J’y vais tout de suite, dit Garion.

— Très bien, approuva sire Loup.

Garion se leva et approcha avec détermination de l’endroit où se tenait tante Pol, absorbée dans la contemplation des courants tourbillonnants de la barre de Cherek.

— Tante Pol, dit-il.

— Oui, chéri ?

— Je regrette. J’ai eu tort.

Elle se retourna et le regarda d’un air plein de gravité.

— Oui, dit-elle. Tu as eu tort.

— Je ne recommencerai pas.

Elle éclata alors de rire, un rire grave et chaud, et passa ses doigts dans ses cheveux emmêlés.

— Ne fais pas de promesses que tu serais bien en peine de tenir, mon pauvre petit chou, dit-elle en le serrant contre son cœur.

Et tout alla bien de nouveau.

Lorsque la folie furieuse du flux qui s’engouffrait dans la barre de Cherek se fut apaisée, ils mirent le cap vers le nord et longèrent la côte orientale, ensevelie sous la neige, de la péninsule de Cherek, en direction de la vieille ville qui était le foyer ancestral de tous les Aloriens, des Algarois et des Drasniens, comme des Cheresques et des Riviens. Il soufflait un vent glacial et le ciel était menaçant, mais leur voyage se poursuivit sans incident, et au bout de trois jours de mer, leur vaisseau entrait dans le port du Val d’Alorie, et venait s’amarrer à l’un des quais voilés d’un linceul de glace.

Le Val d’Alorie ne ressemblait à aucune ville de Sendarie. Les murs et les bâtiments en étaient si incroyablement anciens que l’on aurait plutôt dit des formations rocheuses naturelles que des constructions humaines, et c’est à peine si l’on pouvait passer dans les rues étroites et tortueuses envahies par la neige, et que dominaient les montagnes, dressées de toute leur imposante masse neigeuse contre le ciel sombre, derrière la ville.

Des cochers à l’air farouche les attendaient au port, assis sur le siège de leurs traîneaux auxquels étaient attelés des chevaux à longs poils qui piaffaient d’impatience dans la neige tassée sous leurs sabots. Il y avait des manteaux de fourrure dans les traîneaux. Garion en prit un et s’enroula dedans pendant que Barak faisait ses adieux à Greldik et à ses matelots.

— Allons-y, fit Barak au cocher en grimpant dans le traîneau. Voyons si vous arriverez à rattraper les autres.

— Si vous n’étiez pas resté aussi longtemps à bavarder, ils ne seraient pas si loin devant, Messire Barak, dit aigrement le cocher.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, acquiesça Barak.

Le conducteur grommela, effleura ses chevaux avec le bout de son fouet, et le traîneau s’engagea dans la rue à l’extrémité de laquelle les autres avaient disparu.

Des guerriers vêtus de peaux de bêtes se pavanaient dans les rues étroites, et bon nombre d’entre eux saluèrent bruyamment Barak sur son passage. A un carrefour, leur cocher fut obligé de s’arrêter devant deux hommes corpulents, nus jusqu’à la ceinture malgré le froid mordant, et qui se battaient comme des enragés dans la neige, au beau milieu de la rue, sous les hurlements d’encouragement d’un attroupement de badauds.

— Un passe-temps courant, fit Barak, à l’attention de Garion. L’hiver est une morne saison, au Val d’Alorie.

— C’est le palais, là-bas, devant nous ? demanda Garion.

— Le temple de Belar, répondit Barak, en hochant la tête en signe de dénégation. Il y en a qui disent que c’est là que réside l’esprit du Dieu-Ours, mais comme personnellement je ne l’ai jamais vu, je ne peux rien affirmer.

Puis les lutteurs s’écartèrent et ils reprirent leur chemin.

Une vieille femme en haillons de laine était debout sur les marches du temple, la serre osseuse qui lui tenait lieu de main crispée sur un long bâton, l’étoupe de ses cheveux voltigeant follement autour de son visage.

— Salut à toi, ô Grand Barak, appela-t-elle d’une voix fêlée comme ils passaient devant elle. Ton Destin est toujours devant toi ; il t’attend.

— Arrêtez, grommela Barak au conducteur.

Il se débarrassa de son manteau de fourrure et mit pied à terre.

— On t’a interdit de rôder par ici, Martje, tonna-t-il. Si je dis à Anheg que tu as désobéi, il demandera aux prêtres du temple de te brûler comme sorcière.

La vieille femme lui répondit par un ricanement, et Garion remarqua avec un frisson qu’elle avait les yeux morts, d’un blanc laiteux.

— Le feu ne toucherait pas la vieille Martje, dit-elle avec un rire strident. Ce n’est pas le Destin qui l’attend.

— Ça suffit avec toutes ces histoires, fit Barak. Fiche le camp d’ici.

— Martje voit ce qu’elle voit, dit la vieille femme. La marque du Destin est toujours sur toi, ô valeureux Barak. Lorsqu’il te rattrapera, tu te souviendras des paroles de la vieille Martje.

Et puis, bien que ses yeux lactescents fussent de toute évidence aveugles, elle sembla regarder le traîneau où Garion était assis et son expression changea subitement, passant de la jubilation malveillante à une terreur incompréhensible.

— Salut, ô Seigneur parmi les Seigneurs, entonna-t-elle avec une profonde révérence. Lorsque tu viendras en possession de ton héritage, rappelle-toi que la vieille Martje fut la première à te saluer.

Barak fonça sur elle avec un rugissement, mais elle détala en frappant les marches de pierre du bout de son bâton.

— Qu’est-ce qu’elle a voulu dire ? demanda Garion, lorsque Barak revint près du traîneau.

— C’est une vieille folle, répondit Barak, le visage blême de colère. Elle rôde toujours autour du temple, à mendier et à faire peur aux femmes crédules avec ses bavardages. Si Anheg avait deux sous de jugeote, il y a des années qu’il l’aurait fait brûler, ou à tout le moins chasser de la ville. Allons-y, grommela-t-il à l’adresse du cocher en remontant dans le traîneau.

Comme le traîneau reprenait de la vitesse, Garion regarda par-dessus son épaule, mais la vieille aveugle était hors de vue.

Chapitre 13

Le palais d’Anheg, le roi de Cherek, était une grande bâtisse sombre, située à peu près au centre du Val d’Alorie. De gigantesques ailes, la plupart à l’abandon, partaient dans tous les sens autour du bâtiment principal, braquant vers le ciel le regard aveugle de leurs fenêtres sans vitres et offrant aux intempéries la plaie béante de leurs toits effondrés. Pour autant que Garion puisse en juger, le palais n’avait jamais fait l’objet d’un projet arrêté. C’était plutôt comme s’il avait poussé au petit bonheur depuis trois mille ans, sinon plus, que les rois de Cherek régnaient là.

— Pourquoi tant de parties sont-elles inhabitées et en ruine comme ça ? demanda-t-il à Barak alors que leur cocher faisait tourner son attelage dans la cour envahie par la neige.

— Ce que certains rois avaient construit, d’autres l’ont laissé tomber en décrépitude, répondit brièvement Barak. C’est ainsi que font les rois.

L’humeur de Barak s’était considérablement assombrie depuis leur rencontre avec la vieille femme aveugle, au temple.

Les autres avaient mis pied à terre et les attendaient.

— Tu es parti de chez toi depuis trop longtemps, si tu ne sais plus retrouver ton chemin depuis le port, fit plaisamment Silk.

— Nous avons été retardés, grommela Barak.

Un large portail garni de ferrures vers lequel montait un majestueux escalier s’ouvrit sur ces entrefaites, comme si quelqu’un attendait derrière qu’ils soient tous arrivés. Une femme aux longues tresses de lin et vêtue d’une ample cape de velours écarlate bordée d’une somptueuse fourrure sortit sous le portique et resta plantée à les regarder du haut des marches.

— Salut, ô seigneur Barak, comte de Trellheim, mon époux, dit-elle d’un ton cérémonieux.

Le visage de Barak s’assombrit encore.

— Merel, répondit-il avec un bref hochement de tête en guise de salut.

— Le roi Anheg m’a donné l’autorisation de venir accueillir mon seigneur et maître, conformément à mes droits et à mes devoirs, reprit la femme de Barak.

— Tu as toujours été très soucieuse de tes devoirs, Merel, fit Barak. Où sont les filles ?

— A Trellheim, mon seigneur et maître, dit-elle. J’ai pensé qu’il valait mieux ne pas leur imposer un si long voyage par ce froid.

Il y avait quelque chose de vaguement cruel dans ses paroles.

— Je vois, fit Barak avec un soupir.

— Etais-je dans l’erreur, mon seigneur et maître ? demanda Merel.

— Passons, fit Barak.

— Si vous êtes prêts, vos amis et vous-même, mon seigneur et maître, dit-elle, je vais vous escorter à la salle du trône.

Barak monta les marches, embrassa sa femme brièvement et plutôt formellement, et ils franchirent le vaste portail.

— Tragique, murmura le comte de Seline en secouant la tête comme ils gravissaient tous ensemble l’escalier qui menait à l’entrée du palais.

— Pas tant que ça, dit Silk. Après tout, Barak a eu ce qu’il voulait, non ?

— Vous êtes un homme cruel, Prince Kheldar, fit le comte.

— Pas vraiment, dit Silk. Je suis réaliste, c’est tout. Barak a passé des années à languir après Merel, eh bien, maintenant, il l’a. Je suis ravi de voir une telle fidélité récompensée. Pas vous ?

Le comte de Seline poussa un profond soupir.

Un groupe de soldats en cotte de mailles les rejoignit pour les escorter dans un labyrinthe de couloirs, de grandes volées de marches qui montaient et de petits escaliers qui descendaient, les entraînant toujours plus profondément dans le vaste bâtiment.

— J’ai toujours admiré l’architecture cheresque, fit sardoniquement Silk. Elle a quelque chose de si imprévu.

— Agrandir leur palais a toujours fourni une occupation aux rois faibles, observa le roi Fulrach. Ce n’est pas une si mauvaise idée, en fait. En Sendarie, les mauvais rois passent le plus clair de leur temps à faire repaver les rues, mais il y a des milliers d’années que le Val d’Alorie est intégralement pavé.

— C’est l’éternel problème, Votre Majesté, fit Silk en riant. Comment empêcher les mauvais rois de faire des bêtises ?

— Prince Kheldar, dit le roi Fulrach, je ne souhaite pas de mal à votre oncle, mais je crois qu’il serait très intéressant de voir la couronne de Drasnie vous échoir.

— Je conjure Votre Majesté, répondit Silk, avec une feinte horreur, de ne pas dire une chose pareille, de ne pas même y songer.

— Ainsi qu’une femme, renchérit malicieusement le comte de Seline. Il faudrait absolument une épouse au prince.

— De mieux en mieux, fit Silk avec un frisson.

La salle du trône du roi Anheg était une immense pièce voûtée au centre de laquelle était ménagée une fosse où brûlait un grand feu dans lequel sifflaient et crépitaient d’énormes bûches. Contrairement à la salle du trône richement décorée du roi Fulrach, ici, les murs de pierre étaient nus, et des flambeaux vacillaient et fumaient dans des anneaux de fer scellés aux murs. Les hommes qui se prélassaient auprès du feu n’étaient pas les élégants courtisans de la cour du roi Fulrach, mais bien plutôt des guerriers cheresques barbus, qui plastronnaient dans leur cotte de mailles. A un bout de la salle se trouvaient cinq trônes, chacun surmonté par une bannière. Quatre des trônes étaient occupés, et trois femmes à l’air altier bavardaient non loin de là.

— Fulrach, roi de Sendarie ! annonça d’une voix de stentor l’un des hommes d’armes qui les avaient escortés, en heurtant du bout de sa lance le sol de pierre jonché de roseaux, lui arrachant un son creux.

— Salut à Toi, Fulrach ! s’écria un homme à la barbe noire en se levant du trône où il était assis.

Sa longue robe bleue était pleine de faux plis et de taches, et il avait les cheveux gras, mal peignés. Sa couronne d’or était entaillée en un ou deux endroits, et il y manquait une pointe.

— Salut à toi, Anheg ! répondit le roi des Sendariens en s’inclinant légèrement.

— Ton trône T’attend, bien cher Fulrach, fit l’homme aux cheveux hirsutes en indiquant l’étendard de Sendarie fixé au mur, derrière le trône vacant. Les rois d’Alorie sont heureux d’accueillir la sagesse du roi de Sendarie à ce conseil.

Garion fut étrangement impressionné par la forme d’adresse archaïque, emphatique.

— Qui sont ces rois, ami Silk ? murmura Durnik comme ils approchaient des trônes.

— Le gros en robe rouge dont la bannière est ornée d’un renne est mon oncle, Rhodar de Drasnie. Celui en noir, avec le visage en lame de couteau est Cho-Hag d’Algarie. Le grand en gris à l’air sinistre, sans couronne, et qui trône sous la bannière à l’épée, est Brand, le Gardien de Riva.

— Brand ? l’interrompit Garion, surpris, en pensant aux récits de la bataille de Vo Mimbre.

— Tous les Gardiens de Riva portent le nom de Brand, leur expliqua Silk.

Le roi Fulrach salua chacun des autres rois dans le langage cérémonieux qui semblait être de rigueur avant de prendre place sous la bannière à la gerbe de blé qui était l’emblème de Sendarie.

— Salut à Toi, Belgarath, disciple d’Aldur, dit Anheg et salut à Toi, dame Polgara, honorée fille de l’immortel Belgarath.

— Le moment se prête peu à toutes ces simagrées, Anheg, fit âprement sire Loup, en rejetant sa cape en arrière et en avançant vers eux. Pourquoi les rois d’Alorie m’ont-ils fait venir ?

— Souffre que nous nous livrions à notre petit cérémonial, vénérable Maître, dit malicieusement Rhodar, le gros roi de Drasnie. Nous n’avons que si rarement l’occasion de jouer aux rois. Il n’y en a plus pour longtemps.

Sire Loup hocha la tête, l’air écœuré.

L’une des trois femmes à l’air altier s’avança alors. C’était une grande et belle femme aux cheveux aile de corbeau et elle portait une robe de velours noir au drapé élaboré. Elle s’inclina devant le roi Fulrach et sa joue effleura rapidement celle du roi.

— Votre Majesté, dit-elle, votre présence honore ma maison.

— Votre Altesse, répondit Fulrach en inclinant la tête avec respect.

— La reine Islena, murmura Silk, à l’attention de Durnik et de Garion. L’épouse d’Anheg. Regardez-la bien quand elle saluera Polgara, fit le petit homme dont le nez se tortillait comme s’il réprimait son allégresse.

La reine se tourna vers sire Loup et s’inclina profondément devant lui.

— Divin Belgarath, dit-elle, d’une voix chaude, palpitante de déférence.

— Oh, si peu, répondit sèchement le vieil homme.

— Fils immortel d’Aldur, poursuivit-elle, ignorant l’interruption, plus puissant sorcier du monde entier. Ma pauvre maison tremble devant le pouvoir effrayant que vous apportez en ses murs.

— Beau discours, Islena, fit sire Loup. Quelque peu entaché d’inexactitude, mais bien joli tout de même.

Mais la reine s’était déjà tournée vers tante Pol.

— Glorieuse sœur, entonna-t-elle.

— C’est sa sœur ? fit Garion, stupéfait.

— C’est une mystique, dit Silk, tout bas, mais là, elle fabule. Elle flirte un peu avec la magie et elle se prend pour une sorcière. Regarde. Avec un geste emphatique, la reine produisit un joyau vert qu’elle tendit à tante Pol.

— Il était dans sa manche, chuchota Silk, aux anges.

— Quel royal cadeau, Islena, fit tante Pol d’une voix étrange. Dommage que je n’aie que ceci à vous offrir en échange.

Elle tendit à la reine une rose d’un rouge profond.

— D’où est-ce qu’elle la sort ? demanda Garion, stupéfait.

Silk lui fit un clin d’œil.

La reine regarda la rose d’un air dubitatif et la prit entre ses deux mains en coupe. Elle l’examina attentivement et écarquilla les yeux, puis toute couleur se retira de son visage et ses mains commencèrent à trembler.

La seconde reine avait fait un pas en avant. C’était une petite femme blonde au sourire irrésistible. Sans cérémonie, elle embrassa le roi Fulrach, puis sire Loup, et serra chaleureusement tante Pol contre son cœur. Son affection semblait simple et parfaitement spontanée.

— Porenn, la reine de Drasnie, dit Silk.

Mais il y avait quelque chose d’insolite dans sa voix. Garion lui jeta un coup d’œil, et vit l’ébauche d’un soupçon d’amertume et d’autodérision passer fugitivement sur son visage. A cet instant, aussi clairement que s’il avait été tout à coup illuminé par une lumière vive, Garion comprit la raison du comportement parfois bizarre de Silk. Il fut submergé par une vague de sympathie qui lui coupa presque le souffle.

La troisième reine, Silar d’Algarie, salua le roi Fulrach, sire Loup et tante Pol de quelques paroles rapides, prononcées d’une voix tranquille.

— Le Gardien de Riva n’est pas marié ? demanda Durnik en cherchant du regard une autre reine.

— Il avait une épouse, répondit brièvement Silk, qui n’arrivait pas à détacher son regard de la reine Porenn, mais elle est morte il y a quelques années, après lui avoir donné quatre fils.

— Ah, fit Durnik.

Puis Barak, la mine sévère et visiblement furieux, entra dans la salle du trône et s’approcha à grandes enjambées du trône du roi Anheg.

— Bienvenue à la maison, cousin, dit le roi Anheg. Je commençais à me dire que tu avais dû te perdre.

— Des histoires de famille, Anheg, dit Barak. J’avais deux mots à dire à ma femme.

— Je vois, répondit Anheg, qui s’empressa de laisser tomber le sujet.

— Vous avez fait la connaissance de nos amis ? demanda Barak à la cantonade.

— Pas encore, Messire Barak, dit le roi Rhodar. Nous étions absorbés par les formalités d’usage.

Il eut un petit rire, qui fit tressauter sa grosse panse.

— Je suis sûr que vous connaissez tous le comte de Seline, dit Barak, et voici Durnik, un forgeron et un homme de bien. Le garçon s’appelle Garion. C’est le protégé de dame Polgara — un brave garçon.

— Vous ne pensez pas que ça a assez duré comme ça ? demanda impatiemment sire Loup.

Cho-Hag, le roi des Algarois, éleva une voix d’une douceur surprenante.

— Es-tu conscient, Belgarath, de l’infortune qui nous frappe ? Nous nous tournons vers toi pour conseil.

— Enfin, Cho-Hag, répondit sire Loup, avec humeur, voilà que vous vous mettez à parler comme une mauvaise épopée arendaise, maintenant ? Tous ces tu et ces toi sont-ils vraiment indispensables ?

Cho-Hag prit l’air un peu penaud et jeta un coup d’œil embarrassé au roi Anheg.

— C’est de ma faute, Belgarath, dit le roi Anheg, d’un ton lugubre. J’ai demandé à des scribes de consigner nos entretiens par écrit. Cho-Hag parlait pour l’histoire tout autant que pour vous. Sa couronne, qui avait un peu glissé, était perchée de façon fort précaire au-dessus de l’une de ses oreilles.

— L’histoire est très tolérante, Anheg, fit sire Loup. Nul n’est besoin d’essayer de l’impressionner. De toute façon, elle oublie la majeure partie de ce que nous disons, alors... Brand, fit-il en se tournant vers le roi de Riva, pensez-vous être capable de nous expliquer l’affaire sans trop de fioritures ?

— Je crains fort que tout ceci ne soit ma faute, Belgarath, dit le Gardien, d’une voix profonde. Si l’Apostat a réussi à mener son forfait à bien, c’est que j’ai relâché ma vigilance.

— La chose est censée assurer sa propre protection, Brand, répondit sire Loup. Même moi, je ne peux pas la toucher. Je connais le voleur, et je sais qu’il vous était impossible de le tenir à l’écart de Riva. Ce qui m’ennuie, c’est que je ne comprends pas comment il a réussi à mettre la main dessus sans être détruit par son pouvoir. Brand écarta les bras en signe d’impuissance.

— Nous nous sommes réveillés un matin et elle n’était plus là. Tout ce que les prêtres ont été capables de faire, c’était de deviner le nom du voleur. L’Esprit du Dieu-Ours n’en a pas dit davantage. Depuis, sachant de qui il s’agissait, nous nous sommes bien gardés de prononcer son nom, ou celui de la chose qu’il avait prise.

— Très bien, dit sire Loup. Il est capable d’intercepter des mots à des distances stupéfiantes. C’est d’ailleurs moi qui le lui ai appris.

— Nous le savions, répondit Brand en hochant la tête. Cela n’a pas été pour simplifier la formulation du message que nous vous avons fait parvenir. En voyant que vous ne veniez pas à Riva, et que mon messager ne revenait pas, je me suis dit que quelque chose avait dû aller de travers, et voilà pourquoi nous avons envoyé des hommes à votre recherche.

— J’imagine que je n’ai qu’à m’en prendre à moi-même si je suis ici, alors, fit sire Loup en se grattant la barbe. J’ai emprunté votre messager. Il fallait que je fasse prévenir certaines personnes en Arendie. Je dois dire que j’aurais pu faire preuve de plus de jugement.

— Puis-je dire un mot ? demanda poliment Silk en s’éclaircissant la voix.

— Certainement, Prince Kheldar, répondit le roi Anheg.

— Est-il bien prudent de poursuivre cet entretien en public ? demanda Silk. Les Murgos ont assez d’or pour acheter des oreilles en de nombreux endroits, et les Grolims sont experts dans l’art de soutirer les pensées dans l’esprit des plus fidèles soldats. Ce que l’on ignore, on ne risque pas de le révéler, si vous voyez ce que je veux dire.

— Les guerriers d’Anheg ne sont pas faciles à acheter, Silk, répondit Barak, quelque peu froissé. Et il n’y a pas de Grolims à Cherek.

— Etes-vous donc aussi sûr de tous les hommes qui vous servent, et des femmes de cuisine ? insinua Silk. Par ailleurs, il m’est arrivé de rencontrer des Grolims dans des endroits fort inattendus.

— Il y a tout de même du vrai dans ce que dit mon neveu, commenta le roi Rhodar, d’un ton pensif. La Drasnie a des siècles d’expérience dans le renseignement, et Kheldar est l’un de nos meilleurs agents. S’il pense que nos propos pourraient bien franchir ces murs, nous serions peut-être mieux inspirés de l’écouter.

— Merci, mon oncle, fit Silk en s’inclinant.

— Pensez-vous que vous seriez capable de vous introduire subrepticement dans ce palais, Prince Kheldar ? demanda le roi Anheg, d’un air de défi.

— Je l’ai déjà fait, Votre Majesté, répondit modestement Silk. Une douzaine de fois, sinon plus.

Anheg regarda Rhodar en haussant un sourcil. Rhodar eut une petite toux.

— C’était il y a bien longtemps, Anheg. Rien de grave. Je me demandais simplement quelques petites choses, et voilà tout.

— Tu n’avais qu’à m’en parler, fit Anheg, quelque peu blessé.

— Je ne voulais pas t’embêter, répondit Rhodar avec un haussement d’épaules. Et puis, c’est tellement plus amusant comme ça.

— Mes amis, dit le roi Fulrach, le problème qui se pose à nous est trop grave pour que nous le prenions à la légère. Ne pensez-vous pas qu’il est préférable de se montrer exagérément circonspect que de risquer de tout compromettre par imprudence ?

— Comme tu voudras, fit le roi Anheg en fronçant les sourcils, puis il haussa les épaules. Nous poursuivrons donc cet entretien en privé. Cousin, voudrais-tu faire évacuer la salle du vieux roi Eldrig et poster des gardes dans les couloirs qui y mènent ?

— Certainement, Anheg, répondit Barak.

Barak quitta la salle avec une douzaine de gardes. Les rois descendirent de leurs trônes — tous, sauf Cho-Hag. Un grand guerrier maigre, presque aussi grand que Barak, qui avait la tête rasée et portait la mèche flottante des Algarois, vint vers lui et l’aida à se redresser.

Garion interrogea Silk du regard.

— Une maladie, quand il était enfant, expliqua Silk, tout bas. Il a les jambes si faibles qu’il ne peut se lever ou marcher seul.

— Ça doit être un peu dur pour lui d’être roi, non ? demanda Garion.

— Les Algarois sont plus souvent à cheval que les deux pieds par terre, répondit Silk. Et à cheval, Cho-Hag vaut n’importe quel Algarois. Celui qui l’aide est Hettar, son fils adoptif.

— Tu le connais ? demanda Garion.

— Je connais tout le monde, Garion, répondit Silk avec un petit rire. J’ai déjà eu affaire à lui quelques fois. Je l’aime bien, même si je préfère qu’il ne le sache pas.

La reine Porenn les rejoignit.

— Islena nous emmène, Silar et moi, dans ses appartements privés, dit-elle à Silk. Les femmes ne sont apparemment pas censées se mêler des affaires d’État, à Cherek.

— Il semblerait que nos cousins cheresques aient une vision quelque limitée des choses, Votre Majesté, répondit Silk. Ils sont ultraconservateurs, et il ne leur est apparemment pas encore venu à l’idée que les femmes étaient des êtres humains à part entière.

La reine Porenn lui dédia un clin d’œil et un petit sourire entendu.

— J’espérais que nous aurions peut-être la chance de parler un peu tous les deux, Kheldar, mais je crains que ce ne soit pas possible pour l’instant. Avez-vous fait parvenir mon message à Layla ?

— Elle a répondu qu’elle vous écrivait immédiatement, répondit Silk en hochant la tête. Si nous avions su que vous seriez là, j’aurais pu vous porter sa lettre moi-même.

— Encore une idée d’Islena, dit-elle. C’est elle qui a imaginé qu’il ne serait peut-être pas mauvais que les reines tiennent conseil pendant que les rois s’entretenaient de leurs affaires. Elle aurait également invité Layla, s’il n’était de notoriété publique qu’elle a horreur des voyages en mer.

— Et votre conseil a-t-il donné le jour à un projet capital, Votre Majesté ? demanda Silk, d’un ton anodin.

La reine Porenn fit une grimace.

— Nous passons notre temps assises en rond, à regarder Islena faire des tours — elle fait disparaître des pièces et autres objets dans sa manche, ce genre de chose, quand elle ne nous lit pas l’avenir. Silar est trop bien élevée pour faire valoir sa façon de penser, et je suis la plus jeune, alors je ne suis pas censée dire grand-chose. C’est à périr d’ennui, surtout quand elle entre en transes au-dessus de cette stupide boule de cristal. Layla pense-t-elle pouvoir m’aider ?

— Si quelqu’un en est capable, lui assura Silk, c’est bien elle. Je dois toutefois vous avertir que ses conseils risquent d’être sans équivoque. La reine Layla est une petite créature très terre-à-terre, et il lui arrive parfois d’être plus qu’explicite.

— C’est parfait, répondit la reine Porenn en gloussant avec espièglerie. Je suis une grande fille, après tout.

— Mais certainement, fit Silk. Je voulais juste vous mettre en garde, et voilà tout.

— Vous ne vous moqueriez pas de moi, par hasard, Kheldar ?

— Moi, Majesté ? Comment oserais-je ? demanda Silk, d’un air angélique.

— Je pense que vous en seriez bien capable, dit-elle.

— Vous venez, Porenn ? demanda la reine Islena, non loin de là.

— A l’instant, Votre Grâce, répondit la reine de Drasnie.

Ses doigts s’animèrent rapidement dans la direction de Silk. Quelle barbe !

Patience, Votre Majesté>, répondit Silk, toujours par gestes.

La reine Porenn accompagna docilement l’imposante reine de Cherek et la silencieuse reine d’Algarie dans le couloir. Silk la suivit des yeux, avec la même expression désabusée que Garion lui avait déjà vue.

— Les autres s’en vont, fit délicatement ce dernier en indiquant, à l’autre bout de la salle, la porte par laquelle les rois aloriens étaient juste en train de sortir.

— Très bien, dit Silk, en prenant la même direction. Ils lui emboîtèrent rapidement le pas, Garion fermant la marche, le long des couloirs envahis par les courants d’air qui menaient à la salle du roi Eldrig. La voix sèche qui lui parlait intérieurement lui disait que si tante Pol le voyait, elle trouverait probablement une bonne raison de l’éloigner.

Comme il s’attardait en queue de file, il perçut un mouvement furtif au loin, dans l’un des corridors transversaux. L’espace d’un instant, il aperçut un homme d’armes cheresque tout ce qu’il y a de plus banal, vêtu d’une cape vert foncé, puis ils se retrouvèrent de l’autre côté du couloir. Garion s’arrêta et fit un pas en arrière pour jeter un coup d’œil dans la galerie qu’ils venaient de couper mais l’homme à la cape verte avait disparu.

Tante Pol l’attendait, les bras croisés, debout devant la porte de la salle du roi Eldrig.

— Où étais-tu passé ? lui demanda-t-elle.

— Je regardais quelque chose, c’est tout, répondit-il, d’un ton qu’il espérait aussi innocent que possible.

— Je vois, dit-elle. Le conseil va probablement durer un bon moment, dit-elle en se tournant vers Barak, et il est probable que Garion ne pourra pas tenir en place jusqu’à la fin. Il n’y a pas un endroit où il pourrait s’amuser en attendant le dîner ?

— Tante Pol ! protesta Garion.

— L’armurerie, peut-être ? suggéra Barak.

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse dans l’armurerie ? demanda Garion.

— Tu préférerais peut-être l’arrière-cuisine ? demanda tante Pol, d’un ton acerbe.

— Réflexion faite, je pense que je préfère encore l’armurerie.

— C’est bien ce que je pensais, aussi.

— C’est tout au bout de ce couloir, Garion, dit Barak. La pièce à la porte rouge.

— Vas-y vite, chéri, dit tante Pol. Et tâche de ne pas te couper avec n’importe quoi.

Garion s’éloigna lentement d’un air morose dans le couloir que Barak venait de lui indiquer, profondément affecté par l’injustice de la situation. Inutile d’espérer pouvoir écouter aux portes, des gardes étaient postés dans le couloir devant la salle du roi Eldrig. Garion poussa un soupir et poursuivit son chemin solitaire vers l’armurerie.

L’autre partie de son cerveau était quand même occupée à ruminer certains problèmes. En dépit de son refus obstiné d’admettre la possibilité que sire Loup et tante Pol soient réellement Belgarath et Polgara, l’attitude des rois d’Alorie prouvait à l’évidence que eux, au moins, en étaient fermement persuadés. Puis il y avait la question de la rose que tante Pol avait donnée à la reine Islena. En dehors du fait que les roses ne poussent pas en hiver, comment tante Pol savait-elle qu’Islena lui offrirait cette pierre verte et avait-elle pu la préparer à l’avance ? Il écarta délibérément l’idée que sa tante avait tout simplement fait surgir la fleur du néant sous son nez.

La galerie qu’il suivait, abîmé dans ses pensées, était plongée dans une demi-obscurité, seulement trouée par de rares torches placées dans des anneaux scellés aux murs. Des couloirs latéraux en partaient çà et là, ouvrant leurs bouches obscures sur les ténèbres des entrailles du palais. Il était presque arrivé à l’armurerie quand il entendit un bruit furtif provenant de l’un de ces passages sombres. Sans trop savoir pourquoi, il recula dans l’une des autres ouvertures et attendit.

L’homme à la cape verte s’engagea dans le couloir éclairé et regarda autour de lui à la dérobée. C’était un homme d’allure ordinaire, à la courte barbe blonde, et il aurait probablement pu se promener n’importe où dans le palais sans attirer l’attention. Mais son comportement et son attitude sournoise criaient plus fort que des mots qu’il faisait quelque chose qu’il n’aurait pas dû faire. Il se précipita dans le couloir, dans la direction d’où venait Garion, et Garion se recroquevilla dans l’obscurité protectrice de sa cachette. Lorsqu’il pointa précautionneusement le nez dans le couloir, l’homme avait disparu, et il était impossible de savoir dans laquelle des bouches d’ombre il s’était engouffré.

La voix intérieure de Garion lui disait que même s’il parlait de cela à quelqu’un, personne ne voudrait l’écouter. Il lui fallait quelque chose de plus concret à rapporter qu’un vague soupçon s’il ne voulait pas paraître ridicule. Il n’avait qu’une seule chose à faire pour l’instant : ouvrir l’œil et surveiller les mouvements de l’homme à la cape verte.

Chapitre 14

Le lendemain matin, il neigeait. Tante Pol, Silk, Barak et sire Loup s’assemblèrent à nouveau pour délibérer avec les rois, laissant Garion à la garde de Durnik. Ils restèrent tous deux près du feu, dans l’immense salle des trônes, à regarder la bonne vingtaine de guerriers cheresques barbus qui s’y prélassaient ou s’engageaient dans des activités diverses et variées pour passer le temps. Certains d’entre eux aiguisaient leur épée ou astiquaient leur armure ; d’autres mangeaient ou commençaient à boire — il était pourtant encore bien tôt. Quelques-uns étaient absorbés dans une partie de dés acharnée. Le reste, enfin, dormait tranquillement, assis par terre, le dos appuyé au mur.

— Ces Cheresques semblent être des gens bien oisifs, dit tout bas Durnik. Je n’en ai pas vu un seul en train de travailler sérieusement depuis que nous sommes arrivés. Pas toi ?

Garion hocha la tête.

— Je pense que c’est la garde privée du roi, fit-il, tout aussi bas. Il faut croire qu’ils n’ont rien d’autre à faire que de rester assis dans un coin en attendant que le roi leur dise d’aller se battre avec l’ennemi.

— Ça doit être très ennuyeux de vivre comme ça, conclut Durnik, en plissant le front.

— Dis, Durnik, fit Garion au bout d’un moment, tu as vu comment Barak et sa femme se parlent, tous les deux ?

— C’est vraiment triste, dit Durnik. Silk m’en a parlé hier. Barak est tombé amoureux d’elle quand ils étaient très jeunes, tous les deux, mais elle était de haute naissance et ne l’a pas pris au sérieux.

— Comment se fait-il qu’ils se soient mariés, alors ?

— C’était une idée de sa famille à elle, expliqua Durnik. Quand Barak est devenu comte de Trellheim, ses parents se sont dit que ce mariage pourrait leur être utile. Merel a eu beau protester, rien n’y a fait. D’après Silk, Barak se serait rendu compte, après leur mariage, que c’était quelqu’un de très superficiel, mais il était trop tard, évidemment. Elle n’arrête pas de lui faire des méchancetés pour l’embêter, et il passe le plus de temps possible hors de chez lui.

— Ils ont des enfants ? demanda Garion.

— Deux, répondit Durnik. Deux filles, de cinq et sept ans. Barak les aime beaucoup, mais il n’a pas souvent l’occasion de les voir.

— Je voudrais bien pouvoir faire quelque chose pour lui, fit Garion, avec un soupir.

— Il ne faut jamais se mêler des affaires des couples. Ça ne se fait pas.

— Tu savais que Silk était amoureux de sa tante ? demanda Garion, sans réfléchir.

— Garion ! s’exclama Durnik, choqué. Ce ne sont pas des choses à dire !

— C’est pourtant vrai, répondit Garion, sur la défensive. Maintenant, je pense que ce n’est pas vraiment sa tante ; ce n’est que la seconde femme de son oncle. Ce n’est pas tout à fait comme si c’était sa vraie tante.

— Elle est mariée avec son oncle, répondit Durnik, d’un ton sans réplique. Qui a inventé cette histoire scandaleuse ?

— Personne, répondit Garion. J’ai bien vu comment il lui parlait, hier. Elle ne le laisse pas indifférent, c’est évident.

— Je suis sûr que tu as tout imaginé, répondit Durnik d’un ton désapprobateur, en se levant. Allons faire un tour. Ça vaudra toujours mieux que de rester ici à dire du mal de nos amis. Les gens comme il faut ne font pas ce genre de chose.

— D’accord, s’empressa d’acquiescer Garion, un peu embarrassé.

Il se leva et traversa la salle enfumée à la suite de Durnik, puis ils s’engagèrent dans le couloir.

— Allons jeter un coup d’œil aux cuisines, suggéra Garion.

— Ensuite nous irons à la forge, ajouta Durnik. Les cuisines royales étaient immenses. Des bœufs entiers rôtissaient sur des broches, et des troupeaux d’oies au grand complet mitonnaient dans des océans de sauce. Des mirotons bouillonnaient dans des chaudrons grands comme des tombereaux, et des bataillons de pains cuisaient dans des fours où ils auraient pu tenir debout. Contrairement à la cuisine bien ordonnée de tante Pol à la ferme de Faldor, tout ici n’était que chaos et confusion. Le chef cuisinier était un homme gigantesque au visage cramoisi qui beuglait des ordres que tout le monde ignorait. Ce n’étaient que cris et menaces, entrecroisés de plaisanteries d’un goût douteux. Une cuillère chauffée au feu et laissée à un endroit où un marmiton peu méfiant la prendrait déclenchait des hurlements de joie, et un homme se fit faucher son chapeau qui fut délibérément projeté dans une marmite où mijotait un ragoût.

— Ne restons pas là, Durnik, dit-il. Ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais.

Durnik accepta d’un mouvement de tête.

— Dame Pol n’aurait jamais toléré toutes ces bêtises, dit-il d’un ton désapprobateur.

Une servante aux cheveux blonds tirant sur la carotte et vêtue d’une robe vert d’eau pâle au corsage très échancré flânait dans le couloir, à la sortie des cuisines.

— Excusez-moi, lui demanda poliment Durnik, pourriez-vous nous indiquer le chemin de la forge, s’il vous plaît ?

Elle le toisa d’un air effronté.

— Vous êtes nouveau ici, ou quoi ? demanda-t-elle. Je ne vous ai jamais vu.

— Nous sommes juste de passage, répondit Durnik.

— D’où venez-vous ? demanda-t-elle.

— De Sendarie, répondit Durnik.

— Comme c’est intéressant. Et si vous envoyiez le garçon faire cette course à votre place ? Comme ça, nous pourrions bavarder un moment, tous les deux.

Elle braqua sur lui un regard sans équivoque. Durnik eut un toussotement et ses oreilles se mirent à rougir.

— Euh... la forge ? demanda-t-il à nouveau. La fille de cuisine eut un petit rire.

— Dans la cour, au bout du couloir, dit-elle. Je suis souvent dans le coin. Vous ne devriez pas avoir de mal à me retrouver quand vous aurez fini ce que vous avez à faire à la forge.

— Oui, répondit Durnik. Je ne devrais pas avoir de mal. Allez, viens, Garion.

Ils prirent le couloir et se retrouvèrent dans une cour intérieure couverte de neige.

— Révoltant ! s’écria Durnik, indigné, les oreilles encore en feu. Cette fille n’a aucun sens des convenances. Je le dirais à qui de droit, si je savais seulement à qui.

— Scandaleux, renchérit Garion, secrètement amusé par l’embarras de Durnik.

Ils traversèrent la cour sous les flocons qui volaient de toutes parts, pareils à du duvet.

L’homme qui présidait aux destinées de la forge était un grand gaillard à la barbe noire et aux avant-bras aussi gros que les cuisses de Garion. Durnik se présenta et ils se mirent bientôt à parler boutique, accompagnés par les coups retentissants du marteau du forgeron. Garion remarqua qu’au lieu des socs de charrue, des pelles et des houlettes qui envahissaient les forges sendariennes, ici, les murs disparaissaient sous les épées, les lances et les haches d’armes. A l’un des feux, un apprenti façonnait des pointes de flèche à coups de marteau, et à un autre, un maigrichon borgne ouvrageait une dague à la lame inquiétante.

Durnik et le forgeron passèrent un bon bout de la matinée à bavarder, pendant que Garion rôdait dans la cour intérieure en regardant les différents corps de métier vaquer à leurs occupations. Il y avait des tonneliers et des charrons, des cordonniers, des menuisiers, des bourreliers et des fabricants de chandelles, dont le travail assurait le fonctionnement de l’immense maisonnée du roi Anheg. Garion les observa tout en restant vigilant, dans l’expectative d’une apparition de l’homme à la barbe blonde et à la cape verte qu’il avait vu la veille au soir. Il savait qu’il n’avait que peu de chances de le retrouver au milieu de ces braves gens qui se livraient à leurs honnêtes tâches, mais il ouvrait l’œil tout de même.

Vers midi, Barak vint les chercher et ils retrouvèrent Silk vautré par terre dans la grande salle, où il regardait avec intérêt une partie de dés.

— Anheg et les autres voudraient se réunir en privé cet après-midi, annonça Barak. J’ai une course à faire, et je me suis dit que ça t’amuserait peut-être de venir avec moi.

— Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée, fit Silk en s’arrachant à la partie. Les hommes de ton cousin ne savent pas jouer, et je ne sais pas ce qui me retient de faire rouler les dés avec eux. Or il vaut mieux que je m’abstienne. Les hommes n’apprécient généralement pas de perdre contre des étrangers.

— Je suis sûr qu’ils seraient très heureux de te laisser jouer, Silk, fit Barak avec un grand sourire. Ils ont tout autant de chances de gagner que toi.

— A peu près autant que le soleil de se lever à l’ouest, tu veux dire, répondit Silk.

— Tu es bien sûr de ton habileté, ami Silk, dit Durnik.

— Je suis sûr de la leur, ricana Silk, en se relevant d’un bond. Allons-y, dit-il. J’ai les doigts qui commencent à me démanger. Eloignons-les de la tentation.

— Tout ce que vous voudrez, Prince Kheldar, fit Barak en riant.

Ils enfilèrent de gros manteaux de fourrure et quittèrent le palais. La neige avait presque cessé de tomber, mais il soufflait un petit vent frisquet.

— Je m’y perds un peu dans tous ces noms, dit Durnik tandis qu’ils avançaient laborieusement vers le centre du Val d’Alorie dans les rues obstruées par la neige. Je voulais justement vous en parler. Toi, ami Silk, tu es aussi le prince Kheldar, et parfois le marchand Ambar de Kotu ; sire Loup s’appelle Belgarath, et dame Pol, tantôt dame Polgara et tantôt la duchesse d’Erat. Là d’où je viens, les gens n’ont généralement qu’un seul nom.

— Les noms sont comme les vêtements, Durnik, expliqua Silk. Nous portons celui qui est le mieux adapté à l’occasion. Les honnêtes gens n’ont guère besoin de s’affubler de vêtements étrangers ou de noms qui ne sont pas à eux. Mais il arrive aux moins scrupuleux d’entre nous d’avoir besoin d’en changer.

— Je ne trouve pas amusant d’entendre dire que dame Pol n’est pas une honnête femme, répondit Durnik, d’un ton rigoureux.

— Je n’avais pas l’intention de lui manquer de respect, le rassura Silk. Les définitions simples ne s’appliquent pas à dame Polgara. Et quand je dis que nous ne sommes pas des honnêtes gens, je veux tout simplement dire que l’affaire qui nous occupe exige que nous nous cachions d’individus aussi machiavéliques que torturés.

Durnik n’eut pas l’air convaincu, mais il n’insista pas.

— Prenons cette rue, suggéra Barak. J’aimerais autant ne pas passer devant le temple de Belar, aujourd’hui.

— Pourquoi ? demanda Garion.

— Je ne suis pas tout à fait à jour dans mes pratiques religieuses, répondit Barak, avec une expression douloureuse. Et je n’ai pas envie de me faire rappeler à l’ordre par le grand prêtre de Belar. Il a une voix qui porte, et je n’apprécierais guère d’être pris à partie en public. L’homme avisé ne donne pas l’occasion à un prêtre ou à une femme de le réprimander devant témoins.

Les petites rues tortueuses du Val d’Alorie, surplombées par les balcons des vieilles maisons de pierre, hautes et étroites, semblaient, en dépit de la neige intermittente et du vent glacial, grouiller de gens pour la plupart emmitouflés dans des fourrures à cause du froid.

L’on échangeait beaucoup de cris joyeux et d’injures grossières. Deux hommes d’âge mur et d’allure très digne se battaient à coups de boules de neige au milieu de la rue, encouragés par les cris rauques de la foule.

— Ce sont de vieux amis, expliqua Barak avec un sourire qui lui découvrit les dents. Ils font ça tous les jours, du début à la fin de l’hiver. D’ici peu, ils vont aller dans une taverne à bière et ils se saouleront à mort en chantant de vieilles chansons jusqu’au moment où ils tomberont de leur banc. Il y a des années que ça dure.

— Et qu’est-ce qu’ils font en été ? demanda Silk.

— Ils se balancent des pierres, répondit Barak. Pour le reste — la bière, les chansons et la chute du banc — le programme demeure inchangé, bien sûr.

— Salut, Barak ! appela du haut d’un balcon une jeune femme aux yeux verts. Quand est-ce que tu reviens me voir ?

Barak jeta un coup d’œil en l’air et son visage s’empourpra, mais il ne répondit pas.

— La dame te parle, Barak, dit Garion.

— J’ai entendu, répondit sèchement Barak.

— On dirait qu’elle te connaît, renchérit Silk avec un regard finaud.

— Elle connaît tout le monde, fit Barak, encore plus rouge. Bon, si on avançait un peu, là ?

A un autre coin de rue, un groupe d’hommes habillés de peaux de bêtes avançaient en file indienne. Ils avaient une curieuse démarche, comme s’ils étaient animés par un mouvement de roulis qui les faisait se balancer d’un côté sur l’autre, et les gens s’écartaient précipitamment devant eux.

— Salut à toi, Seigneur Barak, entonna leur chef.

— Salut à toi, Seigneur Barak, répétèrent les autres, à l’unisson, sans cesser de se dandiner.

Barak s’inclina avec raideur.

— Puisse le bras de Belar te protéger, dit le chef.

— Loué soit Belar, le Dieu-Ours d’Alorie, dirent les autres.

Barak s’inclina à nouveau et resta planté là à les regarder passer.

— Qui sont ces gens ? demanda Durnik.

— Les adeptes du culte de l’Ours, répondit Barak, comme avec répugnance. Des fanatiques religieux.

— Des fauteurs de troubles, expliqua Silk. Ils ont des chapitres dans tous les royaumes aloriens. Ce sont d’excellents guerriers, mais aussi les instruments du grand prêtre de Belar. Ils se consacrent uniquement à leurs rites, à leur entraînement militaire, et à mettre leur nez dans les affaires intérieures du pays.

— Où est cette Alorie dont ils parlent ? demanda Garion.

— Tout autour de nous, répondit Barak avec un geste ample. L’Alorie était l’union de tous les royaumes aloriens, qui ne formaient alors qu’une seule nation. Les adeptes du culte voudraient les réunifier.

— Ce qui ne paraît pas complètement absurde, fit Durnik.

— L’Alorie n’a tout de même pas été morcelée pour rien, fit Barak. Il fallait assurer la protection d’une certaine chose, et la partition de l’Alorie était le meilleur moyen d’y parvenir.

— C’était si important que ça ? demanda Durnik.

— C’est la chose la plus importante au monde, répondit Silk. Les adeptes du culte de l’Ours ont une fâcheuse tendance à l’oublier.

— Sauf qu’elle a été volée, maintenant, n’est-ce pas ? balbutia Garion, comme la voix sèche qui lui parlait intérieurement l’avisait du lien entre ce que Barak et Silk venaient de dire et le soudain bouleversement de sa propre existence. C’est la chose que sire Loup suit à la trace.

Barak lui jeta un rapide coup d’œil.

— Le gamin est plus malin que nous ne pensions, Silk, dit-il sobrement.

— C’est un petit futé, acquiesça Silk. Mais ce n’était pas difficile à deviner. Tu as évidemment raison, Garion, dit-il, d’un ton grave, tout à coup. Nous ne savons pas encore comment, mais quelqu’un a réussi à s’en emparer. Si Belgarath fait passer le mot, les rois Aloriens vont retourner le monde pierre par pierre pour le récupérer.

— Tu veux dire... la guerre ? commença Durnik, à qui la voix manqua pour finir.

— Il y a des choses pire que la guerre, fit Barak, avec un froncement de sourcils. Ce serait peut-être l’occasion de se débarrasser des Angaraks une bonne fois pour toutes.

— Espérons que Belgarath n’ira pas fourrer cette idée dans la tête des rois Aloriens, dit Silk.

— Il faut retrouver la chose, insista Barak.

— D’accord, concéda Silk, mais il y a d’autres moyens d’y arriver, et je ne pense pas que la voie publique soit l’endroit idéal pour parler des alternatives qui s’offrent à nous dans ce but.

Barak jeta un coup d’œil alentour, en plissant les yeux.

A ce moment-là, ils étaient arrivés au port où les mâts des vaisseaux cheresques s’élevaient aussi haut que des arbres dans une forêt. Ils franchirent un pont verglacé qui enjambait un ruisseau gelé et arrivèrent à plusieurs grands docks où d’immenses squelettes de navires reposaient dans la neige.

Un homme vêtu d’un sarrau de cuir sortit en boitant d’un bâtiment de pierre enfoncé dans le sol, au milieu de l’une des cours, et se campa devant sa porte en les regardant approcher.

— Salut, Krendig, fit Barak.

— Salut, Barak, répondit l’homme en blouse de cuir.

— Comment vont les affaires ? demanda Barak.

— C’est toujours calme en cette saison, répondit Krendig. Ce n’est pas le meilleur moment pour travailler le bois. Mes artisans s’occupent des gréements et scient les planches, mais nous ne pourrons pas faire grand-chose d’autre avant le printemps.

Barak hocha la tête et alla poser la main sur le bois frais de l’avant d’un navire qui émergeait de la neige.

— Krendig est en train de me construire ça, dit-il en tapotant la proue du bateau. Ce sera le plus beau vaisseau que les mers aient jamais porté.

— Si tes rameurs sont assez costauds pour le faire avancer, fit Krendig. Il sera énorme, Barak, et très lourd.

— Eh bien, je prendrai des hommes énormes, fit Barak, en regardant encore la carcasse de son futur bateau.

Un hurlement de joie s’éleva du flanc de la colline qui dominait le chantier naval, et Garion leva rapidement les yeux. Une petite bande d’adolescents dévalaient la pente enneigée sur des planches. Il était évident que Barak et les autres allaient passer la plus grande partie de l’après-midi à discuter du bateau. Bien que cela pût être très intéressant, Garion se rendit compte qu’il y avait un bon bout de temps qu’il n’avait pas parlé à quelqu’un de son âge. Il s’éloigna lentement des autres et alla voir au pied de la colline ce qui se passait.

Une fille blonde attira particulièrement son regard. Elle n’était pas sans lui rappeler Zubrette, avec quelques différences subtiles. Alors que Zubrette était petite et menue, cette fille-là était aussi grande qu’un garçon — sauf que ce n’était visiblement pas un garçon. Son rire résonnait joyeusement comme elle glissait sur le flanc de la colline, les joues rougies par l’air froid de l’après-midi, ses longues tresses flottant derrière elle.

— Ça a l’air amusant, fit Garion comme la luge improvisée s’immobilisait près de lui.

— Tu veux essayer ? demanda-t-elle en se levant et en faisant tomber la neige de sa robe de laine.

— Je n’ai pas de luge, dit-il.

— Je peux te prêter la mienne, dit-elle en le regardant d’un air espiègle, mais il faudra que tu me donnes quelque chose en échange.

— Qu’est-ce que tu voudrais que je te donne ? demanda-t-il.

— Eh bien, trouve quelque chose, dit-elle en le regardant d’un air effronté. Comment tu t’appelles ?

— Garion, dit-il.

— C’est un drôle de nom. Tu es d’ici ?

— Non. Je viens de Sendarie.

— Tu es sendarien ? Vraiment ? (Ses yeux bleus se mirent à jeter des étincelles.) Je n’avais encore jamais rencontré de Sendariens. Je m’appelle Maidee.

Garion inclina légèrement la tête.

— Tu veux essayer ma luge ? demanda Maidee.

— J’aimerais bien, fit Garion.

— Je te la prête, dit-elle. En échange d’un baiser. Garion se mit à rougir furieusement et Maidee éclata de rire.

Un grand garçon aux cheveux roux, vêtu d’une longue tunique, stoppa sa luge près d’eux et se releva, l’air mauvais. Il était un peu plus grand que Garion, et sensiblement plus lourd.

— Va-t’en d’ici tout de suite, Maidee, ordonna-t-il.

— Et si je ne veux pas ? demanda-t-elle.

Le garçon aux cheveux poil-de-carotte s’approcha de Garion en roulant les épaules.

— Et toi, qu’est-ce que tu fiches ici ? lui demanda-t-il.

— Je parlais avec Maidee, répondit Garion.

— Qui t’en a donné la permission ? demanda le garçon aux cheveux rouges.

— Je n’ai pas pris la peine de demander, répondit Garion.

Le garçon aux cheveux rouges le lorgna en gonflant les muscles d’un air menaçant.

— Je peux te pulvériser, si je veux, fit-il.

Garion se rendit compte que le rouquin était d’humeur belliqueuse et que le combat était inévitable. Les préliminaires — menaces, insultes et tout ce qui s’ensuit — dureraient probablement quelques minutes encore, mais les hostilités commenceraient dès que le garçon à la longue tunique se serait bien échauffé. Garion décida de ne pas attendre. Il serra le poing et le flanqua dans le nez de la grosse brute.

Le coup avait porté, et sérieusement. Le rouquin s’affala dans la neige, porta une main à son nez et la ramena toute rouge.

— Hé, fit-il d’un ton accusateur. Je saigne ! Tu m’as fait saigner du nez !

— Ça va s’arrêter dans quelques minutes, dit Garion.

— Et si ça ne s’arrête pas ?

— On n’a jamais vu un nez saigner éternellement, l’informa Garion.

— Pourquoi tu m’as frappé ? demanda le rouquin, au bord des larmes, en s’essuyant le nez. Je ne t’ai rien fait.

— Pas encore, mais tu allais le faire. Mets de la neige dessus, et ne pleurniche pas comme un bébé.

— Ça saigne encore, dit le garçon.

— Mets de la neige dessus, je te dis, répéta Garion.

— Et si ça n’arrête pas de saigner ?

— Eh bien, tu mourras probablement saigné comme un cochon, fit Garion, d’un ton factuel.

C’était un truc qu’il avait appris de tante Pol. Et ça marcha aussi bien sur le Cheresque que sur Doroon ou Rundorig. Le rouquin le regarda en clignant des paupières, mais il finit par prendre une bonne poignée de neige qu’il se colla sur le nez.

— Les Sendariens sont ils tous aussi cruels ? demanda Maidee.

— Je ne connais pas tous les Sendariens, répondit Garion.

L’affaire ne s’était absolument pas déroulée comme prévu, et il tourna les talons à regret pour rejoindre les autres au chantier naval.

— Attends, Garion, appela Maidee, en lui courant après et en le prenant par le coude. Tu as oublié mon baiser.

Elle lui passa les bras autour du cou et lui appliqua un baiser sonore sur les lèvres.

— Là, dit-elle.

Elle fit volte-face et fila en riant aux éclats vers le haut de la colline, ses tresses blondes voletant derrière elle.

Il retrouva Barak, Silk et Durnik en train de rire de bon cœur.

— Tu étais censé lui courir après, dit Barak.

— Pour quoi faire ? demanda Garion en s’empourprant sous leurs quolibets.

— Elle espérait que tu allais la rattraper.

— Je ne comprends pas.

— Barak, dit Silk, je crois que l’un de nous devrait informer dame Polgara que notre Garion a besoin d’un petit complément d’éducation.

— Tu es très doué pour le baratin, Silk, dit Barak. Je suis sûr que tu te feras un plaisir de le lui dire.

— Pourquoi ne jouerions-nous pas ce privilège aux dés ? suggéra Silk.

— Parce que j’ai déjà vu comment tu jouais aux dés, répondit Barak en riant.

— Evidemment, nous pourrions toujours nous contenter de rester un peu dans le coin, dit finement Silk. J’imagine que la petite camarade de Garion serait très heureuse de parfaire sa culture générale, et que, de la sorte, nous n’aurions pas à ennuyer dame Polgara avec ce problème.

Garion avait les oreilles en feu.

— Je ne suis pas aussi stupide que ça, dit-il avec chaleur. Je sais très bien de quoi vous parlez, et vous n’avez pas besoin de raconter quoi que ce soit à tante Pol.

Furieux, il s’éloigna en frappant le sol du talon et en donnant de grands coups de pieds dans la neige.

Barak s’entretint encore un moment avec le constructeur naval, puis, comme le port s’assombrissait à l’approche du soir, ils reprirent le chemin du palais. Garion les suivait à distance, en boudant, encore mortifié par leurs railleries. Les nuages qui planaient au-dessus de leur tête depuis qu’ils étaient arrivés au Val d’Alorie avaient décidé de s’entrouvrir, faisant apparaître des taches plus claires dans le ciel. Çà et là, une étoile isolée se mettait à scintiller alors que le soir s’installait lentement dans les rues enneigées. La douce lumière des bougies commençait à briller aux fenêtres des maisons, et les rares personnes qui marchaient encore dans les rues se hâtaient de rentrer chez elles avant la nuit.

Garion, qui s’attardait un peu derrière eux, vit deux hommes franchir une large porte surmontée d’une enseigne rudimentaire représentant une grappe de raisin. L’un d’eux était l’homme à la barbe blonde et à la cape verte qu’il avait vu au palais, la veille au soir. L’autre portait un capuchon sombre, et Garion éprouva un pincement au cœur. Il ne pouvait pas voir le visage de l’homme encapuchonné, mais c’était inutile. Ils s’étaient trop souvent observés pour qu’il y ait le moindre doute. Comme chaque fois, Garion eut l’impression d’être frappé de mutisme, un peu comme si un doigt fantôme lui effleurait les lèvres. L’homme à la capuche était Asharak, et bien que la présence du Murgo en ces lieux prît une extrême importance, il lui était, pour une raison ou une autre, impossible d’en parler. Garion ne regarda les deux hommes qu’un instant, puis il se hâta de rattraper ses amis. Il s’efforça un moment de vaincre la force qui lui paralysait la langue, puis il tenta une autre approche.

— Dis, Barak, demanda-t-il, il y a beaucoup de Murgos au Val d’Alorie ?

— Il n’y a pas de Murgos à Cherek, répondit Barak. Les Angaraks n’ont pas le droit de mettre les pieds dans le royaume, sous peine de mort. C’est la plus ancienne de nos lois. Elle a été édictée par le vieux roi Cherek Garrot-d’Ours en personne. Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Je me posais la question, c’est tout, répondit lamentablement Garion.

Son esprit hurlait d’envie de leur parler d’Asharak, mais ses lèvres restèrent scellées.

Ce soir-là, alors qu’ils étaient tous assis autour de la longue table de la salle centrale du roi Anheg, sur laquelle un grand festin était dressé, Barak les fit rire en leur racontant avec outrance la rencontre de Garion avec les jeunes gens, sur la colline.

— Ce fut un coup magistral, dit-il avec emphase. Digne du plus valeureux guerrier, et puissamment asséné sur le nez du félon. L’on vit jaillir le sang vermeil, et l’ennemi, ébranlé, fut défait. Tel un héros, notre Garion se pencha sur le vaincu et, en vrai brave, il ne se glorifia pas et n’humilia pas son ennemi à terre, mais lui offrit bien plutôt des conseils sur la façon d’étancher le flot écarlate. Avec une simple dignité, alors, il quitta le théâtre des opérations, mais la fille aux yeux de braise ne voulut pas le laisser partir sans lui accorder le prix de sa bravoure. Elle se lança vivement à sa poursuite et noua chaleureusement ses bras crémeux autour de son cou. Et là, elle lui accorda avec abandon le baiser qui constitue la plus grande récompense du vrai héros. Ses yeux s’embrasèrent d’admiration, et son chaste sein se souleva d’une passion nouvellement éclose. Mais l’humble Garion s’éloigna modestement et ne s’attarda pas pour revendiquer ce complément de reconnaissance que le tendre zèle de la douce fille promettait si ostensiblement. Et c’est ainsi que notre héros mit fin à l’aventure, sur la satisfaction du triomphe, et le probe renoncement à la vraie réparation de la victoire.

Les hommes d’armes et les rois se mirent à rugir de rire et à frapper la table du poing, puis à se flanquer mutuellement de grandes claques sur les cuisses et sur le dos en signe d’allégresse. La reine Islena et la reine Silar eurent un petit sourire indulgent, et la reine Porenn se mit à rire ouvertement. Mais dame Merel conserva son visage de pierre et braqua sur son mari un regard quelque peu méprisant.

Garion resta assis, le visage en feu, les oreilles tintant de tous les conseils et de tous les avis qu’on lui donnait.

— Est-ce vraiment ainsi que les choses se sont passées, mon neveu ? demanda le roi Rhodar à Silk, qui s’essuyait les yeux.

— Plus ou moins, répondit Silk. Le récit de Messire Barak est un chef-d’œuvre du genre, quoique sensiblement enjolivé.

— Nous devrions faire venir un ménestrel, suggéra le comte de Seline. Cette épopée devrait être immortalisée et mise en musique.

— Ne le chahutez pas comme ça, dit la reine Porenn avec un regard compatissant à l’adresse de Garion.

Quant à tante Pol, elle n’avait pas l’air de trouver ça drôle du tout. Le regard qu’elle braqua sur Barak était glacial.

— Vous ne trouvez pas extraordinaire tout de même que trois grands gaillards comme cela ne soient pas capables d’empêcher un petit gamin de faire des folies ? demanda-t-elle en haussant un sourcil.

— Ce n’était qu’un coup de poing, ma dame, protesta Silk, et un seul petit baiser, après tout.

— Vraiment ? demanda-t-elle. Et qu’est-ce que ça sera, la prochaine fois ? Un duel à l’épée, peut-être, et pourquoi pas de plus grosses bêtises encore après ?

— Il n’y avait pas vraiment de danger, dame Pol, lui assura Durnik.

Tante Pol secoua la tête.

— Je croyais que vous, au moins, Durnik, vous aviez un peu de bon sens, dit-elle, mais je vois maintenant que je me trompais.

Tout d’un coup, Garion s’offusqua de ses remarques. Quoi qu’il fasse, il fallait toujours qu’elle voie les choses sous le plus mauvais éclairage possible. Sa rancune s’attisa, couvant les flammes de la rébellion. Quel droit avait-elle, d’ailleurs, de porter un jugement sur ses actes ? Ils n’étaient unis par aucun lien, après tout, et il pouvait faire ce que bon lui semblait sans lui demander la permission, s’il en avait envie. Il lui jeta un regard mauvais, chargé d’une noire colère.

Elle surprit son regard et le lui rendit avec une telle froideur qu’il lui sembla presque qu’elle le mettait au défi.

— Eh bien ? demanda-t-elle.

— Oh rien, dit-il brièvement.

Chapitre 15

Le lendemain, le jour se leva, radieux, sur un matin tout neuf. Le ciel était d’un bleu fondamental et la cime des montagnes couvertes de neige qui dominaient la ville étincelait d’un éclat éblouissant sous les rayons du soleil. Après le petit déjeuner, sire Loup annonça qu’ils se réuniraient à nouveau en privé ce jour-là, tante Pol, Fulrach, les rois aloriens et lui-même.

— Bonne idée, commenta Barak. Les funèbres méditations sont bonnes pour les rois. Maintenant, pour ceux qui n’ont pas d’obligations royales, c’est une bien trop belle journée pour rester enfermés.

Il dédia un immense sourire moqueur à son cousin.

— Il y a en toi un fond de cruauté que je ne soupçonnais pas, Barak, articula le roi Anheg en jetant un regard concupiscent par une fenêtre voisine.

— Les sangliers sauvages viennent toujours rôder à la lisière de la forêt ? demanda Barak.

— Par troupeaux entiers, répondit Anheg, de plus en plus inconsolable.

— J’étais justement en train de me dire que je pourrais peut-être réunir quelques braves et aller voir s’il ne serait pas possible de restreindre un peu cette multitude, reprit Barak avec un sourire encore plus éclatant peut-être.

— J’étais pratiquement sûr que tu avais une idée de ce genre derrière la tête, conclut Anheg d’un ton lugubre en grattant ses cheveux en désordre.

— C’est juste pour te rendre service, Anheg, répliqua Barak. Tu ne voudrais pas que ton royaume soit envahi par cette vermine, non ?

— Là, je crois qu’il t’a eu, Anheg, fit Rhodar, le gros roi de Drasnie, en éclatant d’un rire énorme.

— Comme toujours, convint aigrement Anheg.

— Je suis heureux de laisser ces activités à des hommes plus minces et plus jeunes, poursuivit Rhodar en se flanquant de grandes claques sur la panse avec les deux mains. Je n’ai jamais refusé un bon dîner, mais j’aime autant ne pas être obligé de me bagarrer préalablement avec. Je fais une trop belle cible. Le sanglier le plus myope de la forêt n’aurait aucun mal à me repérer.

— Eh bien, Silk, demanda Barak. Qu’en dis-tu ?

— Tu n’es pas sérieux, répondit Silk.

— Vous devriez y aller, Prince Kheldar, insista la reine Porenn. Il faut bien que quelqu’un défende l’honneur de la Drasnie dans cette entreprise.

Silk prit une expression chagrine.

— Vous serez mon champion, ajouta-t-elle, les yeux brillants.

— Votre Altesse aurait-elle récemment lu de nouvelles épopées arendaises ? insinua Silk d’un ton acide.

— Considérez cela comme un ordre de votre reine, reprit-elle. Un peu d’exercice et d’air frais ne vous feront pas de mal. Vous commencez à avoir l’air dyspeptique.

— Il en sera fait selon votre bon plaisir, Votre Altesse, acquiesça Silk avec une révérence ironique. J’imagine que si les choses nous échappent, je pourrai toujours grimper à un arbre.

— Et toi, Durnik ? demanda Barak.

— Je ne connais pas grand-chose à la chasse, ami Barak, répondit le forgeron d’un air dubitatif. Mais je vous accompagnerai si vous y tenez.

— Et vous, Messire ? proposa poliment Barak en se tournant vers le comte de Seline.

— Oh non, Messire Barak, déclina Seline en riant. J’ai perdu tout enthousiasme pour ce sport il y a de longues années déjà. Merci tout de même pour votre invitation.

— Hettar ? demanda Barak au svelte Algarois. Hettar jeta un rapide coup d’œil en direction de son père.

— Vas-y, Hettar, fit Cho-Hag de sa voix douce. Je suis sûr que le roi Anheg mettra l’un de ses hommes à ma disposition pour m’aider à marcher.

— Je le ferai moi-même, Cho-Hag, intervint Anheg. J’ai porté de plus lourds fardeaux.

— Je vous accompagnerai donc, Messire Barak, répondit Hettar. Et je vous remercie d’avoir fait appel à moi.

Il avait une voix grave et sonore, mais très harmonieuse, tout à fait comme son père.

— Et toi, gamin ? demanda Barak en regardant Garion.

— Avez-vous complètement perdu l’esprit, Barak ? protesta tante Pol. Vous ne lui avez pas laissé faire suffisamment de bêtises comme ça hier ?

C’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. La soudaine exaltation que Garion avait éprouvée à l’invitation de Barak se changea en colère. Il serra les dents, oubliant toute prudence.

— Si Barak n’a pas peur de m’avoir dans ses jambes, je serai heureux de l’accompagner, annonça-t-il d’un air de défi.

Tante Pol le regarda, les yeux très durs tout à coup.

— Ton petit protégé commence à se faire les dents, Pol, ricana sire Loup.

— On se calme, père, répondit tante Pol en faisant toujours les gros yeux à Garion.

— Pas cette fois, Mademoiselle, fit le vieil homme d’une voix qui charriait des glaçons. Il a fait un choix, et tu ne vas pas l’humilier en le défaisant pour lui. Garion n’est plus un bébé. Tu ne l’as peut-être pas remarqué, mais il est presque aussi grand que toi, maintenant, et il s’étoffe. Il aura bientôt quinze ans, Pol. Il va falloir que tu lui lâches un peu la bride, et cette occasion de commencer à le traiter en adulte en vaut une autre.

Elle le regarda un instant.

— Comme tu voudras, père, accorda-t-elle enfin avec une feinte soumission. Mais je suis sûre que nous aurons envie de reparler de tout ceci. En privé.

Sire Loup tiqua.

Tante Pol regarda de nouveau Garion.

— Essaie de ne pas commettre d’imprudences, chéri, reprit-elle. Et quand tu reviendras, nous aurons une bonne petite conversation, n’est-ce-pas ?

— Mon seigneur et maître aura-t-il besoin de mon aide pour se préparer à la chasse ? s’enquit dame Merel, du ton hautain et insultant qu’elle prenait toujours pour s’adresser à Barak.

— Ce ne sera pas nécessaire, Merel, répondit celui-ci.

— Je ne négligerai aucun de mes devoirs, poursuivit-elle.

— Ça suffit, Merel, fit Barak. Tu as dit ce que tu avais à dire : le message est passé.

— Ai-je la permission de mon seigneur et maître de me retirer, dans ce cas ? reprit-elle.

— Tu l’as, laissa-t-il tomber sèchement.

— Ces dames voudront peut-être se joindre à moi ? suggéra la reine Islena. Allons consulter les augures ; voyons si nous parvenons à prédire l’issue de la chasse.

La reine Porenn, un peu en retrait derrière la reine de Cherek, leva les yeux au ciel d’un air fataliste. La reine Silar lui sourit.

— Allons-y, décréta alors Barak. Ne faisons pas attendre les sangliers.

— Ils affûtent sûrement déjà leurs défenses, commenta Silk.

Barak les conduisit vers la porte rouge de l’armurerie, où les rejoignit un homme grisonnant, aux épaules énormes, vêtu d’une chemise en peau de taureau sur laquelle étaient cousues des plaques de métal.

— Je vous présente Torvik, annonça Barak. Le grand veneur d’Anheg. Il connaît tous les sangliers de la forêt par leur petit nom.

— Messire Barak est trop bon, répondit Torvik, en s’inclinant.

— Comment chasse-t-on le sanglier, ami Torvik ? demanda poliment Durnik. C’est la première fois que je participe à ce genre de chose.

— C’est très simple, expliqua Torvik. Nous allons dans la forêt, mes hommes et moi, et nous rabattons les bêtes en poussant des cris et en faisant du bruit. Et vous et les autres chasseurs, vous les attendez avec ça, fit-il avec un geste en direction d’un râtelier où étaient présentées de solides lances à sanglier à pointe large. Quand le sanglier voit que vous êtes sur son chemin, il vous charge et tente de vous empaler sur ses défenses, sauf que c’est vous qui le tuez avec votre lance.

— Je vois, dit Durnik d’un ton quelque peu dubitatif. Ça n’a pas l’air très compliqué.

— Nous portons des cottes de mailles, Durnik, précisa Barak. Nous chasseurs ne sont presque jamais sérieusement blessés.

— Ce « presque jamais » implique une notion de fréquence des plus inquiétantes, Barak, souligna Silk en titillant une cotte de mailles accrochée à une patère à côté de la porte.

— Aucun sport ne saurait être véritablement amusant sans une certaine part de risque, repartit Barak en haussant les épaules et en s’emparant d’une solide lance à sanglier.

— Tu n’as jamais songé à jouer plutôt la chose aux dés ? suggéra Silk.

— Pas avec les tiens, en tout cas, s’esclaffa Barak.

Ils entreprirent de revêtir leurs cottes de mailles pendant que les hommes de Torvik transportaient des brassées de lances sur les traîneaux qui attendaient dans la cour enneigée du palais.

Garion trouva la cotte de mailles lourde et redoutablement inconfortable. Les mailles d’acier s’enfonçaient dans sa peau au travers même de ses épais vêtements, et chaque fois qu’il tentait de changer de position pour diminuer la pression sur l’une d’elles, c’était une douzaine d’autres qui lui mordaient les chairs. Le froid était vraiment intense lorsqu’ils prirent place dans les traîneaux, et les robes de fourrure qu’ils y trouvèrent comme à l’accoutumée semblaient à peine suffire à les en protéger.

L’haleine des chevaux fumait dans l’air glacial tandis qu’ils suivaient les étroites ruelles tortueuses qui menaient à la grande porte de l’ouest, du côté opposé au port du Val d’Alorie.

Surgissant de l’entrée d’une porte devant laquelle ils passaient, la vieille femme en haillons du temple se dressa dans le soleil éclatant du matin.

— Salut à toi, Messire Barak, croassa-t-elle. Voici venir ton Destin ! Tu le connaîtras avant que le soleil de ce jour ne s’incline sur l’horizon.

Sans un mot, Barak se redressa dans son traîneau, prit une lance à sanglier et l’envoya avec une précision mortelle droit sur la vieille femme.

Avec une promptitude stupéfiante, la sorcière brandit son bâton et détourna la lance en plein vol.

— Il ne te servira de rien de tenter de tuer la vieille Martje, s’écria-t-elle avec un rire méprisant. Ta lance ne la trouvera pas, non plus que ton épée. Va-t’en, Barak. Ne fais pas attendre ton Destin.

Puis elle se tourna vers le traîneau dans lequel Garion était assis à côté de Durnik, interloqué.

— Salut à toi, Seigneur parmi les Seigneurs, entonna-t-elle. Grand sera ton péril, aujourd’hui, mais tu y survivras. Et c’est ton péril qui révélera la marque de la bête qui est le Destin de ton ami Barak.

Sur quoi elle s’inclina et détala avant que Barak ait eu le temps de mettre la main sur une autre lance.

— Qu’est-ce qu’elle a voulu dire, Garion ? demanda Durnik, les yeux encore écarquillés.

— Barak dit que c’est une vieille folle aveugle, répondit Garion. Elle nous a arrêtés quand on est arrivés au Val d’Alorie, alors que vous étiez déjà passés, toi et les autres.

— Qu’est-ce que c’est que toutes ces histoires de Destin ? questionna Durnik avec un frisson.

— Je n’en sais rien. Barak n’a pas voulu m’expliquer.

— C’est un mauvais présage, si tôt dans la journée, reprit Durnik. Ces Cheresques sont décidément des gens bien étranges.

Garion hocha la tête en signe d’assentiment.

Après avoir franchi la porte ouest de la ville, ils se dirigèrent vers la lisière sombre de la forêt qui s’étendait à deux lieues de là, traversant de vastes champs d’un blanc éclatant sous la lumière éblouissante du soleil matinal, en soulevant de grandes gerbes de neige poudreuse derrière leurs traîneaux lancés au grand galop.

Des fermes au toit très pointu étaient ensevelies sous la neige, le long de la piste. Les bâtiments étaient tous faits de rondins de bois.

— Ces gens semblent n’avoir aucun sens du danger, s’étonna Durnik. Pour rien au monde je ne voudrais habiter dans une maison de bois. J’aurais toujours peur qu’elle prenne feu ou je ne sais quoi.

— On n’est pas en Sendarie, ici. Tu ne voudrais pas que le monde entier vive comme nous, tout de même ?

— Non, bien sûr, admit Durnik avec un soupir, mais je ne me sens pas à l’aise ici. Il y a des gens qui ne sont pas faits pour voyager. Je ne peux pas te dire à quel point je regrette, à certains moments, la ferme de Faldor.

— Moi aussi, à certains moments, avoua Garion en regardant les montagnes majestueuses qui semblaient surgir directement au milieu de la forêt, droit devant eux. Mais quand tout ça sera fini, un jour, nous pourrons rentrer chez nous.

Durnik hocha la tête et poussa encore un soupir.

En entrant dans la forêt, Barak avait retrouvé son calme et sa bonne humeur, et il indiqua leur place aux chasseurs comme s’il ne s’était rien passé. Il conduisit Garion, dans la neige qui lui arrivait à mi-mollet, jusqu’à un gros arbre, à une certaine distance de la piste étroite qu’ils avaient empruntée.

— C’est un bon endroit, dit-il. II y a une piste de gibier, ici, et les sangliers l’utiliseront peut-être pour fuir quand ils entendront le bruit que vont faire Torvik et ses hommes. Quand tu en verras un, cramponne-toi et pointe ta lance sur son poitrail. Ils n’y voient pas très bien, et il viendra s’embrocher dessus avant d’avoir eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Après, je crois que le mieux à faire sera encore de courir te cacher derrière un arbre. Il arrive que la lance les mette de très mauvaise humeur.

— Et si je le rate ? demanda Garion.

— Je ne ferais pas ça, à ta place, conseilla Barak. Ce n’est pas une très bonne idée.

— Je n’ai pas dit que j’allais le faire exprès, reprit Garion. Il essaiera de s’enfuir, ou quoi ?

— Il arrive qu’ils tentent de prendre la fuite, mais je ne compterais pas dessus. Il est plus vraisemblable qu’il aura envie de t’ouvrir le ventre en deux avec ses défenses. Dans ces cas-là, la meilleure stratégie consiste à grimper dans un arbre.

— Je tâcherai de m’en souvenir.

— Je ne suis pas loin, si tu as un problème, promit Barak, en tendant à Garion une paire de lourdes lances.

Puis il regagna son traîneau en se frayant péniblement un chemin dans la neige, et tout le monde repartit au galop, laissant Garion seul sous son chêne.

On ne voyait pas grand-chose sous les sombres futaies, et il y faisait un froid glacial. Garion marcha un peu dans la neige en cherchant le meilleur endroit pour attendre le sanglier. La piste que Barak lui avait indiquée était un sentier battu qui sinuait entre les broussailles sombres, et Garion trouva inquiétante la taille des traces imprimées dans la neige du chemin. Le chêne commença à lui paraître très accueillant, avec ses grandes branches basses, mais il écarta cette idée avec hargne. On s’attendait à ce qu’il reste debout les deux pieds par terre pour affronter la charge du sanglier, et il décida qu’il préférerait mourir plutôt que de se réfugier dans un arbre comme un enfant terrifié.

La voix sèche qui lui parlait intérieurement fit valoir qu’il passait beaucoup trop de temps à s’inquiéter pour des détails aussi futiles. Tant qu’il ne serait pas adulte, personne ne le considérerait comme un homme, alors pourquoi se donner tant de mal pour avoir l’air d’un brave puisque ça ne servirait à rien de toute façon ?

Tout était calme dans la forêt, maintenant. La neige étouffait tous les bruits. On n’entendait rien, pas un oiseau, seulement, de temps à autre, le choc assourdi de la neige qui tombait d’une branche trop chargée. Garion se sentait terriblement seul. Et d’abord, qu’est-ce qu’il faisait là ? Que pouvait bien faire un brave garçon sendarien plein de bon sens planté là, au milieu de cette immense forêt cheresque, à attendre la charge de sangliers sauvages — vraiment sauvages — avec une paire de lances pour toute compagnie ? Qu’est-ce qu’il lui avait fait, ce cochon ? Il se rendit compte qu’il ne raffolait même pas spécialement du porc.

Il s’adossa en frissonnant au tronc du chêne situé à une certaine distance de la piste fréquentée qu’avaient empruntée leurs traîneaux, et il attendit.

Il aurait été incapable de dire depuis combien de temps le bruit avait commencé quand il en prit pleinement conscience. Ce n’était pas le piétinement des sabots, la débandade accompagnée de couinements d’un sanglier affolé fonçant à toute vitesse auxquels il s’attendait, mais plutôt le pas mesuré de plusieurs chevaux avançant lentement sur le tapis de neige de la forêt, et cela venait de derrière lui. Il coula un regard prudent derrière l’arbre.

Trois cavaliers, emmitouflés dans des fourrures, émergèrent des bois, de l’autre côté de la piste tracée par les patins des traîneaux. Deux d’entre eux étaient des guerriers barbus, qui ressemblaient beaucoup à ceux que Garion avait vus au palais du roi Anheg. Mais le troisième homme était imberbe et avait de longs cheveux de lin. Son visage arborait l’expression affectée et boudeuse d’un enfant gâté, bien qu’il fût largement adulte, et il chevauchait d’un air dédaigneux, un peu comme si la compagnie des deux hommes constituait une offense à sa personne.

Au bout d’un moment, le bruit d’un autre cheval se fit entendre à la lisière de la forêt. Garion attendit en retenant son souffle. L’autre cavalier approcha lentement des trois hommes qui avaient arrêté leurs montures dans la neige, en bordure des arbres. C’était l’homme au manteau vert et à la barbe blonde que Garion avait vu se faufiler dans les corridors du palais du roi Anheg, deux jours auparavant.

— Messire, fit respectueusement l’homme à la cape verte en rejoignant les trois autres.

— Qu’est-ce que tu faisais ? demanda l’homme aux cheveux de lin.

— Messire Barak a emmené certaines de ses hôtes à la chasse au sanglier, ce matin. Il a emprunté la même route que moi, et je ne voulais pas le suivre de trop près.

— Nous les avons vus, un peu plus loin, dans les bois, commenta le noble, avec un grognement peu amène. Eh bien, qu’as-tu entendu ?

— Pas grand-chose, Messire. Les rois se réunissent avec le vieillard et la femme dans une pièce gardée. Je n’ai pas réussi à approcher suffisamment pour entendre ce qu’ils se disent.

— Je te donne assez d’or pour que tu t’en rapproches. Il faut que je sache ce qu’ils se racontent. Retourne au palais et trouve un moyen d’écouter de quoi ils parlent.

— Je vais essayer, Messire, assura l’homme à la cape verte en s’inclinant, non sans raideur.

— Je te conseille d’y arriver, lança l’homme aux cheveux de lin.

— Il en sera fait selon votre bon vouloir, Messire, déclara l’autre en s’apprêtant à faire volte-face.

— Attends ! reprit le noble. As-tu réussi à rencontrer notre ami ?

— Votre ami, Messire, corrigea l’autre, d’un air dégoûté. Oui, je l’ai rencontré. Nous sommes allés bavarder un peu dans une taverne.

— Qu’a-t-il dit ?

— Rien de très intéressant. Les gens de son espèce disent rarement des choses utiles.

— Il nous retrouvera comme prévu ?

— C’est ce qu’il m’a dit. A vous de voir si vous voulez le croire.

Le noble ignora cette réplique.

— Qui est arrivé avec le roi des Sendariens ?

— Le vieil homme, la femme, un autre vieillard — un noble sendarien, je crois — messire Barak, un Drasnien à tête de fouine, et un autre Sendarien, un genre d’homme du peuple, banal et ordinaire.

— C’est tout ? Il n’y avait pas un garçon avec eux ?

— Je ne pensais pas que le garçon avait de l’importance, fit l’espion en haussant les épaules.

— Il est donc là, au palais ?

— Oui, Messire. Un gamin sendarien d’une quinzaine d’années, apparemment. Il semblerait qu’il s’agisse du page de la femme.

— Très bien. Retourne au palais et rapproche toi suffisamment de cette pièce pour entendre ce que les rois et le vieil homme se racontent.

— Cela risque d’être fort dangereux, Messire.

— Il pourrait être encore plus dangereux pour toi que tu n’y arrives pas. Vas-y, maintenant, avant que ce gorille de Barak ne revienne et ne te trouve en train de rôder dans les parages.

Il cabra son cheval et le fit tourner sur les pattes arrière et, suivi de ses deux hommes de main, s’enfonça à nouveau dans la forêt, de l’autre côté de la piste enneigée qui s’incurvait entre les arbres obscurs.

L’homme à la cape verte resta un moment assis sur son cheval à les regarder s’éloigner d’un air sinistre, puis fit également faire demi-tour à son cheval et repartit comme il était venu.

Garion, qui était toujours accroupi derrière son arbre, se releva. Il avait tellement serré la hampe de sa lance qu’il en avait mal aux mains. Toute cette affaire allait décidément beaucoup trop loin. Il fallait la porter à l’attention de quelqu’un.

Et puis, à une certaine distance dans les profondeurs neigeuses de la forêt, il entendit le vacarme des cornes de chasse et le choc retentissant des épées frappant rythmiquement des boucliers. Les chasseurs arrivaient, rabattant toutes les bêtes de la forêt devant eux.

Il entendit un craquement dans les fourrés, et un grand cerf aux bois magnifiques bondit hors du couvert, les yeux écarquillés par la peur. En trois immenses bonds, il fut hors de vue. Garion se mit à trembler d’excitation.

Puis il y eut le couinement d’une fuite précipitée, et une truie aux yeux rouges déboula sur la piste, suivie par une demi-douzaine de marcassins qui détalaient de toute la vitesse de leurs pattes. Garion se tapit derrière son arbre et les laissa passer.

Les couinements qu’il entendit ensuite étaient plus rauques et traduisaient moins la peur que la colère. C’était le sanglier, Garion en eut la certitude avant même de voir l’animal sortir des fourrés épais. Lorsque l’animal apparut, Garion sentit le cœur lui manquer. Ce n’était pas un gros cochon gras et endormi, mais une bête sauvage, furieuse. Des fragments de brindilles et de racines étaient accrochés aux horribles défenses jaunes qui sortaient du mufle renâclant, preuve, s’il en était besoin, que l’animal n’hésiterait pas à rentrer dans tout ce qui se trouverait devant lui : les arbres, les buissons, ou un gamin sendarien qui n’aurait pas eu assez de jugeote pour s’écarter de son chemin.

C’est alors qu’une chose curieuse se produisit. Comme au cours du combat d’autrefois avec Rundorig, ou lors de son échauffourée avec les acolytes de Brill dans les ruelles ténébreuses de Muros, Garion sentit son sang se mettre à bouillonner dans ses veines et une clameur assourdissante lui emplit les oreilles. Il eut l’impression d’entendre quelqu’un lui hurler un défi, un véritable cri de guerre, et put à peine accepter l’idée qu’il émanait de sa propre gorge. Il réalisa tout à coup qu’il était au beau milieu de la piste et s’accroupit, brandissant sa lance à la hauteur de l’encolure de l’énorme bête.

Le sanglier chargea, les yeux rouges, la gueule écumante, avec un grognement rageur qui venait du fond de son gosier. Il plongea sur Garion qui l’attendait de pied ferme, faisant maintenant jaillir la neige poudreuse de ses sabots frénétiques, comme l’écume de la proue d’un bateau. Et les cristaux de neige semblaient suspendus dans l’air, étincelant dans un rayon de soleil qui, passant entre les arbres, venait se jeter sur le sol de la forêt.

Le choc, au moment où le sanglier heurta la lance, fut terrifiant, mais Garion avait bien visé. La large pointe de la pique s’enfonça dans le poitrail couvert d’une fourrure rêche et l’écume blanche qui gouttait des défenses du sanglier devint une mousse sanguinolente. Garion fut ébranlé par l’impact ; il sentit ses pieds glisser sous lui, puis le manche de sa lance se brisa comme une brindille sèche, et le sanglier fut sur lui.

Un premier coup meurtrier, dirigé de haut en bas, destiné à l’éventrer, atteignit Garion juste au creux de l’estomac, et il sentit ses poumons se vider d’un seul coup. En hoquetant, il tenta de rouler hors du chemin, et c’est alors qu’un second assaut le heurta à la hanche. Sa cotte de mailles le protégea des défenses tranchantes, lui évitant toute plaie, mais la charge avait de quoi assommer un bœuf. Le troisième coup de boutoir du sanglier l’atteignit dans le dos, le projetant en l’air, et il alla s’écraser contre un arbre. Sa tête heurta violemment l’écorce, et ses yeux s’emplirent d’une lumière tremblotante.

C’est alors que Barak arriva, rugissant et chargeant dans la neige — sauf que l’on n’aurait pas dit Barak. A moitié aveuglé par le coup qu’il avait pris sur la tête, Garion vit sans y rien comprendre quelque chose qui ne pouvait pas être vrai. C’était Barak, il n’y avait aucun doute à ce sujet, mais c’était aussi autre chose. Etrangement, comme s’il occupait d’une certaine façon le même espace que Barak, il vit venir vers lui un ours énorme, hideux. Les deux silhouettes fonçant dans la neige se superposaient dans la même image, animées de mouvements identiques, comme si, partageant le même espace elles partageaient aussi les mêmes pensées.

Des bras énormes se refermèrent sur le sanglier mortellement blessé mais qui se débattait encore, et le broyèrent. Un sang vermeil jaillit de la gueule de l’animal, et la chose hirsute, mi-homme, mi-bête, qui semblait être Barak et quelque chose d’autre en même temps, souleva le cochon mourant et le projeta brutalement à terre. Levant son horrible mufle, la chose humaine poussa alors un rugissement de triomphe, un hurlement à faire trembler la terre, tandis que la lumière se dérobait aux yeux de Garion, et qu’il se sentait dériver dans le gouffre gris de l’inconscience.

Il aurait été bien en peine de dire combien de temps avait passé lorsqu’il revint à lui, dans le traîneau qui filait à travers les champs immaculés vers le Val d’Alorie. Silk lui appliquait un linge plein de neige sur la nuque.

— Je constate que tu as finalement décidé de regagner le monde des vivants, lui dit Silk avec un grand sourire.

— Où est Barak ? marmonna Garion, un peu groggy.

— Juste derrière nous, répondit Silk avec un coup d’œil par-dessus son épaule, en direction du traîneau qui les suivait.

— Il va... il va bien ?

— Qu’est-ce qui pourrait arriver à Barak ?

— Je veux dire... Il a l’air d’être lui-même ?

— Pour moi, c’est bien Barak, fit Silk avec un haussement d’épaules. Allons, petit, reste tranquille. Ce sanglier sauvage t’a peut-être fendu les côtes.

Il posa doucement une main sur la poitrine de Garion pour l’empêcher de bouger.

— Et mon sanglier ? demanda faiblement Garion. Où il est ?

— Les chasseurs le rapportent répondit Silk. Tu auras droit à ton retour triomphal. Si je puis me permettre une suggestion, toutefois, tu devrais réfléchir un peu aux vertus positives de la lâcheté et lutter contre ta propension naturelle à la bravoure. Tu es en proie à des instincts auxquels tu pourrais bien succomber un jour pour de bon, c’est le cas de le dire.

Mais Garion s’était déjà à nouveau englouti dans l’inconscience.

Puis ils furent au palais. Barak le portait dans ses bras, et tante Pol était là, le visage blanc comme un linge à la vue de tout ce sang.

— Ce n’est pas le sien, la rassura rapidement Barak, il a embroché un sanglier qui s’est vidé de son sang sur lui dans la mêlée. Je crois que le gamin va bien. Il a pris un petit coup sur le crâne, c’est tout.

— Amenez-le par ici, ordonna tante Pol d’un ton péremptoire en lui indiquant l’escalier qui montait vers la chambre de Garion.

Plus tard, lorsqu’il fut allongé dans son lit, le front et la poitrine bandées, et qu’une tasse de l’une de ces immondes décoctions dont tante Pol avait le secret lui eut vidé la tête et donné envie de dormir, Garion entendit sa tante Pol prendre finalement Barak à partie.

— Espèce de grand benêt monté en graine, fit-elle avec fureur, vous avez vu ce que vous avez fait avec toutes vos bêtises ?

— Le garçon est très courageux, répondit Barak, tout bas, comme s’il était plongé dans une sorte de rumination sinistre.

— Je me fiche pas mal qu’il soit brave, riposta tante Pol, avant de s’interrompre. Qu’est-ce qui vous arrive ? demanda-t-elle.

Elle tendit soudain les mains et les plaça de chaque côté du visage de l’énorme individu. Elle le regarda un moment dans les yeux, puis baissa lentement les bras.

— Oh, dit-elle doucement. Je vois. Ça a fini par arriver.

— Je n’ai pas pu me dominer, Polgara, confia Barak, d’un ton désespéré.

— Tout ira bien, Barak, répondit-elle en effleurant délicatement la tête inclinée vers elle.

— Rien n’ira plus jamais bien.

— Allez dormir un peu, conseilla-t-elle. Ça ne vous paraîtra pas si grave demain matin.

L’immense bonhomme se détourna et quitta silencieusement la chambre.

Garion savait qu’ils parlaient de la drôle de chose qu’il avait vue quand Barak l’avait sauvé du sanglier, et il aurait bien voulu en discuter avec tante Pol ; mais le breuvage amer qu’elle lui avait fait boire l’engloutit dans un sommeil profond et sans rêve avant qu’il ait eu le temps de trouver les mots qui lui auraient permis de formuler sa question.

Chapitre 16

Le lendemain, Garion était tellement raide et endolori qu’il lui aurait été impossible de se lever, mais un défilé incessant de visiteurs l’occupa beaucoup trop pour lui laisser le temps de réfléchir à ses douleurs et ses ecchymoses. Les visites des rois Aloriens dans leurs splendides robes furent particulièrement flatteuses, d’autant que chacun encensa son courage. Puis ce fut le tour des reines, qui firent grand cas de ses blessures, lui offrant la chaleur de leur sympathie et de douces caresses sur son front. Il était transporté par cet alliage de louanges et de sympathie, et par une certaine conscience du fait qu’il était au cœur de l’attention générale, et il avait le cœur gonflé d’exaltation.

Mais le dernier à venir le voir ce jour-là fut sire Loup. Il arriva alors que le soir s’insinuait dans les rues enneigées du Val d’Alorie, vêtu de sa sempiternelle tunique, et il avait relevé le capuchon de sa cape comme s’il venait de dehors.

— Tu as vu mon sanglier, Sire Loup ? demanda fièrement Garion.

— Un magnifique animal, répondit le Vieux Loup Solitaire, sans guère d’enthousiasme toutefois. Mais personne ne t’a dit que la coutume consistait à s’écarter d’un bond après avoir atteint la bête ?

— Je n’y ai pas vraiment pensé, admit Garion. Mais est-ce que ça n’aurait pas eu l’air un peu... euh, lâche ?

— Tu t’inquiétais donc tellement de l’opinion du cochon ?

— Eh bien, fit Garion, pris de cours, j’imagine que non.

— Tu es atteint d’un manque de bon sens réellement stupéfiant chez un sujet aussi jeune, observa sire Loup. Il faut normalement des années et des années pour en arriver au point où tu sembles être parvenu en une nuit. Dis-donc, Polgara, demanda-t-il en se tournant vers tante Pol, assise non loin de là, tu es sûre qu’il n’y a pas une trace de sang arendais dans l’ascendance de notre Garion national ? Je lui trouve un comportement typiquement arendais depuis quelque temps. D’abord il s’embarque pour le grand maelstrôm comme s’il montait sur un cheval à bascule, ensuite il tente de casser les défenses d’un sanglier sauvage avec ses côtes. Tu es bien certaine que tu ne l’as pas fait tomber sur la tête quand il était bébé ?

Tante Pol sourit mais ne répondit pas.

— J’espère que tu seras vite sur pied, gamin, reprit sire Loup. Et essaye de réfléchir un peu à ce que je t’ai dit.

Garion se renfrogna, mortifié par les paroles de sire Loup, et malgré tous ses efforts, il ne put retenir ses larmes.

— Merci d’être passé, père, dit tante Pol.

— C’est toujours un plaisir de venir te voir, ma fille, répondit sire Loup en quittant tranquillement la chambre.

— Pourquoi fallait-il qu’il me dise tout ça ? éclata Garion en s’essuyant le nez. Il n’a pas pu s’empêcher de tout gâcher, hein ?

— Il a gâché quoi, chéri ? s’informa tante Pol en lissant le devant de sa robe grise.

— Tout, pleurnicha Garion. Les rois ont tous dit que j’étais très courageux.

— Les rois disent toujours ce genre de choses. Je n’y ferais pas trop attention à ta place.

— Mais j’ai été courageux, quand même, non ?

— J’en suis sûre, chéri. Et je suis sûre que le cochon a été très impressionné.

— Oh, toi, tu es aussi mauvaise que sire Loup !

— Oui, chéri, sûrement. Mais c’est normal. Et maintenant, que veux-tu manger ce soir ?

— Je n’ai pas faim, répondit Garion d’un ton agressif.

— Vraiment ? Il va peut-être falloir que je te concocte un remontant, alors. Je vais t’en préparer un tout de suite.

— Je crois que j’ai changé d’avis, fit Garion, très vite.

— C’est bien ce que je pensais.

Puis, sans raison apparente, elle passa tout d’un coup ses bras autour de lui et le serra longtemps contre elle.

— Qu’est-ce que je vais faire de toi ? demanda-t-elle enfin.

— Je vais bien, tante Pol, lui assura-t-il.

— Cette fois, peut-être, répondit-elle en lui prenant le visage entre ses deux mains. C’est une chose merveilleuse que d’être brave, mon Garion, mais tu ne pourrais pas réfléchir un petit peu avant, une fois de temps en temps ? Promets-moi d’essayer.

— D’accord, tante Pol, dit-il un peu embarrassé par toutes ces démonstrations.

Très bizarrement, elle se comportait encore comme s’il comptait vraiment pour elle. L’idée qu’il pourrait tout de même y avoir entre eux un lien autre que de parenté commença à lui apparaître. Rien ne serait plus jamais comme avant, bien sûr, mais c’était toujours quelque chose. Il commença à voir toute l’affaire sous un jour un peu moins noir.

Le lendemain, il parvint à se lever. Il avait encore les muscles endoloris et les côtes un peu sensibles, mais il était jeune et se remettait vite. Vers le milieu de la matinée, il était assis avec Durnik dans la grande salle du palais d’Anheg lorsque le comte de Seline à la barbe d’argent s’approcha d’eux.

— Le roi Fulrach me prie de vous demander si vous auriez la bonté de nous rejoindre dans la salle du conseil, mon bon Durnik, annonça-t-il poliment.

— Moi, Votre Honneur ? demanda Durnik, incrédule.

— Sa Majesté est très impressionnée par votre bon sens, répondit le vieux monsieur. Elle a l’impression que vous êtes l’incarnation de ce qu’il y a de meilleur dans le sens pratique sendarien. Ce à quoi nous sommes confrontés requiert tous les hommes valides, et pas seulement les souverains des royaumes du Ponant. Il n’est que normal que le solide bon sens soit représenté en nos instances.

— J’arrive tout de suite, Votre Honneur, fit Durnik en se levant précipitamment, mais vous ne m’en voudrez point si je n’ai pas grand-chose à dire.

Garion attendit, dans l’expectative.

— Nous avons tous entendu parler de votre aventure, mon garçon, lui dit plaisamment le comte de Seline. Ah, être jeune encore ! soupira-t-il. Vous venez, Durnik ?

— Je vous suis, Votre Honneur.

Les deux hommes sortirent et prirent le couloir qui menait à la salle du conseil.

Garion resta seul, piqué au vif par cet ostracisme. Il était à un âge où l’amour-propre est encore tendre, et le manque de considération induit par le fait de n’être pas convié à la réunion le crucifiait intérieurement. Humilié et meurtri, il quitta la grande salle en boudant pour aller voir son sanglier qui était suspendu dans une chambre froide remplie de glace, juste auprès des cuisines. Le sanglier l’avait pris au sérieux, lui, au moins.

Toutefois, il est un fait dûment établi que l’on ne peut rester longtemps en compagnie d’un sanglier mort sans se sentir déprimé. Le sanglier ne paraissait pas tout à fait aussi grand que lorsqu’il était vivant et occupé à charger, et si ses défenses étaient impressionnantes, elles n’étaient ni tout à fait aussi longues ni tout à fait aussi acérées que dans le souvenir de Garion. Sans compter qu’il faisait très froid dans la glacière, et que cette atmosphère n’était pas à proprement parler propice à l’assouplissement de ses muscles endoloris.

Inutile d’essayer d’aller rendre visite à Barak. Le géant à la barbe rouge s’était enfermé dans sa chambre où il s’abîmait dans la plus noire rumination et refusait de répondre ou d’ouvrir sa porte, même à sa femme. C’est ainsi que Garion, livré complètement à lui-même, se morfondit un moment avant de décider qu’il ferait aussi bien d’explorer ce vaste palais avec ses chambres abandonnées à la poussière des siècles, et ses corridors obscurs et tortueux. Il marcha pendant ce qui lui paraissait des heures, ouvrant des portes et suivant des couloirs qui s’arrêtaient parfois abruptement sur un mur de pierre nue.

La construction du palais d’Anheg s’était étalée, ainsi que Barak le lui avait expliqué, sur trois mille ans sinon davantage. Le toit de l’une des ailes du côté sud, complètement en ruine, s’était effondré des siècles auparavant. Garion se promena pendant un bon moment dans les couloirs du second étage de la partie abandonnée, à ruminer de lugubres considérations sur la gloire fugitive du monde des mortels, tout en jetant un coup d’œil dans des pièces dont les lits et les sièges disparaissaient sous une épaisse couche de neige, seulement déflorée par le réseau enchevêtré des traces des souris et des écureuils. C’est alors qu’en arrivant à un couloir au plafond affaissé, il découvrit d’autres traces, humaines, celles-là. Les empreintes devaient être très fraîches, car il avait beaucoup neigé la nuit dernière, or il n’y avait pas le moindre flocon dedans. Au début, il pensa qu’il s’agissait de ses propres pas, qu’il avait tourné en rond et s’était retrouvé dans un couloir par lequel il était déjà passé, mais les empreintes étaient beaucoup plus grandes que les siennes.

Il y avait bien une douzaine d’explications possibles, évidemment, mais Garion sentit sa respiration s’accélérer. L’homme à la cape verte rôdait encore dans le palais, Asharak, le Murgo, était quelque part au Val d’Alorie, et le noble aux cheveux de lin qui se cachait dans un coin de la forêt était de toute évidence animé d’intentions inamicales.

Garion se rendit compte que la situation pouvait devenir dangereuse et qu’il était seul et sans armes, en dehors de sa petite dague. Il revint rapidement sur ses propres traces pour prendre, dans une chambre au sol couvert de neige qu’il venait d’explorer, une épée rouillée qui avait dû rester abandonnée pendant un nombre incalculable d’années à une patère. Puis, se sentant ainsi un peu plus sûr de lui, il retourna suivre les traces muettes.

Tant que la piste de l’intrus inconnu se limita à ce couloir au toit défoncé et depuis longtemps désaffecté, la suivre fut la simplicité même ; la neige immaculée rendait la poursuite aisée. Mais à partir du moment où, passant par-dessus un amoncellement de débris écroulés, les traces s’enfoncèrent dans l’obscurité béante d’un corridor poussiéreux dont le plafond était encore intact, les choses se compliquèrent. La poussière qui recouvrait le sol lui facilitait un peu la tâche, bien sûr, mais il était souvent obligé de se pencher et de se plier en deux. Garion avait encore mal aux côtes et dans les jambes, et il avait beau serrer les dents, il ne pouvait retenir un grognement chaque fois qu’il lui fallait se baisser pour examiner le sol de pierre. Au bout de très peu de temps, il était en sueur et il commençait à se dire qu’il allait tout laisser tomber.

Puis il entendit un bruit étouffé, tout au bout du couloir, devant lui. Il se recroquevilla contre le mur, en espérant qu’aucune lumière, filtrant dans son dos, ne viendrait révéler sa présence. Face à lui, mais encore assez loin, une silhouette passa furtivement dans la maigre lumière d’une unique petite fenêtre. Garion aperçut un éclair fugitif de vert et sut enfin qui il suivait. Restant collé au mur, il se déplaça avec la prudence du chat sur ses semelles de cuir, la main crispée sur la garde de l’épée rouillée. Mais si la voix du comte de Seline ne s’était pas fait entendre, étonnamment proche, à cet instant précis, il serait probablement rentré droit dans l’homme qu’il suivait.

— Y a t-il le moindre risque, noble Belgarath, que notre ennemi se réveille avant que toutes les conditions prévues par l’ancienne prophétie soit réunies ? demandait le comte.

Garion s’arrêta net. Juste devant lui, dans un petit recoin du mur, il perçut un léger mouvement. L’homme à la cape verte était tapi dans le noir, et il écoutait les paroles qui semblaient provenir d’un endroit situé en dessous de lui. Garion se recroquevilla contre le mur, osant à peine respirer. Il recula prudemment jusqu’à la première embrasure de porte qu’il put trouver et se recroquevilla dans l’obscurité protectrice.

— C’est une bonne question, Belgarath, fit la voix douce de Cho-Hag, l’Algarois. L’Apostat peut-il utiliser l’objet de pouvoir qui est maintenant entre ses mains pour redonner vie au Maudit ?

— Il dispose de la force nécessaire, répondit la voix familière de sire Loup, mais il hésitera peut-être à en faire usage. Si elle n’est pas employée comme il convient, sa puissance le détruira. Il est probable qu’il se gardera bien de hâter les choses, et qu’il réfléchira soigneusement avant de s’y risquer. C’est cette appréhension qui nous donne le peu de temps dont nous disposons.

Puis la voix de Silk se fit entendre.

— N’avez-vous pas dit qu’il aurait peut-être envie de la garder pour lui ? Peut-être son intention n’est-elle pas de tirer son maître de son sommeil mais bien plutôt de mettre à profit l’instrument de puissance dont il s’est emparé pour se hisser sur le trône des royaumes Angaraks.

Le roi Rhodar de Drasnie eut un ricanement.

— Je ne sais pas pourquoi, mais je ne vois pas les prêtres Grolim renoncer si facilement à leur emprise sur les territoires angaraks et s’incliner devant un étranger à la tribu. Je me suis laissé dire que le grand prêtre des Grolims n’était pas un piètre sorcier, lui non plus.

— Je te demande pardon, Rhodar, intervint le roi Anheg, mais s’il détient vraiment ce pouvoir, les Grolims n’auront pas le choix ; ils s’inclineront devant l’omnipotence du voleur. J’ai étudié le pouvoir de la chose, et même si la moitié de ce que j’ai lu est vrai, il pourrait l’employer à la destruction de Rak Cthol comme d’autres donnent un coup de pied dans une fourmilière. Puis, s’ils lui opposaient encore la moindre résistance, il lui serait facile de dépeupler tout Cthol Murgos, de Rak Goska à la frontière tolnedraine. Peu importe, à partir de ce moment-là, que ce soit l’Apostat ou le Maudit qui finisse par tirer parti de cette force, les Angaraks suivront comme un seul homme et viendront vers l’ouest.

— Ne devrions-nous pas, dans ce cas, informer les Arendais et les Tolnedrains — et pourquoi pas les Ulgos, au fond — de ce qui est arrivé ? suggéra Brand, le Gardien de Riva. Ne nous laissons pas prendre par surprise une nouvelle fois.

— Je ne suis pas pressé de soulever nos voisins du Sud, déclara sire Loup. Lorsque nous partirons, Pol et moi, nous prendrons la route du Sud. Si l’Arendie et la Tolnedrie se mobilisent pour la guerre, la panique générale ne fera que nous retarder. Les légionnaires de l’empereur sont des soldats de métier, ils sauront réagir rapidement si le besoin s’en fait sentir, quant aux Arendais, ils sont toujours prêts à en découdre. Tout le royaume est en permanence sur le pied de guerre.

— Je pense en effet que c’est prématuré, ajouta la voix familière de tante Pol. Non seulement les armées ne feraient que nous mettre des bâtons dans les roues, mais encore, si nous parvenons à tenir en échec l’ancien élève de mon père et à faire retrouver à la chose qu’il a volée la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter, à Riva, la crise sera évitée. Ne mettons pas le Sud à feu et à sang pour rien.

— Elle a raison, reprit sire Loup. La mobilisation générale n’est jamais exempte de risque. J’ai remarqué que le fait d’avoir une armée à leur disposition avait souvent tendance à donner de fâcheuses idées aux rois. Je dirai au roi des Arendais, en passant à Vo Mimbre, et à l’empereur, à Tol Honeth, ce qu’ils ont besoin de savoir. Mais il faudrait que l’information parvienne à Ulgo, le Gorim. Cho-Hag, pensez-vous pouvoir faire parvenir un messager à Prolgu à cette époque de l’année ?

— C’est difficile à dire, vénérable Maître, répondit Cho-Hag. Les montagnes ne sont pas faciles à franchir, en hiver. Mais je vais tout de même essayer.

— Bien, fit sire Loup. En dehors de cela, nous ne pouvons pas faire grand-chose pour l’instant. Il serait peut-être préférable que rien de ceci ne sorte de la famille — si je puis dire. Mettons les choses au pire : si les Angaraks reviennent nous envahir, du moins l’Alorie sera-t-elle parée pour le combat. L’Arendie et l’Empire auront toujours le temps de s’armer.

Le roi Fulrach prit la parole d’une voix altérée.

— Les rois Aloriens ont beau jeu de parler de guerre, dit-il. Ce sont des soldats ; mais la Sendarie que je gouverne est un royaume pacifique. Il n’y a plus de châteaux forts ou de forteresses sur notre territoire, et mon peuple est composé de fermiers et de commerçants. Kal-Torak a fait une erreur en choisissant de livrer bataille à Vo Mimbre ; et les Angaraks ne feront sûrement pas la même bêtise. Je pense qu’ils frapperont directement les herbages d’Algarie du Nord et s’abattront sur la Sendarie. Il y a beaucoup de nourriture et très peu de soldats, chez nous. Notre pays fournirait une base idéale pour une campagne dans l’Ouest, et j’ai bien peur que nous ne tombions très facilement.

C’est alors que Durnik intervint, à la grande surprise de Garion.

— Ne sous-estimez pas ainsi le peuple de Sendarie, Messire mon roi, déclara-t-il d’une voix ferme. Je connais mes compatriotes, et ils se battront. Nous ne nous y entendons guère en épées et en lances, mais nous saurons nous défendre. Si les Angaraks viennent en Sendarie, ils ne trouveront pas la victoire aussi aisée qu’ils se l’imaginent peut-être, et si nous mettons le feu aux champs et aux silos, il ne leur restera pas grand-chose à se mettre sous la dent.

Il y eut un long silence, puis le roi Fulrach reprit la parole d’une voix étrangement humble.

— Vos paroles me couvrent d’opprobre, bon Durnik. Peut-être ai-je été si longtemps roi que j’ai oublié ce que cela signifiait d’être tout simplement Sendarien.

— Nous savons tous qu’il n’y a que quelques passes qui permettent de traverser les escarpements rocheux de l’Ouest pour venir en Sendarie, dit calmement Hettar, le fils du roi Cho-Hag. Quelques avalanches aux endroits stratégiques pourraient rendre la Sendarie aussi inaccessible que la lune. Et il suffirait que les éboulements se produisent aux bons moments pour que des armées entières d’Angaraks se retrouvent prisonnières de ces défilés exigus.

— Voilà une pensée distrayante, ricana Silk. Après cela, nous pourrions employer les pulsions incendiaires de Durnik à un usage un peu plus sérieux que l’immolation de quelques planches de navets. Puisque Torak à l’Œil Mort semble tant apprécier la fumée du bûcher sacrificiel, pourquoi ne lui accorderions-nous pas ce petit plaisir ?

Tout au bout du couloir poussiéreux dans lequel il se cachait, Garion surprit le soudain flamboiement d’une torche et entendit un cliquetis distant qui ne pouvait être produit que par des cottes de mailles. Il ne prit conscience du danger qu’au dernier moment. L’homme à la cape verte entendit aussi le bruit et vit la lumière du flambeau. Il quitta sa cachette et partit comme il était venu — en passant juste devant la cachette de Garion, qui se recroquevilla, se cramponnant à son épée rouillée ; mais, par bonheur, l’homme regardait par-dessus son épaule en direction de la torche vacillante tout en s’éloignant sans bruit.

Dès qu’il eut filé, Garion se glissa à son tour hors de sa cachette et s’éclipsa. Les hommes d’armes cheresques étaient là pour débusquer les éventuels intrus, et il aurait peut-être du mal à leur expliquer ce qu’il faisait dans ce couloir obscur. Il envisagea brièvement de continuer à suivre l’espion, puis il décida qu’il en avait assez fait pour aujourd’hui. Le moment était venu de raconter tout ce qu’il avait vu. Il fallait qu’il se confie à quelqu’un — quelqu’un que les rois écouteraient. Une fois qu’il eut regagné les couloirs plus fréquentés du palais, il prit d’un pas assuré la direction de la chambre dans laquelle Barak était toujours plongé dans ses sinistres ruminations.

Chapitre 17

— Barak ! appela Garion, à travers la porte à laquelle il frappait en vain depuis plusieurs minutes.

— Allez-vous-en, répondit enfin la voix étouffée de Barak, à l’intérieur.

— Barak, c’est moi, Garion. Il faut que je te parle. Il y eut un long silence dans la chambre, puis le bruit d’un lent déplacement, et la porte s’ouvrit enfin.

Barak avait une allure effrayante. Sa tunique était complètement chiffonnée et pleine de taches. Sa barbe rouge était tout emmêlée, et ses cheveux, qu’il portait habituellement tressés, pendaient en désordre sur ses épaules. Mais ce qu’il y avait de plus terrible, c’était le regard hanté de ses yeux qui reflétaient un tel mélange d’horreur et de dégoût de lui-même que Garion fut contraint de détourner les siens.

— Tu as vu ça, n’est-ce pas ? demanda Barak. Tu as vu ce qui m’est arrivé là-bas.

— Je n’ai pas vu grand-chose, dit prudemment Garion. Je me suis cogné la tête sur l’arbre, et tout ce que j’ai vu, en fait, c’est des étoiles.

— Tu as bien dû le voir, insista Barak. Tu n’as pas pu faire autrement que de voir la malédiction que mon funeste Destin a placée sur moi.

— Ton funeste Destin ? Mais de quoi parles-tu ? Tu es toujours vivant, que je sache ?

— Ce n’est pas forcément mourir que de rencontrer son Destin, remarqua Barak, d’un ton morose, en se laissant tomber dans un grand fauteuil. J’aurais bien voulu que tel soit le mien. Le Destin m’a condamné à ce qui peut arriver de pire à un homme, et la mort n’est pas ce qu’il y a de pire.

— Ce sont les paroles de cette vieille folle aveugle qui t’ont enflammé l’imagination.

— S’il n’y avait que Martje... Mais elle ne fait que répéter ce que tout le monde sait à Cherek. Un augure a été appelé quand je suis né — c’est la coutume, ici. La plupart du temps, les signes ne présagent rien de particulier, et c’est qu’il ne se produira rien de spécial pendant la vie de l’enfant. Mais il arrive que le poids de l’avenir pèse si lourdement sur l’individu que presque tout le monde peut voir son Destin.

— Tout ça, c’est des superstitions, railla Garion. Je n’ai jamais vu un devin qui soit capable de dire avec certitude s’il allait pleuvoir le lendemain. Il y en a un qui est venu à la ferme de Faldor, une fois, et il a dit à Durnik qu’il allait mourir deux fois. Ce n’est pas stupide, ça ?

— Les dons des augures et des prophètes de Cherek sont bien réels, rétorqua Barak, le visage toujours empreint d’une insondable mélancolie. Ils m’ont tous prédit le même Destin : je dois me changer en animal. J’en ai bien vu une douzaine, et chaque fois, ils m’ont dit la même chose. Eh bien, c’est arrivé. Il y a deux jours que je reste là à m’observer. Mes dents et les poils de mon corps ont commencé à pousser.

— Là, tu te fais des idées. Pour moi, tu es exactement comme d’habitude.

— Tu es un gentil garçon, Garion, reprit Barak. Je sais que tu essaies de me réconforter, seulement j’ai des yeux pour voir. Je sais que mes dents sont plus pointues et que mon corps se couvre de fourrure. D’ici peu, Anheg sera obligé de me faire enchaîner dans les oubliettes pour éviter que je fasse du mal à quelqu’un, ou bien je n’aurai plus qu’à m’enfuir dans les montagnes pour partager la vie des trolls.

— Complètement idiot, répéta Garion.

— Dis-moi ce que tu as vu, l’autre jour, implora Barak. A quoi est-ce que je ressemble quand je me change en animal ?

— Tout ce que j’ai vu, c’est les étoiles, au moment où je me suis cogné la tête sur cet arbre, s’obstina Garion en essayant d’avoir l’air sincère.

— Je veux juste savoir quel genre de bête je deviens quand je me métamorphose, poursuivit Barak, d’un ton pitoyable. Est-ce que je vais me changer en ours, en loup, ou en une espèce de monstre pour lequel personne n’a de nom ?

— Tu ne te souviens pas du tout de ce qui est arrivé ? demanda prudemment Garion, en essayant d’effacer de sa mémoire l’étrange image de l’ours venant se superposer à celle de Barak.

— Rien du tout. Je t’ai entendu crier, et la seule chose dont je me souviens après, c’est que le sanglier était mort, par terre, à mes pieds, et que tu étais couché sous l’arbre, couvert de sang. Mais j’étais bien conscient qu’il y avait une bête en moi. Je devinais même son odeur.

— Tout ce que tu as senti, c’était le sanglier, décréta Garion. Et ce qui s’est passé, c’est que tu as perdu la tête dans la panique.

— Tu veux dire que j’aurais eu un moment de folie passagère ? s’exclama Barak en relevant son visage, plein d’espoir tout à coup, avant de hocher la tête en signe de dénégation. Non, Garion. Il m’est déjà arrivé d’être fou de rage. Ce n’est pas du tout la même chose. C’était complètement différent, cette fois.

Il poussa un profond soupir.

— Tu n’es pas en train de te changer en animal, insista Garion.

— Je sais ce que je sais, déclara obstinément Barak. C’est alors que dame Merel, la femme de Barak, entra dans la chambre par la porte restée entrouverte.

— Je vois que mon seigneur et maître est en train de reprendre ses esprits, annonça-t-elle.

— Fiche-moi la paix, Merel, dit Barak. Je ne suis pas d’humeur à jouer à ça avec toi.

— A jouer, mon seigneur et maître ? releva-t-elle innocemment. Je m’applique simplement à remplir mes devoirs. Si mon seigneur et maître ne se sent pas bien, c’est à moi qu’il incombe de veiller sur lui. Tel est mon devoir d’épouse, n’est-ce pas ?

— Arrête un peu de te préoccuper de tes droits et de tes devoirs, Merel. Fiche le camp et laisse-moi tranquille, c’est tout ce que je te demande.

— Mon seigneur et maître s’est montré suffisamment insistant sur le chapitre de ses droits et de certains de mes devoirs, la nuit de son retour au Val d’Alorie. Même la serrure de ma chambre à coucher n’a pas suffi à tempérer sa détermination.

— Très bien, fit Barak en s’empourprant légèrement. Je suis désolé. J’espérais que les choses auraient pu changer entre nous. Je me trompais. Je ne t’importunerai plus.

— M’importuner, mon seigneur et maître ? Un devoir n’est pas une importunité. Une bonne épouse se doit d’accéder à toutes les exigences de son époux — aussi ivre ou brutal soit-il lorsqu’il vient la rejoindre dans sa couche. Personne ne pourra jamais me reprocher d’avoir fait preuve de négligence en ce domaine.

— Tu es contente, hein ? accusa Barak.

— Contente de quoi, mon seigneur et maître ? Elle s’exprimait d’un ton léger, mais il y avait des lames de couteau dans sa voix.

— Qu’est-ce que tu veux, Merel ? demanda abruptement Barak.

— Je veux servir mon seigneur et maître dans sa maladie, répondit-elle. Je veux m’occuper de lui et suivre les progrès du mal, de chacun des symptômes, au fur et à mesure qu’il apparaîtra.

— Tu me hais donc à ce point ? fit Barak avec un lourd mépris. Prends garde, Merel. Je pourrais me fourrer dans la tête d’exiger que tu restes à mes côtés. C’est ce que tu voudrais ? Comment apprécierais-tu de te retrouver enfermée dans cette pièce avec une bête enragée ?

— Si vous devenez intraitable, mon seigneur et maître, je pourrai toujours vous faire enchaîner au mur suggéra-t-elle en soutenant son regard avec une indifférence glaciale.

— Barak, fit Garion, mal à l’aise, il faut que je te parle.

— Pas maintenant, Garion, rétorqua celui-ci d’un ton sans réplique.

— C’est important. Il y a un espion dans le palais.

— Un espion ?

— Un homme avec une cape verte. Je l’ai vu plusieurs fois.

— Beaucoup d’hommes portent une cape verte, intervint dame Merel.

— Ne te mêle pas de ça, Merel, ordonna Barak, avant de revenir à Garion. Et qu’est-ce qui te fait penser qu’il s’agit d’un espion ?

— Je l’ai encore vu ce matin, alors je l’ai suivi. Il se glissait sournoisement dans un couloir que personne ne prend jamais, apparemment, et qui passe au-dessus de la salle où les rois sont réunis avec sire Loup et tante Pol. Il écoutait tout ce qu’ils se disaient.

— Comment peux-tu savoir ce qu’il entendait ? s’enquit Merel, en plissant les yeux.

— J’étais tout près, caché derrière lui, et je les ai entendus moi aussi — presque comme si j’étais dans la même pièce qu’eux.

— A quoi ressemble-t-il ? demanda Barak.

— Il a les cheveux blonds très clairs, répondit Garion, une barbe, et comme je te disais, il porte une cape verte. Je l’ai vu pour la première fois le jour où nous sommes allés voir ton bateau. Il entrait dans une taverne avec un Murgo.

— Il n’y a pas de Murgos au Val d’Alorie, objecta Merel.

— Il y en a au moins un, insista Garion. D’ailleurs, je le connais. Je l’ai déjà vu.

Il lui était impossible d’aborder le sujet de but en blanc. La contrainte de ne pas parler de son ténébreux ennemi était toujours aussi forte. Le seul fait de laisser échapper cet indice lui avait laissé les lèvres engourdies et la langue toute raide.

— Qui est-ce ? demanda Barak. Garion ignora la question.

— Ensuite, je l’ai revu dans la forêt, le jour de la chasse au sanglier, poursuivit-il.

— Le Murgo ? s’étonna Barak.

— Non, l’homme à la cape verte. Il a rencontré d’autres hommes, là-bas. Ils ont parlé pendant un moment non loin de l’endroit où j’attendais l’arrivée du sanglier. Ils ne m’ont pas vu.

— Il n’y a rien de suspect dans tout ça, fit Barak. Chacun a le droit de rencontrer ses amis où bon lui semble.

— Je ne pense pas que c’étaient précisément des amis, rétorqua Garion. L’homme à la cape verte appelait l’un des autres hommes « monseigneur », et celui-là lui donnait l’ordre de se rapprocher suffisamment pour entendre ce que sire Loup et les rois se disaient.

— Ça, c’est plus grave, commenta Barak, qui semblait sortir de sa mélancolie. Ils ont dit autre chose ?

— L’homme aux cheveux de lin lui a posé des questions sur nous. Toi, Durnik, Silk, moi — nous tous.

— Un homme aux cheveux de lin ? demanda rapidement Merel.

— Celui qu’il appelait « monseigneur », précisa Garion. Il avait l’air de nous connaître. Il a même entendu parler de moi.

— De longs cheveux très clairs ? reprit Merel. Imberbe ? Un peu plus vieux que Barak ?

— Ça ne peut tout de même pas être lui, protesta Barak. Anheg l’a chassé de Cherek, avec interdiction d’y rentrer sous peine de mort.

— Tu es un enfant, Barak, repartit Merel. Tu penses qu’il allait se gêner s’il en avait envie. Il me semble que nous ferions mieux d’en parler à Anheg.

— Vous le connaissez ? demanda Garion. Il a fait, au sujet de Barak, des commentaires plutôt désobligeants.

— Ça, j’imagine, dit ironiquement Merel. Barak était au nombre de ceux qui voulaient lui couper la tête.

Barak tirait déjà sur sa cotte de mailles.

— Arrange-toi les cheveux, fit Merel sur un ton d’où toute rancœur avait curieusement disparu. On dirait une meule de foin.

— Je n’ai pas le temps de m’occuper de ça, répondit impatiemment Barak. Venez, vous deux. Nous allons tout de suite voir Anheg.

Ce n’était pas le moment de poser des questions, car Garion et Merel furent presque obligés de courir pour ne pas se laisser distancer par Barak. Ils traversèrent la grande salle comme une tornade, à la grande surprise des hommes d’armes qui s’écartaient d’un bond après un coup d’œil au visage de Barak.

— Messire Barak, dit l’un des gardes à la porte de la salle du conseil, en saluant l’énorme bonhomme.

— Ecarte-toi, ordonna Barak en ouvrant la porte en grand d’un coup de poing.

Le roi Anheg leva les yeux, surpris par l’interruption brutale.

— Bienvenue, cousin ! commença-t-il.

— Trahison, Anheg ! rugit Barak. Le comte de Jarvik a rompu le bannissement et te fait espionner dans ton propre palais !

— Jarvik ? répéta Anheg. Il n’oserait jamais !

— Oh si, il a osé, s’exclama Barak. On l’a vu non loin du Val d’Alorie, et on l’a surpris en train de comploter quelque chose.

— Qui est ce Jarvik ? s’informa le Gardien de Riva.

— Un comte que j’ai condamné au bannissement l’année dernière, répondit Anheg. L’un de ses hommes avait été intercepté avec un message adressé à un Murgo, en Sendarie, qui révélait les détails de l’un de nos conseils les plus restreints. Jarvik a tenté de nier être l’auteur du message, bien qu’il portât son propre sceau et que sa salle forte eût été pleine d’or rouge tout droit sorti des mines de Cthol Murgos. J’aurais fait piquer sa tête au bout d’une lance si nous n’étions apparentés, sa femme et moi, mais elle m’a supplié de l’épargner. Alors au lieu de lui faire ôter la vie, je l’ai banni et l’ai envoyé en exil dans l’un des domaines qu’il possède sur la côte ouest. Comment as-tu découvert tout ça ? demanda-t-il après un coup d’œil à Barak. La dernière fois que j’ai entendu parler de toi, tu étais enfermé dans ta chambre et tu ne voulais parler à personne.

— Mon mari dit vrai, Anheg, confirma dame Merel, d’une voix pleine de défi.

— Je n’en doute pas, Merel, répondit Anheg en braquant sur elle un regard légèrement surpris. Je voulais seulement savoir comment il se faisait qu’il en sache aussi long au sujet de Jarvik, voilà tout.

— C’est ce jeune Sendarien qui l’a vu, expliqua Merel. Il l’a surpris en train de parler à son espion. J’ai moi-même entendu le récit de ce garçon, et je confirme les paroles de mon mari, au cas où quelqu’un oserait douter de lui.

— Garion ? s’exclama tante Pol, surprise.

— Puis-je me permettre de suggérer que nous écoutions le petit ? dit doucement Cho-Hag, l’Algarois. Je pense qu’une histoire de noble suspect d’amitié envers les Murgos et qui choisit ce moment précis pour rompre son bannissement ne peut que tous nous intéresser.

— Dis-leur ce que tu nous a raconté à Merel et à moi, Garion, ordonna Barak en poussant Garion en avant.

— Majesté, commença Garion, avec une révérence maladroite, j’ai vu à plusieurs reprises depuis que nous sommes arrivés un homme vêtu d’une cape verte qui se cachait ici, dans votre palais. Il se faufile dans les couloirs et il se donne beaucoup de mal pour ne pas être aperçu. Je l’ai vu le soir de notre arrivée, et je l’ai encore revu le lendemain, alors qu’il entrait dans une taverne de la ville avec un Murgo. Barak dit qu’il n’y a pas de Murgos à Cherek, mais je sais que l’homme avec qui il était est un Murgo.

— Comment le sais-tu ? demanda finement Anheg. Garion le regarda d’un air impuissant, incapable de prononcer le nom d’Asharak.

— Eh bien, mon garçon ? insista le roi Rhodar. Garion eut beau se faire violence, aucun son ne voulut sortir de sa bouche.

— Tu connais peut-être ce Murgo ? suggéra Silk. Garion hocha la tête avec soulagement. Au moins, quelqu’un donnait l’impression de le comprendre.

— Tu ne connais pas beaucoup de Murgos, poursuivit Silk en se frottant le nez avec un doigt. C’est celui que nous avons rencontré à Darine, peut-être ? Et plus tard à Muros ? Celui qui se fait appeler Asharak ?

Garion hocha à nouveau la tête.

— Pourquoi ne nous l’as-tu pas dit ? demanda Barak.

— Je... je ne pouvais pas, balbutia Garion.

— Tu ne pouvais pas ?

— Les mots ne voulaient pas sortir, dit Garion. Je ne sais pas ce qui m’arrive, mais je n’arrive pas à parler de lui.

— Alors, tu l’avais déjà vu ? reprit Silk.

— Oui.

— Et tu n’en as jamais parlé à personne ?

— Non.

Silk jeta un rapide coup d’œil à tante Pol.

— Vous devez en savoir plus long que nous sur ce genre de chose, Polgara, non ?

Elle hocha lentement la tête.

— Il y a bien un moyen, dit-elle. Comme il n’est pas infaillible je n’y ai personnellement jamais recours... Mais c’est possible.

Elle prit une expression tragique.

— Les Grolims pensent que ça impressionne les populations, intervint sire Loup. Il n’en faut pas beaucoup pour les impressionner.

— Viens avec moi, Garion, ordonna tante Pol.

— Pas encore, décréta sire Loup.

— C’est important, assura-t-elle, et son visage se durcit.

— Tu feras ça plus tard. Ecoutons d’abord la suite de son histoire. Les dégâts sont déjà faits. Vas-y, Garion, qu’est-ce que tu as vu d’autre ?

— Très bien, reprit Garion en inspirant profondément, soulagé de parler au vieil homme plutôt qu’aux rois. J’ai revu l’homme à la cape verte le jour où nous sommes allés chasser. Il avait rendez-vous dans la forêt avec un homme aux cheveux jaunes qui n’a pas de barbe. Ils ont parlé un moment, et j’ai entendu tout ce qu’ils se disaient. L’homme aux cheveux jaunes voulait savoir ce que vous vous racontiez dans cette salle.

— Tu aurais dû venir me voir immédiatement, déclara le roi Anheg.

— Ce qu’il y a, poursuivit Garion, c’est qu’en tuant ce sanglier, je me suis cogné la tête contre un arbre et je me suis assommé. Je ne me suis souvenu de tout ce que j’avais vu que ce matin. Quand le roi Fulrach a appelé Durnik ici, je suis allé explorer un peu le palais. Je suis arrivé dans un endroit où le plafond est tout écroulé, et j’ai trouvé des empreintes de pas. Je les ai suivies et au bout d’un moment, j’ai revu une nouvelle fois l’homme à la cape verte. C’est là que je me suis souvenu de tout ça. Je l’ai filé et il a pris un couloir qui passe quelque part au-dessus de cette salle. Il s’est caché pour écouter ce que vous disiez, et j’ai fait comme lui.

— Qu’est-ce que tu crois qu’il a entendu, Garion ? demanda le roi Cho-Hag.

— Vous parliez de quelqu’un qui s’appelle l’Apostat, répondit Garion. Et vous vous demandiez s’il pourrait utiliser je ne sais quelle force pour réveiller un ennemi endormi depuis longtemps. Certains d’entre vous pensaient qu’il vaudrait mieux prévenir les Arendais et les Tolnedrains, mais sire Loup a dit que non. Et Durnik a expliqué comment le peuple se battrait si les Angaraks envahissaient la Sendarie.

Ils parurent stupéfaits.

— Je me cachais tout près de l’homme à la cape verte, poursuivit Garion. Je suis sûr qu’il a entendu la même chose que moi. Et puis des soldats sont arrivés, alors l’homme s’est enfui. C’est là que je me suis dit qu’il fallait que je raconte tout ça à Barak.

— Là-haut, dit Silk, debout près de l’un des murs, en indiquant un coin du plafond de la salle. Le mortier se détache. Le bruit de nos voix doit monter par les interstices entre les pierres dans le corridor qui passe au-dessus.

— C’est un garçon de valeur que vous nous avez amené là, dame Polgara, déclara gravement le roi Rhodar. S’il cherche une situation, je crois que je pourrais lui en trouver une. Le renseignement est une profession gratifiante, et il semble avoir certains dons innés dans ce domaine.

— Il a toutes sortes de dons, renchérit tante Pol. Il semble notamment très doué pour se trouver dans des endroits où il n’est pas censé être.

— Ne soyez pas trop dure avec ce petit, Polgara, reprit le roi Anheg. Il nous a rendu un tel service que nous ne serons peut-être jamais capable de lui rendre la pareille.

Garion s’inclina à nouveau et battit en retraite sous le regard inflexible de tante Pol.

— Il semblerait, cousin, dit alors Anheg en se tournant vers Barak, qu’un visiteur indésirable se promène quelque part dans le palais. Je crois que j’aimerais dire deux mots à ce petit curieux en cape verte.

— Je vais prendre quelques hommes, décréta Barak d’un ton menaçant. Nous retournerons tout ton palais pierre par pierre, et nous le secouerons comme un prunier jusqu’à ce qu’il en tombe s’il le faut.

— Je préférerais le récupérer plus ou moins intact, l’informa Anheg.

— Bien sûr, acquiesça Barak.

— Enfin, pas trop intact tout de même. Le tout, c’est qu’il soit encore capable de s’exprimer intelligiblement.

— Je veillerai à ce qu’il soit très bavard quand je te le livrerai, cousin, fit Barak en se fendant d’un grand sourire.

Un rictus sinistre effleura en réponse les lèvres d’Anheg, et Barak prit la direction de la porte.

— Je voudrais également vous remercier, dame Merel, dit Anheg en se tournant vers l’épouse de Barak. Je suis sûre que vous avez joué un rôle significatif dans cette affaire.

— Je n’ai nul besoin de vos remerciements, Votre Majesté, répondit-elle. Je n’ai fait que mon devoir.

Anheg poussa un soupir.

— Faut-il toujours que ce soit le devoir, Merel ? demanda-t-il avec tristesse.

— Qu’y a-t-il d’autre ? rétorqua-t-elle.

— Bien d’autres choses, en fait, répondit le roi. Mais il faudra que vous en preniez conscience toute seule.

— Allez, Garion, ordonna tante Pol, viens par ici.

— Oui, m’dame, fit Garion en la suivant d’un air un peu inquiet.

— N’aie pas peur, grosse bête. Je ne vais pas te manger.

Elle plaça légèrement le bout de ses doigts sur son front.

— Alors ? questionna sire Loup.

— C’est bien ça, affirma-t-elle. C’est très léger, car je m’en serais déjà aperçue, autrement. Je suis vraiment désolée, père.

— Voyons ça, marmonna sire Loup.

Il approcha de Garion et lui effleura aussi la tête avec sa main.

— Ce n’est pas très grave, déclara-t-il.

— C’aurait pu l’être, dit tante Pol. Et c’était à moi de veiller à ce que ce genre de chose ne se produise pas.

— Ne te fais pas de reproches inutiles, Pol, reprit sire Loup. Ça te va vraiment très mal. Contente-toi de nous en débarrasser.

— De quoi s’agit-il ? s’inquiéta Garion.

— Rien de grave, chéri, répondit tante Pol.

Elle lui prit la main droite et la plaça un instant sur la mèche blanche qui striait sa chevelure, juste au-dessus du front.

Garion se sentit envahi par une vague, un raz-de-marée d’impressions confuses, puis il éprouva un picotement suivi d’une violente douleur, comme un arrachement, derrière les oreilles. Un vertige soudain s’empara de lui et il serait tombé si tante Pol ne l’avait pas retenu.

— Qui est le Murgo ? demanda-t-elle en le regardant droit dans les yeux.

— Il s’appelle Asharak, répondit Garion, très vite.

— Depuis combien de temps le connais-tu ?

— Depuis toujours. Il venait me regarder à la ferme de Faldor, quand j’étais tout petit.

— Ça suffit pour l’instant, Pol, intervint sire Loup. Laisse-le se reposer un peu. Je vais faire en sorte que ça ne puisse plus jamais se reproduire.

— Le petit serait-il malade ? demanda le roi Cho-Hag.

— Ce n’est pas exactement une maladie, Cho-Hag, expliqua sire Loup. C’est un peu difficile à expliquer. Mais ça va aller mieux, maintenant.

— Je veux que tu montes dans ta chambre, Garion, dit tante Pol, qui le maintenait toujours par les épaules. Tu tiens assez sur tes jambes pour y aller tout seul ?

— Je me sens très bien, répondit-il, la tête encore un peu vide.

— Plus de détours ni d’exploration, commanda-t-elle fermement.

— Non, m’dame.

— Et allonge-toi un moment. Je veux que tu réfléchisses à toutes les fois où tu as vu ce Murgo. Essaye de te souvenir de ce qu’il a fait, de ce qu’il a dit.

— Il ne m’a jamais parlé. Il me regardait, c’est tout.

— J’arrive dans un petit moment, poursuivit-elle, et je veux que tu me racontes tout ce que tu sais à son sujet. C’est important, Garion, alors concentre-toi aussi fort que possible.

— Très bien, tante Pol.

— Vas-y tout de suite, chéri, dit-elle en déposant un léger baiser sur son front.

La tête étrangement légère, comme en proie à un étourdissement, Garion se dirigea vers la porte et sortit.

Il traversa la grande salle où les hommes d’Anheg se préparaient à fouiller le palais, ceignant leurs épées et s’emparant de haches d’armes fort inquiétantes. Comme dans un vertige, il passa sans s’arrêter.

Si une partie de son esprit paraissait à moitié endormie, la voix sèche, secrète, qui lui parlait intérieurement, était parfaitement éveillée et lui fit observer que quelque chose d’important venait d’arriver. La force considérable qui lui interdisait de parler d’Asharak avait de toute évidence cessé d’agir. D’une façon ou d’une autre, tante Pol avait réussi à l’en débarrasser complètement, ce qui lui inspirait des sentiments curieusement ambigus. Cette étrange relation entre le ténébreux et silencieux Asharak et lui avait toujours eu quelque chose de profondément intime, et voilà qu’elle avait disparu. Il se sentait vaguement vidé, comme si on l’avait en quelque sorte violé. Il poussa un profond soupir et monta le large escalier qui menait à sa chambre.

Il y avait une demi-douzaine de guerriers sur le palier, devant sa chambre, probablement une partie du commando de Barak qui cherchait l’homme à la cape verte. Mais Garion s’arrêta net. Cette partie du palais était beaucoup trop peuplée pour qu’il soit très vraisemblable que l’espion ait choisi de s’y cacher. Son cœur se mit à battre plus vite, et il commença à reculer, un pied derrière l’autre, en direction de l’escalier qu’il venait de gravir. Avec leurs barbes, leurs casques, leurs cottes de mailles et leurs fourrures, ces gardes ressemblaient à tous les autres Cheresques du palais — seulement il y avait quelque chose qui ne collait pas tout à fait.

Un homme de haute taille, vêtu d’une cape noire à capuchon sortit de la porte de la chambre de Garion. C’était Asharak. Le Murgo allait dire quelque chose quand ses yeux tombèrent sur Garion.

— Ah, dit-il doucement. Je te cherchais, Garion. Ses yeux de braise se mirent à luire dans son visage couturé de cicatrices.

— Viens par ici, mon garçon.

Garion sentit qu’on tentait de pénétrer ses pensées, mais en vain, comme si l’on n’arrivait pas à y assurer sa prise. Il secoua la tête sans un mot et continua à reculer.

— Allons, viens, maintenant, reprit Asharak. Nous nous connaissons depuis beaucoup trop longtemps pour ça. Fais ce que je dis. Tu sais que tu ne peux pas faire autrement.

L’approche devint une emprise puissante qui glissa à nouveau.

— Viens ici, Garion ! ordonna rudement Asharak.

— Non ! répondit Garion, en continuant à reculer, marche après marche.

Les yeux d’Asharak se mirent à lancer des éclairs et il se redressa dans un mouvement de fureur.

Cette fois, ce n’était plus une approche ou une emprise, c’était un coup. Garion en sentit la force, bien qu’il semblât quelque peu dévié et manquât, sans qu’il sache comment, son but.

Asharak écarquilla légèrement les yeux, puis les étrécit.

— Qui a fait ça ? demanda-t-il. Polgara ? Belgarath ? Cela ne te sera d’aucune utilité, Garion. Je t’ai eu une fois, et je te reprendrai quand je voudrai. Tu n’es pas assez fort pour m’échapper.

Garion regarda son ennemi et ne résista pas à l’envie de le défier.

— Peut-être pas, dit-il, mais je crois qu’il faudra d’abord que vous m’attrapiez.

Asharak se tourna rapidement vers ses hommes.

— C’est le garçon que je cherche, aboya-t-il d’une voix âpre. Rattrapez-le !

Lestement, comme sans réfléchir, l’un des guerriers éleva son arc et pointa une flèche droit sur Garion. Asharak n’eut que le temps de lever le bras et de faire dévier l’arc avant qu’il ne décoche son trait. La pointe d’acier siffla dans l’air et vint heurter à grand fracas les pierres du mur, à quelques pas de Garion, sur la gauche.

— Je le veux vivant, imbéciles ! gronda Asharak en assenant à l’archer un coup sur le côté de la tête. On entendit un craquement sinistre, puis l’homme s’effondra sur le sol où il resta à se tortiller.

Garion fit volte-face et se précipita vers l’escalier dont il dégringola les marches trois par trois. Il n’avait pas besoin de regarder derrière lui. Le bruit des lourdes bottes lui disait suffisamment qu’Asharak et ses hommes étaient à ses trousses. Au bas des marches, il tourna brusquement à gauche et s’engouffra dans un long corridor obscur qui s’enfonçait dans le labyrinthe du palais d’Anheg.

Chapitre 18

Il y avait des soldats partout, et le palais tout entier retentissait de bruits de bataille. La première idée de Garion, en prenant la fuite, était simple. Il n’avait qu’à trouver les gardes de Barak, et il était sauvé. Mais les hommes de Barak n’étaient pas seuls dans le palais. Le comte de Jarvik y avait fait entrer une véritable petite armée par les ailes en ruines du sud, et le combat faisait rage dans les couloirs.

Garion se rendit très vite compte qu’il n’avait aucun moyen de distinguer ses amis de ses ennemis. Pour lui, les gardes cheresques se ressemblaient tous comme autant de gouttes d’eau. A moins de tomber sur Barak ou quelqu’un de sa connaissance, il n’oserait jamais se remettre entre les mains de l’un d’entre eux. Il était parfaitement conscient du fait qu’il fuyait aussi bien devant ses alliés que ses adversaires, et cette notion n’était pas seulement frustrante, elle ajoutait encore à sa peur. Car il était tout à fait possible — sinon probable — qu’il ne prenne la fuite devant les hommes de Barak que pour se jeter droit dans les bras de ceux de Jarvik.

La chose la plus logique à faire consistait à retourner directement vers la salle du conseil, mais dans sa hâte à échapper à Asharak, il avait foncé tête baissée dans tant de couloirs obscurs et tourné un si grand nombre de fois qu’il n’avait plus la moindre idée de l’endroit où il se trouvait, ou de la façon de retourner dans les parties du palais qui lui étaient familières. En outre, cette fuite éperdue était dangereuse. Asharak ou ses hommes pouvaient l’attendre en embuscade à n’importe quel détour de couloir pour s’emparer de lui, et il savait que le Murgo ne mettrait pas longtemps à réinstaller entre eux cet étrange lien que tante Pol avait brisé par le contact de ses doigts. Or il fallait éviter cela à tout prix. Si Asharak remettait la main sur lui, il ne relâcherait plus jamais son emprise. La seule solution qui s’offrait à lui consistait donc à trouver une cachette.

Il plongea dans un autre passage étroit et s’arrêta, le dos collé aux pierres du mur, pour reprendre son souffle. Au bout du corridor, il distinguait vaguement une étroite volée de marches de pierre tout usées qui montait en s’incurvant dans la lumière vacillante d’une unique torche. Il se fit rapidement le raisonnement que plus il montait, moins il était vraisemblable qu’il rencontre qui que ce soit. Les combats se concentreraient plus probablement dans les étages inférieurs. Il inspira profondément et s’engagea en courant dans l’escalier.

Arrivé à mi-chemin, il se rendit compte qu’il y avait une faille dans son plan. Il n’y avait pas de passages latéraux à l’escalier, donc aucun moyen de s’échapper, et pas le moindre recoin où se cacher non plus. S’il n’arrivait pas très vite en haut, il risquait fort d’être découvert et capturé... sinon pire.

— Petit ! hurla une voix en dessous de lui.

Garion jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule. Un Cheresque à l’air menaçant, avec sa cotte de mailles et son casque, montait vers lui en brandissant son épée dégainée.

Garion se mit à grimper les marches quatre à quatre, manquant tomber plusieurs fois.

Il entendit un autre cri au-dessus de sa tête et se figea. Le garde d’en haut avait l’air tout aussi sinistre que celui d’en bas, mais il était armé d’une redoutable hache d’arme.

Pris entre deux feux, Garion se recroquevilla contre les pierres en tentant de dégainer sa dague, bien conscient du fait qu’elle lui serait d’un faible secours.

Puis les deux guerriers se virent. Avec des cris retentissants, ils s’affrontèrent. Celui à l’épée dépassa Garion tandis que celui à la hache se précipitait vers lui.

La hache décrivit un grand arc, manqua son coup et arracha une pluie d’étincelles aux pierres du mur. L’épée eut plus de succès. Garion la vit — et, d’horreur, ses cheveux se dressèrent sur sa tête — rentrer comme dans du beurre dans le milieu du corps de l’homme à la hache qui s’abattait sur lui. La hache heurta les marches dans un vacarme retentissant, et son propriétaire, qui n’en finissait pas de fondre sur son adversaire, tira une large dague d’un fourreau à sa ceinture et la plongea dans la poitrine de l’ennemi abhorré. L’impact, au moment où les deux hommes se heurtèrent, les souleva de terre, et ils s’écroulèrent dans l’escalier sans se lâcher, leurs lames lançant des éclairs comme ils continuaient à échanger des coups.

Paralysé par l’horreur, Garion les regarda dévaler les marches en roulant l’un par-dessus l’autre, leurs dagues s’enfonçant dans leurs chairs avec des bruits écœurants et le sang giclant de leurs blessures comme autant de fontaines écarlates.

Garion eut un haut-le-cœur, serra fermement les dents et s’élança en courant dans l’escalier en s’efforçant de fermer les oreilles aux sons horribles qui venaient d’en dessous, alors que les deux hommes continuaient à s’acharner l’un sur l’autre dans leur agonie.

Il n’envisageait même plus de se faufiler discrètement ; il se contentait de courir — fuyant davantage la hideuse rencontre qui avait eu lieu dans l’escalier qu’Asharak ou le comte de Jarvik. Enfin, après il n’aurait su dire combien de temps, pantelant, à bout de souffle, il se précipita par une porte entrouverte qui donnait dans une chambre poussiéreuse, inutilisée. Il la referma en tremblant et resta un moment debout, le dos collé au chambranle.

Un grand lit défoncé gisait le long de l’un des murs dans lequel s’ouvrait une petite fenêtre, deux chaises brisées étaient appuyées d’un air las dans les coins, un coffre vide, le couvercle ouvert, bâillait dans un troisième, et c’était tout l’ameublement de la chambre. Au moins se trouvait-elle à l’écart des couloirs où ces sauvages s’éventraient mutuellement, mais Garion se rendit très vite compte que le semblant de sécurité qu’il croyait avoir trouvé n’était qu’illusoire. Il suffisait que quelqu’un ouvre la porte, et il était perdu. Affolé, il fit du regard le tour de la chambre poussiéreuse.

Des tentures étaient accrochées au mur de pierre, en face du lit. Songeant qu’elles dissimulaient peut-être un placard ou une autre pièce, Garion alla les écarter. II y avait bien une ouverture derrière, toutefois elle ne donnait pas sur une autre chambre, mais dans un petit couloir plongé dans l’obscurité. Il jeta un coup d’œil dans le passage, mais il faisait si noir que c’est à peine s’il y voyait à quelques mètres. Il frissonna à l’idée de ramper dans ces ténèbres, des hommes armés piaffant sur ses talons.

Puis son regard tomba sur la petite fenêtre. Il tira le lourd coffre de l’autre côté de la pièce pour monter dessus. Peut-être arriverait-il à voir quelque chose qui lui donnerait une idée de l’endroit où il se trouvait. Il grimpa sur le coffre, se dressa sur la pointe des pieds et jeta un coup d’œil au-dehors.

De hautes tours s’élevaient çà et là, au milieu des immenses toits d’ardoise qui coiffaient les interminables galeries et les innombrables salles du palais du roi Anheg. C’était sans espoir. Il ne reconnaissait rien de ce qu’il voyait. Il se retourna vers la chambre et était sur le point de redescendre du coffre lorsqu’il s’arrêta net. Là, clairement imprimée dans la poussière qui couvrait le sol d’une couche épaisse, s’étalait la marque de ses pas.

Il sauta rapidement à bas du coffre et empoigna le traversin du lit dans lequel personne n’avait dormi depuis des temps immémoriaux. Il le flanqua par terre et le traîna sur le sol. Il savait pertinemment qu’il ne parviendrait jamais à dissimuler le fait que quelqu’un était passé dans la pièce, mais il pouvait effacer ses empreintes dont la taille révélerait immédiatement à Asharak ou à l’un de ses hommes que celui, quel qu’il soit, qui se cachait là, n’avait pas fini sa croissance. Lorsqu’il eut fini, il remit le polochon sur le lit. Ce n’était pas parfait, mais c’était toujours mieux que rien.

Puis il y eut un hurlement dans le couloir, au-dehors, et un cliquetis de lames d’acier s’entrechoquant.

Garion prit une profonde inspiration et plongea derrière les tentures, dans le couloir obscur.

Il avait à peine fait quelques pas dans l’étroit passage que les ténèbres devinrent absolues. Au départ, il marcha assez vite dans la poussière millénaire qui s’élevait, étouffante, du sol inégal, avant tout désireux de mettre la plus grande distance possible entre lui et les combats qui avaient lieu dans le couloir. Mais il trébucha, et l’espace d’un instant, il crut que son cœur allait s’arrêter. Il avait eu l’impression qu’il allait tomber dans le vide. L’image d’un escalier vertigineux béant dans le noir lui traversa l’esprit, et il se rendit compte qu’à l’allure à laquelle il allait, il n’arriverait jamais à se retenir. A partir de ce moment-là, il se déplaça plus lentement, une main sur les pierres du mur, l’autre devant son visage afin de se protéger des toiles d’araignées qui pendaient en rideaux épais du plafond bas et dont le contact lui donnait la chair de poule.

Il n’avait aucun sens de la durée, dans le noir, et il lui semblait qu’il y avait des heures qu’il avançait à tâtons dans ce couloir qui n’avait apparemment pas de fin. Puis, en dépit de ses précautions, il rentra de bon cœur dans un mur de pierre nue. II eut un moment de panique. Le passage se terminait-il ici ? Et si c’était un cul-de-sac ?

Puis, du coin de l’œil, il perçut une faible lueur. Le couloir ne se terminait pas ; il tournait à angle droit vers la droite, et il semblait y avoir de la lumière au bout. Garion la suivit, le cœur plein de reconnaissance, en s’enhardissant au fur et à mesure qu’elle se précisait.

Il atteignit bientôt la source lumineuse. C’était une fente étroite, vers le bas du mur. Garion s’agenouilla sur les pierres poussiéreuses et regarda par le trou.

Il plongeait le regard dans une énorme salle au centre de laquelle était ménagée une fosse où brûlait un grand feu dont la fumée montait vers les ouvertures pratiquées dans le plafond voûté, encore au-dessus de l’endroit où se trouvait Garion. Bien qu’elle ait l’air très différent de l’endroit élevé où il se trouvait, Garion reconnut immédiatement la salle du trône du roi Anheg. En regardant vers le bas, il vit la lourde silhouette du roi Rhodar, et celle, plus chétive du roi Cho-Hag, flanqué de l’éternel Hettar. A une certaine distance des trônes, le roi Fulrach était absorbé dans une grande conversation avec sire Loup, tante Pol à côté de lui. L’épouse de Barak bavardait avec la reine Islena, la reine Porenn et la reine Silar debout non loin d’elles. Silk arpentait nerveusement la salle, en jetant de temps à autre un coup d’œil aux portes bien gardées. Garion éprouva un profond soulagement. Il était sauvé.

Il allait les appeler quand la porte s’ouvrit brutalement. Le roi Anheg, vêtu d’une cotte de mailles et l’épée au poing, entra à grandes enjambées dans la salle, Barak et le Gardien de Riva sur ses talons. Ceux-ci tenaient entre eux le corps de l’homme aux cheveux de lin que Garion avait vu dans la forêt le jour de la chasse au sanglier, et qui se tortillait dans le vain espoir de se libérer.

— Ta traîtrise te coûtera cher, Jarvik, déclara Anheg d’un ton sinistre, en regardant par-dessus son épaule tout en avançant vers son trône.

— Alors, tout est fini ? demanda tante Pol.

— Bientôt, Polgara, répondit Anheg. Mes hommes traquent les derniers brigands de Jarvik dans les parties les plus retirées du palais. Si nous n’avions pas été prévenus, les choses ne se seraient peut-être pas passées comme cela.

Garion, qui avait retenu son cri sur ses lèvres, décida au dernier moment de conserver le silence pendant encore un instant.

Le roi Anheg rengaina son épée et prit place sur son trône.

— Nous allons bavarder un peu, Jarvik, avant de faire ce qui doit être fait.

L’homme aux cheveux de lin renonça à lutter contre Barak et le presque aussi puissant Brand.

— Je n’ai rien à te dire, Anheg, lança-t-il d’un ton de défi. Si la chance avait été de mon côté, c’est moi qui serais assis sur ton trône, en ce moment. J’ai joué, j’ai perdu, et c’est la fin du voyage.

— Pas tout à fait, reprit Anheg. Je veux tout savoir. Tu ferais mieux de parler. D’une façon ou d’une autre, tu finiras par dire tout ce que tu sais.

— Tu peux me faire tout ce que tu veux, répliqua Jarvik avec un rictus sarcastique. Je me trancherai la langue avec les dents avant d’avoir eu le temps de révéler quoi que ce soit.

— C’est ce que nous verrons, répondit Anheg, d’un ton menaçant.

— Ce ne sera pas nécessaire, Anheg, intervint tante Pol en approchant lentement du prisonnier. Il y a un moyen plus simple de le convaincre.

— Je ne parlerai pas, répéta Jarvik. Je suis un guerrier, et tu ne me fais pas peur, sorcière !

— Tu es encore plus stupide que je ne pensais, Jarvik, remarqua sire Loup. Préfères-tu que ce soit moi qui le fasse, Pol ?

— Je m’en sortirai toute seule, père, répondit-elle sans quitter Jarvik des yeux.

— Attention, reprit le vieil homme. Il y a des moments où tu vas trop loin. Un léger effleurement suffit.

— Je sais ce que j’ai à faire, Vieux Loup Solitaire, laissa-t-elle tomber d’une voix acerbe.

Elle regarda le prisonnier droit dans les yeux. Garion retint son souffle en se gardant bien de révéler sa présence.

Le comte de Jarvik commença à transpirer et tenta désespérément d’éviter le regard inflexible de tante Pol, mais en vain. La volonté de tante Pol semblait s’être substituée à la sienne, lui verrouillant les paupières. Il commença à trembler et son visage blêmit. Elle ne fit pas un geste, pas un signe, elle se contenta de rester debout devant lui, ses yeux lui embrasant jusqu’au cerveau.

Et puis, au bout d’un moment, il se mit à hurler. Il poussa encore un cri et s’effondra, son corps pesant désormais de tout son poids entre les mains des deux hommes qui le retenaient.

— Arrêtez ça ! gémit-il, en frissonnant d’une façon incontrôlable. Je vais parler, mais je vous en prie, arrêtez ça.

Silk, qui se prélassait maintenant non loin du trône d’Anheg, regarda Hettar.

— Je me demande ce qu’il a vu, s’interrogea-t-il à haute voix.

— Je crois que je préfère ne pas le savoir, répondit Hettar.

La reine Islena, qui observait attentivement tante Pol, comme si elle espérait glaner un indice de la façon dont elle s’y prenait pour faire ce tour, sourcilla quand Jarvik se mit à crier, et détourna les yeux.

— Très bien, Jarvik, commença Anheg, d’un ton étrangement suave. Commence par le commencement. Je veux tout savoir.

— Ce n’était pas grand-chose, au départ, dit Jarvik d’une voix tremblante. Il n’y avait apparemment aucun mal à ça.

— Il n’y en a jamais, nota Brand.

Le comte de Jarvik inspira profondément, jeta un coup d’œil à tante Pol et se remit à trembler. Puis il se raidit.

— Tout a commencé il y a deux ans environ, à Kotu, en Drasnie, où j’étais allé avec mon bateau, reprit-il. Là-bas, j’avais rencontré un marchand nadrak du nom de Grashor, qui m’avait fait une assez bonne impression. Lorsque nous eûmes fait un peu connaissance, il me demanda si je serais intéressé par une affaire lucrative. Je lui répondis que j’étais comte et non pas un vulgaire marchand, mais il insista. Il me dit qu’il n’était pas tranquille à cause des pirates qui infestaient les îles du golfe de Cherek, et qu’un bâtiment comtal manœuvré par des guerriers armés ne risquait pas de se faire attaquer. Il ne transportait qu’un unique coffre, pas très grand. Je pensai qu’il avait réussi à passer des pierres précieuses au nez et à la barbe des douaniers de Boktor et qu’il voulait les faire parvenir à Darine, en Sendarie. Je lui dis que je n’étais pas vraiment intéressé, mais alors il ouvrit sa bourse et fit couler des pièces d’or dans sa main. L’or était d’un rouge vif, je m’en souviens, et je n’arrivais pas à en détourner mes yeux. J’avais besoin d’argent — qui n’en a pas besoin ? — et je ne voyais pas vraiment ce qu’il y avait de déshonorant à faire ce qu’il me demandait.

« Quoi qu’il en soit, je l’amenai, avec son coffre, jusqu’à Darine, où il me fit rencontrer son associé, un Murgo du nom d’Asharak. »

Garion sursauta en entendant ce nom, et il entendit Silk pousser tout bas un petit sifflement de surprise.

— Comme convenu, poursuivit Jarvik, Asharak me versa une somme égale à celle que Grashor m’avait remise, de sorte que je sortis de l’affaire avec une bourse pleine d’or. Asharak me dit que je leur avais rendu un grand service et que si j’avais encore besoin d’or, il serait heureux de trouver des moyens de m’en faire gagner.

« Je détenais maintenant davantage d’or que je n’en avais jamais eu à la fois jusque-là, mais pour je ne sais quelle raison, j’avais l’impression de ne pas en avoir assez ; il m’en fallait encore plus. »

— C’est la particularité de l’or angarak, expliqua sire Loup. On ne le possède pas, on est possédé par lui, et plus on en a, plus la possession est forte. C’est pour cela que les Murgos en sont si prodigues. Asharak ne rémunérait pas tes services, Jarvik ; il achetait ton âme.

Jarvik hocha la tête, le visage lugubre.

— En tout cas, reprit-il, je ne mis pas longtemps à trouver un prétexte pour remettre le cap sur Darine. Asharak me dit que depuis que l’entrée de Cherek était interdite aux Murgos, il s’interrogeait beaucoup sur notre royaume et sur nous-mêmes. Il me posa de nombreuses questions et me donna de l’or à chaque réponse. Il me semblait que c’était une façon stupide de dépenser son argent, mais je lui fournis les réponses et pris son or. Lorsque je rentrai à Cherek, j’en avais une bourse pleine. J’allai à Jarviksholm mettre le nouvel or avec celui que j’avais déjà. Je vis que j’étais un homme riche, et je n’avais encore rien fait de déshonorant. Mais il me semblait maintenant que les journées n’étaient pas assez longues. Je passais tout mon temps enfermé dans ma salle forte, à compter et recompter mon or, à le faire briller jusqu’à ce qu’il soit plus rouge que du sang et qu’il m’emplisse les oreilles de son tintement.

« Mais au bout d’un moment, j’eus l’impression de ne pas en avoir beaucoup, aussi retournai-je voir Asharak. Il me dit qu’il se posait toujours autant de questions au sujet de Cherek et qu’il aurait aimé connaître les dispositions d’esprit d’Anheg. Il m’annonça qu’il me donnerait autant d’or que j’en avais déjà si je lui faisais parvenir le détail de ce qui se disait dans les grands conseils qui se tenaient ici, au palais, pendant un an. Je commençai par refuser, parce que je savais que ce n’était pas digne d’un homme d’honneur, mais c’est alors qu’il me montra l’or, et je ne fus plus en mesure de refuser. »

De son poste, Garion voyait l’expression de ceux qui se trouvaient dans la salle, en dessous de lui. Leurs visages arboraient un mélange de pitié et de mépris comme Jarvik continuait son histoire.

— C’est alors, Anheg, poursuivit-il, que tes hommes interceptèrent l’un de mes messagers, et que je fus envoyé en exil à Jarviksholm. Au départ, cela ne m’importa pas trop, parce que je pouvais encore jouer avec mon or. Mais une nouvelle fois, je ne tardai pas à avoir l’impression que cela ne me suffisait pas. J’envoyai à Darine, par la barre, un vaisseau rapide chargé d’un message destiné à Asharak le priant de me confier une autre mission afin que je puisse gagner encore plus d’or. Lorsque le vaisseau revint, Asharak était à bord, et nous étudiâmes de concert ce que je pouvais faire pour augmenter mon trésor.

— Tu es donc doublement traître, Jarvik, déclara Anheg d’une voix presque attristée. Tu m’as trahi et tu as rompu la plus ancienne loi de Cherek. Aucun Angarak n’avait posé le pied sur le sol de Cherek depuis le temps de Garrot-d’Ours en personne.

— Je ne m’en souciais guère, à ce moment-là, répondit Jarvik en haussant les épaules. Asharak avait un plan, qui me parut bon sur le coup. Si nous pouvions traverser la ville par petits groupes, nous pourrions dissimuler une armée dans les ruines sud du palais. Avec un peu de chance, en profitant de l’effet de surprise, nous devions parvenir à tuer Anheg et les autres rois aloriens, et j’aurais pu monter sur le trône de Cherek, et — pourquoi pas — de toute l’Alorie par-dessus le marché.

— Et quel prix demandait Asharak ? demanda sire Loup, en plissant les yeux. Qu’exigeait-il de toi pour te mettre sur le trône ?

— Quelque chose de si anodin que j’ai ri quand j’ai su ce qu’il voulait, fit Jarvik. Mais il avait dit qu’il ne se contenterait pas de me donner la couronne, mais aussi une salle pleine d’or si je parvenais à le lui procurer.

— Et de quoi s’agissait-il ? répéta sire Loup.

— Il a dit qu’il y avait un gamin d’une quinzaine d’années dans le groupe qui accompagnait le roi Fulrach de Sendarie, et que dès que l’enfant serait entre ses mains, il me donnerait tant d’or que je ne pourrais pas le compter, et le trône de Cherek par la même occasion.

Le roi Fulrach eut l’air surpris.

— Le petit Garion ? demanda-t-il. Qu’est-ce qu’Asharak pouvait bien vouloir faire de lui ?

Le hoquet de frayeur de tante Pol porta jusqu’à l’endroit où Garion était dissimulé.

— Durnik ! fit-elle d’une voix sonore.

Mais Durnik s’était déjà levé d’un bond et fonçait vers la porte, Silk sur ses talons. Tante Pol fit volte-face, les yeux étincelants, et la mèche blanche au-dessus de son front se mit à étinceler dans le minuit de sa chevelure. Le comte de Jarvik défaillit lorsque son regard insoutenable s’abattit sur lui.

— S’il arrive quelque chose à l’enfant, Jarvik, les hommes trembleront pendant mille ans au souvenir de ton sort, lui dit-elle.

Les choses étaient allées assez loin comme cela. Garion avait honte de lui, et un peu peur aussi de la violence de la réaction de tante Pol.

— Je vais bien, tante Pol, appela-t-il par la fente étroite dans le mur. Je suis là, en haut.

— Garion ? (Elle leva les yeux dans l’espoir de le voir.) Où es-tu ?

— Ici, près du plafond, dit-il. Derrière le mur.

— Comment es-tu arrivé là ?

— Je n’en sais rien. J’étais pourchassé par des hommes, alors je me suis enfui. C’est comme ça que je suis arrivé là.

— Viens ici tout de suite.

— Je ne sais pas comment faire, tante Pol. J’ai tellement couru et j’ai tourné tant de fois que je ne sais plus comment rentrer. Je suis perdu.

— Très bien, fit-elle en reprenant son calme. Reste où tu es. Nous allons bien trouver un moyen de te faire redescendre.

— Espérons-le, dit-il.

Chapitre 19

— Allons, ce passage débouche bien quelque part ; il n’a qu’à le suivre, suggéra le roi Anheg en jetant un coup d’œil oblique vers l’endroit où Garion attendait fébrilement.

— Pour se jeter droit dans les bras d’Asharak le Murgo ? s’exclama tante Pol. Il vaut mieux qu’il reste où il est.

— Asharak a dû chercher son salut dans la fuite, objecta Anheg. Il n’est plus au palais.

— Pour autant que je me souvienne, il n’était même pas censé se trouver dans le royaume, reprit tante Pol, d’un ton caustique.

— D’accord, Pol, dit sire Loup, avant d’appeler : Garion, de quel côté le couloir part-il ?

— Il semble se diriger vers l’arrière de la salle où se trouvent les trônes, répondit Garion. Je ne peux pas dire avec certitude s’il va tout droit ou pas ; il fait complètement noir, ici.

— Nous allons te faire parvenir des torches. Laisses-en une à l’endroit où tu te trouves pour l’instant, et va au bout du couloir avec l’autre. Tant que tu verras la première, c’est que tu iras tout droit.

— Pas bête, commenta Silk. Je voudrais bien avoir quelques milliers d’années de plus pour pouvoir résoudre aussi facilement mes problèmes.

Sire Loup préféra ne pas relever.

— Je pense malgré tout qu’il serait plus sûr d’aller chercher des échelles et d’agrandir le trou dans le mur, intervint Barak.

— Ne pourrions-nous d’abord tenter de faire ce que suggère Belgarath ? demanda le roi Anheg, d’un ton navré.

— C’est toi le roi, répondit Barak en haussant les épaules.

— Merci, fit sèchement Anheg.

Un garde alla chercher un long bâton et deux torches furent passées à Garion.

— Si le couloir part en ligne droite, dit Anheg, il devrait aboutir quelque part dans les appartements royaux.

— Intéressant, nota le roi Rhodar en haussant un sourcil. Il serait très instructif de savoir si le passage menait aux appartements royaux, ou s’il en partait.

— Il se peut très bien que cette galerie n’ait été conçue que pour permettre un repli stratégique en cas de nécessité, rétorqua Anheg d’un ton offensé. Après tout, notre histoire n’a pas toujours été pacifique. Je ne vois pas pourquoi il faudrait toujours imaginer le pire, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que non, répondit d’un ton mielleux le roi Rhodar. On ne voit vraiment pas pourquoi.

Garion plaça l’une des torches à côté de la fente percée dans le mur et suivit le couloir poussiéreux en se retournant fréquemment pour s’assurer que le flambeau était toujours bien en vue. Il finit par arriver à une porte étroite qui s’ouvrait dans le fond d’un placard vide, ménagé dans une chambre à coucher splendide, donnant sur un large couloir bien éclairé.

Plusieurs gardes arrivaient dans le couloir, parmi lesquels Garion reconnut, avec un profond soulagement, Torvik, le grand veneur.

— Me voilà, dit-il en sortant de la chambre.

— Tu ne t’ennuies jamais, toi, hein ? fit Torvik, avec un grand sourire.

— Ce n’était pas mon idée.

— Retournons auprès du roi Anheg. La dame, ta tante, donne l’impression de s’en faire à ton sujet.

— J’imagine qu’elle m’en veut, insinua Garion en emboîtant le pas à l’homme aux larges épaules.

— C’est plus que vraisemblable. De toute façon, quoi qu’on fasse, les femmes finissent toujours par nous en vouloir. C’est l’une des choses auxquelles il faudra bien que tu t’habitues en grandissant.

Tante Pol attendait à la porte de la salle du trône. Il n’eut pas droit au moindre reproche — pas pour l’instant, du moins. Pendant un bref instant, elle le serra impétueusement contre son cœur, puis elle le regarda avec gravité.

— Nous t’attendions, chéri, fit-elle, d’un ton presque calme, en le ramenant auprès des autres.

— Dans les appartements de ma grand-mère, dites-vous ? demandait Anheg à Torvik. Quelle nouvelle surprenante. J’en garde le souvenir d’une chère vieille petite chose toute tordue qui marchait avec une canne.

— Personne ne naît vieux, Anheg, répondit le roi Rhodar avec un regard entendu.

— Je suis sûre qu’il y a de nombreuses explications, Anheg, déclara la reine Porenn. Mon époux veut seulement vous taquiner.

— L’un des hommes a examiné le passage, Majesté, intervint diplomatiquement Torvik. La poussière est très épaisse. Il est possible que personne ne l’ait utilisé depuis des siècles.

— Quelle idée stupéfiante, répéta Anheg.

On changea alors délicatement de sujet de conversation, bien que le petit sourire futé du roi Rhodar en dît à lui seul plus long qu’un discours entier.

Le comte de Seline eut un toussotement poli.

— Je pensais que le jeune Garion aurait peut-être des choses intéressantes à nous raconter, suggéra-t-il.

— Ça, je l’imagine sans peine, renchérit tante Pol en se tournant vers Garion. Je croyais t’avoir dit d’aller dans ta chambre.

— Oui, mais Asharak y était avant moi, répondit Garion. Avec des tonnes de guerriers. Il a essayé de m’attirer à lui, et comme je ne voulais pas, il a dit qu’il m’avait eu une fois et qu’il pourrait m’avoir à nouveau. Je n’ai pas très bien compris ce qu’il entendait par là, mais je lui ai répondu qu’il faudrait d’abord qu’il m’attrape, et c’est là que je me suis mis à courir.

Brand, le Gardien de Riva, se mit à rire.

— Je ne vois pas comment vous pourriez trouver à redire à cela, Polgara, déclara-t-il. Je pense que si je trouvais un prêtre Grolim dans ma chambre, moi aussi, je prendrais mes jambes à mon cou.

— Tu es sûr que c’était Asharak ? demanda Silk.

— Je le connais depuis longtemps, répondit Garion en hochant la tête. Depuis que je suis né, je crois. Et il me connaît aussi. Il m’a appelé par mon nom.

— Je crois que j’aimerais bien avoir une petite conversation avec cet Asharak, dit Anheg. J’aurais quelques questions à lui poser sur tous les troubles qu’il a fomentés dans mon royaume.

— Je doute fort que vous arriviez à remettre la main sur lui, Anheg, fit sire Loup. On dirait que ce n’est pas un simple prêtre Grolim. J’ai effleuré son esprit, une fois, à Muros. Ce n’est pas un esprit comme les autres.

— Cela m’amusera beaucoup de le faire rechercher, reprit Anheg avec une expression sinistre. Tout Grolim qu’il soit, il n’a quand même pas le pouvoir de marcher sur l’eau ; j’imagine donc qu’il me suffira de faire bloquer les ports de Cherek et d’ordonner à mes hommes de fouiler les montagnes et les forêts. De toute façon, l’hiver, ils engraissent et je ne peux plus les tenir ; au moins, ça les occupera.

— Flanquer de gros guerriers dans la neige en plein cœur de l’hiver ne fera pas de toi un roi très populaire, Anheg, observa Rhodar.

— Offrez une récompense, suggéra Silk. De la sorte, vous leur ferez abattre la besogne tout en restant populaire.

— Ça, c’est une idée, acquiesça Anheg. Et quel genre de récompense proposeriez-vous, Prince Kheldar ?

— Promettez le poids de la tête d’Asharak en or, répondit Silk. Voilà qui devrait suffire à détourner les plus gros guerriers des dés et de la bière.

Anheg fit une grimace.

— N’oubliez pas que c’est un Grolim, poursuivit Silk. Ils n’arriveront probablement pas à mettre la main sur lui, mais ils retourneront tout le royaume à sa recherche. Votre or restera en sûreté, vos guerriers prendront un peu d’exercice, vous vous taillerez une réputation de grande générosité, et tant que tous les hommes valides de Cherek lui courront après en brandissant des hachoirs, Asharak sera trop occupé à se cacher pour faire des bêtises.

— Prince Kheldar, déclara gravement Anheg, vous êtes un homme retors.

— Je fais ce que je peux, Majesté, répondit Silk avec une courbette ironique.

— J’imagine que vous n’accepteriez pas d’entrer à mon service ? s’enquit le roi de Cherek.

— Anheg ! protesta Rhodar. Silk poussa un soupir.

— Le sang, Sire Anheg, fit Silk avec un soupir. Je suis lié à mon oncle par les liens du sang. Je serais néanmoins intéressé d’entendre votre proposition. Il se pourrait que cela me soit utile lors de négociations ultérieures concernant la rétribution de mes services.

Le rire de la reine Porenn tinta comme une petite cloche d’argent, et le roi Rhodar arbora une expression tragique.

— Vous voyez, je suis rigoureusement entouré de traîtres. Que peut faire un pauvre vieillard obèse, dans un tel environnement, je vous le demande ?

Un soldat à la mine lugubre entra dans la salle et approcha du trône d’Anheg.

— C’est fait, Sire, annonça-t-il. Vous voulez voir sa tête ?

— Non, surtout pas, répondit précipitamment le roi Anheg.

— Faut-il la planter au bout d’une pique, dans le port ? reprit le garde.

— Non. Jarvik fut jadis un homme de bien, et mon parent par alliance. Faites parvenir son corps à sa femme pour qu’elle lui donne une sépulture décente.

Le guerrier s’inclina et quitta la salle.

— Le problème posé par ce Grolim, Asharak, m’intéresse, déclara la reine Islena, d’un ton quelque peu suffisant. Ne pourrions-nous, dame Polgara, tenter d’imaginer à nous deux un moyen de découvrir où il se cache ?

Sire Loup ne laissa pas à tante Pol le temps de répliquer.

— Voilà qui part d’une noble intention, Islena, se hâta-t-il de répondre. Mais nous ne pouvons nous permettre de laisser la reine de Cherek courir un tel risque. Je suis sûr que vous disposez de dons remarquables, mais dans une telle quête, l’esprit s’abandonne complètement. Il suffirait qu’Asharak prenne conscience du fait que vous êtes à sa recherche pour exercer instantanément des représailles, et si, dans ce cas, Polgara ne court aucun danger, on peut redouter que votre conscience ne soit soufflée comme une chandelle. Il serait par trop regrettable que la reine de Cherek passe le restant de ses jours à errer dans les couloirs du palais comme une folle.

Islena devint instantanément livide et ne vit pas le clin d’œil rusé que sire Loup adressa à Anheg.

— Je ne laisserai jamais faire une chose pareille, répondit fermement Anheg. Ma royale épouse m’est infiniment trop précieuse pour que je l’autorise à s’exposer à un aussi terrible danger.

— J’accéderai à la volonté du roi, Monseigneur, fit Islena, grandement soulagée. Sur son ordre, je retire ma proposition.

— La bravoure de ma royale épouse m’honore, dit Anheg, le visage rigoureusement impassible.

Islena s’inclina et s’empressa de battre en retraite. Tante Pol regarda sire Loup en haussant un sourcil, mais n’insista pas.

L’expression de sire Loup avait retrouvé toute sa gravité lorsqu’il quitta le fauteuil dans lequel il était assis.

— Je crois que le moment est venu d’arrêter certaines décisions, déclara-t-il. Les événements commencent à se précipiter, et nous ne pouvons plus nous permettre de perdre de temps. Y a-t-il un endroit où nous pouvons parler sans craindre que nos paroles ne soient surprises par des oreilles indiscrètes ? demanda-t-il à Anheg.

— Il y a une salle, dans l’une des tours, répondit Anheg. J’y pensais avant notre première réunion, mais...

Il s’interrompit et regarda Cho-Hag.

— Vous n’auriez pas dû vous arrêter à ce détail, dit Cho-Hag. J’arrive à monter les marches lorsqu’il le faut, et il aurait mieux valu que j’aie à subir ce petit inconvénient que de nous laisser espionner par les acolytes de Jarvik.

— Je resterai avec Garion, fit Durnik en regardant tante Pol.

— Sûrement pas, rétorqua tante Pol en secouant fermement la tête. Tant qu’Asharak se promènera en liberté à Cherek, je ne le quitterai pas des yeux.

— Si nous y allions, alors ? suggéra sire Loup. Il se fait tard, et je voudrais partir demain, à la première heure. La piste que j’étais en train de suivre est en train de refroidir.

La reine Islena, qui semblait encore sous le choc, resta à l’écart avec Porenn, et Silar ne fit pas mine de les suivre lorsque le Roi Anheg les mena hors de la salle du trône.

Je te tiendrai au courant de tout, dit le roi Rhodar à son épouse, par signes.

J’espère bien, répondit Porenn, toujours en langue secrète. Son visage restait impassible, mais le claquement de ses doigts trahissait sa nervosité.

Du calme, mon petit, firent en retour les doigts de Rhodar. Nous ne sommes pas chez nous, ici, et il faut bien que je me conforme aux usages locaux.

Aux ordres de Monseigneur, répondit-elle en inclinant les mains d’une façon incroyablement sarcastique.

Le roi Cho-Hag vint à bout de l’escalier, avec l’aide de Hettar, mais son ascension fut laborieuse.

— Je vous prie de m’excuser, dit-il, hors d’haleine, en s’arrêtant à mi-chemin pour reprendre son souffle. Tout ceci est aussi pénible pour moi que pour vous.

Le roi Anheg posta des gardes au pied de l’escalier avant de les rejoindre et de refermer la lourde porte derrière eux.

— Allume le feu, cousin, ordonna-t-il à Barak. Autant être à notre aise.

Barak acquiesça et approcha une torche du bois préparé dans la cheminée.

C’était une pièce ronde, pas très grande, mais suffisamment quand même pour accueillir tout Je monde, et il s’y trouvait assez de sièges pour que chacun trouve sa place.

Sire Loup resta planté devant l’une des fenêtres, à regarder les lumières du Val d’Alorie qui scintillaient en dessous de lui.

— J’ai toujours aimé les tours, dit-il, comme s’il songeait à haute voix. Mon Maître vivait dans une tour pareille à celle-ci, et je garde un excellent souvenir de tout le temps que j’y ai passé.

— Je donnerais ma vie pour avoir connu Aldur, déclara doucement Cho-Hag. Etait-il vraiment environné de lumière, comme on le dit parfois ?

— A moi, il me paraissait normal, répondit sire Loup. J’ai vécu cinq ans à ses côtés avant de savoir qui il était.

— Etait-il vraiment aussi sage qu’on le dit ? demanda Anheg.

— Sûrement beaucoup plus. Je n’étais qu’un petit garçon sauvage quand il m’a trouvé, mourant, perdu dans une tempête de neige, devant sa tour. Il lui a fallu plusieurs siècles pour y parvenir, mais il a réussi à me former. Allons, au travail, maintenant, dit-il en s’écartant de la fenêtre avec un profond soupir.

— A partir d’où comptez-vous reprendre votre quête ? s’enquit le roi Fulrach.

— De Camaar, répondit sire Loup. C’est là que j’ai retrouvé la trace. Je crois qu’elle mène en Arendie.

— Nous enverrons des soldats à votre rencontre. Après ce qui s’est passé ici, il est probable que les Grolims vont essayer de vous mettre des bâtons dans les roues.

— Non, répondit fermement sire Loup. Des hommes de guerre ne pourraient nous être d’aucune utilité face aux Grolims, et je ne tiens vraiment pas à me déplacer en traînant une armée derrière moi ; j’aurai autre chose à faire que d’expliquer au roi d’Arendie pourquoi j’entre dans son royaume avec une horde d’hommes en armes sur mes talons. D’autant qu’il est encore plus pénible d’essayer de faire comprendre les choses aux Arendais qu’aux Aloriens, aussi incroyable que cela puisse paraître.

— Ne sois pas discourtois, père, fit tante Pol. C’est aussi leur monde, et ils sont tout de même concernés.

— Vous n’aurez pas nécessairement besoin d’une armée, Belgarath, approuva le roi Rhodar, mais ne serait-il pas prudent de prendre quelques hommes sûrs ?

— Il y a très peu de problèmes que nous ne soyons en mesure de régler nous-mêmes, répondit sire Loup. Et Silk, Barak et Durnik sont là pour parer aux plus triviaux. Moins nous serons nombreux, moins nous risquerons d’attirer l’attention. Cela dit, Cho-Hag, commença-t-il en se tournant vers ce dernier, puisque nous sommes sur ce sujet, je voudrais emmener votre fils, Hettar, avec nous. Nous aurons probablement besoin de ses talents très spécialisés.

— Impossible, répondit platement Hettar. Je ne peux pas quitter mon père.

— Non, Hettar, déclara Cho-Hag. Je n’ai pas l’intention de te condamner à remplacer toute ta vie les jambes d’un invalide.

— Je n’ai jamais éprouvé la moindre contrainte à vous servir, Père. De nombreux autres individus disposent des mêmes capacités que moi. Que notre vénérable maître choisisse quelqu’un d’autre.

— Combien de Sha-Darim y a-t-il parmi les Algarois ? reprit gravement sire Loup.

Hettar braqua sur lui un regard pénétrant comme s’il tentait de lui faire comprendre quelque chose en silence. Le roi Cho-Hag retint brusquement son souffle.

— Hettar ? demanda-t-il. C’est vrai ? Hettar haussa les épaules.

— Il se pourrait que oui, Père, dit-il. Je ne pensais pas que c’était important.

Cho-Hag regarda sire Loup, qui hocha la tête.

— Absolument, confirma-t-il. Je l’ai su à l’instant même où j’ai posé le regard sur lui pour la première fois. C’est un Sha-Dar. Mais il fallait qu’il en prenne conscience par lui-même.

Les yeux de Cho-Hag s’emplirent tout à coup de larmes.

— Mon fils ! s’exclama-t-il fièrement en serrant Hettar contre son cœur en une accolade bourrue.

— Ce n’est pas grand-chose, Père, dit tranquillement Hettar, comme si tout cela l’embarrassait.

— Mais qu’est-ce qu’ils racontent ? demanda tout bas Garion.

— C’est quelque chose que les Algarois prennent très au sérieux, répondit Silk, sur le même ton. Ils pensent qu’il y a des gens qui peuvent parler aux chevaux par leurs seules pensées. Ils les désignent par le nom de Sha-Dar, qui signifie « Chef du Clan des Chevaux ». C’est très rare ; il n’y en a que deux ou trois par génération, peut-être. C’est la noblesse assurée pour l’Algarois qui a ce don. La fierté de Cho-Hag n’aura plus de bornes quand il rentrera en Algarie.

— C’est si important que ça ?

— C’est ce que les Algarois ont l’air de croire, répliqua Silk en haussant les épaules. Quand ils trouvent un nouveau Sha-Dar, l’ensemble des clans se réunissent à la forteresse et c’est la fête pendant six semaines dans tout le pays. On va lui offrir des quantités de cadeaux. Hettar sera un homme riche s’il décide de les accepter. Mais il les refusera peut-être. Il est plutôt bizarre, comme type.

— Il faut y aller, ordonna Cho-Hag à son fils. Tu es porteur de l’orgueil de l’Algarie. Ton devoir est clair.

— Il en sera fait selon la volonté de mon père, répondit Hettar, comme à regret.

— Bien, reprit sire Loup. Combien de temps vous faudra-t-il pour retourner en Algarie, réunir une douzaine de vos meilleurs chevaux et les emmener à Camaar ?

— Deux semaines, répondit Hettar, après un instant de réflexion. Si je ne suis pas bloqué par la neige dans les montagnes de Sendarie.

— Nous partirons tous demain matin, alors, continua sire Loup. Anheg mettra un vaisseau à votre disposition. Vous amènerez les chevaux sur la grand-route du Nord, à quelques lieues à l’est de Camaar, à l’embranchement de la route qui va vers le sud. Elle traverse à gué la Grande Camaar et coupe la grand-route de l’Ouest à l’endroit des ruines de Vo Wacune, en Arendie septentrionale. Nous vous y rejoindrons dans deux semaines.

Hettar hocha la tête.

— Nous retrouverons également à Vo Wacune un Arendais asturien, poursuivit sire Loup, et, un peu plus tard, un mimbraïque. Ils nous seront peut-être utiles dans le Sud.

— ...Tout en accomplissant les prédictions des prophètes, fit mystérieusement Anheg.

Sire Loup haussa les épaules, mais ses yeux bleus se mirent tout d’un coup à étinceler.

— Je n’ai rien contre le fait d’accomplir les prophéties, dans la mesure où cela ne me crée pas trop de complications.

— Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire pour vous aider dans votre quête ? demanda Brand.

— Vous aurez assez à faire comme cela, répondit sire Loup. Quelle que soit l’issue de notre mission, il est évident que les Angaraks s’apprêtent à tenter quelque chose. Si nous réussissons, cela les fera peut-être hésiter, mais les Angaraks n’ont pas le même mode de pensée que nous. Même après ce qui s’est passé à Vo Mimbre, il se pourrait qu’ils décident de tenter le tout pour le tout et d’attaquer les royaumes du Ponant. Il est possible qu’ils réagissent en fonction de prophéties à eux dont nous ignorons tout. Quoi qu’il en soit, je pense que vous pouvez vous attendre à quelque chose de sérieux de leur part. Il faudra vous préparer à leur résister.

Anheg eut un sourire qui découvrit des dents de loup.

— Il y a cinq mille ans que nous les attendons, déclara-t-il. Cette fois, nous allons purger le monde des Angaraks qui l’infestent. Lorsque Torak à l’Œil Mort ouvrira celui qui lui reste, il se retrouvera aussi seul que Mara — et tout aussi impuissant.

— Peut-être, répondit sire Loup, mais ne vendez pas la peau de l’ours et ne programmez pas la date de la victoire avant la fin des combats. Faites tranquillement vos préparatifs, et n’ameutez pas les populations de vos royaumes plus que de raison. L’Ouest pullule de Grolims, qui épient chacun de nos mouvements. La trace que je suis pourrait bien me mener à Cthol Murgos, et j’aimerais autant ne pas trouver une armée de Murgos massée à la frontière.

— Je peux également jouer le rôle d’observateur, dit le roi Rhodar, et un sourire inquiétant s’inscrivit sur son visage rebondi. Probablement même mieux que les Grolims. II est temps d’envoyer quelques caravanes supplémentaires dans l’Est. Les Angaraks ne bougeront pas le petit doigt sans l’aide de l’Est, et les Malloriens seront bien obligés de passer par Gar og Nadrak s’ils veulent se déployer vers le sud. Un pot-de-vin par-ci, par-là, quelques barils de bière forte aux endroits stratégiques, dans les camps de mineurs, par exemple — qui sait ce qu’un peu de corruption active peut obtenir ? Un ou deux mots captés par hasard pourraient nous faire gagner plusieurs mois.

— S’ils projettent quelque chose de significatif, les Thulls édifieront des entrepôts de marchandises le long de l’escarpement oriental, fit remarquer Cho-Hag. Les Thulls ne sont pas très malins, et il ne devrait pas être difficile de les observer sans se faire remarquer. Je vais augmenter la fréquence de mes patrouilles le long de ces montagnes. Avec un peu de chance, nous devrions parvenir à anticiper la route de leur invasion. Y a-t-il autre chose que nous puissions faire pour vous aider, Belgarath ?

Sire Loup réfléchit un moment. Puis, tout d’un coup, il eut un grand sourire.

— Je suis sûr que notre voleur tend l’oreille dans l’espoir que l’un de nous prononcera son nom ou celui de la chose qu’il a dérobée. Tôt ou tard, quelqu’un laissera échapper le mot fatidique. Et une fois qu’il nous aura repérés, il sera en mesure d’entendre tout ce que nous dirons. Au lieu d’essayer de nous retenir, je crois qu’il vaudrait mieux lui en donner pour son argent. Ce que je voudrais, c’est que vous fassiez en sorte que tous les ménestrels et les conteurs du Nord se remettent à raconter certaines vieilles histoires — vous voyez de quoi je veux parler. Quand ces noms commenceront à retentir sur toutes les places de marché de tous les villages au nord de la Camaar, il aura l’impression d’avoir un ouragan dans la tête, et il finira bien par se lasser d’écouter. Et quand cela ne servirait qu’à nous permettre de parler librement entre nous, ce serait déjà une bonne chose.

— Il se fait tard, Père, dit tante Pol.

Sire Loup hocha la tête en signe d’assentiment.

— Nous jouons un jeu meurtrier, conclut-il, mais celui auquel s’amusent nos ennemis n’est pas moins dangereux. Ils courent un péril tout aussi mortel que nous, et personne, en cet instant précis, n’est en mesure de prévoir ce qui finira par arriver. Préparez-vous au pire et envoyez des hommes sûrs en mission de reconnaissance. Ne vous impatientez pas, et surtout, ne commettez aucune imprudence. Cela pourrait être plus dangereux que n’importe quoi d’autre, en ce moment. Pour l’instant, nous sommes seuls, Polgara et moi, à pouvoir agir. Il va falloir que vous nous fassiez confiance. Je sais que certaines des choses que nous avons faites ont pu vous paraître parfois étranges, mais nous avions nos raisons. Je vous demande de ne plus nous mettre de bâtons dans les roues. Je vous ferai connaître de temps en temps l’avancement de nos recherches, et si j’ai besoin de quoi que ce soit d’autre, je vous le ferai savoir. Puis-je compter sur vous ?

Les rois hochèrent gravement la tête, et tout le monde se leva.

Anheg s’approcha de sire Loup.

— Pourriez-vous, Polgara et vous, me rejoindre dans mon cabinet d’ici une petite heure ? demanda-t-il à voix basse. J’aimerais vous dire quelques mots avant votre départ, Belgarath.

— Si vous voulez, Anheg, répondit sire Loup.

Chapitre 20

Le cabinet du roi Anheg était une vaste pièce, située en haut d’une tour carrée, complètement encombrée de livres reliés en cuir épais et d’étranges dispositifs composés d’engrenages, de poulies et de petites chaînes de cuivre, posés un peu partout sur les tables ou sur divers supports. Des cartes aux dessins compliqués, ornées de belles couleurs, étaient épinglées aux murs, et le sol était jonché de bouts de parchemin couverts d’une fine écriture. Le roi Anheg, ses cheveux noirs hirsutes lui tombant dans les yeux, était assis à une table inclinée dans la douce lumière d’une paire de bougies, en train d’étudier un grand livre composé de fines feuilles de parchemin craquelé.

Le garde en faction à la porte les laissa entrer sans un mot, et sire Loup avança prestement au centre de la pièce.

— Vous vouliez nous voir, Anheg ?

Le roi de Cherek se redressa et repoussa son livre.

— Belgarath, dit-il, en l’accueillant d’un petit hochement de tête.

— Polgara, fit-il encore, avant de jeter un coup d’œil à Garion, qui était resté planté près de la porte, l’air un peu indécis.

— Je ne plaisantais pas, tout à l’heure, décréta tante Pol. Je ne le quitterai pas des yeux tant que je n’aurai pas la certitude qu’il ne risque pas de retomber dans les griffes d’Asharak, le Grolim.

— Comme vous voudrez, Polgara, acquiesça Anheg. Entre, Garion.

— Je vois que vous poursuivez vos études, commenta sire Loup d’un ton approbateur, en jetant un coup d’œil au désordre de la pièce.

— Il y a tant à apprendre, répondit Anheg avec un geste impuissant qui englobait toute cette masse de livres, de papiers et de machines étranges. J’ai le sentiment que j’aurais été plus heureux si vous ne m’aviez jamais révélé cette impossible tâche.

— C’est vous qui me l’avez demandé, répondit simplement sire Loup.

— Vous auriez pu refuser, fit Anheg en riant. Puis son visage taillé à coups de serpe devint grave. Il jeta un coup d’œil à Garion et commença à parler d’une façon de toute évidence détournée.

— Je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais le comportement de cet Asharak me préoccupe.

Garion s’éloigna de tante Pol et commença à étudier l’une des étranges petites inventions posées sur une table voisine, en prenant bien garde de ne pas l’effleurer.

— Nous allons nous occuper d’Asharak, déclara tante Pol.

Mais Anheg insista.

— On raconte certaines choses, depuis des siècles. On dit que vous protégeriez... (Il hésita, jeta un coup d’œil en direction de Garion puis continua tout bas.) ... une certaine chose qui doit être préservée à tout prix. C’est ce que disent plusieurs de mes livres.

— Vous lisez trop, Anheg, commenta tante Pol.

— Ça fait passer le temps, Polgara, répondit Anheg en éclatant de rire à nouveau. L’autre solution consiste à boire avec mes pairs, et j’ai l’estomac un peu trop délabré pour ça, maintenant. Tout comme les oreilles, au demeurant. Je suis sûr que vous n’avez pas idée du bruit que peut faire une salle de festin pleine de Cheresques ivres morts. Au moins, mes livres ne poussent pas de hurlements, ils ne se répandent pas en rodomontades, ils ne finissent pas le nez dans leur chope de bière avant de rouler sous la table, et même s’ils s’écroulent par terre, au moins, ils ne ronflent pas. Je suis vraiment en bien meilleure compagnie avec eux.

— C’est stupide, lâcha tante Pol.

— Nous faisons tous preuve de stupidité de temps en temps, repartit Anheg, avec philosophie. Mais revenons-en à notre affaire. S’il y a quelque chose de vrai dans les rumeurs dont je viens de vous parler, ne prenez-vous pas de trop grands risques ? Votre quête sera sans doute pleine de périls.

— Nul n’est jamais véritablement en sécurité où que ce soit, rétorqua sire Loup.

— Pourquoi courir des risques inutiles ? Asharak n’est pas le seul Grolim de la planète, vous savez.

— Je vois pourquoi on vous a surnommé Anheg le futé, répondit sire Loup avec un sourire.

— Ne vaudrait-il pas mieux laisser la chose en question sous ma bonne garde jusqu’à votre retour ? suggéra Anheg.

— Nous avons déjà eu l’occasion de constater que même le Val d’Alorie ne constituait pas un refuge à toute épreuve contre les Grolims, Anheg, rappela tante Pol, inébranlable. Les mines de Cthol Murgos et de Gar og Nadrak sont inépuisables, et les Grolims ont plus d’or à leur disposition que vous ne pourriez imaginer. Combien d’hommes ont-ils achetés, à l’instar de Jarvik ? Le Vieux Loup Solitaire et moi-même sommes maintenant bien habitués à protéger ce dont vous parlez. Il sera en sécurité avec nous.

— Merci quand même de vous en inquiéter, dit sire Loup.

— Cette affaire nous concerne tous, répondit Anheg. En dépit de sa jeunesse et du fait qu’il agissait parfois de façon irréfléchie, Garion n’était pas stupide. Il était évident que ce dont ils parlaient le concernait d’une façon ou d’une autre, et il était même tout à fait possible que cela ait quelque chose à voir avec son hérédité. Pour dissimuler le fait qu’il écoutait de toutes ses oreilles, il ramassa un petit livre relié dans un cuir à la texture étrange. Il l’ouvrit, mais il n’y avait dedans ni images ni enluminures, seulement des inscriptions dans une écriture étrangement repoussante, qui évoquait des pattes d’araignée.

Tante Pol, qui donnait l’impression de savoir à tout instant ce qu’il était en train de faire, jeta un coup d’œil dans sa direction.

— Qu’est-ce que tu fais avec ça ? demanda-t-elle sèchement.

— J’étais juste en train de regarder, répondit-il. Je ne sais pas lire.

— Repose ça tout de suite, ordonna-t-elle. Le roi Anheg eut un sourire.

— Tu ne pourrais pas le lire de toute façon, Garion, expliqua-t-il. C’est écrit en vieil angarak.

— D’ailleurs, qu’est-ce que vous fabriquez avec cette saleté ? lui demanda tante Pol. Vous devriez savoir mieux que personne que c’est interdit.

— Ce n’est qu’un livre, Pol, intervint sire Loup. Il n’a aucun pouvoir, à moins que l’on ne lui en confère.

— D’ailleurs, fit le roi Anheg en se frottant un côté du visage d’un air pensif, le livre donne des indications sur la mentalité de nos ennemis. C’est toujours bon à savoir.

— Vous ne pouvez pas comprendre l’esprit de Torak, objecta tante Pol, et il est dangereux de vous ouvrir à lui. Vous pourriez être contaminé avant d’avoir compris ce qui vous arrivait.

— Je ne pense pas qu’il y ait de danger de ce côté-là, Pol, reprit sire Loup. L’esprit d’Anheg est suffisamment entraîné pour éviter les pièges des livres de Torak, qui sont, d’ailleurs, plutôt évidents.

Anheg regarda en direction de Garion et lui fit signe d’approcher. Garion qui se trouvait de l’autre côté de la pièce vint se placer devant le roi de Cherek.

— Tu es un jeune garçon très observateur, mon petit Garion, dit gravement Anheg. Tu m’as rendu un grand service, aujourd’hui, et tu peux faire appel à moi quand tu voudras à ton tour. Sache qu’Anheg de Cherek est ton ami.

Il tendit sa main droite, et Garion fourra sa petite patte dedans sans réfléchir.

Tout d’un coup, le roi Anheg écarquilla les yeux et se mit à blêmir. Il retourna la main de Garion et regarda la marque argentée dans la paume du petit garçon.

Puis les mains de tante Pol furent aussi sur les leurs et refermèrent avec autorité les doigts de Garion, les soustrayant à la poigne d’Anheg.

— C’est donc vrai, dit-il doucement.

— Ça suffit. Ne perturbez pas cet enfant, fit tante Pol qui tenait toujours fermement la main de Garion. Allez, viens, mon chou. Il est temps de finir nos paquets.

Et ils sortirent de la pièce.

Les idées se bousculaient dans l’esprit de Garion. Pourquoi Anheg avait-il été tellement surpris en voyant la marque dans sa main ? Il savait que c’était une marque héréditaire. Tante Pol lui avait dit une fois que son père avait la même, mais pourquoi Anheg y avait-il attaché tant d’intérêt ? La mesure était comble. Son besoin de savoir était presque insupportable. Il fallait qu’il sache pour ses parents, pour tante Pol, pour tout. Si les réponses devaient faire mal, eh bien, elles feraient mal, mais au moins les choses seraient claires.

Il faisait beau, le lendemain matin, et ils partirent très tôt pour le port. Ils se réunirent tous dans la cour du palais où les traîneaux les attendaient.

— Il ne fallait pas sortir par un froid pareil, Merel, dit Barak à son épouse en robe de fourrure, au moment où elle s’installait à côté de lui dans le traîneau.

— Il est de mon devoir d’assister à l’embarquement de mon seigneur et maître, déclara-t-elle en redressant le menton avec arrogance.

— Comme tu voudras, soupira-t-il.

King Anheg et la reine Islena ouvrirent la marche, et lés traîneaux firent demi-tour dans la cour avant de s’engager dans les rues enneigées.

Le soleil brillait de tous ses feux, et l’air était vif. Garion avançait en silence avec Silk et Hettar.

— Tu es bien silencieux, Garion, remarqua Silk.

— Il s’est passé ici des tas de choses auxquelles je ne comprends rien, dit Garion.

— On ne peut pas toujours tout comprendre, fit Hettar, d’un ton sentencieux.

— Les Cheresques sont des gens violents et ombrageux, commenta Silk. Ils ne se comprennent pas eux-mêmes.

— Il n’y a pas que les Cheresques, reprit Garion en cherchant ses mots. C’est tante Pol, sire Loup, Asharak... tout ça. Les choses vont trop vite. Je n’arrive pas à faire le tri.

— Les événements sont comme les chevaux, observa Hettar. Il leur arrive de s’emballer. Mais quand ils ont galopé un moment, ils finissent par se remettre au pas. Le moment viendra où tu arriveras à mettre de l’ordre dans tout ça.

— J’espère bien, dit Garion d’un air dubitatif, puis il retomba dans le silence.

Les traîneaux tournèrent au coin d’une maison et débouchèrent sur la vaste place, non loin du temple de Belar. L’aveugle était toujours debout sur les marches du temple, et Garion se rendit compte qu’il s’attendait à moitié à la voir. Elle leva son bâton. Les chevaux qui tiraient les traîneaux s’immobilisèrent inexplicablement en tremblant, en dépit des ordres des conducteurs.

— Salut à toi, ô Seigneur parmi les Seigneurs, déclama l’aveugle. Je te souhaite mille félicités pour ton voyage.

Le traîneau le plus proche des marches du temple était celui de Garion, et il semblait bien que ce fût à lui que s’adressait la vieille femme.

— Merci, répondit-il, presque sans réfléchir. Mais pourquoi me donnes-tu ce nom ?

Elle ignora sa question.

— Souviens-toi de moi, l’exhorta-t-elle en s’inclinant profondément. N’oublie pas Martje quand tu viendras en possession de ton héritage.

C’était la seconde fois qu’elle disait cela, et Garion éprouva un brusque picotement de curiosité.

— Quel héritage ?

Mais Barak se mit à rugir de rage, et tenta de tirer son épée tout en essayant de se débarrasser de sa pelisse. Le roi Anheg descendit à son tour de son traîneau, son visage aux traits grossiers livide de rage.

— Non ! déclara, d’un ton sans réplique, tante Pol qui se trouvait non loin de là. Je m’en occupe.

Elle se leva et repoussa le capuchon de sa cape.

— Ecoute-moi, sorcière, énonça-t-elle distinctement. Je crois que tu vois décidément trop de choses avec tes yeux morts. Je vais te faire une faveur, de sorte que tu ne sois plus affligée par les ténèbres et les visions dérangeantes qui en sont issues.

— Tu peux toujours me frapper si tu le souhaites, Polgara, dit la vieille femme. Je vois ce que je vois.

— Je ne te frapperai pas, Martje. Je vais te faire un cadeau, au contraire.

Elle leva brièvement la main en mouvement étrange.

Garion vit clairement arriver la chose, de sorte qu’il n’eut aucun moyen de se persuader, par la suite, que ses sens avaient été abusés. Il regardait justement le visage de Martje lorsqu’il vit la pellicule blanche qui lui recouvrait les yeux se mettre à couler comme du lait versé dans un verre.

La vieille femme resta figée sur place tandis que le bleu étincelant de ses yeux émergeait de la taie qui les voilait jusqu’alors, puis elle se mit à hurler. Elle tendit ses mains devant elle, les regarda et poussa un nouveau hurlement poignant qui était l’expression d’une perte irréparable.

— Qu’avez-vous fait ? demanda la reine Islena.

— Je lui ai rendu la vue, répondit tante Pol en se rasseyant et en arrangeant les plis de la robe de fourrure autour d’elle.

— Vous pouvez faire ça ? reprit Islena d’une voix aussi blanche que son visage.

— Pas vous ? Ce n’est pourtant pas compliqué.

— Mais, objecta la reine Porenn, maintenant qu’elle a retrouvé ses yeux, elle va perdre cette autre vision, n’est-ce pas ?

— J’imagine, dit tante Pol. Mais ce n’est pas cher payé, après tout.

— Elle ne sera donc plus sorcière ? insista Porenn.

— Ce n’était pas une très bonne sorcière, de toute façon. Sa vision était brumeuse et imprécise. Ça vaut bien mieux ainsi. Elle ne sera plus inquiétée par des ombres, et elle ne dérangera plus personne.

Elle jeta un coup d’œil au roi Anheg, figé par la peur à côté de sa royale épouse qui défaillait à moitié.

— Eh bien, si nous y allions ? suggéra-t-elle calmement. Notre bateau nous attend.

Comme éperonnés par ses paroles, les chevaux firent un bond en avant, et les traîneaux s’éloignèrent rapidement du temple, leurs attelages projetant des gerbes de neige sous leurs sabots.

Garion jeta un coup d’œil en arrière. Debout sur les marches du temple, agitée par des sanglots irrépressibles, la vieille Martje regardait ses deux mains tendues devant elle.

— Nous avons eu le privilège d’assister à un miracle, mes amis, annonça Hettar.

— Il semblerait toutefois que la bénéficiaire n’en soit pas exagérément satisfaite, déclara sèchement Silk. Rappelez-moi de ne jamais offenser Polgara. Ses miracles semblent être à double tranchant.

Chapitre 21

Lorsque leurs traîneaux s’arrêtèrent le long des quais de pierre, les rayons obliques du soleil matinal faisaient étinceler les eaux glacées du port. Le vaisseau de Greldik se balançait en tirant sur ses amarres comme s’il piaffait sur place, non loin d’un bateau de plus petite taille, qui semblait tout aussi impatient.

Hettar mit pied à terre et alla parler à Cho-Hag et à la reine Silar. Tous trois se mirent à bavarder tranquillement et gravement, comme si une sorte de coquille d’intimité s’était formée autour d’eux.

La reine Islena avait en partie retrouvé son quant-à-soi. Elle était assise, toute raide, dans son traîneau, un sourire forcé figé sur la figure. Après qu’Anheg fut parti s’entretenir avec sire Loup, tante Pol traversa le quai verglacé et s’arrêta près du traîneau de la reine de Cherek.

— A votre place, Islena, déclara-t-elle fermement, je chercherais un autre passe-temps. Vos dons pour la sorcellerie sont limités, et c’est un jeu dangereux. Trop de choses peuvent mal tourner quand on ne sait pas ce que l’on fait.

La reine la dévisagea sans un mot.

— Oh, poursuivit tante Pol. Encore une chose. Il serait préférable, je crois que vous rompiez tous liens avec le culte de l’Ours, il n’est guère convenable pour une reine d’entretenir des relations avec les ennemis politiques de son mari.

Les yeux d’Islena s’agrandirent.

— Anheg est au courant ? demanda-t-elle d’une voix altérée.

— Je n’en serais pas surprise, répondit tante Pol. Il est beaucoup plus futé qu’il n’en a l’air, vous savez. Vous vous aventurez-là aux limites de la trahison. Vous devriez avoir quelques bébés. Ça vous occuperait utilement tout en vous évitant de faire des bêtises. Ce n’est qu’une suggestion, bien sûr, mais vous devriez y réfléchir. J’ai beaucoup apprécié cette visite, ma chère. Merci pour votre hospitalité.

Et sur ces paroles, elle tourna les talons et s’éloigna.

— Voilà qui explique pas mal de choses, fit Silk, avec un petit sifflement.

— Ça explique quoi ? s’enquit Garion.

— Le grand prêtre de Belar a commencé à fourrer son nez dans la politique, dernièrement. Il est, de toute évidence, allé un peu plus loin que je ne pensais en pénétrant au cœur même du palais.

— La reine ? insinua Garion, stupéfait.

— Islena est obsédée par la magie. Les adeptes du culte de l’Ours s’adonnent à certaines sortes de rituels qui peuvent offrir les apparences du mysticisme à quelqu’un d’aussi crédule.

Il jeta un rapide coup d’œil en direction du roi Rhodar, plongé dans une grande conversation avec sire Loup et les autres rois, puis il inspira profondément.

— Allons dire quelques mots à Porenn, reprit-il en conduisant Garion de l’autre côté du quai, près de la petite reine blonde de Drasnie qui regardait la mer charrier des glaçons.

— Votre Grâce, commença Silk, d’un ton déférent.

— Cher Kheldar, répondit-elle avec un sourire.

— Pourriez-vous faire passer une information à votre oncle, pour moi ? demanda-t-il.

— Mais bien sûr.

— Il semblerait que la reine Islena soit allée un peu trop loin, dit Silk, et qu’elle se soit mise à fricoter avec les adeptes du culte de l’Ours, ici, à Cherek.

— Oh non, dit Porenn. Anheg est au courant ?

— Difficile à dire. Il est fort à craindre qu’il ne l’admettrait pas, s’il le savait. Nous avons, Garion et moi, entendu Polgara lui conseiller d’arrêter.

— J’espère que cela mettra fin à l’expérience, fit Porenn. Si les choses allaient trop loin, Anheg serait obligé de prendre des mesures, qui pourraient avoir des conséquences tragiques.

— Polgara a été très ferme, précisa Silk. Je crois qu’Islena fera ce qu’elle lui a dit, mais informez-en mon oncle. Il aime être tenu au courant de ce genre de chose.

— Je le lui ferai savoir.

— Vous pourriez aussi lui suggérer de tenir à l’œil les chapitres locaux du culte, tant à Boktor qu’à Kotu, ajouta Silk. Ces choses-là ne marchent en général pas toutes seules. Il y a près de cinquante ans que le culte a dû être interdit pour la dernière fois.

La reine Porenn hocha gravement la tête.

— Je veillerai à ce qu’il le sache, dit-elle. Certains de mes agents se sont fourvoyés dans le culte de l’Ours. Je leur parlerai dès que nous serons rentrés à Boktor ; je verrai bien ce qu’ils mijotent.

— Vos agents ? Vous en êtes déjà là ? demanda Silk d’un ton goguenard. Vous allez vite en besogne, ma Reine. Il ne vous faudra pas longtemps pour être aussi corrompue que nous tous.

— Boktor grouille d’intrigues, Kheldar, répondit la reine, d’un ton compassé. Il n’y a pas que les adeptes du culte de l’Ours, vous savez. Des marchands de tous les coins du monde se retrouvent dans notre cité, et la moitié d’entre eux au moins sont des espions. Il faut bien que je me protège moi-même — ainsi que mon époux.

— Rhodar sait ce que vous trafiquez ? s’enquit finement Silk.

— Mais bien sûr ! C’est lui-même qui m’a donné ma première douzaine d’espions. En cadeau de mariage.

— Comme c’est drasnien.

— C’est réaliste, voilà tout. Mon mari s’occupe de tous les problèmes qui mettent en jeu les autres royaumes. Je veille, quant à moi, aux affaires intérieures afin de lui libérer l’esprit de ces contingences. Mes opérations sont plus modestes que les siennes, bien sûr, mais je m’efforce de me tenir au courant. Si vous décidiez un jour de venir à Boktor et de vous y installer, dit-elle en le regardant d’un air entendu entre ses cils, il se pourrait que j’arrive à vous trouver quelque chose.

— Le monde semble décidément plein d’opportunités, ces temps derniers, répondit Silk en s’esclaffant.

La reine le regarda d’un air grave.

— Quand reviendrez-vous au pays, Kheldar ? Quand mettrez-vous fin à cette vie vagabonde pour rentrer chez vous ? Vous manquez beaucoup à mon époux, et vous serviriez mieux la Drasnie en devenant son conseiller impersonnel qu’en parcourant le monde en tous sens comme vous le faites. Silk détourna le regard en clignant des yeux sous le radieux soleil hivernal.

— Pas pour l’instant, Votre Altesse, répondit-il. Belgarath a besoin de moi, lui aussi, et ce que nous faisons en ce moment est beaucoup trop important. D’ailleurs, je ne suis pas encore prêt à me ranger. Le jeu réserve encore bien des plaisirs. Un jour, quand nous serons vieux et paisibles, peut-être cessera-t-il de nous amuser, qui sait ? Elle poussa un soupir.

— Vous me manquez aussi, Kheldar, dit-elle doucement.

— Pauvre petite reine solitaire et désolée, railla Silk, gentiment moqueur.

— Oh, vous êtes impossible, s’exclama-t-elle en frappant le sol de son pied menu.

— On fait ce qu’on peut, laissa-t-il tomber avec un grand sourire.

Après avoir embrassé son père et sa mère, Hettar bondit sur le pont du bateau que le roi Anheg avait mis à sa disposition.

— A dans deux semaines, Belgarath ! lança-t-il alors que les matelots faisaient glisser les grosses cordes qui retenaient le bateau à quai. Rendez-vous aux ruines de Vo Wacune.

— Nous y serons, répondit sire Loup. L’équipage éloigna le bâtiment du quai et commença à ramer en direction du large. Debout sur le pont, sa longue mèche crânienne flottant au vent, Hettar agita une fois la main puis se détourna pour faire face à la mer.

Une planche étroite allait des pierres couvertes de neige au flanc du bateau du capitaine Greldik.

— Si nous montions à bord, Garion ? suggéra Silk.

Ils gravirent la passerelle improvisée et prirent pied sur le pont.

— Dis à mes filles que je les aime, demanda Barak à sa femme.

— Je n’y manquerai pas, mon seigneur et maître, répondit Merel, du même ton guindé qu’elle employait toujours avec lui. Avez-vous d’autres instructions à me communiquer ?

— Je ne serai pas de retour de sitôt. Ensemence les terres du Sud en avoine, cette année, et laisse les champs de l’Ouest en jachère. Fais au mieux pour les champs du Nord. Et n’emmène pas le troupeau dans les hauts pâturages avant que le sol n’ait complètement dégelé.

— Je prendrai le plus grand soin des terres et du bétail de mon époux.

— Ce sont aussi les tiens, remarqua Barak.

— Il en sera fait selon les désirs de mon seigneur et maître.

— Tu ne désarmes jamais, n’est-ce pas, Merel, soupira-t-il, attristé.

— Mon seigneur et maître ?

— Non, non. Rien.

— Mon seigneur et maître m’embrassera-t-il avant de partir ?

— A quoi bon ?

Il franchit la rambarde d’un bond et s’enfonça immédiatement dans les profondeurs du navire.

Tante Pol, qui s’apprêtait à monter à bord à son tour, s’arrêta net et jeta un regard grave sur la femme de Barak. Elle la contempla comme si elle allait lui dire quelque chose, puis, sans raison apparente, elle éclata de rire.

— Quelque chose vous amuse, Dame Polgara ? demanda Merel.

— Oui, beaucoup, Merel, répondit tante Pol avec un petit sourire énigmatique.

— Puis-je partager votre hilarité ?

— Oh, vous la partagerez, Merel, promit tante Pol. Mais je ne veux pas vous gâcher la surprise en vous la révélant trop tôt.

Elle éclata de rire à nouveau et mit le pied sur la planche qui menait au bateau. Durnik lui offrit sa main pour l’aider, et c’est ensemble qu’ils franchirent la passerelle.

Sire Loup étreignit les mains de chacun des rois puis prit pied à son tour sur le bateau avec agilité. Il resta un moment sur le pont à regarder la vieille ville du Val d’Alorie emmitouflée dans la neige, au pied des hautes montagnes de Cherek.

— Adieu, Belgarath ! s’écria le roi Anheg. Sire Loup eut un hochement de tête en retour.

— N’oubliez pas les ménestrels, dit-il.

— Promis, répondit Anheg. Bonne chance !

Sire Loup eut un sourire qui découvrit ses dents puis se dirigea vers l’avant du vaisseau de Greldik. Cédant à une impulsion, Garion le suivit. Certaines de ses questions nécessitaient une réponse, et si quelqu’un devait la connaître, c’était bien le vieil homme.

— Dis, Sire Loup, commença-t-il lorsqu’ils arrivèrent à la haute proue.

— Oui, Garion ?

Comme il ne savait pas très bien par où commencer, il attaqua le problème par la bande.

— Comment tante Pol a-t-elle fait ça aux yeux de la vieille Martje ?

— Le Vouloir et le Verbe, répondit sire Loup dont la longue cape claquait dans le vent âpre. Ce n’est pas difficile.

— Je ne comprends pas, dit Garion.

— Il suffit de vouloir très fort quelque chose, expliqua le vieil homme, et de prononcer les paroles nécessaires. Si la volonté est assez forte, la chose se produit.

— Ce n’est pas plus difficile que ça ? s’étonna Garion, un peu déçu.

— Non, ce n’est pas plus difficile que ça.

— Et ce sont des paroles magiques ?

Sire Loup se mit à rire en regardant le soleil qui faisait étinceler la mer hivernale.

— Non, ce ne sont pas des paroles magiques. Il y a des gens qui le croient, mais ils se trompent. Les Grolims utilisent des formules étranges, mais ce n’est pas vraiment nécessaire. Tous les mots peuvent faire l’affaire. C’est le Vouloir qui compte, pas le Verbe. Le Verbe n’est qu’un des vecteurs de la volonté.

— Je pourrais y arriver, moi aussi ? demanda Garion, plein d’espoir.

Sire Loup le regarda.

— Je n’en sais rien, Garion. Je n’étais guère plus âgé que toi la première fois que cela m’est arrivé, mais il y avait plusieurs années que je vivais avec Aldur. Ça fait une différence, je suppose.

— Comment est-ce arrivé ?

— Mon Maître voulait me faire déplacer un rocher, raconta sire Loup. Il semblait penser qu’il lui barrait le chemin. J’ai essayé de le pousser, mais il était trop lourd. Au bout d’un moment, je me suis fâché, et je lui ai dit de bouger. Et c’est ce qu’il a fait. J’étais un peu surpris, mais mon maître n’a pas eu l’air de trouver ça particulièrement bizarre.

— Tu lui as juste dit « bouge », et c’est tout ? Garion n’en croyait pas ses oreilles.

— Eh oui, déclara sire Loup en haussant les épaules. Ça paraissait tellement simple que j’étais surpris de ne pas y avoir pensé plus tôt. A l’époque, je m’imaginais que tout le monde en était capable, mais les hommes ont bien changé depuis ce temps-là. Ce n’est peut-être plus possible aujourd’hui. C’est difficile à dire, en fait.

— J’ai toujours pensé que, la sorcellerie, cela consistait à réciter de longues incantations et des formules magiques, ou à faire des signes cabalistiques et des choses dans ce goût-là, dit Garion.

— Ça, ce sont les trucs qu’emploient les illusionnistes et les charlatans, répondit sire Loup. Ils font tout un tas de simagrées pour impressionner et effrayer le bon peuple, mais les incantations et les signes cabalistiques n’ont rien à voir avec la chose en elle-même. Tout est dans le Vouloir. Bande ta volonté et énonce le Verbe, et tu verras la chose se produire. Il arrive qu’un geste particulier puisse être d’une certaine utilité, mais ce n’est pas vraiment nécessaire. Ta tante donne toujours l’impression de gesticuler quand elle fait quelque chose. Il y a des centaines d’années que j’essaie de lui faire perdre cette habitude.

Garion accusa le coup.

— Des centaines d’années ? releva-t-il avec un hoquet. Mais quel âge a-t-elle ?

— Beaucoup plus vieille qu’elle n’en a l’air, répondit sire Loup. Mais ça ne se fait pas de demander l’âge des dames.

Garion éprouva tout d’un coup un vide affreux. La pire de ses craintes venait de se trouver confirmée.

— Alors ce n’est pas vraiment ma tante, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’une voix blanche.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Eh bien, c’est impossible. Je me suis toujours dit que c’était la sœur de mon père, mais si elle a des centaines et des milliers d’années, alors c’est impossible.

— Tu aimes beaucoup trop ce mot, Garion. Quand on regarde bien, rien — ou du moins très peu de choses — n’est vraiment impossible.

— Comment se pourrait-il qu’elle le soit ? Que ce soit ma tante, je veux dire ?

— Très bien. Polgara n’est pas la sœur de ton père au sens strict du terme. Son lien de parenté avec lui est sensiblement plus compliqué que cela. C’était la sœur de sa grand-mère — une grand-mère d’origine, si tant est que le terme existe — et donc de la tienne, évidemment.

— Alors ce serait ma grand-tante ?

L’espoir renaissait. C’était toujours mieux que rien.

— Je crois que je m’abstiendrais d’employer ce terme en sa présence, insinua sire Loup. Il se pourrait qu’elle en prenne ombrage. Mais pourquoi t’inquiètes-tu tellement de tout cela ?

— Je me disais que c’était peut-être simplement une chose qu’elle avait dite comme ça — qu’elle était ma tante, je veux dire — mais qu’en réalité, il n’y avait pas de vrai lien entre nous, expliqua Garion. Ça fait un moment que j’en ai peur.

— Pourquoi cela te faisait-il peur ?

— C’est un peu difficile à expliquer. Tu comprends, je ne sais pas vraiment qui je suis, ni même ce que je suis. Silk dit que je ne suis pas sendarien, et Barak dit que j’aurais plutôt l’air d’une sorte de Rivien, mais pas vraiment non plus. J’ai toujours cru que j’étais sendarien, comme Durnik, mais il faut croire que ce n’est pas vrai. Je ne sais rien de mes parents, d’où ils étaient, ou quoi que ce soit d’autre. Si tante Pol et moi nous ne sommes pas de la même famille, alors je n’ai plus personne au monde. Je suis tout seul, et c’est terrible.

— Mais maintenant, tout va bien, n’est-ce pas ? Ta tante est vraiment ta tante, ou du moins, vous êtes du même sang, tous les deux.

— Je suis bien content que tu me dises ça. Il y a un moment que ça me turlupinait.

Les hommes d’équipage de Greldik larguèrent les amarres et commencèrent à pousser le bateau pour l’éloigner du quai.

— Dis, Sire Loup, reprit Garion, comme une étrange pensée venait de lui traverser l’esprit.

— Oui, Garion ?

— Alors, tante Pol est vraiment ma tante — ou ma grand-tante ?

— Oui.

— Et c’est ta fille ?

— Je suis bien obligé de l’admettre, acquiesça sire Loup, avec un sourire tordu. Je m’efforce de ne pas y penser plus souvent que nécessaire, mais je ne peux pas dire le contraire.

Garion prit une profonde inspiration et plongea dans le vif du sujet.

— Alors, si c’est vraiment ma tante, puisque tu es son père, est-ce que tu ne serais pas un peu mon grand-père, en quelque sorte ?

Sire Loup le regarda d’un air surpris.

— Eh bien, répondit-il en éclatant de rire, j’imagine que oui, d’une certaine façon. Je n’avais jamais vu la chose sous cet angle, mais c’est un peu vrai.

Les yeux de Garion s’emplirent soudain de larmes et il ne résista pas à l’envie de sauter au cou du vieil homme.

— Grand-père ! dit-il, pour voir comment sonnait le mot.

— Allons, allons, fit sire Loup, d’une voix étrangement rauque, tout à coup. Quelle découverte stupéfiante.

Il tapota maladroitement l’épaule de Garion. Un peu embarrassés l’un comme l’autre par la soudaine démonstration d’affection de Garion, ils restèrent un instant plantés là en silence, à regarder les rameurs de Greldik amener le bateau dans le port.

— Dis, grand-père, reprit Garion, au bout d’un moment.

— Oui ?

— Qu’est-il vraiment arrivé à mon père et à ma mère ? Je veux dire, comment sont-ils morts ?

Le visage de sire Loup devint d’une pâleur mortelle.

— Il y a eu un incendie, déclara-t-il brièvement.

— Un incendie ? répéta faiblement Garion, dont l’imagination se cabrait devant cette pensée horrible, à l’idée de cette douleur indicible. Comment est-ce arrivé ?

— Ce n’est pas une histoire très agréable, répondit sire Loup d’un ton sinistre. Tu es vraiment sûr de vouloir savoir ?

— Il le faut, grand-père, insista calmement Garion. Il faut que je connaisse tout d’eux, tout ce que je peux apprendre à leur sujet. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est très important pour moi.

Sire Loup poussa un profond soupir.

— C’est vrai, Garion. J’imagine en effet que ça l’est. Très bien. Si tu es assez grand pour poser des questions, tu l’es aussi pour écouter les réponses, décida-t-il en s’asseyant sur un banc un peu protégé du vent glacial. Viens donc un peu par ici et assieds-toi.

Il tapota le bout du banc, à côté de lui. Garion s’assit et referma sa cape autour de lui.

— Voyons, par où allons-nous commencer ? fit sire Loup en se grattant la barbe d’un air songeur et en réfléchissant un moment. Tu descends d’une très vieille famille, Garion, dit-il enfin. Et comme la plupart des vieilles familles, elles ne sont pas exemptes d’ennemis.

— Des ennemis ? s’étonna Garion.

Voilà une idée qui ne lui était jamais venue à l’esprit.

— Cela n’a rien d’exceptionnel. Lorsque des gens font des choses qui ne plaisent pas à tout le monde, on se met à les haïr, et la haine s’accumule pendant des années et des années, au point de se changer en quelque chose qui ressemble à une religion. Et l’on ne se contente pas de les détester, mais tout ce qui les concerne, de près ou de loin. Quoi qu’il en soit, il y a bien longtemps, les ennemis de ta famille sont devenus tellement dangereux que nous avons décidé, ta tante et moi, que la seule façon de protéger la famille était de la cacher.

— Tu ne me dis pas tout, fit Garion.

— Non, répondit abruptement sire Loup. Non, en effet. Je ne te dis que ce qu’il est prudent que tu saches pour le moment. Si tu savais certaines choses, tu te comporterais différemment, et les gens s’en rendraient compte. Il vaut mieux que tu restes encore un peu comme tu es maintenant. C’est plus sûr.

— Comme maintenant... Tu veux dire « ignare », accusa Garion.

— Très bien, ignare, puisque tu y tiens. Tu veux que je te raconte l’histoire, ou tu préfères discuter ?

— Pardon, dit Garion.

— Allons, ce n’est rien, reprit sire Loup en lui tapotant l’épaule. Etant unis à ta famille par des liens d’un genre un peu particulier, nous étions naturellement intéressés à ta sécurité. C’est pour cela que nous avons caché ta famille.

— Mais comment peut-on cacher une famille entière ? demanda Garion.

— Ça n’a jamais été une très grande famille, répondit sire Loup. Il semblerait plutôt qu’elle se compose d’une branche unique, ininterrompue ; pas de cousins ni d’oncles, ni rien de ce genre. Il n’est pas très difficile de cacher un homme, une femme et leur enfant. C’est ce que nous avons fait pendant des centaines d’années. Nous les avons cachés en Tolnedrie, à Riva, à Cherek, en Drasnie... dans toutes sortes d’endroits. Ils vivaient très simplement, la plupart du temps comme des artisans, parfois des paysans ordinaires, mais passant toujours rigoureusement inaperçus. Enfin, tout s’est bien passé jusqu’à il y a une vingtaine d’années. Nous avions fait déménager ton père, Geran, d’un coin d’Arendie à un petit village de Sendarie orientale, à une soixantaine de lieues de Darine, dans les montagnes. Geran était tailleur de pierre — je ne t’ai jamais raconté cela ?

Garion hocha la tête en signe d’assentiment.

— Il y a longtemps, acquiesça-t-il. Tu m’as dit que tu l’aimais bien et que tu lui rendais visite de temps en temps. Ma mère était sendarienne, alors ?

— Non. En fait, Ildera était algaroise ; c’était la seconde fille d’un chef de clan. C’est ta tante et moi qui l’avions présentée à Geran, quand ils avaient à peu près l’âge voulu. Il est arrivé ce qui devait arriver et ils se sont mariés. Tu es né un an après, environ.

— Et l’incendie, il a eu lieu quand ?

— J’y arrive. L’un des ennemis de ta famille vous cherchait depuis longtemps.

— Depuis combien de temps ?

— Des centaines d’années, en fait.

— Ça veut dire qu’il était sorcier, lui aussi, n’est-ce pas ? Je veux dire, il n’y a que les sorciers qui vivent aussi longtemps, non ?

— Il a des dispositions dans ce domaine, admit sire Loup. Mais le terme de « sorcier » n’est pas approprié. Il ne correspond pas exactement à la réalité de ce que nous sommes. C’est le nom que nous donnent les autres, mais ce n’est pas tout à fait ainsi que nous nous voyons. Disons que c’est un terme pratique pour les gens qui ne comprennent pas vraiment de quoi il s’agit en réalité. En tout cas, nous étions au loin, ta tante et moi, quand cet ennemi a fini par retrouver la trace de Geran et Ildera. II s’est approché de leur maison, un matin, très tôt, alors qu’ils dormaient encore, il a condamné toutes les portes et les fenêtres, et y a mis le feu.

— Je croyais que tu avais dit que la maison était en pierre ?

— Oui, mais tu sais, on peut faire brûler des pierres si on le veut vraiment. Il faut simplement que le feu soit plus chaud, c’est tout. Geran et Ildera savaient qu’ils n’avaient aucun moyen de sortir de la maison en flammes, mais Geran a réussi à faire sauter l’une des pierres du mur, et Ildera t’a poussé par le trou. Celui qui avait mis le feu n’attendait que ça. Il t’a emporté et a quitté le village. Nous ne savons pas exactement ce qu’il avait en tête — voulait-il te tuer, ou bien avait-il l’intention de te garder, pour une raison connue de lui seul, nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit, c’est à ce moment-là que je suis arrivé. J’ai éteint le feu, mais Geran et Ildera étaient déjà morts. Alors, je suis parti à la recherche de celui qui t’avait enlevé.

— Tu l’as tué ? demanda férocement Garion.

— J’essaie de ne tuer que lorsque c’est absolument nécessaire, répondit sire Loup. Ça bouleverse trop le cours normal des événements. J’avais d’autres idées, à ce moment-là ; beaucoup plus désagréables que le meurtre, dit-il, les yeux brillant, tout à coup, d’une lueur glaciale. N’importe comment, les choses ont tourné de telle sorte que je n’ai pas eu l’occasion de les mener à bien. Il t’a jeté dans mes bras — tu n’étais qu’un bébé, à l’époque, et j’ai réussi à te rattraper, mais ça lui a laissé le temps de prendre la fuite. Je t’ai confié à la garde de Polgara et je me suis lancé à la poursuite de votre ennemi. Mais je n’ai pas encore réussi à le retrouver.

— J’en suis bien content, déclara Garion.

Sire Loup le dévisagea, un peu surpris de cette déclaration.

— Quand je serai grand, c’est moi qui le retrouverai, expliqua Garion. Je pense que c’est à moi de lui faire payer son crime, tu ne crois pas ?

Sire Loup le regarda avec gravité.

— Ça pourrait être dangereux.

— Je m’en fiche pas mal. Comment s’appelle-t-il ?

— Je crois qu’il vaut mieux que j’attende un peu pour te le dire, répondit sire Loup. Je ne tiens pas à te voir foncer tête baissée dans une aventure à laquelle tu n’es pas encore prêt.

— Mais tu me le diras ?

— Le moment venu, oui.

— C’est très important, grand-père.

— Oui, approuva sire Loup. Je m’en rends compte.

— C’est promis ? Dis ?

— Si tu insistes. De toute façon, même si je ne le faisais pas, je suis sûr que ta tante s’en chargerait. Elle partage les mêmes sentiments que toi.

— Pas toi ?

— Je suis beaucoup plus vieux. Je vois les choses sous un angle un peu différent.

— Mais moi, je ne suis pas assez vieux. Je ne serais pas capable de faire le même genre de choses que toi, alors il faudra que j’attende un peu pour le tuer.

Il se leva et commença à arpenter le pont à grandes enjambées, bouillant de rage.

— Je pense que je n’arriverais jamais à te convaincre de ne pas le faire, reprit sire Loup. Mais je pense sincèrement que tu verras les choses autrement quand tout ça sera terminé.

— C’est peu probable, commenta Garion, sans s’arrêter.

— On verra bien.

— Merci de m’avoir dit tout ça, grand-père.

— Tu l’aurais appris un jour ou l’autre, n’importe comment, répondit le vieil homme. Et il valait mieux que ça soit moi qui te le dise plutôt que de te le laisser apprendre de façon déformée, par quelqu’un d’autre.

— Tu veux parler de tante Pol ?

— Oh, Polgara ne te mentirait pas délibérément. Mais sa vision des événements est beaucoup plus personnelle que la mienne. Il arrive que cela altère sa perception, tandis que moi, je m’efforce d’avoir une vue d’ensemble des choses, dit-il avec un petit rire grimaçant. J’imagine que c’est la seule vision dont je sois capable, compte tenu des circonstances.

Garion regarda le vieil homme dont les cheveux et la barbe blanche semblaient briller d’une lumière intérieure sous le soleil du matin.

— Comment ça fait de vivre éternellement, grand-père ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas, répondit sire Loup. Je n’ai encore jamais vécu éternellement.

— Tu vois ce que je veux dire.

— Cela ne change rien à la qualité de la vie. Nous vivons tous le temps nécessaire. Il se trouve simplement que j’ai une très, très longue mission à mener à bien. Cette conversation prend un tour sinistre, ajouta-t-il avant de s’interrompre abruptement.

— La chose que nous faisons est très importante, n’est-ce pas, grand-père ?

— C’est la chose la plus importante du monde en ce moment précis.

— J’ai bien peur de ne pas vous être d’un grand secours. Sire Loup le regarda un moment d’un air grave et passa un bras autour de ses épaules.

— Je crois que tu pourrais avoir une surprise à ce sujet avant que nous n’en venions à bout, Garion, dit-il.

Puis ils se tournèrent pour regarder par-dessus la proue du bateau la côte enneigée de Cherek qui glissait sur leur droite tandis que les rameurs emmenaient le navire vers Camaar et ce qui les attendait au-delà.

(Fin)

L’aventure continue dans le second tome : La reine des sortilèges

Le gambit du magicien

jeudi 11 décembre 2008 à 00:00

Extrait de la Belgariade, œuvre magistrale de David & Leigh Eddings.

Suite du tome 2 : La reine des sortilèges.

Chapitres : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, (passage manquant), fin.

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Prologue

Comment Gorim partit en quête d’un Dieu pour son Peuple et trouva UL sur la Montagne sacrée de Prolgu

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D’après Le Livre d’Ulgo et autres sources.

Au Commencement des Ages, les sept Dieux donnèrent le jour au monde, puis ils créèrent les animaux à poil et à plume, les serpents, les poissons, et enfin l’Homme.

En ce temps-là résidait dans les cieux un esprit connu sous le nom d’UL. Il n’intervint pas dans cette genèse. Et comme il s’abstint d’y contribuer par son pouvoir et sa sagesse, une grande partie en fut défectueuse et imparfaite. Nombreuses étaient les créatures étranges et difformes. Les plus jeunes Dieux songèrent à les détruire afin d’établir l’harmonie dans le monde, mais UL tendit lu main pour les en empêcher et leur dit :

« Ce que vous avez fait, vous ne pouvez le défaire. Vous avez rompu l’ordre et la paix des cieux pour engendrer ce monde, en faire votre jouet et vous en amuser. Eh bien, sachez-le, toute chose issue de vous, aussi vile soit-elle, demeurera tel un vivant reproche de votre déraison. Que disparaisse un seul élément de votre création, et ce jour-là, tout s’anéantira. »

Grande fut la colère des Dieux les plus jeunes. A chacun des êtres monstrueux ou contrefaits qu’ils avaient conçus, ils dirent : « Va à UL, et qu’il soit ton Dieu. » Puis chaque Dieu choisit parmi les races de l’homme celle qui lui plaisait. Et comme certains peuples restaient sans Dieu, les plus jeunes Dieux les exilèrent et leur dirent : « Allez à UL, et qu’il soit votre Dieu. » UL resta muet.

Longs et amers passèrent les siècles. Et les Sans Dieux erraient toujours dans les terres sauvages et désolées du Ponant en appelant vainement le nom d’UL.

Alors s’éleva parmi eux un homme juste et droit nommé Gorim. Aux multitudes assemblées devant lui il dit : « Nous nous fanons et sommes emportés comme feuilles mortes au vent mauvais de nos errances. Nos enfants, nos vieillards périssent. Mieux vaudrait ne perdre qu’une vie. Restez donc dans cette plaine et reposez-vous. Je partirai seul quérir le Dieu UL afin que nous puissions l’adorer et trouver notre place en ce monde. »

Pendant vingt années, Gorim s’épuisa à cette quête infructueuse. La poussière du temps effleura ses cheveux. Désespéré, il gravit une haute montagne et cria avec force vers le ciel : « Assez ! Je renonce à chercher. Les Dieux sont un leurre, une chimère. Le monde n’est qu’un désert aride et UL n’existe pas. Je suis las de ce calvaire, de cette vie de damné. »

L’Esprit d’UL l’entendit et lui répondit : « Pourquoi ce courroux à mon endroit, Gorim ? Je n’ai pris aucune part à ta création et à ton exil. »

Effrayé, Gorim se laissa tomber face contre terre. UL parla à nouveau et lui dit : « Relève-toi, Gorim, car je ne suis pas ton Dieu. »

Gorim n’en fit rien. « O mon Dieu, s’écria-t-il, ne cache pas ton visage à ton peuple qui vit dans la terrible affliction de son bannissement, sans Dieu pour le protéger.

— Relève-toi, Gorim, répéta UL, et va-t’en. Cesse de te lamenter. Va te chercher un Dieu ailleurs et laisse-moi en paix. »

Pourtant Gorim ne se releva pas. « O mon Dieu, dit-il, je ne m’en irai pas. Tes enfants ont faim ; tes enfants ont soif. Tes enfants implorent ta bénédiction et un endroit où demeurer.

— Tes discours me fatiguent », répondit UL, et il disparut.

Gorim resta sur la montagne. Il y passa plus d’une année. Les animaux des champs, les oiseaux des airs lui apportèrent de quoi se nourrir. Les créatures monstrueuses et contrefaites issues des Dieux vinrent s’asseoir à ses pieds et le contempler.

L’Esprit d’UL en fut troublé. Il apparut enfin à Gorim.

« Tu es encore là ? »

Gorim se laissa tomber face contre terre et répondit : « Ô mon Dieu, ton peuple t’appelle à grands cris dans sa détresse. »

L’Esprit d’UL s’en fut. Gorim demeura encore une année au même endroit. Des dragons lui apportèrent de la viande, des licornes lui offrirent de l’eau. Alors UL revint et lui dit :

«Tu es encore là ?»

Gorim frappa le sol de son front.

« Ô mon Dieu, s’écria-t-il, ton peuple meurt faute de tes soins. »

Et UL s’en fut devant le juste.

Une autre année passa pour l’homme. Des êtres inconcevables, innommables, lui apportèrent à boire et à manger. Puis l’Esprit d’UL descendit sur la montagne et ordonna : « Debout, Gorim. »

Prostré, le visage dans la poussière, Gorim implora : « Pitié, ô mon Dieu.

— Debout, Gorim », répéta UL. Il se pencha et prit Gorim entre ses mains. « Je suis UL – ton Dieu. Je t’ordonne de te lever et de te tenir devant moi.

— Et Tu seras mon Dieu ? demanda Gorim. Et le Dieu de mon peuple ?

— Je suis ton Dieu, et le Dieu de ton peuple aussi », répondit UL.

Des hauteurs où il se trouvait, Gorim baissa les yeux sur les êtres difformes qui avaient pris soin de lui pendant son épreuve. « Et ceux-ci, ô mon Dieu ? Seras-Tu le Dieu du basilic et du minotaure, du dragon et de la chimère, de la licorne et du serpent ailé, de l’innommé et de l’innommable ? Car eux aussi sont bannis. Et pourtant, il y a de la beauté en chacun d’eux. N’en détourne pas Ton regard, ô mon Dieu, car ils ont bien du mérite. Ils T’ont été envoyés par les plus jeunes Dieux. Qui sera leur Dieu si Tu les repousses ?

— Cela fut fait malgré moi, répondit UL. Ces entités me furent envoyées pour me punir d’avoir réprimandé les plus jeunes Dieux. Je ne serai jamais le Dieu des monstres »

Les gémissements et les lamentations des créatures qui étaient aux pieds de Gorim montèrent jusqu’à lui. Alors Gorim s’assit sur la terre et dit : « Eh bien, ô mon Dieu, j’attendrai.

— Attends si tu veux », répondit UL. Et il s’en alla.

Comme auparavant, Gorim demeura immuable et les créatures veillèrent à sa subsistance. UL en fut troublé. Devant la sainteté de Gorim, le Grand Dieu connut le repentir et redescendit vers lui.

« Lève-toi, Gorim, et sers ton Dieu. » UL prit Gorim entre ses mains. « Amène devant moi les êtres qui t’entourent et je les examinerai. Si chacun recèle une parcelle de beauté et de mérite, comme tu l’affirmes, je consentirai à être aussi leur Dieu. »

Gorim amena donc les créatures devant UL. Elles se prosternèrent devant le Dieu et l’implorèrent en gémissant de leur accorder sa bénédiction. UL s’étonna de n’avoir jamais vu leur beauté auparavant. Il leva les mains pour les bénir et leur dit : « Je suis UL et je reconnais la beauté et le mérite qui est en vous. Je serai votre Dieu et vous prospérerez et la paix sera sur vous. »

Le cœur empli d’allégresse, Gorim donna aux hauteurs où ils s’étaient réunis le nom de Prolgu, qui signifiait « Séjour des Bienheureux ». Puis il partit rejoindre les siens dans la plaine afin de les amener devant leur Dieu. Mais son peuple ne le reconnut pas : en l’effleurant, les mains d’UL l’avaient privé de toute couleur, lui laissant le corps et les cheveux blancs comme neige. Son peuple prit peur de lui et le chassa à coups de pierre.

Gorim appela UL à grands cris : « O mon Dieu, Ton contact m’a changé et les miens ne me reconnaissent plus. »

UL leva la main et le peuple perdit toute couleur, comme Gorim. Puis l’Esprit d’UL s’adressa à eux d’une voix tonitruante : « Ecoutez les paroles de votre Dieu. Voici celui que vous appelez Gorim. Il a réussi à me convaincre de vous accepter pour mon peuple, de veiller sur vous, de pourvoir à vos besoins et d’être votre Dieu. A partir de ce jour, l’on vous donnera le nom d’Ulgo, en souvenir de moi et en reconnaissance de sa sainteté. Vous ferez ce qu’il vous ordonnera et irez où il vous mènera. Ceux qui se feront faute de lui obéir ou de le suivre, je les écarterai afin qu’ils se flétrissent, dépérissent et cessent d’être. »

Gorim ordonna à son peuple de réunir ses biens, de rassembler le bétail et de le suivre dans les montagnes. Mais les anciens de la tribu refusèrent de le croire, ou que la voix était celle d’UL. Ils s’adressèrent à Gorim et lui dirent : « Si tu es bien le serviteur du Dieu UL, prouve-le par un miracle », et grande était leur colère.

Gorim leur répondit : « Regardez votre peau et vos cheveux. Ce miracle ne vous suffit-il pas ?»

Ils furent troublés et s’en furent. Mais ils revinrent en dîsant : « La marque qui est sur nous ne constitue en rien une marque de faveur d’UL. Elle est causée par un mal pestiféré que tu as rapporté d’un endroit impur. »

Gorim leva les mains, et les créatures qui l’avaient aidé à survivre vinrent à lui comme les agneaux à leur berger. Les anciens prirent peur et s’éloignèrent un moment. Mais ils revinrent bientôt en disant : « Ces créatures sont monstrueuses et difformes. Tu es un démon envoyé pour abuser notre peuple et le mener à sa perte, pas un serviteur du Grand Dieu UL. Nous attendons toujours la preuve de la grâce d’UL. »

Alors d’eux tous Gorim conçut une grande lassitude. Il leur cria au plus fort de sa voix : « Je vous le dis, mes frères, c’est la voix d’UL que vous avez entendue. J’ai beaucoup souffert pour vous. Maintenant, je retourne à Prolgu, le séjour des bienheureux. Que ceux qui le souhaitent me suivent ; les autres peuvent demeurer ici. »

Il se détourna et s’en alla vers la montagne. Quelques-uns partirent avec lui, mais presque tous les autres restèrent en arrière à invectiver Gorim et ceux qui l’accompagnaient : « Où est le miracle qui nous prouve la faveur d’UL ? Nous n’obéirons pas à Gorim et ne le suivrons pas sur la route de la ruine et de la destruction. » Alors Gorim abaissa son regard sur eux avec une profonde tristesse et leur parla pour la dernière fois : « Vous attendiez un miracle de moi, eh bien contemplez, celui-ci. Ainsi que l’a annoncé la voix d’UL, vous vous desséchez déjà comme les branches d’un arbre élagué. En vérité, de ce jour, la mort est sur vous. » Et il mena dans les montagnes, jusqu’à Prolgu, le petit nombre qui avait choisi de l’accompagner.

Les hommes restés en arrière se raillèrent de Gorim et rentrèrent sous leur tente pour brocarder les fous qui l’avaient suivi. Ils rirent et se gaussèrent pendant une année. Puis ils cessèrent de rire car leurs femmes étaient stériles et ne portaient pas d’enfants. Avec le temps, le peuple se flétrit, dépérit, et cessa d’être.

Les compagnons de Gorim édifièrent une cité à Prolgu. L’Esprit d’UL était avec eux, et ils connurent la paix parmi les êtres contrefaits qui avaient nourri Gorim. Celui-ci vécut de nombreuses vies. Après lui, on donna le nom de Gorim à tous les Grands Prêtres d’UL, et tous moururent chargés d’ans. Pendant un millier d’années, la paix d’UL fut sur ses enfants. Ils en vinrent à croire que cela durerait toujours.

Puis Torak vola l’Orbe créée par le Dieu Aldur, et ce fut le début de la guerre des Dieux et des hommes. Brandissant l’Orbe, le Dieu maléfique ouvrit la terre en deux, et la mer s’engouffra dans l’abîme. L’Orbe infligea une terrible brûlure à Torak, qui se réfugia en Mallorée.

Comme la terre avait été mise en rage par sa blessure, les créatures qui vivaient jusqu’alors en harmonie avec le peuple ulgo devinrent folles. Elles se dressèrent contre les enfants d’UL, renversant les cités, tuant leurs habitants, et ne laissèrent que peu de survivants.

Ceux qui réchappèrent au massacre se réfugièrent à Prolgu. Les monstres n’osèrent pas les suivre, redoutant la colère d’UL. Si forts furent les cris et les lamentations de ses enfants qu’UL s’en émut et leur révéla les galeries souterraines de Prolgu. Alors son peuple descendit dans les grottes sacrées d’UL et s’y établit.

Le moment venu, Belgarath le Sorcier mena le roi des Aloriens et ses fils en Mallorée pour reprendre l’Orbe. Torak tenta de les poursuivre, mais la colère de l’Orbe l’en dissuada. Belgarath confia l’Orbe au premier roi de Riva et lui dit ceci : tant qu’elle serait entre les mains de l’un de ses descendants, les royaumes du Ponant seraient protégés.

Après cela les Aloriens se dispersèrent et s’établirent sur les terres inviolées du Sud. Bouleversés par la guerre des Dieux et des hommes, les peuples des autres Dieux prirent la fuite à leur tour. Ils conquirent de nouveaux territoires et leur donnèrent des noms étranges. Mais les enfants d’UL n’eurent de contact avec aucun d’eux. Ils se cloîtrèrent dans leurs cavernes de Prolgu où UL les protégea et les cacha si bien que les étrangers ne soupçonnaient pas leur présence. Pendant des siècles et des siècles, le peuple d’UL se désintéressa des événements du dehors, même lorsque le monde fut ébranlé par l’assassinat du dernier roi de Riva et de sa famille.

Pourtant quand Torak vint dévaster le Ponant, ravageant le territoire des enfants d’UL à la tête de sa puissante armée, l’Esprit de son Dieu parla au Gorim. Alors le Gorim mena les siens contre l’envahisseur. Ils s’abattirent sournoisement, la nuit, sur les troupes endormies, y semant la ruine et la désolation. Ainsi affaiblies, les légions de Torak succombèrent devant les défenseurs du Ponant en un endroit appelé Vo Mimbre.

Puis le Gorim fit ses préparatifs et partit tenir conseil avec les vainqueurs. Il en revint porteur de prodigieuses nouvelles : Torak avait été grièvement blessé, son disciple Belzedar s’était emparé de sa dépouille mortelle et l’avait cachée en un endroit secret. On disait que le Dieu maléfique resterait plongé dans un sommeil pareil à la mort jusqu’au jour où un descendant du roi de Riva reviendrait s’asseoir sur son trône – autant dire jamais, car tout le monde savait que cette lignée était sans postérité.

Aussi troublante qu’elle ait pu être, l’expédition du Gorim dans le monde extérieur n’eut selon toute apparence aucune conséquence néfaste. Les enfants d’UL prospéraient toujours sous la protection de leur Dieu et la vie continuait pour ainsi dire comme avant. On remarqua que le Gorim passait peut-être moins de temps à étudier Le Livre d’Ulgo et davantage à faire des recherches dans de vieux parchemins tout moisis qui annonçaient des prophéties. Mais on pouvait pardonner certaines excentricités à un homme qui s’était aventuré hors des cavernes d’UL, parmi les autres peuples.

Puis un jour, un drôle de vieillard se présenta à l’entrée des cavernes et demanda à parler au Gorim. Si puissante était sa voix que le Gorim fut contraint d’obéir. Alors, pour la première fois depuis que ses enfants avaient cherché refuge dans les grottes, un étranger à la race d’UL fut admis à y pénétrer. Le Gorim emmena le visiteur dans sa retraite et ils y restèrent enfermés pendant plusieurs jours. Après cela, le drôle d’homme à la barbe blanche et vêtu de haillons reparut de loin en loin. Le Gorim lui réserva toujours bon accueil.

Un jeune garçon rapporta même une fois avoir vu le Gorim en compagnie d’un grand loup gris. Sans doute n’était-ce qu’un délire fébrile, bien que l’enfant refusât de l’admettre.

Les hommes se firent à l’étrangeté de leur Gorim et l’acceptèrent. Et les années passèrent, et le troupeau rendit grâces à son berger, car il se savait le peuple élu du Grand Dieu UL.

Chapitre Premier

Sa Majesté impériale la princesse Ce’Nedra était assise en tailleur sur un coffre de marin dans la cabine aux poutres de chêne ménagée sous la proue du vaisseau du capitaine Greldik. Le joyau de la Maison des Borune arborait une courte tunique de dryade vert clair et une magnifique traînée de suie sur la joue. Ce fleuron de l’empire de Tolnedrie mâchonnait pensivement le bout d’une mèche de ses cheveux cuivrés tout en regardant dame Polgara réduire la fracture du bras de Belgarath le Sorcier. Sur le pont, au-dessus, le battement cadencé du tambour rythmait les coups de rame des matelots de Greldik. Ils quittaient la ville de Sthiss Tor enfouie sous les cendres et remontaient la rivière.

C’était absolument épouvantable, décida la princesse. Tout avait commencé comme un joli coup dans le jeu interminable d’autorité et de rébellion auquel elle s’amusait depuis toujours avec son empereur de père. Et soudain la partie avait dégénéré, virant au drame. Elle était loin d’imaginer que les choses prendraient cette tournure quand ils s’étaient, Maître Jeebers et elle, glissés hors du palais impérial de Tol Honeth à la faveur de la nuit, il y avait des semaines de cela. Jeebers n’avait pas tardé à l’abandonner – de toute façon, ça n’avait jamais été qu’un complice utile sur le moment – et elle était tombée sous la coupe de cet étrange groupe de gens à l’air sinistre venus du nord chercher Nedra sait quoi. La dame Polgara, dont le nom seul faisait frissonner la princesse, lui avait annoncé sans ambages dans la Sylve des Dryades que le jeu était fini : rien – tentative d’évasion, ruse ou cajolerie – ne pourrait l’empêcher de se retrouver à la cour du roi de Riva le jour de son seizième anniversaire, enchaînée si nécessaire. Ce’Nedra avait la certitude que dame Polgara ne parlait pas à la légère, et elle se vit, l’espace d’un instant, traînée dans un grand bruit de chaînes au milieu d’une salle du trône lugubre, sous les rires de centaines d’Aloriens à la barbe hirsute. Quelle humiliation ! Il fallait à tout prix éviter cela. Aussi les accompagnait-elle, peut-être pas de son plein gré mais sans regimber ouvertement. Le regard de dame Polgara avait des reflets d’acier qui suggéraient de façon inquiétante des chaînes et des fers cliquetants, et cette évocation suffisait à mettre la princesse au pas (chose que jamais la puissance impériale de son père n’avait obtenue).

Ce’Nedra n’avait qu’une vague idée de ce que faisaient ces gens. Ils semblaient suivre quelque chose ou quelqu’un dont la piste les avait menés jusqu’en Nyissie, dans ces marécages infestés de serpents venimeux. Les Murgos, qui jouaient apparemment un rôle dans l’affaire, leur mettaient des bâtons dans les roues, semant des obstacles terrifiants sur leur route. Ils étaient allés jusqu’à faire enlever le jeune Garion.

Ce’Nedra cessa de rêvasser pour regarder Garion assis de l’autre côté de la cabine. Qu’est-ce que la reine de Nyissie pouvait bien trouver à un garçon si ordinaire ? Ce n’était qu’un paysan, un vulgaire marmiton, un rien du tout. D’accord, il n’était pas vilain et même plutôt mignon avec ses cheveux raides, blond cendré, qui lui retombaient sans cesse sur le front (les doigts lui démangeaient de le recoiffer). Mais enfin, il avait un visage plutôt banal. Evidemment, ça lui faisait quelqu’un à qui parler en cas de frayeur ou quand elle se sentait seule, et elle pouvait toujours passer ses nerfs sur lui. Dans le fond, il était à peine plus âgé qu’elle. La seule chose, c’est qu’il refusait obstinément de la considérer avec le respect dû à son rang. Sans doute ne savait-il même pas comment il lui aurait fallu se conduire. Pourquoi s’intéressait-elle donc tant à lui ? se demanda-t-elle en le contemplant d’un air méditatif.

Voilà qu’elle remettait ça ! Elle détourna la tête avec colère. Pourquoi ne pouvait-elle s’empêcher de l’observer ? Chaque fois que ses pensées vagabondaient, elle le cherchait machinalement du regard. Il n’avait pourtant pas grand-chose pour lui. Elle s’était même prise en flagrant délit de s’inventer des prétextes pour se placer à des endroits d’où elle pouvait l’observer. C’était complètement idiot !

Ce’Nedra continua à mâchouiller ses cheveux en ruminant ses pensées, à mâchouiller et à ruminer, puis ses yeux finirent par reprendre leur examen minutieux des traits de Garion.

— Ça va aller ? gronda Barak.

Le comte de Trellheim tiraillait distraitement sa grande barbe rousse en regardant dame Polgara mettre la dernière main à l’écharpe qui soutenait le bras de Belgarath.

— C’était une fracture simple, répondit-elle d’un ton très professionnel en rangeant son matériel. Ce vieux fou se remettra vite.

Belgarath réprima une grimace en récupérant son bras maintenant pourvu d’une belle attelle.

— Tu n’étais pas obligée de me martyriser comme ça, Pol.

Sa vieille tunique couleur de rouille était maculée de taches de boue et arborait une nouvelle déchirure, témoignage de son combat rapproché avec un arbre intempestif.

— Allons, Père, il fallait bien que je réduise la fracture. Tu n’aurais pas voulu que l’os se ressoude de travers, si ?

— Je suis sûr que ça te fait plaisir, au fond, accusa-t-il.

— La prochaine fois tu te débrouilleras tout seul, déclara-t-elle froidement en lissant sa robe grise.

— Je ne pourrais pas avoir quelque chose à boire ? grommela Belgarath à l’immense Barak.

Le comte de Trellheim se dirigea aussitôt vers la coupée.

— Tu pourrais aller chercher un pot de bière pour Belgarath ? demanda-t-il au matelot qui se trouvait au dehors.

— Comment va-t-il ? s’enquit celui-ci.

— Il est de mauvais poil, répondit Barak. Et ça ne va pas s’arranger tout seul. Alors grouille-toi.

— J’y vais, annonça le matelot.

— Sage décision.

Voilà encore un sujet d’étonnement pour Ce’Nedra. Les nobles de la bande donnaient l’impression de traiter ce vieillard déguenillé avec un respect prodigieux ; pourtant, à sa connaissance, il n’était même pas titré. Elle pouvait énoncer avec un luxe de détails l’ordre des préséances entre un baron et un général des légions impériales, un grand-duc de Tolnedrie et un prince héritier d’Arendie, le Gardien de Riva et le roi des Cheresques ; mais elle n’avait pas la moindre idée du rang que les sorciers occupaient dans la hiérarchie. D’abord, le matérialisme tolnedrain se refusait à admettre l’existence des sorciers. Certes, dame Polgara, qui portait des titres de la moitié des royaumes du Ponant, était la femme la plus respectée du monde, mais Belgarath n’était qu’un vagabond, un aventurier – doublé, pour l’essentiel, d’un fléau majeur. Et Garion était son petit-fils.

— Bon, et si tu nous racontais ce qui t’est arrivé, maintenant ? disait dame Polgara à son patient.

— J’aimerais autant pas, répondit-il sèchement.

Dame Polgara se tourna vers le prince Kheldar.

L’étrange petit aristocrate drasnien au visage pointu et au rictus sardonique était vautré sur un banc, une expression parfaitement impertinente inscrite sur toute sa personne.

— Eh bien, Silk ? reprit-elle.

— Je suis sûr, mon vieil ami, que vous comprenez ma situation, fit-il à l’attention de Belgarath, dans une superbe démonstration d’hypocrisie. Même si j’essayais de garder le secret, elle réussirait à me tirer les vers du nez – et je doute fort que ça soit très agréable.

Belgarath braqua sur lui un regard inflexible en reniflant de dégoût.

— Je ne le fais pas de gaieté de cœur, vous vous en rendez bien compte.

Belgarath se détourna, écœuré.

— Je savais bien que vous comprendriez.

— Accouche, Silk ! insista Barak, impatiemment.

— C’est très simple, en vérité, commença Kheldar.

— Sauf que tu vas compliquer l’histoire à plaisir, pas vrai ?

— Tenez-vous-en aux faits, Silk, ordonna Polgara.

— Il n’y a pas grand-chose à raconter, en réalité, poursuivit le Drasnien en s’asseyant plus convenablement. Après avoir repéré la trace de Zedar, nous l’avons suivi jusqu’en Nyissie, il y a trois semaines environ. Nous avons bien eu quelques échauffourées avec des gardes-frontière nyissiens, mais rien de très sérieux. Et puis, à notre grande surprise, la piste de l’Orbe a bifurqué vers l’est, juste après la frontière. Zedar donnait vraiment l’impression d’aller droit vers la Nyissie et nous en avions tous les deux déduit qu’il avait conclu un accord avec Salmissra. Peut-être est-ce justement ce qu’il voulait faire croire à tout le monde. Il est très futé, et Salmissra s’est fait la réputation de fourrer son nez dans des choses qui ne la regardent pas.

— J’y ai mis bon ordre, déclara dame Polgara d’un ton quelque peu sinistre.

— Comment cela ? s’informa Belgarath.

— Je te raconterai plus tard, Père. Continuez, Silk.

— C’est à peu près tout, reprit Silk avec un haussement d’épaules. Nous avons suivi la piste de Zedar jusqu’à l’une de ces villes en ruine, non loin de la vieille frontière marag. Là-bas, Belgarath a reçu une visite. Enfin, c’est lui qui le dit ; moi, je n’ai vu personne. Bref, il m’a annoncé qu’il y avait changement de programme : nous devions faire demi-tour et suivre la rivière jusqu’à Sthiss Tor afin de vous y rejoindre. Il n’a pas eu le temps de m’en dire davantage ; tout d’un coup la jungle s’est mise à grouiller de Murgos. Nous n’avons jamais réussi à savoir s’ils en avaient après Zedar ou après nous. En tout cas, depuis ce moment-là, nous avons passé notre temps à jouer à cache-cache avec les Murgos et les Nyissiens, en voyageant de nuit et en nous réfugiant dans les fourrés. Nous vous avons envoyé un messager, une fois. A-t-il réussi à parvenir jusqu’ici ?

— Avant-hier, répondit Polgara. Mais il avait attrapé la fièvre et nous avons mis un certain temps à lui arrache votre message.

— Tout de même, railla Kheldar avec un hochement de tête entendu. Enfin, les Murgos n’étaient pas tout seuls ; il y avait des Grolims avec eux, et ils essayaient de nous retrouver mentalement. Belgarath s’est débrouillé pour les empêcher de nous localiser par ce moyen. Je ne sais pas comment il s’y est pris, mais il devait être assez absorbé parce qu’il ne regardait pas où il mettait les pieds. Et tôt ce matin, alors que nous menions les chevaux par la bride dans une zone marécageuse, il a reçu un arbre sur la tête.

— J’aurais dû m’en douter, nota Polgara. L’arbre est tombé tout seul ou on l’y a aidé ?

— Je pense qu’il est tombé tout seul, répondit Silk Ç’aurait pu être une chausse-trape, évidemment, mais j’en doute. Le cœur était pourri. J’ai bien essayé de retenir Belgarath, mais il s’est littéralement jeté dessous.

— Ça va, coupa Belgarath.

— J’ai vraiment essayé de vous mettre en garde.

— N’en rajoutez pas, Silk.

— J’ai fait l’impossible pour vous prévenir ; je ne voudrais pas qu’ils s’imaginent le contraire, protesta Silk.

— Père ! fit Polgara d’un air consterné.

— Laisse tomber, Polgara, conseilla Belgarath.

— Je l’ai extirpé de là-dessous et je l’ai rafistolé comme j’ai pu, reprit Silk. Puis j’ai emprunté cette barque et nous avons descendu le fleuve. Nous ne nous en sortions pas trop mal quand toute cette poussière s’est mise à tomber.

— Et les chevaux ? demanda Hettar. Qu’est-ce que vous en avez fait ?

Ce’Nedra avait un peu peur de ce grand seigneur algarois silencieux avec ses vêtements de cuir noir et sa queue de cheval flottant derrière son crâne rasé. On ne le voyait jamais sourire, et chaque fois que quelqu’un prononçait le mot « Murgo » devant lui, son visage devenait plus dur que la pierre. Il semblait ne s’humaniser – et encore, pas beaucoup – que lorsqu’il était question de chevaux.

— Ils vont bien, lui assura Silk. Je les ai attachés dans un coin où les Nyissiens ne risquent pas de tomber dessus. Il ne leur arrivera rien jusqu’à ce que nous les récupérions.

— Père, tu as dit en montant à bord que l’Orbe était maintenant aux mains de Ctuchik, rappela Polgara. Comment est-ce arrivé ?

— Beltira n’est pas entré dans les détails, répondit Belgarath avec un haussement d’épaules évasif. Tout ce qu’il m’a dit, c’est que Ctuchik attendait Zedar au tournant quand il est entré à Cthol Murgos. Zedar a réussi à se sauver, mais il a abandonné l’Orbe dans sa fuite.

— Tu as parlé avec Beltira ?

— En esprit, précisa Belgarath.

— T’a-t-il dit pourquoi le Maître voulait nous voir ?

— Non. Il ne lui est sans doute même pas venu à l’idée de le lui demander. Tu connais Beltira.

— Ça va prendre des mois, Père, objecta Polgara en fronçant les sourcils. Nous sommes à deux cent cinquante lieues du Val.

— Aldur veut nous voir. Je ne vais pas commencer à lui désobéir maintenant, après toutes ces années.

— Pendant ce temps-là, Ctuchik emporte l’Orbe à Rak Cthol.

— Ça ne lui servira pas à grand-chose. Torak lui-même ne parviendrait pas à dominer l’Orbe, et il y a deux mille ans qu’il essaie. Je sais où est Rak Cthol ; Ctuchik ne peut pas m’échapper. Je n’aurai pas de mal à le retrouver quand je déciderai d’aller lui reprendre l’Orbe. J’ai mon idée sur la façon d’agir avec ce magicien.

Il prononça ce mot avec un mépris insondable.

— Et Zedar, pendant ce temps-là ?

— Oh ! il n’est pas au bout de ses peines. D’après Beltira, il a changé Torak de place. On peut compter sur lui pour tenir le corps de Torak aussi loin de Rak Cthol que possible. En fait, la situation n’évolue pas mal du tout. Je commençais à en avoir plein le dos de courir après Zedar, de toute façon.

Ce’Nedra y perdait son tolnedrain. Pourquoi étaient-ils tous tellement préoccupés des agissements d’une bande de sorciers angaraks aux noms étranges et des tribulations de cet étrange joyau que tout le monde semblait convoiter ? Pour elle, une pierre en valait une autre. Elle avait passé son enfance dans une telle opulence qu’elle avait depuis longtemps cessé d’attacher la moindre importance à ce genre de frivolités. En ce moment précis, ses seuls bijoux étaient de petites boucles d’oreilles en forme de gland, et elle aimait moins l’or dont elles étaient faites que leur petit tintement à chacun de ses mouvements,

On se serait cru dans l’une des légendes aloriennes qu’elle avait entendu narrer par un conteur, à la cour de son père, des années auparavant. Il y était justement question d’une pierre magique volée par Torak, le Dieu des Angaraks, récupérée par un sorcier et des rois aloriens puis enchâssée dans le pommeau d’une épée conservée dans la salle du trône, à Riva. Elle était censée protéger le Ponant du désastre effroyable qui surviendrait si elle disparaissait. Chose étrange, le sorcier de la légende s’appelait Belgarath, comme ce vieil homme.

Mais il aurait eu des milliers d’années, ce qui était impossible et ridicule. On avait dû lui donner ce nom en souvenir de cette antique légende et de son héros. Ou peut-être s’en était-il lui-même affublé pour impressionner les populations.

Comme attirés par un aimant, ses yeux s’égarèrent une fois de plus sur le visage de Garion. Le jeune garçon était tranquillement assis, l’air grave et sérieux, dans un coin de la cabine. Elle songea que c’était peut-être sa gravité qui piquait tant son intérêt et attirait constamment son regard. Les autres garçons de sa connaissance – tous nobles et fils de nobles – se donnaient un mal fou pour l’impressionner par leur charme et leur esprit. Garion, lui, n’essayait jamais de plaisanter ou de faire le malin dans l’espoir de l’amuser. Elle se demandait comment elle devait le prendre. Etait-il obtus au point d’ignorer la conduite à tenir ? Ou bien la connaissait-il pertinemment mais n’avait-il pas envie de se mettre en frais ? Il aurait tout de même pu essayer, ne serait-ce que de temps à autre. Comment pouvait-elle espérer le manœuvrer s’il refusait purement et simplement de se ridiculiser à son profit ?

Elle se rappela tout à coup qu’elle était fâchée contre lui. Il avait dit que la reine Salmissra était la plus belle femme qu’il ait jamais vue, et il était beaucoup, beaucoup trop tôt pour lui pardonner une affirmation aussi scandaleuse. Il allait le lui payer. Les yeux toujours braqués sur Garion, elle jouait machinalement avec une des boucles qui lui dégringolaient le long du visage.

Le lendemain matin, la pluie de cendres – issue d’une prodigieuse éruption volcanique quelque part à Cthol Murgos – avait bien diminué et ils purent remonter sur le pont. La jungle qui longeait la rivière disparaissait encore en partie dans le brouillard poussiéreux, mais l’air était maintenant assez dégagé pour leur permettre de respirer, et Ce’Nedra émergea avec soulagement de la cabine étouffante.

Assis à sa place habituelle, à l’abri de la proue du navire, Garion était en grande conversation avec Belgarath. Ce’Nedra remarqua avec un certain détachement qu’il avait encore oublié de se peigner ce matin-là. Elle résista à l’impulsion d’aller chercher un peigne et une brosse pour remettre de l’ordre dans sa tignasse. Au lieu de cela, elle se coula avec une rare hypocrisie le long du bastingage, jusqu’à un endroit d’où elle pouvait commodément les espionner sans en avoir l’air.

— ... Elle a toujours été là, disait Garion à son grand-père. Elle me parlait, elle me disait quand j’allais faire une bêtise, quand je me comportais comme un bébé, ce genre de chose. Elle avait l’air d’être toute seule dans un coin de ma tête.

— Elle semble être complètement indépendante de toi, remarqua Belgarath en hochant la tête d’un air pensif tout en se grattant la barbe avec sa main valide. Ta voix Intérieure a-t-elle jamais fait autre chose ? A part te parler, je veux dire ?

— Je ne pense pas, répondit Garion en se concentrant. Elle m’indique la façon de faire les choses, mais c’est à moi d’agir, je crois. Lorsque nous étions au palais de Salmissra, je me demande si elle ne m’a pas fait sortir de mon corps pour aller chercher tante Pol... Mais non, rectifia-t-il en fronçant les sourcils. Quand j’y repense, elle m’a bien dit comment procéder, mais j’ai été obligé de le faire moi-même. Et puis, hors de la salle, je l’ai sentie à côté de moi. C’était la première fois que nous étions séparés. Je n’ai rien vu, d’ailleurs. Il me semble tout de même qu’elle a pris l’initiative pendant quelques minutes. Pendant ce temps-là, je faisais la conversation à Salmissra pour lui donner le change.

— Tu ne t’es pas ennuyé depuis que nous sommes partis de notre côté, Silk et moi, hein ?

— Ça n’a pas été rose tous les jours, approuva Garion, en hochant la tête d’un air sinistre. Tu sais que j’ai fait griller Asharak ?

— Ta tante m’a raconté ça, oui.

— Il l’avait giflée, raconta Garion. J’allais me jeter sur lui avec ma dague, mais la voix m’a dit de m’y prendre autrement. Je l’ai frappé avec ma main et j’ai dit : «Brûle !». «Brûle !», c’est tout, et il a pris feu. J’allais l’éteindre, et puis tante Pol m’a dit que c’est lui qui avait tué mon père et ma mère. Alors j’ai accru la chaleur du feu. Il m’a supplié de l’éteindre, mais j’ai refusé.

Il frissonna.

— J’ai bien essayé de te prévenir, lui rappela gentiment Belgarath. Je t’avais dit que ça ne te plairait pas beaucoup ensuite.

— J’aurais dû t’écouter, fit Garion dans un soupir. Tante Pol dit qu’une fois qu’on a eu recours à ce...

Il s’interrompit, cherchant le terme approprié.

— Ce pouvoir ? suggéra Belgarath.

— C’est ça, acquiesça Garion. D’après elle, une fois qu’on l’a utilisé on n’oublie jamais comment faire et on n’arrête plus de s’en servir. Je regrette de ne pas avoir plutôt employé mon couteau. Cette chose qui est en moi n’aurait pas eu l’occasion de se manifester.

— Oh ! si, tu sais, assura calmement Belgarath. Elle attendait l’occasion de se déchaîner depuis plusieurs mois déjà. Tu en as usé sans le savoir au moins une demi-douzaine de fois, à ma connaissance.

Garion le regarda, incrédule.

— Tu te souviens du moine fou qui s’est jeté sur toi juste en sortant de Tolnedrie ? J’ai bien cru qu’il était mort tellement tu avais fait de barouf en le touchant.

— Tu avais dit que c’était tante Pol !

— Ah oui ? Eh bien, j’ai dû mentir, reconnut le vieil homme d’un ton désinvolte. Ça m’arrive assez souvent. Enfin, là n’est pas le problème. Tu as toujours disposé de cette faculté ; elle devait bien finir par se donner libre cours. Je ne plains pas trop ce damné Chamdar. Le traitement que tu lui as infligé était peut-être un peu exotique -ce n’est pas tout à fait la façon dont j’aurais réglé le problème – mais non dénué de justice tout de même.

— Alors je l’aurai toujours ?

— Toujours. Je regrette, mais c’est comme ça.

La princesse Ce’Nedra ne se sentait plus d’orgueil. Belgarath venait juste de confirmer une chose qu’elle avait elle-même dite à Garion. Si seulement ce garçon voulait bien cesser de faire sa tête de mule... Sa tante, son grand-père – et elle-même, bien sûr – savaient tous mieux que lui ce qui était pour son bien et pourraient sans peine, ou très peu, régenter sa vie à leur entière satisfaction.

— Revenons-en à ton autre voix, suggéra Belgarath. J’aimerais en savoir un peu plus long à ce sujet. Je ne voudrais pas que tu abrites une présence hostile dans ta tête.

— Elle ne nous est pas hostile, objecta Garion. Elle est de notre côté.

— C’est peut-être ton impression, précisa Belgarath, mais il ne faut pas toujours se fier aux apparences. Je serais beaucoup plus tranquille si je savais à quoi m’en tenir au juste. J’ai horreur des surprises.

Mais la princesse Ce’Nedra était déjà perdue dans ses pensées. Une idée commençait à prendre forme au fond de sa petite cervelle tordue. Une idée vague encore, mais qui offrait des possibilités très intéressantes.

Chapitre 2

Il leur fallut près d’une semaine pour remonter les rapides de la Rivière du Serpent. Il faisait toujours une chaleur suffocante, mais ils s’y étaient maintenant presque habitués. La princesse Ce’Nedra passait le plus clair de son temps assise sur le pont avec Polgara. Elle affectait d’ignorer Garion, mais cela ne l’empêchait pas de lui jeter de fréquents coups d’œil, à l’affût du moindre signe de souffrance.

Ces gens tenaient sa vie entre leurs mains, et Ce’Nedra ressentait la nécessité impérieuse d’en faire la conquête. Belgarath ne poserait aucun problème. Quelques-uns de ces battements de cils aguichants dont elle avait le secret, un petit sourire mutin et deux ou trois baisers faussement spontanés auraient tôt fait de l’entortiller autour de son petit doigt – manœuvre qui pourrait être menée à bien à tout moment. Seulement il y avait Polgara, et ça, c’était une autre paire de manches. D’abord, la beauté parfaite de cette femme prodigieuse lui en imposait. Même la mèche blanche qui striait le minuit de sa chevelure constituait moins une imperfection qu’une sorte de ponctuation, comme une marque distinctive. Mais le plus déconcertant pour la princesse c’était les yeux de Polgara. Selon son humeur, ils passaient du gris au bleu, un bleu très foncé, et ils voyaient tout. Rien n’échappait à ces prunelles calmes, inexorables. Chaque fois que la princesse croisait son regard elle avait l’impression d’entendre un cliquetis de chaînes. Il fallait absolument qu’elle se la mette dans la poche.

— Dame Polgara ? commença la princesse, un beau matin.

Les deux femmes étaient assises côte à côte sur le pont. Les marins suaient sang et eau sur les avirons. La jungle vert-de-gris disparaissait dans une brume de chaleur, le long des flancs du bateau. Cet endroit en valait un autre pour amorcer le débat.

— Oui, mon petit chou ?

Polgara releva les yeux de la tunique de Garion où elle recousait un bouton. Elle portait une robe bleu clair, ouverte jusqu’à la naissance des seins à cause de la chaleur.

— Qu’est-ce en fait que la sorcellerie ? J’ai toujours entendu dire que ce genre de chose n’existait pas.

— L’éducation tolnedraine est parfois un peu partiale, commenta Polgara avec un sourire.

— C’est un tour de passe-passe, ou quelque chose comme ça ? insista Ce’Nedra en jouant avec les lacets de ses sandales. Je veux dire, ça consiste à montrer un objet aux gens de la main droite pendant qu’on en escamote un autre de la gauche ?

— Non, mon petit. Pas du tout.

— Jusqu’où peut-on aller au juste grâce à cela ?

— Nul n’en a jamais exploré les limites sous cet angle particulier, répondit Polgara sans cesser de s’activer avec son aiguille. Quand on a quelque chose à faire, on le fait, sans se demander si c’est possible ou non. Mais chacun a des aptitudes particulières ; ainsi certains font de bons menuisiers tandis que d’autres se spécialisent dans la maçonnerie.

— Garion est sorcier, n’est-ce pas ? De quoi est-il capable ?

Mais pourquoi avait-il fallu qu’elle demande ça ?

— Je me demandais aussi où cela allait nous mener, fit Polgara en braquant un regard pénétrant sur la petite jeune fille.

Ce’Nedra devint d’un joli rose.

— Allons, mon chou, reprit Polgara. Ne vous mâchonnez pas les cheveux comme cela ; c’est mauvais pour les pointes.

Ce’Nedra s’empressa de retirer la mèche de ses dents.

— A vrai dire, personne ne peut encore le dire, poursuivit Polgara. C’est beaucoup trop tôt, assurément. Cela dit, il semble très doué. En tout cas, il fait un bruit fou chaque fois qu’il se hasarde à faire quelque chose, ce qui est bon signe.

— Alors ça devrait être un sorcier très puissant.

Un sourire effleura les lèvres de Polgara.

— Probablement, assura-t-elle. A condition, bien sûr, qu’il apprenne à se dominer.

— Eh bien, déclara Ce’Nedra, nous n’aurons qu’à le lui enseigner, n’est-ce pas ?

Polgara la regarda un moment et éclata de rire.

Ce’Nedra se sentit d’abord un peu penaude, mais elle se mit à glousser à son tour.

Garion, qui était debout non loin de là, se retourna et les regarda.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? s’informa-t-il.

— Tu ne pourrais pas comprendre, mon chou, objecta Polgara.

Garion se détourna, outré, le dos raide et le visage figé.

Ce’Nedra et Polgara redoublèrent d’hilarité.

Ils finirent par arriver à un endroit où les récifs et la vitesse du courant interdisaient toute avance. Les matelots amarrèrent le navire à un gros arbre, le long de la rive nord, et le groupe se prépara à descendre à terre. Planté à côté de son ami Greldik, Barak regardait Hettar superviser le débarquement des chevaux.

— Si tu vois ma femme, donne-lui mon bonjour, suggéra le grand bonhomme à la barbe rousse en suant à grosses gouttes sous sa cotte de mailles.

— Je devrais passer du côté de Trellheim cet hiver, promit Greldik avec un hochement de tête.

— Euh, pas la peine de lui dire que je suis au courant pour sa grossesse. Elle préfère sûrement me réserver la surprise et m’accueillir avec mon fils lorsque je rentrerai au bercail. Je ne veux pas lui gâcher ce plaisir.

— Je croyais que tu adorais lui gâcher son plaisir ? s’étonna Greldik.

— Il serait peut-être temps que nous fassions la paix, Merel et moi. Cette petite guéguerre était amusante quand nous étions plus jeunes, mais il me semble qu’il vaudrait mieux baisser les armes, dorénavant, ne serait-ce que pour les enfants.

Belgarath monta sur le pont rejoindre les deux Cheresques barbus.

— Allez au Val d’Alorie, ordonna-t-il au capitaine Greldik. Faites savoir à Anheg où nous sommes et ce que nous projetons. Qu’il mette les autres au courant. Rappelez-lui que je leur ai formellement interdit d’entrer en conflit avec les Angaraks en ce moment. Ctuchik a emporté l’Orbe à Rak Cthol ; si la guerre éclate, Taur Urgas fera fermer les frontières de Cthol Murgos. Nous aurons déjà assez de problèmes sans ça.

— Je le lui dirai, assura Greldik, dubitatif. Mais je doute fort que ça lui plaise.

— Je me fiche pas mal que ça lui plaise ou non, déclara Belgarath sans ambages. Qu’il m’obéisse, un point c’est tout.

Ce’Nedra fut un peu ébranlée. Comment ce vieillard en haillons osait-il donner des ordres aussi péremptoires à des rois, des souverains ? Et si Garion, lui aussi sorcier, se mettait à faire montre d’une pareille autorité par la suite ? Elle se retourna. Le jeune garçon aidait Durnik, le forgeron, à calmer un cheval ombrageux. Il n’avait pas l’air d’avoir beaucoup d’ascendant. Elle esquissa une moue pensive. Ça irait peut-être mieux avec un genre de longue robe, se dit-elle. Ou peut-être une sorte de livre de magie... et pourquoi pas un soupçon de barbe ? Elle plissa les yeux en essayant de l’imaginer en robe, un gros livre dans les bras et du poil au menton.

Garion dut se sentir observé, car il leva sur elle un regard interrogatif. Il était tellement ordinaire. L’image de ce garçon quelconque, sans prétention, dans les atours dont son imagination l’avait paré lui parut tout à coup d’une drôlerie irrésistible. Elle ne put s’empêcher de pouffer de rire. Garion s’empourpra et lui tourna le dos avec raideur.

Les rapides de la Rivière du Serpent interdisaient toute navigation en amont, aussi la piste qui s’enfonçait dans les collines était-elle d’une certaine largeur. La plupart des voyageurs poursuivaient en effet par voie de terre à partir de là. Ils quittèrent la vallée à cheval, sous le soleil matinal. La jungle impénétrable des abords de la rivière fit bientôt place à une forêt d’arbres feuillus beaucoup plus conforme aux goûts de Ce’Nedra. Au sommet de la première crête, ils furent même effleurés par une brise qui sembla chasser la chaleur étouffante et les miasmes des étangs putrides de Nyissie. Ce’Nedra se sentit immédiatement ragaillardie. Elle envisagea un instant de favoriser le prince Kheldar de sa compagnie, mais il somnolait sur sa selle et la petite princesse n’était pas très à l’aise avec le Drasnien au nez pointu. Elle n’avait pas mis longtemps à comprendre que ce petit bonhomme rusé, cynique, était tout à fait du genre à lire en elle comme dans un livre, et cette perspective ne l’enchantait guère. Elle opta pour le baron Mandorallen qui menait la marche, conformément à son habitude, et remonta la colonne. Elle y fut en partie incitée par le désir de s’éloigner le plus possible de la rivière et de sa puanteur, mais elle avait une autre idée derrière la tête. C’était l’occasion rêvée d’interroger le noble Arendais sur un sujet qui l’intéressait au plus haut point.

— Son Altesse, commença respectueusement le chevalier en voyant son cheval approcher de son immense destrier, croit-Elle raisonnable de se venir ainsi placer à l’avant-garde ?

— Qui serait assez stupide pour attaquer le chevalier le plus brave du monde ? rétorqua-t-elle avec une ingénuité étudiée.

L’expression du baron se fit mélancolique et il poussa un grand soupir.

— Et pourquoi ce soupir, Messire Chevalier ? railla-t-elle.

— Point cela n’est d’importance, ô Altesse, répondit-il.

Ils chevauchèrent en silence dans l’ombre émaillée de taches de soleil, striée d’insectes bourdonnants. De petites créatures furtives fuyaient devant eux, faisant bruisser les fourrés de chaque côté de la piste.

— Dites-moi, reprit enfin la princesse. Y a-t-il longtemps que vous connaissez Belgarath ?

— Depuis le premier jour de mes jours, ô Altesse.

— Jouit-il d’une haute considération en Arendie ?

— S’il est bien considéré ? Mais saint Belgarath est l’homme le plus respecté au monde ! Cela Tu ne puis, ô Princesse, l’ignorer.

— Je suis tolnedraine, Baron Mandorallen, souligna-t-elle. Mes relations avec les sorciers sont assez limitées. Belgarath est-il ce qu’un Arendais décrirait comme un homme de haute naissance ?

— La question de Son Altesse est sans objet, s’esclaffa Mandorallen. La naissance du saint Belgarath se perd dans les abîmes du temps.

Ce’Nedra se renfrogna. Elle n’aimait pas beaucoup qu’on lui rie au nez.

— Est-il noble, oui ou non ? insista-t-elle.

— Belgarath est Belgarath, répéta Mandorallen, comme si cela constituait une réponse. Il y a des centaines de barons, des milliers de comtes et des myriades de seigneurs, mais il n’y a qu’un Belgarath. Tous les hommes lui cèdent le pas.

— Et dame Polgara ? reprit-elle en lui dédiant un sourire rayonnant.

Mandorallen cilla. Ce’Nedra comprit qu’elle allait un peu trop vite pour lui.

— Dame Polgara est révérée au-dessus de toutes les femmes, déclara-t-il d’une façon plus que sibylline. Son Altesse daignera-t-elle m’indiquer le sens de Son questionnement ? Plus satisfaisantes seraient les réponses que je pourrais alors Lui fournir.

— Mon cher Baron, répondit-elle en riant, ne voyez là rien de grave ou d’important – c’est juste de la curiosité, et une façon de passer le temps tout en allant de l’avant.

Un bruit de sabot se fit alors entendre derrière eux, sur la piste de terre battue. Durnik le forgeron se rapprochait au trot sur son alezan.

— Dame Pol vous demande d’attendre un peu, annonça-t-il en arrivant à leur hauteur.

— Il y a un problème ? s’enquit Ce’Nedra.

— Non, mais elle a reconnu un certain arbuste non loin de la piste et voudrait en ramasser les feuilles. Sans doute ont-elles des vertus médicinales. Selon elle, ce serait un arbuste très rare ; on ne le trouverait nulle part en dehors de cette partie de la Nyissie.

Le visage ouvert du forgeron traduisait un profond respect, comme toujours quand il parlait de Polgara. Ce’Nedra concevait des soupçons particuliers quant aux sentiments de Durnik, mais elle se serait bien gardée de les exprimer à haute voix.

— Oh, reprit-il, faites attention. D’après elle, il y en a peut-être d’autres de son espèce dans les parages. L’arbuste fait à peu près un pied de haut et porte des petites feuilles vertes, très brillantes, et de minuscules fleurs mauves. Il est empoisonné, et son seul contact est mortel.

— De la piste point ne nous écarterons, Maître Durnik, assura Mandorallen, et ici même attendrons l’autorisation de la gente dame pour reprendre notre route.

Durnik acquiesça d’un hochement de tête et rebroussa chemin.

Ce’Nedra et Mandorallen amenèrent leurs chevaux à l’ombre d’un gros arbre et restèrent en selle en attendant.

— Comment les Arendais considèrent-ils Garion ? s’informa abruptement Ce’Nedra.

— Garion est un brave garçon, rétorqua Mandorallen, un peu dérouté.

— Mais il n’est pas noble, insinua Ce’Nedra.

— Il est à craindre que l’éducation de Son Altesse l’ait induite en erreur, objecta délicatement Mandorallen. Garion est issu du même lignage que Belgarath et Polgara. Peut-être n’est-il point titré comme Son Altesse ou moi-même, mais onc ne vit sang plus noble en ce bas-monde. Je lui céderais le pas sans le moindrement tergiverser s’il me le demandait – ce que point ne fera, étant un garçon modeste. Lors de notre séjour à la cour du roi Korodullin, à Vo Mimbre, une jeune comtesse le poursuivit de ses assiduités dans l’espoir de conquérir un statut et moult prestige d’une union avec lui.

— Vraiment ? coupa Ce’Nedra, d’une voix un tout petit plus stridente peut-être qu’elle n’aurait voulu.

— Grand était son désir de s’enganter avec lui, et elle tenta plus souvent qu’à son tour de l’apiéger par moult invitation impudente à badinage et échange de doux propos.

— Une belle comtesse ?

— L’une des plus grandes beautés du royaume.

— Je vois.

La voix de Ce’Nedra charriait des glaçons.

— Aurais-je offensé Son Altesse ?

— C’est sans importance.

Mandorallen poussa un nouveau soupir à fendre l’âme.

— Qu’y a-t-il encore ? lança-t-elle.

— Je perçois la multitude de mes fautes.

— Je pensais que vous étiez censé être parfait ?

Elle regretta instantanément sa pique.

— Que non point ! Je suis plein de défaillances, au-delà de tout ce que Son Altesse peut concevoir.

— Vous manquez peut-être un peu de diplomatie, mais ce n’est pas un grand défaut – chez un Arendais.

— La couardise en est un, Votre Altesse.

— Vous seriez couard, vous ? fit-elle en s’esclaffant à cette idée.

— J’ai reconnu cette infamie en moi, avoua-t-il.

— Ne soyez pas ridicule, se gaussa-t-elle. Si vous avez un défaut, ce n’est pas celui-là.

— C’est difficile à croire, j’en conviens, reconnut-il. Mais – j’en atteste les Dieux – j’ai, à ma grande honte, senti l’étreinte de la peur glacer mon cœur.

La triste confession du chevalier laissait Ce’Nedra sans voix. Elle cherchait frénétiquement une réponse appropriée lorsqu’un grand bruit de branches cassées se fit entendre à quelques coudées de là : une bête fonçait sur eux dans les fourrés. La princesse eut juste le temps de voir une masse jaune surgir des broussailles et bondir sur elle, la gueule grande ouverte. Son cheval se cabra et s’emballa. Elle se cramponna désespérément au pommeau de sa selle d’une main en essayant de retenir sa monture terrifiée de l’autre, mais dans sa fuite éperdue, celle-ci passa sous une branche basse. Désarçonnée, Son Altesse atterrit d’une façon fort peu protocolaire dans la poussière de la piste. Elle roula sur elle-même, se retrouva à quatre pattes et se figea... nez à nez avec l’animal qui avait bondi de sa cachette avec si peu de tact.

Elle comprit aussitôt que ce n’était pas un lion adulte : il avait peut-être atteint sa taille définitive, mais il n’avait pas toute sa crinière. C’était à l’évidence un jeune, encore peu habitué à chasser. L’animal poussa un rugissement de frustration en voyant le cheval s’enfuir le long de la piste et fouetta l’air de sa queue. La princesse trouva d’abord la chose assez comique – il faisait si bébé, si pataud. Puis son amusement fit place à de l’irritation : quoi, c’était cette grosse bête empotée qui lui avait fait vider les étriers de cette humiliante façon ? Elle se releva, s’épousseta les genoux et le regarda droit dans les yeux d’un air implacable.

— Allez, ouste ! ordonna-t-elle en agitant la main avec un geste impérieux.

Après tout, elle était princesse, et ce n’était qu’un lion. Un jeune lion très stupide.

L’animal braqua sur elle ses prunelles jaunes en plissant légèrement les paupières. Puis tout à coup le fouet de la queue s’immobilisa, il écarquilla les yeux avec une vivacité terrifiante et se ramassa sur lui-même, son ventre traînant presque par terre. Il retroussa les babines, révélant de longues, très longues dents blanches et commença à faire un pas vers elle, lentement, sa grosse patte se posant doucement sur le sol.

— Allez, couché ! lança-t-elle avec indignation.

— Que Son Altesse ne bouge pas ! conseilla Mandorallen d’une voix d’un calme mortel.

Du coin de l’œil, elle le vit se laisser glisser à terre. Le lionceau ramena son regard vers lui d’un air ennuyé.

Prudemment, un pied après l’autre, Mandorallen réduisit l’espace qui le séparait du fauve. Il interposa enfin son corps cuirassé entre la princesse et le gros chat. Celui-ci le contempla avec lassitude, apparemment inconscient de ce qu’il faisait jusqu’au moment où il fut trop tard. Alors, frustré de son casse-croûte, le félin étrécit les yeux de rage. Mandorallen tira lentement son épée ; puis, à la grande stupeur de Ce’Nedra, la lui tendit, la garde en avant.

— Ainsi Son Altesse aura les moyens de se défendre si j’échouais à le faire, expliqua le chevalier.

Sans trop y croire, Ce’Nedra prit l’immense épée à deux mains. Mais lorsque Mandorallen la lâcha, la pointe tomba immédiatement sur le sol et tous ses efforts pour la relever demeurèrent vains.

Le lion se ramassa encore un peu en montrant les dents de plus belle. Sa queue battit furieusement l’air puis se raidit.

— Mandorallen ! Attention ! hurla Ce’Nedra en s’efforçant de redresser la prodigieuse arme du chevalier.

Le fauve bondit.

Mandorallen écarta largement ses bras gainés d’acier et fit un pas en avant, prêt à affronter l’assaut du félin. L’homme et la bête se heurtèrent de plein fouet, dans un vacarme retentissant. Le chevalier étreignit l’animal entre ses bras puissants. Le lion passa ses énormes pattes autour de ses épaules, ses griffes crissant sur sa cuirasse. Il essaya de lui écraser la tête entre ses mâchoires, mordillant son heaume, arrachant des grincements au métal. Mandorallen resserra son étreinte mortelle.

Ce’Nedra quitta le théâtre des opérations en traînant l’épée derrière elle et suivit le combat à bonne distance, les yeux agrandis par la peur.

La bête griffa férocement l’armure de Mandorallen, y imprimant de profondes rainures, mais les bras du chevalier mimbraïque se refermaient inexorablement sur leur proie. Désormais le lion ne se débattait plus pour mordre ou pour tuer, mais pour échapper à l’étau qui le broyait. Ses rugissements se muèrent en hurlements de douleur. Il se tortilla, se cabra, tenta de donner des coups de dents, remonta ses pattes de derrière, raclant frénétiquement le torse cuirassé de Mandorallen. Puis ses hurlements devinrent plus perçants, trahissant sa panique.

Dans un effort surhumain, Mandorallen croisa ses bras sur sa poitrine. Ce’Nedra entendit craquer les os avec une netteté écœurante et un flot de sang jaillit de la gueule du félin. Le corps de l’animal fut agité de soubresauts et sa tête retomba sur le côté. Mandorallen dénoua ses mains. Echappant mollement à son étreinte, le cadavre de la bête s’effondra sur le sol, à ses pieds.

Sidérée, la princesse regarda le prodige humain debout devant elle, dans sa cuirasse maculée de sang, striée de coups de griffes. Elle venait d’assister à l’impossible. Mandorallen avait tué un lion sans armes, à la seule force de ses bras puissants, et tout ça pour elle ! Sans savoir comment, elle s’entendit croasser son nom avec délectation.

— Mandorallen ! entonna-t-elle. Mon champion !

Encore haletant de l’effort qu’il venait de fournir, le chevalier releva la visière de son heaume. Ses yeux bleus lui sortaient de la figure. Apparemment, les paroles de la princesse avaient eu sur lui un impact stupéfiant. Il se laissa tomber à deux genoux devant elle.

— Ô Majesté, dit-il d’une voix altérée. Je fais ici serment, sur le corps de cet animal, d’être fidèle à Sa Grandeur et de la servir aussi longtemps qu’un souffle animera mon sein.

Ce’Nedra eut l’impression d’entendre un déclic très loin, tout au fond d’elle-même, comme si deux choses s’emboîtaient, deux choses destinées à se rencontrer depuis le commencement des temps. Elle ne saurait jamais exactement quoi, mais un événement d’une importance cruciale venait de se produire en cet instant, dans cette clairière piquetée de soleil.

C’est alors que l’énorme, le gigantesque Barak arriva au grand galop, Hettar à ses côtés, les autres les serrant de près.

— Que s’est-il passé ? demanda le grand Cheresque en se laissant tomber à bas de son cheval.

Ce’Nedra attendit qu’ils eussent tous mis pied à terre pour faire sa déclaration.

— J’ai été attaquée par un lion, dit-elle en s’efforçant de prendre un petit ton désinvolte, comme si cela se produisait à chaque instant. Mandorallen l’a tué à mains nues.

— En fait, Votre Altesse, je portais ceci, rectifia le chevalier toujours agenouillé, en tendant devant lui ses poings gantés de fer.

— C’est l’acte de bravoure le plus courageux qu’il m’ait jamais été donné de contempler, susurra Ce’Nedra.

— Qu’est-ce que vous fichez à genoux ? tonna Barak. Vous vous êtes fait mal ?

— Je viens d’adouber Messire Mandorallen mon chevalier, déclara Ce’Nedra. Il s’était agenouillé pour recevoir cet honneur comme il convient.

Du coin de l’œil, elle vit Garion se laisser glisser à bas de sa monture. Il fronçait les sourcils comme si une tempête se déchaînait sous son crâne. Dans son for intérieur, Ce’Nedra exultait. Elle se pencha pour placer un chaste baiser sur le front de Mandorallen.

— Levez-vous, Messire Chevalier, ordonna-t-elle.

Mandorallen se releva dans un concert de grincements.

Ce’Nedra était prodigieusement contente d’elle.

Le restant de la journée passa sans autre incident. Ils franchirent une zone mamelonnée, et comme le soleil sombrait doucement dans un banc de nuages, à l’ouest, ils s’engagèrent dans une petite vallée. Un torrent d’eau fraîche miroitait au fond. Ils décidèrent de s’arrêter et de dresser le campement pour la nuit. Pénétré de son nouveau rôle de champion et de protecteur, Mandorallen se montra aux petits soins pour Ce’Nedra. Celle-ci se laissa faire de bonne grâce, en jetant des coups d’œil à la dérobée en direction de Garion afin de s’assurer qu’il n’en perdait pas une miette.

Un peu plus tard — Mandorallen s’occupait de son cheval et Garion était parti ruminer ailleurs – elle faisait sa sainte nitouche sur un tronc d’arbre couvert de mousse et se délectait des hauts faits du jour lorsque Durnik, qui préparait le feu à quelques pas de là, lui dit abruptement :

— Vous avez des jeux bien cruels, Princesse.

Ce’Nedra sursauta. Pour autant qu’elle s’en souvînt, Durnik ne lui avait pas adressé la parole une seule fois depuis qu’elle s’était jointe au groupe. En fait, le forgeron était manifestement mal à l’aise en présence des personnages royaux, et semblait plutôt l’éviter. Pourtant, il la regardait bien en face et son ton était nettement réprobateur.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, répondit- elle.

— Je crois bien que si.

Son visage d’honnête homme était grave et son regard ne cillait pas.

Ce’Nedra baissa les yeux et s’empourpra lentement.

— Je ne sais pas combien de filles de ferme j’ai vu jouer à ce jeu-là, continua le forgeron. Ça ne donnait jamais rien de bon.

— Je ne veux faire de mal à personne, Durnik. Il n’y a vraiment rien entre Mandorallen et moi. Nous le savons bien tous les deux.

— Mais pas Garion.

— Garion ? fit Ce’Nedra, feignant la surprise.

— C’est bien de cela qu’il s’agit, non ?

— Bien sûr que non ! s’exclama-t-elle, indignée.

Durnik eut un regard des plus sceptiques.

— Jamais une chose pareille ne me serait venue à l’esprit, s’empressa d’ajouter Ce’Nedra. C’est complètement absurde.

— Vraiment ?

L’assurance qu’affectait Ce’Nedra s’évanouit.

— Il est tellement têtu, se lamenta-t-elle. Il ne veut rien faire comme il faut.

— C’est un brave garçon. Quoi qu’il puisse être ou devenir d’autre, il restera toujours le garçon honnête et sincère qu’il était à la ferme de Faldor. Il ne connaît pas les règles des jeux auxquels jouent les nobles. Il serait incapable de mentir. Il ignore la flatterie, et il ne vous dira jamais rien qu’il ne pense vraiment. Je crois qu’il va bientôt lui arriver quelque chose de très important. J’ignore quoi, mais je suis sûr qu’il aura besoin de toutes ses forces et de tout son courage. Ne sapez pas sa confiance en lui par ces enfantillages.

— Oh, Durnik ! fit-elle avec un grand soupir. Que dois-je faire ?

— Soyez vous-même. Ne dites rien que vous ne pensiez au plus profond de votre cœur. Ce genre de chose n’a aucune chance de marcher avec lui.

— Je sais bien. C’est ce qui complique tout. Il a été élevé d’une certaine façon, et moi d’une autre. Nous ne pourrons jamais nous entendre.

Elle poussa encore un soupir.

— Allons, ce n’est pas si grave, Princesse, conclut Durnik, et un doux sourire, presque malicieux, effleura ses lèvres. Vous vous chamaillerez beaucoup, au début. Vous êtes presque aussi têtue que lui. Vous êtes nés sous des cieux différents, mais vous êtes bien pareils, au fond. Vous vous insulterez sur tous les tons et vous échangerez pas mal de noms d’oiseaux, mais cela passera, vous verrez, et bientôt, vous ne vous souviendrez même plus pourquoi vous vous disputiez. Certains des meilleurs mariages que j’ai connus ont commencé ainsi.

Mariages ?

— C’est bien ce que vous avez en tête, n’est-ce pas ?

Elle le dévisagea, incrédule. Puis elle éclata de rire.

— Cher, bien cher Durnik, dit-elle. Vous n’y comprenez rien, n’est-ce pas ?

— Je comprends ce que je vois, répondit-il. Et je vois une jeune fille qui fait tout ce qu’elle peut pour piéger un jeune homme.

Ce’Nedra poussa un grand soupir.

— Ce serait rigoureusement hors de question, vous savez. Même si j’en avais envie, ce qui n’est pas le cas, bien sûr.

— Bien sûr que non.

Il avait l’air un peu amusé.

— Cher Durnik, reprit-elle, je ne peux même pas me permettre de telles pensées. Vous oubliez qui je suis.

— Il y a peu de chances. Vous faites tout ce qu’il faut pour que nous ne l’oubliions pas un instant.

— Vous ne voyez pas ce que cela veut dire ?

— Pas tout à fait, avoua-t-il au bout d’un instant, un peu perplexe.

— Je suis Princesse impériale, le joyau des Borune. J’appartiens à l’Empire. C’est à mon père et au Conseil des Anciens qu’incombera le choix de mon futur époux. Je n’aurai pas mon mot à dire et il est probable que je ne serai même pas consultée. J’épouserai un homme riche et puissant – sûrement beaucoup plus vieux que moi – désigné en fonction des intérêts de l’Empire et de la Maison des Borune.

— Mais c’est révoltant ! s’indigna Durnik, sidéré.

— Pas vraiment, objecta-t-elle. Ma famille a le droit de protéger ses intérêts, or je constitue un bien très précieux pour les Borune. (Elle poussa encore un soupir, un petit soupir pitoyable.) Evidemment, cela doit être bien agréable... de pouvoir choisir son époux soi-même, je veux dire. Si j’en avais le droit, peut-être – il ne faut jurer de rien – formerais-je à l’égard de Garion les projets que vous me prêtez, bien qu’il soit vraiment insupportable. Mais les choses étant ce qu’elles sont, il ne sera jamais pour moi qu’un ami.

— Je ne savais pas, s’excusa-t-il, son visage franc et ouvert tout à coup plein de mélancolie.

— Ne prenez pas les choses au tragique, Durnik, dit-elle d’un ton léger. J’ai toujours su qu’il en serait ainsi.

Mais le diamant d’une larme se mit à briller au coin de son œil. Dans un geste de réconfort, Durnik posa maladroitement sur son bras sa grosse patte abîmée par le travail. Sans savoir pourquoi, la petite princesse jeta ses bras autour de son cou, enfouit son visage au creux de son épaule et éclata en sanglots.

— Allons, allons, fit le forgeron en lui tapotant gauchement les épaules. Allons, allons.

Chapitre 3

Garion passa une mauvaise nuit. Il était jeune et inexpérimenté mais pas stupide, et la princesse Ce’Nedra n’y était pas allée de main morte. Depuis son arrivée dans leur petit groupe, quelques mois auparavant, il avait vu évoluer son attitude envers lui. Ils en étaient venus à partager une forme d’amitié. Il l’aimait bien, elle l’aimait bien ; tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Elle ne pouvait pas en rester là ? Pour Garion, ça devait venir des rouages internes de l’âme féminine. Ah, les femmes ! dès que l’amitié passait certaines bornes, une frontière mystérieuse, inconnue, elles ne pouvaient pas s’empêcher de tout compliquer. C’était maladif.

Il était presque certain que son petit jeu ostensible avec Mandorallen lui était en fait destiné à lui, Garion, et il se demandait s’il ne ferait pas mieux de prévenir le chevalier afin de lui éviter de se crever le cœur à la première occasion. Ce’Nedra se riait de ses sentiments. Ce n’était qu’un jeu cruel, un peu bête, un caprice d’enfant gâtée et pas autre chose, ça crevait les yeux, mais il fallait mettre Mandorallen en garde. Avec sa caboche d’Arendais, il était bien capable de ne pas s’en rendre compte.

Cela dit, Mandorallen avait tout de même tué un lion pour elle. Pareil acte de bravoure était bien du genre à subjuguer la petite princesse frivole. Et si l’admiration et la reconnaissance lui avaient fait franchir le pas, et si elle s’était amourachée de lui pour de bon ? Cette éventualité effleura Garion dans les heures les plus sombres de la nuit, juste avant l’aube, l’empêchant de se rendormir. Le lendemain matin il se leva du pied gauche, les yeux rouges et en proie à un terrible soupçon.

Ils menèrent leurs chevaux hors des ombres bleutées du petit matin sous les rayons obliques du soleil levant qui émaillaient d’émeraudes la cime des arbres. Garion se rapprocha de son grand-père. Il recherchait la compagnie réconfortante du vieil homme, mais ce n’était pas la seule raison. Ce’Nedra chevauchait de conserve avec tante Pol, juste devant eux, et Garion avait l’impression qu’il serait bien inspiré de la tenir à l’œil.

Sire Loup avançait en silence, l’air maussade et à bout de nerfs. Il passait sans cesse ses doigts sous l’attelle de son bras gauche.

— Arrête, Père. N’y touche pas, le gourmanda tante Pol sans se retourner.

— Ça me gratte.

— C’est la cicatrisation. Laisse ça tranquille.

Il grommela dans sa barbe.

— Par quel chemin penses-tu nous amener au Val ? reprit-elle.

— Nous allons passer par Tol Rane.

— On avance dans la saison, Père, lui rappela-t-elle. Si nous traînons trop en route, nous risquons d’avoir mauvais temps dans les montagnes.

— Je sais, Pol. Tu préférerais que nous prenions tout droit à travers Maragor ?

— Ne dis pas de bêtises.

— C’est si dangereux que ça ? s’étonna Garion.

La princesse Ce’Nedra se retourna sur sa selle et le flétrit du regard.

— Décidément, tu ne sais rien du tout, toi ! lança-t-elle d’un ton supérieur.

Garion se redressa, une douzaine de répliques cinglantes aux lèvres.

— Laisse tomber, souffla le vieil homme en secouant la tête d’un air dissuasif. Il est trop tôt pour commencer une bagarre.

Garion serra les dents.

Ils avancèrent pendant plus d’une heure dans la froidure du petit matin. Peu à peu, Garion se sentit le cœur plus léger. Puis Hettar s’approcha de sire Loup.

— Un groupe de cavaliers, déclara-t-il.

— Combien ? demanda très vite sire Loup.

— Au moins une douzaine. Ils viennent de l’ouest.

— Peut-être des Tolnedrains.

— Je vais voir, murmura tante Pol.

Elle releva la tête un instant, les paupières closes.

— Non, annonça-t-elle enfin. Ce sont des Murgos, pas des Tolnedrains.

Ce fut comme si un voile tombait sur les yeux de Hettar.

— On les attaque ? suggéra-t-il avec une terrible avidité, en portant machinalement à son sabre.

— Non, rétorqua sire Loup, péremptoire. On se cache.

— Ils ne sont pas si nombreux.

— Peu importe, Hettar. Silk, appela sire Loup, des Murgos arrivent de l’ouest. Avertissez les autres et trouvez un endroit où nous cacher.

Silk acquiesça d’un hochement de tête et partit au galop vers la tête de la colonne.

— Il y a des Grolims avec eux ? s’enquit le vieil homme.

— Je ne pense pas, répondit tante Pol en plissant légèrement le front. L’un d’eux a l’esprit biscornu, mais je n’ai pas l’impression que ce soit un Grolim.

Silk revint aussi vite qu’il était parti.

— Il y a un bosquet sur la droite, indiqua-t-il. Suffisant pour nous dissimuler tous.

— Allons-y, déclara sire Loup.

Le bosquet se trouvait à une centaine de pas, entre les grands arbres. C’était un taillis épais, entourant une minuscule clairière au sol boueux d’où jaillissait une source.

Silk descendit de cheval d’un bond et coupa un buisson touffu avec sa courte épée.

— Cachez-vous là-dedans, conseilla-t-il. Je vais effacer nos traces.

Il prit le buisson et se glissa hors des fourrés.

— Hettar, veillez à ce que les chevaux ne fassent pas de bruit, ordonna sire Loup.

Hettar acquiesça d’un hochement de tête, mais on aurait dit un enfant à qui on avait refusé un cadeau d’Erastide.

Garion se faufila à quatre pattes jusqu’à l’orée du bosquet puis il s’allongea sur les feuilles qui tapissaient le sol afin de jeter un coup d’œil entre les troncs trapus, tortueux.

Silk revenait vers le bosquet à reculons en traînant son buisson sur le sol, devant lui, ramenant feuilles et brindilles sur la piste. Il se déplaçait rapidement, mais en prenant bien soin de dissimuler toute trace de leur passage.

Derrière lui, Garion entendit un petit craquement et un bruissement de feuilles. Ce’Nedra s’approcha en rampant et vint se coller tout près de lui.

— Vous ne devriez pas venir si près de la lisière du bosquet, protesta-t-il tout bas.

— Toi non plus, répliqua-t-elle.

Il ne releva pas. La princesse sentait bon les fleurs ; ça avait le don de l’énerver, allez savoir pourquoi.

— Tu crois qu’ils sont encore loin ? souffla-t-elle.

— Comment voulez-vous que je le sache ?

— Tu es sorcier, non ?

— Je ne suis pas très bon à ce jeu-là.

Silk acheva de balayer la piste et resta un moment planté sur place, à la recherche des traces qui auraient pu lui échapper. Puis il se coula dans les fourrés et s’accroupit à quelques coudées de Garion et Ce’Nedra.

— Messire Hettar aurait préféré attaquer, chuchota Ce’Nedra.

— Toujours, quand il voit des Murgos.

— Pourquoi ?

— Ils ont tué ses parents quand il était tout petit, et ils l’ont fait regarder.

— Quelle horreur ! suffoqua-t-elle.

— Si ça ne vous fait rien, les enfants, j’essaie d’entendre les chevaux, coupa Silk, sarcastique.

Quelque part, le long de la piste qu’ils venaient de quitter, Garion entendit un bruit de sabots. Des cavaliers approchaient au trot. Il se renfonça un peu dans les broussailles et attendit en osant à peine respirer.

Puis les Murgos apparurent. Ils étaient une quinzaine, vêtus de cottes de mailles. Ils avaient les joues couturées de cicatrices comme tous ceux de leur race. Mais leur chef était un homme aux cheveux noirs, hirsutes, vêtu d’une tunique sale, toute rapiécée. Il n’était pas rasé, et l’un de ses yeux n’était pas d’accord avec l’autre. Garion le reconnut tout de suite.

Silk laissa échapper son souffle comme s’il avait reçu un coup de poing dans l’estomac, puis il poussa un petit sifflement.

— Brill, marmonna-t-il.

— Qui est-ce ? s’informa Ce’Nedra, dans un souffle.

— Chut ! Je vous raconterai plus tard, chuchota Garion.

— Tu oses m’imposer silence ! répliqua-t-elle avec emportement.

Silk les fit taire d’un regard noir.

Brill s’adressait aux Murgos d’un ton sans réplique, accompagnant ses paroles de gestes saccadés. Puis il tendit ses deux mains, doigts écartés, devant lui comme pour souligner ses propos. Les Murgos hochèrent la tête avec ensemble, le visage inexpressif, et se déployèrent sur toute la longueur de la piste, face aux bois et au taillis où Garion et ses compagnons avaient trouvé refuge. Brill poursuivit son chemin.

— Allez-y ! hurla-t-il aux autres. Et ouvrez l’œil.

Les Murgos avancèrent au pas, scrutant les fourrés du regard. Deux d’entre eux passèrent si près du bosquet que Garion sentit la sueur ruisselant sur les flancs de leurs chevaux.

— Je commence à en avoir assez de ce bonhomme, rageait le premier.

— A ta place, je me garderais bien de le lui faire voir, conseilla le second.

— Je suis tout aussi capable qu’un autre d’accepter les ordres, mais il m’exaspère. Je trouve qu’il serait bien mieux avec un couteau entre les omoplates.

— Je ne pense pas que ça lui plairait beaucoup, et ce n’est pas du tout cuit.

— J’attendrais qu’il dorme.

— Je ne l’ai jamais vu dormir.

— Tout le monde finit par dormir, tôt ou tard.

— A toi de voir, répondit le second avec un haussement d’épaules. Mais je réfléchirais avant d’agir. A moins que tu aies renoncé à revoir Rak Hagga.

Ils s’éloignèrent, hors de portée des oreilles de Garion.

Silk se tassa sur lui-même en se mordillant nerveusement un ongle. Ses yeux étaient réduits à deux fentes étroites dans son petit visage pointu tendu dans une expression indéchiffrable. Puis il se mit à jurer tout bas, furibond.

— Silk, ça ne va pas ? chuchota Garion.

— J’ai commis une erreur, explosa Silk. Allons retrouver les autres.

Il rampa à travers les buissons vers la source qui jaillissait au centre de la clairière.

Sire Loup se grattait distraitement le bras, assis sur un tronc d’arbre abattu.

— Alors ? demanda-t-il en les regardant.

— Alors, quinze Murgos, répondit brièvement Silk. Et un vieil ami à nous.

— Brill, précisa Garion. Et apparemment, c’est lui le chef.

— Hein ? s’exclama le vieil homme en écarquillant les yeux, sidéré.

— Il leur donne des ordres et les autres obtempèrent, reprit Silk. Bon, ils n’ont pas l’air d’apprécier beaucoup ça, mais ils lui obéissent au doigt et à l’œil, comme s’ils avaient peur de lui. Je commence à me demander si Brill est bien le vulgaire sous-fifre que je pensais.

— Où est Rak Hagga ? interrogea Ce’Nedra.

Sire Loup lui jeta un regard acéré.

— Nous en avons entendu discuter deux, expliqua-t-elle. D’après leurs paroles, ils viendraient de Rak Hagga. Je croyais connaître les noms de toutes les villes de Cthol Murgos, mais je n’avais jamais entendu celui-là.

— Ils ont bien dit Rak Hagga, vous êtes sûre ? insista sire Loup, le regard intense.

— Je les ai entendus aussi, confirma Garion. C’est bien le nom qu’ils ont prononcé : Rak Hagga.

Sire Loup se leva, le visage tout à coup très grave.

— Il va falloir nous dépêcher, annonça-t-il. Taur Urgas se prépare à la guerre.

— Comment le savez-vous ? s’étonna Barak.

— Rak Hagga est à mille lieues au sud de Rak Goska. Les Murgos du Sud n’ont rien à faire dans cette partie du monde, sauf si le roi des Murgos s’apprête à déclarer la guerre.

— Ils peuvent toujours venir, déclara Barak avec un sourire sinistre.

— Si ça ne vous fait rien, je préférerais que nous ayons mené notre petite affaire à bien avant, rétorqua le vieil homme en secouant la tête avec colère. Je dois aller à Rak Cthol, et j’aimerais autant ne pas naviguer entre des armées entières de Murgos sur le pied de guerre. A quoi songe Taur Urgas ? éclata-t-il. Ce n’est vraiment pas le moment !

— Aujourd’hui ou demain..., reprit Barak en haussant ses énormes épaules.

— Pas pour cette guerre-là. Trop de choses sont en jeu. Ctuchik ne pouvait pas tenir ce fou en laisse ?

— Taur Urgas est un peu imprévisible ; ça fait partie de son charme à nul autre pareil, commenta Silk d’un ton sardonique. Il ne sait pas lui-même ce qu’il va faire d’un jour sur l’autre.

— Connaîtrais-Tu le roi des Murgos ? s’enquit Mandorallen.

— Nous avons eu l’occasion d’être présentés, reconnut Silk. Nous nous apprécions médiocrement.

— Brill et ses Murgos doivent être loin, maintenant, coupa sire Loup. Allons-y. Nous avons beaucoup de chemin à faire, et guère de temps devant nous.

Il alla vivement vers son cheval.

Peu avant le coucher du soleil, ils passèrent un col étroit entre deux montagnes et s’arrêtèrent pour la nuit dans une gorge, quelques lieues plus loin.

— Veillez à bien enterrer votre feu, Durnik, lui conseilla sire Loup. Les Murgos du Sud ont de bons yeux. Ils peuvent distinguer un point lumineux à des lieues de distance. Je n’aimerais pas qu’ils viennent me chatouiller les doigts de pieds en pleine nuit.

Durnik hocha sobrement la tête et creusa une fosse plus profonde qu’à l’accoutumée.

Ils établirent le campement pour la nuit, Mandorallen faisant les quatre volontés de la petite princesse sous le regard torve de Garion. Le jeune garçon s’était révolté avec la dernière énergie chaque fois que tante Pol lui avait demandé de se mettre au service de Ce’Nedra, mais maintenant que celle-ci avait son chevalier servant, il avait un peu l’impression qu’on usurpait ses prérogatives.

— Il va falloir mettre les bouchées doubles, leur annonça sire Loup lorsqu’ils eurent terminé leur repas de jambon, de pain et de fromage. Nous avons intérêt à passer les montagnes avant les premières tempêtes de neige, et tout ça en jouant à cache-cache avec Brill et sa bande de Murgos. (Il déblaya le sol devant lui avec son pied, ramassa une brindille et se mit à tracer une carte sommaire dans la terre.) Bon, nous sommes ici, indiqua-t-il. Maragor est là, droit devant nous. Nous allons le contourner par l’ouest, traverser Tol Rane et prendre à l’est, en direction du Val.

— Ne serait-il pas plus simple de couper à travers Maragor ? suggéra Mandorallen en observant la carte.

— Sans doute, reconnut le vieillard, mais nous ne nous y résoudrons que contraints et forcés. Maragor est hanté, mieux vaut passer à l’écart si possible.

— Nous ne sommes point des enfants pour redouter des ombres dénuées de substance, déclara Mandorallen avec emphase.

— Mandorallen, personne ne met votre courage en doute, rétorqua tante Pol. Mais l’esprit de Mara se lamente toujours dans Maragor. Autant éviter de l’offenser.

— Nous sommes loin du Val d’Aldur ? demanda Durnik.

— A deux cent cinquante lieues, répondit sire Loup. Nous allons passer au moins un mois dans les montagnes, en mettant les choses au mieux. Allons, nous ferions mieux de dormir, maintenant. Demain est un autre jour, et ça promet.

Chapitre 4

Lorsqu’ils ouvrirent l’œil, le lendemain matin, les premiers rayons du soleil effleuraient l’horizon, à l’est. Une fine couche de givre argentait le sol, au fond du vallon, et une mince pellicule de glace s’était formée autour de la source. En allant faire sa toilette à la fontaine, Ce’Nedra préleva à la surface de l’eau une écaille de glace pareille à une pelure d’oignon et l’observa.

— Il fait beaucoup plus froid dans les montagnes, commenta Garion en ceignant son épée.

— Je suis au courant, répondit-elle avec hauteur.

— Eh bien, ça promet, grommela-t-il, et il s’éloigna en frappant le sol de ses talons.

Ils repartirent à un trot allègre dans la chaleur du matin, laissant les montagnes derrière eux. Contournant un épaulement rocheux, ils découvrirent en dessous d’eux la vaste vallée sédimentaire qui était autrefois Maragor, le District des Marags. La prairie avait revêtu sa livrée automnale d’un vert poussiéreux. Les rivières et les lacs étincelaient au soleil. Toutes petites dans le lointain, des ruines luisaient d’un éclat blafard.

Garion remarqua que la princesse Ce’Nedra détournait les yeux du paysage, refusant de le regarder.

Un peu plus loin dans la descente, une rivière impétueuse s’était frayé un chemin dans la roche. Un groupe de huttes rudimentaires et de tentes de guingois étaient plantées sur les flancs escarpés de la ravine, sillonnés en tous sens par des sentes de terre battue. Une douzaine d’hommes en haillons donnaient sans trop y croire des coups de pic et de pioche dans la berge du torrent, teintant ses eaux de brun, au-delà des abris de fortune.

— Une ville par ici ? s’étonna Durnik.

— Plutôt un campement, rectifia sire Loup. Ce sont des chercheurs d’or. Ils tamisent le gravier et fouillent le lit des cours d’eau.

— Il y a de l’or dans le coin ? releva très vite Silk, les yeux brillants.

— Un peu, confirma sire Loup. Sans doute pas assez pour que l’on perde son temps à le chercher.

— Alors pourquoi se donnent-ils tant de mal ?

— Qui sait ? fit sire Loup en haussant les épaules.

Mandorallen et Barak menant la marche, ils descendirent la piste rocheuse qui menait au campement. En les voyant approcher, deux hommes sortirent de l’une des huttes en brandissant des épées rouillées. Le premier était un gaillard efflanqué, mal rasé, au front dégarni, vêtu d’un justaucorps tolnedrain couvert de taches de graisse ; l’autre, un costaud, portait la tunique dépenaillée des serfs arendais.

— Halte-là ! brailla le Tolnedrain. On ne passe pas, surtout en armes ! Qu’est-ce que vous venez faire chez nous ?

— Tu gênes la circulation, l’ami, remarqua Barak. Ce n’est pas prudent, tu sais ?

— J’appelle et vous êtes encerclés par cinquante hommes armés jusqu’aux dents ! déclara le Tolnedrain.

— Fais pas l’imbécile, Reldo, intervint le grand Arendais avec un coup d’œil las en direction de Mandorallen Le gars au costume en ferraille est un chevalier mimbraïque. Il n’y aurait pas assez d’hommes dans toute montagne pour l’arrêter s’il a vraiment décidé de passe Quelles sont vos intentions, Sire Chevalier ? demanda-t-respectueusement.

— Suivre la piste, voilà tout, répondit Mandorallen. Peut me chaut votre clique.

— Ça va, grommela l’Arendais. Laissons-les passer Reldo.

Il glissa son épée sous la corde qui lui servait de ceinture.

— Et s’il ment ? rétorqua Reldo. Ils sont peut-être venus voler notre or ?

— Quel or, bougre d’âne ? On ne trouverait pas de quoi en remplir un dé à coudre dans tout le campement. D’ailleurs, un chevalier mimbraïque ne s’abaisserait jamais à mentir. Si tu veux lui chercher noise, ne te gêne pas. Quand il en aura fini avec toi, on pourra toujours te ramasser à la petite cuillère et balancer le tout dans un trou.

— Tu as une grande gueule, Berig, et je n’aime pas beaucoup ce qui en sort, commenta Reldo d’un ton lugubre.

— Ah ouais ? Et tu comptes y remédier comment ?

Le Tolnedrain jeta un coup d’œil sinistre à l’Arendais et s’avisa que l’autre le dominait bien d’une tête. Il tourna les talons en marmonnant des injures.

Berig éclata d’un rire sec et revint à Mandorallen.

— Allez-y, Sire Chevalier, reprit-il d’un ton engageant. S’il y a une grande gueule par ici, c’est Reldo. Ne vous en faites pas pour lui.

— Tu es bien loin de chez Toi, ami, remarqua Mandorallen en remettant son cheval au pas.

— Rien ne me retenait en Arendie, expliqua Berig en haussant les épaules. Et puis j’étais en délicatesse avec le seigneur du lieu pour une histoire de cochon. Alors, quand il a commencé à parler de corde et de pendaison, je me suis dit que c’était peut-être une bonne occasion de tenter ma chance sous d’autres cieux.

— Sage décision, approuva Barak en éclatant de rire.

Berig lui lança un clin d’œil.

— La piste descend tout droit jusqu’au torrent et remonte de l’autre côté, derrière les cabanes, indiqua-t-il. Elles sont habitées par des Nadraks, mais le seul qui pourrait vous faire des histoires, un dénommé Tarlek, est probablement en train de cuver son vin ; il avait la dalle en pente, hier soir.

Un homme aux yeux égarés, vêtu à la sendarienne, sortit de l’une des tentes, leva la tête et se mit à aboyer comme un chien. Berig ramassa une pierre et la lui lança. Le Sendarien évita le projectile et courut se réfugier derrière l’une des huttes en glapissant de plus belle.

— Un de ces jours, il faudra que je lui rende le service de lui enfoncer six pouces d’acier dans l’anatomie, commenta amèrement Berig. Il passe ses nuits à hurler à la lune.

— Il a un problème ? demanda Barak.

— Il est raide dingue, répondit Berig avec un haussement d’épaules. Il a cru pouvoir tenter une incursion à Maragor et se remplir les poches avant que les fantômes lui mettent le grappin dessus. Il se trompait.

— Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ? s’informa Durnik, les yeux écarquillés.

— Personne n’en sait rien. De temps en temps, un gars s’enivre ou succombe à la tentation et se fourre dans la tête qu’il va s’en tirer comme ça. Mais même s’il réussissait à échapper aux fantômes, je me demande bien à quoi ça lui servirait. Tous ceux qui s’en sortent vivants sont aussitôt dépouillés par leurs copains. Personne n’arrive à garder l’or qu’il a récupéré. Alors à quoi bon ?

— Charmante société, ironisa Silk en tordant le nez.

— Moi, ça me va, s’esclaffa Berig. J’aime encore mieux ça que de décorer un verger, pendu à un pommier. Bon eh bien, je crois que je ferais mieux de me remettre à piocher, dit-il avec un soupir, en se grattant distraitement une aisselle. Allez, bonne chance.

Il leur tourna le dos et partit vers l’une des tentes.

— Avançons, suggéra calmement sire Loup. Ce genre d’endroit a tendance à s’animer fâcheusement au fur et à mesure qu’on avance dans la journée.

— Tu en connais un rayon sur la question, on dirait observa tante Pol.

— Ce sont des coins pratiques pour se cacher. Personne ne pose de questions. Et il m’est arrivé une fois ou deux d’avoir besoin de me cacher, au cours de mon existence.

— On se demande bien pourquoi.

Ils repartirent le long du sentier de terre battue qui descendait vers le torrent boueux en serpentant entre les cabanes et les tentes rapiécées blotties les unes contre les autres.

— Attendez ! cria quelqu’un, derrière eux.

Un Drasnien d’une propreté douteuse leur courait après en agitant une petite bourse de cuir.

— Vous auriez pu m’attendre ! s’exclama-t-il à bout de souffle, en arrivant près d’eux.

— Qu’est-ce que vous voulez ? rétorqua Silk.

— J’offre trois onces de bon or jaune pour la fille, haleta le Drasnien en secouant sa bourse avec un regain d’énergie.

Le visage de Mandorallen perdit toute couleur et sa main se déplaça vers le pommeau de son épée.

— Non, Mandorallen. Laissez-moi régler ça, chuchota Silk en mettant pied à terre.

Sur le coup, Ce’Nedra avait encaissé, mais elle semblait maintenant sur le point d’exploser. Garion posa la main sur son bras.

— Attendez, souffla-t-il.

— Comment peut-on...

— Chut ! Regardez Silk va s’en occuper.

— Vous n’êtes pas très généreux, objecta Silk, en remuant les doigts avec nonchalance.

— Elle est encore bien jeune, souligna l’autre. Elle ne doit pas savoir faire grand-chose. Auquel d’entre vous appartient-elle ?

— Pas si vite, protesta Silk. Vous pouvez certainement faire mieux.

C’est tout ce que j’ai, plaida le gueux d’un ton plaintif en agitant les doigts à son tour. Et je ne veux pas m’associer avec les brigands du coin. Je ne reverrais jamais la couleur de mon or.

— Je regrette, conclut Silk en secouant la tête en signe de dénégation. C’est hors de question. Je suis sûr que vous comprenez notre point de vue.

Ce’Nedra s’étranglait d’indignation.

— Du calme, lança Garion. Ce n’est pas ce que vous croyez.

— Et la vieille ? suggéra le misérable d’un air désespéré. Trois onces pour elle, c’est une aubaine.

Le poing de Silk partit sans préavis et le Drasnien n’eut que le temps d’esquiver le coup. Il recula précipitamment en portant la main à sa bouche et se mit à lancer des injures.

— Passez-lui sur le corps, Mandorallen, ordonna Silk d’un ton désinvolte.

Le chevalier à la triste figure tira sa large épée et dirigea son destrier droit sur l’énergumène qui eut un jappement de surprise, fit volte-face et prit ses jambes à son cou.

— Alors, Silk ? Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda sire Loup. Vous étiez devant lui et je n’ai rien vu.

— La région grouille de Murgos, annonça Silk en remontant en selle. D’après Kheran, il en serait passé pas moins d’une douzaine de détachements dans le coin depuis la semaine dernière.

— Parce que vous connaissez cette brute ? se récria Ce’Nedra.

— Kheran ? Et comment ! Nous étions à l’école ensemble.

— Les Drasniens aiment se tenir au courant, Princesse, commenta sire Loup. Le roi Rhodar a des agents partout.

— Cet horrible individu serait un agent du roi Rhodar ? s’exclama Ce’Nedra, incrédule.

— En réalité, Kheran est margrave, précisa Silk en hochant la tête. C’est, en temps normal, un homme aux manières exquises. Il m’a chargé de vous transmettre ses compliments.

Ce’Nedra était sidérée.

— Les Drasniens parlent avec leurs doigts, expliqua Garion. Je pensais que tout le monde le savait.

Ce’Nedra le regarda en plissant les yeux.

— Les propos exacts de Kheran étaient : « Dis à la petite rouquine que je m’excuse » ajouta Garion d’un ton suffisant. Il avait besoin de parler à Silk ; il fallait bien qu’il trouve un prétexte.

— La petite rouquine, hein ?

— C’est lui qui l’a dit, pas moi, objecta Garion, très vite.

— Tu connais le langage des signes, toi ?

— Evidemment.

— Ça suffit, Garion, décréta fermement tante Pol.

— Kheran nous conseille de nous tirer d’ici en vitesse, rapporta Silk à l’attention de sire Loup. D’après lui, les Murgos cherchent quelqu’un – probablement nous.

Des cris de fureur s’élevèrent tout à coup à l’autre bout du campement. Un groupe de cavaliers murgos venait de déboucher d’un couloir rocheux et quelques douzaines de Nadraks avaient surgi de leurs tanières et leur tenaient tête. Celui qui semblait avoir pris la direction des opérations, un énorme individu plus animal qu’humain, tenait une redoutable massue d’acier dans la main droite.

— Kordoch ! beugla le Nadrak. Je t’avais dit que je te tuerais la prochaine fois que tu passerais par ici.

Un homme mit pied à terre, sortit d’entre les chevaux murgos et vint se planter devant le monstrueux Nadrak. Brill !

— Tu dis tellement de choses, Tarlek ! rétorqua-t-il sur le même ton.

— Cette fois, Kordoch, tu vas me le payer, et en bloc ! rugit le dénommé Tarlek.

Il fit un pas vers lui en balançant sa masse d’arme.

— N’avance pas, conseilla Brill en s’éloignant des chevaux. Je n’ai pas de temps à perdre en ce moment.

— Tu n’auras plus jamais de temps à perdre, Kordoch, pour rien du tout.

— Quelqu’un souhaite-t-il profiter de l’occasion pour dire au revoir à notre ami ici présent ? suggéra Barak, hilare. Je crois qu’il va partir pour un très long voyage.

Mais Brill avait plongé sa main droite dans sa tunique. D’un seul mouvement du poignet, il en ramena un curieux triangle d’acier de six pouces de long et le lança en souplesse, droit sur Tarlek. Le triangle étincelant vrombit en tournoyant sur lui-même et s’enfonça dans la poitrine du prodigieux Nadrak dans un bruit écœurant d’os éclatés. Silk laissa échapper un sifflement de surprise.

Tarlek regarda Brill d’un air effaré, bouche bée, et porta sa main gauche à sa poitrine d’où jaillissait un flot de sang. Puis il lâcha sa massue, ses genoux fléchirent et il s’abattit tout d’une pièce, face contre terre.

— Ne restons pas ici ! hurla sire Loup. Le torrent ! Vite !

Ils s’engouffrèrent au galop dans le lit du torrent écumant, l’eau boueuse giclant sous les sabots de leurs chevaux. Quelques centaines de mètres plus loin, ils tournèrent bride et entreprirent d’escalader un versant rocheux escarpé.

— Par ici ! tonna Barak en indiquant un endroit moins abrupt.

Garion n’eut pas le temps de réfléchir. Il se contenta de se cramponner au pommeau de sa selle en essayant de ne pas se laisser distancer par les autres. Un concert de cris et de hurlements assourdis lui parvenait, loin derrière.

Ils contournèrent une colline et au signal de sire Loup ils retinrent leurs chevaux.

— Hettar, dit le vieil homme, allez voir s’ils nous suivent.

Hettar talonna son cheval et lui fit gravir la pente jusqu’à un bouquet d’arbres, à flanc de coteau.

Le visage livide, Silk marmonnait des imprécations.

— Allons, qu’est-ce qui t’arrive ? lui demanda Barak.

Silk ne décolérait pas.

— Enfin, Belgarath, qu’est-ce qui lui prend ? insista Barak.

— Notre ami vient d’avoir un choc, répondit le vieil homme. Il s’est trompé sur quelqu’un – et moi aussi, par la même occasion. L’arme que Brill a employée contre le grand Nadrak est une dent-de-vipère.

— Pour moi, c’était une lame d’une forme un peu particulière et voilà tout, commenta Barak en haussant les épaules.

— Oui, eh bien, navré de vous décevoir mais ce n’est pas si simple, reprit sire Loup. Cette lame est aiguisée comme un rasoir sur ses trois côtés et les pointes en sont ordinairement trempées dans le poison. C’est l’arme secrète des Dagashii. Voilà pourquoi Silk est tout retourné.

— J’aurais dû m’en douter, rageait Silk. Brill était un peu trop bon sur le parcours ; ça ne pouvait pas être un vulgaire malandrin.

— Dites, Polgara, vous comprenez quelque chose à ce qu’ils racontent ? ronchonna Barak.

— Les Dagashii sont une société secrète de Cthol Murgos, expliqua-t-elle. Des assassins, des criminels aguerris. Ils rendent compte à Ctuchik et à leurs propres pairs. Ctuchik a recours à eux depuis des siècles pour éliminer ses adversaires. Ils sont d’une redoutable efficacité.

— Je ne me suis jamais intéressé aux particularités de la culture murgos, maugréa Barak. S’ils tiennent à rôder dans le noir en s’entretuant, je n’y vois pas d’inconvénient. (Il leva les yeux vers le sommet de la colline pour voir si Hettar avait repéré quelque chose.) L’objet que Brill a employé constitue peut-être un gadget amusant, mais il ne peut rien contre une armure et une bonne épée.

— Enfin, Barak, ne sois pas si péquenaud, rétorqua Silk qui reprenait peu à peu ses esprits. Une cotte de mailles n’arrête pas une dent-de-vipère bien lancée. Si tu as le coup de main, tu peux viser derrière un mur. Un Dagash peut tuer pieds et mains nus, armure ou pas. Vous savez, Belgarath, nota-t-il en fronçant les sourcils, je commence à me demander si nous ne nous serions pas trompés depuis le début. Nous avons cru que Brill était au service d’Asharak, mais il se pourrait bien que ce soit juste le contraire. Brill doit être particulièrement bon, sinon Ctuchik ne l’aurait pas envoyé dans le Ponant pour nous tenir à l’œil. Je me demande jusqu’à quel point il est bon, poursuivit-il avec un sourire, un petit sourire à faire froid dans le dos. J’ai déjà eu affaire à quelques Dagashii, reprit-il en s’assouplissant les doigts, mais ce n’était pas le fin du fin. Ça promet d’être intéressant...

— Ne nous égarons pas, reprit sire Loup d’un ton grave.

Il regarda tante Pol et ce fut comme si quelque chose passait entre eux.

— Tu n’es pas sérieux ? protesta-t-elle.

— Nous n’avons pas le choix, Pol. Le coin grouille de Murgos ; ils sont trop nombreux et ils nous serrent de trop près. Quelle liberté de manœuvre avons-nous ? Ils ont réussi à nous acculer contre la pointe sud de Maragor. Tôt ou tard, ils vont nous obliger à entrer dans la plaine. En décidant nous-mêmes du moment, au moins nous nous réservons le loisir de prendre certaines précautions.

— Ça ne me plaît pas, Père, déclara-t-elle sans ambages.

— Moi non plus, admit-il, mais il faut nous débarrasser de tous ces Murgos ou nous n’arriverons jamais au Val avant l’hiver.

Hettar redescendit la colline.

— Ils arrivent, annonça-t-il calmement. Et il y en a d’autres qui viennent de l’ouest pour nous couper la route.

Sire Loup inspira profondément.

— Eh bien, Pol, le sort en est jeté. Allons-y.

Au moment où ils s’engageaient dans le rideau d’arbres séparant les dernières collines de la plaine, Garion jeta un coup d’œil en arrière. Une demi-douzaine de nuages de poussière s’élevaient derrière eux, sur l’immense versant de la montagne. Les Murgos convergeaient vers eux de toutes parts.

Ils s’engagèrent sous les arbres dans un bruit de tonnerre et s’engouffrèrent dans un petit ravin. Barak, qui menait la marche, leva brusquement la main.

— Des hommes, droit devant, signala-t-il d’un ton âpre.

— Des Murgos ? releva Hettar en portant machinalement la main à son sabre.

— Je ne crois pas. Ceux que j’ai vus ressemblaient plutôt aux pauvres types du campement.

Silk, les yeux brillants comme des escarboucles, se fraya un chemin jusqu’à la tête de la colonne.

— J’ai une idée ! déclara-t-il. Je vais leur parler.

Il lança son cheval au grand galop et plongea directement dans ce qui ressemblait à une embuscade.

— Camarades ! hurla-t-il. Tenez-vous prêts ! Les voilà ! Ils ont de l’or !

Une poignée d’hommes en haillons, armés d’épées et de haches rouillées, sortirent des fourrés et jaillirent de derrière les arbres, encerclant le petit homme. Silk parlait très vite en gesticulant beaucoup. Il tendit le doigt vers les montagnes, derrière eux.

— Qu’est-ce qu’il fabrique ? s’inquiéta Barak.

— Encore un de ses trucs tordus, j’imagine, souffla sire Loup.

Au départ, les hommes qui entouraient Silk n’avaient pas l’air très convaincus, mais il s’excitait de plus en plus et ils finirent par changer d’attitude. Enfin, le petit Drasnien se retourna sur sa selle, fit un ample geste du bras à l’attention de ses compagnons et s’écria :

— Allez ! Ils sont avec nous !

Puis il éperonna son cheval et gravit la pente rocailleuse.

— Ne nous dispersons pas, leur enjoignit Barak, ses larges épaules remuant sous sa cotte de mailles. Je ne sais pas ce qu’il mijote, mais ses plans fumeux font parfois long feu.

Ils traversèrent dans un bruit d’enfer le groupe de brigands à l’air patibulaire et gravirent le versant de la gorge à la suite de Silk.

— Qu’est-ce que tu leur as raconté ? hurla Barak tout en avançant.

— Qu’une quinzaine de Murgos avaient fait une incursion à Maragor et revenaient avec trois énormes sacs d’or, révéla en riant l’homme à la tête de fouine. J’ai ajouté qu’on les avait plutôt mal accueillis au campement et qu’ils tentaient un repli stratégique par ici. Je leur ai dit de garder cette passe-ci et que nous allions nous occuper de la prochaine.

— Ces sacripants vont se jeter sur Brill et ses Murgos quand ils vont essayer de passer, supputa Barak.

— Eh oui, reprit Silk en riant de plus belle. C’est affreux, non ?

Ils poursuivirent leur chemin au galop. Au bout d’un quart de lieue, sire Loup leva le bras et ils retinrent leurs montures.

— Nous devons être assez loin, déclara-t-il. Maintenant, écoutez-moi tous très attentivement. Les collines grouillent de Murgos et nous allons être obligés de traverser Maragor.

La princesse Ce’Nedra étouffa un petit hoquet et son visage devint d’une pâleur mortelle.

— Tout ira bien, mon chou, assura tante Pol.

Jamais sire Loup n’avait été aussi grave.

— A la minute où nous entrerons dans la plaine, vous allez commencer à entendre des choses, reprit-il. N’y prêtez pas attention. Contentez-vous d’avancer. Je serai en tête ; regardez-moi bien : quand je lèverai la main, arrêtez-vous tout de suite et descendez de cheval. Regardez par terre et ne levez pas les yeux, quoi que vous entendiez. Nous allons vous plonger dans une sorte de sommeil, Polgara et moi. N’essayez pas de résister. Détendez-vous et faites exactement ce que nous vous dirons.

— Nous endormir ? protesta Mandorallen. Comment nous défendrons-nous en cas d’attaque si nous sommes endormis ?

— Allons, Mandorallen, vous n’avez rien à craindre des êtres vivants. Et ce n’est pas votre corps qui aura besoin de protection, c’est votre esprit.

— Et les chevaux ? s’inquiéta Hettar.

— Les chevaux n’ont rien à craindre. Ils ne verront même pas les fantômes.

— Je ne pourrai jamais, déclara Ce’Nedra d’une voix proche de l’hystérie. Je ne peux pas entrer à Maragor.

— Mais si, mon petit, assura tante Pol de la même voix calme, apaisante. Restez près de moi. Il ne vous arrivera rien. Je ne le permettrais pas.

Garion éprouva tout à coup une profonde compassion pour la petite jeune fille terrorisée et rapprocha son cheval du sien.

— Je suis là, moi aussi.

Elle le regarda avec gratitude, mais elle ne pouvait empêcher sa lèvre inférieure de trembler et elle était d’une pâleur inquiétante.

Sire Loup respira un bon coup et balaya du regard l’immense pan de montagne qui les dominait de toute sa hauteur. Les nuages de poussière soulevés par les sabots des chevaux murgos se rapprochaient de façon inquiétante.

— Très bien, décida-t-il enfin. Allons-y.

Il tourna bride et suivit à un trot alerte la ravine qui débouchait dans la plaine immense, droit devant eux.

Au début, ce fut une rumeur, faible et très lointaine, un peu pareille au murmure du vent dans les arbres ou au doux babil de l’eau sur les pierres. Mais comme ils s’engageaient toujours plus avant dans la plaine, le bruit devint de plus en plus fort et distinct. Garion jeta un coup d’œil presque nostalgique derrière lui, sur les collines qu’ils venaient de quitter, puis il se rapprocha de Ce’Nedra et verrouilla son regard sur le dos de sire Loup en essayant de fermer les oreilles.

C’était maintenant un chœur de cris et de lamentations ponctués de temps à autre par des hurlements stridents. Mais derrière tout cela, semblant véhiculer tous les autres sons et les renforcer, il y avait une terrible plainte, sans doute émise par une unique voix, mais d’une amplitude, d’une puissance telle qu’elle résonnait dans la tête de Garion, effaçant toute autre notion.

Tout à coup, sire Loup leva la main. Garion se laissa glisser à terre et braqua les yeux sur le sol avec l’énergie du désespoir. Quelque chose passa en vacillant à la limite de son champ de vision mais il refusa de regarder.

Puis tante Pol s’adressa à eux d’une voix calme, rassurante.

— Formez un cercle, recommanda-t-elle, et donnez-vous la main. Rien ne pourra franchir la ronde, vous êtes en sécurité.

Garion écarta les bras, secoué par un tremblement incoercible. Il ne sut pas qui lui prenait la main gauche, mais il reconnut tout de suite la petite patte qui se cramponnait désespérément à la sienne du côté droit : c’était celle de Ce’Nedra.

Tante Pol était debout au centre du cercle, et Garion sentit sa présence les investir de toute sa force. Sire Loup se tenait en dehors, mais il ne restait pas inactif. Les veines de Garion palpitaient au rythme des ondes assourdies déferlant sur eux, déclenchant des échos saccadés du rugissement qui lui était maintenant familier.

L’effroyable lamentation de la voix solitaire s’amplifia, se rapprocha encore, et Garion éprouva une panique intense. Ça n’allait pas marcher. Ils allaient tous devenir fous.

— Allons, tais-toi ! lança la voix de tante Pol.

Il comprit qu’elle lui parlait intérieurement. Son épouvante se dissipa et une étrange lassitude, un grand calme descendit en lui. Ses paupières devinrent lourdes, le gémissement perdit de sa véhémence. Puis il se sentit envahi par une chaleur réconfortante et sombra presque instantanément dans un profond sommeil.

Chapitre 5

Garion n’aurait su dire combien de temps son esprit était resté plongé dans cette bienheureuse inconscience, mais il n’avait pas dû mettre très longtemps à rejeter l’ordre lénifiant de tante Pol. Il émergea du sommeil en titubant, tel un nageur surgissant des profondeurs, et se rendit compte qu’il avançait avec raideur, comme s’il était de bois, vers les chevaux. Il jeta un coup d’œil à ses compagnons ; ils avaient le visage vide de toute expression. Il lui semblait entendre tante Pol ordonner tout bas : « Dormez, dormez, dormez... », mais son injonction manquait de la puissance nécessaire pour le contraindre à obéir.

Il nota tout de même une différence subtile dans sa perception : son esprit était en éveil, mais ses émotions semblaient anesthésiées. Il contemplait les choses avec un détachement calme et lucide, exempt de ces sentiments qui semaient si souvent la perturbation dans sa pensée. Il aurait sans doute dû dire à sa tante Pol qu’il ne dormait pas, il le savait bien, mais il préféra s’en abstenir pour une raison obscure. Il commença posément à faire le tri dans les notions et les idées sous-jacentes à cette décision en s’efforçant d’isoler la raison latente, car il y en avait une, forcément. Ses explorations l’amenèrent à effleurer le coin tranquille où résidait son autre conscience. Son amusement sardonique était presque palpable.

Alors ? lui demanda silencieusement Garion.

Je vois que tu as fini par te réveiller, répondit l’autre esprit qui était en lui.

Non, rectifia Garion, très pointilleux tout à coup. Il me semble qu’une partie de moi est encore endormie.

Celle qui faisait obstruction. Nous allons enfin pouvoir parler. Nous avons bien des choses à nous dire.

— Qui êtes-vous ?

questionna Garion en remontant à cheval, suivant machinalement les instructions de tante Pol.

Je n’ai pas de nom.

— Vous êtes distinct de moi, n’est-ce pas ? Je veux dire, vous ne faites pas vraiment partie de moi ?

— Non

, répondit la voix. Nous sommes bien distincts.

Les chevaux s’étaient à présent remis au pas et suivaient tante Pol et sire Loup dans la prairie.

Que voulez-vous ? s’enquit Garion.

Il m’incombe de faire en sorte que les événements se déroulent comme prévu. J’y veille depuis bien longtemps, maintenant.

Garion médita cette réponse. Autour de lui, le gémissement s’amplifiait et le chœur de plaintes et de hurlements se précisait. Des ébauches de formes vagues, spectrales, apparurent peu à peu et vinrent vers les chevaux en planant au-dessus de l’herbe.

— Je

vais devenir fou, n’est-ce pas ? observa-t-il comme à regret. Je ne dors pas comme les autres, alors les fantômes vont me faire perdre la tête, non ?

— Je ne crois pas

, répondit la voix. Tu vas voir des choses que tu aurais sans doute préféré ignorer, mais cela ne risque guère de te déranger l’esprit. Il se peut même que tu apprennes ainsi sur toi des choses salutaires.

Une idée traversa tout à coup l’esprit de Garion

— Vous êtes très vieux, n’est-ce pas ?

déclara-t-il abruptement.

Ce mot ne veut rien dire en ce qui me concerne.

— Plus vieux que mon grand-père ?

insista Garion.

Je le connais depuis sa plus tendre enfance. Cela te mettra peut-être du baume au cœur d’apprendre qu’il était encore plus têtu que toi. Il m’a fallu du temps pour le mettre sur la voie qu’il était censé suivre.

— Vous l’avez fait de l’intérieur de son esprit ?

— Bien sûr.

Le cheval de Garion avança sans broncher droit sur une image impalpable qui venait d’apparaître devant lui.

— Alors il doit vous connaître, puisque vous habitiez son esprit ?

— Il n’a jamais su que j’étais là.

— Moi, je l’ai toujours su.

— Mais toi, ce n’est pas pareil. C’est de cela qu’il faut que nous parlions.

Tout d’un coup, une tête de femme se matérialisa juste devant le visage de Garion. Elle avait les yeux exorbités et la bouche grande ouverte sur un cri silencieux. Des flots de sang ruisselaient de son cou déchiqueté, comme tranché à la hache, et semblaient se volatiliser dans le néant.

— Embrasse-moi

, croassa-t-elle à l’attention de Garion.

Il ferma les yeux et sa tête passa à travers celle du fantôme.

— Tu vois bien

, fit la voix sur le ton de la conversation. Ce n’est pas si terrible, en fin de compte.

— En quoi suis-je différent ?

reprit Garion.

— Une certaine chose doit être menée à bien, et c’est à toi de l’accomplir. Les autres n’auront servi qu’à amener ce résultat.

— Qu’attendez-vous de moi au juste ?

— Tu le sauras le moment venu. Cela pourrait t’effrayer de la savoir trop tôt. Tu es déjà assez difficile à manœuvrer comme cela ; inutile de rajouter des complications inutiles

, conclut la voix avec une sorte de malignité.

— Alors à quoi bon en parler ?

— Tu dois savoir

pourquoi tu auras à agir. Cela t’aidera peut-être le moment venu.

— Très bien.

— Il s’est produit, dans un lointain passé, un événement qui n’aurait jamais dû avoir lieu. L’univers avait vu le jour pour une raison donnée et évoluait sans heurt vers ce but. Tout se passait comme prévu lorsque quelque chose est allé de travers. Ce n’était pas très grave, mais c’est arrivé au bon moment, à l’endroit voulu – disons plutôt où et quand il n’aurait pas fallu. En tout cas, ce fait a modifié le cours des choses. Tu me suis ?

— Il me semble

, acquiesça Garion, les sourcils froncés par l’effort de réflexion. C’est comme si on visait un objet et qu’en rebondissant la pierre en atteignait un autre. Comme la fois où Doroon a jeté au corbeau un caillou qui a ricoché sur une branche d’arbre et cassé un carreau de Faldor.

— Exactement. Jusque-là, il n’y avait jamais eu qu’une seule possibilité – la proposition originelle. Et tout d’un coup il y en a eu une seconde. Allons un peu plus loin : si Doroon ou toi vous aviez très vite lancé une deuxième pierre sur la première pour l’empêcher de briser les vitres de Faldor, peut-être le premier projectile aurait-il atteint le corbeau au lieu de la fenêtre.

— Peut-être,

accorda Garion, dubitatif. Doroon ne visait pas très bien.

— Mais moi je vise bien mieux que Doroon. C’est la justification de mon existence. Tu es, si l’on peut dire et d’une façon très particulière, le caillou que j’ai jeté. Si tu réussis à heurter l’autre pierre, tu la feras dévier de sa trajectoire et l’enverras atteindre la cible prévue de tout temps.

— Et si j’échoue ?

— Alors la fenêtre de Faldor volera en éclats.

La silhouette d’une femme nue aux bras coupés net, une épée passée au travers du corps, se manifesta soudain devant Garion. Elle se mit à pousser des cris et des gémissements en lui brandissant dans la figure ses moignons dégoulinants de sang. Garion se passa les mains sur la figure – il avait le visage sec. Indifférent à tout cela, le cheval traversa le fantôme balbutiant.

— Nous devons faire reprendre leur trajectoire normale aux événements, poursuivit la voix. La mission qui t’incombe joue un rôle déterminant dans l’affaire. Pendant longtemps, ce qui aurait dû arriver et ce qui se produisait en réalité ont suivi des voies différentes. Or les événements convergent à nouveau. C’est à leur point de concours que tu devras agir. Si tu réussis, le cours normal des choses sera rétabli ; dans le cas contraire, tout ira mal à jamais et l’univers échouera à remplir le but dans lequel il a été créé.

— Quand tout cela a-t-il commencé ?

— Avant la création du monde. Avant même les Dieux.

— Et je vais réussir ?

— Je n’en sais rien. Je sais ce qui est censé arriver, pas ce qui va se produire. Il faut que tu saches encore une chose : lorsque cette erreur s’est produite, elle a déterminé deux champs des possibles différents, et un champ des possibles recèle une sorte de finalité. Pour avoir une finalité, il faut qu’il en ait conscience. Disons, pour simplifier, que c’est ce que je suis : la conscience de la finalité originelle de l’univers.

— Sauf que maintenant, il y en a une autre, n’est-ce pas ? Une autre conscience, liée à l’autre champ des possibles.

— Tu es plus malin que je ne pensais.

— Et son but doit être de faire aller les choses le plus mal possible, non ?

— J’en ai bien peur. Nous en arrivons à l’essentiel. Le moment approche où tout doit basculer dans un sens ou dans l’autre, et il faut que tu sois prêt.

— Pourquoi moi ?

demanda Garion en écartant machinalement une main sectionnée qui semblait se tendre vers sa gorge pour l’étrangler. On ne pourrait pas trouver quelqu’un d’autre ?

— Non

, décréta, implacable, sa voix intérieure. Ça ne marche pas comme ça. L’univers t’attend depuis des millions d’années, plus que tu ne pourrais en imaginer. Tu te précipitais vers cet événement avant même le commencement des temps. Il n’y a que toi qui puisses faire ce qui doit être fait. Toi seul peux jouer ce rôle. C’est la chose la plus importante de tous les temps, et pas seulement pour ce monde : pour l’univers entier. Des races entières d’êtres vivants, si lointains que la lumière de leurs soleils n’atteindra jamais ce sol, disparaîtront si tu échoues. Ils ignoreront éternellement ton existence et il n’y a aucune chance qu’ils viennent te remercier un jour, mais leur sort dépend de toi. Le second champ des possibles mène au chaos absolu et à la destruction intégrale de l’univers, mais nous conduisons à autre chose, toi et moi.

— A quoi ?

— Tu le verras si tu réussis.

— Très bien. Et qu’est-ce que je suis censé faire en attendant ?

— Tu disposes d’un pouvoir prodigieux, accordé afin de te permettre d’accomplir ce pour quoi tu as été créé. Tu dois apprendre à le maîtriser. Belgarath et Polgara s’efforcent de t’y aider, alors cesse de te bagarrer avec eux à ce sujet. Il faut que tu sois prêt le moment venu, et ce moment viendra plus vite que tu ne penses.

Une silhouette décapitée était plantée au beau milieu de la piste, tenant sa tête par les cheveux avec sa main droite. Elle la souleva devant Garion qui approchait, et sa bouche convulsée lui cria des insultes.

Après avoir traversé le fantôme, Garion essaya de reprendre la conversation avec sa voix intérieure, mais le contact semblait provisoirement interrompu.

Ils passèrent lentement devant les ruines d’une ferme. Agglutinés sur les pierres, des hordes de spectres leur faisaient des signes aguichants et les invitaient à les rejoindre.

— C’est fou ce qu’il y avait comme femmes, nota négligemment tante Pol.

— C’était une caractéristique de la race, commenta tout aussi calmement sire Loup. Huit nouveau-nés sur dix étaient des filles. Ça les a amenés à prendre des mesures concernant les relations entre les sexes.

— Tu as sûrement dû trouver ça très amusant, observa-t-elle sèchement.

— Les Marags n’ont jamais pu faire les choses comme les autres. Le mariage n’avait pas beaucoup de succès chez eux. Ils faisaient preuve d’un grand libéralisme dans certains domaines.

— Ah oui ? Voilà comment on appelle cela ?

— Allons, Pol. Essaye de ne pas être aussi intransigeante. La société fonctionnait ; c’est tout ce qui compte.

— Enfin, Père, ils s’adonnaient au cannibalisme, tout de même !

— Simple erreur de parcours. L’un d’eux a dû mal interpréter un passage de leurs textes sacrés et voilà tout.

— Ils faisaient cela par obligation religieuse, pas par goût. L’un dans l’autre, j’aimais bien les Marags. Ils étaient généreux, amicaux et honnêtes les uns envers les autres. Ils aimaient la vie. Sans leur or, ils seraient sûrement sortis de cette aberration mineure.

Garion avait oublié l’or. Comme ils traversaient un petit cours d’eau, il plongea le regard dans les eaux miroitantes et vit de petits points jaunes brillants parmi les cailloux du fond.

Un fantôme nu apparut soudain juste devant lui.

— Je suis belle, hein ? fit-elle, aguichante.

Puis elle empoigna les lèvres de l’immense plaie qui lui ouvrait l’abdomen sur toute sa longueur et les écarta, déversant ses entrailles sur la berge de la rivière.

Garion eut un haut-le-cœur et serra les dents.

— Ne pense pas à l’or !

ordonna sèchement sa voix intérieure. C’est par tes envies que les fantômes s’emparent de toi. Si tu penses à l’or, tu vas devenir fou !

Ils poursuivirent leur chemin, Garion tentant de chasser la notion d’or de son esprit.

Mais sire Loup continuait à en parler.

— C’est toujours le même problème avec l’or : on dirait qu’il attire les pires individus. Les Tolnedrains, par exemple.

— Ils essayaient d’abolir le cannibalisme, Père, objecta tante Pol. C’est une coutume que la plupart des gens trouvent révoltante.

— Crois-tu qu’ils auraient été aussi révoltés si le lit de tous les cours d’eau de Maragor ne regorgeait pas d’or ?

Tante Pol détourna les yeux du fantôme d’un enfant empalé sur une épée tolnedraine.

— Enfin, plus personne n’aura cet or, maintenant, ajouta-t-elle. Mara y veille.

— Oui, acquiesça sire Loup en relevant la tête pour écouter le terrible gémissement qui semblait émaner de toutes parts. Je voudrais bien qu’il ne hurle pas si fort, protesta-t-il avec une grimace, après une plainte particulièrement stridente.

Ils passèrent devant ce qui ressemblait aux ruines d’un temple : des pierres blanches renversées, envahies par l’herbe. Non loin de là, un gros arbre était festonné de guirlandes de corps qui se balançaient et se tortillaient au bout de leurs cordes.

— Détachez-nous, murmuraient les cadavres. Détachez-nous...

— Père ! s’écria tante Pol en tendant le doigt vers la plaine, de l’autre côté du temple en ruine. Là-bas ! Ces gens sont réels !

Une procession de silhouettes en robe et capuchon de bure avançait lentement dans la prairie. Ils portaient sur leurs épaules une lourde cloche accrochée au bout d’une perche et chantaient à l’unisson de son glas noir, lugubre.

— Les moines de Mar Terrin, constata sire Loup. La bonne conscience de la Tolnedrie. Nous n’avons rien à craindre d’eux.

L’un des hommes en capuchon leva la tête et les vit.

— Partez ! hurla-t-il.

Il se détacha du petit groupe et courut vers eux en esquivant des choses que Garion ne vit pas.

— Partez ! s’écria-t-il à nouveau. Sauvez-vous ! Vous approchez de l’antre même de l’horreur. Mar Amon est juste derrière cette colline, et Mara hante ses rues de sa fureur !

Chapitre 6

Les moines poursuivirent leur procession dans la prairie, le chant et le tintement lugubre de la cloche s’estompèrent bientôt dans le lointain. Perdu dans ses pensées, sire Loup se caressait la barbe de sa main valide.

— Autant nous en occuper tout de suite, Pol, suggéra-t-il enfin avec un soupir sinistre. Sans cela, il ne nous laissera pas en paix.

— Ça ne sert à rien, Père, objecta tante Pol. Tu sais bien qu’il n’y a pas moyen de discuter avec lui. Nous avons déjà essayé.

— Tu as sûrement raison, reconnut-il. Mais nous devons tout de même tenter le coup, sinon Aldur sera déçu. Quand il saura ce qui se trame, peut-être arriverons-nous enfin à lui faire entendre raison.

Une plainte assourdissante retentit dans la plaine baignée de soleil et sire Loup tira un nez long comme un jour sans pain.

— Il ne s’est pas encore usé les cordes vocales, depuis le temps qu’il crie comme ça ! Bon, ça suffit. On y va. Direction : Mar Amon.

Il tourna bride et mena sa monture vers la colline que le moine aux yeux fous leur avait indiquée. Un fantôme estropié surgit du néant juste devant son visage et se mit à vitupérer.

— Oh ! ça suffit ! cria sire Loup, agacé.

Le spectre disparut avec un vacillement de stupeur.

Sans doute une piste menait-elle jadis dans les collines, on en devinait vaguement la trace dans l’herbe. Mais depuis que le dernier être vivant en avait foulé la surface, trente-deux siècles avaient passé, l’effaçant presque irrémédiablement. Ils gravirent la colline et, du sommet, plongèrent le regard sur les ruines de Mar Amon. Toujours détaché et insensible, Garion observa des choses et en tira des conclusions qui lui auraient échappé sans cela. La cité avait été presque entièrement détruite, mais on en distinguait encore le plan : la rue, car il n’y en avait qu’une, partait en spirale d’une vaste place circulaire, juste au centre des ruines. Garion eut aussitôt l’intuition fulgurante que la ville avait été conçue par une femme. L’esprit féminin fonctionnait plutôt selon des courbes alors que les hommes avaient tendance à penser en ligne droite.

Ils descendirent la colline et s’approchèrent de la cité. Tante Pol et sire Loup ouvrant la marche, suivis des autres, toujours inconscients, le visage vide. Garion gardait leurs arrières en s’efforçant d’ignorer les fantômes nus, hideusement mutilés, qui surgissaient de terre et se dressaient devant lui. La terrible plainte qu’ils entendaient depuis l’instant où ils étaient entrés à Maragor s’amplifia, se précisa. A certains moments, elle avait fait à Garion l’impression d’être issue d’une multitude de voix confondues, déformées par l’écho. Mais il s’en rendait compte à présent, elle émanait d’une gorge unique, d’une telle puissance et emplie d’un chagrin si immense qu’elle retentissait d’un bout à l’autre du royaume.

Comme ils approchaient de la ville, un vent épouvantable se leva, glacial et amenant avec lui une effroyable puanteur de charnier. Garion tendit machinalement la main pour refermer sa cape autour de lui, mais il se rendit compte qu’elle restait immobile et que l’herbe haute ne s’incurvait pas dans la tourmente. Il rumina l’information tout en s’efforçant de fermer ses narines à l’épouvantable odeur de corruption et de pourriture charriée par ce vent spectral. L’herbe ne ployait pas sous la bourrasque, c’était donc une illusion. Et si les chevaux n’entendaient pas les gémissements, c’est que ce n’étaient pas non plus de vrais gémissements. Il se sentit transi jusqu’à la moelle des os et frissonna en se répétant que le froid était plus imaginaire que réel, tout comme le vent et le hurlement de désespoir.

La première fois qu’il l’avait vue, du haut de la colline, Mar Amon lui avait semblé n’être qu’un champ de ruines ; mais lorsqu’ils entrèrent dans la cité, Garion eut la surprise de se trouver entouré de murs, de maisons et de bâtiments, et d’entendre, parfois assez proche, un rire d’enfant. L’on entendait même chanter dans le lointain.

— Pourquoi fait-il toujours ça ? demanda tristement tante Pol. Ça ne sert à rien.

— Tu sais, Pol, c’est tout ce qui lui reste.

— Le résultat est le même, en fin de compte.

— Je sais, mais ça l’aide à oublier pendant un moment.

— Il y a des choses que nous aimerions tous oublier, Père. Ce n’est pas le meilleur moyen d’y parvenir.

Sire Loup regarda d’un air admiratif les maisons apparemment bien réelles qui les entouraient.

— C’est très réussi, tu ne trouves pas ?

— Bien sûr, reconnut-elle. Ce n’est pas un Dieu pour rien. Mais ça n’est tout de même pas une bonne chose.

Il fallut que le cheval de Barak rentre par mégarde droit dans un mur pour que Garion comprenne ce que voulaient dire sa tante et son grand-père : l’animal s’enfonça dans la pierre apparemment bien concrète et ressortit à plusieurs mètres de là. La ville entière, ses rues, ses bâtiments, n’étaient qu’illusion, un souvenir. Le vent glacial et qui sentait le cadavre en décomposition sembla redoubler de vigueur et une âcre odeur de fumée vint s’y ajouter. L’herbe brillait toujours au soleil, mais Garion avait à présent l’impression que tout s’assombrissait. Les rires des enfants, les chants assourdis s’estompèrent, laissant place à des cris.

Un légionnaire tolnedrain en cuirasse luisante et heaume emplumé, d’apparence aussi réelle et tangible que les murailles alentour, arriva en courant au bout de l’immense courbe de la rue. Son épée dégoulinait de sang, son visage était crispé dans un sourire horrible à voir et il roulait des yeux égarés.

La rue était maintenant jonchée de corps mutilés, horriblement massacrés, nageant dans des mares de sang. L’illusion approchait de son apogée terrifiante et le gémissement atteignit un paroxysme, devint une clameur assourdissante.

La rue en spirale déboucha enfin sur la large place circulaire du centre de Mar Amon. Le vent glacial semblait hurler dans la ville en flammes et l’affreuse cacophonie des épées hachant la chair et l’os semblait occuper tout l’espace disponible dans l’esprit de Garion. L’air s’assombrit encore.

Les pierres qui jonchaient la place étaient imprégnées du souvenir de centaines et de milliers de Marags inertes, morts au milieu des tourbillons de fumée. Mais ce qui les attendait au centre n’était ni une illusion ni un fantôme. Un être formidable les dominait, frémissant d’une effroyable présence, vibrant d’une réalité qui ne devait rien à l’imagination de l’observateur. Il tenait dans ses bras le corps d’un enfant assassiné comme si c’était la somme de tous les morts de ce pays hanté. Son visage levé au-dessus du petit cadavre était convulsé par une expression d’indicible angoisse, de douleur inhumaine, et il pleurait. Plongé comme il l’était dans la stupeur qui préservait son intégrité mentale, Garion sentit ses poils se hérisser sur sa nuque.

Sire Loup fit la moue. Il descendit de cheval et s’approcha de l’énorme silhouette en enjambant prudemment les illusions de corps qui jonchaient la place.

— Seigneur Mara, commença-t-il en s’inclinant respectueusement devant la silhouette.

Mara répondit par un hurlement.

— Seigneur Mara, répéta sire Loup. Ce n’est pas de gaieté de cœur que je fais intrusion dans Ton chagrin, mais il faut que je Te parle.

Le terrible visage se crispa et d’énormes larmes roulèrent sur ses joues. Sans un mot, le Dieu tendit devant lui le corps de l’enfant mort, releva la tête et se lamenta de plus belle.

— Seigneur Mara ! essaya encore une fois sire Loup, d’un ton plus persuasif cette fois.

Mara ferma les yeux, pencha la tête sur le corps de l’enfant et se mit à sangloter.

— C’est inutile, Père, conclut tante Pol. Il n’entend rien quand il est comme ça.

— Laisse-moi, Belgarath, répondit enfin Mara, en larmes, et sa voix gigantesque tonna et résonna dans l’esprit de Garion. Laisse-moi à mon chagrin.

— Seigneur Mara, l’accomplissement de la prophétie est proche, annonça sire Loup.

— Qu’est-ce que cela peut me faire ? sanglota Mara en étreignant le petit corps. La prophétie me rendra-t-elle mes enfants assassinés ? Elle est sans prise sur moi. Laisse-moi.

— La destinée du monde dépend de l’issue des événements qui vont se produire très bientôt, Seigneur Mara, insista sire Loup. Les royaumes de l’Est et du Ponant s’apprêtent à l’ultime combat. Torak, Celui qui n’a qu’un œil, Ton frère maudit, s’agite dans son sommeil ; il s’éveillera bientôt.

— Qu’il s’éveille, gémit Mara.

Il s’inclina sur le petit corps qu’il serrait dans ses bras et déversa sur lui un torrent de pleurs.

— Tu Te soumettras donc à sa domination, Seigneur Mara ? demanda tante Pol.

— Polgara, je suis hors de toute atteinte. Je ne quitterai pas la terre de mes enfants morts et nul, homme ou Dieu, ne saurait s’aventurer jusqu’à moi. Que Torak établisse son empire sur le monde si telle est sa volonté.

— Autant nous en aller, Père, reprit tante Pol. Rien ne peut l’ébranler.

— Seigneur Mara, insista sire Loup, nous avons amené devant Toi les instruments de la prophétie. Accepteras-Tu de les bénir avant notre départ ?

— Je n’ai plus de bénédiction, Belgarath, répondit Mara. Que des malédictions pour les enfants sauvages de Nedra. Emmène ces étrangers avec toi.

— Seigneur Mara, dit fermement tante Pol. Un rôle T’est dévolu dans l’accomplissement de la prophétie. L’implacable destinée qui nous guide s’impose à Toi aussi. Chacun doit remplir la mission qui lui est réservée depuis l’avènement des temps, car le jour où la prophétie sera détournée de son terrible cours, le monde cessera d’être.

— Qu’il cesse d’être, gronda Mara. Qu’il périsse. Il ne recèle plus de joie pour moi. Mon chagrin est éternel et je n’y renoncerais pas quand le prix en serait la fin de tout ce qui a été créé. Emmenez les enfants de la prophétie et laissez-moi.

Sire Loup s’inclina, résigné, tourna les talons et rejoignit ses compagnons, une expression de dégoût impuissant inscrite sur le visage.

— Attendez ! hurla tout à coup Mara. Qu’est-ce que cela ?

Sire Loup se retourna d’un bloc. Les images de la cité et de ses morts se mirent à vaciller et s’estompèrent.

— Qu’as-tu fait, Belgarath ? accusa Mara en se redressant soudain de toute sa hauteur. Et toi, Polgara ? Mon chagrin serait-il maintenant un sujet de dérision pour vous ? Me jetteriez-vous mon chagrin à la face ?

— O Seigneur !

Tante Pol semblait interloquée par la soudaine fureur du Dieu.

— Monstres ! rugit Mara. Monstres !

Son prodigieux faciès était convulsé de rage. Dans sa formidable colère, il s’avança vers eux et s’arrêta juste devant le cheval de la princesse Ce’Nedra pour lui hurler sa haine au visage.

— Fille de Nedra, je déchirerai ta chair de mes mains ! J’emplirai ton cerveau des vers de la folie ! Je te plongerai dans une horreur sans nom jusqu’au dernier jour de tes jours !

— Laisse-la ! s’écria âprement tante Pol.

— Non, Polgara, fulmina-t-il. Sur elle retombera le poids de ma colère !

Il tendit les terribles serres de ses doigts vers la princesse inconsciente. Celle-ci braquait dans le néant, derrière lui, le regard vide, candide, de ses yeux qui ne cillaient pas.

Le Dieu poussa un sifflement de frustration et fit volte-face pour affronter sire Loup.

— Je suis trahi ! ragea-t-il. Son cerveau est assoupi !

— Ils sont tous endormis, Seigneur Mara, répondit sire Loup. Les menaces et les horreurs n’ont pas de prise sur eux. Tu peux hurler et tempêter jusqu’à ce que le ciel nous tombe sur la tête ; elle ne T’entend pas.

— Tu seras puni, Belgarath, cracha Mara. Et Polgara aussi. Vous apprendrez le goût de la douleur et de la terreur pour vous être joués de moi avec tant d’arrogance. J’arracherai le sommeil de l’esprit de ces intrus, ils éprouveront les affres de la folie que je leur infligerai à tous !

Il s’enfla soudain, prenant des proportions prodigieuses.

— Ça suffit, Mara ! Arrête !

La voix était celle de Garion, mais ce n’était pas lui qui avait parlé, il le savait bien. L’Esprit de Mara se retourna vers lui et éleva son immense bras, prêt à frapper. Garion se rendit compte qu’il mettait pied à terre et s’approchait de l’immense silhouette menaçante.

— Ta vengeance, Mara, s’arrête ici, déclara la voix qui s’exprimait par la bouche de Garion. Cette enfant s’inscrit dans mon dessein. Tu n’y toucheras pas.

Garion se rendit compte avec angoisse qu’il se dressait entre le Dieu en furie et la princesse endormie.

— Ecarte-toi de mon chemin, gamin, ou je t’écrase comme une punaise ! menaça Mara.

— Sers-toi de ta cervelle, si tu ne l’as pas encore réduite en miettes par tes hurlements, reprit la voix. Tu sais bien qui je suis.

— Il me la faut ! hurla Mara. Je lui donnerai une multitude de vies pour toutes les arracher à sa chair frémissante !

— Non. Tu ne feras pas cela.

Le Dieu Mara se redressa de toute sa hauteur, étendit ses bras terribles ; mais en même temps, ses yeux sondaient, scrutaient – et pas seulement ses yeux. Garion sentit un prodigieux contact effleurer son esprit, comme dans la salle du trône de la reine Salmissra, quand il avait été frôlé par l’Esprit d’Issa. Un sentiment de terrible reconnaissance emplit les yeux larmoyants de Mara. Il baissa ses bras étendus.

— Donne-la-moi, implora-t-il. Prends les autres et va-t’en, mais donne-moi la Tolnedraine, je t’en supplie.

— Non.

Ce qui se produisit alors ne devait rien à la sorcellerie, Garion le sut aussitôt. Il n’entendit aucun bruit, pas même l’étrange rugissement qui l’accompagnait toujours. Au lieu de cela, il se sentit en proie à une terrible pression, car toute la force de l’esprit de Mara était dirigée vers lui, le terrassant. Puis la voix intérieure de Garion lui répondit, si puissante, si vaste que le monde entier ne l’eût contenue. Elle ne heurta pas Mara, car cette collision terrifiante eût ébranlé le monde, mais demeura immuable face à la fureur impétueuse du Dieu. L’espace d’un instant, Garion partagea la lucidité de la conscience qui l’habitait et son immensité le fit frémir. En cette seconde, il assista à la naissance d’innombrables soleils animés de spirales prodigieuses sur les ténèbres de velours du néant. Leur genèse, leur regroupement en galaxies et en de gigantesques nébuleuses tournoyantes ne prirent qu’un moment. Et au-delà, il contempla le vrai visage du temps, assistant à son commencement et à sa fin en un seul clin d’œil terrifiant.

Mara recula.

— Je me soumets, annonça-t-il d’une voix rauque.

Il s’inclina devant Garion, ses traits convulsés de douleur, étrangement humble, puis il se détourna, enfouit son visage dans ses mains et éclata en sanglots irrépressibles.

— Ta douleur prendra fin, Mara, continua doucement la voix. Un jour, tu connaîtras la joie à nouveau.

— Jamais, sanglota le Dieu. Eternel est mon chagrin.

— Longue est l’éternité, Mara. Et seul j’en verrai la fin.

Le Dieu en pleurs se détourna sans un mot et ses lamentations retentirent à nouveau dans les ruines de Mar Amon.

Sire Loup et tante Pol regardaient tous deux Garion, le visage de pierre. Le vieil homme parla d’une voix emplie de crainte.

— Est-ce possible ?

— N’est-ce pas toi, Belgarath, qui dis toujours que tout est possible ?

— Nous ne savions pas que vous pouviez intervenir directement, reconnut tante Pol.

— Il m’arrive parfois de donner un petit coup de pouce aux événements, de faire quelques suggestions. En réfléchissant bien, vous vous rappellerez peut-être certaines de mes interventions.

— Le petit a-t-il conscience de tout cela ? demanda-t-elle.

— Evidemment. Nous en avons un peu parlé.

— Que lui avez-vous dit ?

— Tout ce qu’il était de taille à comprendre. Ne t’inquiète pas, Polgara. Je ne lui ferai pas de mal. Il comprend l’importance de tout cela, maintenant. Il sait qu’il lui faut se préparer et que le temps presse. Je pense que nous ferions mieux de partir d’ici, à présent. La présence de la petite Tolnedraine fait beaucoup de peine à Mara.

Tante Pol aurait bien voulu ajouter quelque chose, mais elle jeta un coup d’œil à la silhouette ténébreuse du Dieu en larmes non loin de là et hocha la tête. Elle remonta à cheval et mena la marche hors des ruines.

Lorsqu’ils furent tous en selle, sire Loup s’approcha de Garion.

— Nous pourrions peut-être parler un peu tout en avançant, suggéra-t-il. J’ai beaucoup de questions à vous poser.

— Il est parti, Grand-père, l’informa Garion.

— Oh, fit Belgarath, visiblement déçu.

Le soleil était maintenant très bas sur l’horizon. Ils s’arrêtèrent pour bivouaquer dans un bosquet, à une demi-lieue de Mar Amon. Ils n’avaient pas revu un seul fantôme depuis qu’ils avaient quitté les ruines. Lorsque les autres eurent mangé et gagné leur couchette, tante Pol, sire Loup et Garion s’assirent autour du feu de camp. Dès l’instant où sa voix intérieure s’en était allée, après la confrontation avec Mara, Garion avait eu l’impression de sombrer dans une sorte de torpeur. Toute émotion lui était maintenant étrangère et il n’arrivait plus à aligner deux idées.

— Pouvons-nous parler à... à l’autre ? s’enquit sire Loup, d’une voix pleine d’espoir.

— Il n’est pas là pour l’instant, révéla Garion.

— Alors il n’est pas toujours avec toi ?

— Pas toujours. Il lui arrive de disparaître plusieurs mois, parfois même davantage. Il était resté longtemps, cette fois ; depuis qu’Asharak a brûlé.

— Où est-il exactement quand il est en toi ? questionna le vieil homme avec curiosité.

— Là, fit Garion en se tapotant le front.

— Tu es réveillé depuis que nous sommes entrés à Maragor ? s’étonna tante Pol.

— Pas tout à fait réveillé, corrigea Garion. Une partie de moi est complètement engourdie.

— Tu as vu les fantômes ?

— Oui.

— Et tu n’as pas eu peur ?

— Non. Mais il m’est arrivé de sursauter, et il y en a un qui m’a donné envie de vomir.

— Il ne te rendrait plus malade maintenant, n’est-ce pas ? nota sire Loup en levant vivement les yeux.

— Non, je ne crois pas. Au début, je voyais encore un peu ce genre de chose, mais plus maintenant.

Sire Loup s’absorba dans la contemplation du feu comme s’il cherchait la façon de formuler sa phrase suivante.

— Que t’a dit ta voix intérieure quand vous parliez toutes les deux ?

— Elle m’a dit qu’il s’était passé, il y a très longtemps, quelque chose qui n’aurait pas dû se produire et que j’étais censé y remédier.

— C’est une façon de présenter les événements, bien sûr, observa sire Loup avec un petit rire. T’a-t-elle dit comment cela allait tourner ?

— Elle ne le sait pas elle-même.

— J’espérais en tirer au moins un petit profit, commenta sire Loup avec un soupir, mais c’est peine perdue. On dirait que les deux prophéties sont toujours d’une validité équivalente.

Tante Pol ne détachait pas son regard de Garion.

— Tu crois que tu te souviendras de tout ça quand tu te réveilleras ?

— Je pense que oui.

— Parfait. Alors écoute-moi bien : il y a deux prophéties, qui conduisent toutes les deux au même événement. Les Grolims et les autres Angaraks en suivent une et nous l’autre. Les choses évoluent de façon différente à la fin de chacune des deux prophéties.

— Je vois.

— Aucune des deux prophéties n’exclut quoi que ce soit de l’autre jusqu’à la confrontation finale. Le déroulement de tout ce qui s’ensuivra dépendra de l’issue de la confrontation. Une prophétie s’accomplira ; l’autre cessera d’être. Tout ce qui est déjà arrivé, tout ce qui va encore arriver converge vers ce point et s’y confond. L’erreur sera effacée et l’univers suivra une direction ou l’autre, comme s’il n’avait jamais obéi à une autre trajectoire depuis le commencement des temps. La seule véritable différence c’est qu’une chose très importante n’arrivera jamais si nous échouons.

Garion hocha la tête. Il se sentait vidé, tout à coup.

— Beldin appelle ça la théorie des destinées convergentes, ajouta sire Loup. Deux possibilités d’égale validité. Beldin est parfois très pompeux.

— C’est un travers assez répandu, tu sais, fit tante Pol.

— J’irais bien dormir, maintenant, annonça Garion.

Sire Loup et tante Pol échangèrent un bref coup d’œil.

— Bien sûr, déclara tante Pol.

Elle se leva, le prit par le bras et l’emmena se coucher. Lorsqu’il se fut fourré sous ses couvertures, elle l’emmitoufla bien et posa sa main fraîche sur son front.

— Dors, mon Belgarion, murmura-t-elle.

Il s’endormit.

Chapitre 7

Lorsqu’ils se réveillèrent, ils étaient debout, en cercle, et se tenaient par la main. Garion émergea de sa torpeur, Ce’Nedra à sa gauche, Durnik à sa droite, et tout lui revint en bloc. C’était le matin. Le soleil brillait de tous ses feux et il soufflait un petit vent frais. La plaine hantée de Maragor était maintenant dans leur dos ; droit devant eux se dressaient des collines basses, roussâtres.

Silk reprit conscience et balaya aussitôt les environs d’un œil circonspect.

— Où sommes-nous ?

— A la limite nord de Maragor. A quatre-vingts lieues environ de Toi Rane, précisa sire Loup.

— Nous avons dormi longtemps ?

— Une petite semaine.

Silk poursuivit son examen des alentours en s’efforçant d’intégrer le changement de lieu et le passage du temps.

— Enfin, j’imagine qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement, conclut-il.

Hettar alla immédiatement voir les chevaux tandis que Barak se massait la nuque avec ses deux mains.

— J’ai l’impression d’avoir dormi sur un tas de cailloux, se lamenta-t-il.

— Allez donc faire un petit tour, lui proposa tante Pol. Ça vous dégourdira.

Ce’Nedra tenait toujours Garion par la main et il se demanda s’il devait le lui signaler. Elle avait une bonne petite patte toute chaude et, l’un dans l’autre, ce n’était pas si désagréable. Il décida de se taire.

Hettar revint le front soucieux.

— Belgarath, l’une des juments de bât est pleine, annonça-t-il.

— Pour quand est la mise bas ? s’informa sire Loup en le foudroyant du regard.

— Difficile à dire avec précision. Pas plus d’un mois. C’est son premier poulain.

— Nous pourrions alléger son fardeau et répartir la charge sur les autres chevaux, suggéra Durnik. Il n’y a pas de raison que ça se passe mal si nous ne lui faisons rien porter.

— Espérons-le, répondit Hettar d’un air dubitatif.

Mandorallen observait les collines jaunâtres où des panaches de fumée montaient vers l’azur.

— Belgarath, on nous observe, annonça-t-il d’un ton sinistre en tendant le doigt.

Sire Loup jeta un coup d’œil dans la direction indiquée.

— Probablement des chasseurs d’or, supposa-t-il en faisant la grimace. Ils grouillent aux frontières de Margor comme les vautours sur le cadavre d’une vache. Va donc voir, Pol.

Mais les yeux de tante Pol avaient déjà leur vacuité caractéristique.

— Des Arendais, déclara-t-elle en scrutant le pied des collines. Des Sendariens, des Tolnedrains, quelques Drasniens... Ils ne sont pas très fringants.

— Pas de Murgos ?

— Non.

— Des croquants et des maroufles, laissa tomber Mandorallen. Ces gueux ne devraient guère entraver notre avance.

— Je préférerais éviter le combat dans toute la mesure du possible, rétorqua sire Loup. Ces escarmouches sont dangereuses et ne mènent à rien. Mais je ne vois pas comment nous pourrions y couper ; nous n’arriverons jamais à les convaincre que nous ne ramenons pas d’or de Maragor, conclut-il en secouant la tête d’un air dégoûté.

— Si c’est de l’or qu’ils veulent, pourquoi ne pas leur en donner ? suggéra Silk.

— Je n’en ai pas pris beaucoup sur moi, railla le vieil homme.

— Ça n’a pas besoin d’en être du vrai, précisa Silk, les yeux brillants, en allant vers les chevaux de bât.

Il revint avec des coupons de grosse toile qu’il tailla rapidement en carrés d’un pied de côté. Il en prit un, y déposa deux poignées de gravier, puis réunit les coins et les entoura avec un bout de corde, formant une bourse à l’air pesant qu’il soupesa plusieurs fois d’un air satisfait.

— Alors, on ne dirait pas un sac plein d’or ?

— Encore un de tes trucs à la noix, gronda Barak.

Silk le gratifia d’un beau sourire, la bouche en cœur, puis il fabriqua rapidement quelques autres sacs et les accrocha à leurs selles.

— Je prends la tête de la colonne. Suivez-moi et laissez-moi faire. Polgara, combien sont-ils ?

— Une vingtaine.

— Ça devrait coller, assura le petit homme à la tête de fouine. Allez, on y va.

Ils remontèrent à cheval et se dirigèrent vers la vaste embouchure d’une rivière à sec qui se déversait jadis dans la plaine. Silk menait la marche, les yeux aux aguets. Au moment où ils franchissaient les alluvions déposées par le cours d’eau, Garion entendit un coup de sifflet strident et perçut des mouvements furtifs vers l’avant. Il s’avisa soudain qu’ils étaient prisonniers entre les rives abruptes du cours d’eau.

— J’aurais préféré un espace un peu plus dégagé pour négocier le problème, commenta Silk. Ah, voilà !

Il leur indiqua du menton un endroit un peu moins escarpé.

— Maintenant ! s’écria-t-il au moment où ils passaient devant. Vite !

Il éperonna son cheval et lui fit gravir le talus. Ils le suivirent, les pierres roulant sous les sabots de leurs montures. Ils s’extirpèrent tant bien que mal du lit de la rivière dans un énorme nuage de poussière jaune, âcre.

Des cris de déception s’élevèrent des buissons d’épineux qui coiffaient le cône de déjection. Un groupe d’hommes à la mine patibulaire en surgirent et se précipitèrent en courant dans l’herbe qui leur arrivait aux genoux afin de leur couper la route. Un homme à la barbe noire, plus proche et plus désespéré que les autres, bondit devant eux en brandissant une épée piquetée de rouille. Mandorallen le renversa sans hésiter et lui passa sur le corps. Le barbu poussa un hurlement en s’effondrant sous les sabots de l’immense destrier.

Le petit groupe se rassembla en haut du talus.

— Parfait, décréta Silk avec un coup d’œil circulaire. Ces vauriens auront tout le recul nécessaire pour imaginer les catastrophes éventuelles. Je tiens absolument à ce qu’ils aient l’occasion d’y réfléchir.

Une flèche siffla à leurs oreilles. Mandorallen l’écarta d’un mouvement négligent de son bouclier.

— Arrêtez ! hurla l’un des brigands.

C’était un Sendarien efflanqué, au visage grêlé, vêtu d’une tunique verte crasseuse, un bandage de fortune autour d’une jambe.

— Qui a parlé ? répliqua Silk, d’un ton isolent.

— Je m’appelle Kroldor, annonça l’homme à la jambe bandée en prenant de grands airs. Kroldor le brigand. Vous avez sûrement entendu parler de moi.

— Pas à ma connaissance, répondit Silk, d’un ton plaisant.

— Donnez-nous votre or et vos femmes, ordonna Kroldor. Et nous vous laisserons peut-être la vie sauve.

— Si vous dégagez le chemin, c’est nous qui vous laisserons peut-être la vie sauve.

— Nous sommes cinquante, menaça Kroldor. Nous n’avons rien à perdre, et nous ne craignons pas la mort.

— Vingt, rectifia Silk. Des serfs aux jambes molles, des paysans pétochards et des larrons poltrons. Mes hommes sont de rudes jouteurs. Sans compter que nous sommes à cheval, et vous à pied.

— Donnez-nous votre or, insista le brigand.

— Eh bien, venez donc le chercher !

— A moi, mes braves ! aboya Kroldor.

Il plongea en avant. Deux de ses hommes le suivirent, un peu indécis quant à la conduite à tenir. Les autres restèrent prudemment en retrait à lorgner Mandorallen, Barak et Hettar avec appréhension. Au bout de quelques pas, Kroldor se rendit compte que ses hommes ne l’avaient pas suivi. Il fit volte-face.

— Bande de lâches ! ragea-t-il. Magnez-vous ou les autres vont arriver et tout rafler !

— Allez, Kroldor, je vais vous dire ce que nous allons faire. Nous sommes comme qui dirait assez pressés et nous ramenons plus d’or que nos chevaux ne peuvent en porter, déclara Silk en détachant l’un des sacs accrochés à sa selle et en l’agitant d’une façon suggestive. Tenez !

Il lança négligemment le sac de gravier dans l’herbe, en prit un second et lui fit suivre le même chemin. Puis, d’un geste, il donna l’ordre aux autres d’en faire autant. Le tas montait à vue d’œil.

— Et voilà, Kroldor, reprit Silk. Dix sacs de bon or jaune. Vous pouvez les avoir sans livrer combat. Si vous en voulez davantage, il faudra les payer de votre sang.

Les acolytes de Kroldor s’entre-regardèrent et firent quelques pas en avant, les yeux avidement fixés sur les sacs enfouis dans l’herbe.

— Tiens ! tiens, Kroldor, on dirait que vos hommes commencent à agiter des considérations philosophiques sur la vie et la mort, ajouta ironiquement Silk. Il y a là assez d’or pour faire leur fortune, et les hommes riches ne prennent pas de risques inutiles.

— Vous, je vous garde un chien de ma chienne, grommela Kroldor avec un regard mauvais.

— J’espère bien, approuva Silk. Bon, nous avons perdu assez de temps comme ça. Je vous conseille de nous laisser passer.

Barak et Hettar rejoignirent Mandorallen. Les trois hommes mirent leurs montures au pas et avancèrent délibérément sur lui.

Kroldor le brigand tint le coup jusqu’au dernier moment, puis il fit un bond en arrière et prit la poudre d’escampette en vociférant.

— Allons-y ! s’écria Silk.

Ils talonnèrent vigoureusement leurs chevaux et chargèrent. Derrière eux, les brigands tournèrent un peu autour des sacs puis ce fut la curée. Il y eut pas mal de crêpage de chignons, de crocs-en-jambes et de coups bas, et trois hommes se retrouvèrent sur le carreau avant que d’aucuns eussent l’idée d’ouvrir un seul sac. Leurs hurlements de colère retentirent alors dans le lointain.

Belgarath et ses compagnons firent plusieurs lieues au grand galop avant de retenir leurs montures. Barak riait à perdre haleine.

— Pauvre Kroldor, parvint-il à hoqueter. Tu as vraiment un mauvais fond, Silk.

— J’ai beaucoup approfondi la nature humaine dans ce qu’elle a de plus vil, indiqua innocemment Silk. Il est bien rare que je ne trouve pas moyen d’en tirer parti.

— Les hommes de Kroldor ne sont pas près de lui pardonner la façon dont les choses ont tourné, remarqua Hettar.

— Qu’est-ce que vous voulez ? Ce sont les vicissitudes du commandement.

— Il se pourrait qu’ils lui fassent un mauvais sort.

— J’espère bien. Le contraire me décevrait beaucoup.

Ils passèrent le restant de la journée dans les contreforts jaunâtres des montagnes et campèrent dans un petit ravin encaissé où la lumière du feu de camp ne risquait pas de révéler leur présence aux brigands dont la région était infestée.

Ils repartirent de bon matin, et à midi ils étaient dans les montagnes. Ils franchirent des escarpements rocheux couverts d’une forêt d’épineux, sombre et épaisse. L’air était frais et vif. C’était encore l’été dans la plaine, mais des signes avant-coureurs de l’automne apparaissaient déjà dans les hauteurs. Le sous-bois virait au jaune sous une brume imperceptible, et lorsqu’ils se réveillaient, à l’aube, le sol était couvert de givre. Pourtant, le temps se maintenait et ils avançaient bien.

Et puis un jour, vers la fin de l’après-midi – ils étaient dans les montagnes depuis une bonne semaine – de gros nuages arrivèrent de l’ouest, apportant avec eux un froid humide et glacial. Garion prit sa houppelande à l’arrière de sa selle et s’emmitoufla dedans sans cesser d’avancer, mais vers le soir, il frissonnait jusqu’aux moelles.

Durnik leva le nez et huma l’air.

— Il va neiger avant la fin de la nuit, annonça-t-il.

Garion avait lui aussi senti l’odeur froide, poussiéreuse de la neige. Il hocha la tête d’un air sinistre.

— C’était trop beau pour durer, maugréa sire Loup. Enfin, ça ne sera pas notre premier hiver.

Lorsque Garion émergea de sa tente, le lendemain matin, le ciel était d’un gris uniforme et le sol disparaissait sous un pouce de neige entre les troncs noirs des sapins. Les chevaux, dont le souffle se condensait dans l’air froid et humide, tapaient du pied et remuaient les oreilles sous le toucher aérien des flocons qui voltigeaient en tous sens, se posaient sans bruit sur leur croupe sombre et voilaient le décor d’un brouillard impalpable.

Ce’Nedra pointa le nez hors de la tente qu’elle partageait avec Polgara, poussa un petit cri d’extase et se mit à gambader sous les flocons avec une spontanéité enfantine. Garion réalisa qu’il ne devait pas souvent neiger à Tol Honeth et la suivit des yeux avec un petit sourire indulgent jusqu’au moment où une boule de neige bien envoyée l’atteignit en pleine tête. Alors il se lança à sa poursuite en la bombardant de boules de neige qu’elle esquiva en se faufilant entre les arbres tout en poussant de grands éclats de rire et des cris joyeux. Il finit par la rattraper et s’apprêtait à lui frotter le museau avec une poignée de neige lorsqu’elle jeta ses bras autour de son cou avec exubérance et l’embrassa, frôlant sa joue avec son petit nez froid et ses cils chargés de neige. Pure traîtrise, ainsi qu’il ne devait pas tarder à s’en rendre compte : elle lui fourra une poignée de neige dans le col de sa tunique, s’échappa et courut vers les tentes en hurlant de rire tandis qu’il tentait d’enlever la neige de son cou avant qu’elle ne soit toute fondue.

Mais vers la mi-journée, la neige qui couvrait le sol se changea en une sorte de bouillasse grise et les jolis flocons blancs laissèrent place à une petite pluie fine, pénétrante, des plus pénibles. Ils gravirent un étroit ravin sous les sapins ruisselants. Un torrent écumant rugissait sur les blocs de pierre au-dessus de leurs têtes.

Sire Loup finit par ordonner une halte.

— Nous approchons de la frontière occidentale de Cthol Murgos, annonça-t-il. Je pense que le moment est venu de prendre des précautions.

— Je vais mener la marche, s’empressa de proposer Hettar.

— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, rétorqua sire Loup. Vous avez tendance à perdre le nord dès que vous apercevez des Murgos.

— Je m’en charge, décréta Silk. (Il avait remonté son capuchon, mais l’eau dégoulinait au bout de son long nez pointu.) Je vais prendre un quart de lieue d’avance et ouvrir l’œil.

Sire Loup acquiesça d’un hochement de tête.

— Sifflez si vous voyez quoi que ce soit.

— C’est parti !

Silk s’engagea au trot dans le défilé.

Vers la fin de l’après-midi, la pluie se mit à prendre en grêle en touchant le sol, couvrant les rochers et les arbres d’un glacis gris. Les versants de la ravine s’ouvraient sur le flanc escarpé d’une montagne. Le ruisseau n’était plus qu’un filet d’eau. Ils contournèrent une grosse roche en surplomb et retrouvèrent Silk derrière.

— Nous n’avons plus qu’une heure de jour devant nous, déclara le petit homme. Que préférez-vous ? Continuer ou redescendre un peu dans le défilé et dresser le campement pour la nuit ?

Sire Loup lorgna le ciel et observa le flanc de la montagne vers l’avant. Des arbustes chétifs s’accrochaient à la paroi abrupte ; un peu plus haut, plus rien ne poussait.

— Continuons. Nous n’avons que quelques lieues à faire. C’est juste derrière, dans la descente. Allons-y.

Silk opina du bonnet et reprit la tête de la colonne.

Ils contournèrent le versant de la montagne. Une gorge profonde, vertigineuse, les séparait du pic qu’ils avaient franchi deux jours auparavant. La pluie s’était un peu calmée à l’approche du soir, et Garion voyait distinctement l’autre versant de l’abîme. Ils n’en étaient pas à plus d’un quart de lieue. Ses yeux discernèrent un mouvement près du bord.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama-t-il en tendant le doigt.

— C’est bien ce que je craignais, commenta sire Loup en balayant d’un revers de main la glace qui se formait dans sa barbe.

— Quoi donc ?

— C’est un Algroth.

Avec un frisson de dégoût, Garion se remémora les horribles singes écailleux au faciès caprin qui les avaient attaqués en Arendie.

— On ferait peut-être bien de se manier, non ? suggéra-t-il.

— Il ne peut pas nous atteindre, assura sire Loup. La gorge fait au moins une demi-lieue de profondeur. Mais ça veut dire que les Grolims ont dû lâcher leurs bêtes. Nous avons intérêt à faire attention.

Il leur fit signe de continuer.

L’Algroth appela le reste de la horde à la rescousse. Garion entendit ses abois faibles, déformés par le vent qui soufflait sans discontinuer dans le gouffre béant. Les créatures furent bientôt une douzaine à folâtrer sur la corniche rocheuse. Elles les accompagnèrent de loin en poussant des glapissements, puis le petit groupe contourna le versant escarpé de la montagne et quitta le bord du ravin pour emprunter un couloir moins profond. Au bout d’une demi-lieue, sire Loup ordonna la halte. Ils s’arrêtèrent pour passer la nuit à l’abri d’un bosquet d’épicéas rabougris.

Le lendemain matin, la pluie avait cessé mais le ciel était toujours couvert et il faisait un froid de loup. Ils rebroussèrent chemin jusqu’à l’entrée du ravin et repartirent le long de la gorge. La paroi du versant opposé descendait en pente abrupte vers le minuscule ruban argenté d’une rivière, des milliers de pieds plus bas. Les Algroths n’avaient pas lâché prise. Ils se remirent à les suivre en clabaudant sans trêve, leurs yeux affamés, terrifiants, braqués sur eux. Les voyageurs apercevaient d’autres créatures à l’ombre des arbres. L’une d’elles, énorme et hirsute, semblait avoir une tête d’animal sur un corps humain. Une meute d’animaux galopait à vive allure, crinières et queues au vent.

— Regardez ! s’écria Ce’Nedra en tendant le doigt vers le troupeau. Des chevaux sauvages !

— Ce ne sont pas des chevaux, protesta Hettar d’un ton tranchant.

— On dirait bien, pourtant.

— Peut-être, mais ce ne sont pas des chevaux.

— Des Hrulgae, fit laconiquement sire Loup.

— Et qu’est-ce que c’est ?

— Les Hrulgae sont des animaux à quatre pattes qui ressemblent un peu aux chevaux, mais avec des crocs en guise de dents et des pieds fourchus au lieu de sabots.

— Mais cela voudrait dire...

La princesse ouvrit de grands yeux et s’interrompit.

— Oui. Ils sont carnivores.

— Quelle horreur ! s’exclama-t-elle en frissonnant.

— La gorge se rétrécit, Belgarath, gronda Barak. J’aimerais autant ne pas me retrouver nez à nez avec ces bestioles.

— Tout va bien. Pour autant que je me souvienne, les deux versants se rapprochent jusqu’à n’être plus éloignés que d’une centaine de mètres, mais ils s’écartent à nouveau. Ils ne pourront pas traverser.

— J’espère que votre mémoire ne vous trahit pas.

Dans le ciel déchiqueté par un vent furieux, des vautours décrivaient de grands cercles et des corbeaux voletaient d’un arbre à l’autre en échangeant des cris rauques. Tante Pol les observa d’un œil noir, désapprobateur, mais ne dit rien.

Ils poursuivirent leur chemin. La gorge s’étrécit, et bientôt ils distinguèrent nettement le faciès bestial des Algroths, de l’autre côté. La crinière au vent, les Hrulgae hennissaient, exhibant leurs formidables dents tranchantes.

Puis, au point le plus étroit de la gorge, un groupe de Murgos en cottes de mailles apparurent de l’autre côté du précipice. Ils avaient dû brûler les étapes car leurs chevaux écumaient, et eux-mêmes avaient le visage hâve et couvert de poussière. Ils s’arrêtèrent et attendirent que Garion et ses amis arrivent à leur niveau. Un homme était planté tout au bord. Il regarda d’abord l’autre versant du gouffre puis la rivière qui coulait au fond. C’était Brill.

— Tu as été retardé ? appela Silk d’un ton persifleur, et il n’aurait pas fallu chercher beaucoup pour trouver la dureté de l’acier sous l’apparente raillerie. Nous commencions à nous dire que tu avais dû t’égarer.

— Il y avait peu de chances, Kheldar, riposta Brill. Comment avez-vous réussi à passer de l’autre côté ?

— Tu repars par là, hurla Silk en indiquant le chemin qu’ils avaient suivi, et à quatre jours de cheval, en faisant très attention, tu verras peut-être la gorge que nous avons empruntée pour venir ici. Tu ne devrais pas mettre plus d’un jour ou deux à la retrouver.

L’un des Murgos tira de sous sa jambe gauche un petit arc et une flèche. Il visa Silk, banda son arc et décocha son trait. Silk regarda avec intérêt la flèche tomber dans le vide en décrivant une longue et lente spirale.

— Très joli, commenta-t-il d’un ton appréciatif.

— Arrête, imbécile ! lança Brill à l’archer murgo. J’ai beaucoup entendu parler de toi, Kheldar, dit-il en regardant à nouveau le petit Drasnien.

— On n’échappe pas à sa réputation, répondit modestement Silk.

— Un de ces jours, il faudra que je vérifie si tu es vraiment aussi fort qu’on le dit.

— Cette curiosité malsaine pourrait être accompagnée des premiers symptômes d’une maladie mortelle.

— Pour l’un de nous deux au moins.

— Eh bien, j’attends avec impatience l’occasion de notre prochaine rencontre, répondit Silk. D’ici là, j’espère que vous ne m’en voudrez pas, tes copains et toi, mais j’ai des affaires pressantes.

— Tu ferais bien de regarder derrière toi, Kheldar, menaça Brill. Un jour, je serai là.

— J’ai des yeux dans le dos, Kordoch, appela Silk. Alors ne t’étonne pas trop si je t’attends de pied ferme. Allons, c’était très agréable ; il faudra que nous bavardions à nouveau tous les deux – un de ces jours.

Le virtuose de l’archer murgo lança une autre flèche qui suivit la première dans le ravin.

Silk éclata de rire et reprit la tête de la colonne, leur faisant quitter les abords du précipice.

— Quel garçon formidable ! s’exclama-t-il comme ils s’éloignaient. Et quelle merveilleuse journée, ajouta-t-il en contemplant le ciel brouillé au-dessus des montagnes.

Sire Loup les emmena toujours plus au nord et à l’est par un sentier qui s’écartait de la gorge, et donc de Brill et de ses Murgos. Le vent se leva et se mit à hurler entre les arbres. Les nuages s’accumulaient. A la fin de la journée, le ciel était d’un noir d’encre.

Ils établirent le campement pour la nuit dans une cuvette naturelle au sol rocailleux, juste à la lisière des arbres. Tante Pol leur prépara un bon ragoût bien épais. La dernière bouchée avalée, ils laissèrent mourir le feu.

— Pas la peine d’allumer un phare pour signaler notre présence, observa sire Loup.

— Ils ne peuvent pas traverser la gorge, n’est-ce pas ? s’informa Durnik.

— Inutile de prendre des risques, ajouta le vieil homme.

Il s’éloigna des dernières braises pour aller plonger le regard dans le noir. Mû par une impulsion, Garion le suivit.

— Grand-père, on est encore loin du Val ?

— Soixante-dix lieues environ, répondit le vieil homme. Nous n’irons pas très vite dans les montagnes.

— Et le temps n’a pas l’air de s’améliorer.

— C’est ce que j’avais cru remarquer.

— Et si nous sommes pris dans une tempête de neige ?

— Nous nous abriterons jusqu’à ce qu’elle cesse.

— Et si...

— Ecoute, Garion, je sais que ça n’a rien d’étonnant, mais il y a des moments où tu me fais vraiment penser à ta tante. Elle n’arrête pas de me demander « Et si... » depuis qu’elle a dix-sept ans. Je commence à en avoir marre depuis un sacré paquet d’années maintenant.

— Je suis désolé.

— Ne sois pas désolé. Arrête de dire ça, c’est tout.

Au-dessus de leur tête, dans le noir de poix du ciel en fureur, un terrible battement d’ailes se fit tout à coup entendre.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? questionna Garion, surpris.

— Chut ! ordonna sire Loup en tendant l’oreille au vacarme des ailes immenses qui s’agitaient en haut des arbres. Oh, quel malheur !

— Quoi donc ?

— La pauvre vieille... Je pensais qu’elle était morte, depuis le temps. Ils ne pourraient pas lui ficher un peu la paix, non ?

— Qu’est-ce que c’est ?

— Elle n’a pas de nom. C’est une grosse chose laide et stupide. Les Dieux n’en ont créé que trois, et les deux mâles se sont entretués dès la première saison des amours. Elle vit seule depuis des temps immémoriaux.

— Elle doit être énorme, commenta Garion en scrutant les ténèbres. A quoi est-ce qu’elle ressemble ?

— Elle est à peu près aussi grosse qu’une maison. En fait, je ne crois pas que tu aimerais vraiment la voir.

— Elle est dangereuse ?

— Très. Mais elle n’y voit pas grand-chose dans le noir, précisa sire Loup en soupirant. Les Grolims ont dû la chasser de sa caverne et la lancer à notre recherche. Il y a des moments où je trouve qu’ils exagèrent.

— Nous devrions peut-être en parler aux autres.

— Ça ne ferait que les inquiéter. Il faut parfois savoir tenir sa langue.

Les gigantesques ailes battirent l’air à nouveau et un cri de désespoir fendit les ténèbres, un cri interminable, empli d’une terrible solitude. Garion se sentit envahi de pitié pour la bête.

— On n’y peut rien, conclut sire Loup avec un soupir. Allons, retournons aux tentes.

Chapitre 8

Pendant deux jours, le temps resta gris, froid et incertain. Le ciel semblait fuir devant le vent furieux qui soufflait sans discontinuer. La ligne de crête se découpait maintenant sur le flanc d’une immense montagne. Ils montaient toujours, le long des versants abrupts, verglacés, semés de roches éboulées, gravissant les pentes interminables qui menaient aux sommets couverts de neige. Plus ils montaient et plus la végétation se raréfiait. Bientôt, les arbres rabougris disparurent complètement.

Sire Loup s’arrêta pour se repérer et regarder autour de lui dans la pâle lumière de l’après-midi.

— Par ici, dit-il enfin en tendant le doigt vers un dos d’âne qui réunissait deux pics.

Ils repartaient en resserrant leur houppelande autour d’eux lorsque Hettar s’approcha de sire Loup, le visage préoccupé.

— La jument pleine ne va pas bien, annonça l’homme au visage de faucon. Elle ne devrait pas tarder à mettre bas.

Tante Pol ne dit pas un mot, mais elle laissa passer les autres pour aller voir la jument.

— Elle va mettre bas d’ici quelques heures à peine, Père, déclara-t-elle d’une voix grave, en revenant.

Sire Loup jeta un coup d’œil alentour.

— Il n’y a pas le moindre abri par ici.

— Nous trouverons peut-être quelque chose de l’autre côté du col, suggéra Barak, sa barbe flottant au vent.

— Je ne vois pas pourquoi l’autre versant serait différent de celui-ci, commenta sire Loup en secouant la tête. Il va falloir faire vite. Nous ne pouvons pas passer la nuit ici.

Ils continuèrent à monter. Le vent redoubla de violence, hurlant parmi les rochers, les criblant maintenant de grêlons. Au moment où ils s’engageaient dans le col et s’apprêtaient à franchir le dos d’âne, la bourrasque les heurta de plein fouet, les fouaillant d’une averse de grêle.

— C’est encore pire de ce côté-ci, Belgarath, rugit Barak pour dominer la tourmente. Les arbres sont encore loin ?

— A plusieurs lieues, répondit sire Loup en s’efforçant de maintenir les pans de sa houppelande autour de lui.

— La jument n’ira jamais jusque-là, objecta Hettar. Il faut trouver un abri.

— Il n’y a rien, décréta sire Loup. Rien avant les arbres. Il n’y a que des cailloux et de la glace, ici.

Sans savoir pourquoi, sans même s’en rendre compte avant d’ouvrir la bouche, Garion fit une suggestion.

— Et la grotte ? s’écria-t-il.

— La grotte ? Quelle grotte ? répéta sire Loup en se retournant pour braquer sur lui un regard pénétrant.

— Celle qui est de l’autre côté de la montagne, pas très loin.

Il aurait été bien en peine de dire comment, mais il savait qu’il y avait une grotte là-bas.

— Tu en es sûr ?

— Absolument. Par ici.

Garion tourna bride. Ils remontèrent le dos d’âne vers le pic immense, déchiqueté, qui se dressait sur leur gauche. La bourrasque de grêle s’acharna sur eux, les aveuglant à moitié, mais Garion avançait avec confiance. Pour une raison mystérieuse, chaque roche lui semblait parfaitement familière. Il allait juste assez vite pour rester devant les autres. Ils lui auraient forcément posé des questions et il n’avait pas de réponse à leur fournir. Ils contournèrent le pic et s’engagèrent sur une large corniche qui s’incurvait à flanc de montagne et disparaissait devant eux dans les tourbillons de grêle.

— Où nous mènes-Tu, mon jeune ami ? s’enquit Mandorallen en hurlant pour se faire entendre malgré le vent.

— Ce n’est plus très loin, répondit Garion sur le même ton, par-dessus son épaule.

La corniche allait en se rétrécissant. Après une avancée de la formidable paroi de granit elle se réduisit à la largeur d’un sentier de marche. Garion mit pied à terre et mena son cheval par la bride. A l’instant où il se retrouva de l’autre côté de la saillie rocheuse, il fut assailli par la tourmente et obligé d’avancer en mettant un bras devant son visage pour se protéger les yeux de la grêle. C’est pourquoi il ne vit la porte qu’en arrivant dessus.

Car une porte était pratiquée à flanc de montagne ; une porte de fer noire, piquetée de rouille par les ans. Elle était plus large que le portail de la ferme de Faldor, et le haut se perdait dans les tourbillons de grêle.

Barak, qui suivait Garion de près, tendit la main et effleura la porte de fer. Puis il assena dessus de grands coups de son immense poing, lui arrachant des échos qui se répercutèrent dans le vide.

— Il y a bien une grotte, annonça-t-il aux autres, dans son dos. Je pensais que le vent avait balayé la cervelle du gamin mais pas du tout.

— Comment allons-nous entrer ? hurla Hettar, faisant concurrence au vent.

— La porte est aussi inébranlable que la montagne, commenta Barak en frappant dessus de nouveau.

— Nous ne pouvons pas rester dans ce vent, déclara tante Pol.

Elle avait passé un bras autour des épaules de Ce’Nedra dans un geste protecteur.

— Eh bien, Garion ? intervint sire Loup.

— Ce n’est pas difficile. Il faut que je trouve l’endroit...

Il effleura le métal glacé du bout des doigts, sans savoir au juste ce qu’il cherchait. Un petit coin de la surface avait l’air un peu différent.

— Ah, voilà !

Il posa sa main droite sur l’emplacement et appuya doucement. La porte commença à se déplacer avec un formidable grincement. Une ligne jusqu’alors invisible, plus fine qu’un cheveu, apparut subitement au centre du panneau de fer rongé par la rouille et une pluie d’écailles rousses s’abattit sur eux, bientôt emportée par le vent.

Garion éprouva une chaleur curieuse dans le fond de la main droite avec laquelle il poussait la porte. Par curiosité, il cessa de pousser, mais la porte continua à s’écarter, s’ouvrant, à ce qu’il semblait, en réponse à la marque argentée qui lui couvrait la paume de la main. Elle continua à se mouvoir même lorsqu’il cessa de l’effleurer.

Il ferma la main et la porte s’immobilisa.

Il rouvrit la main, et la porte se remit à bouger en raclant le sol de pierre.

— Ne joue pas avec, chéri, observa tante Pol. Ouvre vite, va.

Il faisait noir dans la grotte, de l’autre côté de l’immense portail, mais cela ne sentait pas le renfermé comme on aurait pu s’y attendre. Ils entrèrent avec circonspection, en sondant prudemment le sol du pied.

— Un instant, murmura Durnik, d’une voix étrangement basse.

Ils l’entendirent défaire les courroies d’une de ses sacoches et reconnurent le frottement d’une pierre à feu contre l’acier. Il y eut quelques étincelles, puis une faible lueur comme le forgeron soufflait sur l’amadou. La mèche s’enflamma ; il l’approcha d’une torche tirée de sa sacoche. Le flambeau grésilla, mais finit par s’embraser. Ils parcoururent la caverne du regard.

Il leur apparut aussitôt que ce n’était pas une grotte naturelle. Les parois et le sol en étaient incroyablement lisses, presque polis ; la torche que brandissait Durnik se reflétait dans les surfaces luisantes. C’était une salle absolument circulaire, d’une centaine de pieds de diamètre, dont le haut des murs s’incurvait vers l’intérieur, et le plafond, loin au-dessus de leur tête, semblait parfaitement hémisphérique. Au centre de la salle se dressait une table de pierre, ronde, de vingt pieds de diamètre et si haute que Barak aurait pu passer dessous. Un banc de pierre en forme d’anneau en faisait le tour. L’arche d’une cheminée, ronde elle aussi, s’ouvrait dans le mur, juste à l’opposé de la porte. La grotte était fraîche, mais il leur semblait qu’il aurait dû y faire plus froid.

— Les chevaux peuvent entrer ? chuchota Hettar.

Sire Loup acquiesça d’un hochement de tête, le regard perdu dans le vague. Il semblait tout rêveur à la lumière vacillante de la torche.

Les chevaux firent claquer leurs sabots sur le sol de pierre et regardèrent autour d’eux avec étonnement, les yeux écarquillés, les oreilles frémissantes de nervosité.

— Le feu est déjà prêt, constata Durnik, debout à côté de la cheminée. Je l’allume ?

— Hein ? fit sire Loup en levant les yeux. Oh ! Oui, allez-y.

Durnik tendit sa torche vers le petit bois qui prit immédiatement. Les flammes montèrent très vite, brûlant avec un éclat inhabituel.

Ce’Nedra étouffa un cri.

— Les murs ! s’exclama-t-elle. Regardez les murs !

La structure cristalline de la roche réfractait la lumière du feu de telle sorte que le dôme se mit à étinceler d’une myriade de couleurs douces, changeantes, emplissant la salle d’une splendeur multicolore.

Hettar, qui en faisait le tour, repéra une autre ouverture en arceau dans la paroi.

— Une source ! annonça-t-il. On n’aurait pu rêver meilleur endroit pour s’abriter d’un orage !

Durnik posa sa torche et retira sa houppelande. La salle s’était réchauffée avec une rapidité surnaturelle depuis qu’il avait allumé le feu.

— Vous connaissiez cet endroit, n’est-ce pas ? demanda-t-il à sire Loup.

— Nul n’avait jamais réussi à le trouver, reconnut le vieil homme, le regard ailleurs. Nous ne savions même pas s’il existait encore.

— Qu’est-ce, Belgarath, que cette étrange grotte ? questionna Mandorallen.

Sire Loup inspira profondément.

— Lorsque les Dieux créèrent le monde, il leur fallait bien se rencontrer de temps à autre pour échanger des informations sur ce qu’ils avaient fait et comptaient faire, afin d’assurer la cohérence de l’ensemble et d’en harmoniser le fonctionnement : les montagnes, le temps, les saisons, et ainsi de suite. C’est ici, conclut-il en balayant la salle du regard, qu’ils se rencontraient.

Silk avait réussi à grimper sur le banc qui entourait l’immense table. Son nez frémissait de curiosité.

— Il y a des bols, là-haut. Sept bols. Et sept chopes. Tiens, on dirait qu’il y a des fruits dans les bols...

Il s’apprêtait à tendre la main lorsque sire Loup poussa un cri.

— Non, Silk ! Ne touchez à rien !

Le petit homme se figea, la main en l’air, et lui jeta un coup d’œil intrigué par-dessus son épaule.

— Vous feriez mieux de descendre, suggéra sire Loup d’un ton grave.

— La porte ! s’exclama Ce’Nedra.

Ils se tournèrent comme un seul homme, juste le temps de voir l’immense porte de fer se refermer doucement. Barak bondit dessus en jurant, mais trop tard. Elle avait déjà claqué avec un bruit retentissant. Le grand bonhomme se retourna, le regard désespéré.

— Ne t’en fais pas, Barak. Je la rouvrirai, promit Garion.

Sire Loup se retourna vers lui et l’interrogea du regard.

— Comment étais-tu au courant pour la grotte ? s’informa-t-il.

— Je ne sais pas, bafouilla Garion. Je savais qu’elle était là, c’est tout. Je savais depuis un ou deux jours déjà que nous en approchions. Enfin, il me semble.

— Est-ce que ça a un rapport avec la voix qui s’est adressée à Mara ?

— Je ne pense pas. Elle n’a pas l’air d’être là en ce moment, et cette fois, j’étais au courant de façon différente ; je pense que ça venait de moi, pas d’elle. C’est comme si je connaissais cet endroit depuis toujours, sauf que j’y ai pensé seulement quand nous avons commencé à nous en rapprocher. C’est très difficile à expliquer au juste.

Tante Pol et sire Loup échangèrent un long regard. Sire Loup était sur le point de lui poser une autre question lorsqu’un grognement se fit entendre à l’autre bout de la pièce.

— Quelqu’un pourrait-il m’aider ? demanda Hettar d’un ton pressant.

L’une des juments, les flancs distendus, le souffle court, hoquetait en chancelant sur ses pattes comme si elles allaient flancher sous son poids. Debout auprès d’elle, Hettar tentait de la supporter.

— Elle va mettre bas, déclara-t-il.

Ils se tournèrent tous vers lui et se rapprochèrent précipitamment de la jument en travail. Tante Pol prit aussitôt la situation en main et donna des ordres concis. Ils aidèrent la jument à s’étendre sur le sol puis Hettar et Durnik commencèrent à faciliter son travail pendant que tante Pol allait remplir un petit chaudron d’eau et le posait précautionneusement sur le feu.

— Je vais avoir besoin de place, annonça-t-elle aux autres d’un ton caustique tout en ouvrant le sac qui contenait ses herbes.

— Je pense que nous ferions mieux de débarrasser le plancher, suggéra Barak, mal à l’aise, en lorgnant le cheval haletant.

— Magnifique, acquiesça-t-elle. Ce’Nedra, restez là, mon petit. J’aurai besoin de vous.

Garion, Barak et Mandorallen s’écartèrent de quelques pas et s’assirent par terre, le dos appuyé au mur iridescent, tandis que Silk et sire Loup partaient explorer le reste de la salle. Garion regardait Durnik et Hettar s’activer près de la jument, tante Pol et Ce’Nedra à côté du feu, mais il se sentait bizarrement absent. La grotte l’avait attiré, c’était une certitude, et elle exerçait encore une fascination particulière sur lui. Le problème posé par la jument comportait une certaine urgence, mais il n’arrivait pas à s’y intéresser pour de bon. En trouvant la grotte, il avait seulement mené à bien la première étape de ce qui était en train de s’accomplir, quoi que ce fût. Car il avait encore quelque chose à faire, il en était étrangement convaincu, et cette espèce de léthargie constituait une sorte de préparation à la suite.

La voix de Mandorallen attira machinalement son regard.

— L’aveu ne m’en est point aisé, disait le chevalier d’un ton lugubre, mais dans la perspective de notre quête, force m’est de reconnaître ouvertement ma grande faiblesse. Il se pourrait qu’à l’heure du péril, cette défaillance m’amène à tourner casaque et à fuir tel le couard que je suis, abandonnant vos existences au danger et à la mort.

— Vous vous faites une montagne d’une taupinière, protesta Barak.

— Que non point, Messire. Je T’engage, ainsi que Tes compagnons, à porter à cette affaire l’attention qui convient afin de déterminer si je suis digne de poursuivre notre entreprise.

Il fit mine de se lever, à grand renfort de grincements.

— Où allez-vous ? s’étonna Barak.

— Je pensais m’éloigner quelque peu afin de vous permettre de discuter librement de cette affaire.

— Oh ! ça va, Mandorallen, rasseyez-vous, fit Barak, agacé. Je ne dirais rien dans votre dos que je n’oserais vous dire en face.

Allongée près du feu, la tête dans le giron de Hettar, la jument poussa un nouveau grognement.

— Le remède est bientôt prêt, Polgara ? s’inquiéta l’Algarois.

— Pas encore.

Elle se retourna vers Ce’Nedra qui pilait soigneusement des feuilles séchées dans une petite tasse avec le dos d’une cuillère.

— Un peu plus fin, mon chou, lui conseilla-t-elle.

Durnik était debout, les jambes écartées, au-dessus de la jument, les mains sur son ventre distendu.

— Nous allons peut-être être obligés de retourner le poulain, annonça-t-il gravement. Je pense qu’il essaie de sortir dans le mauvais sens.

— Ne vous y risquez pas pour le moment ; voyons d’abord si ça va marcher, commenta tante Pol.

Elle tapota doucement un pot de terre pour en faire tomber une poudre grisâtre dans son chaudron bouillonnant, puis, prenant la tasse de feuilles pilées des mains de Ce’Nedra, les ajouta dans le récipient en touillant énergiquement.

— Je pense, Messire Barak, reprit Mandorallen d’un ton pressant, que point n’as pleinement considéré l’importance de ce que je viens de Te dire.

— Mais si, mais si. Bon, une fois, vous avez eu une peur bleue. Il n’y a vraiment pas de quoi se mettre la rate au court-bouillon. Ça nous arrive à tous de temps à autre.

— Je ne puis vivre avec cette notion. Je vis dans la crainte perpétuelle que cela revienne m’ôter tout courage, sans jamais savoir où et quand cela se produira.

— Vous avez peur d’avoir peur ? fit Durnik, surpris, en levant les yeux de la jument.

— Tu ne puis, mon bon ami, savoir quel effet cela fait, répondit Mandorallen.

— Vous aviez l’estomac noué, la bouche sèche et l’impression qu’on vous tordait le cœur comme une serpillière ?

Mandorallen accusa le coup.

— J’en ai été victime assez souvent pour savoir avec précision l’effet que ça fait, confia Durnik.

— Toi ? Mais Tu es au nombre des hommes les plus braves qu’il m’ait été donné de rencontrer !

— Je suis comme les autres, Mandorallen, répondit Durnik avec un sourire tordu. Et les hommes comme les autres vivent dans une crainte perpétuelle. Vous l’ignoriez ? Ils ont peur du temps et des grands de ce monde, peur de la nuit et des monstres tapis dans les ténèbres, peur de vieillir et de la mort. Il y en a même qui ont peur de vivre. Les hommes ordinaires ont peur à chaque minute de leur vie, ou presque.

— Mais comment pouvez-vous supporter cela ?

— Comme si on avait le choix ! La peur fait partie de la vie, Mandorallen. On ne peut rien y changer. Vous vous y ferez. Après l’avoir revêtue tous les matins comme une vieille tunique, vous ne pourrez plus vous en passer. Ça , aide parfois d’en rire – parfois.

— D’en rire ?

— Ça montre à la peur qu’on est bien conscient de sa présence mais qu’il en faudrait un peu plus pour nous empêcher d’aller de l’avant et de faire notre devoir, poursuivit Durnik en palpant doucement le ventre de la jument. Il y en a qui crient, qui jurent et qui vocifèrent. Ça doit faire à peu près le même effet. Chacun met au point une technique personnelle pour vivre avec. Moi, je préfère en rire. Ça me paraît plus approprié, je ne sais pas pourquoi.

Mandorallen parut s’abîmer dans une profonde réflexion ; les paroles de Durnik faisaient leur chemin dans sa conscience.

— J’y songerai, déclara enfin le chevalier d’un ton solennel. Fort se pourrait, ô ami, que je Te doive plus que la vie pour Tes aimables conseils.

La jument émit un nouveau grognement, une plainte profonde, déchirante.

— Il faut que nous le retournions, Dame Pol, décida Durnik en se redressant et commençant à retrousser ses manches. Et vite, ou nous allons les perdre tous les deux, le poulain et la mère.

— Je vais d’abord lui donner ça, répondit-elle en versant un peu d’eau fraîche dans son chaudron bouillonnant. Tenez-lui la tête, demanda-t-elle à Hettar.

L’Algarois acquiesça d’un hochement de tête et passa fermement ses bras autour de la tête de la jument en gésine.

— Garion, fit tante Pol en faisant couler des cuillerées de liquide entre les dents de l’animal, tu devrais aller avec Ce’Nedra voir ce que font Silk et ton grand-père.

— Vous avez déjà retourné un poulain, Durnik ? interrogea Hettar d’une voix angoissée.

— Un poulain, jamais, mais des veaux, plus d’une fois. Il ne doit pas y avoir tellement de différence entre une jument et une vache.

Barak se leva précipitamment, un peu verdâtre sur les bords.

— Moi, je vais voir ce que fabriquent Garion et la princesse, gronda-t-il. Je ne vois pas en quoi je pourrais vous être utile par ici.

— Je T’accompagne, proclama Mandorallen, pas tellement plus à l’aise. Mieux vaut, ce me semble, laisser à nos amis toute la place de jouer leur rôle de sage-femme.

Tante Pol contempla avec un petit sourire les farouches guerriers qui s’éloignaient sans demander leur reste.

De l’autre côté de l’immense table de pierre, Silk et sire Loup observaient une nouvelle ouverture circulaire dans le mur iridescent.

— Je n’avais encore jamais vu de fruits de ce genre, avouait le petit homme.

— Le contraire m’eût étonné, commenta sire Loup.

— Ils ont l’air tellement frais... On dirait qu’on vient de les cueillir.

Silk ne put s’empêcher de tendre la main vers les fruits.

— A votre place, je n’y toucherais pas, l’avertit sire Loup.

— Je me demande quel goût ils peuvent avoir.

— Ça ne peut pas vous faire de mal de vous le demander, alors que d’y goûter, si.

— Je déteste les questions sans réponse.

— Vous vous en remettrez. Comment ça va, là-bas ? s’enquit sire Loup en se tournant vers Garion et les autres.

— D’après Durnik, il va falloir retourner le poulain, l’informa Barak. Nous nous sommes dit que nous n’avions pas besoin de rester dans leurs jambes.

Sire Loup eut un hochement de tête compréhensif.

— Silk ! s’écria-t-il sans se retourner.

— Pardon, fit Silk en retirant précipitamment sa main.

— Vous feriez mieux de ficher le camp d’ici ; vous allez finir par avoir des ennuis.

— C’est ma spécialité, reconnut Silk en haussant les épaules.

— Faites ce que je vous dis. Je ne vais pas passer mon temps à vous surveiller, reprit sire Loup d’un ton rigoureux tout en glissant ses doigts sous les bandages salis et passablement effilochés pour se gratter férocement le bras. Bon, maintenant ça suffit. Garion, tu vas me débarrasser de ce truc-là, ordonna-t-il en lui tendant son bras.

— Ah, ne compte pas sur moi pour ça, protesta le jeune garçon en reculant d’un pas. Je ne tiens pas à me faire patafioler par tante Pol.

— Ne dis pas de bêtises. Silk, vous allez bien faire ça pour moi.

— Vous me dites de ne pas chercher les ennuis et vous voudriez que je contrarie Polgara ? Vous manquez de suite dans les idées, Belgarath.

— Oh ! allez, donnez-moi ça, s’exclama Ce’Nedra.

Elle s’empara du bras du vieil homme et tenta de défaire les nœuds avec ses petits doigts.

— Mais vous vous rappellerez que c’est vous qui me l’avez demandé. Garion, passe-moi ton couteau.

Garion lui tendit sa lame non sans répugnance. La princesse coupa les bandages et commença à les défaire. Les attelles tombèrent sur le sol de pierre avec un petit claquement.

— Vous êtes une adorable petite fille, roucoula sire Loup en lui dédiant un grand sourire et en se grattant le bras avec volupté.

— A charge de revanche, précisa-t-elle.

— C’est bien une Tolnedraine, observa Silk.

Une heure plus tard, tante Pol fit le tour de la table et vint vers eux, l’air sombre.

— Comment va la jument ? demanda très vite Ce’Nedra.

— Elle est très faible, mais je pense qu’elle s’en tirera.

— Et son petit ?

— Nous sommes arrivés trop tard. Nous avons tout essayé mais nous n’avons pas réussi à lui faire pousser le premier soupir, annonça-t-elle, navrée.

Ce’Nedra étouffa un petit cri et devint blanche comme un linge.

— Vous n’allez tout de même pas renoncer comme ça ? accusa-t-elle.

— Il n’y a plus rien à faire, mon petit chou, expliqua tristement tante Pol. Il a trop attendu. Il n’avait plus en lui les forces nécessaires.

Ce’Nedra leva sur elle un regard incrédule.

— Mais enfin, vous devez faire quelque chose ! implora-t-elle. Vous êtes sorcière, oui ou non ? Alors ne restez pas là comme ça, les bras ballants !

— Je regrette, Ce’Nedra, mais c’est une barrière que nous ne pouvons franchir. Nous n’en avons pas le pouvoir.

Alors la petite princesse poussa un gémissement et éclata en sanglots. Tante Pol l’entoura de ses deux bras, la serra contre elle pour la consoler tandis qu’elle pleurait à chaudes larmes.

Mais Garion s’était déjà levé. Il savait maintenant avec une lucidité absolue ce que la grotte attendait de lui et il réagissait sans réfléchir, sans courir, sans la moindre hâte. Il fit calmement le tour de la table de pierre et se dirigea vers le feu, de l’autre côté.

Hettar était l’incarnation même du chagrin. Il était assis par terre, le poulain mort dans les bras, la tête penchée sur lui si bien que sa mèche crânienne pareille à une crinière retombait sur le museau inerte du petit animal aux longues jambes grêles.

— Donnez-le-moi, Hettar, ordonna Garion.

— Garion, non ! protesta la voix angoissée de tante Pol, dans son dos.

Hettar leva les yeux sur lui. Son visage d’oiseau de proie était empli d’une profonde tristesse.

— Je veux le tenir, Hettar, insista doucement Garion.

Sans un mot, Hettar tendit à Garion le petit corps flasque, encore humide et luisant. Garion s’agenouilla et déposa le poulain par terre, devant le feu crépitant, puis il plaça les mains sur la minuscule cage thoracique et appuya doucement dessus.

— Respire ! chuchota-t-il.

— Nous avons déjà essayé, Garion, assura tristement Hettar. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir.

Garion commença à bander sa volonté.

— Ne fais pas ça, Garion, reprit tante Pol. C’est impossible, et tu vas te faire très mal si tu essaies.

Mais Garion ne l’entendait plus. La grotte lui parlait trop fort pour qu’il écoute quoi que ce fût d’autre. Il concentra toutes ses pensées sur le petit corps humide, sans vie, du poulain. Puis il tendit la main droite et posa la paume sur l’épaule couleur de châtaigne de la petite bête. Il avait l’impression de se trouver devant un mur nu, plus haut que tout au monde, une muraille impénétrable et d’un silence au-delà de toute expression. Il tenta de la repousser, mais elle ne céda pas. Il inspira profondément et s’engagea totalement dans le combat.

— Vis ! ordonna-t-il.

— Garion, arrête !

— Vis ! répéta-t-il en s’investissant plus profondément encore dans la lutte contre les ténèbres.

Trop tard, Pol, faisait la voix de sire Loup, quelque part. Il est allé trop loin.

— Vis ! intima à nouveau Garion.

La vague qui montait en lui surgit, si énorme qu’elle le vida complètement. Le scintillement des murs vacilla, puis tout à coup les parois de la caverne retentirent comme si une cloche était entrée en vibration dans les profondeurs de la montagne. La pulsation s’amplifia, emplissant la salle voûtée, puis les murs se mirent à briller d’un éclat éblouissant. Il fit aussi clair qu’en plein midi.

Le petit corps s’anima sous les mains de Garion et le poulain poussa un long soupir frémissant. Les autres réprimèrent un hoquet de surprise en voyant s’agiter ses petites jambes pareilles à des allumettes. Le poulain inspira à nouveau et ouvrit les yeux.

— C’est un miracle, s’exclama Mandorallen d’une voix étouffée.

— Peut-être encore plus que cela, corrigea sire Loup en scrutant le visage de Garion.

Le poulain fit des efforts désespérés pour se redresser, sa tête ballottant mollement au bout de son cou. Il rassembla ses jambes sous son corps et parvint enfin à se relever, puis il se tourna instinctivement vers sa mère et trottina jusqu’à elle pour se faire dorloter. Sa robe qui était d’un brun luisant, uniforme, avant que Garion l’effleure, portait maintenant à l’épaule une marque blanche, incandescente, exactement pareille à celle que Garion avait dans la paume.

Garion se releva tant bien que mal, écarta les autres et s’éloigna en titubant. Il alla d’une démarche mal assurée vers la source glacée qui murmurait dans le creux du mur et s’aspergea la tête et le cou. Il resta longtemps, très longtemps agenouillé devant la fontaine, haletant et tremblant de tous ses membres. Puis il sentit quelque chose lui effleurer le coude, presque timidement. Il releva la tête avec lassitude. Le poulain, maintenant plus assuré sur ses jambes, était debout à côté de lui et le regardait, ses yeux liquides emplis d’adoration.

Chapitre 9

Le lendemain matin, les éléments déchaînés s’étaient apaisés. Ils passèrent néanmoins la journée dans la grotte pour laisser le temps à la jument de se remettre et à son petit de prendre des forces. Garion commençait à le trouver un peu collant. Il ne pouvait pas faire un pas sans que le poulain le suive de ses yeux humides de tendresse et l’animal n’arrêtait pas de lui fourrer son museau dans les côtes. Les autres chevaux le regardaient aussi d’une drôle de façon, comme s’ils étaient muets de respect. Tout ça était plutôt embarrassant.

Le lendemain matin, ils débarrassèrent soigneusement la caverne de toute trace de leur passage. Ce fut une opération spontanée ; personne ne la leur avait soufflée, ils ne s’étaient pas concertés, mais tous s’y livrèrent sans discuter.

Au moment de partir, Durnik s’arrêta sur le pas de la porte et jeta un coup d’œil en arrière, dans la salle voûtée.

— Le feu brûle toujours, observa-t-il, ennuyé.

— Il s’éteindra tout seul après notre départ, avança sire Loup. D’ailleurs, vous pourriez tout essayer, je ne pense pas que vous arriveriez à l’éteindre.

— Vous devez avoir raison, convint Durnik en hochant sobrement la tête.

— Ferme la porte, Garion, ordonna tante Pol lorsqu’ils eurent fait sortir tous les chevaux de la grotte.

Un peu embarrassé, Garion prit le bord de la gigantesque porte de fer et la tira vers lui. L’énorme Barak s’était arc-bouté dessus sans parvenir à la faire bouger d’un millimètre ; mais elle se déplaça aisément sitôt que la main de Garion l’eût effleurée. Une seule traction suffit à la refermer en douceur. Les deux bords massifs se rapprochèrent avec un vacarme retentissant, ne laissant qu’une ligne fine, presque imperceptible, à l’endroit où elles se rejoignaient.

Le regard perdu dans le vide, sire Loup posa doucement la main sur le métal rouillé, puis il se détourna avec un soupir et les ramena le long de la corniche, vers le sentier qu’ils avaient suivi deux jours plus tôt.

Ils remontèrent en selle de l’autre côté de l’épaulement rocheux et redescendirent à flanc de montagne entre les blocs de pierre éboulés et les plaques verglacées. Quelques lieues après le col, ils retrouvèrent les premiers buissons et les arbres rabougris. Le vent soufflait toujours avec force, mais le ciel était bleu et seuls quelques nuages cotonneux filaient au-dessus de leur tête, étrangement proches.

Une fois de plus, Garion chercha la compagnie de sire Loup. Il était encore troublé par ce qui s’était passé dans la grotte et avait désespérément besoin de mettre les choses à plat.

— Grand-père, commença-t-il.

— Oui, Garion ? fit le vieil homme en émergeant de sa torpeur.

— Pourquoi tante Pol a-t-elle essayé de m’empêcher ? Pour le poulain, je veux dire ?

— Parce que c’était dangereux, répondit le vieil homme. Très dangereux.

— Mais pourquoi ?

— Lorsqu’on tente de faire quelque chose d’impossible, on risque d’y mettre trop d’énergie ; et si on n’arrête pas à temps, ça peut être fatal.

— Comment ça, fatal ?

— On se vide complètement de ses forces, expliqua sire Loup en hochant la tête. Et on n’en a plus assez pour faire battre son cœur.

— Ah, je ne savais pas.

C’était un choc pour Garion.

Sire Loup baissa la tête pour éviter une branche basse.

— Evidemment.

— Mais tu dis toujours que rien n’est impossible... ?

— Dans les limites de la raison, Garion. Dans les limites de la raison.

Ils poursuivirent pendant quelques instants en silence, l’épais tapis de mousse qui couvrait le sol sous les arbres assourdissant le bruit des sabots de leurs chevaux.

— Je ferais peut-être mieux de me renseigner un peu sur tout ça, déclara enfin Garion.

— Ce ne serait pas une mauvaise idée. Qu’est-ce que tu voudrais savoir ?

— Tout, je crois.

Sire Loup éclata de rire.

— Ça risque de prendre un moment.

— C’est si compliqué que ça ?

Garion sentait son cœur se changer en pierre.

— Non. En fait, c’est très simple, mais les choses les plus simples sont toujours les plus dures à expliquer.

— Ça n’a pas de sens, répliqua Garion, un peu agacé.

— Ah bon ? commenta sire Loup en le regardant d’un air amusé. Je peux te poser une question simple, alors ? Combien font deux et deux ?

— Quatre, répondit promptement Garion.

— Pourquoi ?

— C’est comme ça... pataugea lamentablement Garion, avant de s’interrompre.

— Mais pourquoi ?

— Il n’y a pas de raison. C’est comme ça, c’est tout.

— Il y a une raison à tout, Garion.

— D’accord. Alors pourquoi deux et deux font-ils quatre ?

— Je n’en sais rien, admit sire Loup. Je pensais que tu le savais peut-être.

Ils passèrent devant un chicot d’arbre tout tordu et d’un blanc d’ossements sur le bleu intense du ciel.

— Nous n’arriverons à rien de cette façon-là, conclut Garion, encore plus troublé.

— A vrai dire, je pense que nous avons déjà fait pas mal de chemin, rétorqua sire Loup. Que voudrais-tu savoir au juste ?

— Qu’est-ce que c’est que la sorcellerie ? lança abruptement Garion, comme il savait si bien le faire.

— Je te l’ai déjà dit une fois. Le Vouloir et le Verbe.

— Oui, mais ça ne veut vraiment rien dire, tu sais.

— D’accord, alors on va essayer autrement : la sorcellerie consiste à faire des choses avec son esprit au lieu de ses mains. La plupart des gens ne l’utilisent pas car il est plus facile de faire les choses grâce à l’autre moyen, au début du moins.

— Ça n’a pourtant pas l’air très difficile, constata Garion en fronçant les sourcils.

— Tu as toujours agi à la faveur d’une impulsion. Tu n’as jamais pris le temps de réfléchir à la façon de procéder, tu t’es borné à le faire.

— C’est plus facile comme ça, non ? Je veux dire, pourquoi ne pas se contenter d’agir sans se poser de questions ?

— Parce que la sorcellerie spontanée est une magie de troisième catégorie – rigoureusement incontrôlée. Tout peut arriver si on laisse libre cours à sa force mentale. Elle n’a aucune moralité propre. Le bon ou le mal est issu de toi, pas de la sorcellerie.

— Alors, quand j’ai fait brûler Asharak c’était bien moi et pas la sorcellerie, c’est ça, hein ? observa Garion, un peu malade à cette idée.

Sire Loup hocha gravement la tête.

— Ça te réconfortera peut-être de penser que tu as aussi donné vie au poulain. L’un dans l’autre, ça s’équilibre.

Garion jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à la petite bête qui gambadait derrière lui comme un chiot.

— Tu veux dire qu’il y a du bon et du mauvais dans la sorcellerie.

— Non, rectifia sire Loup. Le bien et le mal n’ont rien à voir là-dedans. Et tu ne gagnerais rien à méditer pendant des heures sur la façon de l’employer. On peut tout faire avec, enfin, presque tout. Tu pourrais raboter le haut des montagnes, replanter tous les arbres la tête en bas ou colorer les nuages en vert si tel était ton bon plaisir. Ce que tu dois te demander ce n’est pas si tu peux le faire mais si tu dois le faire.

— Tu as dit presque tout, remarqua rapidement Garion.

— J’y venais, fit sire Loup.

Il regardait pensivement un nuage bas – vieil homme à l’allure ordinaire avec sa tunique couleur de rouille et son capuchon gris en train de contempler le ciel.

— Il y a une chose qui est rigoureusement interdite, reprit-il. Tu ne peux rien détruire – jamais.

Stupeur de Garion.

— J’ai bien détruit Asharak, non ?

— Eh non. Tu l’as tué, ce n’est pas pareil. Tu y as mis le feu et il est mort brûlé. Détruire une chose, c’est tenter d’annihiler sa création. Et ça, c’est interdit.

— Qu’arriverait-il si j’essayais ?

— Ton pouvoir se retournerait contre toi et tu serais aussitôt anéanti.

Garion cilla et se sentit glacé d’épouvante : il avait bien failli franchir cette ligne interdite lors de la confrontation avec Asharak.

— Comment fait-on la différence ? demanda-t-il d’une voix altérée. Je veux dire, pour expliquer qu’on a juste l’intention de tuer une personne et pas de la détruire ?

— Ce n’est pas un sujet d’expérience. Si tu as vraiment envie de tuer quelqu’un, passe-lui ton épée au travers du corps. Cela dit, j’espère que tu n’auras pas trop souvent l’occasion de te livrer à ce genre d’exercice.

Ils s’arrêtèrent pour faire boire les chevaux auprès d’un petit ruisseau qui babillait sur les pierres couvertes de mousse.

— Tu vois, Garion, poursuivit sire Loup. Le but ultime de l’univers est de créer des choses. Tu ne penses tout de même pas qu’il va te laisser passer derrière lui pour détruire ce qu’il s’est donné le mal de construire. En tuant quelqu’un, tu lui infliges une modification mineure. Tu le fais passer de l’état de vie à celui de mort, mais il est toujours là. Le détruire, ce serait vouloir qu’il cesse entièrement d’exister. Lorsque tu te sens sur le point d’ordonner à quelque chose de « disparaître », de « fiche le camp » ou de « débarrasser le plancher », tu te rapproches dangereusement du point d’autodestruction. C’est la principale raison pour laquelle il faut tout le temps dominer nos émotions.

— Je ne savais pas, admit Garion.

— Maintenant tu le sais. N’essaie même pas de faire disparaître un simple caillou.

— Un caillou ?

— L’univers ne fait pas la différence entre un homme et une pierre, déclara le vieil homme en braquant sur lui un regard implacable. Il y a plusieurs mois maintenant que ta tante essaie de t’expliquer la nécessité de te dominer, et tu t’es opposé à elle tout du long.

Garion baissa la tête.

— Je ne savais pas ce qu’elle voulait dire, s’excusa-t-il.

— C’est parce que tu n’écoutais pas. C’est un de tes gros défauts, Garion.

Garion s’empourpra.

— Comment t’es-tu rendu compte pour la première fois que tu pouvais... euh, faire des choses ? demanda-t-il très vite, avide de changer de sujet.

— C’était vraiment idiot. C’est toujours comme ça, la première fois.

— Que s’est-il passé ?

— Je voulais déplacer un gros rocher, répondit sire Loup en haussant les épaules. Mes bras et mon dos n’avaient pas la force nécessaire, mais mon esprit, lui, y est arrivé. Après cela, je n’ai pas eu le choix ; j’ai été bien obligé d’apprendre à vivre avec, car une fois qu’on a déclenché le processus, on ne peut plus revenir en arrière. C’est un tournant de la vie ; à partir de là, il faut apprendre à se dominer.

— On en revient toujours à ça, hein ?

— Eh oui. En fait, ce n’est pas si difficile. Regarde Mandorallen. (Il tendit le doigt vers le chevalier qui chevauchait à côté de Durnik. Les deux hommes étaient plongés dans une grande discussion.) Mandorallen est un brave garçon, honnête, sincère, d’une noblesse renversante – mais soyons francs : jusqu’à aujourd’hui, son esprit n’avait jamais été effleuré par une idée originale. Il tente de vaincre sa peur, et apprendre à la surmonter l’oblige à réfléchir – pour la première fois de sa vie, peut-être. C’est pénible, mais il le fait. Si Mandorallen peut apprendre à maîtriser sa peur, limité comme il est, tu peux sûrement apprendre à exercer le même genre de contrôle sur d’autres émotions. Tu es tout de même un peu plus malin que lui.

Silk, qui était parti en éclaireur, revint vers eux.

— Belgarath, il y a quelque chose à une demi-lieue devant nous. Je crois que vous feriez bien d’y jeter uni coup d’œil.

— Très bien, répondit sire Loup. Réfléchis à ce que je viens de te dire, Garion. Nous en reparlerons un peu plus tard.

Puis il suivit Silk au galop entre les arbres.

Garion médita les paroles du vieil homme. Ce don qu’il avait si peu appelé de ses vœux l’investissait d’une responsabilité écrasante, c’était bien là le plus embêtant.

Le poulain gambadait à côté de lui, fonçant entre les arbres et revenant au galop, ses petits sabots crépitant sur le sol détrempé. Il s’arrêtait régulièrement pour regarder Garion, les yeux pleins d’amour et de confiance.

— Oh, ça suffit, s’exclama Garion.

Le poulain repartit ventre à terre.

La princesse Ce’Nedra se rapprocha de Garion.

— De quoi parliez-vous, Belgarath et toi ? s’informa-t-elle.

— Oh, d’un tas de choses, esquiva Garion en haussant les épaules.

Il remarqua aussitôt une petite crispation autour de ses yeux. Il la connaissait depuis plusieurs mois maintenant, et avait appris à déceler ces imperceptibles signaux de danger : la princesse cherchait la bagarre. Avec une lucidité stupéfiante, il analysa la raison de son agressivité larvée. Elle avait été profondément choquée par ce qui s’était passé dans la grotte, et la princesse Ce’Nedra n’aimait pas être choquée. Pour tout arranger, elle avait fait des avances au poulain dans l’espoir évident d’en faire sa chose, et l’animal l’avait superbement ignorée ; il réservait l’exclusivité de ses attentions à Garion, allant jusqu’à se désintéresser de sa mère sauf quand il avait faim. Or s’il y avait une chose que Ce’Nedra détestait plus encore que d’être choquée, c’était bien d’être ignorée. Garion se rendit compte avec ennui qu’il n’y couperait pas : il allait y avoir du grabuge.

— Je ne voudrais pas m’immiscer dans une conversation personnelle, répliqua-t-elle d’un ton acerbe.

— Ça n’avait rien de personnel. Nous parlions de la sorcellerie et de la façon d’éviter les accidents. Je n’ai pas envie de faire de bêtises.

Elle rumina sa réponse en cherchant ce qu’elle pouvait avoir d’agressif. Son innocuité sembla ajouter à sa rogne.

— Je ne crois pas à la sorcellerie, annonça-t-elle platement.

A la lumière des récents événements, cette déclaration avait quelque chose de parfaitement absurde et elle parut s’en rendre compte aussitôt. Ses yeux se durcirent encore un peu.

— D’accord, conclut Garion avec un soupir résigné. Vous avez une querelle particulière à vider, ou simplement l’intention de vous mettre à brailler puis de faire la paix tout en continuant à avancer ?

— Brailler ? Sa voix grimpa de plusieurs octaves. Brailler ?

— Glapir, si vous préférez, suggéra-t-il d’un ton aussi injurieux que possible.

Puisque l’empoignade était inévitable, autant lui balancer quelques vannes tout de suite ; après, elle allait hausser le ton et il n’arriverait plus à se faire entendre.

GLAPIR ? glapit-elle.

Ils se chamaillèrent pendant un bon quart d’heure avant que Barak et tante Pol viennent les séparer. Tout bien considéré, ce n’était pas une très bonne prise de bec. Garion était un peu trop préoccupé pour mettre vraiment du cœur dans les insultes qu’il lançait à la petite jeune fille et la nervosité de Ce’Nedra privait ses répliques de leur impact coutumier. Vers la fin, le débat avait dégénéré en une répétition fastidieuse de « sale gosse trop gâtée » et de « paysan borné », auxquels les montagnes apportaient un écho sans fin.

Sire Loup et Silk ne tardèrent pas à les rejoindre.

— Pourquoi tous ces cris et ces hurlements ? interrogea sire Loup.

— Les enfants s’amusent, répliqua tante Pol en foudroyant Garion du regard.

— Où est passé Hettar ? demanda Silk.

— Il ferme la marche, répondit Barak.

Il se retourna ; le grand Algarois n’était pas derrière les chevaux de bât. Barak fronça les sourcils.

— Il était juste derrière nous. Il s’est peut-être arrêté un moment pour laisser reposer son cheval ou je ne sais quoi.

— Sans rien dire ? objecta Silk. Ce n’est pas son genre. Et ça ne lui ressemble pas non plus de laisser les chevaux de bât tout seuls.

— Il devait avoir une bonne raison, intervint Durnik.

— Je vais voir, proposa Barak.

— Non, restez là, l’enjoignit sire Loup. Ne nous dispersons pas dans ces montagnes. Si l’un de nous doit rebrousser chemin, nous irons tous ensemble.

Ils attendirent. Le vent jouait dans les branches des pins, leur arrachant une plainte lugubre. Au bout d’un moment, tante Pol laissa échapper un soupir presque explosif.

— Le voilà ! s’exclama-t-elle d’un ton âpre. Il a pris du bon temps.

Hettar apparut loin au bout de la piste, avançant avec aisance à un trot allongé, sa mèche crânienne flottant au vent sur ses épaules gainées de cuir noir. Il menait par la bride deux chevaux sellés mais sans cavalier. Comme il se rapprochait, ils l’entendirent siffloter.

— Où étiez-vous passé ? lui demanda Barak.

— Il y avait des Murgos derrière nous, déclara Hettar comme si c’était une explication suffisante.

— Vous auriez pu me demander de vous accompagner, reprit Barak, froissé.

Hettar haussa les épaules.

— Ils n’étaient que deux. Ils montaient des chevaux algarois ; j’ai pris ça comme une injure personnelle.

— Vous trouvez toujours de bonnes raisons de prendre les choses pour une injure personnelle dès qu’il est question de Murgos, lança fraîchement tante Pol.

— Eh oui.

— Il ne vous est pas venu à l’idée de nous dire où vous alliez ? ajouta-t-elle.

— Ils n’étaient que deux, répéta Hettar. Je ne pensais pas rester très longtemps absent.

Elle inspira profondément, ses yeux lançant des éclairs.

— Laisse tomber, Pol, conseilla sire Loup.

— Mais...

— Tu ne le changeras pas, alors ne te mets pas dans tous tes états. D’ailleurs, je n’ai rien contre le fait de décourager nos poursuivants. Ces Murgos, enchaîna le vieil homme en se tournant vers Hettar, ignorant les regards noirs de tante Pol, faisaient-ils partie de l’escorte de Brill ?

— Non, répondit Hettar en secouant la tête. Ceux de Brill étaient du Sud et montaient des chevaux murgos. Ces deux-là venaient du Nord.

— Il y a une différence visible ? demanda Mandorallen, curieux.

— Leur armure n’est pas tout à fait pareille, et puis ceux du Sud ont le visage plus plat et sont un peu moins grands.

— Où ont-ils eu leurs chevaux algarois ? s’étonna Garion.

— C’étaient des pilleurs de troupeaux, commenta Hettar d’un ton morne. Les chevaux algarois ont beaucoup de valeur à Cthol Murgos et certains Murgos ont la sale habitude de s’introduire en Algarie pour y voler les chevaux. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour les en décourager.

— Ces chevaux ne me paraissent pas en grande forme, observa Durnik en regardant les deux bêtes efflanquées. On les a trop poussés et les coups de cravache leur ont entaillé la peau.

— Autre raison de détester les Murgos, conclut Hettar d’un ton sinistre.

— Vous les avez enterrés ? s’informa Barak.

— Non. Je les ai laissés bien en vue, à l’intention de leurs acolytes. Je me suis dit que ça pourrait avoir un effet dissuasif sur nos éventuels poursuivants.

— Tout indique que nous ne sommes pas les premiers à passer par ici, nota Silk. J’ai trouvé les traces d’une douzaine de cavaliers un peu plus loin.

— Allons, il fallait s’y attendre, coupa sire Loup en se grattant la barbe. Ctuchik a envoyé ses Grolims en force, et Taur Urgas fait probablement patrouiller dans la région. Je suis sûr qu’ils aimeraient bien nous mettre le grappin dessus. Nous avons intérêt à aller au Val le plus vite possible. Une fois là-bas, on ne nous ennuiera plus.

— Ils ne risquent pas de nous suivre jusque-là ? s’enquit Durnik en regardant autour de lui d’un air inquiet.

— Pas de danger. Sous aucun prétexte les Murgos ne mettraient les pieds au Val. L’Esprit d’Aldur y est encore et les Murgos ont une peur bleue de lui.

— A combien de jours sommes-nous du Val ? questionna Silk.

— Quatre ou cinq, en allant vite, répondit sire Loup.

— Eh bien, ne nous éternisons pas ici.

Chapitre 10

Dans les hauteurs on se serait presque cru en hiver, mais le temps retrouva une clémence automnale lorsqu’ils redescendirent des montagnes. Les collines qui entouraient Maragor étaient couvertes de forêts de sapins et d’épicéas, et le sol entre les grands arbres était tapissé d’un épais sous-bois. Mais si de ce côté l’espèce dominante était encore le pin, il ne poussait pas grand-chose en dessous. L’air semblait aussi plus sec, et les coteaux étaient tapissés de grandes herbes jaunes.

Ils traversèrent toute une zone où les feuilles des buissons clairsemés étaient d’un rouge vif ; mais au fur et à mesure qu’ils descendaient, le feuillage tourna d’abord au jaune puis de nouveau au vert. Garion trouva étrange ce revirement de saison ; il lui semblait violer toutes ses notions de l’ordre établi. Quand ils arrivèrent dans les contreforts des monts qui enserraient le Val d’Aldur, c’était à nouveau la fin de l’été, un été doré et un peu poussiéreux. La région grouillait de patrouilles murgos, ils en avaient sans cesse la preuve, mais ils n’en rencontrèrent aucune. Puis ils franchirent une frontière indéfinissable, et à partir de là ils ne virent plus une seule trace de leur passage.

Ils longèrent un torrent impétueux qui rugissait en cascadant sur des roches rondes, luisantes. C’était l’un des nombreux affluents du cours supérieur de l’Aldur. Ce large fleuve courait à travers la vaste plaine d’Algarie et allait se jeter dans le golfe de Cherek, huit cents lieues plus loin, au nord-ouest.

Le Val d’Aldur était une vallée luxuriante enclose entre les deux chaînes de montagnes qui formaient l’épine dorsale du continent. Des cerfs et des chevaux sauvages paissaient, doux comme du bétail, dans l’émeraude de la prairie, semée, çà et là, d’immenses arbres isolés. Des alouettes tournaient et viraient dans le ciel, l’emplissant de leur chant. Comme la petite troupe s’engageait dans la vallée, Garion remarqua que les oiseaux semblaient se rassembler sur le passage de tante Pol, les plus hardis allant jusqu’à se poser sur ses épaules en pépiant et en gazouillant en signe de bienvenue et d’adoration.

— C’est vrai, j’avais oublié, grommela sire Loup à Garion. Nous allons avoir du mal à capter son attention pendant quelques jours.

— Ah bon ?

— Oui, tous les oiseaux du Val vont lui rendre une petite visite. C’est comme ça chaque fois que nous venons par ici. Les oiseaux sont fous d’elle.

Dans le concert de piaillements, Garion crut reconnaître un murmure assourdi, comme un chuchotement, qui répétait : « Polgara, Polgara, Polgara. »

— C’est mon imagination, ou ils parlent pour de bon ?

— Je suis surpris que tu ne les aies pas entendus plus tôt, railla sire Loup. Depuis dix lieues, tous les oiseaux piaillent son nom.

« Regarde-moi, Polgara, regarde-moi ! » semblait dire une alouette en décrivant autour d’elle une série de loopings et de piqués.

Polgara la gratifia d’un gentil sourire et le petit volatile redoubla d’efforts.

— C’est la première fois que j’entends ça, s’émerveilla Garion.

— Ils lui parlent sans arrêt, commenta sire Loup. Ça peut durer des heures. Voilà pourquoi elle a parfois l’air un peu absente. Elle écoute les oiseaux. Ta tante évolue dans un monde peuplé de conversations.

— J’ignorais cela.

— Rares sont ceux qui le savent.

Pendant toute la descente, le poulain s’était contenté de suivre Garion en trottinant assez calmement, mais en arrivant dans la belle herbe verte du Val, il devint littéralement fou de joie. Il s’élança dans la prairie à une vitesse stupéfiante, se roula dans l’herbe en agitant ses petites pattes grêles dans tous les sens, et se mit à décrire d’interminables arabesques dans les contreforts des collines. Puis, ayant repéré un troupeau de cerfs qui paissaient tranquillement, il fonça dans le tas, les dispersant, et courut après eux.

— Reviens ! hurla Garion.

— Il ne t’entend pas, remarqua Hettar qui suivait les ébats du petit cheval avec le sourire. Ou plutôt il fait semblant de ne pas t’entendre. Il s’amuse trop.

Reviens ici tout de suite ! fit mentalement Garion.

Il y était peut-être allé un peu fort. Les pattes avant du poulain se raidirent et l’animal s’immobilisa presque sur place, puis il fit volte-face et revint vers Garion au petit trot, l’air soumis, le regard humble.

— Sale bête ! gronda Garion.

Le poulain baissa le nez d’un air penaud.

— Ne l’engueule pas comme ça, protesta sire Loup. Tu as été jeune, toi aussi.

Garion regretta aussitôt ses paroles et se pencha pour lui tapoter le garrot.

— Allez, ça va, dit-il d’un ton d’excuse.

Le petit animal braqua sur lui un regard éperdu de reconnaissance et se remit à folâtrer dans l’herbe haute, mais sans plus s’éloigner maintenant.

La princesse Ce’Nedra n’en avait pas perdu une miette. D’ailleurs, il avait l’impression qu’elle ne le quittait pas des yeux, allez savoir pourquoi. Elle le regardait d’un air méditatif en s’enroulant un bout de mèche autour d’un doigt et en le suçotant. Garion ne pouvait pas se retourner sans la voir un doigt dans la bouche, en train de se mâchouiller les cheveux, les yeux braqués sur lui. Et il aurait été bien en peine de dire pourquoi, mais ça l’énervait considérablement.

— S’il était à moi, je ne serais pas si méchante avec lui, déclara-t-elle d’un ton accusateur en retirant ses cheveux de sa bouche.

Garion s’abstint de répondre.

En avançant dans la vallée, ils passèrent devant trois tours en ruine, plantées à une certaine distance les unes des autres et apparemment très anciennes. Chacune semblait faire à l’origine une soixantaine de pieds de haut, mais le passage des siècles et son cortège d’intempéries les avaient considérablement érodées. La dernière des trois était complètement noircie et donnait l’impression d’avoir été la proie d’un formidable incendie.

— Il y a eu la guerre par ici, ou quoi, Grand-père ? se renseigna Garion.

— Ce n’est pas ça, rectifia sire Loup d’un ton mélancolique. Ces tours appartenaient à mes frères. Celle-ci était celle de Belsambar. L’autre, là-bas, appartenait à Belmakor. Ils sont morts il y a bien longtemps.

— Je croyais que les sorciers ne mouraient jamais.

— Ils ont perdu le goût de vivre – ou l’espoir. Et ils ont mis fin à leurs jours.

— Ils se sont tués ?

— D’une certaine manière. Enfin, c’est un peu plus compliqué que ça.

Garion n’insista pas ; apparemment, le vieil homme n’avait pas envie d’entrer dans les détails.

— Et l’autre – celle qui a brûlé ? A qui était-elle ?

— A Belzedar.

— C’est vous, les autres sorciers et toi, qui avez fait ça quand il est parti avec Torak ?

— Non, il y a mis le feu lui-même. Sans doute pour nous montrer qu’il ne faisait plus partie de notre fraternité. Belzedar a toujours eu le goût du mélodrame.

— Et ta tour à toi, où est-elle ?

— Plus loin, dans le Val.

— Tu me la montreras ?

— Si tu veux.

— Et tante Pol, elle avait une tour, elle aussi ?

— Non. Quand elle était petite, elle habitait avec moi, et après nous avons parcouru le monde. Nous n’avons jamais trouvé le temps de lui en construire une.

Ils passèrent la fin de la journée à cheval et s’arrêtèrent, en fin d’après-midi seulement, sous un arbre immense, seul au centre d’une vaste pâture et qui ombrageait de sa ramure une zone considérable. Ce’Nedra s’empressa de mettre pied à terre et courut vers le gigantesque tronc, ses cheveux de feu voltigeant derrière elle.

— Il est magnifique ! s’exclama-t-elle en posant ses mains sur l’écorce rugueuse avec un respect affectueux.

— Ah, ces Dryades ! plaisanta sire Loup en hochant la tête. La vue d’un arbre leur fait perdre la tête !

— Je ne vois pas ce que c’est, observa Durnik en fronçant les sourcils. Ce n’est pas un chêne...

— C’est peut-être une espèce méridionale, suggéra Barak. Je n’en ai jamais vu de pareil moi non plus.

— Il est très vieux, intervint Ce’Nedra, en posant tendrement sa joue sur le tronc de l’arbre. Et il a une drôle de façon de parler – mais il m’aime bien.

— De quelle espèce peut-il s’agir ? s’étonna Durnik, le front soucieux.

L’arbre extraordinaire tenait en échec son éternel besoin de classement et de classification.

— Il est unique en son genre à la surface de la planète, répondit sire Loup. Nous ne lui avons jamais donné de nom, je pense. C’était l’arbre, et voilà tout. Il nous arrivait parfois de nous rencontrer ici.

— On dirait qu’il ne porte ni baies, ni fruits, ni graines d’aucune sorte, remarqua Durnik en examinant le sol sous les branches étendues.

— Il n’en a pas besoin. Je vous ai dit qu’il était seul de son espèce. Il a toujours été là – et il y sera jusqu’à la fin des temps. Il n’a pas besoin de se reproduire.

— Je n’ai jamais vu un arbre ne pas porter de graines, commenta Durnik, troublé.

— C’est un arbre assez spécial, Durnik, lui expliqua tante Pol. Il a surgi le jour où le monde est né et restera probablement debout aussi longtemps que le monde existera. Il a un autre but que la reproduction.

— Et quel peut donc être son but ?

— Nous l’ignorons, avoua sire Loup. Nous savons seulement que c’est le plus vieil arbre vivant au monde. Peut-être est-ce là sa raison d’être. Peut-être n’a-t-il d’autre utilité que de démontrer la continuité de la vie.

Ce’Nedra avait retiré ses chaussures et grimpait dans les grosses branches en poussant toutes sortes de petits bruits affectueux et de cris de délectation.

— La tradition établirait-elle, par hasard, une filiation entre les Dryades et les écureuils ? suggéra Silk.

Sire Loup se contenta de sourire.

— Si vous n’avez pas besoin de nous, nous avons quelque chose à faire, Garion et moi, annonça-t-il.

Tante Pol lui dédia un regard interrogateur.

— Le moment est venu de compléter un peu notre éducation, expliqua-t-il.

— Nous devrions arriver à nous en sortir sans vous, assura-t-elle. Vous serez revenus pour dîner ?

— Tu nous le garderas au chaud. Tu viens, Garion ?

Ils chevauchèrent en silence dans l’herbe verte de la prairie resplendissante sous le chaud soleil de l’après-midi. Garion était sidéré par le prodigieux changement d’attitude du vieil homme. Jusqu’alors, il lui avait toujours semblé vivre au jour le jour, prenant la vie comme elle venait, comptant sur la chance, son intelligence et, si nécessaire, ses pouvoirs pour s’en sortir. Mais depuis qu’il était entré au Val, il paraissait étrangement serein, comme si les événements chaotiques qui se déroulaient dans le monde extérieur étaient sans prise sur lui.

Une autre tour se dressait à une lieue de l’arbre environ. Une construction de pierre brute, ronde, plutôt trapue. Elle ne paraissait pas avoir de porte, juste quatre fenêtres en ogive placées près du sommet et qui regardaient vers les quatre points cardinaux.

— Tu disais que tu aimerais visiter ma tour, rappela sire Loup en mettant pied à terre. La voilà.

— Elle n’est pas en ruine, comme les autres.

— Je m’en occupe de temps en temps. Tu veux monter ?

— Où est la porte ? demanda Garion en mettant pied à terre.

— Ici, répondit sire Loup en indiquant du doigt l’une des énormes pierres de la paroi arrondie.

Garion eut un regard sceptique.

— C’est moi, déclara sire Loup en se plantant devant la pierre. Ouvre-toi.

La force intérieure dont Garion se sentit envahi à ces mots lui parut presque banale, ordinaire ; une impulsion quotidienne évoquant un mouvement si souvent répété qu’il n’avait plus rien de miraculeux. La roche pivota docilement sur elle-même, révélant une ouverture étroite, aux bords irréguliers. Sire Loup entra dans une salle obscure et fit signe à Garion de le suivre.

Garion se rendit compte que la tour n’était pas creuse, comme il le croyait. C’était plutôt une sorte de piédestal, juste évidé par un escalier en colimaçon.

— Allez, viens, ordonna sire Loup en commençant à gravir les marches de pierre usées. Attention à celle-ci, ajouta-t-il à mi-chemin, en indiquant l’une des larges pierres. Elle ne tient pas.

— Pourquoi ne la répares-tu pas ? s’enquit Garion en évitant de poser le pied sur la pierre descellée.

— J’en ai eu longtemps l’intention, mais je n’ai jamais trouvé le temps. Et je ne pense même plus à le faire quand je viens par ici, tellement j’y suis habitué maintenant.

La salle du haut de la tour était circulaire et très encombrée. Tout disparaissait sous une épaisse couche de poussière. Les tables étaient couvertes de rouleaux et de morceaux de parchemin, d’instruments et de maquettes très bizarres, de bouts de pierre et de verre, et même de quelques nids d’oiseaux. L’un des nids contenait une étrange baguette tellement tordue, contournée et biscornue que Garion n’arrivait pas à en suivre les circonvolutions des yeux. Il ramassa l’objet et le retourna entre ses mains en essayant d’y comprendre quelque chose.

— Qu’est-ce que c’est que ça, Grand-père ? demanda-t-il enfin.

— Un des jouets de Polgara, répondit le vieil homme d’un air absent en balayant la pièce poussiéreuse du regard.

— A quoi ça sert ?

— Il n’y avait que ça pour la faire tenir tranquille quand elle était petite. La tige n’a qu’un bout. Elle a passé cinq ans à essayer d’y comprendre quelque chose.

Garion détourna les yeux du fascinant petit bout de bois.

— C’est plutôt cruel de faire ça à un enfant.

— J’étais occupé, expliqua sire Loup. Elle avait une voix pénétrante quand elle était petite. Beldaran était une petite fille sage, heureuse de vivre, mais ta tante... Elle n’était jamais contente.

— Beldaran ?

— La sœur jumelle de ta tante, ajouta le vieil homme d’une voix traînante.

Il regarda tristement par l’une des fenêtres pendant quelques instants puis se détourna avec un soupir.

— Je devrais vraiment faire le ménage, commenta-t-il en considérant la poussière et les saletés accumulées dans la salle circulaire.

— Je vais t’aider, proposa Garion.

— Fais bien attention de ne rien casser, l’avertit le vieil homme. Il m’a fallu des siècles pour fabriquer certaines de ces choses.

Il se mit à faire le tour de la pièce en ramassant les objets et en les reposant au même endroit, soufflant de temps en temps sur les papiers pour les débarrasser d’une partie de la poussière accumulée dessus. Mais ses efforts resteraient vains, c’était évident.

Il s’arrêta devant un fauteuil bas, assez rustique, dont le dossier était tout usé, abîmé comme s’il avait été longtemps et souvent étreint par des griffes puissantes. Il soupira à nouveau.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’inquiéta Garion.

— Le fauteuil de Poledra, souffla sire Loup. Ma femme. Elle restait perchée là sans bouger, à me regarder... pendant des années, parfois.

— Perchée ?

— Oui. Elle adorait prendre la forme d’une chouette.

— Oh !

Garion n’y avait jamais réfléchi, mais si le vieil homme avait eu deux filles, tante Pol et sa sœur jumelle, il avait forcément été marié. Enfin, la prédilection de tante Pol pour les chouettes s’expliquait par l’affinité de la femme ténébreuse pour cet animal. Poledra et Beldaran, étaient étroitement impliquées dans son propre passé, il s’en rendait bien compte, mais il leur en voulait un peu, de façon tout à fait irrationnelle. Elles avaient partagé une époque de la vie – des vies – de sa tante et de son grand-père, qu’il ne connaîtrait jamais – qu’il ne pourrait jamais connaître.

Le vieil homme déplaça un parchemin et ramassa un dispositif étrange muni d’une loupe à un bout.

— Je croyais t’avoir perdu, toi ! dit-il à l’objet en le palpant affectueusement. Et tu étais là, sous ce parchemin, depuis tout ce temps !

— Qu’est-ce que c’est ? interrogea Garion.

— Une chose que j’ai faite quand je m’efforçais de comprendre la raison d’être des montagnes.

— La raison d’être ?

— Tout a une raison d’être, souligna sire Loup en brandissant l’instrument. Tu vois, il faut... (Il s’interrompit et reposa l’appareil sur la table.) Ce serait beaucoup trop compliqué à t’expliquer. Je ne suis même pas sûr de me souvenir exactement de la façon de l’utiliser. Je ne m’en suis pas servi depuis que Belzedar est arrivé au Val. A son arrivée, j’ai dû laisser mes études de côté pour lui apprendre. C’est inutile, déclara-t-il en considérant la crasse accumulée. Il n’y a pas moyen d’empêcher la poussière de revenir, de toute façon...

— Tu étais tout seul avant la venue de Belzedar ?

— Avec mon Maître. Sa tour était là-bas.

Sire Loup indiqua par la fenêtre du nord une structure de pierre, haute et élancée, à une demi-lieue de là.

— Il était vraiment là ? Pas seulement en esprit, je veux dire ?

— Non, il était bien là. C’était avant le départ des Dieux.

— Tu as toujours vécu ici ?

— Non. J’étais voleur ; je cherchais quelque chose à voler – enfin, ce n’est peut-être pas tout à fait ça. J’avais à peu près ton âge et j’étais mourant.

— Mourant ? répéta Garion, stupéfait.

— J’allais mourir de froid. J’avais quitté mon village natal l’année d’avant – après la mort de ma mère – et j’avais passé mon premier hiver au campement des Sans Dieux. Ils étaient très vieux, à ce moment-là.

— Les Sans Dieux ?

— Les Ulgos. Ou plutôt, ceux qui avaient décidé de ne pas suivre Gorim à Prolgu. Ils ne pouvaient plus avoir d’enfants et ils m’avaient accueilli à bras ouverts. Je ne parlais pas leur langue, à l’époque. Enfin, ils étaient aux petits soins pour moi, et ça me tapait sur les nerfs. Je m’étais enfui au printemps et je comptais revenir à l’automne, mais j’avais été pris dans une tempête de neige un peu précoce pas loin d’ici. J’étais tombé au pied de la tour de mon Maître pour y mourir – je ne savais pas que c’était une tour, alors. Dans la tourmente, on aurait dit un tas de pierres. Pour autant que je me souvienne, je m’apitoyais beaucoup sur mon sort à cet instant précis.

— Ça se comprend.

Garion eut un frisson. Il s’imaginait tout seul, en train de mourir.

— Je devais renifler, et ce bruit agaçait mon Maître. Il m’a laissé entrer, sans doute plus pour me faire taire qu’autre chose. Et à la minute où je suis entré, j’ai commencé à chercher quelque chose à voler.

— Et au lieu de ça, tu es devenu sorcier.

— Non. Je suis devenu son serviteur – son esclave. J’ai travaillé pour lui pendant cinq ans avant de savoir qui il était. Il m’est arrivé de le détester, mais j’étais bien obligé de faire ses quatre volontés – je ne savais pas pourquoi, en fait. Et puis tout a basculé quand il m’a ordonné d’éloigner un gros rocher de son chemin. J’ai essayé de toutes mes forces, mais je n’ai pas réussi à l’ébranler. Finalement, je me suis tellement énervé que je l’ai déplacé avec mon esprit et pas avec mes muscles. C’est ce qu’il attendait depuis le début, bien sûr. Après ça, nous nous sommes mieux entendus. Il a changé mon nom de Garath en Belgarath et a fait de moi son élève.

— Et son disciple ?

— Ça, ça a pris un peu plus longtemps. J’avais beaucoup à apprendre. La première fois où il m’a donné le nom de disciple, j’étudiais la raison pour laquelle certaines étoiles tombaient. Il travaillait à ce moment-là sur une pierre ronde, grise, ramassée le long de la rivière.

— Tu as compris pourquoi ? Pourquoi les étoiles tombent, je veux dire ?

— Oui. Ce n’est pas très compliqué. C’est une question d’équilibre. Le monde a besoin d’une certaine masse pour tourner. Quand il se met à ralentir, quelques étoiles parmi les plus proches se mettent à tomber. Leur masse compense la différence.

— Je n’y avais jamais réfléchi.

— Moi non plus. Pas pendant un bon bout de temps.

— La pierre dont tu parlais, ce n’était pas...

— L’Orbe ? Si, confirma sire Loup. C’était une pierre comme les autres jusqu’à ce que mon Maître la prenne dans ses mains. Enfin, j’ai appris le secret du Vouloir et du Verbe – qui n’est pas vraiment un secret, en fait. Nous l’avons tous en nous... Mais je t’ai peut-être déjà raconté tout ça ?

— Il me semble, oui.

— Probablement, en effet. J’ai un peu tendance à radoter.

Le vieil homme ramassa un rouleau de parchemin et y jeta un coup d’œil avant de le reposer.

— Encore une chose que j’ai commencée et jamais finie, commenta-t-il avec un grand soupir.

— Grand-père ?

— Oui, Garion ?

— Cette chose que... que nous avons, quelles sont ses limites, au juste ?

— Ça dépend de soi, Garion, de ce que l’on a en tête. Son potentiel est fonction de l’esprit qui l’emploie. Elle ne fera jamais rien que l’on ne puisse imaginer soi-même, ça va de soi. Tel était le but de nos études : nous élargir l’esprit afin de nous permettre de tirer le meilleur parti de notre pouvoir.

— Mais chacun a un esprit différent.

Garion avait du mal à concevoir cette idée.

— Oui.

— Cela voudrait donc dire que ce... cette chose, dit-il, car il reculait devant le mot « pouvoir », cette chose ne serait pas la même pour chacun de nous ? Il y a des moments où tu interviens toi-même, et d’autres où tu laisses faire tante Pol.

— Il est différent selon les individus, acquiesça sire Loup en hochant longuement la tête. Il y a des choses dont nous sommes tous capables ; déplacer des objets, par exemple.

— Tante Pol appelle ça la délo...

Garion s’interrompit, incapable de se rappeler le mot.

Délocalisation, termina sire Loup à sa place. Ça consiste à changer les objets de place. Il n’y a rien de plus simple. C’est par là qu’on commence, en général, mais c’est aussi ce qui fait le plus de bruit.

— C’est ce qu’elle m’a dit.

Garion se rappela l’esclave qu’il avait arraché aux eaux de la rivière, à Sthiss Tor, et qui était mort ensuite.

— Polgara sait faire des choses dont je suis incapable, reprit sire Loup. Ce n’est pas qu’elle soit plus forte que moi, mais elle a un autre mode de pensée. Nous ne savons pas à ce jour de quoi tu es capable car nous ne connaissons pas encore très bien le mode de fonctionnement de ton esprit. Tu donnes l’impression de faire certaines choses avec une aisance déconcertante. Peut-être parce que tu ne réalises pas leur complexité.

— Je ne vois pas ce que tu veux dire.

Le vieil homme le regarda attentivement.

— Ça, je veux bien te croire. Tu te rappelles le moine fou qui s’était jeté sur toi dans ce village de Tolnedrie du Nord, juste après l’Arendie ?

Garion acquiesça d’un hochement de tête.

— Tu l’as guéri de sa folie. Ça ne veut pas dire grand-chose, sauf que pour le guérir, il fallait pleinement comprendre la nature de son mal. C’est très difficile, et tu l’as fait sans même y songer. Et puis il y a eu le poulain, bien sûr.

Garion jeta un coup d’œil par la fenêtre au petit animal qui folâtrait dans l’herbe autour de la tour.

— Le poulain était mort et tu lui as donné la vie. Pour faire cela, il t’a fallu comprendre la mort.

— Ce n’était qu’un mur, expliqua Garion. Je me suis contenté de passer au travers.

— Je pense que c’est plus compliqué que ça. On dirait que tu es capable de visualiser des idées très complexes en termes très simples. C’est un don rare, mais il n’est pas dépourvu de danger, il faut que tu en sois bien conscient.

— Des dangers ? Lesquels, par exemple ?

— Une simplification excessive. Un exemple : si un homme est mort, il y a sûrement une très bonne raison à cela – comme une épée à travers le cœur. Si tu le ramènes à la vie, il mourra immédiatement, de toute façon. Comme je te le disais, le fait d’être capable de faire une chose ne veut pas dire qu’il faut nécessairement la faire.

— J’ai peur d’en avoir pour des années avant d’assimiler tout ça, Grand-père, soupira Garion. Il va falloir que j’apprenne à me contrôler ; et puis si je ne veux pas me tuer en tentant quelque chose d’impossible, je devrai acquérir la connaissance de ce que l’on ne peut pas faire ; ensuite, je serai obligé d’approfondir la différence entre ce dont je suis capable et ce qu’il faut que je fasse... Je voudrais que ça ne me soit jamais arrivé.

— Ça nous arrive à tous, de temps à autre, dit le vieil homme. Mais ce n’est pas nous qui décidons. Je n’ai pas toujours aimé tout ce que j’ai été amené à faire, et ta tante non plus. Pourtant, ce que nous avons entrepris est plus important que notre propre vie, alors nous le faisons, que ça nous plaise ou non.

— Et si je disais « Non, je ne le ferai pas »?

— Tu pourrais le faire, mais tu ne le feras pas, n’est-ce pas ?

— Non, souffla Garion. Je ne pense pas.

Le vieux sorcier passa un bras autour de ses épaules.

— J’espérais bien que tu en arriverais à cette conclusion,. Belgarion. Tu es impliqué dans tout ceci comme chacun de nous.

L’étrange pulsion qui s’emparait du jeune garçon lorsqu’il entendait son autre nom, son nom secret, le fit vibrer à nouveau.

— Pourquoi tenez-vous tous à m’appeler ainsi ?

— Belgarion ? répéta le vieil homme avec un doux sourire. Réfléchis un peu. Réfléchis à ce qu’il signifie. Je ne t’ai pas raconté toutes ces histoires pendant tant d’années pour le seul plaisir de m’écouter parler.

Garion retourna soigneusement cette notion dans son esprit.

— Tu t’appelais Garath, rappela-t-il d’un ton rêveur. Mais le Dieu Aldur a changé ton nom en Belgarath. Zedar s’est ensuite appelé Belzedar et il est redevenu Zedar.

— Et dans ma tribu, Polgara se serait appelée Gara. Pol est la même chose que Bel, pour les femmes. Son nom est dérivé du mien – parce qu’elle est ma fille. Ton nom vient aussi du mien.

— Garion

— Garath, dit le jeune garçon. Belgarath

— Belgarion. Ça colle, hein ?

— Et comment. Je suis heureux que tu l’aies remarqué.

Garion eut un grand sourire, puis une pensée lui traversa l’esprit.

— Mais je ne suis pas encore vraiment Belgarion, n’est-ce pas ?

— Pas encore. Tu as encore un bon bout de chemin à faire.

— J’imagine que je ferais mieux de m’y mettre, alors, fit Garion, avec une certaine tristesse. Je n’ai pas vraiment le choix, après tout.

— Je savais bien que tu finirais par voir les choses sous cet angle, conclut sire Loup.

— Tu n’as jamais envie que je redevienne Garion, comme avant ? Tu serais à nouveau le conteur qui vient rendre visite à la ferme de Faldor. Tante Pol préparerait le dîner dans la cuisine, comme au bon vieux temps, et nous nous cacherions sous une meule de foin avec une bouteille que j’aurais volée pour toi ?

Garion sentait la nostalgie le reprendre.

— A certains moments, oui, Garion, admit sire Loup, les yeux perdus dans le vide.

— Nous ne retournerons jamais là-bas, n’est-ce pas ?

— Pas comme avant, non.

— Je serai Belgarion, et toi Belgarath. Nous ne serons plus jamais les mêmes.

— Tout change, Garion, commenta Belgarath.

— Montre-moi la pierre, demanda tout à coup Garion.

— Quelle pierre ?

— Celle qu’Aldur t’a dit de déplacer – le jour où tu as découvert ton pouvoir.

— Oh ! fit Belgarath. La pierre ! Elle est par ici – la blanche, là-bas. Celle où le poulain se fait les sabots.

— Mais c’est un énorme rocher.

— Je suis bien content que tu t’en rendes compte, déclara modestement Belgarath. C’est aussi ce que j’ai pensé à l’époque.

— Tu crois que je pourrais la déplacer, moi aussi ?

— Il n’y a qu’une façon de le savoir, Garion, répondit Belgarath ; c’est d’essayer.

Chapitre 11

Le lendemain matin, Garion comprit en se réveillant, qu’il n’était plus seul.

Où étiez-vous ? demanda-t-il silencieusement.

Je te regardais, fit l’autre conscience qui habitait son esprit. Je vois que tu as fini par te faire une raison.

— J’avais le choix ?

— Non. Allez, tu ferais mieux de te lever. Aldur va venir.

Garion s’extirpa précipitamment de ses couvertures.

— Ici ? Vous êtes sûr ?

Sa voix intérieure ne répondit pas.

Garion enfila une tunique et un pantalon propres, consacra un certain soin à l’astiquage de ses bottes et sortit de la tente qu’il partageait avec Silk et Durnik.

Le soleil émergeait des monts majestueux qui surplombaient le Val, à l’est, et la ligne de démarcation entre l’ombre et la lumière avançait solennellement dans l’herbe humide de rosée. Tante Pol et Belgarath parlaient tout bas, près du petit feu où l’eau d’un chaudron commençait à frémir. Garion s’approcha d’eux.

— Tu t’es levé tôt, commença tante Pol en tendant la main pour remettre un peu d’ordre dans ses cheveux.

— J’étais réveillé, alors...

Il regarda autour de lui en se demandant par où Aldur allait bien pouvoir arriver.

— Ton grand-père me disait que vous aviez eu une grande conversation, hier.

— Je crois que je comprends un peu mieux certaines choses, maintenant, confirma Garion en hochant la tête. Je suis désolé d’avoir été si pénible.

Elle l’attira contre elle et l’entoura de ses bras.

— Tout va bien, mon petit chou. Tu avais de lourdes décisions à prendre.

— Tu ne m’en veux pas, alors ?

— Mais non, voyons.

Les autres s’étaient réveillés à leur tour et sortaient de leur tente en bâillant et en s’étirant, l’air un peu chiffonné. Silk s’approcha du feu en se frottant les yeux comme pour en chasser les dernières miettes de sommeil.

— Quel est le programme des réjouissances ? s’informa-t-il.

— Nous attendons, annonça Belgarath. Mon Maître m’a dit qu’il nous rejoindrait ici.

— J’ai hâte de le voir. Je n’ai encore jamais rencontré de Dieu.

— M’est avis, Prince Kheldar, que Ta curiosité ne saurait tarder à être satisfaite, déclara Mandorallen. Regarde un peu par ici.

Un être vêtu d’une robe bleue, nimbé d’un halo de lumière azurée, venait vers eux dans la prairie, non loin de l’arbre immense où ils avaient planté leurs tentes. Ils auraient tout de suite compris que ce n’était pas un homme tant sa présence s’imposait à eux. Garion n’était pas préparé à l’impact de cette rencontre. Son contact avec l’Esprit d’Issa dans la salle du trône de la reine Salmissra avait été amorti par l’effet des narcotiques que la Reine des Serpents lui avait fait absorber de force. Il était aussi à moitié endormi lors de la confrontation avec Mara dans les ruines de Mar Amon. Mais là, face au Dieu, il était bien réveillé, dans la pleine lumière du petit matin.

Le visage d’Aldur rayonnait de bienveillance et d’une sagesse prodigieuse. Ses longs cheveux, sa barbe étaient blancs – par choix délibéré, se dit Garion, et non du fait de l’âge. Ses traits lui étaient étrangement familiers. Il ressemblait de façon surprenante à Belgarath, mais Garion réalisa aussitôt, même si cela bouleversait un peu sa notion des choses, que c’était le contraire : Belgarath ressemblait à Aldur, comme si une relation séculaire avait gravé l’effigie du Dieu sur la face du vieil homme. A certains détails près, bien sûr : ainsi le faciès calme d’Aldur était-il exempt de malice. Cette qualité appartenait en propre à Belgarath. Peut-être était-ce tout ce qui restait de la frimousse du petit voleur qu’Aldur avait fait entrer dans sa tour un jour de neige, il y avait sept mille ans de cela.

— Maître, fit Belgarath en s’inclinant respectueusement devant Aldur.

— Belgarath, répondit le Dieu d’une voix très douce. Il y a un moment que je ne t’ai vu. Les ans ont été cléments avec toi.

Belgarath haussa les épaules avec une petite moue.

— Il y a des jours, Maître, où ils se font sentir plus qu’à d’autres. C’est que j’en suis lourdement chargé.

Aldur eut un sourire et se tourna vers tante Pol.

— Ma chère fille, dit-il tendrement en tendant la main pour effleurer la mèche blanche qui lui ornait le front. Tu es plus belle que jamais.

— Et Vous, Maître, toujours aussi bon.

Elle inclina la tête avec un sourire.

Alors ce fut comme si une force intense, profondément intime, les unissait, leurs trois esprits fusionnant, ne faisant qu’un. Garion en appréhenda mentalement les limites et se sentit empli de nostalgie à l’idée de se trouver hors de cette union – tout en se rendant bien compte qu’il n’était nullement dans leur intention de l’en exclure. Ils se contentaient de renouer des liens tissés depuis des siècles et des siècles, faits d’expériences partagées depuis le commencement des âges.

Puis Aldur se tourna vers les autres.

— Ainsi vous voilà enfin réunis, comme il était annoncé depuis le commencement des âges. Vous êtes les instruments de la destinée, et mes vœux vous accompagnent tandis que chacun de vous avance vers le jour terrible où l’univers ne fera plus qu’un à nouveau.

Le visage des compagnons de Garion trahit leur crainte et leur étonnement devant l’étrange bénédiction d’Aldur. Mais chacun s’inclina profondément en témoignage de respect et d’humilité.

Ce’Nedra émergea de la tente qu’elle partageait avec Polgara. Elle portait une tunique de Dryade et s’étirait avec volupté en passant ses doigts dans la cascade flamboyante de ses cheveux.

— Ce’Nedra, appela tante Pol. Venez un peu par ici.

— Oui, Dame Polgara, répondit docilement la petite princesse.

Elle s’approcha du feu, ses pieds chaussés de sandales semblant à peine effleurer le sol. Puis elle vit Aldur debout au milieu des autres et s’immobilisa en ouvrant de grands yeux.

— C’est notre Maître, Ce’Nedra, annonça tante Pol. Il voudrait faire votre connaissance.

La princesse contempla la présence lumineuse avec embarras. Rien dans sa vie ne l’avait préparée à une telle rencontre. Elle baissa puis releva timidement ses yeux ombragés de longs cils, son petit visage adoptant aussitôt avec rouerie son expression la plus avenante.

— Elle est pareille à la fleur qui charme sans le savoir, fit Aldur avec un doux sourire, en plongeant le regard au fond des yeux de la princesse. Mais celle-ci est d’airain. Elle est à la mesure de sa tâche. Ma bénédiction est sur toi, mon enfant.

Ce’Nedra répondit instinctivement par une révérence d’une grâce exquise. C’était la première fois que Garion la voyait s’incliner devant qui que ce fût.

Alors Aldur fit face à Garion et le regarda. Le Dieu et l’esprit qui habitait Garion eurent un échange foudroyant, indicible. Au cours de ce bref contact s’exprimèrent un respect mutuel, la conscience de la responsabilité partagée, puis Garion sentit l’esprit d’Aldur effleurer le sien, et dans ce prodigieux frôlement il sut que le Dieu avait en un instant perçu et compris le moindre de ses sentiments et de ses pensées.

— Salut à toi, Belgarion, dit gravement Aldur.

— Maître, répondit Garion en se laissant tomber sur un genou, sans trop savoir pourquoi.

— Nous attendions ta venue depuis le commencement des âges. Tu es porteur de tous nos espoirs. Je te bénis, Belgarion, fit Aldur en levant une main. Je suis content de toi.

Comme la chaleur de la bénédiction d’Aldur l’envahissait, Garion sentit tout son être s’emplir d’amour et de gratitude.

— Chère Polgara, reprit alors Aldur, tu nous as fait là un don sans prix. Belgarion est enfin venu, et le monde tremble devant son avènement.

Tante Pol s’inclina à nouveau.

— Nous allons maintenant nous retirer, révéla Aldur à Belgarath et tante Pol. Votre mission a bien commencé. Je dois à présent vous fournir les instructions que je vous avais promises en dirigeant d’abord vos pas sur ce chemin. Ce que naguère les nuages embrumaient commence à s’éclaircir, et ce qui devant nous se dresse dorénavant nous apparaît. Contemplons le jour que nous attendons tous et apprêtons-nous.

Ils s’écartèrent tous les trois du feu, et comme ils s’éloignaient, le halo lumineux qui entourait Aldur parut à Garion inclure maintenant tante Pol et son grand-père. Quelque chose – un mouvement ou un bruit – attira un instant son attention, et lorsqu’il regarda de nouveau vers eux, ils avaient disparu.

Barak laissa échapper un formidable soupir.

— Par Belar ! C’était quelque chose !

— Nous avons été, ce me semble, favorisés entre tous les mortels, déclara Mandorallen.

Ils restèrent plantés là à se regarder, encore paralysés par le miracle dont ils avaient tous été témoins. Puis Ce’Nedra rompit le charme.

— Très bien, décréta-t-elle d’un ton péremptoire. Ne restez pas là à bayer aux corneilles. Ecartez-vous du feu.

— Que voulez-vous faire ? s’étonna Garion.

— Dame Polgara est occupée, observa la petite jeune fille d’un air dégagé, alors c’est moi qui vais préparer le petit déjeuner.

Elle s’approcha du feu d’un air affairé.

Le bacon n’était pas irrémédiablement carbonisé, mais sa tentative de faire rôtir des tranches de pain devant les flammes tourna au désastre, et les grumeaux de la bouillie d’avoine offraient toute la fermeté des mottes d’un champ desséché par le soleil. Mais Garion et les autres ingurgitèrent leur pitance sans commentaire, en évitant prudemment le regard direct qu’elle braquait sur eux comme si elle les défiait d’émettre la moindre protestation.

— Je me demande pour combien de temps ils en ont, fit Silk, après ces agapes.

— Je ne pense pas que les Dieux aient une notion très précise du temps, répondit philosophiquement Barak en se caressant la barbe. Je serais fort étonné qu’ils reviennent avant l’après-midi, au plus tôt.

— C’est le moment ou jamais de s’occuper des chevaux, déclara Hettar. Certains ont ramassé des teignes en route, et je voudrais jeter un coup d’œil à leurs sabots, par pure précaution.

— Je vais vous aider, proposa Durnik, en se levant.

Hettar accepta d’un hochement de tête et les deux hommes se dirigèrent vers les chevaux.

— Moi, j’ai une ou deux entailles à mon épée, se rappela Barak.

Il extirpa une pierre à polir de la sacoche qu’il portait à la ceinture et posa sa large lame en travers de ses cuisses. Mandorallen retourna dans sa tente chercher son armure, l’étala par terre et entreprit son inspection minutieuse, à la recherche du moindre point de rouille et des éventuelles entailles.

Silk fit rouler une paire de dés dans sa main en jetant un coup d’œil évocateur à Barak.

— Si ça ne te fait rien, je crois que je préférerais profiter encore un peu de mon bel argent, protesta le grand gaillard.

— De vraies petites fées du logis ! On se croirait dans un ouvroir, se récria Silk.

Il rangea ses dés avec un soupir déchirant, alla chercher du fil et une aiguille et entreprit de repriser une tunique à laquelle il avait fait un accroc.

Ce’Nedra était à nouveau entrée en communion avec l’arbre extraordinaire et folâtrait dans ses branches en prenant ce que Garion estimait être des risques inconsidérés, bondissant de branche en branche avec une insouciance féline. Après l’avoir observée un moment, il plongea dans une sorte de rêverie en repensant à la rencontre terrifiante de ce matin. Il avait déjà rencontré les Dieux Issa et Mara, mais Aldur avait quelque chose d’exceptionnel. L’évidente prédilection de Belgarath et tante Pol pour ce Dieu qui avait toujours vécu à l’écart des hommes en disait long à Garion. En Sendarie, où il avait été élevé, les activités religieuses étaient plutôt œcuméniques. Un bon Sendarien priait et honorait tous les Dieux – même Torak – sans parti pris. Mais Garion éprouvait maintenant un sentiment particulier, une vénération spéciale pour Aldur, et le réajustement de ses convictions religieuses exigeait une certaine réflexion.

Une brindille lui tomba sur la tête et il leva un regard contrarié sur les branches qui le surplombaient.

Ce’Nedra était juste au-dessus de lui et le regardait en souriant d’un air espiègle.

— Allez, petit, s’exclama-t-elle d’un ton supérieur, parfaitement insultant. Les assiettes du petit déjeuner vont sécher. La graisse ne va pas partir si tu les laisses refroidir.

— Je ne suis pas votre homme à tout faire, protesta-t-il.

— Va faire la vaisselle, Garion, ordonna-t-elle en se mâchouillant une mèche de cheveux.

— Faites-la vous-même.

Elle lui jeta un regard noir en mordant avec sauvagerie la mèche qui ne lui avait rien fait.

— Pourquoi vous sucez-vous toujours les cheveux comme ça ? ajouta-t-il, agacé.

— Que veux-tu dire ? releva-t-elle en enlevant ses cheveux d’entre ses dents.

— Chaque fois que je vous vois, vous avez les cheveux dans la bouche.

— Mais non ! rétorqua-t-elle, indignée. Alors, vous y allez, oui ou non ?

— Non. (Il leva les yeux vers elle. Sa courte tunique de Dryade semblait exhiber une longueur invraisemblable de jambes.) Vous feriez mieux d’aller vous rhabiller, suggéra-t-il. Certains d’entre nous n’apprécient pas du tout votre manie de vous balader tout le temps à moitié nue.

La bagarre démarra presque aussitôt après cette réplique. Pour finir, Garion renonça à avoir le dernier mot et s’éloigna, écœuré, en frappant le sol de ses talons.

— Garion ! hurla-t-elle dans son dos. J’espère que tu ne vas pas me laisser toute cette vaisselle sale sur les bras !

Il l’ignora résolument et s’éloigna sans se retourner.

Il avait à peine fait quelques pas qu’il sentit un museau bien connu lui frôler le coude. Il grattouilla distraitement les oreilles du poulain. Eperdu de bonheur, celui-ci se mit à trembler et se frotta tendrement contre lui. Puis, incapable de se retenir plus longtemps, il s’éloigna au galop pour aller embêter une famille de lapins qui broutait tranquillement dans la prairie. Garion se rendit compte que le petit animal avait réussi à lui rendre le sourire. La matinée était trop belle pour se la laisser gâcher par une prise de bec avec la princesse.

Il y avait vraiment quelque chose de pas ordinaire dans le Val. Partout ailleurs, le monde était en butte aux assauts des orages et des périls, se refroidissait à l’approche de l’hiver. Ici, c’était comme si Aldur les protégeait de sa main étendue, emplissant cet endroit entre tous de chaleur, de paix, et d’une sérénité comme éternelle, magique. En ce moment particulièrement éprouvant de sa vie, Garion avait besoin de toute la chaleur, de toute la paix dont il pouvait disposer. Il avait certaines choses à faire, et besoin d’une trêve, aussi brève soit-elle, dans la tourmente pour s’en occuper.

L’herbe était humide de rosée et il eut bientôt les pieds trempés, mais il en aurait fallu un peu plus pour lui gâcher son plaisir. Il se rendit compte à mi-chemin de la tour de Belgarath que c’était là qu’il avait l’intention de venir depuis le début.

Il fit plusieurs fois le tour de la construction, les yeux levés vers le sommet. Il trouva facilement la pierre qui tenait lieu de porte, mais décida de ne pas l’ouvrir. Il n’aurait pas été correct d’entrer chez le vieil homme sans y avoir été convié ; et puis, la porte répondrait-elle à une outre voix que celle de Belgarath ? Il n’en était pas certain.

Il s’arrêta tout à coup à cette idée et commença à réfléchir au moment précis où il avait cessé de considérer son grand-père comme « sire Loup » pour accepter enfin le fait qu’il était Belgarath. Le changement semblait significatif ; il marquait un tournant de son existence.

Perdu dans ses pensées, il fit volte-face et repartit dans la prairie vers la grosse pierre blanche que le vieil homme lui avait indiquée de la fenêtre de la tour. Il posa distraitement une main dessus et poussa. La pierre ne bougea pas.

Garion y mit les deux mains et appuya à nouveau dessus, en vain. Il recula et regarda le bloc de pierre. Ce n’était pas un très gros rocher. Il était rond, blanc, et ne lui arrivait pas tout à fait à la taille. Il devait peser son poids, mais il n’aurait pas dû être aussi difficile à ébranler. Il se baissa pour regarder dessous, et là, il comprit. La partie inférieure de la pierre était plate. Il n’arriverait jamais à la faire rouler. Le seul moyen de la déplacer consistait à soulever l’un des côtés pour la faire basculer. Il tourna autour en la regardant sous tous ses angles. Il décida que ça devait être possible. Il y arriverait sûrement s’il essayait de toutes ses forces. Il s’assit et la regarda en réfléchissant intensément. Et comme cela lui arrivait parfois, il se mit à parler tout seul en essayant de démêler le problème.

— Eh bien, on va d’abord voir si elle veut bien remuer, conclut-il. Ça n’a pas l’air irrémédiablement impossible. Et si ça ne marche pas comme ça, on procédera autrement.

Il se leva, avança d’un pas délibéré vers la pierre, glissa ses doigts sous le bord et souleva. Il ne se passa rien.

— Il va falloir y mettre la gomme, dit-il à haute voix.

Il écarta les pieds, banda ses muscles et essaya à nouveau de toutes ses forces, faisant saillir les tendons de son cou. L’espace de dix battements de cœur, il se démena pour soulever le roc immuable – pas le faire rouler ; il y avait renoncé du premier coup, mais simplement l’ébranler, pour manifester sa présence. La terre n’était pas particulièrement meuble à cet endroit, mais ses pieds finirent par s’enfoncer d’une fraction de pouce dans le sol tandis qu’il s’efforçait de vaincre le poids de la pierre.

Il avait la tête qui tournait et de petites taches commencèrent à tournoyer devant ses yeux. Il relâcha ses efforts et s’écroula sur la pierre en haletant. Il resta appuyé plusieurs minutes sur la surface froide, granuleuse, pour récupérer.

— Bon, déclara-t-il enfin. Au moins, on sait que ça ne marchera jamais comme ça.

Il fit un pas en arrière et s’assit par terre.

Jusque-là, tout ce qu’il avait accompli mentalement, il l’avait fait sur une impulsion, en état de crise. Il n’avait jamais pris le temps de s’asseoir pour y réfléchir. Il se rendit compte aussitôt que ça faisait une drôle de différence. Le monde entier semblait s’être ligué pour le distraire. Les oiseaux chantaient. La brise lui caressait le visage. Une fourmi lui marchait sur la main. Il y avait toujours quelque chose pour détourner son attention, l’empêcher de se concentrer, de bander sa volonté.

Son pouvoir était associé à une sensation précise, il s’en souvenait maintenant : une lourdeur derrière la tête, une sorte de pression sur le front. Il ferma les yeux et il lui sembla que ça allait un peu mieux. Ça venait. Pas fort, mais ça venait ; c’était comme si une vague montait en lui. Il se rappela quelque chose et glissa une main sous sa tunique pour poser la marque de sa paume sur son amulette. Amplifiée par ce contact, son énergie mentale devint un puissant rugissement qui allait crescendo. Il se releva sans ouvrir les yeux, puis les ouvrit et braqua un regard implacable sur la roche récalcitrante.

— Tu vas bouger ! marmonna-t-il.

Sans lâcher son amulette, il tendit la main gauche, la paume vers le haut.

— Maintenant ! déclara-t-il d’un ton farouche, en levant lentement la main.

La force qui était en lui se mit à monter en puissance, et le rugissement qui lui emplissait la tête devint assourdissant.

Tout doucement, le bord de la roche sortit de l’herbe. Des vers, des larves qui vivaient tranquillement terrés dans le noir prirent la fuite, paniqués par la lumière du soleil. La roche s’éleva de toute sa masse, obéissant à la main inexorablement levée de Garion. Elle hésita une seconde à l’angle de sa partie aplatie et bascula lentement sur le côté.

Il s’était senti vidé après avoir tenté de soulever la roche avec ses muscles, mais ce n’était rien par rapport à la lassitude mortelle qui l’emplit jusqu’au tréfonds des moelles au moment où il relâcha sa volonté. Il replia ses bras sur l’herbe et posa sa tête dessus.

Au bout d’un instant, ce fait commença à lui paraître étrange. Il était toujours debout, et pourtant, ses bras étaient confortablement croisés devant lui, sur l’herbe. Il releva précipitamment la tête et regarda autour de lui avec confusion. Il avait bel et bien déplacé la roche. Cela au moins était évident : la pierre était maintenant posée sur son sommet arrondi, le dessous humide tourné vers le haut. Seulement il s’était passé autre chose. Il ne l’avait pas touchée, mais elle reposait malgré tout sur lui de tout son poids lorsqu’elle s’était élevée au-dessus du sol, et la force qu’il avait dirigée vers elle ne s’y était pas engagée en entier.

Garion se rendit compte avec désespoir qu’il était enfoui jusqu’aux aisselles dans la terre de la prairie.

— Comment je vais me tirer de là, moi ? s’interrogea-il t-il, atterré.

Il repoussa en frémissant l’idée de faire de nouveau appel à son pouvoir pour s’extraire du sol. Il était trop épuisé pour seulement y songer. Il tenta de se tortiller dans l’espoir que cela ramollirait peut-être le sol autour de lui et qu’il parviendrait à s’en extirper, pouce après pouce, mais il ne pouvait même pas bouger.

— Regarde un peu ce que tu as fait, dit-il à la pierre d’un ton accusateur.

La pierre l’ignora superbement.

Une pensée lui traversa l’esprit.

— Vous êtes là ? demanda-t-il à la conscience qui semblait l’habiter en permanence.

Un grand silence lui répondit.

— A l’aide ! Au secours ! hurla-t-il.

Un oiseau attiré par les vers de terre et les insectes mis à nu sous le rocher darda vers lui son petit œil noir et retourna à son casse-croûte.

Garion entendit des pas derrière lui et se tordit le cou pour jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. C’était le poulain qui le regardait d’un air stupéfait. L’animal tendit la tête en hésitant et fourra son museau dans le nez de Garion.

— Brave petite bête, fit Garion, soulagé de n’être plus seul ; puis la lumière fut : Il va falloir que tu ailles chercher Hettar, dit-il au poulain.

L’animal fit quelques cabrioles autour de lui et revint lui flanquer son nez dans la figure .

— Bon, ça suffit, ordonna Garion. Ce n’est pas un jeu.

Il essaya plusieurs façons de pénétrer les pensées du poulain. Il fit une douzaine de tentatives avant de trouver la bonne, par pur hasard. L’esprit du petit cheval vagabondait çà et là, sans but ni raison. C’était une cervelle de bébé, vide de toute idée, uniquement traversée par des sensations. Garion perçut des images fugitives d’herbe verte, de galop dans le vent, de nuages dans le ciel et de lait chaud. Il eut aussi conscience d’un émerveillement total et de l’amour éperdu que la petite bête avait pour lui.

Lentement, péniblement, Garion entreprit de faire passer une image de Hettar dans les pensées vagabondes du poulain. Il eut l’impression qu’il n’y arriverait jamais.

— Hettar, répétait constamment Garion. Va chercher Hettar. Va lui dire que j’ai un problème.

Le poulain alla batifoler un peu plus loin et revint fourrager délicatement dans l’oreille de Garion avec le bout de son museau.

— Ecoute un peu ce que je te dis, je t’en prie, s’écria Garion. Je t’en supplie !

Enfin, au bout de ce qui lui sembla des heures, la petite bête sembla comprendre et s’éloigna de quelques pas. Elle revint l’instant d’après coller son nez sous celui de Garion.

— VA CHERCHER HETTAR ! ordonna Garion en insistant sur chaque mot.

Le poulain frappa le sol du pied puis fit volte-face et partit au galop. Dans la mauvaise direction. Garion se mit à jurer. Depuis près d’un an maintenant, il était exposé au vocabulaire pittoresque de Barak. Il répéta six ou huit fois tous les chapelets d’injures qu’il connaissait puis il se mit il improviser.

Il capta une pensée fugitive du poulain qui avait maintenant disparu de son champ de vision. Ce bougre d’animal chassait les papillons. Garion frappa le sol du poing en résistant à grand-peine à l’envie de hurler de frustration.

Le soleil monta dans le ciel. Il commençait à faire chaud.

L’après-midi était déjà entamée quand Hettar et Silk le trouvèrent en suivant le petit poulain qui gambadait gaiement.

— Je me demande bien comment tu as réussi ce coup-là, fit Silk avec intérêt.

— Je préfère ne pas en parler, marmonna Garion, partagé entre le soulagement et la confusion absolue.

— Il semble capable d’un tas de choses que nous ne savons pas faire, remarqua Hettar en mettant pied à terre et en prenant la pelle de Durnik accrochée à ses fontes. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il les fait.

— Je suis formel : il avait sûrement une bonne raison, assura Silk.

— Vous croyez que nous devrions lui poser la question ?

— Ça doit être très compliqué. Je suis sûr que des gens simples comme vous et moi ne pourraient pas comprendre.

— Vous pensez qu’il a fini ce qu’il était en train de faire ?

— Nous pourrions le lui demander.

— Je ne voudrais pas le déranger, reprit Hettar. C’est peut-être très important.

— Sûrement, renchérit Silk.

— Vous voulez bien me tirer de là, s’il vous plaît ? implora Garion.

— Tu es sûr que tu as fini ? s’enquit poliment Silk. Nous pouvons attendre, si tu veux.

— Je vous en conjure ! s’écria Garion, au bord des larmes.

Chapitre 12

— Mais enfin, Garion, pourquoi as-tu essayé de la soulever ? demanda Belgarath, le lendemain matin.

Tante Pol et lui étaient enfin revenus. Silk et Hettar les avaient informés, avec toute la solennité requise, de la fâcheuse posture où ils avaient, la veille, retrouvé le jeune garçon.

— Je croyais que c’était le meilleur moyen de la faire basculer, répondit Garion. Comme si je l’avais prise par en dessous pour la faire rouler, en somme. Tu comprends ?

— Mais pourquoi ne l’avoir plutôt fait rouler en la poussant par en haut ?

— Je n’y ai pas pensé.

— Et tu ne t’es pas rendu compte que la terre meuble ne résisterait jamais à une telle pression ? en rajouta tante Pol.

— Je m’en suis rendu compte après. Mais si je l’avais poussée, j’aurais reculé, non ?

— Tu te serais arc-bouté, expliqua Belgarath. C’est toute l’astuce : il faut consacrer autant d’énergie mentale à rester immobile qu’à appuyer sur l’objet à déplacer. Autrement, on ne réussit qu’à se repousser soi-même en arrière.

— Je ne savais pas, admit Garion. C’est la première fois que j’essaie de prendre mon temps pour faire quelque chose. Ce n’est pas bientôt fini, non ? lança-t-il avec aigreur à Ce’Nedra qui rigolait comme une baleine depuis que Silk leur avait raconté les exploits de Garion.

Elle manqua s’étouffer de rire.

— Ecoute, Père, je crois vraiment que tu devrais lui expliquer deux ou trois choses, déclara tante Pol. Il n’a pas la moindre notion de la façon dont les forces réagissent les unes envers les autres. Encore heureux que tu n’aies pas eu l’idée de la lancer, reprit-elle en regardant Garion d’un œil critique. Tu te serais retrouvé à mi-chemin de Maragor avant d’avoir eu le temps de dire « ouf ».

— Je ne trouve pas ça drôle du tout, déclara Garion à ses amis qui le regardaient en se tenant les côtes. Ce n’est pas si facile que ça en a l’air, vous savez.

Il se rendait bien compte qu’il s’était ridiculisé en beauté et ne savait même plus s’il devait s’estimer confus ou blessé par leur hilarité.

— Viens avec moi, mon garçon, dit Belgarath d’un ton ferme. Il va falloir tout reprendre depuis le début, apparemment.

— Ce n’est quand même pas ma faute si je ne savais pas. Tu aurais pu me le dire.

— Comme si je pouvais imaginer que tu allais te mettre à faire des expériences aussi tôt ! rétorqua le vieil homme. N’importe qui aurait eu assez de bon sens pour attendre un minimum d’instructions avant d’entreprendre de réorganiser la géographie locale.

— Enfin, j’ai tout de même réussi à la déplacer, ajouta Garion, sur la défensive, en suivant le vieil homme dans la prairie, vers la tour.

— Magnifique. Tu l’as remise comme tu l’avais trouvée ?

— Pourquoi ? Qu’est-ce que ça peut faire ?

— On ne touche à rien, ici, au Val. Chaque chose a sa raison d’être, et tout est censé rester exactement à sa place.

— Je ne savais pas, fit Garion d’un ton d’excuse.

— Maintenant tu le sais. Bon, on va la remettre en place.

Ils traversèrent la prairie en silence.

— Grand-père ? fit enfin Garion.

— Oui ?

— Quand j’ai déplacé le rocher, j’ai eu l’impression d’aspirer la force nécessaire de tout ce qui m’entourait. Il semblait en venir de partout. Ça veut dire quelque chose ?

— C’est exactement ça, confirma Belgarath. Quoi que l’on fasse, il faut bien trouver la force nécessaire dans son environnement. Quand tu as fait brûler Chamdar, par exemple, tu as tiré l’énergie thermique de ce qui t’entourait : de l’air, du sol et de tous ceux qui se trouvaient à proximité. Tu en as extrait un peu de chaleur afin de provoquer le feu. La puissance nécessaire pour faire basculer le rocher, tu l’as prélevée dans les environs.

— Je pensais que tout cela venait de l’intérieur.

— Seulement quand on crée quelque chose, répondit le vieil homme. Là, la force doit venir de nous. Pour tout le reste, on la trouve au-dehors. On tire quelques forces d’ici, un peu de là, on les réunit et on les déchaîne en un seul et unique endroit. D’ailleurs, personne ne disposerait de la vigueur nécessaire au transport de l’énergie suffisante pour faire quoi que ce soit.

— Voilà donc ce qui se passe quand on tente de défaire quelque chose, avança Garion, intuitivement. On attire toute la force et puis on ne peut plus la laisser échapper, et on se...

Il écarta les doigts et étendit les mains d’un seul coup.

Belgarath lui jeta un regard acéré.

— Tu as vraiment une drôle de cervelle, gamin. Tu piges tout de suite les choses les plus difficiles, mais tu donnes l’impression d’être incapable de comprendre ce qu’il y a de plus simple. Ah, voilà le rocher, dit-il en secouant la tête. Bon, ça ne va pas du tout, ça. Remets-le à sa place, et essaie de ne pas faire tant de bruit, cette fois. Tu as fait tellement de raffut, hier, qu’on t’a entendu dans tout le Val.

— Comment dois-je m’y prendre ? questionna Garion.

— Rassemble la force nécessaire, conseilla Belgarath. Prélève-la dans tout ce qui est autour.

Garion s’exécuta.

— Hé ! pas chez moi ! s’exclama le vieil homme d’une voix cassante.

Excluant son grand-père de son champ d’attraction, Garion concentra l’énergie voulue. Au bout d’un instant, il eut l’impression que cela lui picotait tout le corps et que ses cheveux se dressaient sur sa tête.

— Et maintenant ? interrogea-t-il en serrant les dents sous l’effort.

— Exerce en même temps une poussée derrière toi et sur le rocher.

— Sur quoi je prends appui, derrière moi ?

— Sur tout. N’oublie pas de pousser le rocher en même temps. Il faut que l’effort soit simultané.

— Mais je ne vais pas être écrabouillé entre les deux ?

— Tiens bon.

— On ferait mieux de se grouiller, Grand-père. J’ai l’impression que je vais éclater.

— Retiens-toi. Maintenant vas-y, dirige ton pouvoir vers le rocher et énonce le Verbe.

Garion tendit les mains devant lui et raidit les bras.

— Pousse ! ordonna-t-il.

Il se sentit envahi par la vague d’énergie et le rugissement habituels.

Avec un choc retentissant, la pierre s’ébranla et roula en douceur à l’endroit où elle se trouvait la veille au matin. Garion eut soudain l’impression d’avoir mal partout et tomba à genoux d’épuisement.

— Pousse ? répéta Belgarath, incrédule.

— Tu m’as dit de dire « pousse ».

— Je t’ai dit de pousser, je ne t’ai jamais dit de dire « pousse ».

— Bon, le rocher est allé là où il devait aller, alors qu’est-ce que ça peut faire ?

— C’est une question de style, répondit le vieil homme d’un air chagriné. « Pousse » ça fait tellement... bébé.

Garion partit d’un petit rire.

— Enfin, Garion, nous avons une certaine dignité à préserver, déclara le vieil homme d’un ton hautain. Comment veux-tu qu’on nous prenne au sérieux si nous passons notre temps à dire « pousse », « fais flop » ou des trucs dans ce genre-là ?

Garion aurait bien voulu arrêter de se gondoler, seulement il ne pouvait pas.

Belgarath lui tourna le dos, indigné, et s’éloigna en ronchonnant.

Ils constatèrent en rejoignant les autres que les tentes étaient déjà démontées et les chevaux chargés.

— Nous n’avons aucune raison de rester ici, annonça tante Pol. Et les autres nous attendent. Alors, Père, tu as réussi à lui faire comprendre quelque chose ?

Belgarath se mit à bougonner, le visage figé dans une expression d’absolue réprobation.

— J’en déduis que les choses ne se sont pas très bien passées.

— Je t’expliquerai plus tard, commenta-t-il sèchement.

Profitant de l’absence de Garion, Ce’Nedra avait réussi à séduire le poulain et à le réduire à une abjecte servilité à l’aide de pas mal de cajoleries et d’une brassée de pommes prélevées sur les provisions. Il la suivait sans vergogne et le regard distant dont il gratifia Garion ne trahissait pas l’ombre d’un remords.

— Vous allez le rendre malade, accusa Garion.

— Les pommes sont bonnes pour les chevaux, assura-t-elle d’un ton dégagé.

— Dites-lui, Hettar, fit Garion.

— Ça ne peut pas lui faire de mal, confirma l’homme au nez de faucon. Et c’est un moyen bien connu de gagner les faveurs d’un jeune cheval.

Garion tenta de trouver une autre objection convenable, sans succès. Le spectacle du petit animal collant son museau sur Ce’Nedra lui causait un profond déplaisir, il n’aurait su dire pourquoi.

— Dites, Belgarath, à qui Polgara faisait-elle allusion ? demanda Silk tandis qu’ils reprenaient la route. Elle a parlé des « autres ».

— Mes frères, répondit le vieux sorcier. Notre Maître leur a fait savoir que nous arrivions.

— Toute ma vie, j’ai entendu parler de la Fraternité des Sorciers. Sont-ils aussi remarquables qu’on le dit ?

— Je pense que vous allez être déçu, déclara tante Pol d’un ton pincé. La plupart des sorciers sont des vieillards aux mains crochues, pleins de mauvaises habitudes. J’ai vieilli parmi eux, je peux en parler. Oui, je sais, dit-elle à la grive perchée sur son épaule et qui chantait à en perdre la tête.

Garion se rapprocha de sa tante et commença à écouter attentivement le chant de l’oiseau. Au début, ce n’était qu’un bruit, agréable mais dépourvu de signification Puis, peu à peu, il commença à saisir des bribes de sens quelques idées par-ci, par-là. Le piaillement de l’oiseau évoquait des nids, de petits œufs tachetés, des levers de soleil et la joie incommensurable de prendre son essor. Puis, comme si tout à coup ses oreilles se débouchaient, Garion se mit à comprendre. Les alouettes parlaient de planer et de chanter ; les moineaux pépiaient des histoires de graines cachées dans de petits sacs. Un faucon, planant haut au-dessus de leur tête, lança un chant solitaire où il était question de la solitude du vol dans le vent et de la joie féroce de tuer. Garion fut terrifié par les paroles qui emplissaient tout à coup l’air autour de lui.

— Ce n’est qu’un début, annonça tante Pol en le regardant gravement, sans prendre la peine de s’expliquer.

Fasciné par le monde qui venait de s’ouvrir à lui, Garion ne vit pas tout de suite les deux hommes aux cheveux d’argent. Ils attendaient, debout côte à côte sous un grand arbre, que le groupe se rapproche. Ils avaient le visage glabre, des cheveux blancs très longs, et portaient des robes bleues identiques. Lorsque le regard de Garion tomba sur eux pour la première fois, il pensa un instant que ses yeux lui jouaient des tours. Les deux hommes étaient si parfaitement semblables qu’il était impossible de les distinguer.

— Belgarath, notre frère, commença l’un d’eux. Ça fait...

— ... tellement longtemps, finit l’autre.

— Beltira, s’exclama Belgarath. Et Belkira.

Il mit pied à terre et embrassa les jumeaux.

— Chère petite Polgara, dit l’un des deux.

— Le Val était... reprit l’autre.

— ... bien vide sans toi, acheva le premier avant de se tourner vers son frère. Ça, c’était très poétique, commenta-t-il d’un ton admiratif.

— Merci, répondit le premier avec modestie.

— Mes frères, Beltira et Belkira, annonça Belgarath aux membres du groupe qui mettaient pied à terre à leur tour. N’essayez pas de les distinguer, vous perdriez votre temps. Personne ne peut les reconnaître.

— Nous si, assurèrent les jumeaux à l’unisson.

— Je n’en suis même pas certain, observa Belgarath avec un doux sourire. Vos esprits sont tellement proches que vos pensées commencent chez l’un et finissent chez l’autre.

— Il faut toujours que tu compliques les choses, Père, objecta tante Pol. Ça, c’est Beltira, déclara-t-elle en embrassant l’un des vieillards au doux visage. Et ça, reprit-elle en embrassant l’autre, Belkira. Je sais les reconnaître depuis que je suis toute petite.

— Polgara connaît...

— ... tous nos secrets. (Les jumeaux sourirent.) Et qui sont...

— ... vos compagnons ?

— Je pense que vous les reconnaîtrez, avança Belgarath. Mandorallen, Baron de Vo Mandor.

— Le Chevalier Protecteur, firent les jumeaux à l’unisson, en s’inclinant.

— Le Prince Kheldar de Drasnie.

— Le Guide, poursuivirent-ils.

— Barak, comte de Trellheim.

— L’Ours Terrifiant.

Ils braquèrent un regard plein d’appréhension sur le grand Cheresque. Le visage de Barak s’assombrit, mais il ne répondit pas.

— Hettar, fils de Cho-Hag d’Algarie.

— Le Seigneur des Chevaux.

— Et Durnik de Sendarie.

— Celui aux Deux Vies, murmurèrent-ils avec un profond respect.

Durnik eut l’air stupéfait.

— Ce’Nedra, Princesse Impériale de Tolnedrie.

— La Reine du Monde, entonnèrent-ils en s’inclinant à nouveau.

Ce’Nedra éclata d’un petit rire nerveux.

— Et ça...

— ... ne peut être que Belgarion, proclamèrent-ils, le visage illuminé de joie. L’Elu. (Les deux jumeaux tendirent la main dans le même geste, posèrent la main droite sur la tête de Garion et leurs voix retentirent dans son esprit.) Salut à toi, Belgarion, Seigneur des Seigneurs, notre Champion, Espoir du monde.

Sidéré par cette étrange bénédiction, Garion se borna à hocher la tête.

— Ecœurant ! Si ça continue, je vais dégueuler, moi, décréta une autre voix, âpre et rauque.

Celui qui venait de parler sortit de derrière un arbre. C’était un vieillard rabougri, difforme, d’une laideur et d’une crasse stupéfiantes. Il avait les jambes arquées, noueuses comme de vieux troncs d’arbres, une grosse bosse dans le dos, entre des épaules énormes, et ses mains lui arrivaient en dessous des genoux. Sa barbe et sa tignasse clairsemée, gris fer, étaient tout emmêlées et pleines de brindilles et de bouts de feuilles. Son visage hideux, tordu en une caricature grotesque de faciès humain, exprimait en permanence la colère et le mépris.

— Beldin ! fit Belgarath avec un sourire angélique. Nous n’étions pas sûrs que tu puisses venir.

— Je m’en serais bien dispensé, espèce de saboteur, lança le vieillard contrefait. Tu as tout foutu en l’air, comme d’habitude. Filez-moi quelque chose à bouffer, vous autres, ordonna-t-il d’un ton péremptoire en se tournant vers les jumeaux.

— Oui, Beldin, répondirent-ils précipitamment en prenant leurs jambes à leur cou.

— Et n’y passez pas la journée ! cria-t-il après eux.

— Tu m’as l’air de bonne humeur, aujourd’hui, Beldin, commenta Belgarath, sans une once d’ironie. Qu’est-ce qui te rend si joyeux ?

Le nain hideux le regarda en fronçant les sourcils et éclata d’un rire bref, presque un aboiement.

— J’ai vu Belzedar. On aurait dit un lit défait. Quelque chose a dû tourner mal pour lui, et ce n’est pas pour me déplaire.

— Cher oncle Beldin, s’exclama chaleureusement tante Pol en passant ses bras autour du cou du répugnant vieillard. Vous m’avez beaucoup manqué.

— N’essaye pas de me faire du gringue, Polgara, ronchonna-t-il, mais ses yeux parurent s’adoucir un peu. C’est autant ta faute que celle de ton père. Je croyais que vous l’aviez à l’œil. Comment Belzedar a-t-il réussi à faire main basse sur l’Orbe de notre Maître ?

— Nous pensons qu’il a fait appel à un enfant, expliqua gravement Belgarath. L’Orbe ne ferait pas de mal à un innocent.

Le nain émit un reniflement.

— Il n’y a pas d’enfants innocents ; ça n’existe pas. Tout les hommes naissent corrompus. Tu engraisses, on dirait, déclara-t-il abruptement en braquant ses yeux noirs sur tante Pol et en la jaugeant d’un regard appréciateur. Tu as les hanches aussi larges qu’une charrette à bœufs.

Durnik serra les poings et fonça sur le petit homme contrefait. Le nain éclata de rire et empoigna le devant de la tunique du forgeron avec l’une de ses grosses pattes. Sans effort apparent, il souleva Durnik, sidéré, et le projeta à quelques coudées de là.

— Tu peux commencer ta deuxième vie tout de suite, si tu veux, grommela-t-il d’un ton menaçant.

— Laissez-moi régler ça moi-même, Durnik, coupa tante Pol. Beldin, dit-elle fraîchement, il y a combien de temps que vous ne vous êtes pas lavé ?

— J’ai pris une averse il y a quelques mois, répondit le nain en haussant les épaules.

— Eh bien, il n’a pas dû pleuvoir beaucoup. Vous puez comme toute une porcherie.

— Tu es bien ma nièce préférée, s’esclaffa Beldin. J’avais peur que tu aies perdu ton mordant, avec les années.

Ils se mirent alors à échanger les injures les plus stupéfiantes que Garion ait jamais entendues de toute sa vie ; des termes incroyablement imagés, d’une monstruosité renversante, fusaient de l’un à l’autre. On aurait dit que l’air crépitait. Barak ouvrit des yeux comme des soucoupes, Mandorallen devint d’une pâleur de craie et Ce’Nedra fila sans attendre la suite, le visage en feu.

Pourtant, plus les insultes étaient horribles et plus le hideux sourire de Beldin s’élargissait. Enfin, tante Pol se fendit d’une épithète si vile que Garion eut l’impression d’avoir reçu un coup dans l’estomac, et l’affreux petit vieillard se roula par terre en poussant des hurlements de joie.

— Par les Dieux, ma petite Pol, je ne sais pas ce que je ferais sans toi ! hoqueta-t-il. Viens là nous donner un baiser.

Elle l’embrassa affectueusement avec un bon sourire.

— Sale chien galeux !

— Grosse vachasse, conclut-il, hilare, en l’écrasant tendrement contre lui.

— Si c’était possible, mon oncle, je préférerais garder les côtes plus ou moins entières, plaida-t-elle.

— Enfin, mon petit, il y a des années que je ne t’en ai pas fendu une.

— J’aimerais assez que ça continue.

Les jumeaux se ruèrent sur Beldin avec une grande platée de ragoût fumant et une immense chope. Le repoussant vieillard regarda l’assiette d’un air étonné, laissa tomber le contenu par terre comme si de rien n’était et rejeta négligemment le plat.

— Ça n’a pas l’air trop mauvais, reconnut-il de mauvaise grâce.

Il s’accroupit et commença à se fourrer la nourriture dans la bouche avec les deux mains, en s’interrompant de temps à autre pour recracher les graviers collés sur la viande.

Lorsqu’il eut fini, il engloutit le contenu de la chope, émit un rot tonitruant et s’assit tranquillement par terre en fourrageant dans ses crins hirsutes avec ses doigts pleins de sauce.

— Allons, au boulot, décida-t-il.

— Où étais-tu passé ? s’intéressa Belgarath.

— En plein cœur de Cthol Murgos. Je suis resté assis sur une colline depuis la bataille de Vo Mimbre à surveiller la grotte où Belzedar avait emmené Torak.

— Pendant cinq cents ans ? hoqueta Silk.

— Plus ou moins, répondit Beldin avec un haussement d’épaules indifférent. Fallait bien tenir l’autre grand brûlé à l’œil et ce que je faisais avant pouvait attendre, alors...

— Vous disiez que vous aviez vu Belzedar, rappela tante Pol.

— Il y a un mois à peu près. Il est rentré dans la grotte comme s’il avait le diable aux trousses, il en est ressorti aussi sec avec Torak, puis il s’est changé en vautour et s’est enfui à tire-d’aile avec le corps.

— Ça devait être juste après que Ctuchik l’a intercepté à la frontière de Nyissie et lui a repris l’Orbe, marmonna Belgarath d’un ton rêveur.

— Ça, j’en sais rien. C’était ta responsabilité, pas la mienne. Moi, j’étais censé surveiller Torak. Tu n’as pas reçu les cendres sur la tête ?

— Quelles cendres ? releva l’un des jumeaux.

— Quand Belzedar a tiré Torak de la grotte, la montagne a explosé – elle s’est mise à dégueuler tripes et boyaux. Ça venait sûrement de la force qui entourait le corps du grand Borgne. Ça crachait encore quand je suis parti.

— Nous nous demandions ce qui avait bien pu provoquer cette éruption, révéla tante Pol. Toute la Nyissie a été couverte d’un pouce de cendres.

— C’est toujours ça. Dommage qu’il n’y en ait pas eu plus.

— Torak n’a pas donné...

— ... signe de vie ? s’informèrent les jumeaux.

— Vous ne pouvez pas parler comme tout le monde ? ragea Beldin.

— Nous sommes désolés...

— ... c’est notre nature.

Le petit vieillard hideux secoua la tête d’un air écœuré.

— C’est bien dommage. Non, Torak n’a pas bougé le petit doigt pendant cinq cents ans. Il était tout moisi quand Belzedar l’a traîné hors de la grotte.

— Et tu l’as suivi ? questionna Belgarath.

— Evidemment.

— Où a-t-il emmené Torak ?

— Où veux-tu qu’il l’ait emmené, andouille ? Aux ruines de Cthol Mishrak, en Mallorée, bien sûr. Il n’y a pas tellement de coins sur terre susceptibles de supporter le poids de Torak. Belzedar n’a pas intérêt à laisser Ctuchik et l’Orbe s’approcher de l’Eborgné, et il n’avait pas d’autre endroit où aller. Les Grolims de Mallorée refusent de se soumettre à l’autorité de Ctuchik ; Belzedar y sera en sécurité. Leur aide lui coûtera cher, mais ils maintiendront Ctuchik à bonne distance – à moins que celui-ci ne lève une armée de Murgos pour envahir la Mallorée.

— On peut toujours rêver, intervint Barak.

— Vous êtes censé faire l’ours, pas l’âne, rétorqua Beldin. Ne rêvez pas de choses impossibles. Ni Ctuchik ni Belzedar n’entreprendraient ce genre de guerre en ce moment précis – pas tant que notre Belgarion ici présent arpente le monde comme un tremblement de terre. Tu ne peux pas lui apprendre à faire un peu moins de boucan ? grincha-t-il avec un froncement de sourcils à l’adresse de tante Pol. Ou bien c’est ton cerveau qui se ramollit comme ton postérieur ?

— Un peu de classe, mon oncle, répliqua-t-elle. Le gamin vient juste d’entrer en possession de son pouvoir. On est toujours un peu maladroit, au départ.

— Il n’a pas le temps de faire le bébé, Pol. Les étoiles s’abattent sur le sud de Cthol Murgos comme des cafards venimeux, et les Grolims crevés remuent dans leurs tombes, de Rak Cthol à Rak Hagga. Le moment approche ; il faut qu’il soit prêt.

— Il sera prêt, mon oncle.

— Espérons-le, observa aigrement le répugnant vieillard.

— Tu repars pour Cthol Mishrak ? questionna Belgarath.

— Non. Notre Maître m’a demandé de rester ici. Nous avons du travail, les jumeaux et moi, et guère de temps devant nous.

— Il nous a parlé...

— ... à nous aussi.

— Oh, ça suffit, vous deux ! lança Beldin. Vous partez pour Rak Cthol, maintenant ? demanda-t-il à Belgarath.

— Pas directement. Nous allons d’abord à Prolgu. Je dois parler au Gorim et nous avons encore quelqu’un à ramasser.

— J’avais bien remarqué que le groupe n’était pas au complet. Où est la dernière ?

— C’est celle qui m’ennuie le plus, convint Belgarath en écartant les mains dans un geste d’impuissance. Je n’ai pas réussi à la retrouver. Et il y a trois mille ans que je la cherche.

— Tu as passé trop de temps à courir après dans les tavernes.

— C’est aussi ce qu’il me semblait, nota tante Pol avec un petit sourire angélique.

— Et après Prolgu ? reprit Barak.

— Rak Cthol, révéla Belgarath d’un ton sinistre. Nous devons reprendre l’Orbe à Ctuchik, et depuis très, très longtemps maintenant j’ai envie d’avoir une petite discussion avec le magicien des Murgos.

L’avanture continue dans la 3ème partie du tome 3, en Ulgolande, si vous souhaitez que je la mette en ligne, contactez-moi. Sinon vous pouvez télécharger la suite sur votre tracker Torrent préféré ;-)

La reine des sortilèges

jeudi 11 décembre 2008 à 00:00

Extrait de la Belgariade, œuvre magistrale de David & Leigh Eddings.

Suite du premier tome : le pion blanc des présages.

Chapitres : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, fin.

belgariade-map

Prologue

Où est relaté le combat des royaumes du Ponant contre la plus barbare des invasions et l’infamie de Kal-Torak.

D’après La Bataille de Vo Mimbre

Dans le matin dumonde, Torak, le Dieu pervers, s’empara de l’Orbe d’Aldur avec laquelle ils’enfuit, car il était assoiffé de pouvoir. L’Orbe refusa de se soumettre à savolonté, et son feu le marqua à jamais d’une terrible brûlure. Pourtant, l’Orbelui était trop précieuse pour qu’il se résolût à la restituer.

Alors le sorcierBelgarath, disciple du Dieu Aldur, mena le roi des Aloriens et ses trois filsdans une quête qui les conduisit jusqu’à la tour de fer de Torak, où ilsrecouvrèrent l’Orbe. Torak tenta de les poursuivre, mais il fut contraint debattre en retraite devant la colère de l’Orbe, qui le repoussa.

Belgarath plaçaCherek et ses fils sur les trônes de quatre grands royaumes, afin qu’ilsmontent éternellement la garde contre Torak. Il investit Riva de la mission deveiller sur l’Orbe, et lui révéla qu’aussi longtemps que celle-ci seraitdétenue par l’un de ses descendants, le Ponant serait en sûreté.

Les sièclessuccédèrent aux siècles sans que Torak se manifeste, jusqu’au printemps de l’an4865. Alors les Nadraks, les Thulls et les Murgos déferlèrent par vagues gigantesquessur la Drasnie. Au centre de cette marée humaine se dressait l’immense pavillonde fer de celui auquel on avait donné le nom de Kal-Torak, qui voulait direDieu et Roi. Les villes et les villages devaient être rasés et brûlés, car lebut de Kal-Torak n’était pas la conquête mais la destruction. Ceux quiréchappaient aux massacres étaient livrés aux prêtres grolims avec leursmasques d’acier, pour être sacrifiés selon les rites innommables des Angaraks.Seuls survécurent ceux qui cherchèrent refuge en Algarie ou furent recueillis àl’embouchure de l’Aldur par les vaisseaux de guerre cheresques.

Se tournant versle sud, les hordes s’abattirent ensuite sur l’Algarie, mais elles n’ytrouvèrent pas de villes. Les Algarois étaient des nomades, de farouchescavaliers qui ne se replièrent devant les Angaraks que pour revenir à la chargepar surprise, leur infligeant des pertes cruelles. Les rois d’Algarie avaientinstauré leur trône à la Forteresse, une montagne de pierre érigée de maind’homme, aux murailles épaisses de trente pieds, contre lesquelles les Angaraksse heurtèrent en vain avant de se décider à assiéger la citadelle. Le siège seprolongea huit années, en pure perte.

Ce délai devaitfournir au Ponant le temps de se mobiliser et de faire ses préparatifs. Lesgénéraux s’assemblèrent à l’Ecole de guerre impériale de Tol Honeth pouraffûter leur stratégie. Tous sentiments de rivalité nationale bannis, Brand, leGardien de Riva, fut désigné pour assumer le commandement plein et entier desopérations. Il arriva accompagné de deux étranges conseillers : un hommed’âge vénérable, mais encore très vert, qui revendiquait la connaissance desroyaumes angaraks même, et une femme d’une beauté stupéfiante, à l’allurealtière, dont le front s’ornait d’une mèche d’argent. Brand leur accorda touteson attention et la plus grande déférence.

A la fin du printempsde 4875, Kal-Torak renonça à prendre la Forteresse et se tourna vers la mer, àl’ouest, toujours harcelé par les cavaliers algarois. Dans les montagnes, lesUlgos sortaient nuitamment de leurs cavernes et se déchaînaient sur lesAngaraks, les massacrant sauvagement pendant leur sommeil. Mais les légions deKal-Torak étaient innombrables. Après s’être regroupées, elles se dirigèrentvers la ville de Vo Mimbre en empruntant la vallée de la rivière Arend,dévastant tout sur leur passage, et dès le début de l’été, les multitudesangaraks se déployaient pour prendre la cité d’assaut.

Le troisièmejour de la bataille, une trompe sonna par trois fois. Puis les portes de VoMimbre s’ouvrirent et les chevaliers mimbraïques attaquèrent de vive force lespremières lignes des milices angaraks, leurs destriers broyant les morts commeles vivants sous leurs sabots ferrés. Au même instant, la cavalerie algaroise,l’infanterie drasnienne et les irréguliers ulgos sous leurs voiles surgirentsur le flanc gauche, tandis que les têtes brûlées cheresques et leslégionnaires tolnedrains faisaient tout à coup irruption sur la droite.

Attaqué surtrois côtés, Kal-Torak engagea toutes ses forces dans la bataille. Mais lesRiviens aux uniformes gris, les Sendariens et les archers asturiens fondirentsur ses troupes par l’arrière, et, sombrant dans la confusion, les Angarakscommencèrent à tomber comme fétus de paille sous la faux du grand moissonneur.

Alors l’Apostat,Zedar le Sorcier, se précipita en hâte vers le pavillon de fer noir hors duquelKal-Torak n’avait pas encore paru. Et au Maudit, il annonça :« Seigneur, Tes ennemis nous encerclent en immenses nuées. En vérité, mêmeles Riviens au ventre gris sont venus en nombre pour défier Ta puissance. »

Dans son ire,Kal-Torak se leva et déclara : « Je m’avancerai, de sorte que lesdétenteurs illicites de Cthrag Yaska, la pierre qui était mienne, mevoient et prennent peur de ma personne. Envoie-moi mes rois.

— PuissantSeigneur, lui répondit Zedar, Tes rois ne sont plus. Le combat leur a coûté lavie, de même qu’à une multitude de Tes prêtres grolims. »

La colère deKal-Torak n’eut plus de bornes à ces mots. Une langue de feu surgit de sonorbite droite et de l’œil qui avait cessé d’être. Il ordonna à ses ordonnancesde lier son bouclier au bras qui n’avait plus de main, il brandit l’épée noire,meurtrière, qui était la sienne et s’avança pour livrer combat.

C’est alors ques’éleva des lignes riviennes une voix qui disait : « Au nom de Belar,je te provoque en duel,

Torak. Au nom d’Aldur,je te crache mon mépris au visage. Que cesse ce bain de sang, et je terencontrerai pour décider de l’issue de la bataille. Je suis Brand, le Gardiende Riva. Relève mon défi ou emmène avec toi tes hordes pestilentielles, et nereviens plus dans les royaumes du Ponant. »

Kal-Torak sedétacha de ses troupes et s’écria : « Où est-il, celui qui osemesurer sa chair de mortel au Roi du Monde ? Qu’il prenne garde, car jesuis Torak, le Roi des Rois, Dieu entre les Dieux. Je réduirai à néant ceRivien qui hausse si fort la voix. Mes ennemis périront, et Cthrag Yaskasera de nouveau mienne. »

Le Gardien deRiva s’avança, brandissant une lourde épée et un bouclier voilé d’un linge. Unloup au poil blanchi marchait à son côté, et une chouette au plumage neigeuxplanait au-dessus de sa tête.

« Brand estmon nom, dit le Gardien de Riva, et je me battrai contre toi, Torak l’infâme etle contrefait. »

Mais alors Torakvit le loup, et lui dit :

« Va-t’en,Belgarath. Fuis si tu tiens à la vie ». Et à la chouette il dit :« Abjure ton père, Polgara, et vénère-moi. Je t’épouserai et ferai de toila Reine du Monde. »

Mais le louppoussa un hurlement de défi, et la chouette rauqua son mépris.

Torak élevaalors son épée et l’abattit sur le bouclier de Brand. Longtemps, ilscombattirent, se portant des coups innombrables, plus formidables les uns queles autres. Ceux qui se tenaient suffisamment près d’eux pour assister à lascène furent stupéfaits. Dans son ire qui allait croissant, Torak assena descoups redoublés de son épée sur le bouclier de Brand, tant et si bien que leGardien recula sous les assauts du Maudit. Mais d’une seule voix, le loup semit à hurler et la chouette poussa un ululement, et la force de Brand en futrégénérée.

D’un seulmouvement, le Gardien de Riva dévoila alors son bouclier au centre duquel étaitenchâssée une gemme ronde, de la taille du cœur d’un enfant. Comme Torak laregardait fixement, la pierre se mit à luire d’un éclat incandescent et à jeterdes flammes. Le Maudit s’en détourna, laissant tomber son épée et son bouclier,et tenta de se soustraire au feu mortel de la pierre en se protégeant le visagede ses deux bras levés.

Brand frappa ànouveau, et son épée transperça le ventail du heaume de Torak pour, s’enfonçantdans l’œil qui n’était plus, plonger dans le crâne du Maudit. Torak recula avecun grand cri. Il arracha l’épée de son orbite et repoussa son casque. Tous ceuxqui étaient présents s’écartèrent avec horreur, car son visage, cautérisé parun feu intense, était épouvantable à regarder. Pleurant des larmes de sang,Torak hurla à nouveau en contemplant le joyau qu’il avait nommé Cthrag Yaskaet pour lequel il avait embrasé les royaumes du Ponant. Puis il s’effondra, etle monde entier retentit du bruit de sa chute.

Ce ne fut qu’uneclameur lorsque les mercenaires angaraks virent devant quoi Kal-Torak avaitsuccombé. Ils tentèrent de fuir, en proie à une panique prodigieuse, mais lesarmées du Ponant les poursuivirent sans merci, si bien que lorsque la brume seleva sur le matin du quatrième jour, les légions ennemies étaient anéanties.

Brand demandaqu’on lui apporte la dépouille du Maudit, de sorte qu’il pût contempler celuiqui avait voulu être le Roi du Monde, mais on ne retrouva jamais son corps. Lanuit venue, Zedar le Sorcier avait, grâce à un enchantement, franchi les lignesdu Ponant, emportant celui qu’il s’était choisi pour maître.

Alors Brands’entretint avec ses conseillers. Et Belgarath lui dit : « Torakn’est pas mort mais seulement plongé dans un profond sommeil. Car Dieu il est,et à un Dieu jamais l’arme d’un mortel n’ôtera la vie. »

— Quands’éveillera-t-il ? demanda Brand. Car il me faut préparer le Ponant à sonretour.

— Lorsqu’unroi de la lignée de Riva siégera à nouveau sur son trône septentrional, alorsle Dieu des Ténèbres se réveillera pour lui livrer combat.

Ainsi parlaPolgara, mais Brand s’assombrit et lui répondit : « Jamais, donc,l’aube ne se lèvera sur ce jour ! » Car tout le monde savait que ledernier roi de Riva et toute sa famille avaient été mis à mort dans le quatremille et deuxième an, par des assassins nyissiens.

Mais voiciquelles furent les paroles de la femme : « Lorsque les temps serontrévolus, le roi de Riva fera valoir ses droits au trône. Tels sont les termesde l’ancienne Prophétie, et nul ne saurait en dire davantage. »

Brand se déclarasatisfait, et à sa demande, ses armées entreprirent de réparer du champ debataille les désastres infligés par les Angaraks. Cela étant fait, les rois duPonant se réunirent devant la cité de Vo Mimbre et tinrent conseil. Nombreusesfurent les voix qui s’élevèrent pour chanter bien haut les louanges de Brand.

Les hommes netardèrent pas à proclamer qu’il revenait désormais à Brand de veiller sur ladestinée de tout le Ponant. Seul Mergon, l’ambassadeur de l’empire deTolnedrie, déclara formellement son indignation au nom de son empereur, RanBorune quatrième du nom. Brand refusa cet honneur, et la proposition futabandonnée, de sorte que la paix régna à nouveau entre ceux qui étaient réunisen conseil. Mais pour prix de la concorde, une requête fut adressée à laTolnedrie.

Le Gorim desUlgos s’exprima le premier, d’une voix résolue. « Pour l’accomplissementde la Prophétie, une princesse tolnedraine doit être promise en mariage au roide Riva qui viendra sauver le monde. Telle est l’exigence des Dieux. »

Mergon éleva ànouveau une protestation. « Vide et déserte est la cour du roi de Riva.Nul ne siège plus sur le trône de Riva. Comment une princesse impériale deTolnedrie pourrait-elle épouser un fantôme ? »

Et voici laréponse qu’apporta la femme qui était Polgara : « Le roi de Rivareviendra ceindre sa couronne et prendre épouse. Et voici pourquoi, à compterde ce jour, chaque princesse de l’empire de Tolnedrie se présentera à la courdu roi de Riva le jour de son seizième anniversaire. Elle portera sa robe demariage et attendra trois journées le retour du roi de Riva. S’il ne vient pasla chercher, alors elle sera libre de retourner auprès de son père et de sesoumettre aux projets qu’il aura formés pour elle. »

Mergon serécria. « La Tolnedrie toute entière se révoltera contre cette infamie.Jamais cela ne sera ! »

Le Gorim desUlgos, qui était un sage, prit de nouveau la parole. « Allez dire à votreempereur que telle est la volonté des Dieux, et faites-lui également reconnaîtreque si la Tolnedrie devait manquer à ses engagements, le Ponant prendrait lesarmes contre elle, disperserait les fils de Nedra aux quatre vents, et n’auraitpoint de cesse que la puissance de l’empire de Tolnedrie ne soit réduite à néantet que son existence même ne soit plus qu’un souvenir. » A ces mots,reconnaissant la puissance des armées assemblées devant lui, l’ambassadeur duts’incliner, à Tous alors s’accordèrent et s’estimèrent liés par cet engagement.Cela étant accompli, les nobles de l’Arendie déchirée par des luttes intestinesvinrent vers Brand et lui dirent : « Le roi de Mimbre est mort, leduc d’Asturie n’est plus. Qui exercera désormais son autorité sur nous ?Depuis deux mille ans, la douce Arendie vit au gré des conflits entreMimbraïques et Asturiens. Que pourrions-nous faire pour ne plus former qu’unseul peuple à nouveau ? »

Brand réfléchitun instant. « Qui est l’héritier du trône mimbraïque ?

— Korodullinest le prince impérial de Mimbre » ; telle fut la réponse des nobles.

— Et quelest le successeur du duc d’Asturie ?

— Sa fille,Mayaserana, lui fut-il répondu.

— Qu’on lesamène devant moi, dit Brand.

Et lorsqu’ilsparurent devant lui, Brand leur tint ce langage : « Les effusions desang entre Mimbre et l’Asturie doivent prendre fin. Telle est donc ma volonté,que vous unissiez vos destins, et que de la sorte se rapprochent enfin desfamilles qui se sont si longtemps opposées. »

Tous deuxs’élevèrent vivement contre cet arrêt, car ils avaient été entretenus dans lahaine ancestrale de l’autre, et étaient nourris de l’orgueil de leur proprepostérité. Alors Belgarath prit Korodullin à part et s’entretint en privé aveclui. Puis Polgara se retira avec Mayaserana et lui parla longuement. Personnene devait jamais connaître, ni alors ni par la suite, les propos qu’ils tinrentaux deux jeunes gens. Mais lorsque Mayaserana et Korodullin se présentèrent ànouveau devant Brand, ce fut pour consentir au mariage. Tel devait être le dernieracte du conseil qui se tint après la bataille de Vo Mimbre.

Brand s’adressaune dernière fois à tous les rois et à tous les nobles assemblés avant derepartir vers le nord.

« Bien deschoses bonnes et qui connaîtront la pérennité auront été ébauchées ici. Envérité, je vous le dis, nous avons uni nos forces contre les Angaraks et nousles avons défaits. Torak le maléfique est vaincu. Et l’alliance que nous avonsici tous ensemble conclue prépare le Ponant au moment annoncé par la Prophétieoù le roi de Riva reviendra et où Torak s’éveillera de son long sommeil pourrevendiquer à nouveau la domination du monde et son assujettissement. Tout ceque nous pouvions faire à ce jour en vue de cet ultime et formidable combat aété fait. Nous ne pouvons aller plus loin. Peut-être l’occasion nous aura-t-elleen outre été donnée de guérir les blessures de l’Arendie et de voir la fin d’unconflit qui aura duré plus de deux mille ans. Pour ce qui me concerne, je medéclare satisfait de tout ceci.

Adieu, donc, àtous, et pour toujours-longtemps ! »

Il se détournaet prit la route du nord, accompagné de l’homme au poil blanchi qui étaitBelgarath et de la femme au port altier qui était Polgara. Ils embarquèrent àCamaar, en Sendarie, et mirent le cap sur Riva. Jamais Brand ne devait remettrele pied dans les royaumes du Ponant.

Mais on araconté beaucoup d’histoires sur ses compagnons. Et dans tous ces contes, raressont ceux qui sauraient démêler le vrai du faux.

Chapître premier

Vo Wacune avaitcessé d’exister. Vingt-quatre siècles avaient passé depuis le pillage du fiefdes Arendais wacites, et les interminables forêts noires du nord de l’Arendieavaient envahi les ruines. Les murailles détruites s’étaient effondrées etavaient été englouties par la mousse et les fougères brunes, luisantesd’humidité, sous lesquelles disparaissait le sol de la forêt. Seuls les chicotsdélabrés qui avaient jadis été de fières tours se dressaient désormais, commeautant de dents branlantes et pourrissantes, au milieu des arbres environnés debrume, pour témoigner de l’endroit où se trouvait jadis Vo Wacune. Une neigedétrempée enveloppait les ruines noyées dans le brouillard, et des ruisseletsd’eau couraient, telles des larmes, sur la face des antiques pierres.

Gariondéambulait tout seul dans les artères de la ville morte, envahie par lesarbres, en serrant étroitement autour de lui son épaisse houppelande de lainegrise pour se protéger du froid, et en ruminant des pensées aussi lugubres queles pierres suintantes qui l’environnaient. La ferme de Faldor, avec ses champsd’émeraude étincelants au soleil, était tellement loin maintenant qu’elle luidonnait l’impression de se perdre dans une sorte de brume qui se dérobaitdevant lui, et il avait le cœur serré par une nostalgie désespérante. Quels quefussent ses efforts pour les retenir, les détails lui échappaient. Les odeursdélectables de la cuisine de tante Pol n’étaient plus qu’un vaguesouvenir ; le tintement du marteau de Durnik dans la forge s’évanouissaitcomme se meurt l’écho du dernier coup sonné par une cloche, et les visagesclairs, nets, de ses camarades de jeu se troublaient dans sa mémoire, à telpoint qu’il n’était plus sûr d’arriver à les reconnaître s’il les revoyaitseulement un jour. Son enfance partait à la dérive, et quoi qu’il fît, iln’avait aucune prise sur elle.

Rien n’étaitplus comme avant ; c’était là tout le problème. L’armature de sa vie,l’assise sur laquelle son enfance avait été bâtie, c’était tante Pol. Dans lemonde simple de la ferme de Faldor, tout le monde avait toujours vu en elleDame Pol, la cuisinière, et voilà que dans l’autre monde qui s’étendait au-delàdu portail de la ferme de Faldor, elle était Polgara la Sorcière, qui avait vupasser quatre millénaires dans un but qui dépassait la compréhension desmortels.

Même sire Loup,le vieux conteur nomade, avait bien changé, lui aussi. Garion savait maintenantque son ami était en fait son arrière-arrière-grand-père — encoreaurait-il fallu ajouter un nombre incalculable d’« arrière » pourfaire bon poids — mais que, au-delà de ce vieux visage malicieux, c’étaitle regard inflexible de Belgarath le Sorcier qui l’observait depuis le premierjour, un homme qui attendait son heure en contemplant la folie des Dieux et deshommes depuis sept mille ans. Garion poussa un soupir et poursuivit son erranceà travers le brouillard.

Leurs noms seulsle mettaient mal à l’aise. Garion n’avait jamais voulu croire à la sorcellerieet à la magie, noire ou blanche. Ces choses-là n’étaient pas normales, et ellesviolaient l’idée qu’il se faisait de la réalité tangible, concrète. Mais ils’était passé trop de choses pour qu’il pût se cramponner plus longtemps à cescepticisme si confortable. Il avait suffi d’un instant, plus fulgurant quel’éclair, pour balayer, comme autant de fétus de paille, les derniers vestigesde son incrédulité. Pétrifié, il l’avait vue effacer d’un geste, d’un seul mot,la taie laiteuse qui masquait les yeux de Martje la sorcière, lui rendant lavue, mais lui retirant par la même occasion, avec une indifférence brutale, lafaculté de voir dans l’avenir. Le souvenir du gémissement de désespoir de lavieille folle arracha un frisson à Garion. Ce cri marquait, en quelque sorte,le moment à partir duquel le monde avait perdu de sa réalité, de son sens, pourdevenir infiniment moins sûr.

Arraché au seulendroit qu’il eût jamais connu, incertain de l’identité des deux personnes quilui étaient les plus proches, toute notion de ce qui était possible, et de cequi ne l’était pas, abolie, Garion se trouvait embarqué dans un mystérieuxpèlerinage, sans la moindre idée de ce qu’ils faisaient dans cette citénaufragée, engloutie dans les arbres, ou de l’endroit où ils iraient ensuite.La seule certitude qui lui restait était la pensée sinistre à laquelle il se cramponnaitdésormais : un homme s’était glissé au cœur des ténèbres qui précèdentl’aube pour assassiner ses parents, dans leur petite maison, au fond de cevillage oublié, et cet homme était là, quelque part, dans ce monde. Eh bien, ille retrouverait, lui, Garion, même s’il devait y passer le restant de sesjours, et ce jour là, il le tuerait. Aussi étrange que cela pût paraître, cetteidée concrète recelait quelque chose d’un peu réconfortant.

Il escaladaprudemment les éboulis d’une maison qui s’était écroulée dans la rue etpoursuivit son exploration de la cité en ruine, mais il n’y avait, à vrai dire,pas grand-chose à voir. Les siècles inlassables avaient pour ainsi dire faitdisparaître tout ce que la guerre n’avait pas détruit, et dont la neige fondanteet le brouillard épais dissimulaient jusqu’aux dernières traces. Garion soupiraà nouveau et entreprit de retourner sur ses pas, jusqu’au chicot à demi pourride la tour où ils avaient passé la dernière nuit, tous ensemble.

Sire Loup ettante Pol devisaient calmement, non loin de la tour en ruine. Le vieil hommeavait relevé sa capuche couleur de rouille sur sa tête, et tante Pol avaitrefermé sa cape bleue autour d’elle. Le regard qu’elle promenait sur les ruinesenvahies par la brume semblait accablé d’un regret éternel. Ses longs cheveuxnoirs ruisselaient sur son dos, et, au-dessus de son front, sa mèche blanchebrillait d’un éclat plus pâle que la neige à ses pieds.

« Levoilà », dit sire Loup en voyant approcher Garion.

Elle hocha latête en signe d’approbation.

— Oùétais-tu ? lui demanda-t-elle en le regardant d’un air grave.

— Nullepart, répondit Garion. Je réfléchissais, c’est tout.

— Je voisque tu as réussi à te tremper les pieds. Garion leva une de ses bottes brunes,pleine d’eau, et regarda la boue qui y adhérait.

— La neigeest plus mouillée que je ne pensais, avança-t-il pour se disculper.

— Tu tesens vraiment mieux avec ça ? reprit sire Loup en indiquant l’épée queGarion ne quittait plus maintenant.

— Tout lemonde n’arrête pas de dire que l’Arendie est une contrée dangereuse, sejustifia Garion. Et puis, il faut bien que je m’y habitue.

L’épée, qui luiavait été offerte par Barak, était l’un des nombreux cadeaux qu’il avait reçuspour Erastide, qui avait eu lieu alors qu’ils étaient en mer. Il fit tourner lebaudrier de cuir flambant neuf afin d’en dissimuler un peu la poignée de ferforgé.

— Je netrouve pas que ça t’aille très bien, tu sais, déclara le vieil homme d’un tonquelque peu réprobateur.

— Fiche-luila paix, père, laissa tomber tante Pol, presque distraitement. C’est la sienne,après tout ; qu’il la porte si ça lui fait plaisir.

— Hettardevrait déjà être là, maintenant, non ? demanda Garion, plus pour changerde sujet qu’autre chose.

— E apeut-être été bloqué par la neige dans les montagnes de Sendarie, répliqua sireLoup. Il ne va pas tarder à arriver. On peut compter sur lui.

— Je medemanderai toujours pourquoi nous n’avons pas tout simplement acheté deschevaux à Camaar.

— Ilsn’auraient pas été aussi bons, rétorqua sire Loup en grattant sa courte barbeblanche. Nous avons une longue route à faire, et je ne veux pas avoir à medemander si mon cheval ne va pas me lâcher au plus mauvais moment. Mieux vautperdre un peu de temps maintenant que beaucoup par la suite. »

Garion fourra lamain sous son col et se frotta la gorge à l’endroit où la curieuse amuletted’argent ciselé que sire Loup et tante Pol lui avaient donnée pour Erastide luiirritait la peau.

— N’y faispas attention, mon chou, fit tante Pol.

— Je nevois vraiment pas pourquoi tu ne veux pas que je la mette par-dessus mesvêtements, se lamenta-t-il. Personne ne la verrait sous ma tunique.

— Il fautqu’elle soit en contact avec ta peau.

— Je trouveça quand même un peu pénible. Elle n’est pas vilaine, évidemment, mais il y ades moments où je la trouve froide, d’autres où j’ai l’impression qu’elle esttrès chaude, et de temps en temps, elle a l’air horriblement lourde. Et puis lachaîne me gratte le cou. Il faut croire que je n’ai pas l’habitude desfanfreluches.

— Ce n’estpas un simple bijou, chéri, riposta-t-elle. Tu verras que tu finiras par t’yhabituer.

— Ça teconsolera peut-être un peu de savoir que ta tante a mis dix ans à s’habituer àla sienne, révéla sire Loup en riant. Il fallait tout le temps que je lui disede la remettre.

— Je nepense pas que ce soit vraiment le moment, père, releva fraîchement tante Pol.

— Tu en asune aussi ? demanda Garion au vieil homme, très curieux, tout d’un coup.

— Evidemment.

— Ça veutdire quelque chose, alors, si on en a tous une ?

— C’est unecoutume familiale, Garion, repartit tante Pol d’un ton sans réplique.

Un courant d’airglacial et humide s’engouffra furieusement dans les ruines, faisanttourbillonner le brouillard autour d’eux, l’espace d’un instant.

— Jevoudrais bien que Hettar se dépêche d’arriver, déclara Garion, dans un soupir àfendre l’âme. Je ne serai pas fâché de partir. On se croirait dans uncimetière, ici.

— Ça n’apas toujours été comme ça, souffla tante Pol.

— Commentc’était, avant ?

— J’ai étéheureuse, ici. Les murailles étaient hautes et les tours s’élevaient vers leciel. Nous pensions tous que cela n’aurait pas de fin. Par-là, dit-elle enindiquant du doigt une touffe hirsute de fougères roussies par l’hiver quirampaient sur les pierres tombées à terre, des jeunes gens venaient chanter lasérénade à des demoiselles vêtues de robes jaune paille, assises derrière unmur, dans un jardin plein de fleurs. Et si douce était leur voix que les jeunesfilles soupiraient en leur lançant des roses vermeilles par-dessus le mur. Lelong de cette avenue, les anciens s’en allaient vers une place aux dalles demarbre où ils se retrouvaient pour parler des guerres d’autrefois et de leurscompagnons du temps jadis. Et un peu plus loin, il y avait une maison avec uneterrasse sur laquelle je m’asseyais le soir, avec des amis, pour regarder lesétoiles s’allumer dans le ciel, tandis qu’un jeune garçon nous apportait desfruits rafraîchis et que les rossignols chantaient comme si leur cœur allait sebriser. Et la voix de tante Pol mourut dans le silence.

— Et il afallu que les Asturiens viennent, reprit-elle, d’une voix changée. On necroirait jamais comme cela va vite de détruire des choses qu’il a fallu desmilliers d’années pour construire.

— Necommence pas à ruminer, Pol, conseilla sire Loup. Ce sont des choses quiarrivent, et auxquelles nous ne pouvons rien.

— Maisj’aurais pu faire quelque chose, père, riposta-t-elle, le regard perdu dans lesruines. C’est toi qui n’as pas voulu me laisser intervenir, tu tesouviens ?

— Cela neva pas recommencer, Pol, fit sire Loup, d’un ton douloureux. Il faut que tu tefasses une raison. Le sort des Arendais wacites était scellé, de toute façon.Tu n’aurais réussi, au mieux, qu’à retarder l’inévitable de quelques mois. Nousne sommes pas ce que nous sommes et qui nous sommes pour nous immiscer dans desproblèmes insignifiants.

— C’est ceque tu dis toujours, répondit-elle en jetant un coup d’œil autour d’elle surles armées d’arbres fantomatiques qui disparaissaient dans la brume, le longdes rues désertes. Je n’aurais jamais cru que les arbres reviendraient aussivite, dit-elle d’une voix quelque peu altérée. Il me semble qu’ils auraient puattendre un peu.

— Ça faitprès de vingt-cinq siècles, maintenant, Pol.

— Vraiment ?J’ai l’impression que c’était l’année dernière...

— Neressasse donc pas comme cela. Tu te fais du mal inutilement. D’ailleurs, nousferions mieux de rentrer, Le brouillard nous rend tous un peu mélancoliques.

Sans raison,tante Pol passa son bras autour des épaules de Garion, et ils reprirent lechemin de la tour. Son parfum, la conscience qu’il avait de sa proximité lui mirentune boule dans la gorge. A ce contact, l’écart qui s’était creusé entre eux aucours des derniers mois sembla un peu se combler.

La salle du basde la tour dans laquelle ils avaient établi leur campement avait été érigéeavec des pierres tellement énormes que ni le passage des siècles, ni les tentativessilencieuses mais inlassables des racines des arbres n’avaient réussi à lesébranler. De grandes arches de faible hauteur supportaient un plafond depierre, lui conférant des allures de grotte. A l’autre bout de la pièce, ducôté opposé à la porte étroite, une large fissure l’entre deux blocs de pierrebrute faisait comme une cheminée naturelle. Durnik avait sobrement considéré lafente la veille au soir, lorsqu’ils étaient arrivés, trempés et transis defroid, et il ne lui avait pas fallu longtemps pour construire une cheminéerudimentaire mais efficace à l’aide de pierres éparses.

— Ça nousdépannera toujours, avait dit le forgeron. Il y a plus élégant, mais ça irabien pour quelques jours.

Et lorsque sireLoup, Garion et tante Pol entrèrent dans cette caverne faite de main d’homme,un bon feu crépitait dans la cheminée, projetant des ombres inquiétantes surles arches basses et rayonnant d’une chaleur accueillante. Durnik, dans satunique de cuir brun, empilait du bois à brûler le long du mur. Barak, immense,avec sa barbe rouge et sa cotte de mailles, astiquait son épée. Silk, enchemise de toile écrue et gilet de cuir noir, jouait négligemment avec unepaire de dés, vautré sur l’un des balluchons.

— Toujoursaucun signe de Hettar ? demanda Barak en levant les yeux.

— Nousavons un jour ou deux d’avance, répondit sire Loup en se rapprochant de lacheminée pour se réchauffer.

— Tudevrais changer de bottes, Garion, suggéra tante Pol en accrochant sa capebleue à l’une des patères que Durnik avait réussi à fixer dans une fissure dumur.

Garion décrochason paquetage, suspendu à une autre patère, et commença à fouiller dedans.

— Et teschaussettes, aussi, ajouta-t-elle.

— Lebrouillard ne fait pas mine de se lever, j’imagine ? demanda Silk à sireLoup.

— Aucunechance.

— Si jepeux arriver à vous convaincre tous de vous éloigner un peu du feu, je pourraipeut-être m’occuper du dîner, déclara tante Pol, très sérieuse, tout à coup.

En fredonnanttoute seule, comme elle faisait toujours quand elle se mettait aux fourneaux,elle commença à sortir un jambon, quelques pains de campagne, noirs, un sac depois cassés et une douzaine peut-être de carottes parcheminées.

Le lendemainmatin, après le petit déjeuner, Garion enfila un surcot fourré de peau demouton, ceignit son épée et repartit guetter l’arrivée de Hettar dans lesruines ouatées de brouillard. C’était une tâche dont il s’était investi toutseul, et il appréciait qu’aucun de ses amis n’eût jugé à propos de lui signalerqu’elle n’avait pas vraiment d’utilité. Il pataugea tant bien que mal dans lesrues pleines de neige fondue en direction de la porte ouest, effondrée, de laville, en s’efforçant sciemment d’éviter la rumination sinistre qui avaitassombri la journée précédente. Il ne pouvait absolument rien faire pourremédier au présent état de choses, et il n’avait rien à gagner à remâcher ses soucis ;ça lui laisserait un mauvais goût dans la bouche, un point, c’est tout. Aussi,bien que n’étant pas précisément d’humeur folâtre en arrivant au bout de murabattu qui marquait l’emplacement de l’ancienne porte de l’ouest, n’était-ilpas à proprement parler lugubre non plus.

Toutefois, si lemur le protégeait un peu du vent, il n’empêchait pas le froid humide des’insinuer sous ses vêtements, et il commençait à avoir les pieds gelés. Il eutun frisson, mais il se résigna à attendre, et comme il n’aurait servi à rien detenter de voir quoi que ce fût dans le brouillard, il se concentra sur les sonsqui se faisaient entendre dans la forêt, de l’autre côté de la muraille. Au,martèlement de l’eau coulant goutte à goutte des arbres faisait écho letambourinement d’un pivert s’attaquant à une souche pourrie à une centaine demètres de là, occasionnellement ponctué par le choc sourd de la neige détrempéeglissant des ramures, et ses oreilles ne tardèrent pas à faire le tri entre cesdifférents bruits.

— C’est mavache, fit tout d’un coup une voix s’élevant du brouillard.

Garion seredressa et s’immobilisa, tous les sens en éveil.

— Garde-làdans ta pâture, alors, répondit sèchement une autre voix.

— C’esttoi, Lammer ? demanda la première voix.

— En effet.Mais c’est Detton, n’est-ce-pas ?

— Je net’avais pas reconnu. Ça fait un bout de temps, dis donc !

— Quatre oucinq ans, au jugé, estima Lammer.

— Commentça va, dans ton village ? reprit le dénommé Detton.

— C’est lafamine. Il n’y a plus rien à manger, depuis qu’ils ont levé les impôts.

— Par cheznous non plus. On en est réduits à manger des racines d’arbre bouillies.

— Tiens, onn’a pas encore essayé ça. Nous, c’est nos chaussures qu’on mange.

— Commentva ta femme ? s’enquit poliment Detton.

— Elle est mortel’année dernière, répondit Lammer, d’une voix atone, totalement dénuéed’émotion. Le suzerain nous a pris notre fils. Il l’a enrôlé dans son armée, etil est allé se faire tuer au combat, je ne sais pas où. Ils lui ont versé de lapoix bouillante dessus. Après cela, ma femme a arrêté de manger. Oh ! lamort n’a pas mis longtemps à l’emporter.

— Je suisdésolé, fit Detton, avec sympathie. Elle était très belle.

— Ils sontplus heureux comme ça, décréta Lammer. Là où ils sont, au moins, ils n’ont plusni faim, ni froid. Qu’est-ce que vous mangez, comme racines ?

— Lemeilleur, c’est le bouleau, précisa Detton. Le sapin est trop résineux, et lechêne, trop dur. Il faut mettre des herbes dans l’eau pour leur donner un peude goût.

— Il vafalloir que j’essaie.

— Je dois yaller, déclara Detton. Mon seigneur m’a chargé de dégager un peu les arbres, etil me fera fouetter si je tarde.

— Nous nousreverrons peut-être un jour.

— Si leciel nous prête vie.

— Aurevoir, Detton.

— Aurevoir, Lammer.

Les deux voix s’éloignèrentdans le brouillard. Garion resta un long moment sans bouger après leur départ,comme ébranlé par la commotion, les yeux pleins de larmes de compassion. Leplus terrible, c’était le fatalisme avec lequel les deux hommes acceptaientleur sort. Il se sentait embrasé par une colère formidable, tout d’un coup. Ilavait envie de cogner.

C’est alorsqu’un autre bruit se fit entendre dans le brouillard. Quelqu’un chantait, dansla forêt, non loin de là. Un homme qui venait vers lui. Garion entendait distinctementla voix claire, de ténor léger, qui évoquait des malheurs anciens, et lerefrain était un appel à la vengeance. A côté du désespoir tranquille de Lammeret de Detton, Garion ne pouvait s’empêcher de trouver un peu obscène d’entendrebrailler avec cette mièvrerie des préjudices aussi abstraits, et sa colère secristallisa, d’une façon irrationnelle, sur le chanteur invisible. Sansréfléchir, il dégaina son épée et s’accroupit légèrement derrière le murécroulé.

Le chant serapprocha encore, et Garion entendit le bruit des sabots d’un cheval dans laneige fondante. Il passa prudemment la tête au-dessus du mur au moment où lechanteur surgissait du brouillard, à moins de vingt pas de lui. C’était unjeune homme vêtu de chausses jaunes, d’un pourpoint rouge vif et d’unehouppelande > doublée de fourrure, rejetée en arrière. Il portait un longarc incurvé derrière l’une de ses épaules, et une épée dans son fourreau à lahanche opposée. Ses cheveux d’or rouge, coiffés d’un chapeau pointu fièrementorné d’une plume, tombaient souplement sur ses épaules, et son visage juvénile,empreint d’une expression amicale, ouverte, qu’aucun froncement de sourcilsemblait ne devoir jamais effacer, démentait la voix vibrante de passion aveclaquelle il chantait sa sinistre ballade. Garion jeta un regard noir à ce jeunenoble écervelé, bien certain que ce fou chantant ne s’était jamais contenté deracines d’arbre pour son déjeuner, pas plus qu’il n’avait porté le deuil d’unefemme morte de faim et de chagrin. L’étranger fit tourner son cheval et sedirigea, sans cesser de chanter, tout droit vers l’arche brisée de la porteauprès de laquelle Garion se tenait en embuscade.

Garion n’étaitpas d’ordinaire du genre à chercher la bagarre, et il est probable qu’end’autres circonstances, il aurait abordé la situation tout différemment.Seulement le jeune étranger à l’élégance tapageuse n’aurait pas pu se montrer àun plus mauvais moment. Garion conçut en un instant un plan qui présentaitl’avantage de la simplicité. Et comme rien ne devait venir le compliquer, il sedéroula admirablement — jusqu’à un certain point. Le jeune ménestreln’avait pas plus tôt franchi la porte que Garion surgit de sa cachette,empoigna le bout de sa cape à laquelle il imprima une brusque traction, le faisantbasculer de sa selle. Avec un cri de surprise et un grand bruitd’écrabouillement humide, l’étranger s’affala tout d’une masse et d’une façonfort peu protocolaire, les quatre fers en l’air, dans la gadoue, aux pieds deGarion. Mais la seconde partie de son plan ne se déroula pas du tout commeprévu. Au moment où il s’apprêtait à appliquer la pointe de son épée sur lagorge du cavalier tombé à terre pour bien marquer sa victoire, celui-ci avaitroulé sur lui-même et s’était relevé, tirant sa propre épée, le tout dans unseul mouvement apparent. Ses yeux jetaient des éclairs de colère, et ilbrandissait son épée d’une façon très inquiétante.

Bien que n’étantpas un grand bretteur, Garion avait de bons réflexes, et les nombreuses corvéesdont il s’était acquitté à la ferme de Faldor avaient eu au moins pour intérêtde lui faire les muscles. En dépit de la colère qui l’avait conduit à attaquerde prime abord, il n’avait pas le désir de faire vraiment du mal au jeunehomme. Son adversaire semblait manier son épée d’une main légère, presquenégligemment, et Garion se dit qu’un coup bien appliqué sur sa lame la luiferait probablement lâcher. Il la toucha prestement, mais elle se déroba sousl’attaque de sa lourde épée et s’abattit dans un grand bruit d’acier sur sapropre lame. Garion fit un bond en arrière et tenta un nouvel assaut, toutaussi infructueux. Les épées se heurtèrent à nouveau. L’air résonnaitmaintenant de tintements et de cliquetis, comme les deux jeunes gensferraillaient, parant et feintant avec leurs lames, leur arrachant un vacarmepareil à celui de deux bourdons. Il ne fallut qu’un moment à Garion pour serendre compte que son adversaire était bien meilleur que lui à ce jeu-là, maisque le jeune homme avait déjà négligé plusieurs occasions de le frapper, etl’excitation de ce bruyant assaut lui arracha un sourire involontaire, auquell’étranger répondit par un autre, ouvert, presque amical.

— En voilàassez !

C’était sireLoup. Le vieil homme s’avançait vers eux, Barak et Silk sur ses talons.

— Qu’est-ceque vous pensez faire au juste, vous deux ?

L’adversaire deGarion baissa sa garde avec un regard surpris.

— Belgarath...commença-t-il.

— Eh bien,Lelldorin ! aboya sire Loup, d’une voix âpre. Auriez-vous perdu le peu debon sens qui vous restait ?

Garion eutl’impression que plusieurs choses se mettaient en place simultanément dans sacervelle, tandis que sire Loup le prenait à partie, d’un ton tout aussicinglant.

— Alors,Garion, tu veux bien t’expliquer ? Garion décida instantanément derecourir à la ruse.

— Enfin,grand-père, riposta-t-il en insistant sur ce mot, et en jetant rapidement aujeune homme un coup d’œil d’avertissement. Tu ne pensais tout de même pas quenous nous battions vraiment ? Notre ami Lelldorin, ici présent, était simplementen train de me montrer comment parer une attaque quand on brandit une épée verstoi, et voilà tout.

— Vraiment ?rétorqua sire Loup, d’un ton sceptique.

— Mais biensûr, reprit Garion, le plus innocemment du monde. Quelle raison aurions-nousd’essayer de nous flaire du mal ?

Lelldorin ouvritla bouche, comme pour dire quelque chose, mais Garion lui marcha résolument surle pied.

— Lelldorinest vraiment très bon, se hâta-t-il de dire en plaçant une main amicale surl’épaule du jeune homme. Il m’a appris un tas de choses en quelques minutes àpeine.

N’en rajoutepas trop, se mirent àfaire les doigts de Silk, dans les petits gestes de la langue secrètedrasnienne. Les meilleurs mensonges sont toujours les plus simples.

— Le petitest un excellent élève, Belgarath, intervint lamentablement Lelldorin, quiavait enfin compris.

— Oui,oh ! il n’est pas trop raide, c’est tout, rétorqua sèchement sire Loup. Aquoi pensiez-vous en vous affublant de la sorte ? demanda-t-il enindiquant les vêtements criards de Lelldorin. Vous êtes déguisé en mât decocagne, ou quoi ?

— LesMimbraïques se sont mis à emprisonner d’honnêtes Asturiens pour les interroger,exposa le jeune Arendais, et comme je savais que je devais passer devantplusieurs de leurs forteresses, je me suis dit qu’ils me laisseraient peut-êtretranquilles si je m’habillais comme un de leurs chiens couchants.

— Il sepourrait que vous soyez plus futé que je ne pensais, accorda sire Loup, demauvaise grâce, avant de se tourner vers Silk et Barak. Je vous présenteLelldorin, le fils du baron de Wildantor. Il va se joindre à nous.

— Il fautabsolument que je vous parle, Belgarath, repartit précipitamment Lelldorin. Monpère m’a ordonné de venir ici, et je n’ai pas pu faire autrement, mais je suisimpliqué dans une affaire de la plus extrême importance.

— Tous lesjeunes nobles d’Asturie sont impliqués dans un minimum de deux ou troisaffaires d’une importance au moins aussi considérable, répliqua sire Loup. Jeregrette, Lelldorin, mais le problème qui nous intéresse est infiniment tropgrave pour que nous attendions les bras croisés que vous ayez fini de tendrevos petites embuscades à de minables percepteurs mimbraïques.

C’est alors quetante Pol émergea du brouillard, Durnik à ses côtés comme s’il voulait laprotéger. Elle s’approcha d’eux, ses yeux lançant des éclairs.

— Quefont-ils avec ces épées, père ? demanda-t-elle.

— Ilss’amusent, répondit brièvement sire Loup. Du moins est-ce ce qu’ils racontent.Je te présente Lelldorin. Je t’ai déjà parlé de lui, je crois.

Tante Pol toisaLelldorin des pieds à la tête.

— Trèspittoresque, lâcha-t-elle en haussant un sourcil.

— Mais non,ce n’est qu’un déguisement, expliqua sire Loup. Il n’est tout de même pas sifarfelu que ça. Enfin, pas tout à fait... Mais c’est le meilleur tireur à l’arcde toute l’Asturie, et il se pourrait que nous soyons amenés à faire appel àses compétences en ce domaine avant la fin de cette aventure.

— Je vois,dit-elle, d’un ton qui démentait ses paroles.

— Ce n’estévidemment pas la seule raison pour laquelle j’ai fait appel à lui, reprit sireLoup. Mais nous n’allons peut-être pas revenir sur cette histoire ici et en cetinstant précis, n’est-ce pas ?

— Tu pensestoujours à ce passage, père ? releva-t-elle d’un ton exaspéré. Le Codex Mrinest très abscons, et aucune des autres versions ne fait la moindre allusion auxpersonnages qui y sont mentionnés. Il ne s’agit peut-être que d’une imagepurement gratuite, tu le sais très bien.

— J’ai vuun peu trop d’allégories se révéler d’une réalité bien tangible pour commencerà prendre le pari aujourd’hui. Et si nous retournions plutôt à la tour ?suggéra-t-il. Il fait un peu froid et humide dans le coin pour se livrer à undébat circonstancié sur les écarts de texte, non ?

Intrigué par cetéchange, Garion jeta un coup d’œil à Silk qui lui retourna son regard, l’air den’y rien comprendre non plus.

— Tu veuxbien m’aider à rattraper mon cheval, Garion ? demanda courtoisementLelldorin en remettant son épée au fourreau.

— Bien sûr,répondit Garion en rengainant la sienne à son tour. Je crois qu’il est partipar là.

Lelldorinramassa son arc et tous deux suivirent la trace du cheval dans les ruines.

— Je tedemande pardon de t’avoir fait vider les étriers, déclara Garion quand lesautres furent hors de vue.

— Oh !ce n’est rien. J’aurais pu faire un peu plus ; attention, aussi, répliquaLelldorin avec un rire gai et insouciant, avant de jeter un coup d’œilinquisiteur à Garion. Pourquoi as-tu raconté cette histoire à Belgarath ?

— Cen’était pas à proprement parler un mensonge, objecta Garion. Après tout, nousne voulions pas vraiment nous faire de mal. Mais il faut parfois des heurespour expliquer ce genre de choses.

Lelldorin éclataà nouveau de rire. Un rire un peu contagieux, de sorte que Garion ne puts’empêcher de l’imiter, à son corps défendant.

Et c’est enriant tous les deux qu’ils poursuivirent leur chemin dans les rues envahies parla végétation, entre les monticules de neige fondante sous lesquelsdisparaissaient les décombres de la cité.

Chapître 2

Lelldorin deWildantor avait dix-huit ans, mais sa parfaite ingénuité le faisait paraîtrebien plus jeune. Il ne pouvait se laisser effleurer par la moindre émotion sansque cela se traduise instantanément sur sa physionomie, et son visage rayonnaitde sincérité comme un phare. Il était impulsif, se livrait à des déclarationsextravagantes, et Garion en conclut à contrecœur qu’il ne devait pas être trèsintelligent. Pourtant, il était impossible de ne pas l’aimer.

Le lendemainmatin, lorsque Garion enfila sa houppelande pour retourner guetter l’arrivée deHettar, Lelldorin lui proposa immédiatement de se joindre à lui. Le jeuneArendais avait troqué l’épouvantable accoutrement de la veille contre une capede laine sur des chausses marron et une tunique verte. Il avait pris son arc,ceint un carquois plein de flèches, et tout en traversant les rues pleines deneige en direction des vestiges du mur ouest, il s’amusait à décocher destraits sur des cibles à demi-invisibles.

— Tu esrudement fort, admira Garion, après une salve particulièrement réussie.

— Je suisasturien, répondit modestement Lelldorin. Il y a des milliers d’années que l’ontire à l’arc, chez nous. Mon père m’a fait tailler le mien le jour de manaissance, et j’ai réussi à le bander dès l’âge de huit ans.

— J’imagineque vous chassez beaucoup, reprit Garion en songeant aux épaisses forêts quiles entouraient de toutes parts, et aux traces de gibier qu’il avait aperçuesdans la neige.

— C’estnotre passe-temps favori, renchérit Lelldorin en se baissant pour arracher laflèche qu’il venait de ficher dans un tronc d’arbre. Mon père s’enorgueillit dufait que l’on ne sert jamais de bœuf ni de mouton à sa table.

— Je suisallé à la chasse une fois, à Cherek.

— A lachasse au cerf ? releva Lelldorin.

— Non, ausanglier sauvage. Et pas à l’arc. Les Cheresques chassent avec des lances.

— Deslances ? Mais comment peut-on se rapprocher suffisamment pour tuer quoique ce soit à la lance ?

Garion eut unrire un peu désenchanté en se remémorant ses côtes enfoncées et son crânedouloureux.

— Leproblème, ce n’est pas de se rapprocher suffisamment de sa proie. C’est de s’enéloigner une fois qu’on l’a truffée de lances.

Lelldorin nesemblait pas se représenter clairement la chose.

— Lesrabatteurs se mettent en rang, expliqua Garion, et ils avancent à travers boisen faisant le plus de bruit possible. Pendant ce temps-là, on prend sa lance eton attend à un endroit où les sangliers sont censés passer quand ils tenterontde fuir, chassés par le bruit. Seulement, ils n’aiment pas ça ; ça les metde mauvaise humeur, et quand ils voient quelqu’un sur leur chemin, ils semettent à charger. C’est là qu’on leur envoie la lance.

— Ce n’estpas un peu dangereux ? s’étonna Lelldorin, en ouvrant de grands yeux.

— J’ai bienfailli me faire écrabouiller les côtes, révéla Garion en hochant la tête.

Oh ! cen’était pas à proprement parler de la vantardise, mais il devait bien s’avouerqu’il n’était pas mécontent de la réaction de Lelldorin au récit de sesexploits.

— Nousn’avons pas beaucoup d’animaux sauvages en Asturie, reprit Lelldorin, d’un tonquelque peu chagrin. Quelques ours, une horde de loups de temps en temps, c’esttout.

Il semblahésiter un moment, en considérant attentivement Garion, et c’est avec une sortede regard en dessous, lourd de mystère qu’il poursuivit.

— Mais il ya des gens qui pensent que l’on peut tirer un gibier plus intéressantque quelques cerfs.

— Oh-oh ?fit Garion, pas très sûr de ce qu’il devait entendre par là.

— Il sepasse rarement une journée sans qu’un cheval mimbraïque rentre sans soncavalier.

Cette révélationfit à Garion l’effet d’un coup de poing dans l’estomac.

— Il y a desgens qui pensent qu’il y a trop de Mimbraïques en Asturie, insistalourdement Lelldorin.

— Jepensais que les guerres civiles arendaises avaient pris fin pour de bon.

— Noussommes nombreux à ne pas voir les choses de cette façon. Pour beaucoup d’entrenous, la lutte ne cessera que le jour où l’Asturie sera libérée du jougmimbraïque.

La façon des’exprimer de Lelldorin était sans équivoque quant à son point de vue sur laquestion.

— Mais jecroyais que le pays avait été réunifié après la bataille de Vo Mimbre ?objecta Garion.

— Réunifié ?A qui veut-on faire croire une chose pareille ? L’Asturie est traitéecomme une province soumise. La cour du roi se trouve à Vo Mimbre ; tousles gouverneurs, tous les percepteurs sont des Mimbraïques. On chercherait envain un seul Asturien à un poste de commandement dans toute l’Arendie. LesMimbraïques refusent même de reconnaître nos titres. Mon père, dont l’arbregénéalogique remonte à un millier d’années, est considéré comme un propriétaireterrien. Jamais un Mimbraïque ne s’abaisserait à lui donner son titre debaron ; il se couperait plutôt la langue.

Le visage de Lelldorinétait blême d’indignation.

— J’ignoraistout cela, répondit prudemment Garion, soucieux de ménager la susceptibilité dujeune homme.

— Maisl’humiliation de l’Asturie prendra bientôt fin, décréta avec ferveur Lelldorin.Il se trouve en Asturie des hommes pour lesquels le patriotisme n’est pas unvain mot, et l’heure approche où ces hommes partiront pour une chasse vraiment royale.

Il décocha uneflèche sur un arbre éloigné, comme pour ponctuer sa déclaration. Laquellevenait, hélas, confirmer les craintes de Garion. Lelldorin avait l’air un peutrop au courant des détails de l’opération pour ne pas y être intimement mêlé.

Comme s’ilvenait de se rendre compte qu’il était allé trop loin, Lelldorin jeta à Garionun coup d’œil consterné.

— Quelimbécile je fais, balbutia-t-il en regardant autour de lui d’un air coupable.Je n’ai jamais su tenir ma langue. Oublie tout ce que je t’ai dit, Garion. Jesais que tu es un ami, et que tu ne trahiras pas le secret que je t’ai confiédans un moment d’abandon.

C’étaitprécisément ce que redoutait Garion. Par cette simple déclaration, Lelldorinlui scellait hermétiquement les lèvres. Il savait que sire Loup aurait dû êtremis au courant du complot ébouriffant qui se tramait, mais la déclarationd’amitié de Lelldorin, la confiance dont il l’avait investi, lui interdisaientde parler. Il voyait le marteau se rapprocher de l’enclume, et son camaradel’avait mis dans l’incapacité de réagir. Il résista à l’envie de grincer desdents de frustration.

Ilspoursuivirent leur chemin sans un mot, aussi embarrassés l’un que l’autre,jusqu’aux vestiges du mur où Garion avait attaqué Lelldorin par surprise laveille. Ils affectèrent pendant un moment de s’efforcer de percer l’énigme dubrouillard, plus gênés à chaque seconde du silence qui s’était établi entreeux.

— Commentc’est, la Sendarie ? demanda tout à coup Lelldorin. Je n’y suis jamaisallé.

— Il y abien moins d’arbres, répondit Garion en regardant les troncs obscurs quis’évanouissaient dans le brouillard, de l’autre côté du mur. C’est un endroitplutôt ordonné.

— Oùvivais-tu, là-bas ?

— ChezFaldor. Dans une ferme, près du lac d’Erat.

— Il estnoble ?

— Faldor ?répliqua Garion, en riant. Oh non, il est d’une banalité à pleurer. Ce n’estqu’un fermier, un brave et honnête fermier au cœur grand comme ça. Il me manquebeaucoup.

— Un hommedu peuple, alors, souligna Lelldorin, qui s’apprêtait apparemment à le bannirde ses pensées, le comptant comme quantité négligeable.

— Onn’attache guère d’importance au rang, en Sendarie, rétorqua Garion, non sansâpreté. Les actes comptent plus que la naissance. J’étais garçon de cuisine,ajouta-t-il avec une grimace plaisante. Ce n’était pas très marrant, mais je medis qu’il faut bien que quelqu’un fasse ce genre de choses.

— Tun’étais pas serf, tout de même ? se récria Lelldorin, estomaqué.

— E n’y apas de serfs en Sendarie.

— Pas deserfs ?

Le jeuneArendais le regardait d’un air ahuri.

— Non,répondit fermement Garion. Nous n’avons jamais éprouvé la nécessité d’avoir desserfs.

L’expression deLelldorin montrait clairement que cette notion le dépassait. Garion serra lesdents pour ne pas lui exprimer sa façon de penser sur le servage. Il n’avaitpas oublié les voix qui s’étaient fait entendre la veille, dans le brouillard,mais il savait que Lelldorin ne comprendrait jamais, et ils étaient tous lesdeux très près de l’amitié ; or si Garion avait jamais eu besoin d’un ami,c’était bien en ce moment. Non, il ne pouvait pas se permettre de prendre lerisque de tout gâcher en disant quelque chose qui risquerait d’offenser cejeune homme si aimable.

— Quelgenre de travail fait ton père ? interrogea aimablement Lelldorin.

— Il estmort. Ma mère aussi.

Garion s’étaitrendu compte que ça ne faisait pas trop mal quand il le disait très vite.

Les yeux del’impulsif Lelldorin s’emplirent d’une sympathie aussi subite que sincère. Ilplaça une main sur l’épaule de Garion dans un geste de réconfort.

— Je suisdésolé, dit-il, la voix prête à se briser. Ça a dû être terrible pour toi.

— J’étaistout bébé, précisa Garion en haussant les épaules, dans un geste qu’il espéraitdégagé. Je ne me souviens même plus d’eux.

Le sujet étaitencore très sensible, et il n’avait guère envie de s’étendre dessus.

— Ils ontattrapé quelque chose ? s’enquit gentiment Lelldorin.

— Non,répondit Garion de la même voix atone. Ils ont été assassinés.

Lelldorinétouffa un hoquet et ouvrit de grands yeux.

— Un hommes’est introduit dans leur village, une nuit, et a mis le feu à leur maison,reprit Garion, sans émotion. Mon grand-père a bien essayé de le capturer, maisil a réussi à s’enfuir. D’après ce que j’ai compris, l’homme était un ennemi dema famille, depuis toujours.

— Tu ne vassûrement pas le laisser s’en tirer comme ça ? s’indigna Lelldorin.

— Non,répliqua Garion, le regard toujours plongé dans le brouillard. Dès que je seraiassez grand, je le retrouverai et je le tuerai.

— Bravegarçon ! s’exclama Lelldorin en étreignant subitement Garion dans uneaccolade un peu bourrue. Nous le retrouverons et nous le découperons enmorceaux.

Nous ?

— Je ne telaisserai évidemment pas partir tout seul, annonça Lelldorin. Jamais unvéritable ami ne ferait une chose pareille.

Il parlait detoute évidence sans réfléchir, mais il était tout aussi évidemment d’uneparfaite sincérité.

— Je tejure, Garion, reprit-il en lui empoignant fermement la main, que je neconnaîtrai pas le repos tant que le meurtrier de tes parents ne se trouvera pasgisant mort à tes pieds.

Cette soudainedéclaration était si totalement prévisible que Garion se gourmandaintérieurement pour ne pas avoir su fermer son bec. Il entretenait, sur cetteaffaire, des sentiments très personnels, et n’était pas certain d’avoir enviede partir en bande à la recherche de cet ennemi sans visage. D’un autre côté,le soutien, un peu précipité, certes, mais sans réserve, de Lelldorin luiréchauffait le cœur. Il décida de ne pas insister. Il connaissait suffisammentLelldorin, maintenant, pour se rendre compte que le jeune homme faisait sansaucun doute une douzaine de promesses solennelles par jour — autant deserments prêtés sans aucune arrière pensée, mais tout aussi rapidement oubliés.

Ils abordèrentalors d’autres sujets, plantés tout près du mur effondré, leurs sombreshouppelandes étroitement serrées autour d’eux.

Il n’était pasloin de midi lorsque le bruit étouffé des sabots d’un groupe de chevaux se fitentendre dans la forêt. Quelques minutes plus tard, Hettar émergeait dubrouillard, suivi d’une douzaine de chevaux à l’air à demi sauvages. Le grandAlgarois portait une courte cape de cuir doublée de peau de mouton ; sesbottes étaient maculées de boue et ses vêtements, salis par la poussière desroutes, mais il ne semblait pas autrement affecté par les deux semaines qu’ilavait passées en selle.

— Garion,dit-il gravement en guise de salutation, comme Garion et Lelldorin venaientau-devant de lui.

— Nous vousattendions, déclara Garion, avant de lui présenter Lelldorin. Nous allons vousamener auprès de nos amis.

Hettar hocha latête et suivit les deux jeunes gens à travers les ruines, jusqu’à la tour oùsire Loup et les autres attendaient.

— Il yavait de la neige dans les montagnes, laissa tomber le laconique Algarois, enguise d’explication, tout en sautant à bas de sa monture. Ça m’a un peuretardé.

Il repoussa soncapuchon et secoua la longue mèche noire qui ornait son crâne rasé.

— Pas deproblème, assura sire Loup. Entrez vous asseoir près du feu et manger quelquechose. Nous avons à parler.

Hettar regardales chevaux, et son visage tanné, buriné par les intempéries devint étrangementvide comme s’il se concentrait. Les chevaux lui rendirent son regard avecensemble, l’œil vif et les oreilles pointées, puis ils se détournèrent ets’enfoncèrent entre les arbres.

— Ils nerisquent pas de s’égarer ? s’étonna Durnik.

— Non,répondit Hettar. Je leur ai demandé de ne pas s’éloigner.

Durnik pritl’air intrigué, mais ne releva pas.

Ils entrèrenttous dans la tour et s’assirent devant la cheminée improvisée. Tante Pol leurcoupa du pain et des tranches de fromage jaune clair, pendant que Durnikremettait du bois sur le feu. Hettar enleva sa cape. Il portait une vestenoire, à manches longues, en peau de cheval sur laquelle étaient rivetés desdisques d’acier qui formaient une sorte d’armure flexible.

— Cho-Hag afait prévenir les Chefs de Clan, rapporta-il. Ils vont se réunir à laForteresse pour tenir conseil.

Il défit saceinture à laquelle était accroché son sabre incurvé, le posa et s’assit devantle feu pour manger. Sire Loup hocha la tête.

— Quelqu’una-t-il pensé à faire parvenir un message à Prolgu ?

— J’aipersonnellement envoyé des hommes au Gorim avant de partir, répondit Hettar.S’il y a moyen de passer, ils passeront.

— J’espèrequ’ils y arriveront, lâcha sire Loup. Le Gorim est un de mes vieux amis, etj’aurai besoin de son aide avant la fin de cette aventure.

— Voshommes ne craignent donc pas de mettre les pieds en Ulgolande ? s’enquitpoliment Lelldorin. J’ai entendu dire qu’il s’y trouvait des monstres avides dechair humaine.

— Ils nequittent pas leur repaire en hiver, révéla Hettar en haussant les épaules.D’ailleurs, ils n’oseraient probablement pas s’attaquer à une troupe decavaliers en armes. La Sendarie du sud grouille de Murgos, ajouta-t-il enregardant sire Loup. Mais vous le saviez peut-être ?

— J’auraisdû m’en douter, rétorqua sire Loup. Ils avaient l’air de chercher quelque choseen particulier ?

— Je n’aipas l’habitude d’adresser la parole aux Murgos, riposta sèchement Hettar.

Son nez busquéet ses yeux de braise lui donnèrent l’espace d’un instant l’air d’un fauconimpitoyable, prêt à s’abattre sur sa proie.

— Jem’étonne que vous n’ayez pas pris plus de retard, railla Silk. Tout le mondeconnaît les sentiments que vous inspirent les Murgos.

— Je mesuis laissé aller une fois, admit Hettar. J’en ai rencontré deux, seuls sur unegrand-route. Cela n’a pas pris beaucoup de temps.

— En voilàtoujours deux dont nous n’aurons plus à nous inquiéter, grommela Barak d’un tonapprobateur.

— Je croisqu’il est temps de parler sans détour, déclara sire Loup en époussetant lesmiettes qui jonchaient le devant de sa tunique. La plupart d’entre vous ont uneidée de ce que nous avons entrepris, mais je ne tiens pas à ce que l’un de vousprenne de risques inconsidérés. Nous poursuivons un dénommé Zedar. C’est un anciendisciple de mon Maître qui est passé au service de Torak. Au début de l’automnedernier, il a réussi à s’introduire dans la salle du trône, à la cour de Riva,et à voler l’Orbe d’Aldur. Il faut que nous le rattrapions pour le luireprendre.

— Mais iln’est pas sorcier, lui aussi ? releva Barak en tiraillant distraitementl’une de ses grosses tresses rouges.

— Ce n’estpas le terme que nous employons, rétorqua sire Loup, mais il dispose en effetd’un certain pouvoir de ce genre. Comme chacun de nous : Beltira, Belkira,Belzedar et moi-même. C’est l’une des choses dont je voulais vous avertir.

— Vousportiez tous des noms très voisins, apparemment, remarqua Silk.

— NotreMaître nous a fait changer de nom quand il nous a pris pour ses disciples.Oh ! ce n’était pas un changement considérable, mais il était chargé d’uneprofonde signification pour nous.

— On peutdonc en déduire que votre nom original était Garath ? poursuivit Silk, enplissant ses petits yeux de fouine.

Sire Loup eutl’air étonné, puis il se mit à rire.

— Il y ades milliers d’années que je n’avais pas entendu ce nom-là. Je m’appelleBelgarath depuis si longtemps que j’avais presque complètement oublié Garath.Ça vaut probablement mieux. Garath était un mauvais sujet — un gaminvoleur et menteur, entre autres.

— Il y ades choses contre lesquelles on ne peut pas lutter, laissa tomber tante Pol.

— Nul n’estparfait, admit platement sire Loup.

— PourquoiZedar a-t-il volé l’Orbe ? demanda Hettar en repoussant son assiette.

— Il l’atoujours convoitée à des fins personnelles. Mais ce n’est certainement pas leseul élément de la réponse. Il va en effet vraisemblablement tenter de le remettreentre les mains de Torak. L’homme qui livrera l’Orbe à Celui qui n’a qu’un œildeviendra son favori.

— Mais Torakest mort, objecta Lelldorin. Le Gardien de Riva l’a tué à Vo Mimbre.

— Non,répliqua sire Loup. Torak n’est pas mort mais seulement endormi. L’épée deBrand n’était pas celle qui était destinée à le tuer. Zedar a emporté sadépouille après le combat et l’a cachée quelque part. Un jour, il s’éveillera — etce jour approche, si je sais bien déchiffrer les présages. Il faut que nousremettions la main sur l’Orbe avant que cela ne se produise.

— Ce Zedara causé bien des ennuis, grommela Barak. Vous auriez dû lui régler son comptedepuis longtemps.

— Peut-être,convint sire Loup.

— Pourquoine le faites-vous pas disparaître d’un simple mouvement de la main ?suggéra Barak, avec un geste de ses gros doigts.

— Impossible,répondit sire Loup en secouant la tête. Même les Dieux en seraient incapables.

— Alorsnous ne sommes pas sortis de l’auberge, riposta Silk en fronçant les sourcils.Tous les Murgos, d’ici à Rak Goska, vont tenter de nous empêcher de rattraperZedar.

— Pasnécessairement, réfuta sire Loup. C’est Zedar qui détient l’Orbe, mais lesGrolims prennent leurs ordres de Ctuchik.

— Ctuchik ?releva Lelldorin.

— Le GrandPrêtre des Grolims. Ils se détestent, Zedar et lui. Je pense que nous pouvonscompter sur lui pour tenter d’empêcher Zedar d’approcher de Torak avec l’Orbe.

— Quelledifférence ? objecta Barak en haussant les épaules. En cas de difficulté,vous avez toujours le recours de la magie, Polgara et vous, n’est-ce pas ?

— Il y ades limites à ce genre de choses, riposta sire Loup, un peu évasif.

— Je necomprends pas, insista Barak, en se renfrognant.

— Trèsbien, répliqua sire Loup, en inspirant profondément. Puisque nous en sommes là,autant aborder le problème. La sorcellerie, comme vous dites, constitue unerupture dans l’ordre normal des choses. Elle a parfois des effets inattendus,et on ne peut pas faire n’importe quoi. D’autant que cela provoque... Ils’interrompit et fronça les sourcils. Disons que cela fait du bruit. Ce n’estpas exactement ainsi que les choses se passent, c’est juste une façon deparler, mais ce qu’il faut que vous compreniez, c’est que tous les individusdotés des mêmes facultés peuvent en quelque sorte entendre ce vacarme. Encommençant à intervenir dans le cours des événements, Polgara et moi, nousdonnerions à tous les Grolims de l’Ouest le moyen de nous localiser avecprécision et de connaître nos projets. Et ils n’auraient rien de plus presséque d’accumuler les obstacles sur notre route jusqu’à ce que nous soyonsépuisés.

— Il fautpresque autant d’énergie pour faire les choses de cette façon que pour en venirà bout physiquement, précisa tante Pol. C’est très fatigant.

Elle étaitassise près du feu où elle reprisait minutieusement un petit accroc dans l’unedes tuniques de Garion.

— J’ignoraistout cela, admit Barak.

— Peu degens le savent.

— Nouspouvons toujours prendre les mesures qui s’imposent, Pol et moi, reprit sireLoup, mais pas éternellement, bien sûr, et il n’est pas question de fairedisparaître les choses comme cela. Je suis sûr que vous voyez pourquoi.

— Benvoyons, déclara hautement Silk, d’un ton qui réfutait ses paroles.

— Rienn’existe en dehors d’un contexte plus général, expliqua sobrement tante Pol. Sivous entreprenez de supprimer quelque chose, vous courez le risque d’anéantirtout le reste.

Quelque choseéclata dans le feu, et Garion eut un sursaut. La salle voûtée semblait tout àcoup bien sombre, et les coins paraissaient grouiller d’ombres étrangementmenaçantes.

— Ce n’estévidemment pas possible, continua sire Loup. Si quelqu’un tentait de défaire cequi a été créé, sa volonté se retournerait simplement contre lui, et aumot : « Disparais ! », c’est lui qui s’engloutirait dans lenéant. Aussi faisons-nous bien attention aux paroles que nous prononçons.

— Jecomprends ça, déclara Silk, en écarquillant légèrement les yeux.

— Lamajeure partie des difficultés que nous rencontrerons seront susceptibles detrouver une solution ordinaire, poursuivit sire Loup. C’est la raison pourlaquelle nous vous avons réunis — ou tout au moins, l’une des raisons.Vous devriez, à vous tous, être en mesure de régler la plupart des problèmesqui se présenteront à nous. Une seule chose compte, c’est que Polgara et moinous retrouvions Zedar avant qu’il ne parvienne à rejoindre Torak avec l’Orbe.Il a trouvé le moyen de toucher l’Orbe — j’ignore comment. S’il arrive àmontrer à Torak comment faire, aucune puissance au monde ne pourra plusempêcher Celui qui n’a qu’un œil de devenir Dieu et Roi, et son règned’arriver, sur Terre comme dans les Cieux.

Leurs visages gravess’éclairaient d’une lueur rougeoyante, tandis qu’ils méditaient cette sinistreperspective, assis autour des flammes vacillantes.

— Eh bien,je pense que nous avons à peu près épuisé le sujet, n’est-ce pas, Pol ?

— C’est ceque je dirais aussi, père, répondit-elle en lissant le devant de sa robe degrosse toile grise.

Plus tard,devant la tour, alors qu’un soir gris s’insinuait entre les ruines brumeuses deVo Wacune et que l’odeur de l’épais ragoût que tante Pol leur mitonnait pour ledîner venait jusqu’à eux, Garion se tourna vers Silk.

— C’estvrai, tout ça ? lui demanda-t-il.

Le regard dupetit homme se perdit dans le brouillard.

— Faisonssemblant d’y croire, suggéra-t-il. Compte tenu des circonstances, je pensequ’il serait malavisé de commettre le moindre impair.

— Tu aspeur, aussi, Silk ?

— Oui,admit Silk avec un soupir. Mais on peut toujours faire comme si on n’avait paspeur, n’est-ce pas ?

— On peuttoujours essayer, en effet, reprit Garion.

Et tous deux sedétournèrent pour rentrer dans la salle basse aménagée au pied de la tour, oùla lueur du feu dansait sur les arches de pierre, faisant échec au brouillardet à la froidure.

Chapître 3

Le lendemainmatin, Silk sortit de la tour revêtu d’un magnifique pourpoint marron, unbonnet pareil à un sac de velours noir incliné d’un air insolent sur uneoreille.

— Qu’est-ceque c’est que cet accoutrement ? remarqua tante Pol.

— Je suistombé sur un vieil ami en fouillant dans mes balluchons, raconta Silk, d’unpetit air dégagé. Un dénommé Radek de Boktor.

— Serait-ilarrivé quelque chose à Ambar de Kotu ?

— Ambar estun brave garçon, expliqua Silk d’un ton quelque peu dépréciatif, mais un Murgodu nom d’Asharak a déjà entendu parler de lui et a pu prononcer son nom danscertains milieux. A quoi bon chercher les ennuis quand on n’y est pasobligé ?

— Ce n’estpas une mauvaise idée, approuva sire Loup. Un marchand drasnien de plus ou demoins n’attirera pas l’attention sur la Grand-Route de l’Ouest — quel quesoit son nom.

— Je vousen prie, objecta Silk, en prenant des airs de grand blessé. Le nom joue un rôlecapital. C’est sur lui que repose toute l’identité d’emprunt.

— Je nevois pas la différence, laissa tomber Barak, avec sa délicatesse coutumière.

— Ça faittoute la différence du monde. Enfin, tu vois tout de même bien qu’Ambar est unnomade qui n’attache guère de considération à l’éthique, alors que Radek est unhomme intègre, dont la parole est respectée dans tous les comptoirs du Ponant.D’autant que Radek ne se déplacerait jamais sans sa suite.

Sasuite ?

L’un dessourcils de tante Pol fit un bond vers le haut.

— N’y voyezpas autre chose surtout que le légitime souci de parfaire le déguisement,ajouta Silk, avec empressement. Je stipule qu’en ce qui vous concerne, DamePolgara, il ne me viendrait même pas à l’idée d’essayer de vous faire passerpour une servante.

— Grandmerci.

— Oui,oh ! c’est plutôt que personne ne voudrait jamais y croire. Vous serez masœur, venue avec moi pour voir les splendeurs de Tol Honeth.

Votresœur ?

— A moinsque vous ne préfériez être ma mère, suggéra Silk, toujours conciliant. Vousauriez pu entreprendre un pèlerinage à Mar Terrin dans l’espoir d’obtenir lerachat d’un passé tempétueux.

Tante Pol braquaun moment son regard inflexible sur le petit homme qui lui souriait sansvergogne.

— Un jour,votre sens de l’humour pourrait vous valoir de gros, gros ennuis, princeKheldar.

— Je passemon temps à avoir de gros, gros ennuis, Dame Polgara. Je ne saurais pas quoifaire si je n’en avais pas.

— Vous enavez encore pour longtemps, tous les deux ? coupa sire Loup.

— Encore unpetit détail, ajouta Silk. Au cas où nous serions amenés à fournir desexplications à quelqu’un, vous, Lelldorin et Garion, vous êtes les serviteursde Polgara. Hettar, Barak et Durnik, vous êtes les miens.

— Commevous voudrez, acquiesça sire Loup, d’un ton las.

— J’ai mesraisons.

— Trèsbien.

— Vousn’avez pas envie de les connaître ?

— Pasvraiment, non.

Silk eut l’airun tantinet froissé.

— Bon, ça yest, maintenant ? demanda sire Loup.

— Il n’y aplus rien dans la tour, répondit Durnik. Oh ! un instant : j’aioublié d’éteindre le feu.

Il disparut aubas de la tour.

— Qu’est-ceque ça peut faire, je vous demande un peu ? marmonna sire Loup en lesuivant du regard, avec toutes les apparences de l’exaspération. Cet endroitest déjà en ruine, de toute façon.

— Fiche-luila paix, père, riposta placidement tante Pol. C’est sa nature, qu’est-ce que tuveux.

Ilss’apprêtaient à mettre le pied à l’étrier lorsque la monture de Barak, un grandcheval gris à la croupe généreuse, poussa un soupir et jeta un regard dereproche à Hettar. L’Algarois eut un petit ricanement.

— Je nevois pas ce qu’il y a de si drôle, fit Barak, ombrageux.

— C’est lecheval qui m’a dit quelque chose, expliqua Hettar. Ne faites pas attention.

Puis ils semirent en selle et se frayèrent un chemin entre les ruines envahies par labrume, pour s’engager sur la piste étroite et sinueuse qui s’enfonçait dans laforêt au sol détrempé. Des plaques de neige achevaient de fondre sous lesarbres dont les branches s’égouttaient sans discontinuer au-dessus de leurstêtes. Ils resserrèrent plus étroitement leurs houppelandes autour d’eux pourécarter le froid et l’humidité. Une fois qu’ils furent sous les arbres,Lelldorin amena son cheval à côté de celui de Garion, et ils chevauchèrent deconserve.

— Le princeKheldar... euh, cherche-t-il toujours la petite bête comme cela ? s’enquitLelldorin.

— Silk ?Oh ! oui. Il a l’esprit complètement tordu. Il est espion, tu comprends,alors les déguisements et les subterfuges compliqués sont une seconde naturechez lui.

— Espion,hein ? Vraiment ?

Son imaginations’empara de cette idée, et on pouvait la voir jouer avec au travers de sesyeux, qui s’étaient mis à briller.

— Iltravaille pour son oncle, le roi de Drasnie, précisa Garion. Si j’ai biencompris, l’espionnage constitue l’activité favorite des Drasniens, depuis dessiècles.

— Il vafalloir que nous nous arrêtions pour récupérer les autres ballots, rappelaSilk.

— Je n’aipas oublié, répondit sire Loup.

— On doitencore retrouver quelqu’un ? demanda Lelldorin.

— Maisnon ; ce sont des étoffes de laine que Silk a trouvées à Camaar, traduisitGarion. Il prétend que ça justifie notre présence sur la Grand-route. Nous lesavons cachées dans une grotte avant de bifurquer vers Vo Wacune.

— Il penseà tout, hein ?

— Ilessaie. Nous avons pas mal de chance de l’avoir avec nous.

— Nouspourrions peut-être lui demander de nous apprendre certains trucs sur lesdéguisements, suggéra judicieusement Lelldorin. Ça pourrait être rudement utilequand nous partirons à la recherche de notre ennemi.

Garion pensaitque Lelldorin avait oublié la mission dont il s’était impulsivement investi. Lejeune Arendais semblait avoir à peu près autant de suite dans les idées qu’unchiot de trois semaines, mais force était de reconnaître que Lelldorinn’oubliait pas tout ; c’était juste une impression qu’il donnait. PourGarion, la perspective de partir à la recherche du meurtrier de ses parents encompagnie d’un jeune énergumène en train d’improviser des enjolivures à chaquetournant de la route commençait à apparaître sous de funestes auspices.

Vers le milieude la matinée, après avoir récupéré les paquets de Silk et chargé les chevauxde bât, ils retrouvèrent la Grand-Route de l’Ouest, la voie impérialetolnedraine qui traversait le cœur de la forêt, et prirent la direction du sud.Ils mirent leurs chevaux à un galop allongé qui dévorait la route.

A un momentdonné, ils passèrent à côté d’un serf au visage hâve, d’une maigreur squelettiquesous les lambeaux de toile à sac attachés avec des bouts de ficelle qui luitenaient lieu de vêtements. L’homme remonta sur le bas-côté de la route enployant sous son fardeau, attendant avec appréhension qu’ils soient sortis deson champ de vision. Garion fut saisi d’une violente compassion à l’égard dupauvre hère aux haillons sales. Il eut une brève pensée pour Lammer et Detton,et se prit à s’interroger sur leur sort. Il ne savait pas pourquoi, mais ça luisemblait important.

— Est-ilvraiment indispensable de les maintenir dans cette misère ? demanda-t-il àLelldorin, incapable de se contenir plus longtemps.

— Quiça ? releva Lelldorin avec un regard circulaire.

— Cesserfs.

Lelldorin jetaun coup d’œil par-dessus son épaule, en direction de l’homme en haillons.

— Tu nel’avais même pas vu, reprit Garion, d’un ton accusateur.

— Il y en atellement, répondit Lelldorin avec un haussement d’épaules.

— Et ilssont tous vêtus de sacs à navets, et ils meurent tous littéralement de faim.

— Lesimpôts mimbraïques, laissa tomber Lelldorin, comme si cela expliquait tout.

— Ça ne t’aapparemment jamais empêché de manger à ta faim, toi.

— Je nesuis pas un serf, Garion, rétorqua Lelldorin, d’un ton patient. Ce sonttoujours les plus pauvres qui souffrent le plus. C’est ainsi que va le monde.

— Ce n’estpas normal, répliqua Garion.

— Tu necomprends pas.

— Non. Etje ne comprendrai jamais.

— Bien sûr,fit Lelldorin, avec une insupportable fatuité. Tu n’es pas arendais.

Garion serra lesdents pour retenir la réplique qui lui brûlait les lèvres.

A la fin del’après-midi, ils avaient couvert dix lieues, et la neige avait presqueentièrement déserté les bas-côtés de la route.

— Nousferions peut-être aussi bien de commencer à réfléchir à l’endroit où nousallons passer la nuit, non, père ? suggéra tante Pol.

Sire Loup segratta pensivement la barbe en jetant un coup d’œil en coulisse sur les ombresqui s’étendaient sous les arbres autour d’eux.

— J’ai unoncle qui habite non loin d’ici, proposa Lelldorin. Le comte Reldegen. Je suissûr qu’il se ferait un plaisir de nous héberger.

— Un grandmaigre ? demanda sire Loup. Aux cheveux noirs ?

Garion lui jetaun coup d’œil acéré.

— Ils ontde drôles de coutumes, dans le coin, ajouta Silk.

Ils entrèrentdans une cour pavée et mirent pied à terre. A cet instant, le comte Reldegenapparut en haut d’un large perron. C’était un grand gaillard mince, aux cheveuxet à la barbe gris fer, qui marchait en s’aidant d’une solide canne. Il étaitvêtu d’un pourpoint vert vif et de chausses noires, et bien qu’il fût dans sapropre maison, il portait une épée au côté. Il descendit les marches entraînant la jambe pour venir à leur rencontre.

— Mononcle, fit Lelldorin, en s’inclinant respectueusement.

— Monneveu, répondit civilement le comte.

— Nouspassions dans le coin, mes amis et moi-même, déclara Lelldorin, et nous noussommes dit que nous pourrions peut-être t’imposer notre présence pour la nuit.

— Mon neveuest toujours le bienvenu chez moi, répliqua Reldegen d’un ton grave et cérémonieux.Vous n’avez pas encore dîné, j’imagine ?

— Non, mononcle.

— Eh bien,vous partagerez mon souper. Puis-je faire la connaissance de tes amis ?

— Nous nousconnaissons déjà, Reldegen, annonça sire Loup en repoussant son capuchon et enfaisant un pas en avant.

— Belgarath ?s’exclama le comte en ouvrant de grands yeux. Ce n’est pas possible !

— Oh !si, répondit sire Loup avec un grand sourire. Je hante toujours le monde, ensemant le trouble et la zizanie.

Reldegen éclatade rire et prit Belgarath par le gras du bras dans un geste chaleureux.

— Allons,entrez donc. Ne restez pas plantés là, par ce froid.

Il tourna lestalons et entreprit de monter l’escalier qui menait vers la maison, en boitantde plus belle.

— Qu’est-ilarrivé à votre jambe ? s’enquit sire Loup.

— Uneflèche dans le genou, expliqua le comte en haussant les épaules. Séquelle d’unevieille divergence d’opinion, depuis longtemps oubliée.

— Si je mesouviens bien, vous n’arrêtiez pas d’avoir des divergences d’opinion avectoutes sortes de gens. Je me suis souvent dit que vous aviez dû vous fixer pourbut de traverser l’existence flamberge au vent.

— J’ai euune jeunesse passionnante, admit le comte. Il ouvrit la large porte qui setrouvait en haut des marches et leur fit suivre un long couloir qui menait àune salle de dimensions imposantes, dotée à chacune de ses extrémités d’unevaste cheminée où pétillait un bon feu. Les dalles noires, luisantes, du solcouvert de fourrures, tranchaient sur le badigeon blanc des murs et du plafond,supporté par de grandes arches de pierre. Une douzaine de livres reliés de cuirétaient étalés sur la surface cirée d’une grande table placée non loin de l’unedes cheminées et surmontée en son centre d’un candélabre de fer. De lourdsfauteuils de bois sombre, sculpté, étaient disposés çà et là.

— Deslivres, Reldegen ? remarqua avec effarement sire Loup. Vous vous êtesdrôlement assagi, on dirait.

Cette remarquaarracha un sourire au vieil homme.

— J’enoublie mes bonnes manières, s’excusa sire Loup, en retirant sa houppelande eten la tendant, à l’instar de ses compagnons, aux serviteurs qui étaientimmédiatement apparus. Ma fille, Polgara. Pol, je te présente le comteReldegen, un vieil ami.

— Gentedame, répondit le comte, avec une révérence cérémonieuse. Ma maison est forthonorée de votre présence.

Tante Pol étaitsur le point de répondre quand deux jeunes gens firent irruption dans la pièce,en se disputant avec emportement.

— Tu n’esqu’un crétin, Berentain ! cracha le premier, jeune homme aux cheveux bruns,vêtu d’un pourpoint écarlate.

— Torasinpeut penser ce qu’il veut, rétorqua le second, jeune homme plus rondouillardaux cheveux blonds, bouclés, qui portait une tunique à rayures vertes etjaunes, mais que cela lui agrée ou non, les Mimbraïques tiennent l’avenir del’Asturie entre leurs mains, et ce ne sont point ses critiques fielleuses et sarhétorique sulfureuse qui y changeront quelque chose.

— Arrête unpeu de me parler à la troisième personne, Berentain, railla le jeune hommebrun. Cette parodie de courtoisie mimbraïque me lève le cœur.

— En voilàassez, Messires ! tonna le comte Reldegen en frappant le sol de pierre dubout de sa canne ferrée. Si vous persistez à discuter politique, je me verraiobligé d’arbitrer le litige, et je n’hésiterai par à recourir à la force, sinécessaire.

Les deux jeunesgens filèrent chacun vers un coin de la pièce où ils restèrent à se regarder enchiens de faïence.

— Mon fils,Torasin, reconnut le comte, d’un ton d’excuse, en désignant le jeune homme auxcheveux bruns. Et son cousin, Berentain, le fils du frère de ma défunte femme.Cela fait maintenant deux semaines qu’ils passent leur temps à se chamaillerainsi. Le lendemain de l’arrivée de Berentain, j’ai été obligé de leurconfisquer leurs épées.

— Lesdiscussions politiques sont bonnes pour la circulation, Messire, observa Silk.Surtout l’hiver, la chaleur empêche le sang de cailler dans les veines.

Cette idéearracha un ricanement au comte.

— Le princeKheldar, de la maison royale de Drasnie, reprit sire Loup, en continuant lesprésentations.

— VotreGrandeur, répondit le comte, en s’inclinant. Silk eut un petit froncement desourcils.

— Je vousen prie, Messire. J’ai passé ma vie à fuir les obséquiosités, et je suis sûrque mes attaches avec la famille royale contrarient mon oncle presque autantque moi-même.

Le comte éclataà nouveau d’un rire bon enfant.

— Et sinous passions à la salle à manger ? suggéra-t-il. Deux gros cerfs tournentdepuis le lever du jour sur des broches, aux cuisines, et j’ai réussi tout récemmentà faire venir un fût de vin rouge du sud de la Tolnedrie. Si je me rappellebien, vous aviez un faible pour la bonne chère et les bons vins, à l’époque,n’est-ce pas Belgarath ?

— Il n’apas changé, Messire, confirma tante Pol. Mon père est affreusement prévisible,une fois que l’on a compris son fonctionnement.

Le comte luioffrit son bras avec un sourire, et ils se dirigèrent tous ensemble vers uneporte, à l’autre bout de la salle.

— Dites-moi,Messire, demanda tante Pol, cette maison serait-elle, par un heureux hasard,dotée d’une baignoire ?

— Il estdangereux de se baigner en hiver, Dame Polgara, l’avisa le comte.

— Messire,rétorqua-t-elle gravement, je me baigne été comme hiver depuis un nombred’années que vous ne pourriez imaginer.

— Laissez-lafaire Reldegen, pressa sire Loup. Son caractère a une fâcheuse tendance às’envenimer quand elle se sent sale.

— Un bonbain ne te ferait pas de mal non plus, vieux Loup solitaire, riposta tante Pol,d’un ton acerbe. Tu commences à répandre une odeur un peu envahissante sous levent.

Sire Loup pritun air offensé.

Beaucoup plustard, lorsqu’ils se furent régalés de venaison, de pain trempé de sauce et desomptueuses tartes aux cerises, tante Pol s’excusa et alla superviser lapréparation de son bain avec une servante tandis que les hommes se consolaientavec leurs coupes de vin, le visage baigné par la lumière dorée desinnombrables chandelles qui ornaient la salle à manger de Reldegen.

— Je vaisvous montrer vos chambres, suggéra Torasin à ses deux plus jeunes compagnons.

Il repoussa sonfauteuil et quitta la salle sur un dernier regard chargé de mépris à Berentain.Lelldorin et Garion lui emboîtèrent le pas.

— Ne leprends pas mal, Tor, fit Lelldorin, comme ils gravissaient l’immense escalierqui menait à l’étage, mais ton cousin Berentain a tout de même des idéesparticulières.

— Il entient vraiment une couche, tu veux dire, renchérit Torasin avec un reniflementdédaigneux. Il croit qu’il va impressionner les Mimbraïques en imitant leurfaçon de parler et en leur léchant les bottes.

La lumière de labougie qu’il tenait pour leur éclairer le chemin révélait la colère quis’imprimait sur son visage sombre.

— Pourquoifait-il ça ? demanda Lelldorin.

— Ildonnerait n’importe quoi pour pouvoir dire qu’il a une terre à lui, réponditTorasin. Le frère de ma mère n’a pas grand-chose à lui laisser. Cette grosseandouille fait des yeux de flétan crevé à la fille de l’un des barons du coinoù il habite, et comme le baron ne voudra jamais d’un prétendant sans terre,Berentain fait des bassesses au gouverneur mimbraïque dans l’espoir de luisoutirer un domaine. Il prêterait serment d’allégeance au fantôme de Kal-Toraken personne s’il pensait que ça pouvait lui rapporter un bout de terrain.

— Il ne serend pas compte qu’il n’a aucune chance ? s’enquit Lelldorin. Legouverneur doit être tellement assailli de demandes analogues émanant dechevaliers mimbraïques qu’il ne lui viendra jamais à l’idée de faire ce genrede fleur à un Asturien.

— C’estbien ce que je lui ai dit, déclara Torasin, avec un mépris écrasant, mais iln’y a pas moyen de discuter avec lui. Son comportement est un déshonneur pourtoute la famille.

Lelldorin hochala tête avec compassion comme ils arrivaient à un vaste palier sur lequel iljeta un coup d’œil circulaire.

— Il fautque je te parle, Tor, souffla-t-il. Torasin lui adressa un regard inquisiteur.

— Mon pèrem’a chargé d’assister Belgarath dans une affaire de la plus haute importance,lâcha précipitamment Lelldorin, de la même voix à peine audible. Je ne sais paspour combien de temps nous en avons, alors il faudra que vous supprimiezKorodullin sans moi, toi et les autres.

Les yeux deTorasin s’écarquillèrent d’horreur.

— Nous nesommes pas seuls, Lelldorin ! s’étrangla-t-il.

— Je vaisvous attendre au bout, là-bas, proposa très vite Garion.

— Non,répondit fermement Lelldorin en prenant Garion par le bras. Garion est mon ami,Tor. Je n’ai pas de secrets pour lui.

— Je t’enprie, Lelldorin, protesta Garion. Je ne suis pas asturien. Je ne suis même pasarendais. Je ne veux pas savoir ce que vous manigancez.

— Je vaispourtant te le dire, Garion, pour te prouver la confiance que j’ai en toi,déclara Lelldorin. L’été prochain, lorsque Korodullin partira pour la cité enruine de Vo Astur afin d’y tenir sa cour pendant six semaines, entretenantainsi le mirage de l’unité arendaise, nous lui tendrons un guet-apens sur lagrand-route.

— Lelldorin !hoqueta Torasin, le visage blême. Mais Lelldorin n’allait pas s’arrêter en sibon chemin.

— Ce nesera pas un simple attentat, Garion. Ce sera un coup fatal porté au cœur deMimbre. Nous tendrons notre embuscade revêtus d’uniformes de légionnairestolnedrains, et nous l’immolerons avec des épées tolnedraines. Notre attaqueforcera Mimbre à déclarer la guerre à l’Empire tolnedrain, qui l’écrasera commeune coquille d’œuf. Et Mimbre détruite, l’Asturie sera enfin libre !

— Nachak tefera tuer pour ce parjure, Lelldorin, s’écria Torasin. Il nous avait faitprêter le serment du sang de ne rien dire.

— Tu dirasau Murgo que je crache sur son serment, annonça Lelldorin avec chaleur. Quelbesoin ont les patriotes asturiens d’un acolyte murgo ?

— Il nousprocure de l’or, espèce d’abruti ! tempêta Torasin, fou de rage. Nousaurons besoin de son bon or rouge pour acheter les uniformes et les épées, etpour affermir la volonté des moins résolus.

— Je n’aique faire de partisans indécis à mes côtés, décréta Lelldorin avec véhémence.La seule raison d’agir d’un vrai patriote doit être l’amour de sa patrie, pasune poignée d’or angarak.

Le premierinstant de stupeur passé, l’esprit de Garion fonctionnait maintenant à toutevitesse.

— Il yavait un homme à Cherek, insinua-t-il d’un ton songeur. Le comte de Jarvik. Luiaussi, il avait accepté l’or d’un Murgo et comploté la mort d’un roi...

Les deux autresle regardèrent, déconcertés.

— C’estterrible ce qui se passe quand on tue un roi, reprit Garion. Même s’il étaittrès mauvais, et aussi bonnes que soient les intentions de ceux qui ont mis finà ses agissements, lorsqu’il n’y a plus personne pour indiquer la direction àsuivre, le pays sombre pendant un moment dans le chaos et la confusion. Le faitde déclencher en même temps une guerre entre ce pays et un autre ne feraitqu’ajouter à la panique générale. Je crois que si j’étais un Murgo, c’est justele genre de désarroi que je voudrais voir s’installer dans tous les royaumes duPonant.

Garion s’écoutaparler avec une sorte de stupeur, mais sa voix recelait une sécheresse, uneabsence de passion, qu’il reconnut instantanément. Aussi loin que remontaientses souvenirs, cette voix avait toujours été en lui, dans son esprit, tapiedans un recoin inaccessible, à lui dire quand il avait tort ou quand il faisaitune bêtise. Mais jamais encore elle n’avait joué un rôle actif dans ses relationsavec autrui. Et voilà qu’elle s’était adressée directement à ces deux jeunesgens, pour leur expliquer patiemment la situation.

— L’orangarak n’est pas ce que l’on pourrait croire à le voir, poursuivit-il. Ilrecèle une sorte de pouvoir qui corrompt l’individu. C’est peut-être pour celaqu’il a la couleur du sang. A votre place, j’y réfléchirais à deux fois avantd’accepter l’or rouge de ce Nachak. Pourquoi pensez-vous qu’un Murgo vous offretant d’argent et se donne tant de mal pour vous aider à mener votre plan àbien ? Il n’est pas asturien, ce n’est donc pas par patriotisme, n’est-cepas ? J’essaierais aussi de répondre à cette question, si j’étais vous.

Lelldorin et soncousin parurent tout à coup quelque peu troublés.

— Je nedirai rien à personne, reprit Garion. Vous m’avez fait confiance en me parlantde ces choses qui, de toute façon, n’auraient jamais dû me venir aux oreilles.Mais rappelez-vous qu’il se passe en ce moment des événements très graves, dansle monde entier, et pas seulement en Arendie. Maintenant, je crois quej’aimerais aller me coucher. Si vous voulez bien me montrer mon lit, vous avezla nuit devant vous pour discuter de tout ça, si le cœur vous en dit.

L’un dansl’autre, Garion pensait qu’il n’avait pas trop mal manœuvré. Quand il ne seraitarrivé qu’à cela, il avait au moins réussi à semer le doute dans quelques cervelles.Il connaissait suffisamment les Arendais, maintenant, pour savoir que cela nesuffirait probablement pas à faire changer d’avis ces deux têtes brûlées, maisc’était toujours un début.

Chapître 4

Des voiles debrume étaient encore accrochés dans les arbres lorsqu’ils reprirent la route,tôt le lendemain matin. Le comte Reldegen était venu, enroulé dans une capesombre, leur dire au revoir auprès du portail. Debout à côté de son père,Torasin semblait incapable de détourner ses yeux de Garion, qui affectait laplus grande impassibilité. Le jeune et fougueux Asturien semblait fortperplexe, et peut-être ses doutes l’empêcheraient-ils de foncer tête baissée dansquelque désastre. Ce n’était pas grand chose, Garion était tout prêt à enconvenir, mais il ne pouvait pas faire davantage dans les circonstancesprésentes.

— J’espèreque vous reviendrez vite me voir, Belgarath, dit Reldegen. Et que vous pourrezrester un peu plus longtemps, la prochaine fois. Nous sommes très isolés, ici,et j’aime bien savoir ce qui se passe dans le monde. Nous resterons assis unmois ou deux au coin du feu, à bavarder.

— Quandj’en aurai fini avec ce que j’ai entrepris, pourquoi pas, Reldegen ?répondit sire Loup, en hochant gravement la tête.

Puis il fitfaire une volte à son cheval et prit la tête de la colonne pour traverser lavaste clairière qui entourait la demeure de Reldegen et regagner la sinistreforêt.

— Le comten’est pas un Arendais ordinaire, déclara Silk d’un ton léger, comme ilschevauchaient l’un à côté de l’autre. Je pense même avoir détecté chez lui uneou deux idées astucieuses, hier soir.

— Il abeaucoup changé, acquiesça sire Loup.

— Sa tablen’est pas médiocre, renchérit Barak. Je ne me suis pas senti la panse aussipleine depuis que nous avons quitté le Val d’Alorie.

— C’est lamoindre des choses, répliqua tante Pol. Vous avez mangé presque tout ce cerf àvous seul.

— Vousexagérez, Polgara, objecta Barak.

— Pas vraiment,observa Hettar, de sa voix calme. Lelldorin s’était rapproché de Garion, maisil n’avait pas encore dit un mot. Il paraissait aussi troublé que son cousin.Il était évident qu’il avait envie de dire quelque chose, et tout aussi clairqu’il ne savait pas par où commencer.

— Allez,vas-y, fit enfin Garion, gentiment. Nous sommes assez bons amis pour que je nem’offusque pas si ça sort un peu abruptement.

— Je suisaussi transparent que ça ? releva Lelldorin, un peu penaud.

— Honnêteserait un terme plus approprié, rétorqua Garion. Tu n’as jamais appris àdissimuler tes sentiments, voilà tout.

— C’étaitvrai ? balbutia Lelldorin. Je ne voudrais pas mettre ta parole en doute,mais il y avait vraiment un Murgo à Cherek qui complotait contre le roi Anheg ?

— Demande àSilk, suggéra Garion. A Barak, à Hettar ou à qui tu voudras. Nous y étionstous.

— MaisNachak n’est pas comme ça, lui, reprit précipitamment Lelldorin, sur ladéfensive.

— Commentpeux-tu en être sûr ? C’est lui qui a eu l’idée le premier, n’est-cepas ? Comment avez-vous fait sa connaissance ?

— Nousétions allés tous ensemble à la Grande Foire, avec Torasin et quelques autres.Nous avions fait des achats auprès d’un marchand murgo, et Tor a fait desréflexions sur les Mimbraïques — tu connais Tor. Le marchand a dit qu’ilconnaissait quelqu’un que nous aimerions peut-être rencontrer, et c’est commeça qu’il nous a présentés à Nachak. Et plus nous parlions avec lui, et plusnous nous sommes rendu compte qu’il partageait nos idées.

— Ben voyons.

— Il nous arévélé les projets du roi. Tu ne voudras jamais me croire.

— Ça, j’endoute, en effet.

Lelldorin luijeta un rapide coup d’œil, un peu ébranlé.

— Il vadiviser nos domaines et les donner à des nobles mimbraïques sans terre,annonça-t-il d’un ton accusateur.

— Tu asvérifié ça auprès de quelqu’un d’autre ?

— Etcomment voulais-tu que nous fassions ? Les Mimbraïques n’auraient jamaisadmis une chose pareille, quand bien même nous le leur aurions demandé, maisc’est tellement le genre de chose qu’ils sont capables de faire.

— Alorsvous n’aviez que la parole de Nachak. Comment l’idée de ce complot vousest-elle venue ?

— Nachak adit qu’à la place des Asturiens, il ne se laisserait jamais dépouiller de saterre, mais que ce n’est pas quand les Mimbraïques viendraient avec leurscavaliers et leurs soldats qu’il faudrait tenter de résister ; il seraittrop tard, à ce moment-là. Il a dit que lui, il frapperait avant qu’ils nesoient prêts, et de telle sorte qu’ils ne puissent jamais deviner qui avaitfait le coup. C’est pour cela qu’il a suggéré les uniformes tolnedrains.

— A partirde quel moment a-t-il commencé à vous donner de l’argent ?

— Je nesais plus très bien. C’est Tor qui s’est occupé de ça.

— Il vous aexpliqué pourquoi il finançait l’opération ?

— Il a ditque c’était par amitié.

— Et ça nevous a pas semblé un peu bizarre ?

— Jedonnerais bien de l’argent par amitié, moi, protesta Lelldorin.

— Oui, maistu es un Asturien, toi. Tu donnerais ta vie par amitié. Seulement Nachak est unMurgo, lui, et je n’ai jamais entendu dire que les Murgos étaient si généreuxque ça. Finalement, si j’ai bien compris, un étranger vous a raconté que le roiprojetait de vous prendre vos terres ; puis il vous a fourni un plan pourtuer le roi et déclencher les hostilités avec la Tolnedrie, et, pour être biencertain que vous n’échoueriez pas dans vos petits projets, par-dessus le marchéil vous a encore donné de l’argent. C’est bien ça ?

Lelldorin hochala tête en silence, avec un regard halluciné.

— Et ça nevous a pas mis la puce à l’oreille, tous autant que vous étiez ?

Il avaitl’impression que pour un peu, Lelldorin se serait mis à pleurer.

— C’étaitun si bon plan, parvint-il enfin à articuler. Ça ne pouvait pas rater.

— C’estbien ce qui le rend si dangereux.

— Garion,qu’est-ce que je vais faire ? questionna Lelldorin, d’une voix angoissée.

— Je croisque tu ne peux rien faire pour l’instant. Mais j’aurai peut-être une idée, unpeu plus tard, quand nous aurons le temps d’y réfléchir, et si je ne vois rien,nous pourrons toujours en parler à mon grand-père. Il trouvera bien un moyend’arrêter ça.

— Nous nepouvons en parler à personne, lui rappela Lelldorin. Nous avons juré de ne riendire.

— Il sepourrait que nous soyons amenés à rompre ce serment, insinua Garion, à soncorps défendant. Je me demande vraiment ce que nous devons aux Murgos, toi etmoi. Mais c’est à toi d’en décider ; je n’en parlerai à personne sans tapermission.

— C’est toiqui vois, implora alors Lelldorin. Moi, je ne peux pas, Garion.

— Il faudratout de même bien que tu te prononces un jour, répondit Garion. Je suis sûr quesi tu prends la peine d’y réfléchir, tu verras tout de suite pourquoi.

Mais sur cesentrefaites, ils arrivèrent à la Grand-route de l’Ouest, et Barak leur fitprendre un trot allègre qui interdisait désormais toute discussion.

Ils avaientpeut-être parcouru une lieue lorsqu’ils passèrent le long d’un village terreux,constitué d’une douzaine de huttes au toit de tourbe et aux murs faits declaies recouvertes de boue. Les champs qui entouraient ces pauvres masuresétaient pleins de souches d’arbres, et quelques vaches étiques pâturaient enlisière de la forêt. Garion ne put retenir son indignation au spectacle de lamisère implicite dans ce ramassis de tanières sordides.

— Regarde,Lelldorin ! dit-il non sans aigreur.

— Quoi ?Où ça ?

Le jeune hommesortit rapidement de ses préoccupations personnelles comme s’il s’attendait àun danger.

— Levillage, précisa Garion. Regarde-moi un peu ça.

— Ce n’estqu’un village de serfs, répondit Lelldorin avec indifférence. J’en ai vu descentaines comme celui-ci.

Cela dit d’unton indiquant qu’il entendait retourner illico à ses tempêtes subcrâniennes.

— EnSendarie, nous ne garderions même pas les cochons dans un endroit pareil, déclaraGarion, d’une voix véhémente.

Si seulement ilpouvait lui ouvrir les yeux !

Deux serfsdépenaillés taillaient languissamment une souche, non loin de la route, pour enfaire du bois à brûler. En voyant approcher le petit groupe, ils laissèrenttomber leurs haches et se précipitèrent dans la forêt en proie à une paniqueincontrôlable.

— Tu esfier de toi, Lelldorin ? s’exclama Garion. Tu es fier de savoir que lespaysans de ton pays ont peur de toi au point de prendre leurs jambes à leur couquand ils te voient ?

Lelldorin eutl’air sidéré.

— Ce sontdes serfs, Garion, répéta-t-il comme si c’était une explication.

— Ce sontdes hommes, Lelldorin, pas des animaux. Les hommes méritent tout de même d’êtretraités avec un peu plus d’égards.

— Maisqu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Ce ne sont pas mes serfs.

Sur ces mots,Lelldorin se referma comme une coquille et se remit à chercher un moyen desortir du dilemme dans lequel Garion l’avait enfermé.

A la fin del’après-midi, ils avaient parcouru dix lieues et le ciel nuageuxs’assombrissait progressivement à l’approche du soir.

— Je croisque nous allons être obligés de dormir dans la forêt, Belgarath, annonça Silken jetant un coup d’œil aux alentours. Nous n’avons aucune chance d’arriver àla prochaine hôtellerie tolnedraine avant la nuit.

Sire Loup, quisomnolait à moitié sur sa selle, leva les yeux en clignant un peu lespaupières.

— Trèsbien, répondit-il, mais éloignons-nous un peu de la route. Notre feu pourraitattirer l’attention, et trop de gens savent déjà que nous sommes en Arendie.

— Voilàjustement une piste de bûcherons, déclara Durnik en indiquant une trouée dansles arbres. Nous n’aurons qu’à la suivre pour nous retrouver au milieu desbois.

— D’accord,acquiesça sire Loup.

Ils empruntèrentla piste étroite qui serpentait entre les arbres, le bruit des sabots de leurschevaux étouffé par les feuilles détrempées qui tapissaient le sol de la forêt.Ils avaient peut-être parcouru une demi-lieue sans dire un mot lorsqu’uneclairière s’ouvrit enfin devant eux.

— Quedites-vous de cet endroit ? suggéra Durnik en tendant le doigt vers unruisseau qui babillait gaiement entre des pierres couvertes de mousse, sur l’undes côtés de la clairière.

— Çadevrait faire l’affaire, répondit sire Loup.

— Il vafalloir nous abriter, observa le forgeron.

— J’avaisacheté des tentes à Camaar, révéla Silk. Elles sont dans les ballots.

— Vous avezété fort prévoyant, approuva tante Pol.

— Ce n’estpas la première fois que je viens en Arendie, gente dame. Je connais le climat.

— Nousallons chercher du bois pour le feu, Garion et moi, déclara Durnik endescendant de cheval et en prenant la hache attachée à sa selle.

— Je vaisvous aider, proposa Lelldorin, dont le visage trahissait encore le trouble.

Durnik eut unhochement de tête et les emmena avec lui. Les arbres étaient gorgés d’eau, maisle forgeron semblait avoir un sixième sens pour trouver du bois sec. Ilss’affairèrent rapidement dans la lumière qui déclinait très vite maintenant, eten un rien de temps, ils avaient réuni trois gros fagots de branchages et depetit bois, avec lesquels ils regagnèrent la clairière où Silk et les autresdressaient plusieurs tentes brunes. Durnik laissa tomber sa brassée de bois etdéblaya avec son pied l’espace nécessaire pour construire le feu, puis ils’agenouilla et entreprit d’arracher des étincelles à un morceau de silex avecla lame de son couteau pour les communiquer à une mèche d’amadou bien sèche quine le quittait pas. En peu de temps, il eut allumé une belle petite flambée, à côtéde laquelle tante Pol aligna ses chaudrons tout en fredonnant doucement.

Hettar revintaprès s’être occupé des chevaux, et ils regardèrent, à distance respectable,tante Pol préparer le souper, à partir des provisions que le comte Reldegenavait insisté pour leur faire emporter ce matin-là.

Lorsqu’ilseurent mangé, ils restèrent assis autour du feu à parler tranquillement.

— Combiende chemin avons-nous fait aujourd’hui ? s’enquit Durnik.

— Unedouzaine de lieues, estima Hettar.

— Et nousen avons encore pour longtemps avant de sortir de la forêt ?

— Il y aquatre-vingts lieues de Camaar à la plaine du centre, répondit Lelldorin.

— Ça faitencore au moins une semaine, soupira Durnik. J’espérais que nous n’en aurionsplus que pour quelques jours.

— Je tecomprends, Durnik, renchérit Barak. C’est sinistre, tous ces arbres.

Les chevaux, quiétaient au piquet près du ruisseau, se mirent à hennir doucement, comme s’ilsavaient été dérangés. Hettar se leva d’un bond.

— Quelquechose qui ne va pas ? demanda Barak en se redressant à son tour.

— Ils nedevraient pas... (Hettar s’interrompit brusquement.) « Reculez !s’exclama-t-il précipitamment. Eloignez-vous du feu. Les chevaux disent qu’il ya des hommes par ici. Beaucoup. Avec des armes.

Il s’écartabrusquement du feu en dégainant son sabre.

Lelldorin luijeta un coup d’œil surpris et fila, tel l’éclair, à l’intérieur de l’une destentes. La soudaine déception qu’éprouva Garion devant le comportement de sonami lui fit l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. C’est alors qu’uneflèche siffla dans la lumière et vint s’écraser sur la cotte de mailles deBarak.

— Auxarmes ! rugit le grand bonhomme en tirant son épée.

Garion agrippala manche de tante Pol et tenta de l’éloigner du foyer.

— Lâche-moi !cracha-t-elle en se dégageant brutalement.

Une secondeflèche jaillit avec un sifflement des bois brumeux. Tante Pol eut un geste dela main, pareil à celui que l’on fait pour écarter une mouche importune, etmarmonna un seul mot. La flèche rebondit comme si elle avait heurté un corpssolide et tomba à terre.

Puis, avec unhurlement rauque, une bande de sombres brutes surgit, l’arme au clair, de lalisière des arbres et traversa le ruisseau en pataugeant. Au moment où Barak etHettar se précipitaient à leur rencontre, Lelldorin émergea de la tente enbandant son arc et entreprit de décocher des flèches, si rapidement que sesmains semblaient floues tout à coup. Garion se sentit instantanément touthonteux d’avoir douté du courage de son ami.

L’un de leursassaillants retomba en arrière avec un cri étranglé, une flèche plantée dans lagorge. Un autre se plia en deux d’un seul coup, les mains crispées sur sonestomac, et s’écroula en gémissant. Un troisième, très jeune et dont les jouess’ornaient d’un duvet clair, tomba lourdement sur le sol où il resta assis àtenter d’enlever les plumes des flèches qui dépassaient de sa poitrine, unétonnement indicible inscrit sur son visage enfantin. Puis il poussa un soupiret s’affaissa sur le côté, tandis qu’un flot de sang lui jaillissait du nez.

Les hommes enhaillons marquèrent une hésitation sous la pluie de flèches de Lelldorin, maistrop tard : Barak et Hettar étaient déjà sur eux. Dans le même mouvement,la lourde épée de Barak pulvérisa une lame qui se tendait vers lui et s’abattitdans l’angle formé par le cou et l’épaule de l’individu aux favoris noirs quila brandissait. L’homme s’écroula. Hettar feinta rapidement avec son sabre,puis embrocha en douceur une brute au visage marqué par la vérole. L’homme seraidit, et un jet de sang vermeil s’échappa de sa bouche lorsque Hettar dégageasa lame. Durnik fonça en avant avec sa hache tandis que Silk tirait sa longuedague de sous son gilet et se précipitait sur un homme à la barbe brune,hirsute. Au dernier moment, il plongea en avant, roula sur lui-même etatteignit le barbu en pleine poitrine avec ses deux pieds. Il se relevaaussitôt et fendit le ventre de l’homme avec sa dague, de bas en haut, dans unhorrible bruit de déchirure, humide et crissant à la fois. L’homme éventré secramponna à son estomac avec un hurlement en tentant de retenir les boucles etles méandres bleuâtres de ses entrailles, qui semblaient couler entre sesdoigts comme un fleuve bouillonnant.

Garion plongeasur les ballots pour tirer sa propre épée, mais sentit tout à coup qu’onl’empoignait brutalement par-derrière. Il se débattit un instant, puis prit surla tête un coup qui l’étourdit et lui emplit les yeux d’un éclair éblouissant.

— C’estlui, fit une voix rauque tandis que Garion basculait dans l’inconscience.

Quelqu’un leportait dans ses bras — de cela au moins, il était certain : ilsentait les muscles robustes sous son corps. Il ne savait pas combien de tempss’était écoulé depuis qu’il avait pris ce coup sur la tête. Il en avait encoreles oreilles qui tintaient et il se retenait pour ne pas vomir. Il ne se raiditpas mais ouvrit prudemment un œil. Il avait la vision brouillée et incertaine,mais il parvenait à distinguer Barak penché sur lui dans l’obscurité, et commela dernière fois, dans les bois neigeux du Val d’Alorie, il lui sembla voir laface hirsute d’un ours énorme confondue avec son visage. Il ferma les yeux,frissonna et tenta faiblement de se débattre.

— Tout vabien, Garion. C’est moi, dit Barak, d’une voix qui lui parut accablée de désespoir.

Lorsque Garionrouvrit les yeux, l’ours semblait avoir disparu. Il n’était même pas certain del’avoir vraiment vu.

— Çava ? demanda Barak en le posant à terre.

— Ils m’ontflanqué un coup sur la tête, marmonna Garion en palpant la bosse qu’il avaitderrière l’oreille.

— Ilsn’auront pas l’occasion de recommencer, grommela Barak d’un ton toujours aussidésespéré.

Puis le grandbonhomme se laissa tomber par terre et enfouit son visage dans ses mains. Ilfaisait noir, et on n’y voyait pas très bien, mais on aurait dit que lesépaules de Barak étaient secouées, comme sous l’effet d’une terrible douleurrentrée, par une série de sanglots convulsifs, d’autant plus déchirants qu’ilsétaient silencieux.

— Oùsommes-nous ? questionna Garion en tentant de percer les ténèbres qui lesentouraient.

Barak se mit àtousser et s’essuya le visage.

— Assezloin des tentes. Il m’a fallu un petit moment pour rattraper les deux gaillardsqui s’étaient emparés de toi.

— Qu’est-cequi s’est passé ?

Garion sesentait encore un peu hébété.

— Ils sontmorts. Tu peux te lever ?

— Je n’ensais rien.

Garion tenta dese redresser, mais un vertige s’empara de lui, et son estomac se rappela à sonplus mauvais souvenir.

— Ça nefait rien, je vais te porter, proposa Barak d’un ton de féroce efficacité,maintenant.

Avec un criperçant, une chouette s’abattit d’une branche, non loin de là, et sa formeblanche, fantomatique, plana entre les arbres, devant eux. Mais Barak lesouleva, et Garion ferma les yeux pour se concentrer sur son estomac, tout à latâche d’essayer de le ramener à la raison.

Il ne leurfallut guère de temps pour rejoindre la clairière et son cercle de lumière.

— Il n’apas de mal ? demanda tante Pol en relevant les yeux du bras de Durnik, surlequel elle pansait une entaille.

— Juste unebosse sur le crâne, répondit Barak en reposant Garion à terre. Tu les as mis enfuite ?

Sa voixcharriait des accents rauques, impitoyables.

— Oui.Enfin, ceux qui pouvaient encore courir, raconta Silk, tout excité, ses petitsyeux de fouine brillant comme du jais. Il y en a quelques-uns qui sont restéssur le carreau.

Il eut unmouvement du menton en direction d’un certain nombre de formes immobiles gisantà la limite de la zone éclairée par les flammes.

Lelldorinregagna la clairière en regardant constamment par-dessus son épaule, son arcencore à demi levé. Il était à bout de souffle, et il avait le visage livide etles mains tremblantes.

— Çava ? demanda-t-il en apercevant Garion. Garion hocha la tête en palpantdélicatement la bosse derrière son oreille.

— J’aiessayé de rattraper les deux scélérats qui t’ont enlevé, déclara le jeunehomme, mais ils couraient trop vite pour moi. Il y a un genre d’animal, parlà-bas. Je l’ai entendu pousser des grognements pendant que je te cherchais.Des grognements horribles.

— La bêteest repartie, maintenant, annonça platement Barak.

— Qu’est-ceque tu as ? s’enquit Silk.

— Rien dutout.

— Quiétaient ces hommes ? demanda Garion.

— Desvoleurs, probablement, conjectura Silk en rangeant sa dague. C’est l’un desavantages des sociétés qui tiennent les hommes en esclavage. Quand ils en ontmarre d’être serfs, ils peuvent toujours aller dans la forêt, chercher un peude distraction et un petit bénéfice.

— J’ail’impression d’entendre Garion, objecta Lelldorin. Vous ne voulez pascomprendre que le servage fait partie de l’ordre des choses, ici ? Nosserfs ne seraient pas capables de se débrouiller seuls. Il faut bien que ceuxqui occupent une position sociale plus élevée acceptent la responsabilité de prendresoin d’eux.

— Mais biensûr, acquiesça Silk, d’un ton sarcastique. Ils sont moins bien nourris que vosporcs, pas aussi bien traités que vos chiens, mais vous vous occupez d’eux,hein ?

— Çasuffit, Silk, coupa fraîchement tante Pol. Ne commençons pas à nous disputerentre nous.

Elle acheva denouer le bandage de Durnik et vint examiner la tête de Garion. Elle effleuralégèrement la bosse avec ses doigts, lui arrachant une grimace de douleur.

— Ça n’apas l’air bien grave, conclut-elle.

— Ça faittout de même mal, se plaignit-il.

— C’estnormal, mon chou, rétorqua-t-elle calmement, en trempant un linge dans un seaud’eau froide et en l’appliquant sur sa bosse. Il serait tout de même temps quetu apprennes à garer ton crâne, Garion. Si tu n’arrêtes pas de prendre descoups sur la tête comme ça, tu vas te ramollir la cervelle.

Garions’apprêtait à répliquer lorsque Hettar et sire Loup reparurent dans le cerclelumineux.

— Ilscourent toujours, annonça Hettar.

Les disques demétal qui ornaient sa veste en peau de cheval jetaient des éclairs rutilantsdans la lueur vacillante des flammes, et la lame de son sabre était encorerouge de sang.

— La courseà pied est leur spécialité, apparemment, commenta sire Loup. Tout le monde vabien ?

— Quelquesplaies et bosses, c’est à peu près tout, répondit tante Pol. C’aurait pu êtrebien pire.

— Nousn’allons pas commencer à spéculer sur ce qui aurait pu arriver.

— Onpourrait peut-être faire place nette, non ? grommela Barak en indiquantles corps qui jonchaient le sol, non loin du ruisseau.

— Nedevrions-nous pas leur offrir une sépulture ? suggéra Durnik, la voix unpeu tremblante et le visage livide.

— On ne vaquand même pas se crever la paillasse pour ça, répliqua Barak, sans ambages.Que leurs amis reviennent s’en charger, si ça leur chante.

— Ça manqueun peu d’humanité, non ? objecta Durnik.

— Peut-être,mais c’est comme ça, conclut Barak en haussant les épaules.

Sire Loupretourna l’un des morts sur le dos, et examina avec soin son visage gris.

— On diraitun vulgaire brigand arendais, grommela-t-il. Mais bien malin qui pourrait lecertifier.

Lelldorinextirpait soigneusement ses flèches des cadavres pour les remettre dans soncarquois.

— Allez, onva les empiler par là, dit Barak à Hettar. Je commence à en avoir assez decontempler ce spectacle.

Durnik détournale regard. Garion vit qu’il avait deux grosses larmes dans les yeux.

— Tu asmal, Durnik ? demanda-t-il gentiment, en s’asseyant sur le rondin à côtéde son ami.

— J’ai tuéun homme, Garion, répondit le forgeron d’une voix tremblante. Je lui ai donnéun coup de hache en plein visage. Il a poussé un cri affreux, son sang a giclésur moi. Et puis il est tombé et il a frappé le sol avec ses talons jusqu’à cequ’il soit mort.

— Tun’avais pas le choix, Durnik. C’était eux ou nous.

— Jen’avais jamais tué personne de ma vie, reprit Durnik, maintenant en pleurs. Ila frappé le sol si longtemps avec ses pieds — si terriblement longtemps.

— Tudevrais aller te coucher, Garion, suggéra fermement tante Pol, sans quitter desyeux le visage ruisselant de larmes de Durnik.

Garion compritle message.

— Bonnenuit, Durnik, dit-il en se levant.

Mais avantd’entrer dans sa tente, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Tante Polétait allée s’asseoir sur le tronc d’arbre, à côté du forgeron, et elle luiparlait doucement, un bras passé autour de ses épaules dans une attituderéconfortante.

Chapître 5

Le feu s’étaitréduit à une petite lueur orange qui tremblotait dehors, devant la tente, et onn’entendait pas un bruit dans la forêt, autour de la clairière. Garion étaitallongé dans le noir. La tête l’élançait et il n’arrivait pas à dormir.Finalement, bien après minuit, il y renonça, et, repoussant ses couvertures, seglissa au-dehors pour aller trouver sa tante Pol.

La pleine lunes’était levée au-dessus du brouillard argenté, l’irradiant d’une lumièresurnaturelle. L’air semblait phosphorescent, tout autour de lui. Il traversa lecamp en faisant bien attention où il mettait les pieds, et vint grattouiller aurabat de la tente de Polgara.

— TantePol ? souffla-t-il. Pas de réponse.

— TantePol ? chuchota-t-il un peu plus fort. C’est moi, Garion. Je peuxentrer ?

Rien, pas lemoindre frémissement. Il écarta précautionneusement le rabat et jeta un coupd’œil à l’intérieur. La tente était vide.

Surpris, un peuinquiet peut-être, il se retourna pour embrasser la clairière du regard.Enroulé dans sa cape, son profil d’oiseau de proie braqué vers la forêt noyéede brume, Hettar montait la garde non loin des chevaux au piquet. Garion hésitaun moment, puis il se glissa sans bruit derrière les tentes et obliqua àtravers les arbres et le brouillard impalpable, lumineux, en direction duruisseau. Il se disait que cela le soulagerait peut-être un peu de tremper satête douloureuse dans l’eau froide. Il était à une cinquantaine de mètres destentes lorsqu’il perçut un petit mouvement dans les bois, droit devant lui. Ils’arrêta net.

Un immense loupgris sortit du brouillard, les coussinets de ses pattes amortissant tout bruit,et s’arrêta au milieu d’un petit espace dégagé entre les arbres. Garion retintson souffle et se figea à côté d’un grand chêne tordu. Le brouillardluminescent éclairait des détails qu’il n’aurait jamais pu voir par une nuitordinaire. Le loup s’assit sur les feuilles humides comme s’il attendaitquelque chose. Il avait le museau et le poitrail argentés, et son museau étaitpiqueté du givre des ans. Mais il arborait son âge avec une formidable dignité,et ses yeux jaunes semblaient comme illuminés par une profonde paix intérieureet une infinie sagesse.

Garion restaparfaitement immobile. Il savait que s’il faisait le moindre bruit, avec sonouïe fine, le loup le percevrait instantanément, mais il y avait autre chose.Le coup qu’il avait pris derrière l’oreille lui avait vidé la tête, et dansl’étrange luminosité du brouillard qui diffusait les rayons de la lune, cetterencontre prenait quelque chose d’irréel. Il se rendit compte qu’il en oubliaitde respirer.

Une grandechouette d’un blanc de neige plongea sur ses ailes fantomatiques vers la trouéeentre les arbres et se percha sur une branche basse où elle resta à contemplersans ciller le loup gris, en dessous d’elle. Celui-ci rendit calmement sonregard à l’oiseau, puis, bien qu’il n’y eût pas un souffle de vent, Garion eutl’impression que des remous venaient soudain troubler la brume luminescente,brouillant les silhouettes de la chouette et du loup. Lorsqu’elles redevinrentnettes, sire Loup était debout au centre de l’éclaircie, et tante Pol, vêtue desa robe grise, posément assise sur la branche, au-dessus de lui.

— Il y abien longtemps que nous n’avions chassé ensemble, Polgara, dit le vieil homme.

— Oui,père, bien longtemps.

Elle leva lesbras et passa ses doigts dans la lourde masse de ses cheveux d’ébène.

— J’avaispresque oublié cette sensation, reprit-elle, comme vibrant encore d’un étrangeplaisir. Quelle nuit splendide !

— Un peuhumide, peut-être, objecta-t-il en levant un pied pour le secouer.

— Il faittrès clair au-dessus des arbres, et les étoiles sont particulièrementbrillantes. C’était la nuit idéale pour voler.

— Je suisheureux que tu en aies bien profité. Tu n’as pas oublié ce que tu étais censéefaire ?

— Epargne-moites sarcasmes, père.

— Alors ?

— Il n’y apersonne dans les parages. Que des Arendais, presque tous endormis.

— Tu essûre ?

— Absolument.Il n’y a pas un Grolim à cinq lieues à la ronde. As-tu retrouvé ceux que tucherchais ?

— Ilsn’étaient pas difficiles à repérer, répondit sire Loup. Ils se sont réfugiésdans une grotte, à trois lieues dans la forêt. L’un des leurs est resté enchemin ; mort. Et il y en a encore quelques uns qui ne verrontprobablement pas le jour se lever. Les autres semblent éprouver une certaineamertume quant à la tournure prise par les événements.

— Ça,j’imagine. As-tu pu te rapprocher suffisamment pour entendre ce qu’ils sedisaient ?

Il hocha la têteen signe d’approbation.

— Ils ontun homme à eux, dans l’un des villages, non loin de là ; il surveille lesroutes et les prévient lorsqu’il passe quelqu’un qui lui semble digne d’êtredévalisé.

— Ceseraient donc de vulgaires voleurs ?

— Pas toutà fait. Ils en avaient spécialement après nous. Quelqu’un leur avait donné denous une description assez précise.

— Je croisque je vais aller parler à ce villageois, déclara-t-elle d’un ton sinistre, ens’assouplissant les doigts d’une manière évocatrice.

— Tuperdrais ton temps, annonça sire Loup en se grattant pensivement la barbe. Toutce qu’il pourrait te dire, c’est qu’un Murgo lui a offert de l’or. Tu vois unGrolim se donner la peine de fournir des explications à un homme de main,toi ?

— Il fautlui régler son compte, père, insista-t-elle. Tu ne tiens pas à ce que nouscontinuions à le traîner à nos basques pendant qu’il tentera de soudoyer tousles brigands d’Arendie pour qu’ils nous courent après, je suppose ?

— Aprèscette nuit, il n’aura plus l’occasion de soudoyer grand monde, répliqua sireLoup, avec un rire bref. Ses amis projettent de l’attirer dans les bois aupetit matin, et de lui couper la gorge, entre autres joyeusetés.

— Parfait.Mais je voudrais tout de même bien savoir qui est ce Grolim.

— Qu’est-ceque ça peut faire ? riposta sire Loup, en haussant les épaules. Ils sontdes douzaines à fomenter tous les troubles qu’ils peuvent dans le nord del’Arendie. Ils savent aussi bien que nous ce qui se prépare. Nous ne pouvonstout de même pas espérer qu’ils vont rester tranquillement assis sur leurderrière en attendant que nous soyons passés.

— Jepersiste à penser que nous ferions mieux d’essayer de le mettre hors d’état denuire.

— Nousn’avons pas le temps. Il faut des siècles pour tenter de faire comprendrequelque chose aux Arendais. Si nous allons assez vite, nous parviendronspeut-être à leur échapper avant que les Grolims ne soient prêts.

— Et sinous n’y arrivons pas ?

— Alorsnous serons bien obligés de nous y prendre autrement. Il faut que je rattrapeZedar avant qu’il n’entre en Cthol Murgos. Si trop d’obstacles se dressent surmon chemin, je serai contraint et forcé de me montrer plus direct.

— C’est ceque tu aurais dû faire depuis le début, père. Il y a des moments où tu es troppusillanime.

— Ça ne vapas recommencer ? Tu n’as pas d’autres mots à la bouche, Polgara. Tupasses ton temps à régler des problèmes qui s’arrangeraient tout seuls si tulaissais faire les choses, et à intervenir dans des événements dont tu feraismieux de ne pas te mêler.

— Ne tefâche pas, père. Aide-moi plutôt à descendre.

— Pourquoine voles-tu pas jusqu’en bas ? suggéra-t-il.

— Ne disdonc pas de bêtises.

Garion repartitentre les arbres couverts de mousse en tremblant de tous ses membres, puistante Pol et sire Loup regagnèrent la clairière à leur tour et réveillèrenttout le monde.

— Je croisque nous ferions mieux de repartir tout de suite, déclara sire Loup. Nous nesommes pas en sûreté, ici. Nous serons beaucoup moins vulnérables sur lagrand-route, et je ne serai pas fâché de sortir de cette partie de la forêt enparticulier.

Il ne leurfallut pas une heure pour lever le camp et reprendre, en sens inverse, lechemin forestier qui menait à la Grand-route de l’Ouest. L’aube ne devait passe lever avant plusieurs heures, mais le brouillard baigné par les rayons de lalune inondait la nuit d’une clarté laiteuse, et ils avaient un peu l’impressionde chevaucher dans un nuage opalescent qui se serait posé dans la sombrefutaie. En arrivant à la voie impériale, ils prirent à nouveau la direction dusud.

— J’aimeraisque nous soyons loin d’ici lorsque le soleil se lèvera, annonça calmement sireLoup. Mais je ne tiens pas à tomber dans une embuscade, alors ouvrez bien lesyeux et les oreilles.

Ils avaientcouvert trois bonnes lieues à un petit galop rapide lorsque le brouillardcommença de prendre une couleur gris-perle à l’approche du matin. Puis, dansune large courbe de la route, Hettar leva soudain la main, leur faisant signed’arrêter.

— Qu’est-cequ’il y a ? s’enquit Barak.

— Deschevaux, droit devant, répondit Hettar. Ils viennent vers nous.

— Vous êtessûr ? Je n’entends rien.

— Au moinsquarante, précisa fermement Hettar.

— Là,confirma Durnik, la tête penchée sur le côté. Vous entendez ?

Ilsdistinguèrent en effet dans le lointain un bruit de sabots et un tintementmétallique assourdis par le brouillard.

— Nouspourrions nous cacher dans les bois en attendant qu’ils passent, suggéraLelldorin.

— Jepréfère ne pas quitter la route, objecta sire Loup.

— Laissez-moifaire, intervint Silk, d’un ton assuré, en prenant la direction des opérations.J’ai l’habitude de ce genre de situation.

Ils repartirentà une allure modérée.

Les cavaliersqui émergèrent du brouillard étaient entièrement revêtus d’acier. Ils portaientdes armures d’apparat étincelantes et des casques ronds au ventail pointu quileur donnaient des allures d’insectes étranges. Ils brandissaient de longueslances dont la pointe était ornée de flammes de couleurs vives, et leurspalefrois, de robustes animaux, étaient également caparaçonnés.

— Deschevaliers mimbraïques, gronda Lelldorin, en étrécissant les yeux.

— Gardez-vousbien de trahir vos sentiments, recommanda sire Loup. Si l’on s’adresse à vous,répondez de telle sorte que l’on puisse penser que vous êtes un sympathisantmimbraïque. Comme le jeune Berentain, chez votre oncle.

Le visage deLelldorin se durcit.

— Faites cequ’il vous dit, Lelldorin, conseilla tante Pol. Ce n’est pas le moment de jouerau héros.

— Halte-là !ordonna d’un ton péremptoire le chef de la colonne. Que l’un de vouss’approche, de sorte que je puisse m’entretenir avec lui.

Il abaissa salance, en braquant la pointe sur eux. Silk avança vers l’homme à la cuirassed’acier, un sourire propitiatoire inscrit sur la figure.

— Heureuxde vous rencontrer, Messire chevalier, mentit-il d’un ton patelin. Nous avonsété attaqués par une bande de pillards, la nuit dernière, et nous avons dûprendre la fuite, pour notre salut.

— Quel estton nom, voyageur ? interrogea le chevalier en relevant la visière de soncasque, et quels sont ceux qui t’accompagnent ?

— Jem’appelle Radek de Boktor, Messire, répondit Silk en s’inclinant et en ôtant sonbéret de velours. Je suis un marchand drasnien et je vais à Tol Honeth avec deslainages sendariens, dans l’espoir de me tailler une part du marché d’hiver.

L’homme enarmure plissa les yeux d’un air soupçonneux.

— Ta suite,ô honorable marchand, semble bien imposante pour une si modeste entreprise.

— Ces troishommes sont mes serviteurs, expliqua Silk en désignant Barak, Hettar et Durnik.Le vieillard et le garçon sont au service de ma sœur, douairière de son état,et qui a manifesté le désir de visiter Tol Honeth.

— Etl’autre ? insista le chevalier. L’Asturien ?

— Un jeunenoble qui fait le voyage de Vo Mimbre afin de rendre visite à des amis. Il aconsenti de bonne grâce à nous guider à travers la forêt.

La méfiance duchevalier sembla se relâcher quelque peu.

— Tu as, ôestimable voyageur, fait allusion à des voleurs, reprit-il. Où cette embuscadea-t-elle eu lieu ?

— A troisou quatre lieues d’ici. Ils se sont jetés sur nous alors que nous avions dressénotre campement pour la nuit. Nous avons réussi à leur échapper, mais ma sœur aété terrorisée.

— Cetteprovince d’Asturie est un repaire de rebelles et de brigands, déclara lechevalier, d’un ton rigoureux. Nous allons, mes hommes et moi, mettre fin à cesoffenses. Que l’Asturien s’approche.

Les narines deLelldorin se mirent à palpiter, mais il s’avança d’un air empressé.

— Commentt’appelles-tu, ô Asturien ?

— Lelldorinest mon nom, Messire chevalier. En quoi puis-je t’être utile ?

— Cesvoleurs dont ont parlé tes amis, ô Asturien, étaient-ils des manants ou deshommes de qualité ?

— C’étaientdes serfs, Messire, répondit Lelldorin. Des barbares en haillons, qui ont sansnul doute rompu le serment d’allégeance pour se livrer au brigandage dans laforêt.

— Commentpourrait-on espérer que les serfs s’obligent à la fidélité et à l’obéissancequand les nobles entretiennent une détestable sédition contre laCouronne ? releva le chevalier.

— Voilà,Messire, qui est bien parlé, acquiesça Lelldorin avec une nostalgie quelque peuexcessive. Les Dieux seuls savent combien de fois j’ai pu faire valoir ce mêmepoint de vue auprès d’individus qui n’avaient que l’oppression mimbraïque etl’arrogance des vainqueurs à la bouche. Et eux seuls pourraient témoigner de ladérision et du glacial mépris qui accueillent pourtant, plus souvent qu’à leurtour, mes appels à la raison et au respect dû à Sa Majesté notre Roi. Il poussaun soupir.

— Tasagesse t’honore, ô jeune Lelldorin, approuva le chevalier. Mais je me dois,hélas, de te retenir, ainsi que tes compagnons, afin de procéder auxvérifications d’usage.

— Messirechevalier ! protesta vigoureusement Silk. Le moindre changement de temps,et mes marchandises pourraient être détériorées et leur valeur marchande,réduite à néant. Ne nous retardez pas, noble chevalier, je vous en conjureardemment.

— Jeregrette de devoir en passer par là, ô honorable marchand, répondit lechevalier, mais l’Asturie est pleine de traîtres et de comploteurs. Je ne puispermettre à personne de passer sans une vérification approfondie.

Une certaineanimation se fit sentir au bout de la colonne mimbraïque. En file indienne,resplendissants sous leurs cuirasses d’acier étincelantes, leurs casques àplumes et leurs capes écarlates, une cinquantaine de légionnaires tolnedrainsdéfilèrent lentement le long de la rangée de chevaliers en armures de parade.Le commandant du détachement, un homme maigre, d’une quarantaine d’annéespeut-être, au visage tanné, immobilisa son cheval non loin de celui de Silk.

— Que sepasse-t-il ? demanda-t-il avec urbanité.

— L’assistancede la légion n’a pas été requise dans cette affaire, que je sache, décrétafraîchement le chevalier. Nous recevons nos ordres de Vo Mimbre, qui nous ainvestis de la mission de rétablir l’ordre en Asturie, et nous étions en traind’interroger ces voyageurs à cette fin.

— J’ai leplus grand respect pour l’ordre, Messire chevalier, répondit le Tolnedrain,mais c’est à moi qu’incombe la sécurité de la grand-route.

Il jeta un coupd’œil inquisiteur à Silk.

— Radek deBoktor, capitaine, déclara Silk à son intention. Je suis marchand, et je vais àTol Honeth. J’ai des documents pour prouver mes dires, si vous le désirez.

— Il n’estpas difficile de falsifier des documents, insinua le chevalier.

— C’est uneaffaire entendue, acquiesça le Tolnedrain, mais j’ai pour règle d’accorder foiaux documents que l’on me présente ; cela fait gagner du temps. Unmarchand drasnien avec des marchandises dans ses ballots a une raison légitimede se trouver sur une grand-route impériale, Messire chevalier. Rien ne justifieque nous l’empêchions de poursuivre son chemin, ce me semble ?

— Nous nousefforçons d’écraser le banditisme et la sédition, affirma le chevalier, nonsans chaleur.

— Ecrasez,répéta le capitaine, écrasez. Mais pas sur la grand-route, si vous n’y voyezpas d’inconvénient. La grand-route impériale se trouve, par convention, enterritoire tolnedrain. Ce que vous faites à cinquante pas de là, dans lesfourrés, vous regarde ; ce qui se passe sur cette route est de monressort. Je suis certain que jamais un chevalier mimbraïque digne de ce nom nevoudrait humilier son roi en violant sciemment un traité solennel entre laCouronne arendaise et l’empereur de Tolnedrie, n’est-ce pas ?

Le chevalier leregarda, réduit à quia.

— Poursuivezvotre route, honorable marchand, décida le Tolnedrain, à l’attention de Silk. TolHoneth tout entier attend votre arrivée en retenant son souffle, j’en suis sûr.

Silk lui dédiaun large sourire et s’inclina du haut de son cheval en une révérenceextravagante. Puis il fit signe aux autres, et la petite troupe passa lentementdevant le chevalier mimbraïque fulminant. Après leur passage, les légionnairesrefermèrent les rangs sur la grand-route, s’opposant, de fait, à toutepoursuite.

— Un bienbrave homme, commenta Barak. Je n’ai jamais eu une très haute opinion desTolnedrains, mais celui-ci n’est pas comme les autres.

— Avançons,ordonna sire Loup. J’aimerais autant éviter à ces chevaliers la tentation denous rattraper lorsque les Tolnedrains auront tourné bride.

Ils mirent leurschevaux au galop, augmentant à chaque foulée la distance qui les séparait deschevaliers, plongés dans une discussion animée avec le commandant dudétachement de légionnaires, au beau milieu de la route.

Ils passèrent lanuit dans une hôtellerie tolnedraine aux épaisses murailles, et pour lapremière fois de sa vie, peut-être, Garion se baigna sans que sa tante ait eu àinsister, ou même simplement à le lui suggérer. Bien que ne s’étant pas trouvédirectement impliqué dans le combat dans la clairière, la nuit précédente, ilavait un peu l’impression d’être couvert de sang, sinon pire. Il ne s’étaitencore jamais rendu compte de la barbarie avec laquelle les hommes pouvaient semutiler au cours d’un combat rapproché. Le spectacle de ces êtres humains auxtripes à l’air ou au crâne ouvert l’avait comme empli d’une honte insondable àl’idée que les secrets les plus intimes du corps humain puissent être aussibestialement exhibés. Il se sentait sali. Une fois dans la salle d’eau hantéepar les courants d’air, il retira ses vêtements et même, sans réfléchir,l’amulette en argent que sire Loup et tante Pol lui avaient donnée, puis ilgrimpa dans le baquet fumant où il se frotta la peau avec du savon et unebrosse en chiendent, bien plus fort que ne l’aurait normalement exigél’obsession la plus maniaque de la propreté.

Pendant lesquelques jours qui suivirent, ils avancèrent vers le sud à une allurerégulière, s’arrêtant toutes les nuits dans les hôtelleries tolnedrainesrégulièrement espacées le long de la route, et dans lesquelles la présence deslégionnaires au visage peu amène venait leur rappeler constamment que toute lapuissance de l’Empire tolnedrain répondait de la sécurité des voyageurs qui ycherchaient refuge.

Mais le sixièmejour après le combat dans la forêt, le cheval de Lelldorin se mit à boiter, etDurnik et Hettar durent passer plusieurs heures à préparer, sur un petit feuimprovisé le long de la route, des emplâtres qu’ils appliquaient, tout fumants,sur la jambe de l’animal, conformément aux instructions de tante Pol. Pendantce temps-là, sire Loup rongeait son frein en pensant au retard qu’ilsprenaient. Et lorsque le cheval fut prêt à reprendre sa route, force leur futd’admettre qu’ils n’avaient aucune chance d’arriver à l’hôtellerie suivante avantla nuit.

— Eh bien,vieux Loup solitaire, commença tante Pol lorsqu’ils furent remontés en selle,que faisons-nous ? Allons-nous poursuivre notre route de nuit, ou tenter ànouveau de chercher refuge dans la forêt ?

— Je n’aiencore rien décidé, répondit sèchement sire Loup.

— Si je mesouviens bien, il y a un village, pas très loin d’ici, déclara Lelldorin,maintenant monté sur un cheval algarois. C’est un endroit bien misérable, maisje pense qu’il s’y trouve une auberge — ou quelque chose dans ce genre-là,du moins.

— Çapromet, dit Silk. Qu’entendez-vous par « quelque chose dans cegenre-là » ?

— Leseigneur de l’endroit est d’une rapacité féroce, expliqua Lelldorin. Il écraseson peuple sous les impôts, et ne leur laisse pas grand-chose pour vivre. L’aubergen’est pas très bonne.

— Il faudranous y résigner, décida sire Loup, avant de leur faire adopter un trot rapide.

Au moment où ilsarrivaient en vue du village, le soleil coula quelques timides rayons entre leslourds nuages qui commençaient enfin à s’écarter, éclairant un spectacle encoreplus lamentable que la description de Lelldorin ne le leur avait laissésupposer. Ils furent accueillis par une demi-douzaine de mendiants en haillons,plantés, les pieds dans la boue, à l’entrée du village, et qui tendaient lesmains vers eux dans une attitude implorante, en leur adressant dessupplications d’une voix perçante. Les maisons n’étaient que de misérableshuttes de terre d’où s’échappait la maigre fumée du pauvre feu qui brûlait àl’intérieur, et il régnait une puanteur épouvantable dans les rues, où descochons étiques fouillaient la boue avec leur groin.

Une processionfunéraire se dirigeait lentement vers le cimetière, à l’autre bout du village.Les porteurs peinaient sous la pauvre planche où reposait le cadavre enroulédans une couverture brune, toute rapiécée, qui offrait un contraste saisissantavec les robes somptueuses des prêtres de Chaldan, le Dieu d’Arendie. Ceux-cichantaient, la tête couverte d’un capuchon, une hymne immémoriale où il était beaucoupquestion de bataille et de vengeance, mais guère de réconfort. Un enfantgémissant à son sein, la veuve suivait le corps, le visage vide et les yeuxéteints.

L’aubergesentait la bière aigre et la pourriture. Un incendie avait détruit l’un desmurs de la salle commune, calcinant le plafond aux poutres basses. Un bout detoile de jute à moitié moisi avait été accroché, pour la forme, devant le troubéant. Un feu brûlait dans une fosse, au centre de la salle enfumée, etl’aubergiste au visage dur était rien moins qu’aimable. Pour le souper, iln’avait à leur proposer que des bols de gruau à l’eau, mélange d’avoine et denavets.

— Charmant,commenta sardoniquement Silk en repoussant son bol sans y toucher. Vousm’étonnez un peu, Lelldorin. Vous qui vous posez en grand redresseur de torts,il semble que cet endroit ait échappé à votre vigilance. Puis-je vous suggérer,lors de votre prochaine croisade, de programmer une petite visite au seigneurdu lieu ? Il y a longtemps qu’il aurait dû se balancer au bout d’unecorde.

— Je nem’étais pas rendu compte que cela allait si mal, répondit Lelldorin, d’une voixsourde.

Il jeta un coupd’œil autour de lui comme s’il prenait conscience de certaines choses pour lapremière fois. On pouvait lire sur son visage l’horreur indicible quicommençait à se faire jour dans son esprit.

— Je croisque je vais faire un tour, annonça Garion, dont l’estomac se révoltait.

— Net’éloigne pas trop, l’avertit tante Pol.

L’air du dehorssentait tout de même un peu moins mauvais, et Garion alla se promener jusqu’auxlimites du village, en s’efforçant d’éviter les endroits les plus boueux.

— Parpitié, Messire, l’implora une petite fille aux yeux immenses, n’auriez-vous pasune croûte de pain à me donner ?

Garion laregarda d’un air désolé.

— Jeregrette.

Il commença àfouiller dans ses poches, à la recherche de quelque chose à manger, n’importequoi, mais l’enfant se mit à pleurer et fit volte-face.

Dans les champspleins de souches d’arbres abattus, par-delà les rues puantes, un garçon enloques, de l’âge de Garion à peu près, surveillait quelques vaches étiques ensoufflant dans une flûte de bois. La mélodie, d’une pureté à briser le cœur,planait sur les ailes du vent, s’insinuant sans qu’on y prît garde dans lesmasures tapies sous les rayons obliques du pâle soleil. Le garçon le vit, maisne s’arrêta pas de jouer. Quand leurs regards se croisèrent, quelque chosepassa entre eux, mais ils n’échangèrent pas un mot.

A la lisière dela forêt, par-delà les champs, un cavalier vêtu d’une robe sombre, la têtecouverte d’un capuchon, sortit des arbres et observa longuement le village,perché sur son cheval noir. La silhouette ténébreuse avait quelque chose deterriblement menaçant et en même temps de vaguement familier. Garion avaitcomme l’impression qu’il aurait dû savoir qui c’était, mais en dépit de tousses efforts, il n’arrivait pas à se rappeler son nom. C’était agaçant. Il restaun bon moment à le regarder, remarquant sans même en prendre conscience que,bien que le cheval et son cavalier fussent en plein dans les rayons du soleilcouchant, ils ne projetaient pas d’ombre. Tout au fond de lui, quelque choseaurait voulu pousser un hurlement pour l’avertir du danger, mais il secontentait de regarder, comme égaré. Il ne parlerait pas à tante Pol ou auxautres de la silhouette qui était sortie du bois, parce qu’il n’aurait rien àen dire ; sitôt le dos tourné, il l’aurait oubliée.

Enfin, comme lalumière déclinait pour de bon maintenant et qu’il commençait à frissonner, ilse décida à regagner l’auberge tandis que les sanglots de la flûte du jeunegarçon montaient vers le ciel, au-dessus de sa tête.

Chapître 6

Démentant lespromesses du bref coucher de soleil, l’aube du lendemain se leva sur un jourfroid et cafardeux. Un crachin glacial s’infiltrait entre les arbres, et lesbois ruisselaient mélancoliquement. Ils quittèrent l’auberge de bon matin etpénétrèrent bientôt dans une partie de la forêt qui leur parut plus ténébreuseet angoissante que les zones pourtant bien rébarbatives qu’ils avaient déjàtraversées. Les arbres y étaient gigantesques et des chênes immenses,difformes, levaient leurs ramures dénudées entre les frondaisons des sapins etdes épicéas qui rivalisaient de noirceur. Le sol de la forêt était couvertd’une sorte de mousse grise, infecte et répugnante.

Lelldorinn’avait pas dit grand-chose de toute la matinée, et Garion pensa que son amidevait encore ressasser l’affaire du complot de Nachak. Le jeune Asturienavançait seul, enroulé dans sa grande houppelande verte, ses cheveux d’orrouge, détrempés, pendouillant lamentablement dans le crachin qui tombait sansdiscontinuer. Garion se rapprocha de son ami, et ils chevauchèrent de conservependant un moment.

— Qu’est-cequi ne va pas, Lelldorin ? demanda-t-il enfin.

— Je croisque j’ai été aveugle toute ma vie, Garion, répondit Lelldorin.

— Allons,comment cela ? fit prudemment Garion, dans l’espoir que son ami s’étaitfinalement décidé à tout raconter à sire Loup.

— Je n’aivoulu voir que la tyrannie mimbraïque sur l’Asturie ; je ne m’étais pasrendu compte que nous opprimions notre propre peuple.

— C’estbien ce que j’ai essayé de te dire, remarqua Garion. Qu’est-ce qui a fini part’ouvrir les yeux ?

— Levillage où nous avons passé la nuit, expliqua Lelldorin. Je n’ai jamais vu unendroit aussi pauvre et misérable, des gens écrasés par une telle détresse.Comment peuvent-ils endurer cela ?

— Tu croisqu’ils ont le choix, peut-être ?

— Au moins,mon père s’occupe de ses gens, affirma le jeune homme, sur la défensive. Surses terres, personne ne reste le ventre vide et tout le monde a un toitau-dessus de sa tête. Mais ces gens sont moins bien traités que des animaux.Jusqu’à présent, j’avais toujours été fier de mon rang, mais maintenant, j’enai honte.

Et des larmesbrillaient dans ses yeux.

Garion ne savaitpas trop comment prendre la soudaine prise de conscience de son ami. D’un côté,il était heureux que Lelldorin ait enfin compris ce qui avait toujours étéévident pour lui ; mais de l’autre, il n’était pas très rassuré sur lesinitiatives que cette nouvelle façon de voir risquait de suggérer à sonbelliqueux compagnon.

— Jerenoncerai à mon titre, déclara soudain Lelldorin, comme s’il avait lu dans lespensées de Garion, et quand je rentrerai de cette quête, je rejoindrai messerfs pour partager leur vie et leur chagrin.

— Ça leurferait une belle jambe. En quoi le fait de partager leurs souffrancessoulagerait-il les leurs ?

Lelldorin jetasur lui un regard pénétrant. Une demi-douzaine d’émotions se succédèrent surson visage ouvert, et il se mit enfin à sourire, mais on pouvait lire ladétermination dans ses yeux bleus.

— Mais biensûr. Tu as raison, comme toujours. Tu as une façon stupéfiante d’aller droit aucœur des choses, Garion.

— Qu’est-ceque tu mijotes, au juste ? s’enquit Garion, qui s’attendait au pire.

— Jemènerai leur révolte. Je parcourrai l’Arendie à la tête d’une armée de serfs,décréta Lelldorin d’une voix claire et sonore, son imagination s’embrasant àcette idée.

— Enfin,Lelldorin, observa Garion, pourquoi faut-il toujours que tu réagisses commecela, quel que soit le problème ? Premièrement, les serfs sontcomplètement désarmés, ils ne sauraient ni comment, ni avec quoi se battre. Tupourrais leur raconter n’importe quoi, tu n’arriverais jamais à les décider àte suivre. Deuxièmement, même s’ils se laissaient convaincre, tous les noblesd’Arendie se ligueraient contre toi pour réduire tes hommes en chair à pâtée,et les choses seraient dix fois pires pour eux, après. Et troisièmement, toutce que tu gagnerais, ce serait de déclencher une guerre civile, faisantprécisément le jeu des Murgos.

Lelldorin clignaplusieurs fois des yeux comme les paroles de Garion s’insinuaient dans saconscience. Son visage retrouva sa morosité initiale.

— Jen’avais pas réfléchi à tout cela, avoua-t-il.

— C’estbien ce qu’il me semblait. Tu n’arrêteras pas de faire ce genre de bourdes,tant que tu rengaineras ta cervelle dans le même fourreau que ton épée,Lelldorin.

A ces mots,Lelldorin s’empourpra, puis il éclata d’un rire tonitruant.

— Qu’entermes percutants ces choses-là sont dites, Garion, réprouva-t-il.

— Je suisdésolé, s’excusa promptement Garion. Je n’aurais peut-être pas dû te dire çaaussi abruptement.

— Mais non,voyons. Je suis un Arendais. Si on ne m’explique pas clairement les faits, ilsont une fâcheuse tendance à m’échapper.

— Ce n’estpas une question de bêtise, Lelldorin, protesta Garion. C’est l’erreur que toutle monde commet. Les Arendais sont loin d’être stupides ; ce serait plutôtde l’impulsivité.

— Ce n’estpas seulement de l’impulsivité, ça, insista tristement Lelldorin avec un amplegeste qui englobait la mousse humide sous les arbres.

— Quoidonc ? demanda Garion avec un regard circulaire.

— Noussommes aux confins de la grande plaine d’Arendie centrale, expliqua Lelldorin.Ce coin de forêt constitue la frontière naturelle entre Mimbre et l’Asturie.

— Etalors ? C’est un bois comme les autres, répliqua Garion en regardantautour de lui.

— Pasvraiment, objecta sombrement Lelldorin. C’était l’endroit rêvé pour tendre uneembuscade. Le sol de la forêt est couvert de vieux ossements. Regarde.

Il tendit ledoigt. Garion crut d’abord que son ami lui montrait simplement deux branchestordues qui sortaient de la mousse, et dont les rameaux se mêlaient à ceux d’unbuisson touffu. Puis il se rendit compte avec horreur que c’étaient les osverdis par le temps d’un homme qui s’était cramponné aux broussailles dans lesderniers spasmes de l’agonie.

— Pourquoine l’ont-ils pas enterré ? s’indigna-t-il, révulsé.

— Ilfaudrait un millier d’années à un millier d’hommes pour rassembler tous les osqui gisent ici et les enfouir dans la terre, débita Lelldorin d’un ton morbide.Des générations entières d’Arendais reposent ici, des Mimbraïques, desAsturiens, des Wacites, tous figés dans la mort à l’endroit où ils sont tombés,et qui dorment de leur dernier sommeil sous leur couverture de mousse.

Garion eut unfrémissement et détourna le regard de l’appel silencieux de ce bras naufragé,dressé au-dessus de l’océan vert-de-gris qui ondulait, houleux, sur le sol dela forêt. Car le tapis de mousse faisait de drôles de bosses et de monticules,évocateurs de l’horreur qui pourrissait en dessous, et, ainsi qu’il s’en renditcompte en levant les yeux, cette surface mouvementée s’étendait à perte de vue.

— A combiensommes-nous encore de la plaine ? demanda-t-il d’une voix étouffée.

— Deuxjours, sûrement.

— Deuxjours ? Et c’est partout comme ça ? Lelldorin hocha la tête.

— Mais pourquoi ?éclata Garion, d’un ton accusateur, plus agressif qu’il ne l’aurait souhaité.

— Audépart, pour l’honneur — ou par gloriole, expliqua Lelldorin. Ensuite,sous le coup de la douleur, et par vengeance. Après, c’était tout simplementparce que nous ne savions pas nous arrêter. Comme tu le disais tout à l’heure,les Arendais ne sont pas forcément très brillants.

— Mais trèscourageux, s’empressa de dire Garion.

— Oh !ça oui, toujours, admit Lelldorin. C’est notre fléau national.

— Belgarath,annonça calmement Hettar, derrière eux. Les chevaux ont flairé quelque chose.

Sire Loupémergea du demi-sommeil auquel il se laissait généralement aller quand il étaità cheval.

— Hein ?

— Leschevaux, répéta Hettar. Ils ont peur de je ne sais quoi.

Belgarath plissales yeux et devint étrangement pâle. Puis au bout d’un moment, il inspiraprofondément et poussa un juron étouffé.

— DesAlgroths, cracha-t-il.

— Qu’est-ceque c’est que ça ? demanda Durnik.

— Descréatures non-humaines, un peu comme les Trolls.

— J’en aivu un, une fois — un Troll, dit Barak. C’était une grosse chose horrible,tout en serres et en crocs.

— Vouscroyez qu’ils vont nous attaquer ? reprit Durnik.

— C’estplus que probable, pronostiqua sire Loup, d’une voix tendue. Hettar, il vafalloir que vous empêchiez les chevaux de prendre le mors aux dents. Nous nedevons surtout pas nous séparer.

— Mais d’oùviennent-ils ? questionna Lelldorin. Je croyais qu’il n’y avait plus demonstres dans la forêt.

— La faimles fait parfois descendre des montagnes d’Ulgolande, répondit sire Loup. Etils ne laissent pas de survivants pour raconter ce qui leur est arrivé.

— Tu seraisbien inspiré de faire quelque chose, père, suggéra tante Pol. Ils nousencerclent.

Lelldorin jetaun rapide coup d’œil autour de lui, comme pour se repérer.

— Nous nesommes pas loin de la Dent d’Elgon, annonça-t-il.

— La Dentd’Elgon ? répéta Barak, qui avait déjà tiré sa lourde épée.

— C’est unmonticule assez élevé, couvert de gros blocs de pierre, précisa Lelldorin. Unevraie forteresse. Elgon a tenu cette position pendant un mois contre une arméemimbraïque.

— Ças’annonce bien, commenta Silk. Comme ça, au moins, on sortirait des arbres.

Il jetait desregards anxieux en direction de la forêt qui semblait les lorgner d’un airmenaçant, sous la pluie fine et pénétrante.

— Nouspouvons toujours tenter le coup, approuva sire Loup. Ils ne sont apparemmentpas encore décidés à nous attaquer, et la pluie doit être préjudiciable à leurodorat.

Un étrangeaboiement se fit entendre dans les profondeurs de la forêt.

— C’estça ? s’inquiéta Garion, d’une voix qui rendit un son strident à sespropres oreilles.

— Ilss’appellent entre eux, confirma sire Loup. Ceux qui nous ont repéréspréviennent les autres. Prenons un peu de vitesse, mais n’accélérons l’allureque lorsque nous serons en vue de la dent.

Ils talonnèrentleurs chevaux nerveux pour les mettre au trot, et commencèrent à gravir laroute boueuse qui amorçait une longue montée.

— Unedemi-lieue, annonça Lelldorin, tendu. Plus qu’une demi-lieue et nous devrionsarriver en vue de la Dent.

Leurs chevauxroulaient des yeux terrifiés en direction des bois qui les entouraient, et ilsétaient de plus en plus difficiles à tenir. Garion avait le cœur qui battait àtout rompre, et il se sentit brusquement la bouche sèche. La pluie se mit àredoubler. Un mouvement furtif attira son regard. A une centaine de pas dans laforêt, parallèlement à la route, une immense silhouette humanoïde, d’un grisrépugnant, courait, à moitié pliée en deux, les mains traînant par terre.

— Là !s’écria Garion.

— Je l’aivu, gronda Barak. Moins grand qu’un Troll.

— Toujoursassez pour moi, remarqua Silk, avec une grimace.

— S’ilsnous attaquent, faites attention à leurs griffes, prévint sire Loup. Elles sontempoisonnées.

— Charmant,grommela Silk.

— Voilà laDent, annonça calmement tante Pol.

— Allez, augalop, maintenant ! aboya sire Loup. Ils lâchèrent la bride à leurschevaux terrorisés, qui bondirent sur la route, frappant le sol de toute laforce de leurs sabots. Un hurlement de rage leur parvint des bois, dans leurdos, puis les glapissements se firent plus forts, tout autour d’eux.

— Nousallons y arriver ! hurla Durnik, en manière d’encouragement.

Mais tout d’uncoup, une demi-douzaine d’Algroths leur barrèrent la route de leurs pattes dedevant étendues, des bras simiesques, terminés par des griffes en guise dedoigts. Les petites cornes qui leur surmontaient le crâne conféraient quelquechose de caprin à leur faciès, ils exhibaient de longs crocs jaunes dans desgueules hideusement béantes, et leur peau grise était couverte d’écaillésreptiliennes.

Les chevaux secabrèrent en poussant des hennissements stridents et tentèrent de se dérober.Garion se cramponna à sa selle d’une main en tirant sur les rênes de l’autre.

Barak frappa lacroupe de son cheval du plat de sa lame et lui administra de furieux coups detalons dans les flancs, jusqu’à ce que sa monture, plus terrorisée, finalement,par lui que par les Algroths, se décide à charger. De deux grands coups d’épée,un de chaque côté, Barak tua deux des bêtes et fonça en avant. Une troisièmetenta bien de bondir en croupe, toutes griffes dehors, mais se raidit et tombaà plat ventre dans la boue, l’une des flèches de Lelldorin plantée entre lesépaules. Barak fit faire une volte à son cheval et hacha les trois créatures survivantes.

— Allons-y !tonna-t-il.

Garion entenditLelldorin pousser un hoquet étouffé et se retourna précipitamment. Avec unehorreur insurmontable, il vit qu’un Algroth isolé s’était traîné hors des boisqui bordaient la route et avait enfoncé ses griffes dans les chairs de son amipour tenter de le désarçonner.

Lelldorinassénait des coups d’arc sur la tête de chèvre, sans grand résultat. Gariondégaina son épée dans une tentative désespérée pour l’aider, mais surgissant dederrière eux, Hettar plongea son sabre incurvé au travers du corps del’Algroth ; la créature poussa un hurlement et tomba à terre où elle restaà se tortiller sous les sabots des chevaux de bât qui la piétinaient.

En proie à unepanique irrépressible maintenant, les chevaux gravirent au grand galop la pentede l’éminence rocheuse jonchée de blocs de pierre. Garion jeta un coup d’œilpar-dessus son épaule. Lelldorin était gravement blessé ; il chancelait etsemblait prêt à tomber. Garion tira sauvagement sur ses rênes et fit fairevolte-face à son cheval.

— Sauve-toi,Garion ! hurla Lelldorin, le visage d’une pâleur mortelle, la main presséesur son flanc ensanglanté.

— Non !

Garion rengainason épée, se rapprocha de son ami et lui prit le bras pour l’aider à conserverson assiette. Ils galopèrent vers la Dent de conserve, Garion s’efforçant demaintenir son jeune ami en selle.

La Dent était unimmense amas de terre et de pierres qui dominait de toute sa hauteur les plusélevés des arbres qui les entouraient. Les chevaux escaladèrent péniblement lesblocs de roche humides, dans le vacarme des cailloux qui roulaient sous leurssabots. En arrivant au sommet aplati de la Dent, où les chevaux de bât seserraient les uns contre les autres, tout tremblants sous la pluie, Garionn’eut que le temps de mettre pied à terre pour retenir Lelldorin, quis’affaissait lentement sur le côté.

— Par ici,appela sèchement tante Pol, en sortant son petit paquet d’herbes et de bandagesde l’un des ses balluchons. Durnik, il va me falloir du feu, tout de suite.

Durnik jeta uncoup d’œil désespéré sur les brindilles détrempées qui gisaient dans la boue,au sommet de la butte.

— Je vaisfaire ce que je peux, dit-il d’un air dubitatif. Lelldorin respirait trop vite,d’un souffle creux. Son visage était d’une pâleur mortelle, et il ne tenait passur ses jambes. Garion l’aida à se redresser, l’estomac tordu par une angoisseatroce. Hettar prit le blessé par l’autre bras, et ils l’emmenèrent tant bienque mal près de l’endroit où tante Pol était agenouillée, en train d’ouvrir sonpaquet.

— Il fautque j’élimine immédiatement le poison, annonça-t-elle. Donne-moi ton couteau,Garion.

Celui-ci tira sadague de son fourreau et la lui tendit. Elle fendit délicatement le côté de latunique brune de Lelldorin, révélant les horribles blessures que les serres del’Algroth y avait provoquées.

— Ça vafaire mal, déclara-t-elle. Tenez-le bien. Garion et Hettar prirent chacun unbras et une jambe de Lelldorin, le maintenant à terre.

Tante Polinspira profondément et incisa prestement chacune des blessures enflées. Lesang jaillit et Lelldorin poussa un grand cri, puis il sombra dans un oublimiséricordieux.

— Hettar !cria Barak, du haut de l’un des blocs de pierre, non loin de l’amorce de lapente. Nous avons besoin de vous !

— Allez-y !dit tante Pol, à l’adresse de l’Algarois au visage de faucon. Nous y arriveronstout seuls, Garion et moi. Toi, tu restes ici.

Elle réduisitdes feuilles sèches en minuscules fragments, pour en saupoudrer les entaillesqui saignaient encore.

— Le feu, Durnik !commanda-t-elle.

— Il neveut pas prendre, Dame Pol, répondit Durnik, d’un air accablé. Le bois est tropmouillé.

Elle jeta unrapide coup d’œil aux branches humides que le forgeron avait entassées, puiselle plissa les yeux et fit un geste rapide. Une curieuse vibration emplit lesoreilles de Garion, suivie d’un sifflement soudain. Un nuage de vapeur jaillitdes brindilles et de grandes flammes crépitantes s’en échappèrent bientôt.Durnik recula précipitamment, surpris.

— Le petitchaudron, Garion, ordonna tante Pol. Et de l’eau. Vite !

Elle retira sacape bleue et l’étendit sur Lelldorin. Silk, Barak et Hettar étaient campés aubord de la plateforme, d’où ils expédiaient de gros blocs de pierre sur lapente. Garion les entendait dégringoler, se fracasser sur les rocs, en dessous,et arracher de temps en temps un glapissement de douleur aux Algroths.

Il prit la têtede son ami entre ses bras, le cœur étreint par une mortelle inquiétude.

— Il vas’en sortir ? demanda-t-il d’un ton implorant.

— C’est encoretrop tôt pour le dire, répondit tante Pol. Et ne m’ennuie pas avec tesquestions ; ce n’est vraiment pas le moment.

— Ilss’enfuient ! hurla Barak.

— Oui, maisils ont encore faim, commenta sire Loup, d’un ton sinistre. Ils vont revenir.

A cet instant,le son d’une trompette de cuivre retentit dans les profondeurs de la forêt.

— Il nemanquait plus que ça. Qu’est-ce que ça peut bien être ? grommela Silk,tout essoufflé de l’effort qu’il avait fourni en soulevant les lourdes pierrespar-dessus le bord de la plateforme.

— Quelqu’unque j’attendais, répondit sire Loup avec un drôle de sourire.

Il porta sesmains à ses lèvres et émit un sifflement strident.

— Jepourrai me débrouiller toute seule, maintenant, Garion, dit tante Pol, enmalaxant une bouillie épaisse dans une compresse de linges humides et fumants.Va avec Durnik, aider les autres.

Garion reposa àcontrecœur la tête de Lelldorin sur le sol humide et courut rejoindre sireLoup. La pente, en-dessous d’eux, était jonchée d’Algroths morts, ou qui nevalaient guère mieux, écrasés par les rochers que Barak et ses compagnonsavaient précipités sur eux.

— Ils vontfaire une nouvelle tentative, annonça Barak, en soulevant un autre rocher.Aucun risque qu’ils nous attaquent par-derrière ?

— Non,assura Silk en hochant la tête. L’autre versant de la colline est à laverticale.

Les Algrothsressortirent des bois par bonds maladroits, montrant les dents et clabaudant.Une avant-garde avait déjà traversé la route lorsque la trompe se fit entendreà nouveau, beaucoup plus proche cette fois.

C’est alorsqu’un homme en armure de parade, juché sur un immense coursier, surgit desarbres et s’abattit sur les créatures qui se préparaient à donner l’assaut. Lecavalier se pencha sur sa lance et chargea droit sur le petit grouped’Algroths, pétrifiés. Le grand cheval poussa un formidable hennissement et sessabots ferrés soulevèrent de grosses mottes de terre. La lance rentra de pleinfouet dans la poitrine de l’un des plus gros Algroths, et se cassa en deux sousl’impact. Le bout rompu en atteignit encore un autre en pleine face, puis, d’unseul geste du bras, le chevalier jeta la lance rompue au loin et tira sa largeépée. Par d’amples mouvements sur la droite et sur la gauche, il se fraya unchemin à travers la meute, son destrier piétinant les corps vivants comme lescadavres, les enfonçant sous ses sabots dans la boue de la route. Sa chargeterminée, il décrivit une volte et replongea sur la horde, s’ouvrant à nouveaula voie à la pointe de son épée. Les Algroths tournèrent les talons et sereplièrent précipitamment dans les bois en hurlant.

— Mandorallen !hurla sire Loup. Par ici !

Le chevalier enarmure releva le ventail de son heaume éclaboussé de sang et leva les yeux versle haut de la colline.

— Permets-moid’abord, ô ami chargé d’ans, de disperser cette vermine, déclara-t-il d’un tonallègre, avant de rabattre son ventail dans un grand claquement de métal pourreplonger dans les bois trempés de pluie, à la poursuite des Algroths.

— Hettar !appela Barak, qui s’ébranlait déjà. Hettar eut un bref hochement de tête, etles deux hommes coururent vers leurs chevaux, bondirent en selle et foncèrentau bas de la colline, prêter main-forte à l’étranger.

— Votre amitémoigne d’un manque de jugeote tout à fait prodigieux, fit observer Silk, auprofit de sire Loup, en essuyant son visage ruisselant. Ces sales bêtes vont seretourner sur lui d’une seconde à l’autre, maintenant.

— Il ne luiest probablement pas venu à l’esprit un seul instant qu’il pouvait être endanger, remarqua sire Loup. Il ne faut pas oublier que c’est un Mimbraïque, etqu’ils se croient tous invulnérables.

Il leur semblaque le combat dans les bois n’en finirait jamais. Ils entendirent des cris etdes coups sonores, puis les hurlements de terreur des Algroths, et enfinHettar, Barak et l’étrange chevalier émergèrent à nouveau des arbres etremontèrent au petit trot le versant incliné de la Dent.

— Quellecérémonie de bienvenue, palsambleu ! s’exclama le chevalier d’une voixtonitruante à l’attention de sire Loup. Tes amis, ô valeureux compagnon, sesont montrés des plus gaillards.

Son armureluisait d’un éclat mouillé sous la pluie.

— Je suisheureux que vous vous soyez bien amusé, laissa sèchement tomber sire Loup.

— Je lesentends encore, rapporta Durnik. Je crois qu’ils n’ont pas fini de courir.

— Leurcouardise nous aura privés d’une distraction qui eût été des mieux venues cetantôt, observa le chevalier en retirant son heaume et en rengainant son épéecomme à regret.

— Noussommes tous amenés à faire des sacrifices, fit Silk avec une nonchalanceaffectée.

— Ce n’estque trop vrai, hélas, soupira le chevalier. Tu me parais, ô ami, montrerbeaucoup de philosophie.

Il secoua laplume blanche qui ornait son heaume pour l’égoutter.

— Permettez-moi,reprit sire Loup, de vous présenter Mandorallen, baron de Vo Mandor, qui seradésormais des nôtres. Mandorallen, voici le prince Kheldar de Drasnie, etBarak, comte de Trellheim et cousin du roi Anheg de Cherek. Et voilà Hettar, lefils de Cho-Hag, le chef des Chefs de Clan d’Algarie. Ce brave homme estDurnik, un Sendarien, et ce jeune garçon s’appelle Garion. C’est monarrière-petit-fils, à quelques générations près.

Mandorallen sefendit d’une profonde révérence devant chacun d’eux.

— Je voussalue bien bas, ô amis, déclama-t-il de sa voix de stentor. Notre aventure auradébuté sous d’heureux auspices. Mais pourriez-vous, j’en appelle à votreamitié, me dire qui est cette dame dont la beauté ravit mes yeux ?

— Que voilàun beau discours, Messire chevalier, dit tante Pol.

Elle éclata d’unrire chaleureux, en portant presque inconsciemment la main à ses cheveuxtrempés.

— Je croisqu’il va beaucoup me plaire, père.

— Vous êtesla légendaire Dame Polgara ? Ma vie aura connu ce jour son apothéose,déclara Mandorallen, avec une profonde révérence, quelque peu déparée,toutefois, par le craquement intempestif de son armure.

— Notre amiblessé est Lelldorin, le fils du baron de Wildantor, poursuivit sire Loup. Vousavez sûrement entendu parler de lui.

— C’est unfait, confirma Mandorallen, dont le visage s’assombrit quelque peu. La rumeur,qui parfois nous précède tel un chien courant, voudrait que ledit sieurLelldorin de Wildantor se soit plu à soulever contre l’autorité de la couronnemaintes rébellions des plus pernicieuses.

— C’estsans importance à présent, décréta sire Loup, d’un ton sans réplique. L’affairequi nous réunit ici aujourd’hui est infiniment plus grave. Il faudra que vousoubliez toutes vos dissensions.

— Il ensera selon le bon plaisir du noble Belgarath, acquiesça immédiatementMandorallen, qui ne pouvait détacher ses yeux de Lelldorin, toujoursinconscient.

— Grand-père !s’écria Garion, en indiquant du doigt la silhouette d’un cavalier qui venaitd’apparaître sur le flanc de l’éminence rocheuse.

L’homme étaitentièrement vêtu de noir et montait un noir coursier. Il repoussa son capuchon,révélant un masque d’acier poli, à la fois beau et étrangement repoussant, quiépousait la forme de son visage. Une voix profondément enfouie dans l’esprit deGarion lui disait que ce curieux personnage recelait quelque chose d’important,quelque chose dont il aurait dû se souvenir, mais qui lui échappait, quoi quece fût.

— Renonce àta quête, Belgarath.

La voix quis’élevait du masque rendait un son étrangement creux.

— Tu meconnais trop bien pour croire une seconde que je pourrais faire une chosepareille, Chamdar, répondit calmement sire Loup, qui avait de toute évidencereconnu le cavalier. Cet enfantillage avec les Algroths était-il une de tesinventions ?

— Tu devraissuffisamment me connaître pour le savoir, répondit la silhouette d’un tonrailleur. Lorsque je me dresserai sur ton chemin, tu peux t’attendre à quelquechose d’un peu plus sérieux. Pour l’instant, nous disposons de suffisamment deséides pour te retarder. C’est tout ce dont nous avons réellement besoin.Lorsque Zedar aura rapporté Cthrag Yaska à mon Maître, tu pourrastoujours tenter de t’opposer à la puissance et la volonté de Torak, si cela techante.

— Alorscomme ça, tu fais les commissions de Zedar, maintenant ? demanda sireLoup.

— Je nefais les commissions de personne, riposta la silhouette avec un insondablemépris.

Le cavaliersemblait bien réel, aussi concret que n’importe lequel d’entre eux sur lesommet de cette dent de pierre, mais Garion pouvait voir le crachinimperceptible tomber sur les rochers, juste en dessous de l’homme et de samonture. Quels qu’ils fussent, il leur pleuvait au travers.

— Quefais-tu là, alors, Chamdar ? s’enquit sire Loup.

— Appelonscela de la curiosité, Belgarath. Je voulais voir de mes propres yeux comment tuavais réussi à traduire les termes de la Prophétie dans la réalité de tous lesjours.

La silhouetteparcourut du regard le petit groupe assemblé au sommet du pic.

— Pas bête,convint-il du bout des lèvres. Où es-tu allé les chercher ?

— Je n’aipas eu besoin d’aller les chercher, comme tu dis, Chamdar, répondit sire Loup.Ils ont été là de toute éternité. Si la Prophétie se vérifie en partie, alorstout doit être vrai, n’est-ce pas ? Nulle intervention humaine n’est encause dans tout cela. Chacun est venu à moi au terme de générations plusnombreuses que tu ne pourras jamais l’imaginer.

La silhouettesembla inspirer profondément.

— Tous lestermes de la Prophétie ne sont pas encore remplis, vieillard, siffla-t-elle.

— Ils leseront, Chamdar, rétorqua sire Loup, avec assurance. J’ai déjà pris des mesuresen ce sens.

— Quel estcelui qui vivra deux fois ? demanda tout à coup la silhouette.

Sire Loup eut unsourire glacial, mais ne répondit pas.

— Salut àtoi, ma reine, dit alors la silhouette, d’un ton moqueur.

— Lacourtoisie grolim m’a toujours laissée de marbre, riposta tante Pol d’un toncinglant. Et je ne suis pas ta reine, Chamdar.

— Bientôt,Polgara. Bientôt. Mon Maître l’a toujours dit : sa femme tu deviendrassitôt qu’il aura retrouvé son royaume. Tu seras la Reine du Monde.

— Ce quin’est pas à proprement parler un avantage pour toi, Chamdar. Si je dois être tareine, tu ne pourras plus t’opposer à moi, n’est-ce pas ?

— Je sauraipasser outre, Polgara. Au demeurant, quand tu seras devenue l’épouse de Torak,sa volonté se substituera à la tienne, et je suis sûr qu’à ce moment-là, tu nenourriras plus de rancune à mon endroit.

— En voilàassez, Chamdar, décréta sire Loup. Tes discours oiseux commencent àm’importuner. Tu peux récupérer ton ombre. Va-t’en, ordonna-t-il, en faisant ungeste négligent de la main, comme pour chasser une mouche.

Une fois deplus, Garion eut l’impression d’être submergé par une force étrange,accompagnée d’un rugissement silencieux. Le cavalier disparut.

— Vous nel’avez tout de même pas anéanti ? hoqueta Silk, estomaqué.

— Non. Cen’était qu’une illusion, un truc puéril que les Grolims trouventimpressionnant. On peut, à condition de s’en donner la peine, projeter sonombre à une distance considérable. Je me suis contenté de lui renvoyer lasienne, expliqua sire Loup, dont les lèvres se tordirent alors en un sourireinquiétant. Evidemment, je n’ai pas choisi le chemin le plus direct. Ellemettra peut-être quelques jours à faire le voyage. Cela ne le fera pas àproprement parler souffrir, mais il ne devrait pas être très à l’aise — etça lui donnera l’air un peu bizarre.

— Unspectre des plus malséants, fit observer Mandorallen. A qui était ce simulacremalappris ?

— A uncertain Chamdar, répondit tante Pol en se consacrant à nouveau au blessé. Ungrand prêtre grolim. Nous avons déjà eu affaire à lui, père et moi.

— Je croisque nous ferions mieux de redescendre d’ici, déclara sire Loup. Dans combien detemps peut-on espérer que Lelldorin pourra à nouveau monter à cheval ?

— Pas avantune semaine, répondit tante Pol. Et encore...

— Il esthors de question que nous restions ici aussi longtemps.

— Il estincapable de se tenir en selle, annonça-t-elle fermement.

— Nouspourrions peut-être lui confectionner une sorte de litière ? suggéraDurnik. Je suis sûr que je devrais arriver à fabriquer un genre de brancardassujetti entre deux chevaux, de façon à pouvoir le déplacer sans trop lechahuter.

— Eh bien,Pol ? Qu’en dis-tu ? demanda sire Loup.

— Çadevrait faire l’affaire, convint-elle d’un air quelque peu dubitatif.

— Eh bien,allons-y. Nous sommes beaucoup trop vulnérables, ici, et nous avons assez perdude temps comme ça.

Durnik hocha latête et alla chercher des cordes dans leurs ballots afin de confectionner lalitière.

Chapître 7

MessireMandorallen, baron de Vo Mandor, était d’une taille un peu supérieure à lamoyenne. Il avait les cheveux noirs et bouclés, des yeux d’un bleu profond, etil exprimait des opinions bien arrêtées d’une voix tonitruante. Il ne plaisaitguère à Garion. L’assurance inébranlable du chevalier lui paraissait constituerla quintessence de l’égotisme tout en lui conférant une sorte de naïveté, etsemblait confirmer les préjugés les plus sombres de Lelldorin sur lesMimbraïques. En outre, Garion trouvait presque choquante l’extravagantegalanterie dont Mandorallen faisait preuve envers tante Pol, et qui, selon lui,passait les bornes de la simple courtoisie. D’autant que, pour tout arranger,tante Pol prenait apparemment les flatteries du chevalier au pied de la lettre,et leur réservait le meilleur accueil.

Tandis qu’ilsavançaient sous la pluie qui tombait sans discontinuer le long de la Grand-routede l’Ouest, Garion remarqua avec satisfaction que ses compagnons avaient l’airde partager son opinion. L’expression de Barak en disait plus long qu’undiscours ; les sourcils de Silk se haussaient sardoniquement à chacune desdéclarations du chevalier ; et Durnik s’était passablement renfrogné.

Mais Garion nedevait guère avoir le loisir de s’appesantir sur les sentiments mitigés que luiinspirait le Mimbraïque. Il accompagnait la litière sur laquelle Lelldorin selaissait péniblement ballotter tandis que le venin de l’Algroth embrasait sesblessures, et il offrait à son ami tout le réconfort possible, en échangeantmaints regards angoissés avec tante Pol, qui chevauchait non loin d’eux.Lorsque la douleur atteignait son paroxysme, Garion prenait la main du jeunehomme, incapable de ; quoi que ce soit d’autre, impuissant à le soulager.

— Metstoute Ta force d’âme à supporter Ton mal, ô aimable jouvenceau, l’exhortajovialement Mandorallen, après une crise particulièrement pénible dont Lelldorinémergea tout plaintif et pantelant. La souffrance qui est la Tienne n’estqu’illusion. Que Ton esprit la mette au repos si telle est Ton aspiration.

— Et quelautre réconfort pouvais-je espérer d’un Mimbraïque, aussi ? marmonna entreses dents le jeune Asturien blessé. Je crois que j’aimerais autant que vous neme serriez pas de si près. Vos idées puent presque autant que votre armure.

Le visage deMandorallen s’empourpra légèrement.

— Le veninqui guerroie dans le corps de notre ami blessé semble l’avoir tant dépossédéd’urbanité que de sens commun, laissa-t-il tomber fraîchement.

Lelldorin tentade se redresser sur la litière comme pour répondre avec emportement, mais cemouvement brusque sembla réveiller sa douleur, et il replongea dansl’inconscience.

— Fortgrave est son état, déclara Mandorallen. Tes emplâtres, ô gente Polgara, nesuffiront peut-être pas à lui sauver la vie.

— Il asurtout besoin de repos, dit-elle. Tâchez plutôt de ne pas trop me l’agiter.

— Je vaisfaire en sorte de me trouver hors de sa vue, répondit Mandorallen. Ah !sans que j’en sois le moindrement responsable, ma face semble lui êtrehaïssable et le faire frémir d’une ire énorme.

Il mit sondestrier au petit galop, le temps de prendre un peu d’avance sur le groupe.

— Non, maisils parlent vraiment tous comme ça, avec des ô et des ah ! et tout ce qui s’ensuit ?demanda Garion, d’un ton quelque peu fielleux.

— LesMimbraïques ont parfois un peu tendance au formalisme, expliqua tante Pol. Maistu t’y habitueras, tu verras.

— Je trouveça complètement idiot, oui, grommela Garion en braquant un regard noir sur ledos du chevalier.

— Allons,allons ; ça ne peut pas te faire de mal de te frotter un peu de temps entemps à des gens qui ont du savoir-vivre.

Mais déjà lesoir investissait la forêt aux frondaisons éplorées qui s’épanchaient sur lescavaliers.

— TantePol ? reprit enfin Garion.

— Oui, monchou ?

— De quoiest-ce qu’il parlait, le Grolim, quand il a raconté ça à propos de Torak et detoi ?

— C’est unechose que Torak a dite un jour, dans son délire, et que les Grolims ont priseau sérieux, voilà tout.

Elle resserraplus étroitement sa cape bleue autour d’elle.

— Ça net’ennuie pas ?

— Passpécialement.

— Qu’est-ceque c’est que cette Prophétie à laquelle le Grolim a fait allusion ? Jen’ai rien compris à tout ça.

Le mot de« Prophétie » remuait, il n’aurait su dire pourquoi, quelque chose detrès profond en lui.

— Ah !le Codex Mrin ! C’est un texte très ancien, presque indéchiffrable. Il yest question de compagnons — l’ours, la fouine, et l’homme qui vivra deuxfois —, mais c’est la seule version qui en parle, et personne ne peut affirmeravec certitude que cela veuille dire quelque chose.

— Maisgrand-père pense que ça a une signification, n’est-ce pas ?

— Tongrand-père a parfois de drôles d’idées. Les choses du passé l’impressionnentbeaucoup. Cela vient peut-être du fait qu’il est lui-même tellement chargéd’ans.

Garion était surle point de s’enquérir plus avant de cette Prophétie dont il existaitapparemment plusieurs versions, lorsque Lelldorin se mit à gémir. Ils setournèrent immédiatement vers lui.

Ils arrivèrentpeu après à une hôtellerie tolnedraine aux épaisses murailles blanchies à lachaux, et au toit de tuiles rouges. Tante Pol veilla à ce que Lelldorin disposed’une chambre bien chauffée, et elle passa la nuit à son chevet. Trop inquietpour dormir, Garion alla voir son ami une bonne douzaine de fois avant le leverdu jour, arpentant en chaussettes le couloir plongé dans les ténèbres, mais sonétat semblait stationnaire.

Lorsqu’ilsrepartirent, dans le petit matin grisâtre, la pluie avait cessé. Ilsatteignirent enfin la lisière de la forêt ténébreuse ; devant euxs’étendait l’interminable plaine d’Arendie centrale, avec sa terre brun sombre,comme brûlée par les derniers frimas. Mandorallen, qui les devançait toujours,s’arrêta alors et attendit, le visage assombri, qu’ils le rejoignent.

— Il y aquelque chose qui ne va pas ? demanda Silk. Mandorallen tendit gravementle doigt en direction d’une colonne de fumée noire qui s’élevait à quelqueslieues de là, dans la vaste plaine.

— Qu’est-ceque c’est ? interrogea Silk, et sa tête de fouine arborait une expressionintriguée.

— Fuméedans la plaine d’Arendie n’a qu’un sens, je vous le dis, répondit le chevalieren coiffant son heaume emplumé. Restez ici, ô mes bons amis. Je vais voir cequ’il en est au juste, mais grande est ma crainte.

Il éperonna sondestrier qui fit en bond en avant, ses sabots frappant la route dans un bruitde tonnerre.

— Attendez !hurla Barak, dans son dos, mais Mandorallen n’y prit pas garde.L’imbécile ! fulmina le grand Cheresque. Je ferais peut-être mieux del’accompagner, pour le cas où il y aurait du grabuge.

— Inutile,souffla Lelldorin, depuis sa litière. Une armée n’oserait pas se mettre entravers de sa route.

— Jecroyais que vous ne l’aimiez guère ? objecta Barak, un peu surpris.

— Je nel’aime pas, admit Lelldorin, mais personne n’est plus redouté que lui enArendie. La réputation de messire Mandorallen est parvenue jusqu’en Asturie. Ilne viendrait jamais à l’idée d’un homme sain d’esprit de faire obstacle à sesvisées.

Ils seretirèrent sous le couvert des arbres en attendant le retour du chevalier.Lorsqu’il revint, son visage était furieux.

— Mesappréhensions se sont révélées justifiées, annonça-t-il. Notre chemin est tisséde violence. Deux barons s’affrontent en une guerre dénuée de sens, puisqu’ilssont frères de sang, et les meilleurs amis du monde.

— Nepouvons-nous contourner le champ de bataille ? suggéra Silk.

— Que nonpoint, ô prince Kheldar, réfuta Mandorallen. Leur conflit s’étend sur une telleétendue que nous tomberions dans une embuscade avant d’avoir parcouru troislieues. Il semblerait qu’obligation me soit faite d’acheter notre passage.

— Vouscroyez qu’ils nous laisseront passer pour de l’argent ? releva Durnik,d’un ton dubitatif.

— L’ondispose, en Arendie, d’autres moyens de payer ce genre de choses, rétorquaMandorallen. Serais-Tu assez bon, l’ami, pour me faire tenir six ou huit pieuxsuffisamment résistants, d’une vingtaine de pieds de longueur peut-être, et àl’extrémité aussi épaisse que mon poignet à peu près ?

— Mais biensûr, répondit Durnik en prenant sa hache.

— Vous,vous avez une idée derrière la tête, gronda Barak.

— Je m’envais les provoquer en combat singulier, annonça calmement Mandorallen. Un seul,ou tous les deux. Nul chevalier digne de ce nom ne saurait prendre le risque derefuser mon défi sans être taxé de couardise. Me feras-Tu l’honneur, ô MessireBarak, d’accepter d’être mon écuyer et de jeter le gantelet pour moi ?

— Et sivous perdez ? émit Silk.

— Perdre ?fit Mandorallen, l’air estomaqué. Moi, perdre ?

— Passons,passons, fit Silk.

Lorsque Durnikrevint avec ses pieux, Mandorallen avait fini de resserrer les sangles de sonarmure. Prenant l’une des perches, il sauta en selle et caracola allègrement endirection de la colonne de fumée, Barak à son côté.

— Est-cebien nécessaire, père ? demanda tante Pol.

— Il fautbien que nous passions, Pol. Ne t’inquiète pas. Mandorallen sait ce qu’il fait.

Quelques lieuesplus loin, ils parvinrent au sommet d’une colline et plongèrent le regard surla bataille qui se déroulait en dessous d’eux. Deux châteaux noirs, d’alluresinistre, encadraient une large vallée semée de hameaux que reliait une routeau beau milieu de laquelle s’affrontaient, comme aveuglés par une cruauté aveugle,des serfs armés de faux et de fourches. Le village le plus proche était enflammes ; il s’en élevait une colonne de fumée graisseuse qui montait versle ciel gris, plombé. A quelque distance de là, des hallebardiers s’apprêtaientà donner l’assaut, et l’air grouillait de flèches. Sur deux collines qui sefaisaient face, des groupes de chevaliers en armure observaient le déroulementdes opérations en brandissant des lances ornées d’oriflammes aux vivescouleurs. De grandes machines de guerre projetaient dans l’air des boulets depierre qui venaient s’écraser sur la piétaille, tuant indifféremment amis etennemis, pour autant que Garion pût en juger, et la vallée était jonchée demorts et de mourants.

— Absurde,marmonna sire Loup, atterré.

— Je neconnais personne qui ait jamais taxé les Arendais d’un excès d’intelligence,commenta Silk.

Mandorallenporta l’embouchure de sa trompe à ses lèvres et en tira une sonnerieassourdissante. Le combat cessa un instant, comme tous, serfs et hallebardiers,s’arrêtaient net pour lever les yeux vers lui. Il souffla une nouvelle foisdans sa trompe, puis encore et encore, chaque note cuivrée constituant un défien elle-même. Tandis que les deux groupes de chevaliers adverses galopaient àtravers l’herbe haute, jaunie par l’hiver, pour venir aux renseignements,Mandorallen se tourna vers Barak.

— Veuille,ô Messire, le requit-il fort civilement, leur faire connaître mon défi sitôtqu’ils seront à portée de voix.

Barak haussa lesépaules.

— C’estvotre carcasse, après tout, laissa-t-il tomber. Il regarda avancer leschevaliers, et lorsqu’ils lui parurent à distance suffisante, éleva sa voix,qui tonna comme la foudre.

— MessireMandorallen, baron de Vo Mandor, est en quête de divertissement, déclama-t-il,et il lui siérait que chacun des belligérants sélectionne un champion pourjouter avec lui. Toutefois, si vous êtes si couards que vous n’ayez pointl’estomac de relever un tel défi, cessez ces criailleries, chiens que vousêtes, et écartez-vous pour laisser passer ceux qui vous surpassent.

— Magnifiquementparlé, ô Messire Barak, admira Mandorallen.

— J’aitoujours su parler aux gens, répondit modestement Barak.

Les deux groupesde plénipotentiaires se rapprochèrent avec circonspection.

— Honte àvous, ô Messeigneurs, les gourmanda Mandorallen. Vous ne retirerez nulle gloirede cette lamentable échauffourée. Quelle est, ô Messire Derigen, la raison dece conflit ?

— Uneinsulte, Messire Mandorallen, répondit le noble, un grand bonhomme dont leheaume d’acier poli s’adornait au-dessus du ventail d’un étroit bandeau d’orriveté. Une injure si vile que l’on ne saurait la laisser passer sansreprésailles.

— C’est moiqui ai été offensé, rétorqua avec chaleur un chevalier de la partie adverse.

— Quelleest la nature de cette insulte, ô Messire Oltorain ? s’enquit Mandorallen.

Les deux hommesdétournèrent le regard, l’air mal à l’aise, et aucun des deux n’ouvrit labouche.

— Vousguerroyez pour une insulte dont vous n’avez point seulement conservé lesouvenir ? s’écria Mandorallen, incrédule. Je vous croyais, ôMesseigneurs, des hommes de raison, mais je prends maintenant conscience de lagravité de mon erreur.

— Lesnobles d’Arendie n’ont-ils donc rien de mieux à faire ? s’exclama Barak,d’une voix chargée de mépris.

— DeMessire Mandorallen, le bâtard, nous avons tous entendu parler, railla unchevalier au teint boucané, revêtu d’une armure noire, émaillée. Mais quel estcet orang-outang à la barbe rouge qui s’y entend si bien à calomnier sesmaîtres ?

— Vousallez laisser passer ça ? demanda Barak à Mandorallen.

— Il y a duvrai dans ses paroles, admit Mandorallen, le cœur meurtri. De fait, lescirconstances de ma naissance furent entourées de certaines irrégularitésconjoncturelles qui font que l’on peut encore aujourd’hui s’interroger sur malégitimité. Ce chevalier, Messire Haldorin, est mon cousin issu de germain — auseptième degré, à la mode d’Arendie. Comme il passe pour malséant, en Arendie,de verser le sang de ses collatéraux, il se taille une réputation de bravoure àpeu de frais en me jetant la chose à la figure.

— Coutumeridicule, grommela Barak. A Cherek, on s’étripe dans sa parentèle avec plusd’enthousiasme encore que l’on ne massacre de vulgaires étrangers.

— Hélas,soupira Mandorallen, nous ne sommes pas à Cherek, ici.

— Prendriez-vousombrage de me voir régler ce différend à votre place ? demandacourtoisement Barak.

— Nullement.

Barak serapprocha du chevalier au visage basané.

— Je suisBarak, comte de Trellheim, hoir du roi Anheg de Cherek, proclama-t-il d’une voixde stentor. Et force m’est de constater que certains nobles arendais ont encoremoins d’usages que de cervelle.

— Lesseigneurs d’Arendie ne se laissent pas impressionner par les prétendus titresque l’on s’adjuge dans les porcheries qui tiennent lieu de royaumes au nord dela frontière, répondit le nommé Haldorin, d’un ton fruité.

— Je meconsidère comme offensé par ces paroles, l’ami, répondit Barak, d’un tonmenaçant.

— Je meconsidère quant à moi comme fort diverti par Ta face de singe mal rasé, rétorquaMessire Haldorin.

Barak ne sedonna même pas la peine de dégainer son épée. Il fit décrire un demi-cercle auformidable poing qui terminait son immense bras et l’abattit avec une forcestupéfiante sur le côté du heaume du chevalier au faciès sombre. L’on vit lesyeux de Messire Haldorin devenir vitreux comme il vidait les étriers ets’écrasait au sol dans un grand bruit de quincaillerie.

— Quelqu’una un commentaire à ajouter au sujet de ma barbe ? s’enquit Barak.

— Toutdoux, Messire, recommanda Mandorallen en jetant un coup d’œil plutôt satisfaità la forme inconsciente du téméraire qui se tortillait dans l’herbe haute.

— Accepterons-nousdocilement cette agression perpétrée à rencontre de notre bravecompagnon ? protesta, d’une voix fortement accentuée, l’un des chevaliersqui se trouvaient du côté du baron Derigen. Sus à ces vils provocateurs !vociféra-t-il en portant la main à son épée.

— Al’instant où Ta lame quittera son fourreau, c’est la vie qui T’abandonnera, ôMessire chevalier, l’informa froidement Mandorallen.

La main duchevalier se figea sur la garde de son arme.

— Honte àvous, Messeigneurs, poursuivit Mandorallen d’un ton accusateur. Commentpouvez-vous faire fi des usages, ainsi que des lois les plus élémentaires de lacourtoisie, qui garantissent mêmement ma sécurité et celle de mes compagnonsjusqu’à ce que vous ayez relevé mon défi ? Choisissez vos champions ouretirez-vous. De tout ceci j’ai grande lassitude, sans compter que la moutardecommence à me monter au nez.

Les deux groupesde chevaliers s’écartèrent pour conférer entre eux, tandis que des écuyersvenaient du sommet de la colline chercher le sire Haldorin.

— Celui quiallait dégainer son épée était un Murgo, souffla Garion.

— J’avaisremarqué, murmura Hettar, dont les yeux sombres s’étaient mis à jeter deséclairs.

— Lesrevoilà, avertit Durnik.

— Je relèveTon défi, ô Mandorallen, déclara hautement le baron Derigen, en revenant. Je nedoute pas que Ta réputation soit méritée, mais j’ai moi aussi remporté lavictoire en un nombre respectable de tournois, et je serai honoré de romprequelques lances avec Toi.

— Je memesurerai également à Toi, Sire chevalier, déclara le baron Oltorain. Mon brass’est lui aussi acquis d’estoc et de taille une certaine réputation en diversesrégions d’Arendie.

— Fortbien, acquiesça Mandorallen. Choisissons un terrain égal et allons-y. Lajournée tire à sa fin, et nous avons à faire au sud, mes compagnons et moi.

Tous dévalèrentalors la colline jusqu’au champ de bataille qui s’étendait en dessous d’eux, etles deux groupes de chevaliers se répartirent de chaque côté d’un terrain quiavait été rapidement dégagé dans les hautes herbes jaunes. Derigen partit augalop vers l’une des extrémités de l’enceinte du tournoi, fit volte-face etattendit, le bout émoussé de sa lance reposant sur son étrier.

— Toncourage Te fait honneur, ô Messire Derigen, lança Mandorallen en prenant l’undes pieux que Durnik avait coupés. Je m’efforcerai de ne pas Te blesser tropgravement. Es-Tu prêt à résister à mon assaut ?

— On nepeut plus prêt, rétorqua le baron en abaissant son ventail.

Mandorallenreferma le sien, abaissa sa lance improvisée et éperonna son palefroi.

— Ce n’estpeut-être pas très opportun, compte tenu des circonstances, murmura Silk, maisje dois avouer que je ne serais pas fâché que notre présomptueux ami connaisseune défaite un tantinet humiliante.

— N’ysongez même pas ! riposta sire Loup, en le foudroyant du regard.

— Il est sibon que ça ? questionna Silk, quelque peu marri.

— Regardezet vous verrez, répliqua sire Loup avec un haussement d’épaules.

Les deuxchevaliers se heurtèrent de plein fouet au centre du champ clos improvisé. Onentendit un vacarme retentissant et leurs lances se rompirent toutes deux sousl’impact, jonchant d’éclats l’herbe piétinée. Ils se croisèrent dans un bruitde tonnerre, puis firent demi-tour et reprirent chacun sa place d’origine.Garion remarqua que Derigen semblait avoir un peu perdu de son assiette.

Les chevalierschargèrent pour la seconde fois, et leurs nouvelles lances se fendirentderechef.

— J’auraisdû couper davantage de pieux, marmonna Durnik, songeur.

Mais lorsqu’ilregagna son point de départ pour la troisième fois, le baron Derigen semblait àpeine tenir sur sa selle, et au troisième assaut, sa pique mal assurée dérapasur le bouclier de Mandorallen. Celle de Mandorallen, toutefois, ne manqua passon but, et percuta le baron avec une force telle qu’il vida les étriers.

Mandorallenretint son palefroi et baissa les yeux vers lui.

— Es-Tu, ôMessire Derigen, en mesure de poursuivre cette joute ? s’enquit-ilcourtoisement.

Derigen sereleva. Il tenait à peine sur ses jambes.

— Je ne merendrai pas, hoqueta-t-il en tirant son épée.

— Magnifique !Je craignais de T’avoir fait mal, ô Messire.

Mandorallen selaissa glisser à terre, tira son épée et visa directement la tête. Le coup futdévié par le bouclier que le baron haussa en hâte, pour se garder, maisMandorallen frappa à nouveau, sans merci. Derigen réussit à assener un ou deuxcoups, que son adversaire para sans peine avant de lui porter un coup du platde l’épée, en plein sur le côté du heaume. Il fit un tour complet sur lui-mêmeavant de tomber face contre terre.

— Holà,Messire Derigen ? questionna Mandorallen avec sollicitude.

Il se pencha,fit rouler de son côté son opposant à terre et releva le ventail dentelé duheaume du baron.

— Alors, onne se sent pas bien ? Souhaites-Tu poursuivre cet assaut, ô Messire ?

Derigen nerépondit pas. Il avait le visage cyanose, les yeux révulsés, de son nezs’échappait un flot de sang, et le côté droit de son corps était agité desoubresauts.

— Puisquece preux chevalier est dans l’incapacité de s’exprimer par lui-même, proclamaMandorallen, je le déclare défait !

Il jeta un coupd’œil autour de lui, sa latte toujours au clair.

— Quelqu’unsouhaite-t-il m’apporter un démenti ? Un silence immense lui répondit.

— Dans cecas, certains d’entre vous ne pourraient-ils l’emporter hors de la lice ?suggéra Mandorallen. Ses blessures ne paraissent pas très sérieuses. Quelques moisau lit devraient le voir de nouveau sur pied.

Il se tournavers le baron Oltorain, qui avait visiblement blêmi.

— Eh bien,Messire, reprit-il d’un ton jovial, si nous y allions ? Nous sommesimpatients, mes compagnons et moi-même, de poursuivre notre route.

Sire Oltorainfut projeté à terre au premier assaut et se cassa la jambe en tombant.

— La chancen’était pas avec Toi, ô Messire, observa Mandorallen, en s’approchant de lui àpied, l’épée dégainée. Demandes-Tu merci ?

— Je netiens plus debout, répondit Oltorain entre ses dents serrées. Je n’ai donc pasle choix ; je demande grâce.

— Aussipouvons-nous, mes compagnons et moi-même, poursuivre notre chemin ?

— Vouspouvez partir librement, acquiesça douloureusement l’homme à terre.

— Pas sivite, éleva une voix rauque.

Le Murgo enarmure fendit la foule des chevaliers sur son palefroi et vint se placer justedevant Mandorallen.

— Jepensais bien qu’il ne pourrait pas s’empêcher d’intervenir, celui-là, murmuratante Pol.

Elle mit pied àterre et s’avança sur le terrain battu par les sabots des chevaux.

— Ecartez-vousde là, Mandorallen, ordonna-t-elle au chevalier.

— Je n’enferai rien, gente dame, protesta Mandorallen.

— Fichez lecamp, Mandorallen ! aboya sire Loup. Mandorallen obtempéra, tout ébaubi.

— Alors,Grolim ? défia tante Pol en repoussant sa capuche.

Les yeux del’homme à cheval s’écarquillèrent quand il vit la mèche blanche dans sescheveux, puis il leva une main, dans un geste presque désespéré, et se mit àmarmonner très vite, entre ses dents.

Une fois deplus, Garion se sentit comme envahi par cette force étrange, et le rugissementsilencieux lui emplit la tête.

L’espace d’uninstant, la silhouette de tante Pol sembla entourée d’une sorte de lueur verte,puis elle agita la main avec désinvolture, et la lumière disparut.

— Tu doismanquer d’entraînement, conjectura-t-elle. Tu veux faire un autre essai ?

Le Grolim levales deux bras, cette fois, mais il n’eut pas le temps d’en faire plus. Durnik,qui s’était subrepticement approché, à cheval, derrière l’homme en noir, pritsa hache à deux mains, l’éleva en l’air et l’abattit tout droit sur le heaumedu Grolim.

— Durnik !hurla tante Pol. Partez ! Ne restez pas là !

Mais le forgeronfrappa à nouveau, avec une expression redoutable, et le Grolim glissa à bas desa selle et s’écrasa à terre, inconscient.

— Espèced’abruti ! ragea tante Pol. Vous savez ce que vous êtes en train defaire ?

— Il vousattaquait, Dame Pol, expliqua Durnik, les yeux encore pleins de flammes.

— Descendezde ce cheval ! Il mit pied à terre.

— Vous avezune idée du danger que vous couriez ? s’écria-t-elle, furieuse. Il auraitpu vous tuer.

— Je vousprotégerai, Dame Pol, s’entêta Durnik. Je ne suis ni un guerrier, ni unmagicien, mais je ne permettrai à personne de vous faire du mal.

L’espace d’uninstant, les yeux de tante Pol s’agrandirent sous l’effet de la surprise, puisson regard s’adoucit. Garion, qui la connaissait depuis sa plus tendre enfance,reconnut les changements d’émotion aussi rapides qu’imprévisibles auxquels ilétait accoutumé. Sans prévenir, impulsivement, elle embrassa le pauvre Durnik,tout étonné.

— Espèce decher grand, imbécile maladroit, déclara-t-elle. Ne faites plus jamais ça,jamais ! J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter de battre.

Garion détournale regard, une drôle de boule dans la gorge, et vit le bref sourire rusé quieffleurait le visage de sire Loup.

Un changementparticulier s’était fait sentir dans les rangs des chevaliers alignés le longdu terrain. Plusieurs d’entre eux regardaient maintenant alentour d’un airhébété, comme s’ils venaient de sortir d’un terrible rêve, tandis que d’autressemblaient tout à coup absorbés dans une profonde réflexion. Messire Oltorainfaisait de vains efforts pour se relever.

— Oh !que non, Messire, décréta Mandorallen en lui appuyant sur la poitrine,l’obligeant à se rallonger. Tu vas aggraver Ta blessure.

— Qu’est-cequi nous a pris ? grommela le baron, le visage plein d’angoisse.

Sire Loup mitpied à terre à son tour et s’agenouilla à côté du chevalier à terre.

— Vous n’yêtes pour rien, lui confia-t-il. Cette guerre fratricide était le résultat desagissements du Murgo. C’est lui qui, vous pervertissant l’esprit, vous acontraints à vous battre.

— Parsorcellerie ? hoqueta Oltorain, en blêmissant. Sire Loup hocha la tête ensigne d’assentiment.

— Ce n’estpas vraiment un Murgo. C’est un prêtre grolim.

— Et lecharme est rompu, maintenant ?

Sire Loup hochala tête à nouveau en jetant un coup d’œil au Grolim inconscient.

— Que l’onenchaîne le Murgo ! ordonna le baron aux chevaliers assemblés, avant dereporter son regard sur sire Loup. Nous réserverons à ce sorcier le traitementqu’il mérite, reprit-il d’un ton qui en disait long. Et nous profiterons del’occasion pour fêter comme il convient la fin de cette guerre contre nature.Ce sorcier grolim a jeté son dernier sort.

— Parfait,approuva sire Loup avec un sourire sans joie.

Le baronOltorain changea sa jambe blessée de position en réprimant une grimace.

— O MessireMandorallen, s’écria-t-il, comment pourrons-nous jamais vous remercier, Tescompagnons et Toi-même, d’avoir réussi à nous ramener à la raison ?

— La paixqui vient d’être restaurée est ma plus belle récompense, déclara Mandorallen,d’un ton quelque peu pompeux. Car, ainsi que tout le monde le sait, il n’y apas dans tout le royaume de plus grand amoureux de la paix que ma personne.

Puis il jeta uncoup d’œil à Lelldorin, qui gisait non loin de là sur sa litière posée à terre,et une pensée sembla lui traverser l’esprit.

— Je Tedemanderai toutefois une faveur. Il se trouve parmi nous un brave jeune hommeasturien de noble origine qui a souffert de graves blessures. Nous aimerions Tele confier, si cela était possible.

— Saprésence sera un honneur pour nous, ô Messire Mandorallen, acquiesça immédiatementOltorain. Les femmes de ma maisonnée l’entoureront des soins les plus tendreset les plus attentifs.

Il adressaquelques mots à l’un de ses écuyers. L’homme monta promptement en selle et sedirigea à vive allure vers l’un des châteaux tout proches.

— Vousn’allez pas m’abandonner ici ? protesta faiblement Lelldorin. Je seraicapable de remonter à cheval d’ici un jour ou deux.

Il se mit àtousser comme un perdu.

— Tu nem’en feras pas accroire, le contredit froidement Mandorallen. Le mal induit parTes blessures n’est pas encore à son terme.

— Je neresterai pas une minute chez des Mimbraïques, décréta Lelldorin. Je préfèreencore affronter les périls de la route.

— Lelldorin,mon jeune ami, rétorqua, sans ambages, sinon brutalement, Mandorallen, je connaisTon peu de goût pour les hommes de Mimbre. Toutefois, Tes blessures vontbientôt commencer à enfler et à suppurer, puis Tu seras affligé d’une fièvredévorante, après quoi Tu Te mettras à délirer, et Ta présence constituera unfardeau pour nous. Nous n’avons pas le temps de nous occuper de Toi, et lessoins qu’exigerait Ton état ne pourraient que nous retarder dans notre quête.

Les parolesabruptes du chevalier arrachèrent un hoquet à Garion, qui jeta à Mandorallen unregard noir, voisin de la haine. Mais Lelldorin était devenu plus blanc qu’unlinge.

— Mercid’avoir éclairé ma lanterne, Messire Mandorallen. reprit-il non sans raideur.Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Si vous voulez bien m’aider à memettre en selle, je partirai immédiatement.

— Vousallez rester où vous êtes, oui, lâcha platement tante Pol.

L’écuyer dubaron Oltorain revint avec une meute de servantes et une jeune fille blonde dedix-sept ans peut- être, vêtue d’une robe rose d’épais brocart et d’une cape develours bleu canard.

— Ma jeunesœur, Dame Ariana, annonça Oltorain. La jouvencelle est pleine d’ardeur et deraison, et, bien que très jeune, déjà fort au fait des soins à donner auxmalades.

— Je neserai pas un fardeau pour elle bien longtemps, Messire, déclara Lelldorin. Jeserai reparti pour l’Asturie d’ici une semaine.

Dame Ariana posaune main compétente sur son front.

— Que nonpas, beau damoiseau, le détrompa-t-elle. Ta visite, je le crains, se prolongerabien au-delà de ce délai.

— Jepartirai dans la semaine, répéta obstinément Lelldorin.

— Comme ilTe plaira, concéda-t-elle en haussant les épaules. J’espère que mon frèrepourra mettre quelques serviteurs à mon service afin de Te suivre et de Tefournir la sépulture décente que, si j’en juge bien, tu requerras avant d’avoirfait dix lieues.

Lelldorin accusale coup.

Tante Pol pritDame Ariana à part et s’entretint avec elle un instant, lui remettant un petitpaquet d’herbes et quelques instructions. Lelldorin fit signe à Garion, quivint immédiatement s’agenouiller près de sa litière.

— C’est icique nos routes se séparent, murmura le jeune homme. J’aurais tant voulu pouvoirt’accompagner jusqu’au bout.

— Tu serassur pied en un rien de temps, lui assura Garion, qui savait bien que ce n’étaitpas vrai. Tu pourras sûrement nous rattraper plus tard.

— Je crainsfort que non, haleta-t-il en se remettant à tousser, secoué par des spasmes quisemblaient vouloir lui déchirer la poitrine. Nous n’avons plus beaucoup detemps devant nous, mon ami, hoqueta-t-il faiblement, alors écoute-moi bien.

Garion lui pritla main, au bord des larmes.

— Tu tesouviens de ce dont nous avons parlé, l’autre matin, en repartant de chez mononcle ?

Garion hocha latête en signe d’assentiment.

— Tu saisque c’était à moi de décider si je devais rompre la promesse que nous avionsfaite à Torasin et aux autres de garder le silence.

— Je m’ensouviens.

— Trèsbien, articula Lelldorin. J’ai pris ma décision. Je te relève de ton serment.Fais ce qui doit être fait.

— Ilvaudrait mieux que tu en parles toi-même à mon grand-père, Lelldorin, protestaGarion.

— J’enserais bien incapable, Garion, grommela Lelldorin. Les mots me resteraient dansla gorge. Je regrette, mais je suis comme ça. Je sais que Nachak se sert denous à des fins inavouables, mais j’ai donné ma parole aux autres, et je latiendrai. Je sais bien que j’ai tort, mais je ne suis pas arendais pour rien,Garion. Alors c’est à toi de jouer. A toi d’empêcher Nachak de mettre mon paysà feu et à sang. Je veux que tu ailles trouver le roi en personne.

— Leroi ? Mais il ne me croira jamais.

— Débrouille-toipour qu’il te croie. Raconte-lui tout.

Garion secoua latête avec fermeté.

— Je neprononcerai pas ton nom, déclara-t-il, ni celui de Torasin. Tu sais ce qu’il teferait si je le lui disais.

— Nousn’avons aucune importance dans cette affaire, insista Lelldorin, secoué par unenouvelle quinte de toux.

— Je luiparlerai de Nachak, répéta obstinément Garion, mais pas de toi. Où puis-je luidire qu’il trouvera le Murgo ?

— Il leconnaît, avoua Lelldorin, d’une voix maintenant très faible. Nachak estambassadeur à la cour de Vo Mimbre. C’est l’émissaire personnel de Taur Urgas,le roi de Murgos.

Garion futsoufflé par les implications de ses paroles.

— Tout l’ordes mines insondables de Cthol Murgos est à sa disposition, poursuivitLelldorin. Le guet-apens qu’il nous a suggéré à mes amis et à moi-même n’estpeut-être qu’un complot parmi des douzaines, sinon davantage, de machinations,toutes destinées à la destruction de l’Arendie. Il faut que tu mettes fin à sesagissements, Garion. Promets-le-moi.

Le jeune hommeétait maintenant livide, et ses yeux brûlaient de fièvre. Il étreignit plusfortement la main de Garion.

— Je ne lelaisserai pas faire, Lelldorin, jura Garion. Je ne sais pas encore comment,mais d’une façon ou d’une autre, je l’empêcherai de nuire à tout jamais.

Lelldorin selaissa aller languissamment sur sa litière, comme à bout de forces. On auraitdit que seule la nécessité impérieuse d’arracher cette promesse à Garionl’avait soutenu jusque-là.

— Aurevoir, Lelldorin, dit doucement Garion, les yeux pleins de larmes.

— Aurevoir, mon ami, souffla Lelldorin d’une voix à peine perceptible.

Puis ses yeux sefermèrent malgré lui, et la main qui tenait celle de Garion devint toute molle.Garion le dévisagea, le cœur étreint d’une peur mortelle, puis il distingua lefaible battement d’une veine sur la gorge du jeune homme. Ce n’était peut-êtrepas brillant, mais au moins Lelldorin était encore en vie. Garion reposadoucement la main de son ami et resserra la couverture grise, rêche, autour deses épaules avant de se relever et de s’éloigner rapidement, des larmes roulantsur ses joues.

Les adieux desautres furent brefs, après quoi ils remontèrent tous en selle et repartirent autrot vers la Grand-route de l’Ouest. Il y eut quelques acclamations, au momentoù ils passèrent devant les serfs et les hallebardiers, mais, déjà, d’autresclameurs se faisaient entendre dans le lointain. Les femmes des villageoisétaient venues chercher leurs hommes parmi les corps qui jonchaient le champ debataille, et leurs hurlements et leurs gémissements de désespoir tournaient lescris de joie en dérision.

Garion talonnason cheval afin de venir à la hauteur de Mandorallen.

— J’aiquelque chose à vous dire, annonça-t-il avec emportement. Ça ne va sûrement pasvous plaire, mais je m’en fiche pas mal.

— Oh-oh ?répondit doucement le chevalier.

— Je penseque la façon dont vous avez parlé à Lelldorin, tout à l’heure, était indigne etrépugnante, déclara Garion tout de go. Vous vous prenez peut-être pour lechevalier le plus brave du monde, mais je pense, moi, que vous êtes un matamoredoublé d’une grande gueule, et que vous n’avez pas plus de compassion qu’unbloc de pierre. Maintenant, si vous n’êtes pas content, quelles sont vosintentions ?

— Tiensdonc, commença Mandorallen. Je pense que Tu m’as mal compris, mon jeune ami.C’était nécessaire pour son propre salut. La jeunesse asturienne est d’unetelle bravoure qu’elle ignore le danger. Si je ne lui avais pas tenu celangage, il aurait sans nul doute insisté pour nous accompagner, au péril de savie, et en serait bientôt mort.

— Mort ?railla Garion. Tante Pol aurait pu le soigner.

— C’est lagente dame Polgara elle-même qui m’a informé que ses jours étaient en danger,confia Mandorallen. Son honneur, qui lui interdisait de s’assurer les soinsappropriés à son état, ne pouvait que lui imposer de rester en arrière, decrainte de nous retarder. Je doute qu’il me soit plus reconnaissant que Toi demes paroles, mais il demeurera en vie, et c’est tout ce qui importe, n’est-cepas ? conclut le chevalier, en grimaçant un sourire.

Garion dévisageale Mimbraïque qui lui avait naguère paru si arrogant. Sa colère semblaitdésormais sans objet. Il se rendit compte avec une clarté lumineuse qu’ilvenait une fois de plus de se couvrir de ridicule.

— Jeregrette, lâcha-t-il du bout des lèvres. Je n’avais pas compris vos intentions.

— C’estsans importance, rétorqua Mandorallen en haussant les épaules. J’ai l’habitudede ne pas être compris. Peu me chaut, tant que je suis sûr d’agir pour le bonmotif. Cela dit, je suis heureux d’avoir eu l’occasion de m’expliquer avec Toisur ce sujet. Tu vas être mon compère, et il ne sied point que des compagnonsde route se méprennent les uns sur les autres.

Tandis qu’ilschevauchaient de conserve en silence, Garion s’efforçait de revoir son opinion.Tout compte fait, Mandorallen n’était peut-être pas aussi monolithique qu’illui était tout d’abord apparu.

Ils rejoignirentla grand-route et prirent à nouveau la direction du sud sous le ciel menaçant.

Chapître 8

La plainearendaise était une vaste terre d’herbages mamelonnée, à la populationclairsemée. Un vent âpre et glacial soufflait sur l’herbe sèche, chassant àvive allure les nuages pareils à des moutons sales qui passaient au-dessus deleurs têtes. L’obligation dans laquelle ils s’étaient trouvés d’abandonner enroute le pauvre Lelldorin les avait tous plongés dans une profonde mélancolieet ils poursuivirent leur chemin, les jours suivants, sans presque échanger uneparole. Garion, qui faisait de son mieux pour éviter Mandorallen, fermait lamarche avec Hettar et les chevaux de bât.

L’Algarois auprofil de faucon était un homme taciturne, qui ne craignait apparemment pas depasser des heures à cheval sans dire un mot ; mais au bout du deuxièmejour de ce régime, Garion fit un effort délibéré pour le tirer de son silence.

— Pourquoidétestez-vous tellement les Murgos, Hettar ? demanda-t-il, faute demeilleure entrée en matière.

— Tous lesAloriens détestent les Murgos, répondit calmement Hettar.

— Bien sûr,admit Garion, mais on dirait que vous en faites une affaire personnelle.Pourquoi ?

Hettar changeade position sur sa selle, arrachant un craquement à ses vêtements de cuir.

— Ils onttué mes parents, reprit-il enfin.

Cette réponsefut un choc pour Garion, chez qui elle éveillait un écho tout particulier.

— Ques’est-il passé ? lâcha-t-il avant de songer que Hettar ne tenait peut-êtrepas à en parler.

— J’avaissept ans, commença Hettar, imperturbable. Nous allions chez les parents de mamère, qui était d’un autre clan, et nous passions non loin du grand escarpementde l’est lorsque nous sommes tombés dans une embuscade tendue par un groupe deMurgos en maraude. Le cheval de ma mère a fait un écart. Elle a vidé lesétriers, et nous n’avons pas eu le temps de l’aider à se remettre en selle, monpère et moi, que les Murgos étaient déjà sur nous. Ils ont pris leur temps,pour les tuer. Je me rappelle que ma mère a poussé un cri, vers la fin.

Le visage del’Algarois était aussi impassible qu’un rocher, et sa voix atone, sereine,semblait encore ajouter à l’horreur de son histoire.

— Une foismes parents morts, les Murgos ont pris une corde et m’ont attaché par les piedsà l’un de leurs chevaux. Quand la corde a fini par casser, ils ont dû croireque j’étais mort, parce qu’ils se sont tous enfuis sans demander leur reste. Jeme souviens encore de leur rire. Cho-Hag m’a trouvé quelques jours plus tard.

Aussi clairementque s’il avait assisté à la scène, Garion imagina, l’espace d’un instant,l’enfant grièvement blessé, errant tout seul dans l’immensité déserte del’Algarie orientale, et que seuls retenaient à la vie un terrible chagrin etune haine inextinguible.

— J’ai tuémon premier Murgo à l’âge de dix ans, reprit Hettar, de la même voiximperturbable. Il tentait de nous échapper, mais je l’ai poursuivi et je lui aiplanté un javelot entre les deux épaules. Il a poussé un grand cri au moment oùla lance l’a traversé. Cela m’a fait du bien. Cho-Hag s’était dit que peut-êtrele fait de le regarder mourir me guérirait de ma haine, mais il se trompait.

Pas un trait dugrand Algarois ne bougeait ; seule sa mèche crânienne bondissait ettressautait au gré du vent. On éprouvait à son contact un sentiment de vide,d’absence, comme s’il était incapable d’éprouver quoi que ce soit en dehors decet élan impérieux.

L’espace d’uninstant, Garion comprit vaguement ce que sire Loup avait voulu dire lorsqu’ill’avait mis en garde contre le danger de se laisser obséder par la vengeance,mais il écarta cette notion. Si Hettar pouvait vivre avec, pourquoi paslui ? Il éprouva tout à coup une admiration forcenée pour ce chasseursolitaire vêtu de cuir noir.

Sire Loup etMandorallen étaient si bien absorbés par leur conversation qu’ils se laissèrentrattraper par Hettar et Garion, et ils chevauchèrent de compagnie pendant unmoment.

— C’estnotre nature, disait le chevalier à l’armure étincelante, d’une voixmélancolique. Nous sommes victimes de notre orgueil démesuré, qui condamnenotre pauvre Arendie à des guerres intestines.

— Ce n’estpas irrémédiable, répliqua sire Loup.

— Qu’yfaire ? Nous avons cela dans le sang. Je suis personnellement l’homme leplus pacifique du monde, mais cela ne m’empêche pas d’être atteint par le fléaunational. Par ailleurs, nos dissensions sont trop graves, leurs racinesplongent trop profondément dans notre mémoire collective pour que nousparvenions jamais à les en extirper. En cet instant précis, des flèches asturiennesvibrent dans l’air des forêts, en quête de cibles mimbraïques, tandis que, parmesure de représailles, Mimbre brûle des maisons asturiennes et met des otagesà mort. Nous sommes voués à la ruine, je le crains.

— Non, lecontredit sire Loup. La ruine n’est pas inéluctable.

— Commentl’empêcher ? soupira Mandorallen. Qui nous guérira de notre folie ?

— Moi, s’ille faut, décréta tranquillement sire Loup en repoussant son capuchon gris.

Mandorallen eutun pâle sourire.

— J’apprécieTes bonnes intentions, ô Belgarath, mais c’est impossible, même pour Toi.

— Rienn’est impossible, en vérité, Mandorallen, déclara sire Loup d’un ton dégagé.J’ai pour règle d’éviter de me mêler des distractions d’autrui, mais je ne puisme permettre de laisser l’Arendie se transformer en bûcher ardent en ce momentprécis. Si les circonstances m’y obligent, je prendrai les mesures quis’imposent pour mettre fin à toutes ces absurdités.

— Serait-ceréellement en Ton pouvoir, ô Belgarath ? fit Mandorallen, d’un airmélancolique, comme s’il ne parvenait pas à le croire.

— Oui,laissa tomber sire Loup d’un petit ton anodin, en grattant sa courte barbeblanche. Il se trouve que oui.

Mandorallenparut troublé, pour ne pas dire terrifié par la déclaration tranquille du vieilhomme, que Garion ne trouva pas très rassurante non plus. Si son grand-pèreétait réellement capable de mettre fin à une guerre à la seule force dupoignet, il pouvait dire adieu à ses projets de vengeance : sire Loupn’aurait aucun mal à les réduire à néant. Autre sujet de préoccupation pour lui.

C’est alors queSilk se rapprocha d’eux.

— La GrandeFoire est droit devant nous, annonça l’homme à la tête de fouine. Voulez-vousvous arrêter, ou préférez-vous passer au large ?

— Autantnous arrêter, décida sire Loup. Il va bientôt faire nuit, et il nous faudraitdes provisions.

— Leschevaux auraient bien besoin de se reposer un peu aussi, déclara Hettar. Ilscommencent à rechigner.

— Vousauriez dû me le dire, maugréa sire Loup en jetant un coup d’œil vers leschevaux de bât qui fermaient la marche.

— Oh !ils ne sont pas encore au bout du rouleau, précisa Hettar, ils commencent justeà s’apitoyer sur leur sort. Ils en rajoutent, bien sûr, mais un peu de repos neleur fera pas de mal.

— Commentcela, ils en rajoutent ? releva Silk, sidéré. Vous ne voulez pas dire queles chevaux peuvent mentir, tout de même ?

— Oh quesi, rétorqua Hettar en haussant les épaules. Ils passent leur temps à bluffer.Ils sont très bons à ce jeu-là, d’ailleurs.

L’espace d’uninstant, Silk donna l’impression de trouver cette idée révoltante, puis, toutd’un coup, il éclata de rire.

— Voilà quirétablit ma foi dans l’ordre de l’univers, déclara-t-il.

— On nevous a jamais dit que vous aviez un mauvais fond, Silk ? reprit sire Loup,d’un ton caustique.

— On faitce qu’on peut, répliqua Silk d’un ton moqueur.

La FoireArendaise se trouvait à l’intersection de la Grand-route de l’Ouest et de lasente montagneuse qui descendait d’Ulgolande. C’était une véritable ville detoile qui étendait sur plus d’une lieue à la ronde, au milieu du brun foncé dela plaine, ses tentes bleues, rouges et jaunes, ses pavillons aux largesrayures et ses oriflammes multicolores, claquant sans relâche dans le ventimmuable, sous la chape du ciel.

— J’espèreque j’aurai le temps de faire quelques affaires, confia Silk comme ilsdescendaient la longue colline qui menait à la Foire. Je commence à perdre lamain, moi.

Et le nez dupetit homme frémissait d’excitation.

Unedemi-douzaine de mendiants tendaient leur sébile, misérablement accroupis dansla boue du bas-côté de la route. Mandorallen s’arrêta pour leur distribuerquelques pièces de monnaie.

— Vous nedevriez pas les encourager, gronda Barak.

— Lacharité est un devoir autant qu’un privilège, ô Messire Barak, ripostaMandorallen.

— Dis,Silk, commença Garion, comme ils se dirigeaient vers le centre de la Foire,pourquoi ne construisent-ils pas plutôt des maisons ?

— Personnene reste assez longtemps pour que ça vaille le coup, expliqua Silk. La Foire nebouge pas, mais la population n’arrête pas d’aller et de venir, elle. Et puisil faut dire que les bâtiments sont imposés, et pas les tentes.

La plupart desmarchands qui sortaient des tentes pour regarder passer le petit groupesemblaient connaître Silk, et certains d’entre eux le saluèrent, avec une prudenceet une circonspection manifestes.

— Je voisque ta réputation t’a précédé, Silk, observa sèchement Barak.

— La rançonde la gloire, allégua Silk avec un haussement d’épaules.

— Nerisques-tu pas que quelqu’un reconnaisse en toi cet autre marchand ?intervint Durnik. Celui qui est recherché par les Murgos ?

— Ambar, tuveux dire ? C’est peu probable. Ambar ne vient pas très souvent enArendie, et Radek et lui ne se ressemblent guère.

— Maisc’est le même homme, objecta Durnik. C’est toujours toi.

— Ah-ah,commença Silk en levant un doigt, ça, c’est ce que nous savons tous les deux,mais eux, ils l’ignorent. Pour toi, j’ai toujours l’air d’être moi-même, maispour les autres, je ne me ressemble pas.

Durnik n’eut pas‘‘air convaincu.

— Radek,mon vieil ami ! appela un marchand drasnien au crâne dégarni, planté sousl’auvent d’une tente voisine.

— Delvor !s’exclama Silk, aux anges. Eh bien, dites donc, ça fait des années !

— Lesaffaires ont l’air de marcher pour vous, remarqua le chauve.

— Ça ne vapas trop mal, répondit modestement Silk, Dans quoi êtes-vous maintenant ?

— Je faisdans le tapis mallorien, révéla Delvor. Les notables du coin ne crachent pasdessus. La seule chose qu’ils n’aiment pas, ce serait plutôt les prix !

Mais ses mainstenaient déjà une tout autre conversation.

Ton onclenous a fait dire de t’aider si nécessaire. Pouvons-nous faire quelque chosepour toi ?

— Qu’avez-vousdans vos ballots ? poursuivit-il à haute voix.

— Du drapde laine de Sendarie, répondit Silk, et quelques babioles.

Il y a desMurgos, ici, à la Foire ?

Un seul, etencore, il est reparti pour Vo Mimbre il y a une semaine. Mais il y a quelquesNadraks à l’autre bout de la Foire.

Ils ne sontpas tout près de chez eux,remarqua Silk, toujours par gestes. Ils sont vraiment là pouraffaires ?

Difficile àdire, répondit Delvor.

Tu pourraisnous héberger un jour ou deux ?

Je suis sûrque nous arriverons bien à un arrangement, insinua Delvor, une étincelle rusée dans les yeux. , Lesdoigts de Silk se hâtèrent de traduire l’indignation que lui inspirait cettesuggestion.

Les affairessont les affaires, après tout,ajouta Delvor, toujours par gestes. « Je ne vous laisserai pas repartir,reprit-il tout haut, avant que vous ne soyez venus chez moi boire un canon etmanger un morceau. Nous avons des années de bavardage à rattraper.

— Avecgrand plaisir, accepta un peu aigrement Silk.

— Sepourrait-il que vous ayez trouvé votre maître, prince Kheldar ? susurratante Pol, avec un petit sourire, comme il l’aidait à mettre pied à terredevant le pavillon aux vives couleurs de Delvor.

— Delvor ?Ça lui ferait trop plaisir ! Il y a des années qu’il essaie de me damer lepion, depuis certaine affaire de concession minière à Yar Gorak qui lui a coûtéles yeux de la tête. Mais je vais lui laisser croire pendant un petit momentqu’il m’a possédé. Il ne se sentira plus de joie, et ce sera encore plus drôlequand je lui tirerai la carpette sous les pieds.

— Vous êtesimpayable, s’exclama-t-elle en riant. Il lui fit un clin d’œil.

L’intérieur dupavillon principal de Delvor rougeoyait à la lueur de plusieurs brasiersincandescents qui répandaient une chaleur hospitalière. Le sol était couvertd’un tapis d’un bleu profond, et de grands coussins écarlates disposés ça et làsemblaient tendre les bras aux visiteurs. Silk fit rapidement lesprésentations.

— C’est ungrand honneur, vénérable Belgarath, murmura Delvor en s’inclinant bien bas,devant sire Loup, d’abord, puis devant tante Pol. Que puis-je faire pourvous ?

— Pourl’instant, c’est surtout d’informations que nous avons besoin, répondit sireLoup, en ôtant sa lourde houppelande. Nous sommes tombés sur un Grolim quisemait la zizanie, à quelques jours au nord d’ici. Pourriez-vous essayer desavoir ce qui nous attend, d’ici à Vo Mimbre ? J’aimerais éviter lesrivalités d’intérêt local, dans toute la mesure du possible.

— Je vaisme renseigner, promit Delvor.

— Je vaisaussi me livrer à certaines investigations de mon côté, proposa Silk. C’estbien le diable si, à nous deux, nous n’arrivons par à glaner la plupart desinformations disponibles dans le périmètre de la Foire.

Sire Loup braquasur lui un regard inquisiteur.

— Radek deBoktor ne manque jamais une occasion de faire des affaires, ajouta-t-il,peut-être un petit peu trop pressé de se justifier. Il paraîtrait très étrangequ’il reste terré dans la tente de Delvor.

— Je vois,répondit sire Loup.

— Nous nevoudrions pas que notre identité soit percée à jour, n’est-ce pas ?insinua innocemment Silk, mais son nez pointu frémissait plus violemment quejamais.

Sire Loup serendit.

— Trèsbien. Mais pas d’excentricités. Je ne tiens pas à être réveillé par une foulede clients enragés venus me réclamer votre tête au bout d’une pique.

Les porteurs deDelvor débarrassèrent les chevaux de bât de leur chargement, et l’un d’euxindiqua à Hettar où trouver les enclos, à la périphérie de la Foire. Silk semit à fouiner dans les ballots, et au fur et à mesure que ses mains prestesplongeaient dans les coins et les recoins des pièces d’étoffe, tout un bric-à-bracd’objets précieux commençait à apparaître sur le tapis de Delvor.

— Je medemandais aussi pourquoi vous aviez besoin de tant d’argent à Camaar, commentasèchement sire Loup.

— C’étaitjuste pour parfaire le déguisement, expliqua suavement Silk. Radek ne partiraitjamais en voyage sans quelques bibelots à négocier en cours de route.

— Pas maltrouvé, observa Barak en connaisseur. Mais à ta place, je me garderais biend’insister.

— Si jen’arrive pas à doubler la mise de notre ami dans l’heure qui vient, je prendsma retraite, promit Silk. Oh, j’allais oublier. J’aurai besoin de Garion, commeporteur. Radek ne se déplacerait jamais sans au moins un porteur.

— Essayezde ne pas trop me le pervertir, conseilla tante Pol.

Silk lui dédiaune révérence extravagante et replaça sa faluche de velours noir selon un angleimpertinent, puis il s’engagea, tel un soldat partant guerroyer, dans la GrandeFoire d’Arendie, suivi de Garion, chargé d’un gros sac empli de ses trésors.

A trois tentesde là, un gros Tolnedrain particulièrement teigneux parvint à extorquer à Silkune dague incrustée de pierreries pour seulement trois fois son prix, mais deuxmarchands arendais achetèrent coup sur coup des gobelets d’argent parfaitementidentiques pour des sommes qui, bien que très différentes, comblèrent plus quelargement ce petit manque à gagner. Silk jubilait.

— J’adoretraiter avec les Arendais, exultait-il, comme ils poursuivaient leur chemindans les artères boueuses qui séparaient les pavillons.

Le rusé petitDrasnien parcourut la Foire, semant la ruine et la désolation sur son passage.S’il n’arrivait pas à faire la vente, il achetait ; ce qu’il ne pouvaitpas acheter, il l’échangeait ; et lorsque le troc se révélait impossible,il soutirait ragots et informations. Certains marchands, plus malins que leursconfrères, s’empressaient de disparaître lorsqu’ils le voyaient approcher.Emporté par l’enthousiasme contagieux de son ami, Garion commençait àcomprendre sa fascination pour ce jeu où le profit passait après la satisfactiond’avoir réussi à rouler l’adversaire dans la farine.

Silk n’était passectaire ; dans une largesse proprement œcuménique, il était prêt à flouertout le monde et à rencontrer indifféremment sur leur propre terrain nonseulement les Drasniens, ses frères, mais aussi les Tolnedrains, les Arendais,les Cheresques et les Sendariens. Et tous étaient obligés de rendre les armesdevant lui. Dès le milieu de l’après-midi, de tout ce qu’il avait acheté àCamaar, il ne restait plus rien. Sa bourse pleine tintinnabulait, et si le sacque Garion portait sur son épaule pesait toujours aussi lourd, les marchandisesqu’il renfermait étaient maintenant entièrement nouvelles.

Pourtant, Silkavait l’air maussade. Il marchait en faisant sauter dans la paume de sa mainune petite bouteille de verre exquisément soufflé qu’il avait échangée contredes recueils de poésie wacite reliés d’ivoire.

— Qu’est-cequi ne va pas ? demanda Garion alors qu’ils retournaient vers le pavillonde Delvor.

— Je nesuis pas sûr de savoir qui l’a emporté, répondit laconiquement Silk.

— Hein ?

— Je n’aipas idée de ce que ça peut valoir.

— Pourquoil’as-tu prise, alors ?

— Je nevoulais pas qu’il sache que j’en ignorais la valeur.

— Revends-laà quelqu’un d’autre.

— Commentveux-tu que je la vende si je n’en connais pas le prix ? Si j’en demandetrop cher, personne ne voudra plus m’adresser la parole, et si je la laissepartir pour rien, on en fera des gorges chaudes dans toute la Foire.

Garion se mit àricaner.

— Je nevois pas ce que ça a de drôle, Garion, repartit Silk, quelque peu froissé.

Il resta sombreet maussade jusqu’à ce qu’ils regagnent le pavillon.

— Voilà lebénéfice que je vous avais promis, déclara-t-il sans trop d’amabilité, endéversant le contenu de sa bourse dans la main de sire Loup.

— Qu’est-cequi vous turlupine ? s’enquit sire Loup en observant le visage chagrin dupetit bonhomme.

— Rien dutout, répondit brièvement Silk.

Puis son regardtomba sur tante Pol et un large sourire illumina alors sa face. Il se dirigeavers elle.

— GentePolgara, déclama-t-il en s’inclinant devant elle, veuillez accepter ce modestetémoignage de ma considération.

Dans un grandgeste emphatique, il lui présenta le petit flacon de parfum.

Le regard detante Pol exprima un curieux mélange de plaisir et de défiance. Elle prit lapetite bouteille et la déboucha précautionneusement, puis elle effleuradélicatement la saignée de son poignet avec le minuscule bouchon de verre et laporta à son visage pour en humer le parfum.

— Eh bien,Kheldar, s’exclama-t-elle avec toutes les apparences du ravissement, c’est uncadeau véritablement princier que vous me faites là !

Silk se mit àsourire un peu jaune et la regarda attentivement en se demandant si c’était dulard ou du cochon. Puis il poussa un soupir et sortit en marmonnant d’un airaccablé des choses où il était question de la duplicité des Riviens.

Delvor revintsur ces entrefaites, laissa tomber sa houppelande rayée dans un coin et tenditses mains au-dessus de l’un des braseros rougeoyants.

— Pourautant que je puisse me faire une opinion, tout est tranquille d’ici à VoMimbre, rapporta-t-il à sire Loup, mais cinq Murgos viennent d’arriver à laFoire avec une escorte de deux douzaines de Thulls.

Hettar levarapidement les yeux, tous ses sens en alerte.

— Venaient-ilsdu nord ou du sud ? demanda sire Loup en fronçant les sourcils.

— Ilsprétendent venir de Vo Mimbre, mais les bottes des Thulls sont pleines de bouerouge. Or, si je ne me trompe, la terre n’est pas argileuse entre Vo Mimbre etici.

— Non,déclara fermement Mandorallen. La seule région du pays où l’on trouve de laglaise se trouve au nord.

Sire Loup hochala tête d’un air entendu.

— Dites àSilk de rentrer, ordonna-t-il à Barak, qui se dirigea aussitôt vers le rabat dela tente.

— Il nes’agit peut-être que d’une simple coïncidence, émit Durnik.

— Je nepense pas que nous ayons envie de courir ce risque, rétorqua sire Loup. Nousallons attendre que la Foire se soit endormie et leur fausser compagnie.

Silk réapparut,et Delvor le mit rapidement au courant de la situation.

— Il nefaudra pas longtemps aux Murgos pour découvrir que nous sommes passés par ici,gronda Barak, en tiraillant sa barbe d’un air pensif. Et à partir de cemoment-là, ils ne nous lâcheront plus d’une semelle jusqu’à Vo Mimbre. Ne serait-ilpas plus simple que nous provoquions une petite bagarre, Hettar, Mandorallen etmoi ? Cinq Murgos morts, ça en ferait toujours autant de moins à nostrousses...

Hettar hocha latête avec une ardeur terrifiante.

— Je nesuis pas sûr que les légionnaires tolnedrains qui font la police sur la Foireapprécieraient vraiment, laissa tomber Silk d’une voix traînante. Les forces del’ordre sont généralement allergiques aux morts subites. Ça n’est pas tout àfait compatible avec leur vision du maintien de l’ordre et de la sécuritépublique.

— C’étaitjuste une suggestion, reprit Barak en haussant les épaules.

— Je croisque j’ai une idée, intervint Delvor, en reprenant sa cape. Ils ont dressé leurstentes tout près de celle des Nadraks, et je vais en profiter pour traiterquelques affaires avec eux.

Il était sur lepoint de sortir lorsqu’il s’arrêta net.

— Au fait,reprit-il, je ne sais pas si c’est important, mais leur chef serait un Murgo dunom d’Asharak.

A la seuleévocation de ce nom, Garion se sentit l’âme transie. Barak poussa unsifflement.

— Il faudrabien que nous lui réglions son compte un jour ou l’autre, à celui-là,Belgarath, décréta-t-il, la mine sévère.

— Vous leconnaissez ?

Delvor n’avaitpas l’air très étonné.

— Nousavons déjà eu affaire à lui une fois ou deux, répliqua Silk, d’un petit tondésinvolte.

— Ilcommence à devenir passablement agaçant, renchérit tante Pol.

— J’y vais,décida Delvor.

Garion soulevale rabat de la tente pour laisser sortir Delvor ; mais après un bref coupd’œil au-dehors, il étouffa un hoquet de surprise et rabattit précipitamment lepan de toile.

— Que sepasse-t-il ? demanda Silk.

— Je croisque je viens de voir Brill là, dans la rue.

— Laisse-moivoir, fit Durnik.

Il écartalégèrement le rabat, et Garion et lui regardèrent furtivement au-dehors. Unesilhouette débraillée rôdait dans la rue boueuse, devant la tente. Brilln’avait pas beaucoup changé depuis qu’ils avaient quitté la ferme de Faldor. Satunique et son pantalon rapiécés étaient pleins de taches, commeautrefois ; il n’était pas mieux rasé, et le blanc de son œil torveluisait toujours du même éclat malsain.

— C’estbien Brill, en effet, confirma Durnik. D’ailleurs, je le sens d’ici.

Delvor lui lançaun regard interrogateur.

— Brill estfâché avec l’eau, expliqua Durnik, et il fleure bon le terrier de renard.

— Puis-je ?sollicita poliment Delvor.

E jeta un coupd’œil par-dessus l’épaule de Durnik.

— Ah !commença-t-il. Ce gars-là. Il travaille pour les Nadraks. Je trouvais bien çaun peu bizarre, mais comme ce n’était, de toute évidence, qu’un second couteau,je n’ai pas pris la peine de poursuivre mes investigations.

— Durnik,ordonna rapidement sire Loup, allez faire un petit tour dehors. Assurez-vousqu’il vous a bien vu, mais débrouillez-vous pour qu’il ne se doute pas que vousl’avez repéré, lui, et revenez tout de suite après. Dépêchez-vous. Je ne tienspas à ce qu’il nous fausse compagnie.

Durnik eut l’airun peu surpris, mais il souleva le rabat de la tente et sortit.

— Quelleidée as-tu encore derrière la tête, père ? questionna tante Pol, d’un tonplutôt sec. Ne reste pas planté là, avec ce rictus accroché à la figure commeune espèce de vieux gamin. C’est très agaçant, à la fin.

— Impeccable,ricana sire Loup en se frottant les mains avec allégresse.

Durnik revint,l’air préoccupé.

— Il m’avu, rapporta-t-il. Vous êtes sûr que c’était une bonne idée ?

— Absolument,assura sire Loup. Si Asharak est ici, c’est évidemment pour nous, et il va nouschercher dans toute la Foire.

— Pourquoilui faciliter la tâche ? objecta tante Pol.

— Oh !mais non, je n’ai pas spécialement l’intention de lui mâcher la besogne,repartit sire Loup. Asharak a déjà fait appel aux services de Brill, à Murgos,tu te souviens ? S’il l’a fait venir ici, c’est parce qu’il est capable denous reconnaître, Durnik, Garion, toi et moi ; et peut-être même Barak etSilk, par-dessus le marché. Il est toujours là ?

Garion écartalégèrement le rabat et coula un regard par la fente. Au bout d’un moment, ilvit le peu ragoûtant Brill, à demi dissimulé entre deux tentes, de l’autre côtéde la rue.

— Il n’apas bougé, confirma-t-il.

— Il nefaut surtout pas qu’il s’en aille, recommanda sire Loup. Nous allons faire ensorte de lui procurer suffisamment de distractions pour qu’il ne soit pas tentéd’aller raconter à Asharak qu’il nous a repérés.

Silk jeta uncoup d’œil à Delvor, et les deux hommes se mirent à rire.

— Je nevois pas ce que ça a de si drôle, releva Barak, d’un ton soupçonneux.

— Il fautpresque être drasnien pour apprécier toute la subtilité de ce plan, répliquaSilk, en jetant un regard admiratif à sire Loup. Vous m’étonnerez toujours, moncher.

Sire Loup luifit un clin d’œil.

— Votreplan m’échappe encore, avoua Mandorallen.

— Vouspermettez ? demanda Silk à sire Loup, avant de se tourner vers lechevalier. Voilà de quoi il retourne, Mandorallen. Asharak compte sur Brillpour nous retrouver, mais tant que Brill sera suffisamment intéressé par nosfaits et gestes, il retardera le moment d’aller raconter à Asharak où nous noustrouvons. Nous avons capté l’attention de l’espion d’Asharak, à nous d’en tireravantage.

— Mais cefouineur de Sendarien nous emboîtera le pas sitôt que nous tenterons de sortirde la tente, fit Mandorallen. Et lorsque nous quitterons la Foire, nous auronsles Murgos aux trousses.

— Le fondde la tente est en toile, Mandorallen, expliqua patiemment Silk. Une lameaiguisée, et le tour est joué.

Delvor semblaaccuser légèrement le coup, mais il poussa un soupir résigné.

— Je vaisaller voir les Murgos, déclara-t-il. Je devrais arriver à les retarder encoreun moment.

— Nousallons sortir avec toi, Durnik et moi, annonça Silk à son ami au crâne dégarni.Pars par-là, nous irons de l’autre côté. Brill nous suivra, et nous leramènerons ici.

Delvor acquiesçad’un hochement de tête, et les trois hommes quittèrent la tente.

— Tout cecin’est-il pas inutilement compliqué ? demanda aigrement Barak. Brill neconnaît pas Hettar. Pourquoi ne pas lui demander de quitter la tente discrètementpar le fond, de faire le tour, de se glisser dans son dos et de lui enfoncerquelques pouces d’acier entre les côtes ? Après cela, nous pourrionstoujours le fourrer dans un sac et l’abandonner dans un fossé, n’importe où,une fois sortis de la Foire. Sire Loup secoua la tête en signe de dénégation.

— Asharakse rendrait bien compte de sa disparition, expliqua-t-il. Je préfère qu’ilaille dire aux Murgos où nous sommes. Avec un peu de chance, ils monteront lagarde devant la tente pendant une bonne journée, peut-être deux, avant de serendre compte que nous leur avons faussé compagnie.

Au cours desheures qui suivirent, les membres du groupe s’aventurèrent à tour de rôle horsde la tente et firent un petit tour dans la rue, comme s’ils vaquaient à desaffaires aussi brèves qu’imaginaires, afin de retenir l’attention de Brill,toujours aux aguets. Lorsque Garion sortit dans le soir tombant, il lui joua legrand air de l’indifférence, quoique la seule idée de son regard lui donnât lachair de poule, puis il entra dans la tente maintenant plongée dans l’obscuritéoù Delvor stockait ses marchandises et y resta plusieurs minutes à écouter, pastrop rassuré quand même, le vacarme qui s’élevait d’une taverne située àquelques rangées de là, et qui semblait formidable dans le silence quis’installait sur la Foire. Finalement, il inspira profondément et ressortit, unbras plié comme s’il portait quelque chose.

— Je l’aitrouvé, Durnik, dit-il en réintégrant la tente principale.

— Inutiled’en rajouter, mon chou, remarqua tante Pol.

— Jevoulais seulement que ça ait l’air naturel, répondit-il innocemment.

Delvor revintpeu après, et ils attendirent tous dans la chaleur de la tente que l’obscuritése fasse plus dense au dehors, et que les allées entre les tentes se vident.Une fois la nuit complètement tombée, les porteurs de Delvor tirèrent leursballots par une fente à l’arrière de la tente, et Silk, Delvor et Hettar lesaccompagnèrent jusqu’aux enclos où étaient parqués les chevaux, à la périphériede la Foire, tandis que les autres s’attardaient encore un peu, le temps queBrill cesse de s’intéresser à eux. Dans une ultime tentative pour l’envoyer surune fausse piste, sire Loup et Barak sortirent pour discuter de l’état probablede la route de Prolgu, en Ulgolande.

— Ça nemarchera peut-être pas, admit sire Loup en rentrant avec le grand homme à labarbe rouge. Asharak ne peut pas ignorer que nous suivons Zedar vers le sud,mais si Brill lui raconte que nous allons vers Prolgu, il divisera peut-êtreses forces pour couvrir les deux routes. Eh bien, allons-y, annonça-t-il enfin,en jetant un coup d’œil circulaire sur l’intérieur de la tente.

L’un aprèsl’autre, ils se faufilèrent par la fente pratiquée au fond de la tente etsortirent en rampant dans l’allée de derrière, puis ils se dirigèrent vers lesenclos des chevaux, à une allure normale, comme de braves gens vaquant àd’honnêtes occupations. Ils passèrent devant la taverne, où des hommeschantaient à tue-tête. Il n’y avait presque plus personne entre les tentes,maintenant, et la brise nocturne caressait la cité de toile, faisant flotterfanions et bannières.

Ils atteignirentenfin les limites de la Foire où Silk, Delvor et Hettar les attendaient avecleurs montures.

— Bonnechance, leur dit Delvor comme ils s’apprêtaient à mettre le pied à l’étrier. Jeretarderai les Murgos tant que je pourrai.

— Jevoudrais quand même bien savoir où tu as eu ces pièces de plomb, lui confiaSilk en lui serrant la main.

Delvor lui fitun clin d’œil.

— Qu’est-ceque c’est que cette histoire ? s’inquiéta sire Loup.

— Delvor afait estamper et dorer des couronnes tolnedraines en plomb, lui expliqua Silk,et il en a caché quelques-unes dans la tente des Murgos. Demain matin, il vaaller voir les légionnaires avec quelques échantillons et dénoncer les Murgospour trafic de fausse monnaie. Lorsque les légionnaires fouilleront la tentedes Murgos, ils tomberont forcément sur les autres.

— LesTolnedrains attachent une extrême importance à l’argent, observa Barak. Si leslégionnaires commencent à s’exciter sur cette affaire de fausses pièces, il sepourrait que certaines personnes se balancent au bout d’une corde avantlongtemps.

— Ce seraitvraiment affreux, vous ne trouvez pas ? fit Delvor, la bouche en cœur.

Ils montèrentalors en selle et reprirent la direction de la grand-route, laissant derrièreeux l’enclos aux chevaux et la Foire qui brillait de tous ses feux, comme unegrande ville. Des nuages hantaient le ciel nocturne, et la brise leur parutbien fraîche lorsqu’ils se retrouvèrent en rase campagne. Garion referma sa houppelandeautour de lui. Il se sentait terriblement seul, sur cette route ténébreusebattue par les vents de la nuit, alors que tout le monde était bien au chaudchez soi, entre ses quatre murs, à proximité d’un bon lit. Puis ilsrejoignirent la Grand-route de l’Ouest, pâle étendue déserte sur la plainearendaise aux sombres ondulations, et ils repartirent une nouvelle fois vers lesud.

Chapître 9

Le vent repritde la vigueur peu avant l’aube, et lorsque le ciel commença à s’éclaircirau-dessus des collines émoussées, à l’est, c’étaient de véritables rafales quisoufflaient, faisant filer les nuages bas, au-dessus de leurs têtes. A cemoment-là, Garion ne se sentait plus de fatigue, et son esprit s’égarait dansune sorte de transe hypnotique. Il ne reconnaissait pas le visage de sescompagnons dans les ténèbres qui commençaient à se dissiper. Il lui arrivaitmême par instants de ne plus savoir ce qu’il faisait à cheval, et de sedemander pourquoi il se retrouvait sur cette route qui ne menait nulle part, aumilieu de ce paysage lugubre et morne, en compagnie, surtout, de ces inconnusaux faciès inquiétants dont les houppelandes claquaient dans le vent. Une idéeétrange lui passa alors par la tête. Ces étrangers avaient dû l’enlever, et ilsl’emmenaient loin de ses vrais amis. Plus ils avançaient, plus cette notions’ancrait en lui, et il commença à prendre peur.

Tout d’un coup,sans savoir pourquoi, il cabra son cheval et prit la fuite, ne faisant qu’unbond par-dessus le bas-côté de la route pour s’engager dans les terres qui labordaient.

— Garion !appela une voix de femme, dans son dos.

Mais il enfonçases talons dans les flancs de sa monture et fila à bride abattue à travers leschamps au sol accidenté.

Quelqu’un lepourchassait. Un homme terrifiant, vêtu de cuir noir, dont le crâne raséarborait une unique mèche noire qui flottait dans le vent de sa course. Pris depanique, Garion talonna son cheval dans l’espoir de l’amener à accélérer sonallure, mais le cavalier effrayant qui le poursuivait raccourcit rapidement ladistance qui les séparait et lui prit les rênes des mains.

— Qu’est-cequi te prend ? demanda-t-il d’un ton âpre.

Garion ledévisagea, incapable de répondre.

Puis la femme encape bleue fut là, et les autres aussi, non loin derrière elle. Elle mitrapidement pied à terre et le regarda d’un air austère. Elle était grande pourune femme, et son visage arborait une expression froide et impérieuse. Elleavait les cheveux très noirs, striés d’une mèche blanche, juste au-dessus dufront.

Garion se mit àtrembler. La femme lui faisait incroyablement peur.

— Descendsde ce cheval, ordonna-t-elle.

— Doucement,Pol, dit un homme aux cheveux d’argent et au visage inquiétant.

Un immense géantà la barbe rouge se rapprocha à son tour sur son cheval, menaçant, et Garionglissa à bas de sa monture, en sanglotant presque de peur.

— Viensici, commanda la femme. Garion s’approcha, d’un pas incertain.

— Donne-moita main, dit-elle.

Il tendit samain en hésitant et elle lui prit fermement le poignet. Elle lui ouvrit lesdoigts, révélant la vilaine marque qu’il avait dans la paume et qu’il luisemblait avoir toujours détestée, et elle la plaça sur la mèche blanche quistriait sa chevelure.

— TantePol, hoqueta-t-il, comme le cauchemar se dissipait tout à coup.

Elle l’entourade ses bras, le serra très fort contre elle, et le garda un moment contre sapoitrine. Chose étrange, il n’était même pas embarrassé par cette démonstrationd’affection en public.

— C’estgrave, père, déclara-t-elle.

— Ques’est-il passé, Garion ? demanda sire Loup de sa voix calme.

— Je n’ensais rien, répondit Garion. C’était comme si je ne vous connaissais plus ;vous étiez des ennemis et je n’avais qu’une idée en tête, fuir loin de vous etretrouver mes vrais amis.

— Tu portestoujours ton amulette ?

— Oui.

— L’as-tuenlevée à un moment quelconque, depuis que je te l’ai donnée ?

— Une seulefois, admit Garion. Quand j’ai pris un bain, à l’hôtellerie tolnedraine.

Sire Loup poussaun soupir.

— Tu nedois pas l’ôter, reprit-il. Jamais, à aucun prix. Sors-la de sous ta tunique.

Garion extirpale pendentif d’argent orné de son curieux dessin, tandis que le vieil hommedégageait de sous ses vêtements un médaillon qui brillait d’un éclatsurnaturel, et où était fièrement campé un loup si criant de vérité qu’ilsemblait prêt à bondir.

Tante Pol, unbras toujours passé autour des épaules de Garion, dégagea de son corsage uneamulette semblable, mais à l’effigie d’une chouette.

— Prends-ladans ta main droite, mon chou, dit-elle, en refermant étroitement les doigts deGarion sur le médaillon.

Puis, étreignantle sien de la main droite, elle posa la gauche sur le poing fermé du jeunegarçon. Sire Loup, tenant aussi son talisman d’une main, plaça l’autre sur lesleurs.

La paume deGarion se mit à le picoter comme si le pendentif s’animait soudain d’une viepropre. Sire Loup et tante Pol se regardèrent pendant un long moment, et lefourmillement dans la main de Garion devint tout à coup très fort. Il eutl’impression que son esprit s’ouvrait, et des visions aussi étranges quefugitives défilèrent devant ses yeux. Il vit une salle ronde, quelque part,dans un endroit très élevé. Un feu brûlait dans la cheminée, et pourtant il n’yavait pas de bois dedans. Un vieil homme était assis à une table. Ilressemblait un peu à sire Loup, mais c’était évidemment quelqu’un d’autre. Ilsemblait regarder Garion droit dans les yeux, d’un bon regard doux, presqueaffectueux, et Garion se sentit tout à coup empli d’un amour dévorant pour lui.

— Çadevrait suffire, jugea sire Loup en lâchant la main de Garion.

— Qui étaitce vieux monsieur ? s’enquit Garion.

— MonMaître, expliqua sire Loup.

— Ques’est-il passé ? intervint Durnik, le visage tendu par l’inquiétude.

— Mieuxvaut ne pas en parler, trancha tante Pol. Pensez-vous que vous pourriez faireun peu de feu ? Il serait temps de manger quelque chose.

— Il y ades arbres, là-bas ; au moins, nous serions à l’abri du vent, suggéra leforgeron.

Ils remontèrenttous en selle et se dirigèrent vers le bosquet.

Après avoir prisleur petit déjeuner, ils restèrent un moment assis autour du feu. Ils étaientfatigués, et la perspective d’affronter à nouveau les bourrasques du matin neleur souriait guère. Garion se sentait particulièrement épuisé, et il auraitdonné n’importe quoi pour être encore d’âge à s’asseoir tout contre sa tantePol et, pourquoi pas, mettre sa tête sur ses genoux et s’endormir comme ilfaisait quand il était tout petit. La chose étrange qui lui était arrivéel’emplissait d’un sentiment de solitude terrifiant.

— Qu’est-ceque c’est que cet oiseau, Durnik ? questionna-t-il, plus pour chasser cessinistres pensées que par réelle curiosité.

Il tendait ledoigt vers les nuages.

— Uncorbeau, répondit Durnik, en regardant le volatile qui décrivait des cerclesdans le ciel au-dessus d’eux.

— C’estbien ce qu’il me semblait aussi, reprit Garion. Mais ils ne volent pas en rond,d’habitude, non ?

— Il apeut-être repéré quelque chose par terre, reprit Durnik en fronçant lessourcils.

— Il y alongtemps qu’il est là ? intervint sire Loup avec un regard oblique endirection du gros oiseau.

— Je croisque je l’ai vu pour la première fois quand nous avons traversé le champ,répliqua Garion.

— Qu’enpenses-tu ? demanda sire Loup, avec un coup d’œil en direction de tantePol.

Elle leva lesyeux de l’une des chaussettes de Garion qu’elle était en train de repriser.

— Je vaisvoir.

Son visage pritune expression étrange, comme si elle réfléchissait intensément.

Garion éprouva ànouveau un curieux picotement. Répondant à une impulsion, il tenta d’atteindrementalement l’oiseau.

— Arrêteça, Garion, ordonna tante Pol, sans le regarder.

— Pardon,dit-il très vite, et son esprit réintégra ses limites.

Sire Loup leregarda d’un drôle d’air, puis lui fit un clin d’œil.

— C’estChamdar, annonça calmement tante Pol. Elle piqua calmement l’aiguille dans lachaussette, la reposa et se leva en défroissant sa robe bleue.

— Toi, tumijotes quelque chose, fit sire Loup.

— Je croisque je vais avoir une petite explication avec lui, décréta-t-elle en crispantses doigts en forme de serres.

— Tun’arriveras jamais à le rattraper, objecta sire Loup. Tes plumes sont tropsouples pour un vent de cette force. Il y a mieux à faire.

Le vieil hommebraqua un regard scrutateur sur le ciel.

— Par là,dit-il en indiquant du doigt un point à peine visible au-dessus des collines, àl’ouest. Je préfère te laisser faire, Pol. Je n’ai guère d’affinités avec lesoiseaux.

— Bien sûr,père, acquiesça-t-elle.

Elle braqua unregard intense sur la tache et déploya son esprit. Garion sentit une nouvellefois sa peau le picoter, puis le petit point se mit à son tour à décrire descercles en s’élevant de plus en plus haut, tant et si bien qu’il finit pardisparaître.

Le corbeau nevit l’aigle qui fondait sur lui qu’au dernier moment, lorsque les serres del’immense oiseau s’abattirent sur lui. Il y eut un soudain jaillissement deplumes noires, un cri strident, et le corbeau fou de terreur prit la fuite enbattant furieusement des ailes, l’aigle dans son sillage.

— Bienjoué, Pol, approuva sire Loup.

— Voilà quidevrait lui donner à réfléchir. Mais ne me regardez donc pas ainsi, Durnik,reprit-elle en souriant.

Durnik ladévisageait, bouche bée.

— Commentavez-vous fait ça ? interrogea-t-il.

— Vousvoulez vraiment que je vous le dise ? Durnik eut un frisson et détournapromptement le regard.

— En toutcas, je crois que ça règle un problème, continua sire Loup. Inutile,apparemment, de tenter plus longtemps de donner le change. Je ne suis pas sûrdes intentions de Chamdar, mais ce que je sais, c’est qu’à partir demaintenant, il ne nous lâchera plus d’une semelle, quoi que nous fassions.Autant nous y faire et foncer tout droit vers Vo Mimbre.

— Nous nesuivons plus la trace ? questionna Barak.

— Elle mènevers le sud, répliqua sire Loup. Je n’aurai aucun mal à la retrouver lorsquenous serons entrés en Tolnedrie. Mais d’abord, je veux m’arrêter pour dire unmot au roi Korodullin. Il y a des choses qu’il doit savoir.

— Korodullin ?répéta Durnik, étonné. J’ai l’impression d’avoir déjà entendu ce nom-là.N’est-ce pas ainsi que s’appelait le premier roi d’Arendie ?

— Tous lesrois d’Arendie prennent le nom de Korodullin, lui expliqua Silk. De même quetoutes les reines s’appellent Mayaserana. Ça fait partie de la chimère que lafamille royale de ce pays entretient pour empêcher le royaume de partir àvau-l’eau. Les membres de la famille sont tenus de se marier entre eux, danstoute la mesure du possible, afin de préserver l’illusion d’unité entre lesmaisons de Mimbre et d’Asturie. Ça débilite bien un peu la race, mais on n’ypeut rien, compte tenu des spécificités de la politique arendaise.

— Çasuffit, Silk, coupa tante Pol, d’un ton réprobateur.

Mandorallenavait l’air pensif.

— Sepourrait-il que ce Chamdar, qui à nos pas si bien s’attache, revête une grandeimportance dans la sombre société des Grolims ? releva-t-il.

— C’est cequ’il voudrait, rétorqua sire Loup. Torak n’a que deux disciples, Zedar etCtuchik, mais Chamdar, qui a toujours été l’instrument de Ctuchik, aimeraitbien faire partie du lot. Il se peut qu’il croie enfin tenir sa chance degrimper dans la hiérarchie grolim. Ctuchik est très vieux ; il ne sortpour ainsi dire plus du temple de Torak, à Rak Cthol. Peut-être Chamdars’est-il avisé qu’il serait temps pour quelqu’un d’autre de devenirGrand’Prêtre.

— Où est lecorps de Torak ? A Rak Cthol ? demanda très vite Silk.

— Personnene le sait avec certitude, repartit sire Loup en haussant les épaules, mais jene crois pas. Quand Zedar est venu rechercher son corps sur le champ de bataillede Vo Mimbre, je doute fort que c’ait été pour le remettre entre les mains deCtuchik. Il se trouve peut-être en Mallorie, ou quelque part dans les marchesdu sud de Cthol Murgos. C’est difficile à dire.

— Quoiqu’il en soit, pour l’instant, c’est Chamdar qui nous préoccupe, conclut Silk.

— Pas sinous continuons à avancer, objecta sire Loup.

— Nousferions mieux de reprendre la route, alors, déclara Barak, en se levant. Versle milieu de la matinée, les lourds nuages avaient ; commencé à s’éclaircir,et des taches de ciel bleu apparaissaient maintenant çà et là. D’énormespiliers de lumière enjambaient les ondulations de terrain qui attendaient,détrempées, offertes, les premières caresses du printemps. Comme Mandorallen,qui ouvrait la marche, leur avait fait mener bon train, ils avaient biencouvert six lieues, et ils ralentirent enfin l’allure pour permettre à leurschevaux fumants de se reposer un peu.

— A combiensommes-nous de Vo Mimbre, grand-père ? demanda Garion, en amenant soncheval près de celui de sire Loup.

— Au moinssoixante lieues, répondit celui-ci. Et probablement plutôt quatre-vingts.

— C’estloin.

— Oui.

Garion changeade position sur sa selle en réprimant une grimace.

— Je suisdésolé de m’être enfui comme ça, tout à l’heure, s’excusa-t-il, navré.

— Cen’était pas ta faute. C’est Chamdar qui s’amusait.

— Maispourquoi avec moi ? Il n’aurait pas pu faire ça à Durnik, ou àBarak ?

Sire Loup leregarda.

— Tu esplus jeune, plus vulnérable.

— Ce n’estpas la seule raison, hein ? fit Garion, d’un ton accusateur.

— Non, eneffet, admit sire Loup. Mais c’en est une tout de même.

— Ça faitencore partie de ces choses dont tu ne veux pas me parler, n’est-ce pas ?

— J’imagineque c’est ce que tu pourrais dire, rétorqua platement sire Loup.

Garion se mit àruminer, mais sire Loup continua imperturbablement sa route, comme indifférentau silence réprobateur du jeune garçon.

Ils s’arrêtèrentpour la nuit dans une hôtellerie tolnedraine pareille à toutes lesautres : simple mais correcte, et très chère. Le lendemain matin, le cielétait complètement dégagé, à l’exception de la houle blanche des nuages quidéferlaient, chassés par le vent vif. La vue du soleil leur remit à tous dubaume au cœur, et Barak et Silk firent même assaut d’esprit tout enchevauchant, chose que Garion n’avait pas entendue depuis qu’ils s’étaientengagés sous les cieux sinistres du nord de l’Arendie, des semaines auparavant.

Pourtant,Mandorallen, qui n’avait pas dit grand-chose ce matin-là, s’assombrissait àchaque lieue. Il ne portait plus son armure, mais une cotte de mailles et unsurcot bleu. Il était tête nue, et le vent jouait dans les boucles de sescheveux.

Ils passèrentnon loin d’un château perché sur une colline, et qui semblait les lorgner d’unair hautain du haut de ses sinistres murailles. Mandorallen parut l’éviter duregard, et son visage se rembrunit encore.

Garionn’arrivait pas à se faire une opinion sur Mandorallen. Il était assez honnêteavec lui-même pour reconnaître que ses sentiments étaient encore, dans unelarge mesure, affectés par les préjugés de Lelldorin, et qu’il n’avait pasvraiment envie d’aimer Mandorallen ; cela dit, en dehors de la mélancoliequi lui était coutumière — et qui semblait, d’ailleurs, être le lot desArendais —, du langage ampoulé, plein d’archaïsmes, qu’il affectait, et del’aplomb inébranlable du personnage, peu de choses semblaient réellementdétestables sen lui.

Une demi-lieueplus loin, les vestiges d’un unique mur, percé en son centre d’une haute arcadeencadrée de pilastres brisés, se dressaient au sommet d’une colline élevée. Unefemme attendait, juchée sur son cheval, près des ruines, sa cape rouge sombreflottant au vent.

Sans un mot,comme sans réfléchir, Mandorallen fit quitter la route à son destrier et grimpala pente à vive allure, à la rencontre de la femme qui le regarda approcher,apparemment sans surprise, mais sans plaisir particulier non plus.

— Mais oùva-t-il ? s’étonna Barak.

— C’est unede ses connaissances, répliqua sèchement sire Loup.

— Faut-ilque nous l’attendions ?

— Ilarrivera bien à nous rattraper. Mandorallen arrêta son cheval près de la femmeet mit pied à terre. Il s’inclina devant elle et lui tendit les mains pourl’aider à descendre de cheval. Ils se dirigèrent ensemble vers les ruines, sansse toucher, mais très près l’un de l’autre, puis ils s’arrêtèrent sous l’arc depierre et se mirent à parler. Derrière les ruines, des nuages filaient dans leciel tourmenté, et leurs ombres énormes balayaient, indifférentes, la morneglèbe arendaise.

— Nousaurions dû prendre une autre route. Je n’ai pas réfléchi, ronchonna sire Loup.

— Il y a unproblème ? s’inquiéta Durnik.

— Riend’extraordinaire, pour l’Arendie, du moins, rétorqua sire Loup. C’est ma faute,j’en conviens. Il y a des moments où j’oublie ce qui peut arriver aux jeunesgens.

— Ne faispas tant de mystères, père, riposta tante Pol. C’est très agaçant. Y a-t-ilquelque chose que nous devrions savoir ?

— Ce n’estpas un secret, convint sire Loup en haussant les épaules. La moitié du pays estau courant. Une génération entière de vierges arendaises se sera endormietoutes les nuits en pleurant sur cette histoire.

— Père !cracha tante Pol, exaspérée.

— Trèsbien, reprit sire Loup. Quand Mandorallen avait à peu près l’âge de Garion, ilpromettait beaucoup : il était fort, courageux, pas trop malin — ildisposait de toutes les qualités qui font un grand chevalier. Son père m’ayantdemandé conseil, j’ai pris mes dispositions pour que le jeune homme passe uncertain temps chez le baron de Vo Ebor — c’est devant son château que noussommes passés, tout à l’heure. Le baron, qui jouissait d’une réputationformidable, lui donna la meilleure éducation possible, et étant sensiblementplus âgé que Mandorallen, il fut bientôt comme un second père pour lui. Toutallait pour le mieux dans le meilleur des mondes lorsque le baron prit pourépouse une femme beaucoup plus jeune que lui ; de l’âge de Mandorallen, àquelque chose près.

— Je voisd’ici comment ça a fini, déclara Durnik d’un ton réprobateur.

— Eh bien, vousn’y êtes pas, le contredit sire Loup. Après la lune de miel, le baron retrouvales occupations propres à tout chevalier et laissa sa jeune épouse tourner enrond toute la journée dans son château, en proie à un ennui mortel. Lasituation offrait toutes sortes de possibilités d’un romantisme exacerbé. Bref,Mandorallen et la jeune femme se sont mis à échanger des regards, puis desparoles, le genre de choses habituelles, quoi.

— Ça arriveaussi en Sendarie. Mais je suis sûr que le nom que cela porte chez nous estdifférent de celui que l’on emploie ici, observa Durnik, d’un ton critique,pour ne pas dire offusqué.

— Voussautez trop vite aux conclusions, Durnik, le rembarra sire Loup. Les choses nesont jamais allées plus loin. Cela aurait peut-être mieux valu. L’adultèren’est pas un crime, au fond, et avec le temps, ça leur aurait passé. Tandis quelà... Ils aimaient et respectaient bien trop le baron pour flétrir son honneur,aussi Mandorallen quitta-t-il le château avant de perdre le contrôle de la situation.Et maintenant ils souffrent tous les deux en silence. Enfin, tout ça estpeut-être très touchant, mais ça me fait l’effet d’un immense gâchis. Cela dit,je n’ai plus leur âge, évidemment.

— Il y alongtemps que tu n’as plus l’âge de personne, père, dit tante Pol.

— Tun’avais pas besoin de me le rappeler, Pol. Silk eut un rire sardonique.

— Je suisbien aise de constater que notre prodigieux ami a tout de même eu le mauvaisgoût de s’amouracher de la femme d’un autre. Sa majesté commençait à :devenir un tantinet nauséeuse.

Le visage dupetit homme arborait cette expression amère et désabusée que Garion y avaitdéjà vue au Val d’Alorie, quand il avait parlé avec la reine Porenn.

— Le baronest-il au courant ? demanda Durnik.

— Etcomment, répondit sire Loup. C’est bien cela que leur histoire émeut lescitoyens de ce pays jusqu’à l’écœurement. Un chevalier encore plus stupide {apparemment que la moyenne des Arendais s’étant jadis permis une mauvaiseplaisanterie à ce sujet, le baron le provoqua en duel, et lui passa à l’instantune lance au travers du corps. Depuis ce jour, très peu de gens s’amusent de lasituation.

— C’esttout de même révoltant, décréta Durnik.

— Leurcomportement est au-dessus de tout reproche, Durnik, déclara fermement tantePol. Il n’y a rien de honteux là-dedans, tant que ça ne va pas plus loin.

— Leshonnêtes gens ne se laissent pas entraîner dans ce genre d’aventures, d’abord,affirma Durnik.

— Vousn’arriverez jamais à la convaincre, Durnik, reprit sire Loup. Polgara a passé detrop nombreuses années aux côtés des Arendais wacites, qui étaient aussigravement atteints, sinon plus, que les Mimbraïques. On ne peut pas baignerindéfiniment dans l’eau de rose sans que ça finisse par se sentir. Par bonheur,ça n’a pas totalement étouffé son bon sens. Elle ne succombequ’occasionnellement à un sentimentalisme miévrasse, et à condition d’arriver àéviter sa compagnie au cours de ces crises, on pourrait presque dire qu’ellen’a pas de défaut.

— Le tempsque j’y ai passé, je l’ai toujours mieux employé que toi, père, observa tantePol d’un ton acide. Pour autant que je me souvienne, pendant toutes cesannées-là, toi, tu menais une vie de bâton de chaise dans les bouges du frontde mer, à Camaar. Après quoi il y a eu cette période d’une grande élévation quetu as consacrée à t’ébaudir avec les ribaudes de Maragor. Je suis sûre que cesexpériences ont ineffablement contribué à élargir ton sens de l’éthique.

Sire Loup eutune petite toux gênée et détourna le regard.

Derrière eux,Mandorallen s’était remis en selle et avait entrepris de redescendre lacolline. Campée sous l’arcade, la dame le regardait s’éloigner, et le vents’engouffrait dans sa cape rouge, qu’il gonflait comme une voile.

Il leur fallutencore cinq jours pour atteindre l’Arend, qui marquait la frontière entreArendie et Tolnedrie. Le temps était allé en s’améliorant au fur et à mesurequ’ils avançaient vers le sud, et il faisait presque chaud lorsqu’ilsarrivèrent au sommet de la colline qui surplombait la rivière. Le soleil brillaitde tous ses feux, et quelques nuages duveteux filaient au-dessus de leurstêtes, dans la brise du matin.

— C’est de là,sur la gauche, que part la Grand-route de Vo Mimbre, remarqua Mandorallen.

— Oui,acquiesça sire Loup. Descendons faire un brin de toilette dans ce vallon, prèsde la rivière. On attache une grande importance aux apparences à Vo Mimbre, etnous n’avons pas envie de passer pour des vagabonds.

Troissilhouettes encapuchonnées dans des robes de bure étaient plantées au carrefourdans une attitude pleine d’humilité, la tête basse et les mains tendues en ungeste implorant. Sire Loup mit son cheval au pas et s’approcha d’eux. Ilséchangèrent quelques mots, puis il leur donna une pièce à chacun.

— Qui sontces hommes ? s’enquit Garion.

— Desmoines de Mar Terrin, expliqua Silk.

— MarTerrin ? Qu’est-ce que c’est ?

— Unmonastère du sud-est de la Tolnedrie. C’est là que se trouvait jadis Maragor. Lesmoines s’efforcent de consoler les esprits des Marags.

— Sire Loupleur fit un signe de la main et ils passèrent à leur tour devant les troishumbles silhouettes plantées sur le bord de la route.

— Ilsdisent qu’ils n’ont pas vu un seul Murgo depuis deux semaines.

— Vous êtessûr de pouvoir leur faire confiance ? demanda Hettar.

— A peuprès. Les moines ne mentent jamais.

— Alors ilsraconteront à tous ceux qui le leur demanderont qu’ils nous ont vus passer parici ? releva Barak.

— Ilsrépondront à toutes les questions qu’on voudra bien leur poser, confirma sireLoup, en hochant la tête.

— Que voilàune vilaine habitude ! grommela Barak, d’un air sombre.

Sire Loup haussales épaules et prit la tête de la colonne pour les mener entre les arbres, lelong de la rivière.

— Voilà quidevrait faire l’affaire, décida-t-il en mettant pied à terre dans l’herbeépaisse d’une clairière.

Il attendit queles autres soient également descendus de cheval.

— Parfait,commença-t-il alors ». Nous allons donc à Vo Mimbre. Je veux que vousfassiez tous très attention à ce que vous direz. Les Mimbraïques sont très susceptibles,et des propos tout à fait anodins pourraient être reçus comme des insultes.

— Je penseque tu devrais mettre la robe blanche que Fulrach t’a donnée père, coupa tantePol en ouvrant l’un des balluchons.

— Je t’enprie, Pol, protesta sire Loup. Je suis en train d’essayer d’expliquer quelquechose.

— Ils ontcompris, père. Tu as toujours tendance à délayer, commenta-t-elle en étalant larobe blanche devant elle et en la regardant d’un œil critique. Tu aurais toutde même pu faire un peu attention en la pliant ; elle est toutechiffonnée.

— Ne comptepas sur moi pour mettre ce truc-là, déclara-t-il d’un ton péremptoire.

— Allons,père, reprit-elle d’un ton suave. Tu sais bien comment ça va se terminer :nous en discuterons peut-être pendant, une heure ou deux, mais tu finiras parla mettre, alors pourquoi ne pas nous dispenser de ces formalités fastidieusesqui en plus font perdre du temps ?

— C’estcomplètement idiot, se lamenta-t-il.

— Il y atant de choses complètement idiotes, père... Je connais les Arendais mieux quetoi. Autant avoir le physique de l’emploi ; tu n’en seras que plusrespectueusement traité. Mandorallen, Hettar et Barak vont revêtir leurarmure ; Durnik, Silk et Garion porteront les pourpoints que Fulrach leura donnés en Sendarie ; moi, je vais mettre ma robe bleue, et toi, ta robeblanche. Si, père, j’insiste.

— Tu quoi ?Non, mais enfin, Polgara...

— Allons,père, du calme, le rasséréna-t-elle distraitement, en examinant le pourpointbleu de Garion.

Le visage desire Loup devint d’un rouge inquiétant, et on aurait dit que les yeux allaientlui sortir de la tête.

— Il y aquelque chose qui ne va pas ? reprit-elle avec un regard indifférent.

Sire Louppréféra ne pas relever.

— Il estaussi sage qu’on le dit, observa Silk.

Une heure plustard, ils chevauchaient sur la grand-route de Vo Mimbre, sous un cielensoleillé. C’était Mandorallen qui menait la marche, revêtu de son armure, unétendard bleu et argent à la pointe de sa lance. Barak était juste derrièrelui, en cotte de mailles étincelante et cape de peau d’ours brun. Surl’insistance de tante Pol, le grand Cheresque avait démêlé sa barbe rouge etmême refait ses tresses. Sire Loup ruminait tout seul dans sa robe blanche,tante Pol imperturbable à son côté, sous sa courte cape doublée de fourrure, lalourde masse de ses cheveux d’ébène retenue par un bonnet de satin bleu. Garionet Durnik n’étaient pas très à l’aise dans leurs beaux atours, mais Silkarborait son pourpoint et son bonnet de velours noir avec une sorte d’arrogancejubilante. La seule concession de Hettar à ce cérémonial résidait dans leremplacement par un anneau d’argent martelé du lien de cuir avec lequel ilnouait habituellement sa mèche crânienne.

Les serfs etmême les rares chevaliers qu’ils croisaient le long de la route s’écartaientrespectueusement pour les saluer. C’était une belle journée, la route étaitbonne, et leurs chevaux avançaient bien. Au milieu de l’après-midi, ilsarrivèrent au sommet d’une colline qui descendait doucement vers les portes deVo Mimbre.

Chapître 10

La cité desArendais mimbraïques s’élevait, pareille à une montagne, au bord de la rivièreétincelante. Le soleil de l’après-midi arrachait des reflets d’or aux immensestours et aux flèches acérées, ornées de bannières multicolores, qui s’élançaientvers les cieux de l’intérieur des remparts hauts et épais, garnis de créneauxmassifs.

— Çà, quel’on admire Vo Mimbre, la reine des cités, proclama Mandorallen avec fierté.Sur ce roc, le raz-de-marée des hordes angaraks s’est écrasé, a reflué et s’estbrisé à nouveau. Cette grève a contemplé la consommation de leur ruine. Danscette forteresse résident en vérité l’âme et la fierté de toute l’Arendie, etsur elle jamais le pouvoir de l’Esprit des Ténèbres n’établira son empire.

— Ce n’estpas la première fois que nous venons ici, Mandorallen, lâcha aigrement sireLoup.

— Ne soispas grossier, père, protesta tante Pol. Puis elle se tourna vers Mandorallenet, à la grande surprise de Garion, s’adressa à lui dans un idiome qu’il ne luiavait jamais entendu employer.

— Veuille,ô Messire chevalier, nous conduire sur l’heure au palais de Ton roi. Il faut eneffet nous entretenir avec lui d’affaires de la plus haute importance. Pourautant que Tu sois le plus puissant chevalier au monde, nous nous remettonssous la protection de Ton bras puissant.

Elle prononçaces paroles de la façon la plus naturelle qui soit, comme si cette formulationarchaïque lui venait spontanément.

Le premierinstant de surprise passé, Mandorallen se laissa glisser à bas de son chevaldans un grand bruit de ferraille et mit les deux genoux en terre devant elle.

— Gentedame Polgara, commença-t-il d’une voix palpitante de respect, sinond’adoration, j’accepte la mission dont Tu m’investis, et Te mènerai saine etsauve en présence du roi Korodullin. Que nul n’ose disputer à Ton chevalier ledroit de se présenter devant son suzerain, car sur son corps je lui prouveraisa déraison.

Tante Pol luidédia un sourire encourageant, et il se remit en selle avec force vacarme, pourles guider à un trot alerte, tout son être rayonnant d’une volonté farouche delivrer bataille.

— Qu’est-ceque c’est que ce charabia ? demanda sire Loup.

— Mandorallenavait besoin qu’on lui fasse oublier ses ennuis, répondit-elle. Je le trouve unpeu démoralisé depuis quelques jours.

En serapprochant de la ville, Garion distingua les cicatrices que les lourdespierres projetées par les catapultes angaraks avaient gravées dans le rocinébranlable, à l’endroit où elles étaient venues frapper les remparts quidominaient les passants de toute leur hauteur. Les créneaux qui coiffaient cesprodigieuses murailles étaient ébréchés et endommagés par les pointes d’acierd’un déluge de flèches. Ils eurent la révélation de l’incroyable épaisseur dumur d’enceinte en passant sous l’arcade de pierre par laquelle on entrait dansla ville, et que fermait une impressionnante porte bardée de fer. Les sabots deleurs chevaux arrachèrent des échos à la voûte, avant de claquer sur les pavésdes ruelles étroites et tortueuses. C’est à peine si les gens devant lesquelsils passaient, des manants pour la plupart, à en juger par les tuniques brunesdes hommes et les robes rapiécées des femmes, leur jetaient un regard morne,rigoureusement dépourvu de curiosité, avant de s’écarter précipitamment devanteux.

— Ils nedonnent pas l’impression de beaucoup s’intéresser à nous, commenta tout basGarion, au profit de Durnik.

— Je nepense pas que les roturiers et la noblesse se vouent mutuellement un grandintérêt, repartit Durnik. Ils vivent côté à côte, mais ils ne savent plus rienles uns des autres. C’est peut-être ça qui ne va pas en Arendie.

Garion hochasobrement la tête.

Si les gens dupeuple semblaient indifférents, les nobles du palais paraissaient en revanchedévorés de curiosité. La nouvelle de leur arrivée en ville les avaitapparemment précédés à la vitesse de l’éclair, car des personnages vêtus devives couleurs se pressaient aux fenêtres et aux parapets du palais.

Un grandbonhomme aux cheveux et à la barbe noire, en surcot de velours noir sur unecotte de mailles étincelante, les héla depuis le parapet comme ilss’engageaient à grand bruit sur la vaste place qui s’étendait devant le palais.

— Holà,sire chevalier, interpella-t-il Mandorallen. Modère Ton allure, et soulève Tonventail, que je puisse Te reconnaître.

Mandorallens’arrêta, sidéré, devant le portail fermé et souleva le ventail de son heaume.

— Quel estce manque d’usages ? s’indigna-t-il. Je suis, nul ne l’ignore,Mandorallen, baron de Vo Mandor. Tu vois assurément les armoiries qui ornentmon écu.

— N’importequi peut s’arroger les armes d’autrui, déclara dédaigneusement l’individu,au-dessus d’eux.

Le visage deMandorallen s’assombrit.

— N’es-Tupas au fait que nul n’oserait usurper ma semblance ? reprit-il d’un tonmenaçant.

— MessireAndorig, intervint un autre chevalier qui se trouvait sur le parapet, à côté del’homme aux cheveux sombres, celui-ci est bien Messire Mandorallen. Nous noussommes mesurés dans la lice, lors du grand tournoi de l’an dernier, lequel m’acoûté une épaule brisée et laissé les oreilles vibrantes encore d’unbourdonnement qui ne veut point cesser.

— Ah-ah,rétorqua le sieur Andorig, puisque Tu Te portes garant de lui, MessireHelbergin, j’admets que celui-ci est bien le bâtard de Vo Mandor.

— Il faudraque vous vous occupiez de cet animal un jour ou l’autre, suggéra tranquillementBarak à Mandorallen.

— C’est cequ’il semble, convint Mandorallen.

— Maisquels sont ceux qui T’accompagnent et demandent à entrer, ô Messirechevalier ? reprit Andorig. Onc ne ferai ouvrir les portes devant desétrangers.

Mandorallen seredressa sur sa selle.

— Oyeztous ! annonça-t-il d’une voix que l’on entendit probablement à l’autrebout de la ville. C’est d’un honneur sans limites que je vous fais la grâce.Que s’ouvrent grandes les portes du palais et que tout un chacun se prépare àrendre hommage. Vous contemplez la sainte face de l’Eternel Belgarath, leSorcier, et la divine prestance de sa fille, Dame Polgara, tous deux venus à VoMimbre pour s’entretenir avec le roi d’Arendie.

— Tu netrouves pas qu’il en fait un peu trop, là ? chuchota Garion à l’adresse detante Pol.

— C’estl’usage, chéri, répondit-elle placidement. Un peu d’extravagance est de miselorsqu’on s’adresse aux Arendais, si l’on souhaite retenir leur attention.

— Et d’oùtiens-Tu qu’il s’agit bien là du Seigneur Belgarath ? railla Andorig. Jene mettrai pas le genou en terre devant un vagabond que nul ne connaît.

— Mettrais-Tuma parole en doute, Messire chevalier ? rétorqua Mandorallen avec un calmeeffrayant. Te plairait-il de descendre et d’en faire l’épreuve ? A moinspeut-être que Tu ne préfères rester embusqué derrière ton créneau, tel un chienpoltron, et lancer Ton aboi vers qui Te surpasse ?

— Ah, ça,c’était rudement bien, fit Barak, admiratif. Mandorallen dédia un sourirecrispé au grand bonhomme.

— Je voisce que c’est, marmonna sire Loup. Nous n’arriverons jamais nulle part comme ça.Si je veux réussir à voir un jour ce satané Korodullin, il va falloir que jeprouve quelque chose à ce sceptique.

Il se laissaglisser à terre, l’air pensif, et retira de la queue de son cheval unebrindille ramassée en chemin. Puis il se campa au centre de la place, dans sarobe étincelante de blancheur, pour interpeller Andorig.

— Messirechevalier, héla-t-il de sa voix douce, vous êtes un homme circonspect, à ce queje vois. C’est une qualité précieuse, mais qu’il ne faut pas pousser trop loin.

— Je nesuis plus un enfant, vieillard, riposta le chevalier aux cheveux noirs, d’unton qui frisait l’insulte. Et l’on ne me fera point accroire ce que mes yeuxn’auront point vu.

— Il doitêtre bien triste de ne croire que si peu de choses, observa sire Loup.

Il se penchaalors, et inséra entre deux dalles de granit, à ses pieds, la brindille qu’iltenait entre ses doigts, puis faisant un pas en arrière, il tendit la mainau-dessus, et son visage s’éclaira d’un sourire étrangement doux.

— Je vaisvous faire une faveur, Messire Andorig, annonça-t-il. Je vais vous rendre lafoi. Regardez bien.

Puis il dit toutbas un mot que Garion ne comprit pas, mais qui déclencha un rugissementassourdi et cette force impétueuse qui lui était maintenant familière.

On aurait dit,au départ, qu’il ne se passait rien du tout. Puis les deux dalles de pierrecommencèrent à s’incurver vers le haut avec un crissement sous la poussée durameau qui se développait à vue d’œil, s’élevant vers la main tendue de sireLoup. Des hoquets de surprise se firent entendre aux balcons du palais, commedes branches surgissaient du rameau qui grandissait toujours. Sire Loup haussaun peu la main, et la brindille s’allongea encore, obéissant à son ordre,tandis que ses branches s’étendaient. C’était maintenant un jeune arbuste enpleine croissance. L’une des dalles se fendit avec un claquement sec.

Un silence absolus’était établi ; tous les regards étaient maintenant braqués sur l’arbre,dans une fascination terrifiée. Sire Loup tendit les deux mains, les paumestournées vers le ciel. Il prononça encore un mot, et le bout des branchess’enfla et se mit à bourgeonner, puis l’arbre se couvrit de fleurs d’un délicatrose pâle.

— On diraitun pommier, tu ne crois pas, Pol ? suggéra sire Loup, par-dessus sonépaule.

— C’estbien ce qu’il semblerait, père, confirma-t-elle.

Il tapotaaffectueusement l’arbuste et se retourna vers le chevalier, maintenant lividesous ses cheveux noirs, et qui s’était laissé tomber sur les genoux entremblant.

— Eh bien,Messire Andorig, que croyez-vous, maintenant ?

— Pardonne-moi,je T’en prie, ô glorieux Belgarath, supplia Andorig, d’une voix étranglée.

Sire Loup seredressa de toute sa hauteur et c’est d’un ton rigoureux qu’il s’exprima, lesparoles coulant de sa bouche selon le rythme mesuré de l’idiome mimbraïque,avec la même aisance que chez tante Pol, un peu plus tôt.

— Je Techarge, ô Sire chevalier, de T’occuper de cet arbre. Il a poussé ici pourrestaurer la foi et la confiance qui T’avaient abandonné. De Ta dette TuT’acquitteras en lui accordant Tes soins les plus fervents et les plus assidus.En son temps, de fruits il sera porteur, que Tu recueilleras et gracieusementbailleras à quiconque T’en priera. Pour le salut de Ton âme, à personne, aussihumble soit-il, Tu n’en dénieras. De ce que l’arbre prodigue avec libéralité,de même Tu disposeras.

— Trèsjoli, approuva tante Pol. Sire Loup lui fit un clin d’œil.

— Il ensera ainsi que Tu me l’ordonnes, auguste Belgarath, hoqueta Andorig. Sur mafoi, je m’y engage.

Sire Loupretourna vers son cheval.

— Comme ça,au moins, il pourra dire qu’il aura fait une chose utile dans sa vie, marmonna-t-il.

Après cela, iln’y eut plus de discussion. Les grilles du palais s’ouvrirent en grinçant, ilsentrèrent tous dans la cour intérieure et mirent pied à terre. Emboîtant le pasà Mandorallen, ils défilèrent devant des nobles à genoux, certains en sanglots,qui tendaient timidement la main au passage de sire Loup pour effleurerl’ourlet de sa robe, puis, une foule sans cesse croissante sur leurs talons,ils traversèrent les immenses salles aux murs tendus de tapisseries jusqu’auxportes de la salle du trône d’Arendie, qui s’écartèrent devant eux.

Ils pénétrèrentdans la vaste salle voûtée sur les murs de laquelle se détachaient despilastres qui se rejoignaient au plafond, encadrant de hautes et étroitesfenêtres. Celles-ci, garnies de vitraux multicolores, diapraient la lumière quiruisselait sur le sol de marbre poli, pareille à une rivière coulant sur un litde gemmes. Le double trône d’Arendie se dressait à l’autre bout de la pièce,sur une estrade de pierre couverte de tapis, devant un mur tendu d’épaissesdraperies violettes, flanqué des antiques armes de vingt générations demonarques arendais : des lances, des masses, des épées plus grandesqu’aucun homme au monde, qu’entouraient les bannières éraillées de ces roisoubliés.

Korodullind’Arendie était un jeune homme à l’air maladif, vêtu d’une robe pourpre brodéed’or, et qui portait sa couronne d’or comme si elle était trop lourde pour lui.A côté de lui, sur l’autre trône, était assise sa belle et pâle épouse. Ilsbraquèrent le même regard quelque peu anxieux sur la foule immense quiaccompagnait sire Loup vers les larges marches du trône.

— O monRoi, commença Mandorallen en se laissant tomber sur un genou, j’amène en Taprésence l’auguste Belgarath, disciple d’Aldur, et pilier de soutènement desroyaumes du Ponant depuis le commencement des temps.

— Il saitqui je suis, Mandorallen, coupa sire Loup en faisant un pas en avant,accompagné d’une brève révérence. Salut à vous, Korodullin et Mayaserana,dit-il aux deux souverains. Je regrette de n’avoir pas eu l’occasion de vousrencontrer plus tôt.

— Toutl’honneur est pour nous, noble Belgarath, répondit le jeune roi dont la voixbien timbrée démentait la frêle apparence.

— Notrepère nous a souvent parlé de Toi, reprit la reine.

— Nousétions bons amis, lui expliqua sire Loup. Permettez-moi de vous présenter mafille, Polgara.

— Gentedame, salua le roi avec une inclination respectueuse de la tête. Le mondeentier est au fait de Tes pouvoirs, mais les hommes ont oublié de parler de Tabeauté.

— Je sensque nous allons bien nous entendre, répliqua tante Pol avec un sourirechaleureux.

— Notrecœur tremble à la vue du fleuron de la gent féminine, déclara la reine.

Tante Polregarda la reine d’un air pensif.

— Il fautque je vous parle, Mayaserana, annonça-t-elle gravement. En privé. Et trèsvite.

La reine eutl’air surpris. Sire Loup leur présenta les membres de sa suite, et chacuns’inclina à son tour devant le jeune roi.

— Bienvenueà tous, Messires et Gentilshommes, déclara Korodullin. Notre indigne cours’honore infiniment d’une si noble compagnie.

— Le tempspresse, Korodullin, reprit sire Loup. La courtoisie du trône d’Arendie faitl’admiration du monde entier, et je ne voudrais pas que vous vous formalisiez,votre charmante épouse et vous-même, si je coupe court à ces usages si raffinésqui sont l’âme et l’ornement de votre cour, mais il faut que je vous fassepart, en privé, de certaines nouvelles d’une extrême urgence.

— Considère-nous,dans ce cas, comme à Ta disposition sur l’heure, repartit le roi en quittantson trône. Veuillez nous excuser, bien chers amis, annonça-t-il aux courtisansassemblés, mais les informations que ce vieil ami de notre royal lignage doitnous communiquer ne peuvent l’être qu’à nos seules oreilles, et avec la plus grandediligence. Permettez-nous, nous vous en prions, de nous retirer un court momentafin de recevoir ses instructions. Nous serons de retour à l’instant.

— Polgara ?appela sire Loup.

— Vas-y,père. Pour l’instant, il faut que j’entretienne Mayaserana d’une affaire de laplus grande importance pour elle.

— Cela nepeut-il attendre ?

— Non,père. Cela ne peut attendre.

Sur ces mots,elle s’approcha de la reine et s’éloigna avec elle bras dessus, bras dessous.Sire Loup la suivit des yeux un instant ; puis il haussa les épaules etKorodullin et lui quittèrent à leur tour la salle du trône. Un silence presquescandalisé suivit leur départ.

— Fortmalséant, décréta, d’un ton critique, un vieux courtisan aux cheveux blancsduveteux.

— Hâteamplement justifiée, Messire, lui expliqua Mandorallen. Ainsi que l’a signifiéle révéré Belgarath, de l’aboutissement de notre mission dépend la destinée detous les royaumes du Ponant. Il se pourrait que l’Ennemi Immémorial qui est lenôtre soit à nouveau à nos portes. Les chevaliers mimbraïques n’auront guère,je le crains, à attendre pour relever le flambeau d’une guerre titanesque.

— Béniesoit alors la langue qui apporte cette nouvelle, déclara le vieillard auxcheveux blancs. Je redoutais d’avoir mené mon dernier combat et de mourir dansmon lit, fin gâteux. Je rends grâces au grand Chaldan de la vigueur qui estencore la mienne, et que le passage de près de quatre-vingts années n’ait pointamoindri ma vaillance.

Garion se retiraun peu à l’écart, sur le côté de la salle, pour débattre d’un problème. Lesévénements avaient voulu qu’il se retrouve à la cour du roi Korodullin avantd’avoir eu le temps de se préparer au pénible devoir qui l’attendait. Il avaitdonné sa parole à Lelldorin de porter certains faits à la connaissance du roi,mais il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il allait s’y prendre. Lesdiscours ampoulés de la cour arendaise l’intimidaient. On était à Vo Mimbre,c’est-à-dire aux antipodes de la familiarité un peu bourrue de la cour du roiAnheg, au Val d’Alorie, ou de la bonhomie qui était de règle à celle du roiFulrach de Sendarie, et la perspective de divulguer le projet concocté par ungroupe de boutefeux asturiens comme il avait raconté l’histoire du comte deJarvik, à Cherek, lui paraissait rigoureusement inenvisageable.

La penséesoudaine des circonstances dans lesquelles ces événements s’étaient dérouléslui fit l’effet d’un coup violent. La situation d’alors était tellementsimilaire à la présente qu’il lui sembla tout d’un coup n’être qu’un pion dansun jeu élaboré. Les mouvements des pièces sur l’échiquier étaient presqueidentiques ; dans les deux cas, il s’était retrouvé dans une positiondifficile, obligé de faire échec à un coup fatal, faute de quoi un roi mourraitet un royaume s’effondrerait. Il se sentait étrangement impuissant, comme si savie entière était entre les mains de deux joueurs sans visage qui déplaçaientdes pièces sur un gigantesque échiquier, répétant inlassablement la mêmepartie. Partie qui, pour ce qu’il en savait, durait depuis le commencement destemps, et dont le prochain mouvement ne faisait aucun doute. Quant au moyen de l’effectuer,les joueurs semblaient se borner à le lui laisser découvrir.

Le roiKorodullin paraissait ébranlé lorsqu’il regagna son trône avec sire Loup, unedemi-heure plus tard, et il avait de toute évidence du mal à se contrôler.

— Pardonnez-nous,nobles gentilshommes, s’excusa-t-il, mais nous avons appris des nouvellestroublantes. Pour l’heure, toutefois, nous allons écarter nos préoccupations etfêter dignement cette visite historique. Que l’on appelle les musiciens et quel’on fasse préparer un banquet !

Il y eut unmouvement de foule, près de la porte, et un homme en robe noire fit son entrée,suivi de près par une demi-douzaine de chevaliers mimbraïques en armure deparade, les yeux étrécis par la méfiance, la main sur la garde de l’épée commes’ils défiaient qui que ce soit de tenter de se mettre en travers du chemin deleur maître. Alors que l’homme se rapprochait, Garion reconnut l’angleinhabituel de ses yeux et ses joues couturées de cicatrices. C’était un Murgo.Barak posa une main ferme sur le bras de Hettar. Le Murgo donnait l’impressionde s’être habillé en hâte, et semblait quelque peu essoufflé par laprécipitation qu’il avait mise à gagner la salle du trône. Il s’inclinaprofondément devant Korodullin.

— Je viens,ô Majesté, haleta-t-il de sa voix âpre, d’être avisé que des visiteurs étaientarrivés à la Cour, et je me suis empressé de venir ici les saluer au nom de monroi, Taur Urgas.

Le visage deKorodullin se ferma.

— Nous nenous rappelons pas T’avoir fait appeler, Nachak, déclara-t-il.

— Mescraintes se trouvent donc bien justifiées, ô royale Majesté, riposta le Murgo.Ces messagers se seront exprimés au sujet de ma race en termes désobligeants,dans le but de mettre fin à l’amitié bien établie entre les trônes d’Arendie etde Cthol Murgos. Je suis consterné de découvrir que Tu prêtes l’oreille à desragots sans m’offrir l’occasion d’exercer mon droit de réponse. Est-ce là l’idéeque Tu Te fais, ô Majesté auguste, de la justice ?

— Qui estcet homme ? demanda sire Loup à l’adresse de Korodullin.

— Nachak,l’ambassadeur de Cthol Murgos, expliqua le roi. Souhaites-Tu lui être présenté,ô vénérable Belgarath ?

— Ce nesera pas nécessaire, rétorqua sire Loup avec un morne sourire. Il n’y a pas unMurgo au monde qui ne sache qui je suis. Toutes les mères de Cthol Murgosmenacent leurs enfants désobéissants de m’appeler à la rescousse.

— Mais jene suis plus un enfant, vieillard, railla Nachak. Tu ne me fais pas peur.

— C’estpeut-être une erreur fatale, commenta Silk. Le nom du Murgo avait fait à Garionl’effet d’un coup de poing. En regardant le visage couturé de cicatrices del’homme qui avait si bien abusé Lelldorin et ses amis, il se rendit compte queles joueurs venaient d’avancer leurs pièces, le plaçant à nouveau dans uneposition décisive, et que l’issue de la partie dépendait cette fois encoreentièrement de lui.

— Quelsmensonges as-tu racontés au roi, vieillard ? questionna Nachak.

— Aucun,Nachak, objecta sire Loup. Je me suis contenté de lui dire la vérité, ce quiest bien suffisant.

— Jem’insurge, ô royale Majesté. Je proteste aussi énergiquement que possible, etj’en appelle à votre jugement. Le monde entier est au fait de la haine de cethomme envers mon peuple. Comment pouvez-vous lui permettre de vous empoisonnerainsi l’esprit ? Il vous dresse contre nous !

— Tiens, ila oublié ses Tu et ses Toi, cette fois, observa finement Silk.

— Il esttrop excité pour ça, expliqua Barak. Les Murgos perdent tous leurs moyens quandils sont énervés. C’est l’une de leurs moindres imperfections.

— Ah !ces Aloriens, cracha l’ambassadeur.

— Parfaitement,espèce de Murgo, repartit froidement Barak, sans lâcher le bras de Hettar.

Nachak se tournavers eux. Il ouvrit de grands yeux comme s’il voyait Hettar pour la premièrefois, et réprima un mouvement de recul sous le regard haineux de l’Algarois. Lademi-douzaine de chevaliers qui formaient son escorte se rapprochèrent aussitôtde lui, dans une attitude défensive.

— VotreMajesté, grinça-t-il, je connais cet homme. C’est un Algarois du nom de Hettar,un meurtrier tristement célèbre. J’exige que vous le fassiez arrêter.

— Tu exiges,Nachak ? releva le roi, une lueur inquiétante dans le regard. Tu osesimposer Tes exigences dans notre propre cour ?

— Que VotreMajesté daigne me pardonner, s’excusa promptement Nachak. La vue de cetindividu m’aura tellement perturbé que je me serai oublié.

— Tu seraismieux avisé de ficher le camp, Nachak, recommanda sire Loup. On sait bien qu’iln’est pas prudent de rester tout seul en présence de tant d’Aloriens quand onest un Murgo. Un accident est si vite arrivé...

— Grand-père,commença Garion, d’un ton pressant.

Il aurait étébien incapable de dire exactement pourquoi, mais il savait que le moment étaitvenu de parler. Il ne fallait pas que Nachak quitte la salle du trône. Lesjoueurs sans visage avaient joué leur dernier coup ; c’était la fin de lapartie.

— Grand-père,répéta-t-il, j’ai quelque chose à te dire.

— Ce n’estpas le moment, Garion.

Sire Loup tenaittoujours le Murgo sous son regard implacable.

— C’estimportant, Grand-père, très important. Sire Loup se retourna. Il s’apprêtaitsûrement à répondre sèchement, mais quelque chose dut lui apparaître— quelque chose que personne d’autre dans la salle du trône ne pouvaitvoir sans doute, car il écarquilla les yeux, comme en proie à une surpriseaussi vive que passagère.

— Trèsbien, Garion, acquiesça-t-il d’une voix étrangement calme. Vas-y.

— Il y ades gens qui complotent d’assassiner le roi d’Arendie, et Nachak trempe dans laconjuration.

Mais Garionavait parlé plus fort qu’il ne l’aurait voulu, et à ses paroles, un silencesubit s’abattit sur la salle du trône.

Le visage deNachak blêmit et sa main amorça un mouvement involontaire en direction de lagarde de son épée, sur laquelle elle se figea. Garion eut tout à coup unevision pénétrante de la présence de Barak, dressé, telle une montagne, dans sondos, tandis que Hettar, plus sinistre que la mort avec son cuir noir,surgissait à côté de lui. Nachak fit un pas en arrière, esquissa un gesterapide, et ses chevaliers bardés d’acier lui offrirent promptement un rempartde leur corps, en portant la main à leur arme.

— Je neresterai pas un instant de plus en butte à de pareilles calomnies, décréta leMurgo.

— Nous neT’avons pas signifié ton congé, Nachak, rétorqua froidement Korodullin. Nousrequerrons Ta présence pendant un moment, encore.

Le visage dujeune roi arborait un air sévère. Il soutint un moment le regard du Murgo, puisse tourna vers Garion.

— Nousvoudrions en entendre davantage. Parle en Ton âme et conscience, mon garçon, etn’aie crainte. Nul ne saurait exercer de représailles à Ton endroit.

Garion inspiraprofondément.

— Je suis loinde connaître tous les détails, Votre Majesté, expliqua-t-il en pesant ses mots.Ce que j’en sais, je l’ai découvert par hasard.

— Parlesans T’émouvoir, répéta le roi.

— Pourautant que je sache, Votre Majesté, un groupe d’hommes ont formé le projet devous tuer, quelque part sur la grand-route, lorsque vous vous rendrez à VoAstur, l’été prochain.

— Desrenégats asturiens, sans le moindre doute, suggéra un courtisan aux cheveuxgris.

— Ils seconsidèrent comme des patriotes, répliqua Garion.

— Bien évidemment,railla le courtisan.

— De tellestentatives ne sont pas rares, déclara le roi. Nous prendrons les mesuresnécessaires pour nous en prémunir. Grâces Te soient rendues pour cetteinformation.

— Ce n’estpas tout, Majesté, ajouta Garion. Lors de l’attaque, ils devraient porter desuniformes de légionnaires tolnedrains.

Silk laissaéchapper un sifflement aigu.

— Leurgrande idée est de faire croire à vos nobles que vous avez été tué par lesTolnedrains, poursuivit Garion. Les conjurés sont persuadés que Mimbredéclarera aussitôt la guerre à l’Empire, et que ses légions entreront enArendie dès cet instant. Après quoi, quand le pays sera à feu et à sang, ilsproclameront que l’Asturie n’est plus assujettie à la couronne d’Arendie, et àpartir de là, ils s’affirment sûrs du soutien de l’Asturie tout entière.

— Fortbien, repartit pensivement le roi. Ce plan n’est pas mal conçu, quoique sasubtilité ne ressemble guère à ces égarés d’Asturiens, nos frères. Mais nous nevoyons point encore ce que l’émissaire de Taur Urgas vient faire dans cettefélonie.

— C’est luiqui l’a mise au point, Votre Majesté. C’est lui qui en a fourni tous lesdétails, ainsi que l’or nécessaire à l’achat des uniformes tolnedrains et auralliement d’autres conjurés.

— Ilment ! éclata Nachak.

— Tu aurasl’occasion de faire valoir Ton point de vue, Nachak, lui signifia le roi avantde se retourner vers Garion. Poursuivons sur ce sujet. Comment as-Tu euconnaissance de ce complot ?

— Je nepuis vous le dire, Majesté, s’excusa Garion, d’un ton douloureux. J’ai donné maparole. L’un des hommes me l’a révélé en gage d’amitié. Il a remis sa vie entremes mains pour me prouver sa confiance. Je ne puis le trahir.

— Taloyauté Te fait honneur, jeune Garion, approuva le roi, mais l’accusation queTu portes contre l’ambassadeur murgo est des plus graves. Peux-Tu, sans violerTon serment, prouver Tes dires ?

.Garion secouala tête, impuissant.

— Cetteaffaire est des plus graves, votre Majesté, déclara Nachak. Je suis l’émissairepersonnel de Taur Urgas. Ce sale morveux est l’instrument de Belgarath, et sonhistoire aberrante, que rien, au surplus, ne vient étayer, constitue de touteévidence une tentative de discrédit à mon endroit, doublée d’un effort dedéstabilisation des relations entre les trônes d’Arendie et de Cthol Murgos. Jene puis laisser passer cette accusation. Le garçon doit être contraint et forcéd’identifier ces comploteurs imaginaires ou d’admettre qu’il ment.

— Il aprêté serment, Nachak, rétorqua le roi.

— C’est luiqui le dit, Votre Majesté, accusa Nachak avec un rictus railleur. Soumettons-leà la question. Une heure de chevalet, et il sera peut-être plus disert.

— Nousn’accordons guère de foi aux confessions obtenues par la torture, confiaKorodullin.

— S’ilplaît à Votre Majesté, intervint Mandorallen, il se pourrait que je sois enmesure de lui permettre de résoudre ce problème.

Garion jeta surle chevalier un regard meurtri. Mandorallen connaissait Lelldorin ; lavérité était à sa portée. En outre, Mandorallen étant un Mimbraïque, Korodullinétait son roi. Non seulement rien ne l’obligeait à garder le silence, mais encoreson devoir le contraignait pratiquement à parler.

— O MessireMandorallen, reprit gravement le roi, Toi dont la dévotion au devoir et à lavérité est légendaire, se pourrait-il que Tu puisses nous aider à identifierces comploteurs ?

Tout le problèmeétait là.

— Point dutout, ô noble Sire, démentit formellement Mandorallen. Mais je connais Garionet je sais que c’est un garçon honnête et sincère. Je me porte garant de lui.

— Piètrecorroboration, rétorqua Nachak. Je déclare quant à moi qu’il ment ; oùcela nous mène-t-il ?

— Ce garçonest mon compagnon, déclara Mandorallen. Je ne serai pas l’instrument d’unparjure ; son honneur m’est aussi précieux que le mien propre. Mais selonnos lois, ce que l’on ne peut prouver, on peut le remettre au jugement desarmes. Je me déclare le champion de ce garçon, et j’atteste devant cetteassemblée que le dénommé Nachak ici présent n’est qu’un scélérat qui s’estassocié à divers individus pour assassiner mon roi. Relève mon défi, Murgo,ordonna froidement Mandorallen, en retirant son gantelet d’acier et en lejetant sur le sol de pierre luisante où il s’écrasa avec un vacarmeretentissant. Ou bien laisse l’un de ces chevaliers sans foi ni loi le ramasserpour Toi. Peu m’importe de prouver Ta vilenie sur Ton corps ou celui de Tonchampion.

Nachak commençapar regarder le gantelet de mailles d’acier, puis le grand chevalier quil’accusait, fermement planté devant lui. Il passa nerveusement la pointe de salangue sur ses lèvres et jeta un coup d’œil circulaire sur la salle du trône.En dehors de Mandorallen, aucun des nobles mimbraïques présents n’était enarmes. Le Murgo plissa les yeux, comme à bout.

— Tuez-le !commanda-t-il aux six hommes en armure qui l’entouraient, en découvrant lesdents dans un rictus hargneux.

Les chevaliersse regardèrent d’un air dubitatif, pour le moins indécis sur la conduite àtenir.

— Tuez-le !répéta Nachak, d’un ton impérieux. Un millier de pièces d’or à celui qui luiôtera la vie !

A ces mots, lessix chevaliers retrouvèrent leur impassibilité, tirèrent leur épée comme unseul homme et se déployèrent, le bouclier levé, pour encercler Mandorallen.Nobles et dames de haut parage élargirent le cercle autour d’eux en poussantdes hoquets étouffés et des cris alarmés.

— Quelleest cette traîtrise ? s’exclama Mandorallen. Etes-vous épris de ce Murgoet de son or au point de tirer les armes en présence du roi, en violation detoutes les lois ? Rengainez vos épées.

Mais ilsignorèrent ses paroles et continuèrent d’avancer sur lui, menaçants.

— Défends-Toi,ô Messire Mandorallen, le pressa Korodullin, en se levant à moitié de sontrône. Je Te libère des contraintes de la loi.

Mais Barakn’était pas resté inactif. Remarquant que Mandorallen n’avait pas emporté sonbouclier dans la salle du trône, l’homme à la barbe rouge décrocha une énormeépée à deux mains de la panoplie d’armes et de bannières qui ornait l’un descôtés du trône.

— Mandorallen !hurla-t-il.

Dans un grandgeste, il fit glisser l’immense lame en direction du chevalier, sur les dallesde pierre du sol inégal. Mandorallen tendit l’un de ses pieds chaussés demailles d’acier, arrêta l’arme dans sa course et se baissa pour la ramasser.

Les chevaliersqui s’approchaient de lui eurent tout à coup l’air un peu moins sûrs d’eux envoyant Mandorallen soulever la lame de six pieds avec ses deux mains.

Avec unformidable sourire, Barak tira, d’un côté, son épée, de l’autre, une hached’armes. Sabre au clair, la garde basse, Hettar faisait silencieusement le tourdes chevaliers, beaucoup moins fringants tout à coup. Instinctivement, Garionporta la main à son épée, mais les doigts de sire Loup se refermèrent sur sonpoignet.

— Ne temêle pas de ça, toi, siffla le vieil homme, en l’écartant du combat qui sepréparait.

Mandorallenassena son premier coup sur un bouclier promptement levé, pulvérisant le brasd’un chevalier en armure et surcot écarlate, le précipitant à dix pieds de là,tel un vulgaire tas de ferraille. Barak para avec sa hache le coup d’épée quetentait de lui porter un chevalier trapu, avant d’abattre sa propre lame sur lebouclier levé de l’homme. Hettar se joua avec dextérité d’un chevalier enarmure émaillée de vert, esquivant avec une aisance dérisoire les coupsmaladroits de son adversaire et dardant la pointe de son sabre devant sonheaume d’acier.

La salle dutrône de Korodullin retentissait du tintement des épées, tandis que les lamess’entrechoquaient dans des gerbes d’étincelles. Mandorallen abattit un secondadversaire d’un coup formidable. Il plongea son épée à deux mains sous lebouclier du chevalier qui poussa un cri terrible, lorsque, traversant sonarmure, la vaste lame s’enfonça dans son flanc. Puis l’homme s’écroula, un flotvermeil jaillissant d’une déchirure béante à mi-corps.

D’un presterevers de sa hache d’armes, Barak ouvrit le côté du heaume d’un chevaliercorpulent, qui fit un tour sur lui-même avant de s’écrouler sur le sol. Hettarfeinta rapidement, puis il introduisit la pointe de son sabre au défaut duventail du chevalier en armure verte, qui se raidit comme le sabre luipénétrait dans le cerveau.

Tandis que lamêlée faisait rage sur le sol luisant, les nobles et leurs dames fuyaient d’uncôté puis de l’autre pour éviter d’être renversés par les combattants. Nachakassista avec consternation à la déroute de ses chevaliers qui s’écroulaient lesuns après les autres, puis, tout d’un coup, il fit volte-face et s’enfuit.

— Il s’enva ! hurla Garion.

Mais Hettarétait déjà sur ses talons, et son visage n’était pas beau à voir. Courtisans etbelles dames se volatilisaient en poussant des cris stridents devant l’Algaroisqui s’élançait pour couper la route à Nachak en brandissant son sabredégoulinant de sang. Le Murgo avait presque réussi à atteindre l’autre bout dela salle, mais, traversant la foule à grandes enjambées, Hettar fut devant laporte avant lui. L’ambassadeur dégaina son épée avec un cri de désespoir, et,curieusement, Garion éprouva un instant de pitié pour lui.

Au moment où leMurgo s’apprêtait à lever son épée, Hettar le frappa une première foisau-dessus de chaque épaule, faisant claquer la lame de son sabre comme sic’était un fouet. Nachak tenta désespérément de soulever ses bras morts pour seprotéger la tête, mais Hettar le prit au dépourvu. Abaissant sa lame,l’Algarois au visage implacable lui traversa le corps de part en part,délibérément, avec une grâce fluide très particulière. Garion vit la pointe dusabre ressortir entre les épaules du Murgo selon un angle qui lui parutétrange. L’ambassadeur poussa un hoquet, lâcha son épée et se cramponna desdeux mains au poignet de Hettar, mais, tordant inexorablement la main, l’hommeau profil d’oiseau de proie fit tourner le tranchant de sa lame incurvée dans lecorps du Murgo. Nachak émit une sorte de grognement, il fut secoué par unhorrible frisson, puis ses deux mains glissèrent sur le poignet de sonbourreau, ses jambes se dérobèrent sous son corps et il tomba à la renversedans un soupir gargouillant, dégageant mollement la lame du sabre.

Chapître 11

Après la mort deNachak, un silence terrible régna pendant un moment dans la salle du trône,puis ses deux derniers gardes du corps encore debout jetèrent avec fracas leursarmes sur le sol ruisselant de sang. Mandorallen releva le ventail de sonheaume et se tourna vers le trône.

— O Majestéauguste, commença-t-il respectueusement, l’issue de ce jugement par les armesprouve la traîtrise de Nachak.

— En effet,acquiesça le roi. Notre seul regret est que l’enthousiasme que Tu as mis àdéfendre cette cause nous aura privés de l’occasion de pousser plus avant nosinvestigations sur la duplicité de Nachak.

— Je penseque l’on peut s’attendre à ce que les complots qu’il a fomentés avortentd’eux-mêmes, sitôt que la nouvelle des événements se sera répandue au-dehors,observa sire Loup.

— Peut-être,admit le roi. Mais nous aurions bien aimé avoir quelques détails sur cetteaffaire. Il nous aurait plu de savoir si Nachak était l’instigateur de cettevilenie, ou s’il fallait aller chercher plus loin, en direction de Taur Urgaslui-même, insinua-t-il en fronçant les sourcils d’un air pensif, avant desecouer la tête comme pour écarter de sombres spéculations. L’Arendie Te doitbeaucoup, vénérable Belgarath. Tes braves compagnons ici présents nous aurontgardés de voir se rallumer une guerre de triste mémoire. Ma salle du trône estdevenue un champ de bataille, soupira-t-il, après un coup d’œil navré au solsouillé de sang et aux corps qui le jonchaient. La malédiction qui frappel’Arendie n’aura même pas épargné ces lieux. Que l’on fasse disparaître cecarnage ! ordonna-t-il sèchement avant de détourner les yeux de l’horriblespectacle du nettoyage.

Nobles et gentesdames se remirent à jaboter tandis que l’on déblayait les cadavres et que l’onépongeait rapidement les mares de sang qui avaient commencé à figer sur le solde pierre.

— Bellebagarre, commenta Barak en essuyant soigneusement la lame de sa hache.

— Je Tesuis infiniment redevable, ô Messire Barak, de Ton aide fort opportune, déclaragravement Mandorallen.

— Ellesemblait de mise, répondit Barak en haussant les épaules.

Hettar lesrejoignit. Une expression de sinistre satisfaction se lisait sur son visage.

— Beauboulot, le complimenta Barak. Vous lui avez proprement réglé son compte.

— C’est lefruit d’une longue habitude, acquiesça Hettar. Nachak a commis la même erreurque tous les Murgos quand ils livrent un combat. Il doit y avoir une failledans leur éducation.

— C’estvraiment dommage, tout de même, glissa Barak avec une mauvaise foi scandaleuse.

Garion s’éloignad’eux. Il savait pertinemment que c’était absurde, mais il n’en éprouvait pasmoins le sentiment aigu d’assumer une responsabilité personnelle dans lecarnage auquel il venait d’assister. Tout ce sang, toutes ces morts violentesprocédaient de ce qu’il avait dit. S’il n’avait pas ouvert la bouche, ceshommes ne seraient pas passés de vie à trépas. Ses paroles avaient beau sejustifier, sinon s’imposer — et combien —, il était, qu’il le voulût ou non,en proie aux affres de la culpabilité. Il ne se sentait pas en mesure dediscuter avec ses amis pour l’instant. Il aurait donné n’importe quoi pourpouvoir parler avec tante Pol, mais elle n’était pas encore revenue, et il seretrouvait seul face à sa conscience meurtrie.

Il s’étaitréfugié dans l’une des embrasures formées par les pilastres qui soutenaient lemur sud de la salle du trône afin de ruminer tranquillement ces sombrespensées, lorsqu’une jeune fille, de deux ans plus âgée que lui peut-être, fonditsur lui. Elle avait les cheveux sombres, presque noirs, la peau crémeuse, et lecorsage de sa robe écarlate, dont le brocart épais bruissait quand ellemarchait, était si profondément décolleté que Garion eut un peu de mal àtrouver sur elle un endroit qui offrît au regard toutes les garantiesd’innocuité voulues.

— J’ajouterai,ô Messire Garion, mes remerciements à ceux de toute l’Arendie, souffla-t-elle,d’une voix vibrante d’un cocktail d’émotions qui échappèrent totalement àGarion. La révélation du funeste complot ourdi par le Murgo est venue à pointnommé pour sauver la vie de notre souverain.

Ces mots nepouvaient que mettre du baume au cœur de Garion.

— Je n’aipas fait grand-chose, gente damoiselle, répondit-il, dans une belledémonstration de fausse modestie. Le combat fut livré par mes amis.

— Maisc’est Ta courageuse intervention qui a permis de démasquer le félon,insista-t-elle. Et les vierges chanteront la noblesse avec laquelle Tu as celél’identité de Ton ami, aussi anonyme que mal inspiré.

La notion devirginité n’était pas de celles avec lesquelles Garion était prêt à se colleteravec désinvolture. Il devint cramoisi et se mit à bafouiller lamentablement.

— Es-Tu envérité, noble Garion, le petit-fils de Belgarath l’Eternel ?

— Nos liensne sont pas aussi étroits que cela, mais c’est ainsi que nous présentons leschoses, pour simplifier.

— Tudescends néanmoins de lui en droite ligne ? précisa-t-elle, et ses yeuxviolets étincelaient.

— D’aprèslui, oui.

— Et DamePolgara serait-elle, d’aventure, Ta mère ?

— Ma tante.

— Uneproche parente, donc, approuva-t-elle avec chaleur, en posant ses mains commedeux oiseaux sur son poignet. Le sang qui coule, ô Messire Garion, dans Tesveines, est le plus noble du monde. Dis-moi, ne serais-Tu, par chance, encorepromis à personne ?

Les yeux deGarion se mirent à papilloter, et ses oreilles franchirent un nouveau degrédans l’écarlate.

— Ah !Garion, tonna la voix cordiale de Mandorallen, rompant un moment on ne peutplus pénible. Je Te cherchais. Daigneras-Tu, comtesse, nous excuser ?

La jeunecomtesse jeta à Mandorallen un regard venimeux, mais la main ferme du chevalierempoignait déjà celle de Garion, l’entraînant au loin.

— Il faudraque nous ayons un autre entretien, ô Messire Garion, s’écria-t-elle comme ils’éloignait.

— J’espèrebien, gente damoiselle, acquiesça Garion, par-dessus son épaule.

Puis Mandorallenet lui se fondirent dans la foule des courtisans qui se pressaient vers lecentre de la salle du trône.

— Je vousdois des remerciements, Mandorallen, articula enfin Garion, sans tropd’enthousiasme.

— Et pourquoi donc, mon jeune ami ?

— Voussaviez qui je protégeais quand j’ai parlé de Nachak au roi, n’est-ce pas ?

— Evidemment,confirma le chevalier, d’un petit ton désinvolte.

— Vousauriez pu le dire au roi. En fait, il était de votre devoir de le lui dire, sije ne m’abuse ?

— Oui, maisTu avais fait vœu de garder le secret.

— Moi oui,mais pas vous.

— Noussommes compères, Toi et moi. Ton serment me liait tout autant que Toi. Ne lesavais-Tu donc point ?

Garion étaitdépassé. Les raffinements de subtilité de l’éthique arendaise avaient quelquechose d’effarant.

— Alorsvous avez préféré vous battre pour moi ?

— Etcomment ! assura Mandorallen avec un rire bon enfant. Bien que je doiveT’avouer honnêtement, ô Garion, que mon empressement à prendre Ta défensen’était point entièrement le fait de l’amitié. En vérité, je te le dis, ceMurgo, Nachak, m’avait paru moult agressif, et je ne goûtais guère la froidearrogance de ses séides. L’idée de ce combat me tentait déjà fortement avantque le besoin de me faire Ton champion ne m’en offre l’occasion. C’estpeut-être moi qui devrais Te remercier de me l’avoir fournie.

— Je nevous comprends vraiment pas, Mandorallen, avoua Garion. Il y a des moments oùje me dis que je n’ai jamais rencontré personne d’aussi compliqué que vous detoute ma vie.

— Moi ?Mais je suis l’homme le plus simple du monde, déclara Mandorallen, stupéfait,avant de jeter un coup d’œil alentour. Je me dois de Te conseiller de prendregarde à Tes paroles lorsque Tu converses avec la comtesse Vasrana, luiconfia-t-il en se penchant vers lui. C’est ce qui m’a déterminé à Te prendre àpart.

— Quiça ?

— L’accortedamoiselle avec qui Tu t’entretenais. Elle se prend pour la plus grande beautédu royaume et cherche un époux digne de sa personne.

— Unépoux ? répéta Garion, d’une voix défaillante.

— Mon jeuneami constitue une proie de choix. Son sang est plus noble qu’aucun autre parsuite de sa parenté avec Belgarath. Il concrétiserait le summum des ambitionsde la comtesse.

— Unépoux ? croassa à nouveau Garion, dont les genoux commençaient à trembler.Moi ?

— Je nesais ce qu’il en est dans la brumeuse Sendarie, expliqua Mandorallen, mais enArendie, Tu es, ô Garion, d’âge à Te marier. Que mon compère prenne garde à sesparoles. La plus anodine des remarques pourrait passer pour une promesse, siune noble dame choisissait de l’interpréter comme telle.

Garion déglutitpéniblement et jeta autour de lui un coup d’œil plein d’appréhension, aprèsquoi il s’efforça de se faire oublier. Il avait l’impression que ses nerfs lelâcheraient au premier incident.

Mais la traquede ce genre de gibier à deux pattes n’avait pas de secret pour une chasseresseaussi rouée que la comtesse Vasrana. Avec une détermination consternante, ellele débusqua, le rabattit et l’accula dans une autre embrasure, braquant sur luises yeux de braise et son sein palpitant.

— Peut-êtrepourrons-nous maintenant, par chance, continuer cette intéressanteconversation, ô Messire Garion, ronronna-t-elle.

Garion était auxabois et supputait fébrilement ses chances d’évasion lorsque tante Polréintégra la salle du trône, accompagnée par la reine Mayaserana, maintenantrayonnante. Mandorallen lui adressa rapidement quelques mots, et elle traversaimmédiatement la salle en direction de la comtesse aux yeux violets qui tenaitGarion dans ses rets.

— Garion,mon chou, dit-elle en approchant, c’est l’heure de ton médicament.

— Monmédicament ? articula-t-il, ne voyant pas où elle voulait en venir.

— Il esttellement distrait, le pauvre, confia tante Pol à la comtesse. Il sait pourtantbien que s’il ne prend pas sa potion toutes les trois heures, il va avoir unenouvelle crise. Enfin, c’est probablement l’excitation...

— Unecrise ? répéta la comtesse Vasrana, d’une voix stridente.

— C’est unemalédiction qui pèse sur toute la famille, soupira tante Pol. Ils sont tousfous — tous les enfants mâles. La potion agit un moment, mais son effetn’est que temporaire, évidemment. Il faudra que nous trouvions sans tarder unejeune femme patiente et dotée d’un bel esprit de sacrifice si nous voulonsqu’il se marie et donne le jour à des enfants avant que son cerveau ne commenceà se ramollir. Après cela, son infortunée épouse sera condamnée à s’occuper delui jusqu’à la fin de ses jours. Je me demandais justement quelque chose,fit-elle en regardant la jeune femme d’un air spéculatif. Se pourrait-il que vousne soyez pas encore promise ? Vous semblez avoir l’âge voulu... Hmm, d’uneagréable fermeté, approuva-t-elle, en tendant la main et en tâtant rapidementle bras rond de Vasrana. Il faut que j’en parle tout de suite à sire Belgarath,mon père.

La comtessecommença à reculer, les yeux écarquillés.

— Allons,ne partez pas, supplia tante Pol. Nous avons bien quelques minutes devant nousavant sa prochaine crise.

La jeune filles’éloigna ventre à terre.

— Maisquand est-ce que tu resteras tranquille, à la fin ? soupira tante Pol enentraînant fermement Garion.

— Mais jen’ai rien fait, moi, objecta-t-il. Mandorallen les rejoignit, un sourire quiallait d’une oreille à l’autre accroché à la face.

— Jeconstate, ô gente dame, que Tu es parvenue à faire lâcher prise à notreagressive comtesse. Je l’aurais crue plus accrocheuse.

— Je lui aifourni matière à réflexion. Il se peut que j’aie quelque peu tempéré sonenthousiasme pour la vie matrimoniale.

— De quoivous êtes-vous entretenue avec notre reine ? reprit-il. Il y a des annéesque l’on ne l’avait vue sourire ainsi.

— Mayaseranaavait des problèmes typiquement féminins. Je ne pense pas que vouscomprendriez.

— Sonincapacité à mener une grossesse à terme ?

— LesArendais n’ont donc vraiment rien de mieux à faire que de gloser sur des chosesqui ne les regardent pas ? Pourquoi n’iriez-vous pas provoquer quelqu’und’autre en duel, au lieu de poser des questions indiscrètes ?

— Laquestion nous préoccupe tous beaucoup, gente dame, expliqua Mandorallen, d’unton d’excuse. Si notre reine ne donne pas un héritier au trône, nous courons lerisque d’une nouvelle guerre dynastique. Toute l’Arendie pourrait s’embraser ànouveau.

— L’incendien’aura pas lieu, Mandorallen. Je suis arrivée à temps, par bonheur — maisnous avons senti les brandons passer bien près. Vous aurez un prince couronnéavant l’hiver.

— Est-cepossible ?

— Vousaimeriez peut-être que je vous donne des précisions ? suggéra-t-elle d’unton caustique. J’avais pourtant cru remarquer que les hommes préféraientgénéralement ignorer le détail des mécanismes mis en œuvre dans la gestation deleurs héritiers.

Le visage deMandorallen s’empourpra.

— Je mecontenterai de votre assurance, Dame Polgara, déclara-t-il avec empressement.

— Vous m’envoyez fort aise.

— Il fautque je fasse part au roi de tout ceci, annonça-t-il.

— Occupez-vousplutôt de vos affaires, Messire Mandorallen. La reine se chargera elle-même dedire à Korodullin, son époux, ce qu’il a besoin de savoir. Vous feriez mieuxd’aller nettoyer votre armure. On dirait que vous avez passé la journée dans unabattoir.

Il s’inclina,plus rouge que jamais, et battit en retraite.

— Ah !les hommes, soupira-t-elle en le suivant du regard, avant de se rabattre surGarion. Je me suis laissé dire que tu ne t’étais pas ennuyé, toi.

— Ilfallait bien que je mette le roi au courant, bredouilla-t-il.

— On diraitque tu as vraiment le génie de te fourrer dans des situations invraisemblables.Pourquoi ne nous as-tu pas avertis, ton grand-père ou moi-même ?

— J’avaisjuré de me taire.

— Garion,commença-t-elle fermement, dans les circonstances présentes, il est trèsdangereux de garder des secrets. Ce que Lelldorin t’avait confié était trèsgrave, tu le savais n’est-ce pas ?

— Je n’aipas dit que c’était Lelldorin.

— Garion,mon chou, reprit-elle froidement, en le foudroyant du regard, ne commets jamaisl’erreur de me croire stupide.

— Oh !mais non, balbutia-t-il. Ça ne me serait jamais venu à l’esprit. Je... tantePol, j’avais donné ma parole de ne rien dire à personne.

Elle poussa unsoupir.

— Il nefaut pas que tu restes en Arendie, déclara-t-elle. Cet endroit a manifestementun effet néfaste sur tes facultés. Enfin, la prochaine fois que tu te sentirasobligé de faire une de ces déclarations publiques à sensation, parle-m’en unpeu avant. D’accord ?

— Oui,M’dame, marmonna-t-il, un peu penaud.

— Oh !mon Garion, mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ?

Puis elle éclatad’un grand rire chaleureux, lui passa un bras autour des épaules, et tout allabien à nouveau.

La soirée sedéroula sans autre incident. Le banquet fut mortel, ponctué de toasts interminables,les nobles arendais s’étant sentis obligés de se lever chacun à son tour pourrendre hommage à sire Loup et à tante Pol en tenant des discours aussi fleurisqu’ampoulés. Ils allèrent se coucher à une heure impossible, et Garion dormitmal, d’un sommeil troublé par des cauchemars dans lesquels la comtesse aux yeuxde braise le poursuivait le long d’interminables couloirs jonchés de fleurs.

Ils se levèrenttôt le lendemain matin, et après le petit déjeuner, tante Pol et sire Loups’entretinrent à nouveau en privé avec le roi et la reine. Garion, qui n’étaitpas tranquille depuis son escarmouche avec la comtesse Vasrana, ne quittait pasMandorallen d’une semelle. C’était le chevalier mimbraïque au surcot bleu quisemblait le mieux armé pour l’aider à éviter ce genre d’aventure. Ilsattendirent dans une antichambre, juste à côté de la salle du trône, et pourpasser le temps, Mandorallen lui expliqua en long et en large une tapisseriecompliquée qui couvrait tout un pan de mur.

Vers le milieude la matinée, Messire Andorig, le seigneur aux cheveux noirs auquel sire Loupavait ordonné de passer le restant de ses jours à s’occuper de l’arbre de laplace, vint trouver Mandorallen.

— Messirechevalier, commença-t-il d’un ton respectueux, le baron de Vo Ebor est arrivédu nord, accompagné de sa dame. Ils ont demandé de Tes nouvelles et m’ontchargé de Te mener près d’eux.

— C’estfort aimable de Ta part, ô Messire Andorig, répondit Mandorallen en se levantpromptement du banc où ils s’étaient assis, Garion et lui. Je reconnais biendans cette courtoisie le noble Andorig.

Andorig poussaun soupir.

— Il n’en apas toujours été ainsi, hélas. J’ai monté la garde, cette nuit, auprès del’arbre miraculeux que le vénérable Belgarath a confié à mes soins vigilants.Cela m’a donné le loisir de jeter un regard rétrospectif sur mon existence. Jen’ai pas mené la vie d’un homme de bien, mais je me repens amèrement de mesfautes et m’efforcerai honnêtement d’en mériter le pardon.

Sans un mot,Mandorallen étreignit la main du chevalier et le suivit, le long d’uninterminable corridor, jusqu’à l’antichambre où l’on avait introduit lesvisiteurs.

Ce n’est qu’aumoment d’entrer dans la pièce baignée de soleil que Garion se rappela que labaronne de Vo Ebor était la femme avec qui Mandorallen avait parlé, quelquesjours auparavant, sur cette colline battue par les vents, le long de la Grand-routede l’Ouest.

Le baron étaitun homme de belle prestance, en surcot vert. Il était sensiblement plus âgé queMandorallen. Ses cheveux et sa barbe avaient des reflets d’argent, et ses yeux,enfoncés dans son visage, recelaient comme une insondable tristesse.

— Mandorallen,dit-il en donnant chaleureusement l’accolade au chevalier. Il y a troplongtemps que Tu nous délaisses ; ce n’est pas gentil.

— Ledevoir, Messire, répondit Mandorallen d’une voix altérée.

— Allons,Nerina, ordonna le baron à sa femme. Venez saluer notre ami.

La baronneNerina était bien plus jeune que son mari. Elle avait les cheveux longs, d’unnoir de jais. Elle portait une robe rose, et elle était très belle— quoique pas plus, songea Garion, qu’une demi-douzaine d’autres femmesqu’il avait vues à la cour d’Arendie.

— Ce cherMandorallen, déclara-t-elle en accordant au chevalier une brève et chasteaccolade. Sa présence nous a beaucoup manqué à Vo Ebor.

— Le monden’est plus pour moi qu’un endroit désolé loin de ses murs tant aimés.

Sire Andorigs’était discrètement éclipsé après une inclination du buste, laissant Garionplanté près de la porte, un peu incertain sur la conduite à tenir.

— Et quelest ce jeune garçon d’aimable tournure qui accompagne mon fils ? s’enquitle baron.

— Un jeuneSendarien du nom de Garion, l’informa Mandorallen. Il s’est joint à moi, ainsique divers autres compagnons, dans une quête périlleuse.

— C’estavec joie que je salue le compagnon de mon fils, déclara le baron.

Garions’inclina, mais son esprit fonctionnait à toute vitesse. Il s’efforçait detrouver un prétexte pour s’éloigner. La situation était terriblementembarrassante, et il n’avait pas envie de s’éterniser.

— Il fautque j’aille attendre le roi, annonça le baron. Les règles de la courtoisieexigent que je me présente à lui dès mon arrivée à la cour. Daigneras-Tu, ôMandorallen, tenir compagnie à ma chère et tendre épouse jusqu’à mon retour ?

— Je n’ymanquerai pas, Messire.

— Je vaisvous emmener à l’endroit où le roi confère avec ma tante et mon grand-père,Messire, s’empressa Garion.

— Non, mongarçon, déclina le baron. Tu dois rester, toi aussi, bien que je n’aie nulsujet d’inquiétude, étant parfaitement au fait, comme je le suis, del’indéfectible loyauté de ma femme et de mon plus cher ami. Mais les mauvaiseslangues auraient vite fait de crier au scandale si on les laissait seuls tousles deux. La prudence commande que l’on veille à ne point prêter le flanc auxméchantes rumeurs et aux vils sous-entendus.

— Jeresterai donc, Messire, accepta promptement Garion.

— Bravegarçon, approuva le baron.

Puis il quittala pièce en silence, le regard quelque peu hanté.

— Ma damesouhaiterait-elle s’asseoir ? proposa Mandorallen, en indiquant à labaronne Nerina un banc sculpté placé à côté d’une fenêtre.

— Volontiers,acquiesça-t-elle. Notre voyage a été moult éprouvant.

— Il estbien long, le chemin qui mène d’ici à Vo Ebor, renchérit Mandorallen en prenantplace sur un autre banc. Les routes furent-elles clémentes à ma dame et à sonseigneur ?

— Peut-êtrepas tout à fait assez sèches pour que le voyage fût parfaitement agréable,précisa-t-elle.

Ils parlèrent unmoment des routes et du temps, assis non loin l’un de l’autre, mais passuffisamment près pour que, si quelqu’un venait à passer par la porte ouverte,il pût se méprendre sur la totale innocence de leur conversation. Pourtant, lesmessages qu’échangeaient leurs yeux étaient sensiblement plus intimes.Terriblement embarrassé, Garion affecta de regarder par une fenêtre, aprèss’être assuré qu’on le voyait bien de la porte.

Comme laconversation s’éternisait, les silences se faisaient de plus en plus longs etembarrassants, et Garion se tordait intérieurement de douleur à chaque fois,redoutant que, poussés à bout par leur amour sans espoir, Mandorallen ou DameNerina ne transgresse cette frontière non dite et ne laisse échapper le mot,la phrase ou le vocable qui provoqueraient la ruine de l’honneur et de ladignité, menant leur vie au désastre. Et pourtant, dans un petit coin de sonesprit, il aurait «donné n’importe quoi pour que ce mot, cette phrase ou cevocable soit enfin prononcé et que la flamme de leur amour s’embrase, aussibrièvement que ce soit.

C’est là, danscette petite chambre tranquille, baignée de lumière, que Garion franchit unesorte de ligne de .démarcation. Le ressentiment qu’il nourrissait à« l’encontre de Mandorallen, et qui lui avait été instillé par Lelldorin,avec ses préjugés sans nuance, finit par s’effriter et disparaître. Il se mit àéprouver pour le couple des sentiments puissants, qui n’étaient pas de la pitié— car ils n’auraient pas accepté de pitié —, mais plutôt de la compassion.Et surtout, il commençait à comprendre, bien qu’encore timidement et quoi qu’ily vît essentiellement la marque d’un égoïsme sans bornes, le sens de l’honneuret l’orgueil transcendant dans lesquels plongeaient les racines de la tragédiequi marquait le destin de l’Arendie depuis des siècles innombrables.

Pendant encoreune demi-heure peut-être, Mandorallen et Dame Nerina restèrent ainsi l’un prèsde l’autre, les yeux dans les yeux, échangeant à peine quelques paroles, tandisque Garion, au bord des larmes, montait près d’eux une garde vigilante. Et puisDurnik vint leur annoncer que tante Pol et sire Loup s’apprêtaient à partir.

Chapitre 12 : En Tolnédrie

Ils quittèrentla cité, escortés par un détachement d’une quarantaine de chevaliers en armurecommandé par le roi Korodullin en personne. Une fanfare de trompes de cuivresalua leur départ du haut des remparts de Vo Mimbre, et en jetant un coup d’œilpar-dessus son épaule, Garion crut reconnaître Dame Nerina debout sur le murd’enceinte, juste au-dessus du portail voûté, mais il n’aurait pu l’affirmer.La dame ne fit aucun signe de la main, et Mandorallen ne se retourna pas pourla regarder, mais c’est tout juste si Garion ne retint pas son souffle tout letemps qu’ils furent en vue de Vo Mimbre.

L’après-midiétait déjà bien entamé lorsqu’ils arrivèrent au gué qui permettait de traverserl’Arendie pour entrer en Tolnedrie. La rivière étincelait sous le soleil quibrillait de tous ses feux dans un ciel d’un bleu intense, et les bannièresmulticolores qui ornaient les lances des chevaliers de l’escorte claquaientdans le vent, au-dessus de leurs têtes. Garion éprouva un besoin éperdu, uneaspiration irrésistible, presque insoutenable, de traverser la rivière et delaisser derrière lui l’Arendie et les terribles événements qui s’y étaientdéroulés.

— Salut àToi et bonne route, ô vénérable Belgarath, déclara Korodullin, en s’arrêtant aubord de l’eau. Nous allons commencer nos préparatifs, ainsi que Tu nous l’asconseillé. L’Arendie sera prête. J’en atteste les Dieux.

— Je voustiendrai, quant à moi, régulièrement informé de l’avancement de notre quête,promit sire Loup.

— Nousferons également conduire une enquête sur les activités des Murgos àl’intérieur des frontières du royaume, annonça Korodullin. Si ce que nous aannoncé le noble Belgarath se révèle exact, et nous ne doutons pas que tel soitle cas, alors nous les ferons expulser d’Arendie jusqu’au dernier. Nous lestraquerons sans relâche, et ils ne connaîtront pas le repos sur la terred’Arendie. Nous ferons de leur vie un calvaire, un enfer perpétuel, pour prixde la discorde qu’ils auront tenté de semer parmi nos sujets.

— Voilà uneidée bien séduisante, répondit sire Loup avec un grand sourire. Les Murgos sontun peuple arrogant ; un peu d’affliction de temps à autre ne peut que leurenseigner l’humilité. Au revoir, Korodullin, dit-il en tendant la main aumonarque. J’espère que le monde se portera mieux lors de notre prochainerencontre.

— Nosprières iront dans ce sens, assura le jeune roi. Mais l’empire de Tolnedrie lesattendait de l’autre côté de la rivière ; alors sire Loup prit la tête dela colonne, et ils s’engagèrent dans les eaux frémissantes, tandis que, dansleur dos, les chevaliers mimbraïques les saluaient d’une ultime sonnerie detrompe.

En remontant surl’autre berge, Garion regarda autour de lui à la recherche de quelque chose quidifférenciât l’Arendie de la Tolnedrie, un changement dans le sol ou lavégétation, mais il n’y en avait apparemment aucun. Indifférente aux frontièresdes hommes, la terre continuait, inchangée.

A une demi-lieueenviron de la rivière, ils entrèrent dans la Futaie de Vordue, vaste étendueboisée, bien entretenue, qui partait de la mer et allait jusqu’au pied desmontagnes, à l’est. Une fois sous le couvert des arbres, ils s’arrêtèrent pourremettre leurs vêtements de voyage.

— Autantcontinuer à nous faire passer pour des marchands, décida sire Loup, enremettant avec une évidente satisfaction sa tunique rapiécée, d’un rougeéteint, et ses chaussures désassorties. Les Grolims ne se laisseront évidemmentpas abuser, mais ça fera l’affaire pour les Tolnedrains que nous rencontreronsen chemin. Nous réglerons le cas des Grolims d’une autre façon.

— Y a-t-iltrace du passage de l’Orbe ? gronda Barak en fourrant dans les ballots sacape de peau d’ours et son heaume.

— Un indiceou deux, confirma sire Loup avec un regard circulaire. Je dirais que Zedar estpassé par là il y a quelques semaines.

— Il ne mesemble pas que nous réduisions significativement l’écart, lâcha Silk en tirantsur son gilet de cuir.

— Au moins,nous ne nous laissons pas distancer. Bon, on y va ?

Ils se remirenten selle dans le soleil de l’après-midi et reprirent la Grand-routetolnedraine, qui coupait tout droit à travers la forêt. Au bout d’une lieue oudeux, la chaussée s’élargissait considérablement devant un bâtiment bas, auxmurs de pierre blanchis à la chaux, coiffé d’une toiture rouge, solidementplanté sur le bas-côté. Plusieurs soldats traînaient leur flemme auxalentours ; leurs armures et leur armement parurent à Garion moinsrutilants que ceux des légionnaires qu’il lui avait été donné de voirjusque-là.

— C’est unposte de douane, commenta Silk. Les Tolnedrains préfèrent les placer à unecertaine distance de la frontière pour ne pas se trouver impliqués dans lestrafics réguliers.

— Ceslégionnaires me semblent bien débraillés, observa Durnik d’un ton réprobateur.

— Ce nesont pas des légionnaires, expliqua Silk, mais des troupes locales au servicedes douanes. Ça fait une énorme différence.

— C’est ceque je vois, confirma Durnik.

Un soldat à lacuirasse rouillée s’avança sur la route, une courte lance à la main, et tenditle bras pour les arrêter.

— Inspectiondes douanes, déclara-t-il d’un ton las. Son Excellence va venir d’ici uninstant. Vous pouvez mettre vos chevaux par là, fit-il en indiquant une sorted’enclos, sur le côté du bâtiment.

— Desennuis en perspective ? demanda Mandorallen.

Le chevalier,qui avait enlevé son armure, portait maintenant la cotte de mailles et lesurcot avec lesquels il voyageait habituellement.

— Non,répondit Silk. L’agent des douanes va nous poser quelques questions, mais nousallons lui graisser la patte et il nous laissera repartir sans problème.

— Graisserla patte ? releva Durnik.

— Evidemment,commença Silk en haussant les épaules. Pourquoi les choses se passeraient-ellesautrement ici ? Mais il vaut mieux me laisser parler. J’ai l’habitude dece genre de formalités.

L’inspecteur desdouanes, un gaillard ventru, au crâne dégarni, sortit du bâtiment de pierre enépoussetant les miettes qui garnissaient le devant de sa robe brun-rouxceinturée à la taille.

— Bonaprès-midi, dit-il d’un ton carré.

— Bien lebonjour, Votre Excellence, répondit Silk avec une rapide courbette.

— Alors,qu’avons-nous là ? demanda l’agent en scrutant leur chargement d’un regardappréciateur, comme pour en jauger le contenu.

— Jem’appelle Radek de Boktor, répliqua Silk. Je suis un marchand drasnien. J’apportedu drap de laine sendarien à Tol Honeth.

Il ouvrit lehaut de l’un des paquets et en extirpa un coin de lainage gris.

— Voilà unbien honnête dessein, honorable marchand, commenta l’agent en palpant lelainage. L’hiver a été fort rigoureux, cette année, et les cours de la laineont considérablement monté.

Il y eut un breftintement et plusieurs pièces changèrent de main. L’agent des douanes se fenditalors d’un sourire, et sembla se décontracter.

— Je nevois pas l’utilité de vous faire ouvrir tout votre barda, concéda-t-il d’un tonamène. Il est évident que vous êtes l’intégrité même, mon brave Radek, et je nevoudrais pas vous retarder.

Silk s’inclina ànouveau.

— Avez-vousquelque chose de particulier à signaler sur le trajet qui nous attend, VotreExcellence ? questionna-t-il en refermant soigneusement le ballot. J’aiappris à me fier aux conseils du service des douanes.

— La routeest bonne, déclara l’agent avec un haussement d’épaules. Les légions yveillent.

— Bien sûr.Rien de spécial, où que ce soit ?

— Ilvaudrait peut-être mieux que vous ne vous mêliez pas trop à la population endescendant vers le sud, conseilla le corpulent personnage. Une certaineagitation politique se fait actuellement sentir en Tolnedrie. Mais je suis sûrque lorsque les gens verront que vous vaquez strictement à vos affaires, vousne serez pas importuné.

— Destroubles ? s’enquit Silk, en prenant l’air quelque peu préoccupé. C’est lapremière fois que j’en entends parler.

— C’est cefichu problème de succession qui perturbe un peu tout en ce moment.

— RanBorune serait-il malade ? s’étonna Silk.

— Non, lerassura le gros bonhomme. Il est vieux, voilà tout. Mais c’est un mal dont onne se remet jamais, et comme il n’a pas de fils pour lui succéder, la dynastieBorune s’éteindra avec lui, et les grandes familles ont déjà commencé àmanœuvrer pour occuper la place. Tout cela coûte horriblement cherévidemment ; or dès qu’il est question d’argent, les Tolnedrains que noussommes entrent en turbulence.

— Commetout un chacun, releva Silk, avec un petit rire. J’aurais peut-être intérêt àprendre des contacts dans le bon camp. A votre avis, quelle est à l’heureactuelle la famille la mieux placée dans la course ?

— Je penseque nous avons une nette avance sur tous les autres, répondit l’agent, d’un tonpassablement suffisant.

Nous ?

— LesVordueux. Ce sont de lointains parents à moi, par les femmes. Le grand-duc Kadorde Tol Vordue constitue le seul candidat possible pour le trône.

— Je necrois pas le connaître.

— C’est unhomme de qualité, reprit l’agent, non sans emphase. Un homme puissant,énergique, qui voit loin. Si le choix était basé sur le seul mérite, nul douteque le grand-duc Kador se verrait attribuer le trône par consentement général.Mais, hélas, la décision appartient à l’Assemblée consultative.

— Vraiment ?

— Vraiment,répéta amèrement le corpulent agent. Vous ne croiriez jamais combien ces hommesexigent en échange de leur voix, honorable Radek.

— C’est uneoccasion qui ne se représentera pas de sitôt pour eux, évidemment.

— Loin demoi l’idée de chipoter à qui que ce soit le droit à un honnêtedessous-de-table, pleurnicha le fonctionnaire, mais l’amour de l’argent a rendufous certains des membres du conseil. Quelle que soit la situation quej’occuperai dans le nouveau gouvernement, il me faudra des années pour regagnerce que j’ai déjà été obligé de donner. Et c’est la même chose d’un bout àl’autre de la Tolnedrie. Les honnêtes gens sont pris à la gorge par les impôtset toutes ces contributions exceptionnelles. Personne n’ose laisser passer uneliste sur laquelle il n’a pas son nom, et il en sort une tous les jours. Cesdépenses font le désespoir de tout le monde. On s’entre-tue dans les rues de TolHoneth.

— Ça va simal que ça ?

— C’estpire que tout ce que vous pouvez imaginer. Comme les Horbite n’ont pas lafortune nécessaire pour mener une véritable campagne, ils se sont mis àempoisonner les membres de l’Assemblée. Nous dépensons des millions pouracheter une voix, et le lendemain, notre homme s’écroule, raide mort, la figuretoute bleue. Ça me crucifie littéralement. Je n’ai pas assez de sang-froid pourfaire de la politique.

— Affreux,approuva Silk, d’un ton compatissant.

— Siseulement Ran Borune pouvait rendre le dernier soupir, se lamenta leTolnedrain, désespéré. Nous avons la situation bien en main pour l’instant,mais les Honeth sont plus riches que nous. Ils auraient les moyens d’acheter letrône à notre nez et à notre barbe ; il suffirait qu’ils se mettentd’accord sur un seul et même candidat. Et pendant ce temps-là, Ran Borune esttranquillement assis dans son palais, à gâter le sale petit monstre qui luisert de fille, et il est tellement entouré de gardes que ce n’est même pas lapeine d’essayer de convaincre un assassin de tenter quoi que ce soit. Il y ades moments où je me demande s’il mourra un jour.

— Patience,Votre Excellence, conseilla Silk. Plus grande est la souffrance, meilleureparaît, dit-on, la récompense finale.

Le Tolnedrainpoussa un soupir à fendre l’âme.

— Je seraidonc fabuleusement riche, un beau jour. Mais je ne vous ai que trop retardé,mon bon Radek. Je vous souhaite bonne route, et une vague de froid à Tol Honeth,pour faire encore monter le prix de vos lainages.

Silk s’inclinacourtoisement, se remit en selle, prit à nouveau la tête, et ils s’éloignèrentdu bureau de douanes au petit trot.

— Ça faitplaisir de retrouver cette bonne vieille Tolnedrie, avec son parfum detraîtrise, d’intrigue et de corruption ! s’exclama Silk, avecenthousiasme, une fois qu’ils furent hors de portée de voix.

— Tu asvraiment une sale mentalité, Silk, glissa Barak. Cet endroit est un vraicloaque.

— Bien sûr,et alors ? rétorqua en riant le petit homme à la tête de fouine. Au moins,comme ça, on ne s’ennuie pas. On ne s’ennuie jamais en Tolnedrie, Barak.

Ils arrivèrent àla tombée du jour près d’un petit village propret, et s’arrêtèrent pour la nuitdans une solide auberge bien tenue, où la nourriture était bonne et les lits,bien propres. Ils se levèrent tôt, le lendemain matin, et n’eurent pas plus tôtavalé le petit déjeuner que les sabots de leurs chevaux claquaient à nouveausur les dalles de la cour, puis sur les pavés de la route, dans la curieuselumière argentée que l’on voit juste avant le lever du soleil.

— Unendroit bien convenable, approuva Durnik, en jetant un coup d’œil circulairesur les maisons de pierres blanches, coiffées de toits de tuiles rouges. Tout al’air bien propre, bien ordonné.

— C’est lereflet de l’esprit tolnedrain, expliqua sire Loup. Ils ont vraiment le souci dudétail.

— Ce n’estpas un mauvais trait de caractère, observa Durnik.

Sire Loup étaitsur le point de lui répondre quand deux hommes en robe de bure surgirent, l’unpoursuivant l’autre, de l’ombre qui bordait la route.

— Attention !hurla celui qui se trouvait derrière. Il est devenu fou !

L’homme quicourait devant se tenait le crâne à deux mains, les yeux lui sortaient de latête, et son visage était tordu dans une expression d’horreur indicible. Commeil se précipitait droit sur lui, Garion leva instinctivement la main droitepour le repousser, tandis que son cheval faisait un violent écart. Au moment oùil effleurait de la paume le front de l’homme, il éprouva une curieuseimpression, un genre de picotement dans la main et dans le bras, comme sicelui-ci était soudain animé d’une force colossale, surhumaine, et son esprits’emplit d’un prodigieux rugissement. Les yeux du forcené se révulsèrent, et onaurait dit que Garion lui avait asséné un coup formidable, car il s’effondrasur les pavés de la route.

Puis Barakinsinua son cheval entre Garion et l’homme à terre.

— Qu’est-ceque c’est que cette histoire ? demanda-t-il au second homme en robe debure qui venait vers eux en courant.

— Nousvenons de Mar Terrin, répondit l’homme, à bout de souffle. Frère Obor nesupportait plus les fantômes, alors on m’a autorisé à le ramener chez luijusqu’à ce qu’il ait retrouvé ses esprits. Vous n’aviez pas besoin de cogner sifort, accusa-t-il en s’agenouillant auprès de l’homme à terre.

— Mais jen’ai rien fait, moi, protesta Garion. C’est à peine si je l’ai touché. Il a dûtomber en syncope.

— Il fautbien que vous l’ayez frappé, reprit le moine. Regardez sa figure.

Une vilainemarque rouge s’étendait sur le front de l’homme inconscient.

— Garion,dit tante Pol. Tu peux faire exactement ce que je vais te dire sans poser dequestions ?

— Sûrement,oui, répondit Garion en hochant la tête.

— Descendsde cheval. Approche-toi de l’homme qui est à terre et pose la paume de ta mainsur son front. Puis excuse-toi de l’avoir fait tomber.

— Vous êtessûre que c’est bien prudent, Polgara ? demanda Barak.

— Il n’y arien à craindre. Fais ce que je te dis, Garion. Garion approcha en hésitant del’homme évanoui, tendit la main et posa sa paume sur l’ecchymose.

— Je suisdésolé, déclara-t-il. Et j’espère que vous vous remettrez vite.

Il éprouva denouveau cette curieuse impression dans le bras, mais pas tout à fait comme lapremière fois.

Le regard del’homme s’éclaira, et il cligna les paupières à plusieurs reprises.

— Oùsuis-je ? murmura-t-il. Que s’est-il passé ?

Sa voix avaitl’air tout à fait normal, et la marque sur son front avait disparu.

— Tout vabien, maintenant, lui expliqua Garion, sans trop savoir pourquoi. Vous avez étémalade, mais ça va mieux, à présent.

— Viens,Garion, ordonna tante Pol. Son ami va s’occuper de lui.

Garion se remiten selle, une tempête sous le crâne.

— Unmiracle ! s’écria le second moine.

— Pas toutà fait, rectifia tante Pol. Le coup lui a rendu ses esprits, et voilà tout. Cesont des choses qui arrivent.

Mais elleéchangea avec sire Loup un regard qui en disait long ; il avait dû sepasser quelque chose, quelque chose de rigoureusement inattendu.

Ilss’éloignèrent, abandonnant les deux moines au beau milieu de la route.

— Ques’est-il passé ? demanda Durnik, l’air stupéfait.

— Polgara adû passer par Garion, expliqua sire Loup en haussant les épaules. Nous nepouvions pas faire autrement.

Mais Durnikn’avait pas l’air convaincu.

— Oh !cela n’arrive pas très souvent, continua sire Loup, car il n’est guère commoded’agir par l’intermédiaire de quelqu’un d’autre, comme cela ; seulement,il arrive parfois que nous n’ayons pas le choix.

— MaisGarion l’a guéri, objecta Durnik.

— C’est quele remède devait venir de la même main que le mal, Durnik, répondit tante Pol.Allons, ne posez pas tant de questions.

Mais la voixsèche qui s’éveillait dans la conscience de Garion refusait toutes cesexplications en bloc. Elle lui disait que personne n’était intervenu del’extérieur. Troublé, il examina la marque argentée qui lui couvrait la paumede la main. Elle n’était pas tout à fait comme avant. Il n’aurait su dire enquoi, mais il avait vraiment l’impression qu’elle était un peu changée.

— Arrêted’y penser, chéri, dit tranquillement tante Pol comme ils quittaient le villageet repartaient vers le sud, accompagnés par le chant des oiseaux qui saluaientle lever du jour. Ne t’inquiète pas. Je t’expliquerai tout ça plus tard.

Puis, elletendit le bras et lui replia fermement les doigts sur la paume de la main.

Chapitre 13

Il leur falluttrois jours pour traverser la Futaie de Vordue. Garion, qui n’avait pas oubliéles périls de la forêt arendaise, n’était pas tranquille au départ, et scrutaitavec angoisse les ombres qui s’étendaient sous les arbres ; mais vers lafin de la première journée, comme il ne s’était rien passé de spécial, il commençaà se détendre. Au contraire de sire Loup, qui semblait de plus en plusirritable au fur et à mesure qu’ils descendaient vers le sud.

— Ilsmijotent quelque chose, marmonnait-il. Je voudrais bien qu’ils montrent le boutdu nez. Je déteste avancer en regardant par-dessus mon épaule à chaque pascomme ça.

Garion n’eutguère l’occasion, pendant qu’ils étaient à cheval, de parler à tante Pol de cequi était arrivé au moine fou de Mar Terrin. On aurait presque dit qu’ellel’évitait délibérément ; et quand il réussit enfin à se rapprochersuffisamment d’elle pour lui poser des questions au sujet de l’incident, ellene lui fournit que des réponses vagues, peu propres à effacer le malaise quelui inspirait toute l’affaire.

Au matin dutroisième jour, ils sortirent du couvert des arbres et se retrouvèrent à l’airlibre, dans les labours. Contrairement à la plaine arendaise, où de vastesétendues de terre semblaient abandonnées aux mauvaises herbes, ici, le solfaisait l’objet d’une culture extensive, et tous les champs étaient entourés demurets de pierres. Il ne faisait pas encore très chaud, loin de là, mais lesoleil brillait de mille feux, et la glèbe riche et noire semblait n’attendreque d’être ensemencée. La grand-route était large et droite, et ils rencontrèrenten chemin de nombreux voyageurs avec lesquels ils échangeaient en général dessalutations de pure forme mais polies, et Garion commença à se sentir plus àl’aise. Le pays semblait décidément beaucoup trop civilisé pour le genre dedangers qu’ils avaient rencontrés en Arendie.

Vers le milieude l’après-midi, ils entrèrent dans une ville d’une certaine importance où desmarchands vêtus de manteaux multicolores les hélaient depuis les étals et leséventaires qui bordaient les rues, les adjurant de s’arrêter pour jeter aumoins un coup d’œil à leurs marchandises.

— Ils ontvraiment l’air désespérés de nous voir partir, observa Durnik.

— LesTolnedrains ne supportent pas de perdre un client, commenta Silk. Ils adorentl’argent.

Un incidentéclata tout à coup sur une petite place, un peu plus loin devant eux. Unedemi-douzaine de soldats mal rasés, d’une allure négligée, avaient abordé unhomme à l’air arrogant, en manteau vert sans manches, qui protestait avecvéhémence.

— Maislaissez-moi passer, enfin ! s’exclamait-il.

— On ajuste un mot à te dire, Lembor, rétorqua l’un des soldats, avec un rictusinquiétant.

C’était un grandgaillard efflanqué, défiguré, d’un côté, par une vilaine cicatrice.

— Quelidiot ! fit un passant, avec un rire gras. Lembor se prend pour un sigrand personnage maintenant qu’il se croit dispensé de prendre des précautions.

— Ils vontl’arrêter, ami ? s’enquit poliment Durnik.

— Ils ne legarderont sûrement pas longtemps, répondit sèchement le passant.

— Qu’est-cequ’ils vont lui faire ? demanda Durnik.

— La mêmechose que d’habitude.

— Etqu’est-ce qu’il se passe, d’habitude ?

— Regardez,vous verrez bien. Cet imbécile n’aurait jamais dû sortir sans ses gardes ducorps.

L’homme enmanteau vert était maintenant encerclé par les soldats, et deux d’entre eux leprenaient par les bras sans ménagements.

— Maislâchez-moi ! protestait Lembor. Qu’est-ce que vous faites, à la fin ?

— Allons,suis-nous sans faire d’histoires, Lembor, ordonna le soldat au visage balafré.Ne nous complique pas la tâche.

Ils commencèrentà l’entraîner dans une ruelle étroite.

— Al’aide ! glapissait Lembor, en se débattant désespérément.

L’un des soldatslui écrasa la bouche d’un coup de poing, et ils disparurent dans le passage. Onentendit un seul cri, bref, et les échos d’une courte lutte accompagnée deforce grognements, bientôt suivis d’un crissement horrible d’acier sur de l’os,puis quelqu’un exhala une longue plainte, et un ruisselet impétueux de sangvermeil se mit à sourdre au bout de l’allée pour se jeter dans le caniveau. Uneminute ou deux plus tard, les soldats ressortaient de la ruelle en essuyantleurs épées avec un grand sourire.

— Mais ilfaut faire quelque chose ! s’écria Garion, indigné et horrifié.

— Non,déclara abruptement Silk. La seule chose que nous ayons à faire, c’est de nousoccuper de nos oignons. Nous ne sommes pas là pour nous ingérer dans lesproblèmes de politique locale.

— Depolitique ? Tu appelles ça de la politique, toi ? protesta Garion.Mais c’était un meurtre délibéré ! On ne pourrait pas aller voir s’il esttoujours vivant, au moins ?

— Il y apeu de chances, railla Barak. On voit mal comment six hommes armés d’épéesauraient pu rater leur coup.

Une douzained’autres soldats, d’aussi piètre apparence que les premiers, se précipitèrentsur la place en mettant sabre au clair.

— Troptard, Rabbas, fit, avec un rire âpre, le soldat au visage balafré à l’attentiondu chef des nouveaux arrivants. Lembor n’a plus besoin de toi. Il vient d’êtreemporté par un mauvais cas de mort subite. J’ai bien l’impression que tu vas teretrouver sans travail.

Le dénomméRabbas s’arrêta net, puis une expression rusée, brutale, passa sur son visagesombre.

— Tu aspeut-être raison, Kragger, répondit-il d’une voix non moins âpre. Mais il sepourrait là encore que nous arrivions à faire un peu de place dans la garnison.Je suis sûr qu’Elgon serait ravi de renouveler un peu ses cadres.

Il se remit àavancer en balançant son épée devant lui d’un air menaçant.

Puis on entenditun bruit de course précipitée, et vingt légionnaires brandissant de courteslances firent irruption sur la place au pas de charge, sur deux colonnes. Leurscuirasses étaient étincelantes et toute leur tenue, rigoureusementirréprochable. Ils s’immobilisèrent entre les deux groupes de soldats, et leshommes de chacune des colonnes se tournèrent vers l’un des deux clans enabaissant leurs lances.

— Trèsbien, Rabbas, Kragger, ça suffit, ordonna d’un ton sans réplique le chef dudétachement. Videz les lieux immédiatement, tous les deux.

— Ce porc atué Lembor, sergent, protesta Rabbas.

— Quelleperte cruelle ! fit sans trop de sympathie le sergent. Maintenant,débarrassez-moi le plancher. Je ne veux pas d’incidents pendant mon service.

— Vousn’allez rien faire ? demanda Rabbas.

— Si,répondit le légionnaire. Je vais faire dégager la voie publique : fichezle camp d’ici.

Rabbas tournales talons d’un air morose en emmenant ses hommes.

— Ça vautaussi pour toi, Kragger, précisa le sergent.

— Mais biensûr, sergent, répliqua Kragger, avec un sourire mielleux. Nous étions justementsur le point de prendre congé.

Des huéess’élevèrent de la foule, comme les légionnaires cornaquaient les soldats àl’allure malpropre hors de la place. Le sergent jeta un regard menaçant sur lafoule, et les clameurs se turent instantanément.

Durnik fitentendre un sifflement aigu.

— Là, del’autre côté de la place, dit-il à sire Loup, dans un chuchotement rauque, ondirait Brill.

— Encorelui ? s’exclama sire Loup, d’un ton exaspéré. Mais comment fait-il pournous devancer constamment, comme ça ?

— Essayonsde savoir ce qu’il mijote, suggéra Silk, les yeux brillants.

— Il vanous reconnaître si nous tentons de le suivre, avertit Barak.

— Laissez-moifaire, décréta Silk en se laissant glisser à terre.

— Il nous avus ? demanda Garion.

— Je necrois pas, répondit Durnik. Il parle à ces hommes, là-bas. Il ne regarde paspar ici.

— Il y aune auberge près de la porte sud de la ville, dit très vite Silk, en retirantson gilet et en l’accrochant au pommeau de sa selle. Je vous y retrouveraid’ici une heure à peu près.

Puis le petithomme fit volte-face et se perdit dans la foule.

— Descendezde cheval, ordonna sire Loup, laconique. Nous allons les mener par la bride.

Ils mirent touspied à terre et, s’efforçant de rester derrière leurs chevaux pour que Brill neles vît pas, ils contournèrent l’angle de la place en longeant les bâtiments auplus près.

Garion jeta uncoup d’œil en passant dans la ruelle où Kragger et ses hommes avaient attiré àson corps défendant le malheureux Lembor. Il frissonna et détourna très vite leregard. Une masse informe recouverte d’un long gilet vert, sans manches, étaiteffondrée dans un coin de la sordide ruelle dont le sol pavé et les mursétaient abondamment maculés de sang.

Ils se rendirentcompte en quittant la place que la ville entière semblait prise de frénésie, etparfois de consternation.

— Lembor ?Vous avez dit Lembor ? s’exclamait, atterré, un marchand au visagecendreux, vêtu d’un manteau bleu. Ce n’est pas possible !

— C’est ungars qui a tout vu qui l’a dit à mon frère, répondait son interlocuteur, unsecond marchand, à l’air tout aussi ébranlé. Il a été attaqué en pleine rue parquarante soldats d’Elgon, qui lui ont donné l’estocade devant tout le monde.

— Qu’allons-nousdevenir ? demandait le premier homme, d’une voix tremblante.

— Vous, jene sais pas, mais en ce qui me concerne, je ne vais pas faire de vieux os ici.Maintenant que Lembor est mort, les soldats d’Elgon vont probablement essayerde nous régler notre compte à tous.

— Ilsn’oseraient tout de même pas.

— Et quiles en empêcherait ? Je rentre me barricader chez moi.

— Pourquoiavons-nous écouté Lembor ? gémit le premier marchand. Nous n’aurionsjamais dû nous mêler de tout ça.

— C’esttrop tard, maintenant, reprit l’autre. Moi, je vais me planquer. Il tourna lestalons et partit ventre à terre.

— Eh bien,dites donc, quand ils s’amusent, ceux-là, c’est pour de bon, observa Barak.

— Mais quefait donc la légion ? s’offusqua Mandorallen.

— Elleconserve une parfaite neutralité dans toutes ces affaires, expliqua sire Loup.Ça fait partir du serment des légionnaires.

L’auberge queSilk leur avait indiquée était un bâtiment carré, bien propre, entouré d’un murbas. Ils attachèrent leurs chevaux dans la cour et entrèrent dans la sallecommune baignée de soleil.

— Nousferions aussi bien de manger quelque chose, père, suggéra tante Pol en prenantplace à une table de chêne impeccablement cirée.

— J’étaisjuste en train de me dire que...

Sire Loup jetaun coup d’œil en direction de la porte.

— Je sais,répondit-elle. Mais je crois qu’il vaudrait mieux que nous mangions un morceauavant.

— Trèsbien, Pol, soupira sire Loup.

Le serveur leurapporta un plat de côtelettes fumantes et de grosses tranches de pain noircouvertes d’une épaisse couche de beurre. Garion avait l’estomac encore un peuretourné après le spectacle de la place, mais l’odeur des côtelettes eut tôtfait de le remettre d’aplomb. Ils avaient presque fini de manger quand un petithomme débraillé, en chemise de lin, tablier de cuir et chapeau râpé, entra etvint se vautrer sans cérémonie au bout de leur table. Son visage leur disaitvaguement quelque chose.

— Duvin ! brailla-t-il à l’adresse de l’aubergiste. Et à manger !

Il jeta un coupd’œil furtif sur la salle plongée dans la lumière dorée qui filtrait à traversles fenêtres aux vitres jaunes.

— Il y ad’autres tables, ô ami, dit froidement Mandorallen.

— C’estcelle-là que j’préfère, répliqua l’étranger, en les regardant à tour de rôle,avant d’éclater de rire.

Garion vit avecstupeur les traits de l’homme se relâcher, tandis que ses muscles semblaientglisser sous sa peau pour reprendre leur place habituelle. C’était Silk.

— Commentfais-tu ça ? demanda Barak, stupéfait. Silk lui dédia un large sourire,puis tendit les mains et se frotta les joues du bout des doigts.

— A forcede concentration, Barak. De concentration et de beaucoup de pratique. Mais çafinit par faire un peu mal aux joues, à force.

— Ça doitêtre utile dans certaines circonstances, j’imagine, commenta Hettar, d’un tonun peu narquois.

— Surtoutpour un espion, renchérit Barak. Silk inclina plaisamment la tête.

— Où as-tupris ces vêtements ? s’étonna Durnik.

— Je les aitrouvés, répondit Silk avec un haussement d’épaules, en retirant son tablier.

— Trouvés,hein ? Bon, et Brill, dans tout ça : qu’est-ce qu’il fabriqueici ? demanda sire Loup.

— Il sèmela zizanie, comme d’habitude. Il raconte à qui veut l’entendre qu’un Murgo dunom d’Asharak propose une récompense pour toute information nous concernant. Ildonne de vous une excellent description, mon cher. Guère flatteuse, mais trèsprécise.

— Ilcommence à m’agacer, cet Asharak, déclara tante Pol. Il va falloir que nousnous occupions de son cas.

— Ce n’estpas tout, reprit Silk en s’attaquant à l’une des côtelettes. Brill racontepartout que nous avons enlevé Garion, que c’est le fils d’Asharak, et qu’iloffre une énorme récompense à celui qui lui ramènera son précieux rejeton.

— Garion ?releva brutalement tante Pol, d’un ton âpre.

Silk hocha latête.

— Il citeun chiffre très motivant, avec plein de zéros. Il fit main basse sur un morceaude pain.

— Pourquoimoi ? se récria Garion, à qui cette nouvelle avait donné un coup au cœur.

— Pour nousretarder, conjectura sire Loup. Quel qu’il soit, Asharak sait que Polgara nerepartirait pas tant qu’elle ne t’aurait pas retrouvé. Et nous non plus,probablement. Ce qui donnerait à Zedar le temps de prendre du champ.

— Mais quiest au juste cet Asharak ? s’informa Hettar, en plissant les yeux.

— UnGrolim, sans doute, répondit sire Loup. Son rayon d’action est décidément unpeu trop vaste pour qu’il ne s’agisse que d’un simple Murgo.

— Quelleest la différence ? s’enquit Durnik.

— Il n’y ena pas, justement. Ils se ressemblent énormément. Ce sont deux peuplades distinctes,mais très proches l’une de l’autre ; beaucoup plus que de n’importe quelleautre tribu angarak. Tout le monde peut distinguer un Nadrak d’un Thull, ou unThull d’un Mallorien, mais il est impossible de reconnaître un Murgo d’unGrolim.

— Je n’aijamais eu aucun problème, rétorqua tante Pol. Ils n’ont pas du tout la mêmementalité.

— Ça vabeaucoup simplifier les choses, commenta Barak, d’un ton sarcastique. Nousn’aurons qu’à fendre le crâne de tous les Murgos que nous rencontrerons enchemin, comme ça vous pourrez nous apprendre à différencier ce qu’ils ont dansla tête.

— Vousfréquentez décidément beaucoup trop Silk, ces temps-ci, décréta tante Pol, d’unton acide. Il commence à déteindre sur vous.

Barak regardaSilk et lui fit un clin d’œil.

— Si vousavez fini, nous pourrions peut-être essayer de quitter la ville sans nous fairerepérer, suggéra sire Loup. Y a-t-il un moyen de partir d’icidiscrètement ? demanda-t-il à Silk.

— Evidemment,répondit Silk, la bouche pleine.

— Un moyenque vous connaissez bien ?

— Je vousen prie ! s’offusqua Silk. Bien sûr que je le connais bien.

— Passons,concéda sire Loup.

La ruelle queSilk leur fit emprunter était étroite, déserte, et particulièrementnauséabonde, mais elle les amena directement à la porte sud de la ville, et ilsse retrouvèrent bientôt sur la grand-route.

— Autantmettre tout de suite quelques lieues entre eux et nous, déclara sire Loup.

Il enfonça sestalons dans les flancs de son cheval et partit au galop. Ils chevauchèrentjusque bien après la tombée du jour. Une lune goitreuse et malsaine s’étaitélevée au-dessus de l’horizon, emplissant la nuit d’une lueur cendrée quisemblait décolorer toute chose, lorsque sire Loup s’arrêta enfin.

— Nousn’avons pas vraiment besoin de passer toute la nuit à cheval, dit-il. Quittonsla route, nous allons prendre quelques heures de repos et nous repartirons tôtdemain matin. Je voudrais bien garder un peu d’avance sur Brill, cette fois, sipossible.

— Quedites-vous de ça ? suggéra Durnik en tendant le doigt vers un petitbosquet qui gravait sa silhouette noire dans la lumière blafarde, non loin dela route.

— Ça ira,décréta sire loup. Nous n’aurons pas besoin de faire du feu.

Ils menèrent leschevaux sous le couvert des arbres et tirèrent leurs couvertures de leurpaquetage. Le clair de lune s’insinuait entre les arbres, marbrant le soljonché de feuilles mortes. Garion trouva un endroit qu’il jugea du bout du piedà peu près plat, s’entortilla dans sa couverture, se tourna et se retourna unmoment, puis finit par s’endormir.

Il se réveillaen sursaut, aveuglé par une demi-douzaine de torches, la poitrine écrasée sousune grosse botte, le bout d’une lame appuyé sur la gorge.

— Quepersonne ne bouge ! ordonna une voix rauque. Le premier qui lève le petitdoigt est un homme mort !

Garion se raiditde peur et la pointe de l’épée lui entra cruellement dans la chair. Il tournala tête d’un côté puis de l’autre et constata que tous ses amis étaientimmobilisés comme lui. Il avait fallu deux soldats pour maîtriser Durnik, quiétait de garde, et à qui les hommes à l’air farouche avaient fourré un bout dechiffon dans la bouche.

— Qu’est-ceque ça veut dire ? demanda Silk aux soldats.

— Vousn’allez pas tarder à le savoir, répondit leur chef. Prenez leurs armes.

Il fit un geste,et Garion vit qu’il lui manquait un doigt à la main droite.

— Il doit yavoir une erreur quelque part, protesta Silk. Je suis Radek de Boktor, unmarchand, et nous n’avons rien fait de mal, mes amis ni moi-même.

— Debout !commanda le soldat à quatre doigts, indifférent aux protestations du petithomme. Si l’un de vous tente quoi que ce soit, on tue tous les autres.

Silk se leva etenfonça son chapeau sur sa tête.

— Vousallez le regretter, capitaine, déclara-t-il. J’ai des amis haut placés en Tolnedrie.

— Ça ne mefait ni chaud ni froid, rétorqua le soldat en haussant les épaules. Je suis auxordres du comte Dravor. C’est lui qui m’a dit de vous amener à lui.

— Trèsbien. Allons donc voir ce comte Dravor et tirons cette affaire au clairimmédiatement. Vous n’avez pas besoin d’agiter vos épées comme ça, vous savez.Nous vous suivrons bien gentiment. Personne n’a l’intention de faire quoi quece soit qui puisse vous irriter.

Le soldat àquatre doigts se rembrunit visiblement à la lueur de la torche.

— Je n’aimepas beaucoup le ton sur lequel vous me parlez, marchand.

— Vousn’êtes pas payé pour aimer le ton que je prends, mon brave, riposta Silk. Vousêtes payé pour nous escorter auprès du comte Dravor. Et si nous y allions toutde suite ? Plus vite nous serons devant lui, plus vite je pourrai lui direce que je pense de vos manières.

— Prenezleurs chevaux, grommela le soldat. Garion s’était rapproché de tante Pol.

— Tu nepeux rien faire ? demanda-t-il tout bas.

— Silence !aboya le soldat qui l’avait fait prisonnier. Garion se tut, réduit àl’impuissance par l’épée braquée sur sa poitrine.

Chapitre 14

Ils suivirent, àune allure modérée, l’allée incurvée, semée de gravier blanc, qui menait à lademeure du comte Dravor. C’était une grande maison blanche posée au centred’une vaste pelouse garnie, de chaque côté, de haies soigneusement taillées etde massifs de fleurs tirés au cordeau, dont la lune, qui était maintenant justeau-dessus de leurs têtes, leur permettait d’apprécier les moindres détails.

Les soldats leurfirent mettre pied à terre dans une cour située entre le jardin et le mur ouestde la résidence, puis on les poussa à l’intérieur sans ménagements, le longd’un interminable couloir qui menait à une lourde porte de bois ciré.

Ils entrèrent dansune salle somptueusement meublée, au centre de laquelle un homme efflanquéétait avachi dans un fauteuil. Il portait un manteau sans manches, rose pâle,froissé et pas très propre, garni à l’ourlet et autour des emmanchures d’unebordure argent qui indiquait son rang. En les voyant entrer, le comte Dravoresquissa un sourire avenant, presque rêveur, et leva sur eux le regard vague deses yeux soulignés de lourdes poches.

— Et quisont ces invités ? demanda-t-il, d’une voix pâteuse, à peine audible.

— Lesprisonniers, Messire, expliqua le soldat aux quatre doigts. Ceux dont vous avezordonné l’arrestation.

— Parce quej’ai fait arrêter des gens ? articula péniblement le comte. Je n’enreviens pas d’avoir fait une chose pareille. J’espère ne pas vous avoir causéde désagrément, mes amis.

— Nousavons été un peu surpris, voilà tout, répondit prudemment Silk.

— Je medemande bien pourquoi j’ai fait ça, s’interrogea le comte. J’avais sûrement uneraison. Je ne fais jamais rien sans raison, n’est-ce pas ? Qu’avez-vousfait de mal ?

— Nousn’avons rien fait de mal, Messire, lui assura Silk.

— Alorspourquoi vous ai-je fait arrêter ? Il doit y avoir un malentendu.

— C’estaussi ce que nous nous disions, Messire.

— Eh bien,je suis heureux que nous ayons éclairci cette énigme, révéla le comte, toutheureux. Je peux peut-être vous retenir à dîner ?

— Nousavons déjà dîné, Messire.

— Oh !J’ai si peu de visiteurs...

Le visage ducomte s’allongea sous l’effet de la déception.

— Peut-êtrevotre intendant, Y’diss, se rappellera-t-il la raison pour laquelle ces gensont été appréhendés, Messire, suggéra le soldat aux quatre doigts.

— Mais biensûr, s’exclama le comte. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Y’diss sesouvient toujours de tout. Faites-le mander d’urgence.

— Oui,Messire.

Le soldats’inclina devant lui et adressa un signe de tête péremptoire à l’un de seshommes.

Quelquesinstants plus tard, instants que le comte Dravor passa à jouer d’un air rêveuravec les plis de son manteau, tout en fredonnant un air sans suite, une portes’ouvrit au bout de la salle, devant un homme vêtu d’une robe chatoyante, ornéede broderies compliquées. Son visage reflétait une sensualité grossière et ilavait la tête rasée.

— Vousvouliez me voir, Messire ? demanda-t-il d’une voix râpeuse, presquesifflante.

— Ah,Y’diss, fit le comte Dravor, l’air réjoui. Je suis ravi que vous ayez pu vousjoindre à nous.

— Tout leplaisir de vous servir est pour moi, Messire, répliqua l’intendant avec unecourbette sinueuse.

— Je medemandais pourquoi j’avais demandé à nos amis de s’arrêter chez nous. J’ai dûoublier. Vous en souviendriez-vous, par bonheur ?

— C’est unepetite affaire de rien du tout, Messire. Je puis aisément m’en charger pourvous. Il faut que vous vous reposiez. Vous ne devez pas vous fatiguer, voussavez bien.

— Maintenantque vous me le dites, je me sens un peu las, en effet, Y’diss, repartit lecomte en se passant la main sur le visage. Vous pourrez peut-être vous occuperde nos invités pendant que je me repose un peu.

— Assurément,Messire, fit Y’diss avec une nouvelle courbette.

Le comte seretourna et s’endormit presque aussitôt dans son fauteuil.

— Le comten’est pas très en forme, commenta Y’diss avec un sourire onctueux. Il ne quitteplus son fauteuil, ces temps-ci. Ne restons pas ici, nous allons le déranger.

— Je nesuis qu’un marchand drasnien, Votre Grâce, reprit Silk. Et voici mes serviteurs— ainsi que ma sœur, ici présente. Nous ne comprenons rien à tout ceci.

Y’diss éclata derire.

— Pourquoipersister dans cette absurde imposture, Prince Kheldar ? Je vous aireconnu. Je vous connais tous, d’ailleurs, ainsi que la nature de votremission.

— En quoipouvons-nous t’intéresser, Nyissien ? demanda sire Loup, d’un ton glacial.

— Je sersma maîtresse, l’Eternelle Salmissra, répondit Y’diss.

— LaFemme-Serpent serait-elle l’instrument des Grolims, maintenant ? émittante Pol. Ou s’incline-t-elle devant la volonté de Zedar ?

— Ma Reinene s’incline devant aucun homme, Polgara, dénia Y’diss, d’un ton méprisant.

— Vraiment ?railla tante Pol en haussant un sourcil. Je m’étonne, dans ce cas, de trouverl’un de ses serviteurs en train de danser au son du fifre des Grolims.

— Je n’airien à voir avec les Grolims, objecta Y’diss. Ils fouillent toute la Tolnedrieà votre recherche, mais c’est moi qui vous ai retrouvés.

— Trouvern’est pas garder, Y’diss, énonça calmement sire Loup. Et si tu nous disaisplutôt de quoi il retourne ?

— Je nevous dirai que ce que j’ai envie de vous dire, Belgarath.

— En voilàassez, père, dit tante Pol. Je ne crois vraiment pas que nous ayons le temps dejouer aux devinettes avec des Nyissiens.

— A votreplace, je ne ferais pas ça, Polgara, l’avertit Y’diss. Je sais tout sur vospouvoirs. Levez une main, me seule, et mes soldats tueront vos amis.

Garion se sentitbrutalement empoigné par derrière, et on lui appuya fermement une lame sur lagorge.

Les yeux detante Pol se mirent subitement à jeter des flammes.

— Tut’aventures en terrain dangereux !

— Je nepense pas qu’il soit utile d’échanger des menaces, dit sire Loup. J’en déduisdonc que tu n’as pas l’intention de nous remettre entre les mains des Grolims.

— LesGrolims n’ont aucun intérêt pour moi, siffla Y’diss. Ma reine m’a ordonné devous remettre entre ses mains à Sthiss Tor.

— En quoicette affaire intéresse-t-elle Salmissra ? S’enquit sire Loup. Elle n’arien à voir là-dedans.

— Je luilaisse le soin de vous expliquer tout cela elle-même, quand vous arriverez àSthiss Tor. Entretemps, j’aimerais bien que vous me racontiez certaines petiteschoses.

— Je douteque Tu remportes grand succès en ce domaine, déclara Mandorallen, non sansraideur. Il n’entre point dans nos habitudes de discuter d’affaires privéesavec des étrangers aux manières déplorables.

— Et jepense, moi, que vous vous trompez, mon cher baron, répliqua Y’diss avec unsourire polaire. Les caves de cette maison sont profondes, et ce qui s’y passepeut être fort déplaisant. Mes serviteurs disposent d’un immense doigté dansl’application de tortures exquisément persuasives.

— Je necrains pas Tes tourments, Nyissien, décréta Mandorallen, avec un méprisécrasant.

— Non, jeveux bien croire que non, en effet. Pour avoir peur, il faut de l’imagination,et vous n’êtes pas suffisamment intelligents, vous autres Arendais, pour avoirde l’imagination. Toutefois, la souffrance affaiblira votre volonté — touten procurant une saine distraction à mes serviteurs. Il n’est pas facile detrouver de bons tourmenteurs, et ils ont tendance à sombrer dans la morosité sion ne les laisse pas exercer leur art. Je suis sûr que vous me comprenez.Ensuite, lorsque vous aurez tous eu l’occasion de faire un ou deux séjours chezeux, nous essaierons autre chose. La Nyissie abonde en racines, en feuilles eten curieuses petites baies aux propriétés étonnantes. Chose étrange, la plupartdes hommes préfèrent la roue ou le chevalet à mes petites décoctions, déclaraY’diss en éclatant d’un rire sans joie, affreux à entendre. Mais nousreparlerons de tout ceci quand je me serai occupé du coucher du comte. Pour lemoment, les gardes vont vous emmener en bas, à un endroit que j’ai spécialementpréparé à votre intention.

Le comte Dravors’ébroua et les regarda d’un air égaré.

— Nos amiss’en vont déjà ? demanda-t-il.

— Oui,Messire, répondit Y’diss.

— Trèsbien, donc, dit-il en ébauchant un sourire. Eh bien, adieu, chers amis.J’espère que vous reviendrez un jour, que nous puissions poursuivre cettedélicieuse conversation.

On emmena Gariondans une cellule humide et visqueuse, qui sentait les égouts et la pourriture.Mais le pire de tout, c’était l’obscurité. Il se blottit contre la porte de fertandis que les ténèbres s’appesantissaient sur lui, presque palpables. D’uncoin de la cellule émanaient de petits grattements et des bruits furtifs, commed’une fuite éperdue, qui évoquaient des rats. Il s’efforça de rester le plusprès possible de la porte. De l’eau gouttait quelque part, et il commençait àavoir la gorge sèche.

Il était plongédans le noir, mais pas dans le silence. Des bruits de chaînes et desgémissements se faisaient entendre dans une cellule voisine. Plus loin, c’étaitun rire dément, un ricanement insensé qui se répétait sans trêve, encore etencore, interminablement renouvelé.

Puis quelqu’unpoussa un cri aigu, déchirant, qui faisait froid dans le dos, et de nouveau unautre. Garion se recroquevilla contre les pierres gluantes du mur, imaginantaussitôt toutes sortes de tortures susceptibles d’expliquer ces hurlementsd’agonie.

Le tempss’abolissait dans un tel endroit, et il aurait été bien incapable de dire combiend’heures il était resté pelotonné dans le coin de sa cellule, solitaire etdésolé, lorsqu’il prit conscience d’un petit bruit de râpe et d’un cliquetismétallique qui semblait venir de la porte contre laquelle il était appuyé. Ils’écarta précipitamment, trébuchant sur le sol inégal de sa cellule, pourchercher refuge du côté du mur opposé.

— Allez-vous-en !s’écria-t-il.

— Ne criepas comme ça ! chuchota Silk, derrière la porte.

— C’esttoi, Silk ? demanda Garion qui, pour un peu, se serait mis à sangloter desoulagement.

— Pourquoi ?Tu attendais quelqu’un d’autre ?

— Commentas-tu réussi à te libérer ?

— Arrête unpeu de bavarder, tu veux ? fit Silk entre ses dents. Satanée cochonneriede rouille ! jura-t-il, avant de pousser un grognement, auquel la porterépondit par un déclic doublé d’un raclement. Ah ! tout de même !s’exclama-t-il, tandis que la porte de la cellule s’ouvrait en grinçant, et quela lueur vacillante des torches s’insinuait à l’intérieur. Viens, murmura-t-il.Dépêchons-nous.

Garion surgit desa cellule comme un diable de sa boîte. Tante Pol attendait à quelques pas delà, dans le sinistre corridor de pierre. Garion s’approcha d’elle en silence.Elle le regarda gravement l’espace d’un instant et l’entoura de ses bras. Ilsn’échangèrent pas un mot.

Mais Silks’activait déjà sur une autre porte, le visage luisant de sueur. La serrurelâcha prise avec un claquement et la porte tourna sur ses gonds mangés derouille, rendant sa liberté à Hettar.

— Jevoudrais bien savoir ce qui vous a pris tout ce temps, demanda-t-il à Silk.

— Larouille ! cracha Silk, tout bas. Les geôliers de cet endroit mériteraientla bastonnade pour avoir laissé les serrures s’abîmer comme ça.

— Vous nepensez pas que nous pourrions nous presser un peu ? suggéra Barak, quimontait la garde un peu plus loin.

— Tu veuxle faire, peut-être ? rétorqua Silk.

— Dépêchez-vous,je vous en prie. Ce n’est vraiment pas le moment de nous disputer, dit tantePol en pliant sa cape bleue sur son bras d’un air pincé.

Silk s’approchade la porte suivante en ronchonnant.

— Vous nepouvez pas arrêter de jacasser deux minutes ? demanda fraîchement sireLoup, en sortant — le dernier — de sa cellule. On se croiraitvraiment dans un nichoir à perruches, ici.

— Le princeKheldar n’a pu s’empêcher de faire des observations sur l’état de conservationdes serrures, dit légèrement Mandorallen.

Silk lui jeta unregard noir et, prenant la tête de la colonne, les mena vers le bout du couloirau plafond noirci par la flamme fuligineuse des torches.

— Attention,chuchota Mandorallen d’un ton impérieux. Un garde !

Un barbu enjustaucorps de cuir ronflait, assis par terre, le dos appuyé au mur du couloir.

— On essaiede passer sans le déranger ? suggéra Durnik dans un souffle.

— Il nerisque pas de se réveiller avant plusieurs heures, gronda Barak d’un tonsinistre.

La grosse bosseviolette sur le côté de la tête du garde en disait plus long qu’un discours.

— Il apeut-être des collègues, vous ne croyez pas ? demanda Mandorallen, ens’assouplissant les doigts d’un air significatif.

— Il enavait quelques-uns, en effet, répondit Barak. Ils sont aussi au pays des rêves.

— Alorssortons d’ici, déclara sire Loup.

— Nousemmenons Y’diss avec nous, n’est-ce pas ? intervint tante Pol.

— Pour quoifaire ?

— J’aimeraisbien avoir une petite conversation avec lui. Enfin, pas si petite que ça,réflexion faite.

— Pas lapeine de perdre notre temps, objecta sire Loup. Salmissra est mouillée jusqu’aucou dans cette affaire. Nous n’avons pas vraiment besoin d’en savoir davantage.Au fond, ses motifs ne m’intéressent pas. Sortons de là aussi discrètement quepossible, c’est tout.

Ils passèrenttout doucement devant le garde qui ronflait et tournèrent dans un autre couloirqu’ils empruntèrent tout aussi silencieusement.

— Il estmort ? fit, scandaleusement fort, une voix qui s’élevait de l’autre côtéd’une porte munie de barreaux de fer derrière laquelle brillait une lueurrougeoyante, sinistre.

— Non,répondit une autre voix. Juste évanoui. Tu as appuyé trop fort. Il faut exercerune pression régulière et éviter d’infliger des secousses au levier ;autrement, ils tombent dans les pommes, et tout est à recommencer.

— C’estbeaucoup plus dur que je ne pensais, pleurnicha la première voix.

— Tu net’en sors pas si mal, reprit la seconde voix. Ce n’est pas si simple, lechevalet. Pense simplement à appuyer régulièrement sur le levier, sans à-coups,parce que quand ils ont les bras qui sortent des articulations, généralement,ils meurent.

Le visage detante Pol se crispa et ses yeux se mirent à jeter des éclairs. Elle fit unpetit geste et murmura quelque chose. Un son étouffé se fit brièvement entendredans l’esprit de Garion.

— Tu sais,gémit la première voix, d’un ton las, je ne me sens pas très bien, tout d’uncoup.

— Maintenantque tu me le dis, je suis un peu patraque, moi aussi, renchérit la secondevoix. Tu n’as pas trouvé que la viande de ce soir avait un drôle de goût ?

— Non, jen’ai rien remarqué. Il y eut un long silence.

— Je nesais pas ce que j’ai, mais je ne suis vraiment pas en forme, ce soir.

Ils passèrent entapinois devant la grille, et Garion évita soigneusement de regarder derrière.Le couloir était fermé, au bout, par une solide porte de chêne massif, bardéede fer. Silk passa ses doigts autour de la poignée.

— Elle estverrouillée de l’extérieur, dit-il.

— On vient,s’exclama Hettar.

Des pas lourdsretentissaient sur les marches de pierre, de l’autre côté de la porte, puis unbruit de voix et un rire enroué se firent entendre.

Sire Loup sedirigea rapidement vers la porte d’une cellule voisine et effleura du bout desdoigts la serrure rouillée qui s’ouvrit en douceur, avec un claquementassourdi.

— Par ici,souffla-t-il.

Ils seprécipitèrent tous dans la cellule. Sire Loup referma la porte sur eux.

— Lorsquenous aurons un peu de temps, j’aurai deux mots à vous dire, vous, grommelaSilk.

— Vousaviez l’air de si bien vous amuser avec toutes ces serrures ; je n’ai pasvoulu vous gâcher le plaisir, fit sire Loup, d’une voix melliflue. Allons,trêve de plaisanteries : il va falloir que nous réglions leur compte à ceshommes avant qu’ils ne s’aperçoivent que nos cellules sont vides et n’ameutenttoute la maisonnée.

— Nousdevrions pouvoir y arriver, assura Barak, confiant.

Quelquessecondes passèrent.

— Ilsouvrent la porte, chuchota Durnik.

— Combiensont-ils ? demanda Mandorallen.

— Je nesais pas.

— Huit,répondit tante Pol, avec assurance.

— Bon,décida Barak. Nous allons les laisser passer et les prendre à revers. Unhurlement ou deux n’auront pas d’importance dans un endroit comme celui-ci,mais ne faisons pas trop durer les réjouissances tout de même.

Ils attendirent,tendus, dans l’obscurité de la cellule.

— Y’dissdit que ça n’a pas d’importance s’il en meurt quelques-uns au cours de l’interrogatoire,pérorait l’un des hommes dans le couloir. Les seuls qui doivent absolumentrester en vie sont le vieillard, la femme et le gamin.

— Tuons legrand barbu aux moustaches rouges, alors, suggéra une autre voix. Il a l’aird’être du genre à faire des histoires, et il est probablement trop stupide poursavoir quoi que ce soit, de toute façon.

— Celui-là,vous me le gardez, souffla Barak.

Les hommespassèrent devant leur cellule.

— Allons-y,fit Barak.

La lutte futbrève, mais sans merci. Ils s’abattirent sur leurs geôliers, surpris, et uncombat acharné s’engagea. Trois hommes restèrent sur le carreau avant d’avoircompris ce qui leur arrivait. Un quatrième étouffa un cri de surprise, réussità échapper à la mêlée et à repartir en courant vers l’escalier. Sans réfléchir,Garion plongea devant lui, roula sur lui-même, lui attrapa les pieds et le fittomber. Le garde s’écroula, tenta de se relever, puis s’effondra à nouveaucomme une poupée de chiffon, Silk lui ayant asséné un joli coup bien proprejuste sous l’oreille.

— Tout vabien ? demanda Silk.

Garion s’extirpatant bien que mal de sous le geôlier inconscient et se releva, mais le combatavait déjà presque cessé, faute de combattants. Durnik frappait la tête d’ungros bonhomme contre le mur, tandis que Barak balançait son poing dans lafigure d’un second. Mandorallen en étranglait un troisième, et Hettar encoursait un quatrième, les bras tendus devant lui. L’homme, qui ouvrait degrands yeux affolés, ne poussa qu’un seul cri quand les mains se refermèrentsur lui. Alors le grand Algarois se redressa, tourna sur lui-même et projeta legarde contre le mur de pierre avec une force terrifiante. On entendit un bruitatroce d’os fracassés, et l’homme devint tout mou.

— Ça,c’était une belle petite bagarre, fit Barak en se frottant les jointures.

— Trèsdistrayante, confirma Hettar en laissant retomber le corps ramolli sur le sol.

— Vous avezfini ? demanda Silk d’une voix rauque, depuis la porte qui donnait surl’escalier.

— Presque,répondit Barak. Tu veux un coup de main, Durnik ?

Durnik soulevale menton du gros bonhomme et examina ses yeux vides d’un air critique. Puis ilfrappa encore une fois, par prudence, la tête du geôlier contre le mur avant dele laisser retomber.

— On yva ? proposa Hettar.

— Nousn’avons plus rien à faire ici, acquiesça Barak, en jetant un coup d’œilappréciateur au couloir jonché de corps.

— La porten’est pas fermée, en haut, annonça Silk lorsqu’ils le rejoignirent. Et lecouloir de l’autre côté est désert. Tout le monde a l’air de dormir dans lamaison, mais ne faisons pas de bruit quand même.

Ils montèrentl’escalier en silence, sur ses talons, puis il s’arrêta un instant à la porte.

— Attendez-moilà, chuchota-t-il.

Il disparut,aussi silencieusement qu’un chat. Après ce qui leur sembla un long moment, ilrevint avec les armes que les soldats leur avaient prises.

— Je mesuis dit que nous pouvions toujours en avoir besoin.

Garion se sentitbien mieux après avoir ceint son épée.

— Allez,cette fois on y va, dit Silk.

Il leur fitsuivre un couloir, au bout duquel ils tournèrent.

— Je croisque j’aimerais bien un peu de la verte, Y’diss, ânonna la voix du comte Dravor,derrière une porte entrebâillée.

— Certainement,Messire, répondit Y’diss de sa voix rauque, sibilante.

— La verten’a pas bon goût, poursuivit le comte Dravor, d’une voix endormie, mais elledonne de si beaux rêves. La rouge est meilleure, mais je ne fais pas de songesaussi agréables avec.

— Vousserez bientôt prêt pour la bleue, Messire, promit Y’diss. Et puis la jaune, etenfin la noire. La noire est la meilleure de toutes.

Ils entendirentun petit claquement, puis le bruit d’un liquide coulant dans un verre.

Silk les fitpasser, sur la pointe des pieds, devant l’entrebâillement. La serrure de laporte qui donnait au dehors céda rapidement à son habileté, et ils seglissèrent tous dans l’air nocturne, baigné par la lune et qui sentait bon. Lesétoiles scintillaient au-dessus de leurs têtes.

— Je vaischercher les chevaux, dit Hettar.

— Allezavec lui, Mandorallen, conseilla sire Loup. Nous vous attendons ici.

Il tendit ledoigt vers le jardin hanté par les ombres.

Les deux hommesdisparurent au coin de la maison, et le reste de la troupe suivit sire Loupdans l’ombre menaçante de la haie qui entourait le jardin du comte Dravor.

Ils attendirent.La nuit était fraîche, et Garion eut un frisson. Puis il y eut le cliquetisd’un sabot effleurant une pierre et Hettar et Mandorallen revinrent, menant leschevaux par la bride.

— Nousferions mieux de nous dépêcher, déclara sire Loup. Dès que Dravor sera endormi,Y’diss ira faire un tour aux oubliettes et il ne lui faudra pas deux minutespour s’apercevoir que nous lui avons faussé compagnie. Prenez les chevaux parla bride. Eloignons-nous un peu de la maison avant de commencer à faire dubruit. Ils traversèrent le jardin baigné par les rayons de la lune en guidantleurs chevaux derrière eux, puis lorsqu’ils furent sur la pelouse, ils semirent en selle sans faire de bruit.

— Nousferions mieux de nous dépêcher, suggéra tante Pol en jetant un coup d’œilderrière elle, en direction de la maison.

— Je nousai assuré d’un petit peu de temps avant de partir, fit Silk avec un léger rire.

— Qu’est-ceque tu as encore inventé ? demanda Barak.

— En allantrécupérer nos armes, j’ai mis le feu aux cuisines, déclara Silk avec un petitair très sainte nitouche. Ça les occupera toujours un moment.

Une vrille defumée s’éleva de l’arrière de la maison.

— Pas bête,dit tante Pol, d’un ton admiratif.

— Grandmerci, gente dame, répondit Silk en esquissant une courbette ironique.

Sire Loup eut unricanement et leur fit adopter un petit trot alerte.

Tandis qu’ilss’éloignaient, la vrille de fumée s’épaissit, s’élevant, noire et huileuse, endirection des étoiles indifférentes.

Chapitre 15

Après cela, ilsmenèrent bon train pendant plusieurs jours, ne s’arrêtant, rarement d’ailleurs,que le temps nécessaire pour faire reposer les chevaux et s’octroyer quelquesheures de sommeil. Garion se rendit compte qu’il pouvait somnoler sur soncheval quand il allait au pas ; en fait, lorsqu’il était suffisammentfatigué, il arrivait à dormir à peu près n’importe où. Un après-midi, alorsqu’ils se remettaient un peu de l’allure soutenue que sire Loup leur avaitimposée, il entendit Silk parler au vieil homme et à tante Pol. La curiosité l’emportantfinalement sur l’épuisement, il s’efforça de rester suffisamment éveillé pourécouter ce qu’ils se disaient.

— J’aimeraistout de même bien en savoir un peu plus sur le rôle joué par Salmissra danstoute cette affaire, disait le petit homme.

— C’est uneopportuniste, répliquait sire Loup. Chaque fois que les choses vont mal quelquepart, il faut qu’elle tente de tirer parti des événements.

— Ça veutdire qu’il va falloir que nous essayions d’éviter les Nyissiens comme lesMurgos.

Garion ouvrit lesyeux.

— Pourquoil’appelle-t-on l’Eternelle Salmissra ? demanda-t-il à tante Pol. Elle estsi vieille que ça ?

— Non,répondit tante Pol. Toutes les reines de Nyissie s’appellent Salmissra ;c’est comme ça.

— Tu laconnais, celle-là ?

— Pas lapeine, elles sont toutes pareilles. Elles se ressemblent comme deux gouttesd’eau, elles se comportent de la même façon ; quand on en connaît une, onen connaît cent.

— Elle vaêtre terriblement déçue, pour Y’diss, observa Silk, en grimaçant un sourire.

— J’imaginequ’Y’diss est parti les pieds devant, sans douleur, à l’heure qu’il est,commenta sire Loup. Salmissra est un peu portée aux excès quand elle s’énerve.

— Elle estsi cruelle que ça ? releva Garion.

— Ce n’estpas à proprement parler de la cruauté, expliqua sire Loup. Les Nyissiensvénèrent les serpents, qui sont des créatures simplistes, mais trèslogiques : quand on embête un serpent, il mord. Mais une fois qu’il amordu, il ne remâche pas sa rancune.

— Vous nepourriez pas parler d’autre chose ? fit Silk, d’un ton douloureux.

— Je croisque les chevaux ont eu le temps de souffler, maintenant, dit Hettar, dans leurdos. Nous pouvons y aller.

Ils remirentleurs montures au galop et repartirent, dans un grand bruit de sabots, vers lalarge vallée de la Nedrane, au sud, et Tol Honeth, point de convergence detoutes les routes. Le soleil chauffait de plus en plus, et les arbresbourgeonnaient déjà dans les premiers jours du printemps.

Ils franchirentune dernière crête qui surplombait la vallée fertile. Déjà bien visible dans lelointain, la cité impériale semblait grandir à chaque verste. Elle étalait sasplendeur de marbre blanc sur une île, au centre de la rivière, etresplendissait de mille feux dans le soleil du milieu de la matinée. Sesmurailles, hautes et épaisses, enserraient des tours qui semblaient défier leciel.

Gracieusementarqué au-dessus de la surface ridée de la Nedrane, un pont menait à la masse debronze de la porte du nord, où un détachement étincelant de légionnairesmontait une garde immuable.

Silk tiraillasur son éternelle houppelande, rajusta son bonnet et se redressa. Son visageprit cette expression stricte et rigoureuse par laquelle se traduisait lamétamorphose intérieure à laquelle il se livrait, et qui semblait presquel’amener à se prendre pour le marchand drasnien dont il revendiquaitl’identité.

— Qu’est-cequi vous amène à Tol Honeth ? demanda avec urbanité l’un des légionnaires.

— Jem’appelle Radek de Boktor, répondit Silk, de l’air absorbé d’un homme préoccupépar ses affaires. J’apporte du drap de laine sendarien de première qualité.

— Dans cecas, le mieux serait que vous vous adressiez à l’intendant du marché central,suggéra le légionnaire.

— Merci,dit Silk avec un hochement de tête. Ouvrant la marche, il leur fit passer laporte et les conduisit dans les larges artères pleines de monde qui lesattendaient de l’autre côté du mur d’enceinte.

— Je croisqu’il vaudrait mieux que je m’arrête au palais pour dire un mot à Ran Borune,déclara sire Loup. J’ai vu des empereurs d’un commerce plus aisé, mais lesBorune sont peut-être les monarques les plus intelligents qu’il m’ait été donnéde rencontrer. Je ne devrais pas avoir trop de mal à le convaincre que l’heureest grave.

— Commentvas-tu faire pour le rencontrer ? demanda tante Pol. Il y a des gens quiattendent des semaines avant d’obtenir une entrevue. Tu sais comment ils sont.

— Jepourrais toujours lui rendre une visite officielle, répondit-il, la minelugubre, tandis que leurs chevaux se frayaient un chemin dans la foule.

— Pour quetoute la ville soit au courant de ta présence ?

— Tu croisque j’ai le choix ? Il faut que j’arrive à circonvenir les Tolnedrains.Leur neutralité est un luxe que nous ne pouvons pas nous offrir.

— Je peuxfaire une suggestion ? demanda Barak.

— Au pointoù c’en est, je suis prêt à tout entendre.

— Et sinous allions voir Grinneg, l’ambassadeur de Cherek à Tol Honeth ? émitBarak. Il pourrait nous faire entrer au palais et nous arranger un entretienavec l’empereur sans trop de cérémonie.

— Ce n’estpas une mauvaise idée, Belgarath, renchérit Silk. Grinneg a suffisammentd’entregent au palais pour nous faire entrer rapidement, et Ran Borune abeaucoup de respect pour lui.

— Nous nousretrouvons confrontés au même problème : comment faire pour aller voirl’ambassadeur ? remarqua Durnik, alors qu’ils s’arrêtaient pour laisserpasser une lourde voiture qui s’engagea dans une rue latérale.

— C’est moncousin, répondit Barak. Nous jouions ensemble quand nous étions petits, Anheg,lui et moi, révéla le grand bonhomme en jetant un coup d’œil alentour. Je saisqu’il habite du côté de la garnison de la troisième légion impériale. Nouspourrions peut-être demander à quelqu’un...

— Ce nesera pas nécessaire, intervint Silk. Je sais où c’est.

— J’auraisdû m’en douter, fit Barak en grimaçant un sourire.

— On peut yaller par le marché nord, reprit Silk. La garnison n’est pas loin des quaisprincipaux, dans la partie aval de l’île.

— Montrez-nousle chemin, décida sire Loup. Je n’ai pas envie de m’éterniser ici.

Les rues de TolHoneth grouillaient de ressortissants de tous les pays du monde : desDrasniens et des Riviens côtoyaient des Nyissiens et des Thulls. Onreconnaissait même, dans la foule, quelques Nadraks, et, aux yeux de Garion, unnombre disproportionné de Murgos. Tante Pol chevauchait à côté de Hettar, à quielle parlait tout bas, et il la vit plus d’une fois arrêter d’une main légèrele bras qui tenait l’épée. Les yeux du maigre Algarois brûlaient comme desbraises, et ses narines se renflaient d’une façon alarmante chaque fois que sonregard se posait sur le visage couturé de cicatrices d’un Murgo.

Les larges ruesétaient bordées de maisons imposantes, avec leurs façades de marbre blanc etleurs lourdes portes, souvent gardées par des mercenaires privés qui lorgnaientles passants d’un air menaçant.

— Laconfiance ne semble pas être l’apanage de la cité impériale, observaMandorallen. Chacun redoute-t-il donc tant son voisin ?

— On vitune époque troublée, expliqua Silk. Et les princes marchands de Tol Honethdétiennent une bonne part de la fortune du monde dans leurs salles fortes. Leshommes qui vivent le long de cette rue pourraient acheter la majeure partie del’Arendie si l’envie les en prenait.

— L’Arendien’est pas à vendre, décréta Mandorallen, d’un ton guindé.

— A TolHoneth, tout est à vendre, mon cher baron. L’honneur, la vertu, l’amitié,l’amour... C’est une cité perverse, pleine de gens dépravés, pour qui la seulevaleur est l’argent.

— Il fautcroire que tu t’intègres bien dans le paysage, alors, fit Barak.

— J’adorecette ville, admit Silk en riant. Les gens d’ici sont sans illusions. Ils sontcomplètement corrompus, et je trouve ça très rafraîchissant.

— Tu asvraiment un mauvais fond, Silk, déclara Barak, sans ambages.

— Tu l’asdéjà dit, rétorqua le Drasnien à la tête de fouine, avec un sourire moqueur.

La bannière deCherek, ornée de la silhouette blanche d’un navire de guerre sur fond d’azur,flottait au bout d’un mât au-dessus de la porte de la maison de l’ambassadeur.Barak mit pied à terre, non sans raideur, et se dirigea à pas lourds vers lagrille de fer qui barrait l’entrée.

— Allezdire à Grinneg que son cousin Barak est là et souhaite le voir, annonça-t-ilaux gardes barbus, à l’intérieur.

— Etqu’est-ce qui nous dit que vous êtes bien son cousin ? demanda aigrementl’un des gardes.

Barak tenditpresque négligemment le bras à travers la grille, empoigna le devant de lacotte de mailles de l’homme et l’attira fermement contre les barreaux.

— Tuvoudrais reformuler ta question pendant que tu es encore capabled’articuler ? demanda-t-il.

— Excusez-moi,seigneur Barak, balbutia promptement l’homme. Maintenant que je vous vois deplus près, il me semble bien reconnaître votre visage, en effet.

— J’enétais sûr, fit Barak.

— Je vaisouvrir la grille, suggéra le garde.

— Excellenteidée, répondit Barak en lâchant la cotte de mailles du garde, qui s’exécutaavec empressement.

Le petit groupeentra dans la cour spacieuse. Grinneg, ambassadeur du roi Anheg auprès de laCour impériale a Tol Honeth, descendit les marches quatre à quatre. C’était unhomme bien découplé, presque aussi grand que Barak. Il portait la barbe presquerase, et un manteau bleu sans manches, à la mode tolnedraine.

— Espèce devieux pirate, tonna-t-il, en prenant Barak dans une accolade qu’un ours n’eûtpoint dédaignée. Qu’est-ce que tu fabriques à Tol Honeth ?

— Anheg adécidé d’envahir le coin, répondit plaisamment Barak. Dès que nous auronsramassé l’or et les jolies filles, tu pourras brûler tout le reste.

On put lire dansles yeux de Grinneg un éclair lubrique.

— Oui, maisils ne risquent pas de prendre ça pour de la provocation ? demanda-t-ilavec un sourire mauvais.

— Qu’est-ilarrivé à ta barbe ? s’enquit Barak.

— Oh !rien de grave, répondit-il un peu trop vite, avec une petite toux embarrassée.

— Allons,allons, nous n’avons jamais eu de secrets l’un pour l’autre, fit Barak, d’unton accusateur.

Grinneg lui ditquelques mots à l’oreille, l’air penaud, et Barak éclata d’un rire énorme.

— Pourquoil’as-tu laissée faire ? s’étonna-t-il.

— J’avaistrop bu. Allons, venez. J’ai un tonneau de bière à la cave.

Ils entrèrenttous dans la maison, derrière les deux grands bonshommes, et les suivirent lelong d’un vaste couloir donnant sur une pièce meublée à la cheresque : delourds fauteuils et des bancs couverts de fourrures étaient disposés sur un soljonché de paille, et le bout d’un gros tronc d’arbre achevait de se consumerdans une gigantesque cheminée. Aux murs de pierre, des flambeaux qui sentaientla poix fumaient dans des anneaux de métal.

— Je mesens tout de même plus chez moi comme ça, confia Grinneg.

Une servanteleur apporta des pintes de bière brune et s’éclipsa. Garion s’empressa desoulever sa chope et d’absorber une grande gorgée de l’amer breuvage avant quetante Pol ait eu le temps de suggérer une boisson moins forte. Elle le regardasans faire de commentaires, les yeux vides d’expression.

Grinneg s’affaladans un grand fauteuil sculpté sur lequel était jetée une peau d’ours.

— Qu’est-cequi t’amène en réalité à Tol Honeth, Barak ? demanda-t-il.

— Grinneg,répondit gravement Barak, je te présente Belgarath. Je suis sûr que tu asentendu parler de lui.

L’ambassadeurouvrit de grands yeux.

— Vous êtesici chez vous, déclara-t-il respectueusement en inclinant la tête.

— Pourriez-vousvous débrouiller pour me faire rencontrer Ran Borune ? s’informa sire Loupen s’asseyant sur un banc de bois brut, à côté de la cheminée.

— Sansproblème.

— Parfait,reprit sire Loup. Il faut que je lui parle, mais j’aimerais autant ne paséveiller l’attention générale.

Barak présentales autres à son cousin, qui adressa à chacun un hochement de tête poli.

— Vousarrivez à Tol Honeth pendant une période troublée, confia-t-il après la fin descivilités. La noblesse de Tolnedrie fond sur la ville comme les vautours surune vache crevée.

— Nousavons vaguement entendu parler de ça en venant ici, confirma Silk. Ça va aussimal qu’on le dit ?

— Probablementencore plus mal, répliqua Grinneg en se grattant une oreille. Le changement dedynastie est une chose qui ne se produit que très rarement. Rendez-vous compteque les Borune sont au pouvoir depuis plus de six cents ans, maintenant. Vousimaginez l’enthousiasme délirant avec lequel les autres maisons attendent lapassation de pouvoir.

— Quel estle successeur le plus probable de Ran Borune ? demanda sire Loup.

— Lecandidat le mieux placé à l’heure actuelle est probablement le grand-duc Kadorde Tol Vordue. Il aurait apparemment plus d’argent que les autres. Les Honethsont plus fortunés, bien sûr, mais ils présentent sept candidats, et ça nelaisse pas grand-chose à chacun. Les autres familles ne sont pas vraiment dansla course.

Les Borune n’ontaucun prétendant digne de ce nom à aligner, et personne ne prend les Ranitetrès au sérieux.

Garion posa sachope en douce par terre, à côté de son tabouret. La bière était un tantinettrop amère pour son goût, et il avait un peu l’impression de s’être fait avoirquelque part. La demi-pinte qu’il avait bue lui avait tout de même bien chaufféles oreilles, et il avait le bout du nez comme engourdi.

— Nousavons rencontré un Vordueux qui nous a dit que les Horbite avaient fait del’empoisonnement une pratique courante, reprit Silk.

— Ils fonttous ça, rétorqua Grinneg, d’un air dégoûté. Les Horbite un peu moinsdiscrètement que les autres, peut-être, mais c’est bien la seule différence. Entout cas, ce n’est pas ça qui empêcherait Kador de monter sur le trône si RanBorune venait à mourir demain.

— Je n’aijamais eu trop de succès avec les Vordueux, fit sire Loup en fronçant lessourcils. Je trouve qu’ils n’ont pas tout à fait l’envergure voulue.

— Le vieilempereur a encore bon pied bon œil, révéla Grinneg. S’il arrive à se cramponnerpendant encore un an ou deux, les Honeth finiront probablement par se mettred’accord sur un seul et unique prétendant — le survivant —, ce qui devraitêtre beaucoup plus facile à assurer financièrement. Mais ces choses-là ne sefont pas en un jour. En attendant, les candidats à la succession se gardentbien de mettre le pied en ville. Ils font preuve d’une extrême circonspection,de sorte que les assassins ont de plus en plus de mal à leur mettre la maindessus. Ils sont fous, ces Tolnedrains ! conclut-il en éclatant de rire eten avalant une longue gorgée de bière.

— Pourrions-nousaller au palais tout de suite ? demanda sire Loup.

— Il vad’abord falloir que nous nous changions, intervint tante Pol, d’une voix ferme.

— Encore,Polgara ? gémit sire Loup, avec son plus beau regard de bête blessée.

— Fais ceque je te dis et c’est tout, père, intima-t-elle. Je ne te permettrai pas denous faire honte en allant au palais vêtu de haillons.

— Je neremettrai pas cette robe, décréta-t-il avec son air entêté des meilleurs jours.

— Non,concéda-t-elle. Ce ne serait pas de mise ici. Je suis sûre que l’ambassadeurpourra te prêter un manteau. Tu passeras mieux inaperçu comme ça.

Sire Louppréféra rendre les armes.

— Comme tuvoudras, Pol, lâcha-t-il dans un soupir.

Lorsqu’ils sefurent changés, Grinneg réunit sa garde d’honneur, constituée de guerrierscheresques aux faciès plus qu’inquiétants, et ils se firent escorter jusqu’aupalais, par les larges avenues de Tol Honeth. Garion, que l’opulence de la citélaissait tout rêveur et qui se sentait, à vrai dire, encore un peu étourdi parla demi-chope de bière qu’il avait bue, chevauchait en silence à côté de Silk,en essayant de ne pas trop bayer aux corneilles devant les immenses bâtimentsou les Tolnedrains richement parés qui déambulaient, l’air grave et important,sous le soleil de midi.

Chapitre 16

Le palaisimpérial, qui était juché au sommet d’une haute colline, en plein centre de TolHoneth, ne se composait pas d’un seul et unique édifice, mais d’un assemblagecomplexe de bâtiments de marbre de toutes tailles, entourés de jardins et depelouses où des cyprès jetaient une ombre plaisante. L’ensemble était ceint d’unehaute muraille coiffée de statues disposées à intervalles réguliers. Leslégionnaires en faction aux portes du palais reconnurent immédiatementl’ambassadeur de Cherek et envoyèrent aussitôt chercher l’un des chambellans del’empereur, un personnage à l’air officiel avec des cheveux gris et un manteaumarron.

— Il fautque je voie Ran Borune tout de suite, Messire Morin, annonça Grinneg en mettantpied à terre dans une cour de marbre, juste en arrière du portail du palais.C’est très urgent.

— Mais biensûr, Messire Grinneg, répondit l’homme aux cheveux gris. Sa Majesté Impérialeest toujours ravie de s’entretenir avec l’envoyé personnel du roi Anheg. SaMajesté se repose en ce moment précis, mais je devrais parvenir à vous ménagerune entrevue un peu plus tard dans l’après-midi, demain matin au plus tard.

— Cela nepeut pas attendre, Morin, reprit Grinneg. Il faut absolument que nous voyionsl’Empereur. Il vaudrait mieux que vous alliez le réveiller.

Messire Morineut l’air très surpris.

— Ce n’estcertainement pas urgent à ce point là, fit-il d’un ton réprobateur.

— Je crainsbien que si, confirma Grinneg. Morin avança les lèvres en une moue pensive touten observant chacun des membres du groupe.

— Vous meconnaissez suffisamment pour savoir que je ne vous demanderais pas une chosepareille à la légère, Morin, insista Grinneg.

— J’aitoute confiance en vous, Grinneg, répondit Morin, avec un soupir. Très bien.Suivez-moi, mais dites à vos gardes d’attendre ici.

Grinneg eut ungeste impérieux à l’adresse de sa garde, et le groupe suivit Messire Morin àtravers une vaste cour, puis sous une galerie bordée de colonnes qui courait lelong de l’un des bâtiments.

— Commentva-t-il, ces temps-ci ? s’enquit Grinneg comme ils longeaient la galerieplongée dans la pénombre.

— Sa santén’est pas mauvaise, révéla Morin ; c’est son caractère qui se gâte, en cemoment. Les Borune donnent leur démission par hordes entières pour retourner à TolBorune.

— On se metun peu à leur place, compte tenu des circonstances, objecta Grinneg. J’imagineque la succession pourrait s’accompagner d’un certain nombre d’accidentsdéplorables.

— C’estprobable en effet, acquiesça Morin. Mais Son Altesse trouve quelque peudéprimant de se voir abandonner par des membres de sa propre famille.

Il s’arrêtaauprès d’une arcade de marbre où deux légionnaires au plastron orné d’ormontaient la garde avec raideur.

— Veuillezlaisser vos armes ici, je vous prie. Son Altesse est très sensible à ce genrede choses. Je suis sûr que vous nous comprenez.

— Bienentendu, le rassura Grinneg, en tirant une lourde épée de sous son manteau eten l’appuyant contre le mur.

Ils suivirenttous son exemple, et Messire Morin cligna les yeux avec surprise en voyant Silkretirer trois dagues, pas une de moins, d’endroits divers et variés de sapersonne.

Prodigieuxarsenal, firent lesmains du chambellan, esquissant les signes de la langue secrète.

Triste époque, rétorquèrent les doigts de Silk, avecune nuance de réprobation. Messire Morin eut un petit sourire et leur fitemprunter une porte qui donnait sur un jardin. Des fontaines murmuraientdoucement entre des rosiers en boutons, sur une pelouse minutieusemententretenue. Des hirondelles se disputaient un coin pour faire leur nid dans lesbranches tordues des arbres fruitiers qui semblaient incroyablement chargésd’ans et croulaient sous les bourgeons prêts à éclore sitôt le retour du chaudsoleil. Grinneg et ses compagnons suivirent Morin le long d’une sente de marbrequi menait vers le centre du jardin.

Ran BoruneXXIII, empereur de Tolnedrie, était un petit homme d’un certain âge, presquechauve, doté de minuscules yeux brillants au regard inquisiteur, encadrant unbout de nez de rien du tout, pareil à un bec. Il portait un manteau sansmanches brodé d’or, et il était allongé sous une treille couverte de bourgeons,dans un fauteuil imposant sur le bras duquel était perché un canari jaune vif.

— J’ai ditque je voulais qu’on me laisse tranquille, Morin, apostropha-t-il avec humeur,en relevant les yeux de l’oiseau, auquel il donnait à manger de petitesgraines.

— Unmillion d’excuses, Votre Altesse, commença Messire Morin, avec une profonderévérence. Messire Grinneg, ambassadeur de Cherek, voudrait vous entretenird’une affaire de la plus haute importance, et il m’a convaincu que l’affaire nepouvait absolument pas attendre.

L’empereurbraqua sur Grinneg un regard acéré. Ses yeux devinrent rusés, presquemalicieux.

— Je voisque votre barbe a commencé à repousser, Grinneg.

Le visage deGrinneg s’empourpra lentement.

— J’auraisdû me douter que le récit de mes mésaventures serait venu aux oreilles de VotreMajesté.

— Je saistout ce qui se passe à Tol Honeth, Messire Grinneg, rétorqua l’empereur. Mescousins et mes neveux s’enfuient peut-être tous comme les rats d’un navire entrain de couler, mais j’ai encore quelques fidèles autour de moi. Qu’est-ce quivous a pris d’entreprendre cette femelle nadrak ? Je pensais que les Aloriensne supportaient pas les Angaraks.

Grinneg eut unetoux gênée, et jeta un rapide coup d’œil en direction de tante Pol.

— C’étaitpour rire, Votre Grandeur, dit-il. Je voulais faire bisquer l’ambassadeurnadrak — et puis sa femme n’est pas si mal, après tout. Je ne pouvais passavoir qu’elle dissimulait une paire de ciseaux sous son matelas.

— Voussavez qu’elle garde votre barbe dans une petite boîte en or et qu’elle lamontre à tous ses amis ? poursuivit l’empereur, la bouche en cœur.

— Cettefemelle n’a pas de mœurs, fit Grinneg, d’un ton lugubre.

— Qui sontces gens ? interrogea l’empereur, en pointant le doigt vers les membres dugroupe debout sur l’herbe, à quelques pas de l’ambassadeur de Cherek.

— Moncousin Barak et quelques amis, expliqua Grinneg. Ce sont ces gens quisouhaiteraient vous parler.

— Le comtede Trellheim ? demanda l’empereur. Quel bon vent vous amène à Tol Honeth,Messire ?

— Noussommes de passage, Votre Altesse, répondit Barak, en s’inclinant.

Ran Borunebraqua son regard pénétrant sur chacun des ses visiteurs à tour de rôle, commes’il s’apercevait seulement de leur présence.

— Ah !mais c’est le prince Kheldar de Drasnie, s’exclama-t-il. Qui se faisait passerpour un acrobate dans un cirque ambulant, la dernière fois qu’il nous a honorésde sa présence, et qui a quitté Tol Honeth un peu précipitamment, avec à peineune longueur d’avance sur la police, si j’ai bonne mémoire.

Silk se fenditd’une révérence fort civile.

— Et voiciHettar l’Algarois, poursuivit l’empereur. L’homme qui tente de dépeupler CtholMurgos à la seule force du poignet.

Hettar inclinala tête.

— Pourquoim’avez-vous laissé encercler par ces Aloriens, Morin ? récrimina sèchementl’empereur. Je n’aime pas les Aloriens.

— Il s’agitd’une affaire de la plus grande importance, Votre Altesse, se justifia Morin,d’un ton d’excuse.

— Et unArendais ? reprit l’Empereur en regardant Mandorallen de ses yeux étrécis.Un Mimbraïque, apparemment. D’après les descriptions que l’on m’a rapportées,il ne peut s’agir que du baron de Vo Mandor.

La révérence deMandorallen fut d’une grâce étudiée.

— Faut-il,ô Royale Majesté, que Ton œil soit clairvoyant, pour avoir lu, seul et sansaide, en chacun de nous à son tour.

— Je nevous ai pas tous reconnus, réfuta l’empereur. Pour être précis, je ne sais pasqui est le Sendarien, ni le jeune Rivien.

L’esprit deGarion s’emballa. Barak lui avait dit une fois qu’il ressemblait à un Rivienplus qu’à toute autre chose, mais cette remarque évasive s’était engloutie dansle tourbillon des événements qui avaient suivi. Et voilà que l’empereur deTolnedrie, dont le regard semblait avoir la faculté incroyable de percer lesindividus à jour, l’avait aussi identifié comme étant un Rivien. Il jeta unrapide coup d’œil à tante Pol, mais elle semblait plongée dans l’examen desbourgeons d’un rosier.

— LeSendarien s’appelle Durnik, révéla sire Loup. Il est forgeron de son état,condition qui, en Sendarie, passe pour voisine de la noblesse. Quant au jeunegarçon, c’est mon petit-fils, Garion.

L’empereur levales yeux sur le vieil homme.

— Il mesemble que je devrais vous connaître. Il y a en vous quelque chose...

Ils’interrompit, tout pensif.

Le canari, quiétait perché sur le bras du fauteuil de l’empereur se mit tout à coup àchanter. Il prit son envol et se dirigea droit sur tante Pol, qui tendit ledoigt pour lui offrir un perchoir, puis le petit oiseau brillant renversa latête en arrière et se mit à pépier avec extase, comme si son minuscule cœurdébordait d’adoration. Elle l’écouta gravement.

— Quefaites-vous avec mon canari ? demanda l’empereur.

— Jel’écoute, répondit-elle.

Elle portait unerobe bleu foncé, au corsage lacé d’une façon compliquée, et une courte cape dezibeline.

— Maiscomment avez-vous réussi à le faire chanter ? Il y a des mois que j’essaiede l’y amener, sans succès.

— Vous nele preniez pas suffisamment au sérieux.

— Qui estcette femme ? s’enquit l’empereur.

— Ma fille,Polgara, répondit sire Loup. Elle a le don de comprendre les oiseaux.

L’empereuréclata tout à coup d’un rire enroué, plus que sceptique.

— Allons,vous n’espérez tout de même pas que je vais gober ça, n’est-ce pas ?

Sire Loup leregarda avec gravité. Il avait presque l’air d’un Tolnedrain avec le manteauvert pâle que Grinneg lui avait prêté ; presque, mais pas tout à fait.

— Vous êtesbien certain de ne pas me connaître, Ran Borune ? demanda-t-il doucement.

— C’esttrès habile, dit l’empereur. Vous avez vraiment le physique de l’emploi, et lafemme aussi, mais je ne suis plus un enfant. Il y a longtemps que j’ai cessé decroire aux contes de fées.

— Commec’est dommage. Je gage que, depuis lors, vous devez trouver la vie bien morneet dépourvue d’intérêt.

Sire Loupparcourut du regard le jardin si minutieusement entretenu, avec ses serviteurs,ses fontaines et ses gardes du corps postés discrètement çà et là parmi lesmassifs de fleurs, et c’est d’une voix un peu triste qu’il poursuivit.

— Rien detout cela, Ran Borune, ne suffira jamais à combler le vide d’une existence d’oùtoute possibilité d’émerveillement a été bannie. Vous avez peut-être renoncé àun peu trop de choses.

— Morin,appela Ran Borune, d’un ton péremptoire, faites mander Zereel. Nous allonsrégler ça immédiatement.

— Al’instant, Votre Grandeur, répondit Morin en faisant signe à l’un desserviteurs.

— Vousvoulez bien me rendre mon canari ? demanda l’empereur, d’un ton presqueplaintif.

— Mais biensûr, répondit tante Pol.

Elle se dirigeavers le fauteuil de l’empereur en faisant bien attention de ne pas faire peurau petit oiseau qui s’égosillait de plus belle.

— Il y ades moments où je me demande ce qu’ils peuvent bien raconter, fit Ran Borune.

— Pourl’instant, il me parle du jour où il a appris à voler, répondit tante Pol.C’est un moment très important pour un oiseau.

Elle tendit lamain et le canari ne fit qu’un bond jusqu’au doigt de l’empereur. Il chantaittoujours, son petit œil brillant tourné vers le visage de Ran Borune.

— C’estsans doute une idée amusante, rétorqua le petit vieillard, qui regardait ensouriant le soleil jouer dans l’eau de l’une des fontaines. Mais je crains dene pas avoir de temps à consacrer à ce genre de choses en ce moment. Le paystout entier retient son souffle dans l’attente de la nouvelle de mon trépas.Tout le monde semble penser que la meilleure chose que je pourrais faire pourla Tolnedrie serait de mourir sur-le-champ. Certains se sont même donné lapeine de tenter de m’aider à franchir le pas. Rien que la semaine dernière,quatre assassins en puissance ont été arrêtés dans l’enceinte du palais. LesBorune, ma propre famille, me désertent à un tel rythme que c’est à peine s’ilme reste assez de gens pour faire marcher le palais, et encore bien moinsl’Empire. Ah ! voici Zereel.

Un homme minceaux sourcils broussailleux, vêtu d’un manteau rouge couvert de symbolesmystiques, traversa à petits pas précipités la pelouse et vint s’inclinerprofondément devant l’empereur.

— Vousm’avez fait mander, Votre Altesse ?

— On me ditque cet homme serait Belgarath, fit l’empereur, et cette femme, Polgara laSorcière. Soyez assez bon, Zereel, pour vérifier leurs dires.

— Belgarathet Polgara ? railla l’homme aux sourcils en broussailles. Assurément,Votre Altesse n’est pas sérieuse. Il n’existe personne de ce nom. Ce sont desêtres mythologiques.

— Vousvoyez bien, décréta Ran Borune. Vous n’existez pas. Je tiens cela de la plushaute autorité. Zereel est lui-même sorcier, voyez-vous.

— Vraiment ?

— L’un desmeilleurs, assura l’empereur. La plupart de ses trucs ne sont que des tours depasse-passe, bien sûr, puisque, aussi bien, la sorcellerie n’est qu’unsimulacre, mais il m’amuse. Et il se prend très au sérieux. Vous pouvez yaller, Zereel. Mais tâchez de ne pas répandre une odeur méphitique, comme biensouvent.

— Ce nesera pas nécessaire, Votre Altesse, dit platement Zereel. S’ils étaient sorciers,je m’en serais immédiatement aperçu. Nous avons des moyens de communicationparticuliers, vous savez.

Tante Polregarda le sorcier, un sourcil légèrement relevé.

— Je penseque vous devriez y regarder d’un peu plus près, Zereel, suggéra-t-elle. Ilarrive parfois que certaines choses nous échappent.

Elle fit ungeste presque imperceptible, et Garion eut l’impression d’entendre ungrondement assourdi.

Le sorcierregarda fixement un point dans le vide, juste devant lui, puis les yeux luisortirent de la tête, son visage devint d’une pâleur mortelle et il se laissatomber le nez dans l’herbe, comme si ses jambes s’étaient dérobées sous lui.

— Pardonnez-moi,dame Polgara, croassa-t-il, en rampant comme s’il voulait rentrer sous terre.

— J’imagineque je devrais être très impressionné, convint l’empereur. Seulement j’ai déjàvu des possédés, et on ne peut pas dire que Zereel ait la tête bien solide.

— Çacommence à devenir lassant, Ran Borune, déclara tante Pol d’un ton acerbe.

— Vousferiez mieux de la croire, vous savez, intervint le canari d’une petite voixflûtée. Je l’ai tout de suite reconnue. Evidemment, nous sommes beaucoup plusobservateurs que vous autres, qui vous limitez à vous traîner sur le sol. Aufait, pourquoi n’essayez-vous pas de voler ? Je suis sûr qu’avec unminimum d’effort, vous y arriveriez parfaitement. Et puis, j’aimerais bien quevous arrêtiez un peu de manger de l’ail. Ça vous donne une haleineépouvantable.

— Chut, çasuffit, fit doucement tante Pol. Tu pourras lui dire tout ça plus tard.

L’empereur, quitremblait maintenant comme une feuille, regardait l’oiseau comme si c’était unserpent.

— Pourquoine pas faire comme si nous étions vraiment, Polgara et moi, ceux que nousprétendons être ? proposa sire Loup. Nous pourrions passer le restant dela journée à essayer de vous convaincre, mais nous n’avons pas vraiment detemps à perdre. J’ai des choses à vous dire, des choses importantes — quique je sois.

— Je penseque c’est une proposition acceptable, admit Ran Borune, qui ne pouvait détacherses yeux du canari, maintenant silencieux.

Sire Loup nouases mains derrière son dos et leva les yeux vers un groupe d’hirondelles qui sechamaillaient sur la branche d’un arbre voisin.

— Au débutde l’automne, commença-t-il, Zedar l’Apostat s’est introduit dans la salle dutrône de Riva et a volé l’Orbe d’Aldur.

— Il a faitquoi ? s’exclama Ran Borune en se redressant précipitamment. Mais commentest-ce possible ?

— Nousl’ignorons, répondit sire Loup. Lorsque j’aurai réussi à le rattraper, je lelui demanderai peut-être. Quoi qu’il en soit, je suis sûr que la portée del’événement ne vous échappe pas.

— Bien sûrque non.

— LesAloriens et les Sendariens se préparent discrètement à la guerre, l’informasire Loup.

— Laguerre ? releva Ran Borune, d’une voix altérée. Mais contre qui ?

— Contreles Angaraks, évidemment.

— Maisqu’est-ce que Zedar a à voir avec les Angaraks ? Il agit peut-être pourson propre compte, après tout ?

— Vousn’êtes certainement pas assez stupide pour croire une chose pareille, répliquatante Pol.

— Vous vousoubliez, gente dame, s’indigna Ran Borune, d’un ton rigoureux. Où est Zedar,maintenant ?

— Il estpassé par Tol Honeth il y a deux semaines environ, le renseigna sire Loup. S’ilparvient à traverser la frontière et à entrer dans l’un des royaumes angaraksavant que j’aie réussi à l’arrêter, les Aloriens prendront les armes.

— Etl’Arendie avec eux, déclara fermement Mandorallen. Les faits ont été portés àla connaissance du roi Korodullin.

— Vousallez mettre le monde à feu et à sang, protesta l’empereur.

— Peut-être,admit sire Loup. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de laisser Zedarrejoindre Torak avec l’Orbe.

— Je vaisimmédiatement envoyer des émissaires, décréta Ran Borune. Il faut prendre lesdevants avant que les choses n’aillent trop loin.

— Troptard, annonça Barak, d’un ton sinistre. Anheg et les autres ne sont pasd’humeur à écouter des diplomates tolnedrains en ce moment.

— LesTolnedrains n’ont pas très bonne réputation dans le nord, Votre Altesse, remarquaSilk. Ils semblent toujours avoir quelque accord commercial dans leurs manches.L’impression générale est que lorsque la Tolnedrie arbitre une querelle, çafinit toujours par coûter très cher. Je ne pense pas que nous ayons encore lesmoyens de nous offrir vos bons offices.

Un nuage passadevant le soleil, et il leur sembla tout à coup qu’il faisait très froid.

— Toutecette affaire est grandement exagérée, protesta l’empereur. Les Aloriens et lesAngaraks se disputent cette fichue pierre depuis des milliers d’années. Vousn’attendiez qu’un prétexte pour vous jeter les uns sur les autres, et voilà uneoccasion toute trouvée. Allez-y, je vous souhaite bien du plaisir, mais laTolnedrie ne se laissera pas entraîner dans le conflit, aussi longtemps que jeserai son empereur.

— Vous nepourrez pas rester en dehors, Ran Borune, remarqua tante Pol.

— Etpourquoi pas ? L’Orbe ne me concerne en aucune manière. Détruisez-vousdonc mutuellement si ça vous chante. La Tolnedrie sera encore là quand vous n’yserez plus.

— J’endoute, rétorqua sire Loup. Votre empire grouille de Murgos. Ils pourraient vousrenverser en une semaine.

— Ce sontde braves marchands, qui se livrent à d’honnêtes affaires.

— LesMurgos ignorent les affaires honnêtes, laissa tomber tante Pol. Il ne se trouvepas un seul Murgo en Tolnedrie qui n’y ait été envoyé par le Grand Prêtregrolim.

— Tout cecipasse un peu les bornes, déclara Ran Borune, avec obstination. Le monde entiersait que vous êtes travaillés, votre père et vous-même, par une haineobsessionnelle des Angaraks, mais les temps ont changé.

— CtholMurgos est toujours gouverné depuis Rak Cthol, riposta sire Loup. Et là-bas,Ctuchik est maître chez lui. Le monde a eu beau évoluer, Ctuchik n’a paschangé, lui. Les marchands de Rak Goska sont peut-être civilisés à vos yeux,mais ils ne lui en obéissent pas moins au doigt et à l’œil ; or Ctuchikest le disciple de Torak.

— Torak estmort.

— Vraiment ?répliqua tante Pol. Vous avez vu sa tombe ? Vous avez ouvert son tombeauet vu ses ossements ?

— Monempire me coûte très cher à mener, dit l’empereur, et j’ai besoin des revenusque me procurent les Murgos. J’ai des agents à Rak Goska et tout le long de laRoute des Caravanes du Sud. Si les Murgos préparaient quoi que ce soit contremoi, je le saurais. La seule chose que je me demande, c’est si tout cela n’estpas l’effet de luttes intestines dans la grande Confrérie des Sorciers. Il sepeut que vous ayez vos raisons d’agir, mais je ne vais pas vous laissermanœuvrer mon empire comme un pion dans vos querelles d’influence.

— Et si lesAngaraks l’emportent ? s’enquit tante Pol. Comment envisagez-vous detraiter avec Torak ?

— Torak neme fait pas peur.

— Vousl’avez déjà rencontré ? demanda sire Loup.

— Evidemmentpas. Ecoutez, Belgarath, vous n’avez jamais eu la moindre amitié pour nous,votre fille et vous. Vous avez traité la Tolnedrie en adversaire vaincue aprèsVo Mimbre. Vos informations sont intéressantes, et je les considérerai dans lesperspectives voulues, mais la politique tolnedraine ne saurait être dictée pardes préjugés aloriens. Notre économie dépend beaucoup du commerce le long de laRoute des Caravanes du Sud. Je ne suis pas prêt à laisser mon empire partir àvau l’eau parce qu’il se trouve simplement que vous haïssez les Murgos.

— Alorsvous êtes un imbécile, déclara sire Loup, sans ambages.

— Vousseriez surpris du nombre de gens qui sont de cet avis, répondit l’empereur.Vous aurez peut-être plus de chance avec mon successeur. Si c’est un Vordueuxou un Honeth, vous arriverez peut-être même à l’acheter. Mais la corruptionn’est pas de mise chez les Borune.

— Pas plusque les conseils, ajouta tante Pol.

— Seulementquand cela nous convient, Dame Polgara, rétorqua Ran Borune.

— Je penseque nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir ici, décida sire Loup.

Une porte debronze s’ouvrit en coup de vent, au fond du jardin, et une petite fille auxcheveux de flamme en jaillit tel un ouragan, les yeux jetant des éclairs. Audébut, Garion crut que c’était une enfant, mais lorsqu’elle se rapprocha, il serendit compte qu’elle était sensiblement plus âgée que cela. Elle était de trèspetite taille, mais sa courte tunique verte sans manches dévoilait des membresqui étaient bien près de la maturité. Il éprouva à sa vue un choc trèsparticulier, un peu comme s’il la reconnaissait, mais ce n’était pas cela. Sachevelure était une longue cataracte de boucles élaborées, qui dévalaient sesépaules et son dos, et d’une couleur que Garion n’avait encore jamais vue, unrouge profond, rutilant, comme brillant d’une lumière intérieure. Sa peau doréesemblait s’animer de reflets verdâtres, alors qu’elle se déplaçait dans l’ombredes arbres, près de la porte. Elle était dans un état proche de la rageabsolue.

— Pourquoime retient-on prisonnière ici ? demanda-t-elle à Ran Borune, d’un tonimpérieux.

— De quoiparles-tu ? questionna-t-il.

— Teslégionnaires ne veulent pas me laisser quitter l’enceinte du palais !

— Ah !fit l’empereur. C’est ça.

— Exactement.C’est ça.

— Ilsagissent conformément à mes ordres, Ce’Nedra, lui expliqua patiemmentl’empereur.

— C’est cequ’ils prétendent. Dis-leur de changer tout de suite d’attitude.

— Non.

— Non ?répéta-t-elle, incrédule. Non ? (Et sa voix grimpa de plusieurs octaves.)Qu’est-ce que ça veut dire, « non » ?

— Il seraitbeaucoup trop dangereux que tu te promènes en ville par les temps qui courent,répondit l’empereur d’un ton sans réplique.

— C’estridicule ! cracha-t-elle. Je n’ai pas l’intention de rester assise dans cesale palais rien que parce que tu as peur de ton ombre. J’ai des courses àfaire au marché.

— Envoiequelqu’un.

— Jen’enverrai personne ! hurla-t-elle en réponse. J’ai envie d’y allermoi-même.

— Eh bien,ce n’est pas possible, répondit-il platement. Tu ferais mieux d’étudier, à laplace.

— Je n’aipas envie d’apprendre mes leçons ! s’écria-t-elle. Jeebers est un imbécilepatenté, et il me barbifie dans les grandes largeurs. Je ne veux plus resterassise à l’écouter pérorer. J’en ai plus qu’assez de l’histoire et de lapolitique ! J’en ai marre de tout ça ! Je voudrais juste passer unaprès-midi tranquille, toute seule !

— Jeregrette.

— S’il teplaît, père, implora-t-elle, sa voix retombant pour adopter des accentsenjôleurs. Je t’en supplie...

Elle attrapa unrepli de son manteau doré et se mit à l’entortiller autour de son petit doigt.Les yeux qu’elle braquait sur l’empereur à travers ses cils auraient faitfondre une pierre.

— Il n’enest pas question, répondit-il en évitant son regard. Je ne reviendrai paslà-dessus. Tu ne quitteras pas l’enceinte du palais.

— Je tedéteste ! vociféra-t-elle.

Puis elles’enfuit du jardin en sanglotant.

— Ma fille,expliqua l’empereur, comme pour s’excuser. Vous ne pouvez pas imaginer ce quec’est que d’avoir une fille comme ça.

— Oh !si, soupira sire Loup avec un coup d’œil oblique en direction de tante Pol.

Coup d’œilqu’elle lui rendit, le défiant du regard.

— Vas-y,père, continue. Je suis sûr que tu meurs d’envie de raconter ta vie et tesmalheurs.

— Laissonstomber, reprit sire Loup, en haussant les épaules.

Ran Borune lesregarda d’un air pensif.

— Il mevient à l’idée que nous pourrions peut-être négocier quelque chose, là,insinua-t-il en plissant les yeux.

— Qu’avez-vousen tête ? questionna sire Loup.

— Vousjouissez d’une certaine autorité auprès des Aloriens, suggéra l’empereur.

— C’est unpeu vrai, admit prudemment sire Loup.

— Si vousle leur demandiez, je suis sûr qu’ils seraient prêts à renoncer à l’une desclauses les plus absurdes des Accords de Vo Mimbre.

— Laquelle ?

— Il n’estpas vraiment indispensable que Ce’Nedra fasse le voyage de Riva, n’est-cepas ? Je suis le dernier empereur de la dynastie Borune, et à ma mort,elle ne sera plus princesse impériale. Etant donné les circonstances, je diraisque cette contrainte ne s’applique pas à elle. C’est une aberration, de toutefaçon. Comment voulez-vous qu’il y ait un fiancé pour l’attendre à la cour duRoi de Riva alors que la lignée de Riva s’est éteinte il y a treize centsans ? Comme vous l’avez vous-mêmes constaté, la Tolnedrie n’est pas unendroit sûr en ce moment. Ce’Nedra doit fêter son seizième anniversaire d’iciun an à peu près, et la date en est bien connue. Si je suis tenu de l’envoyer àRiva, la moitié des assassins du royaume monteront la garde devant les portesdu palais en attendant qu’elle mette le nez dehors.

Je préféreraisne pas courir ce genre de risque. Si vous pouviez parler aux Aloriens,j’arriverais peut-être à faire quelques concessions concernant lesMurgos : un numéros clausus, des restrictions territoriales, ce genre dechoses.

— Non, RanBorune, répondit abruptement tante Pol. Ce’Nedra ira à Riva. Vous n’avez pascompris que les Accords n’étaient qu’une formalité. Si votre fille est cellequi est destinée à devenir l’épouse du roi de Riva, aucune force au monde nepourrait l’empêcher de se trouver dans la salle du trône de Riva le jour voulu.Les recommandations de mon père concernant les Murgos n’étaient que dessuggestions, faites dans votre propre intérêt. A vous de prendre vosresponsabilités.

— Je pense quenous venons d’épuiser le sujet, décréta froidement l’empereur.

Deux officiers àl’air important entrèrent dans le jardin et s’entretinrent brièvement avecMessire Morin.

— VotreAltesse, annonça avec déférence le chambellan aux cheveux gris, le ministre duCommerce souhaite vous informer qu’il a obtenu un excellent accord avec ladélégation commerciale de Rak Goska. Les représentants de Cthol Murgos se sontmontrés des plus accommodants.

— Vous nousvoyez ravi de l’entendre, répondit Ran Borune en jetant un coup d’œil lourd designification à sire Loup.

— Lesplénipotentiaires de Rak Goska voudraient vous rendre hommage avant de partir,ajouta Morin.

— Mais j’ytiens absolument. Nous serons heureux de les recevoir ici-même.

Morin tourna lestalons et fit un bref signe de tête en direction des deux officiers restésauprès de la porte. Ceux-ci se tournèrent vers un personnage invisible, del’autre côté de la porte, qui s’ouvrit en grand, et cinq Murgos firent leurentrée.

Leurs robes degrosse toile noire, dont ils avaient rabattu le capuchon, étaient ouvertes surle devant, révélant des tuniques de mailles d’acier luisant au soleil. Le Murgoqui ouvrait la marche était un peu plus grand que les autres, et toute sonattitude indiquait qu’il était le chef de la délégation. Une masse d’images etde souvenirs fragmentaires déferlèrent dans l’esprit de Garion tandis qu’ilregardait le visage couturé de cicatrices de celui qui était depuis toujoursson ennemi. La tension de l’étrange lien silencieux, occulte, qui les unissait,se fit sentir à nouveau. C’était Asharak.

Quelque choseeffleura l’esprit de Garion, mais plus à titre d’information qu’autrechose ; ce n’était pas la force irrésistible que le Murgo avait dirigéesur lui dans le corridor obscur du palais d’Anheg, au Val d’Alorie ; soussa tunique, son amulette devint très froide et semblait en même temps lebrûler.

— VotreMajesté Impériale, déclara Asharak, en s’avançant avec un froid sourire. Noussommes honorés d’être admis en votre auguste présence.

Il s’inclina,faisant cliqueter sa cotte de mailles. Barak tenait fermement le bras droit deHettar ; Mandorallen se rapprocha pour lui prendre l’autre bras.

— Noussommes ravi de vous revoir, noble Asharak, répondit l’empereur. Nous noussommes laissé dire qu’un accord avait été conclu.

— Al’avantage des deux parties, Votre Altesse.

— Ce sontles meilleurs accords, approuva Ran Borune.

— TaurUrgas, roi des Murgos, vous adresse ses salutations, reprit Asharak. Sa Majestééprouve le vif désir de cimenter les relations entre Cthol Murgos et laTolnedrie. Elle espère pouvoir un jour donner à Votre Majesté impériale le nomde frère.

— Nousrespectons les intentions pacifiques et la sagesse légendaire de Taur Urgas,souligna l’empereur avec un sourire béat.

Asharak promenaautour de lui ses yeux noirs inexpressifs.

— Eh bien,Ambar, dit-il à Silk, les affaires semblent avoir repris depuis la dernièrefois que nous nous sommes rencontrés, dans les bureaux de Mingan, à Darine.

— Les Dieuxont été cléments. Enfin, presque tous, répondit Silk en tendant les mainsdevant lui en un geste fataliste.

Asharak ébauchaun sourire.

— Vous vousconnaissez ? demanda l’empereur, quelque peu surpris.

— Nousavons déjà eu l’occasion de nous rencontrer, Votre Altesse, admit Silk.

— Sousd’autres cieux, précisa Asharak, avant de regarder sire Loup droit dans lesyeux. Belgarath, fit-il aimablement, avec un petit hochement de tête.

— Chamdar,répondit le vieillard.

— Tu m’asl’air en pleine forme, dis-moi.

— Merci.

— J’ail’impression d’être le seul étranger ici, confia l’empereur.

— Il y atrès, très longtemps que nous nous connaissons, Chamdar et moi, expliqua sireloup, avant de jeter un coup d’œil malicieux au Murgo. Je vois que tu t’esremis de ta récente indisposition.

Une expressionennuyée effleura fugitivement le visage d’Asharak, et il s’empressa de regarderson ombre sur l’herbe, comme pour se rassurer.

Garion serappela ce que sire Loup avait dit, en haut de la Dent d’Elgon, après l’attaquedes Algroths. Il avait parlé d’une ombre qui n’allait pas rentrer par « lechemin le plus direct ». Il aurait été bien en peine de dire pourquoi,mais l’information qu’Asharak le Murgo et Chamdar le Grolim étaient un seul etmême homme ne le surprenait pas particulièrement. Comme une mélodie complexesubtilement discordante retrouve l’accord, la soudaine fusion des deux semblaitentrer en résonance quelque part. Cette information trouva sa place dans sonesprit comme une clef dans une serrure.

— Un jour,il faudra que tu me montres comment tu fais ça, disait Asharak. J’ai trouvél’expérience intéressante. Mais mon cheval est devenu complètement hystérique.

— Toutesmes excuses à ton cheval.

— Commentse fait-il que la moitié de cette conversation semble m’échapper ?s’enquit Ran Borune.

— Pardonnez-nous,Votre Altesse. Nous renouons, le vénérable Belgarath et moi-même, une vieilleinimitié. Il faut dire que nous n’avons que très rarement eu l’occasion de nousparler avec autant de courtoisie. Dame Polgara, fit Asharak en s’inclinantpoliment devant tante Pol. Toujours aussi belle.

Il braqua surelle un regard délibérément suggestif.

— Tu n’aspas beaucoup changé non plus, Chamdar. Elle parlait sans colère, d’un tonpresque affable, mais Garion, qui la connaissait mieux que personne, reconnutimmédiatement l’insulte mortelle dont elle venait de gratifier le Grolim.

— Charmante,reprit Asharak, avec un timide sourire.

— C’estmieux qu’au théâtre, s’écria l’empereur, subjugué. Voilà ce que j’appelle unejoute oratoire ou je ne m’y connais pas. Je regrette de n’avoir pu assister aupremier acte.

— Lepremier acte a été très long, Votre Altesse, révéla Asharak. Et souvent bienfastidieux. Comme vous l’avez peut-être remarqué, il y a des moments oùBelgarath se laisse emporter par sa subtilité.

— Je ne devraispas avoir de mal à m’en remettre, riposta sire Loup avec un petit sourire. Jete promets que le dernier acte sera très bref, Chamdar.

— Desmenaces, vieillard ? releva Asharak. Je pensais que nous étions convenusde rester dans les strictes limites de l’urbanité.

— Je ne merappelle pas que nous soyons jamais convenus de quoi que ce soit, fit sire Loupen se retournant vers l’empereur. Je pense que nous allons prendre congé,maintenant, Ran Borune, conclut-il. Avec votre permission, naturellement.

— Naturellement,répéta l’empereur. Je suis heureux d’avoir fait votre connaissance — bienque je ne sois évidemment pas encore convaincu de votre existence. Mais monscepticisme est purement théologique, et n’a rien de personnel.

— Vous m’envoyez heureux, répliqua sire Loup. Puis il lui jeta impromptu un sourireespiègle qui arracha un éclat de rire à Ran Borune.

— J’attendsavec impatience notre prochaine rencontre, Belgarath, déclara Asharak.

— A taplace, je la redouterais, lui conseilla sire Loup, avant de tourner les talonset de mener ses compagnons hors des jardins de l’empereur.

Chapitre 17

L’après-midiétait déjà bien entamé lorsqu’ils franchirent les grilles du palais. L’émeraudedes vastes pelouses étincelait sous le chaud soleil printanier, et les cyprèsmurmuraient dans la brise.

— Je croisque rien ne nous retient plus à Tol Honeth, déclara sire Loup.

— Celaveut-il dire que nous repartons sur l’heure ? demanda Mandorallen.

— J’aiquelque chose à faire avant, répondit sire Loup, en clignant les yeux, gêné parle soleil. Barak et son cousin vont m’accompagner. Retournez tous nous attendrechez Grinneg, vous autres.

— Nous nousarrêterons au marché central avant de rentrer, annonça tante Pol. J’aicertaines courses à faire.

— Ce n’estpas une partie de lèche-vitrines, Pol.

— LesGrolims savent d’ores et déjà que nous sommes là, père, répliqua-t-elle, nousn’avons plus aucune raison de raser les murs comme des voleurs, n’est-cepas ?

— Comme tuvoudras, Pol, soupira-t-il.

— Je savaisbien que tu verrais les choses comme moi. Sire Loup secoua la tête d’un airdécouragé, puis ils remontèrent en selle, Barak, Grinneg et lui, et partirentde leur côté, tandis que les autres redescendaient la colline sur laquelle lepalais était perché, pour s’enfoncer dans la cité étincelante qui s’étendait endessous d’eux. Les rues, au pied de la colline, étaient larges et bordées dechaque côté par des maisons magnifiques, de véritables palais.

— Lesriches et les nobles, expliqua Silk. A Tol Honeth, plus on habite près dupalais, plus on est important.

— Il en vasouvent ainsi, Prince Kheldar, observa Mandorallen. La fortune et la positionont parfois besoin de la rassurante proximité du siège du pouvoir.L’ostentation et le voisinage du trône sont ce qui permet aux âmes étriquéesd’éviter de faire face à leur propre médiocrité.

— Jen’aurais su mieux dire, convint Silk.

Le marchécentral de Tol Honeth était une vaste place couverte d’étalages en plein air etd’éventaires multicolores où se trouvaient exposées des marchandises du mondeentier. Tante Pol mit pied à terre, confia son cheval à l’un des gardescheresques, et s’activa rapidement d’un étal à l’autre, achetant, à ce qu’ilsemblait, tout ce qu’elle voyait. Le visage de Silk blêmissait à certains deses achats ; c’était lui qui payait.

— Tu nepourrais pas lui dire un mot, Garion ? demanda le petit homme d’un tonplaintif. Elle me démolit.

— Qu’est-cequi te fait penser qu’elle m’écouterait ? rétorqua Garion.

— Tupourrais au moins essayer, fit Silk, désespéré. Trois hommes vêtus de manteauxprécieux discutaient avec emportement, non loin du centre du marché.

— Tu esfou, Haldor, disait, tout agité, un homme mince au nez épaté. Les Honethmettraient l’Empire au pillage pour leur propre profit.

Il avait lafigure toute rouge et les yeux lui sortaient presque de la tête.

— Parce quetu crois que Kador le Vordueux ferait mieux ? demanda le dénommé Haldor,un grand gaillard costaud. C’est toi qui es fou, Radan. Si nous mettons Kadorsur le trône, il nous écrasera tous sous sa botte. On est parfois tropimpérial, ce sont des choses qui arrivent.

— Commentoses-tu ? hurla presque Radan, et son visage luisant de sueur s’assombritencore. Le grand-duc Kador est le seul candidat possible. Je voterais pour luimême s’il ne m’avait pas payé pour ça.

Il faisait degrands moulinets avec les bras tout en parlant, et il avait la langue quis’emmêlait.

— Kador estun porc, déclara de but en blanc Haldor en observant attentivement Radan, commepour mesurer l’impact de ses paroles. Un porc brutal, arrogant, qui n’a pasplus de droits au trône qu’un chien galeux. Son arrière-grand-père s’est frayéun chemin dans la maison de Vordue à coups de pots-de-vin, et je préféreraism’ouvrir les veines plutôt que de prêter serment d’allégeance au rejeton du bâtardd’un voleur des docks de Tol Vordue.

Radan roulaitdes yeux en boules de loto sous les insultes caricaturales de Haldor. Il ouvritet referma plusieurs fois la bouche comme s’il voulait dire quelque chose, maissa langue semblait paralysée par la fureur. Alors son visage tourna au violet,il se mit à battre le vide de ses bras, puis tout son corps se raidit etcommença à s’arquer.

Haldorl’observait avec un détachement presque cynique.

Avec un criétranglé, Radan se renversa en arrière en agitant violemment les bras et lesjambes. Ses yeux se révulsèrent et de l’écume apparut aux commissures de seslèvres tandis que ses soubresauts devenaient plus violents. Il commença à secogner la tête sur les pavés, et ses doigts se crispèrent frénétiquement sur sagorge.

— Voilà quiest d’une redoutable efficacité, mon cher Haldor, commenta le troisième homme.Où as-tu trouvé cela ?

— Un de mesamis est allé récemment à Sthiss Tor, répondit Haldor en contemplant lesconvulsions de Radan avec un intérêt non déguisé. Le plus beau de tout, c’estque ça n’a rigoureusement aucun effet tant qu’on ne s’énerve pas. Radann’aurait jamais voulu boire son vin si je ne l’avais pas goûté devant lui pourlui prouver qu’il n’y avait pas de danger.

— Tu veuxdire que tu as le même poison dans l’estomac ? s’exclama l’autre,stupéfait.

— Je n’airien à craindre, déclara Haldor. Je ne succombe jamais à mes propres émotions.

Les contractionsde Radan diminuaient d’intensité.

Ses talonsmartelèrent les pierres pendant un moment encore, mais il ne tarda pas à serigidifier, puis il poussa un long soupir gargouillant et ce fut tout.

— J’imaginequ’il ne t’en reste plus, hein ? insinua pensivement l’ami d’Haldor. Jeserais prêt à payer un bon prix pour quelque chose de ce genre.

— Etpourquoi n’irions-nous pas chez moi, parler de tout ça autour d’une coupe devin ? suggéra Haldor en riant.

L’autre lui jetaun regard surpris, puis il se mit à rire à son tour, un peu nerveusementpeut-être. Les deux hommes tournèrent les talons et s’éloignèrent, abandonnantle cadavre derrière eux.

Garion lessuivit un moment des yeux, horrifié, puis regarda le cadavre au visage noir,crispé dans une position grotesque sur les dalles de pierre, entre les piedsdes Tolnedrains qui l’ignoraient royalement.

— Pourquoipersonne ne fait-il rien ? demanda-t-il.

— Ils ontpeur, répondit Silk. Ils redoutent, s’ils trahissent une quelconque émotion,d’être pris pour des sympathisants du défunt. On prend la politique très ausérieux, ici, à Tol Honeth.

— Ilfaudrait peut-être prévenir les autorités, tout de même ? émit Durnik, levisage pâle et la voix tremblante.

— Je suissûr que le nécessaire a été fait, assura Silk. Ne restons pas plantés là commeça. Vous ne tenez pas tellement à être impliqués dans l’affaire, jesuppose ?

Tante Pol lesrejoignit, accompagnée des deux guerriers cheresques de la maison de Grinneg,un peu penauds. Ils croulaient littéralement sous les paquets et les ballots.

— Qu’est-ceque vous faites ? demanda-t-elle à Silk.

— Nousassistions au spectacle édifiant de la politique tolnedraine en pleine action,répondit Silk en lui montrant le cadavre abandonné au beau milieu de la placedu marché.

— Dupoison ? fit-elle en remarquant la crispation anormale des membres deRadan.

— Un drôle depoison, confirma Silk en hochant la tête. Il n’agit apparemment que quand lavictime se met en rogne.

— Ah !de l’attisât, approuva-t-elle d’un air entendu.

— Vous enavez déjà entendu parler ? releva Silk, surpris.

— C’est unpoison très rare, et très cher. Je n’aurais jamais cru que les Nyissiensacceptent d’en vendre.

— Je croisque nous ferions mieux de ficher le camp d’ici, suggéra Hettar. Il y a uneescouade de légionnaires qui arrivent, et il se pourrait qu’ils fassent appel àtémoins.

— Bonne idée,acquiesça Silk en les conduisant de l’autre côté de la place.

Huit grandsgaillards longeaient les bâtiments qui entouraient la place du marché, chargésd’une litière lourdement voilée. Ils arrivaient auprès des voyageurs lorsqu’unemain fine, couverte de bijoux, sortit langoureusement des rideaux et effleural’épaule de l’un des porteurs. Les huit hommes s’arrêtèrent immédiatement etposèrent la litière à terre.

— Ainsi, terevoilà à Tol Honeth, Silk, fit une voix de femme, à l’intérieur de la litière.Que fais-tu donc là ?

— Bethra ?s’exclama Silk. C’est toi ?

Les rideauxs’écartèrent, révélant une femme luxurieusement vêtue, alanguie sur descoussins de satin écarlate. Ses tresses de cheveux sombres étaient entremêléesde rangs de perles. Sa robe de soie rose ne laissait rien ignorer de sesformes, et elle avait les bras et les doigts couverts d’anneaux et de braceletsd’or. Son visage était d’une beauté à couper le souffle, et elle coulait sousses longs cils un regard d’une rare perversité. Il émanait de toute sa personnequelque chose de trop mûr, presque blet, et une impression quasimentrenversante de débauche effrénée. Garion se prit à rougir furieusement, sanssavoir pourquoi.

— Jepensais bien que tu courais toujours, reprit-elle d’un ton suave. Les hommesque j’avais lancés à ta poursuite étaient pourtant de vrais professionnels.

Silk eut unepetite révérence ironique.

— Comme tudis, Bethra, ils n’étaient pas mauvais, acquiesça-t-il avec un sourire tordu.Pas tout à fait aussi bons qu’il aurait fallu, mais très bons tout de même.J’espère que tu n’en avais plus besoin ?

— Je medemandais aussi pourquoi ils n’étaient jamais revenus, répliqua-t-elle enriant. J’aurais dû m’en douter, évidemment. J’espère que tu n’as pas pris ça àtitre personnel.

— Bien sûrque non, Bethra. Ce sont les aléas du métier, et voilà tout.

— Je savaisque tu comprendrais. Il fallait que je me débarrasse de toi. Tu allais toutficher par terre.

Silk eut unsourire matois.

— Je sais,jubila-t-il. Après le mal que tu t’étais donné pour monter ta petite affaire,et avec l’ambassadeur thull, rien de moins.

Elle fit unegrimace dégoûtée.

— Etqu’est-il devenu ? s’enquit Silk.

— Il estallé faire trempette dans la Nedrane.

— Je nesavais pas que les Thulls étaient si férus de natation.

— On nepeut pas dire qu’ils nagent très bien. Surtout avec de grosses pierresattachées aux pieds. Mais à partir du moment où tu avais flanqué mon plan àl’eau, il n’avait plus qu’à suivre le même chemin. Il ne m’était guèreindispensable, et il y avait des choses que je ne tenais pas à ce qu’il ailleraconter dans certains milieux.

— Tu astoujours été une femme circonspecte, Bethra.

— Etqu’est-ce que tu mijotes, en ce moment ? questionna-t-elle avec curiosité.

— Un peu deci, un peu de ça, éluda Silk en haussant les épaules.

— Lasuccession ?

— Oh !non, répondit-il en riant. J’ai trop de bon sens pour m’en mêler. De quel côtées-tu ?

— Tuvoudrais bien le savoir, hein ?

Silk jeta un coupd’œil circulaire en plissant les yeux.

— Je necracherais pas sur un ou deux petits tuyaux, Bethra. Si tu peux parler,naturellement.

— De quoi,Silk ?

— La villegrouille littéralement de Murgos, reprit-il. Si tu n’es pas actuellement enaffaires avec eux, je te serai reconnaissant de toutes les informations que tupourras me communiquer à ce sujet.

— Et tuserais prêt à payer cher ? interrogea-t-elle d’un ton malicieux.

— Appelonscela un échange de bons procédés. Elle lui jeta un sourire machiavélique et semit à rire.

— Pourquoipas, après tout ? Je t’aime bien, Silk, et je me demande si je ne t’aimepas encore plus quand tu me dois quelque chose.

— Je seraiton esclave, promit-il.

— Salementeur. Très bien, commença-t-elle après un instant de réflexion. On ne peutpas dire que les Murgos se soient jamais vraiment intéressés au commerce, etpourtant, depuis quelques années, on en voit arriver par paquets de deux outrois. Et à la fin de l’été dernier, c’est par caravanes entières qu’ils sesont mis à débarquer de Rak Goska.

— Tu veuxdire qu’ils tenteraient d’influencer la succession ? suggéra Silk.

— C’est ceque je dirais, répondit-elle. On voit beaucoup d’or rouge à Tol Honeth, toutd’un coup. Mes coffres en sont pleins.

— Ça colle,fit Silk, avec un grand sourire.

— Comme tudis.

— Ont-ilsouvertement pris parti pour un candidat ?

— Pas queje sache. Ils paraissent divisés en deux factions rivales, et il sembleraitqu’il règne entre eux un certain antagonisme.

— Çapourrait être une ruse, évidemment.

— Je necrois pas. Je pense plutôt que cette inimitié n’est pas sans rapport avec laquerelle qui oppose Zedar et Ctuchik. Chaque côté cherche à s’assurer lamainmise sur le prochain empereur. Et l’argent coule à flots, comme si c’étaitde l’eau.

— Est-ceque tu connais celui qu’on appelle Asharak ?

— Ah !celui-là ! Les autres Murgos le redoutent. En ce moment, il donnel’impression de travailler pour Ctuchik, mais quelque chose me dit qu’il roulepour lui-même. Le grand-duc Kador lui mange dans la main, or Kador estactuellement le favori dans la course au trône, de sorte qu’Asharak se retrouveen position de „ force. Voilà, c’est à peu près tout ce que je sais.

— Merci,Bethra, dit respectueusement Silk.

— Tuprojettes de rester longtemps à Tol Honeth ? demanda-t-elle.

— Malheureusementnon.

— Dommage.J’espérais que tu aurais le temps de me rendre une petite visite. Nous aurionspu parler du bon vieux temps. Je n’ai plus beaucoup de vieux amis, maintenant— ou d’ennemis intimes, comme toi.

— Je medemande bien pourquoi, fit Silk avec un petit rire sec. Je ne suis pas certaind’être meilleur à la nage que l’ambassadeur thull. Tu es une femme dangereuse,Bethra.

— A plusd’un titre, admit-elle en s’étirant langoureusement. Mais tu n’as plus vraimentà craindre pour ta vie avec moi, Silk. Plus maintenant.

— Ce n’estpas pour ma vie que je m’inquiétais, rétorqua Silk avec un drôle de sourire.

— C’est uneautre histoire, bien sûr. N’oublie pas que tu me dois une faveur.

— J’attendsavec avidité l’occasion de m’acquitter de ma dette, promit-il avec effronterie.

— Tu es impossible,s’exclama-t-elle en riant, avant de faire signe à ses porteurs. Au revoir,Silk.

— Aurevoir, Bethra, répondit-il avec une profonde révérence.

Les porteursremirent les brancards de la litière sur leurs épaules et s’éloignèrent sousleur fardeau.

— C’estabsolument révoltant, s’étrangla Durnik, indigné. Comment peut-on tolérer laprésence d’une femme pareille en ville ?

— Bethra ?demanda Silk, tout surpris. C’est la femme la plus remarquable et la plusfascinante de tout Tol Honeth. Les hommes viennent du bout du monde pour passerune heure ou deux avec elle.

— Pasgratuitement, sans doute.

— Ne teméprends pas sur elle, Durnik, avertit Silk. Sa conversation est probablementencore plus prisée que...

Il eut unepetite toux et jeta un rapide coup d’œil en direction de tante Pol.

— Vraiment ?riposta Durnik, d’un ton sarcastique.

— Ah !Durnik, fit Silk en éclatant de rire. Je t’aime comme un frère, mais tu es toutde même d’une effroyable pudibonderie, tu sais !

— Fichez-luila paix, Silk, intervint tante Pol d’un ton ferme. C’est comme ça qu’on l’aime.

— J’essayaisseulement de l’améliorer encore un peu, Dame Polgara, expliqua Silk, d’un petitton innocent.

— Barak aabsolument raison en ce qui vous concerne, Prince Kheldar. Vous avez vraimentun mauvais fond.

— Je nefais qu’obéir à mon devoir. Si vous saviez ce qu’il m’en coûte de sacrifier messentiments délicats et raffinés au bien de mon pays...

— Mais biensûr !

— Vousn’imaginez tout de même pas que je prends plaisir à ce genre derelations ?

— Et sinous laissions tomber le sujet ? suggéra tante Pol.

Grinneg, sireLoup et Barak arrivèrent chez Grinneg peu de temps après eux.

— Alors ?demanda tante Pol, au moment où sire Loup entrait dans la pièce où ils étaienttous réunis à attendre.

— Il estparti vers le sud, répondit sire Loup.

— Vers lesud ? Il n’est pas allé vers l’est, vers Cthol Murgos ?

— Non. Ilcherche probablement à éviter la confrontation avec les hommes de Ctuchik. Ilva sûrement essayer de trouver un endroit tranquille pour passer discrètementla frontière. A moins qu’il n’aille vers la Nyissie. Il a peut-être conclu unarrangement avec Salmissra. Il faut que nous le suivions si nous voulons enavoir le cœur net.

— Je suistombé sur une vieille amie, au marché, annonça Silk, vautré dans un fauteuil.D’après elle, Asharak serait mouillé jusqu’au cou dans la lutte pour lasuccession. Il aurait apparemment réussi à acheter le grand duc de Vordue. Siles Vordueux montent sur le trône, Asharak tiendra la Tolnedrie dans le creuxde sa main.

Sire Loup segratta pensivement la barbe.

— Il faudrabien, tôt ou tard, que nous nous occupions de lui. Il commence vraiment à mecourir, celui-là.

— Nouspourrions nous arrêter un jour ou deux, suggéra tante Pol. Et régler leproblème une fois pour toutes.

— Non,décida sire Loup. Mieux vaut ne pas faire ça ici, en ville. Ça va sûrementfaire du bruit, et les Tolnedrains ont tendance à s’emballer quand ils necomprennent pas quelque chose. Nous trouverons bien une occasion plus tard,dans un endroit un peu moins fréquenté.

— Alorsnous repartons tout de suite ? demanda Silk.

— Attendonsdemain matin, répondit sire Loup. Il est probable que nous serons suivis, et siles rues sont vides, ça leur compliquera un tout petit peu la tâche.

— Dans cecas, je vais dire quelques mots à mon cuisinier, fit Grinneg. Je ne peux pasvous laisser affronter les vicissitudes de la route sans un bon repas dans leventre. Et puis il va bien falloir que nous nous occupions de ce tonneau debière, aussi.

Cette penséearracha un large sourire à sire Loup, qui sentit s’appesantir sur lui le regardsombre de tante Pol.

— Tu nevoudrais tout de même pas qu’elle retombe, Pol ? expliqua-t-il. Une foisqu’elle est brassée, il faut la boire assez vite. Ce serait une honte de gâcherde la bonne marchandise comme ça, non ?

Chapitre 18

Ils repartirentde chez Grinneg avant l’aube, le lendemain matin, après avoir une nouvelle foisrevêtu leurs habits de voyage. Ils se glissèrent sans bruit par une portedérobée et suivirent les ruelles étroites et les allées sombres dont Silksemblait vraiment avoir le secret. Le ciel commençait à s’éclaircir à l’estlorsqu’ils arrivèrent à la massive porte de bronze, à la pointe sud de l’île.

— Combiende temps nous faudra-t-il attendre avant l’ouverture de la porte ? demandasire Loup à l’un des légionnaires.

— Oh !il n’y en a plus pour très longtemps, répondit le légionnaire. On ouvre quandon voit distinctement la rive opposée.

Sire Loupgrommela dans sa barbe. Il était un peu éméché, la veille au soir, et semblaitavoir très mal aux cheveux ce matin-là. Il mit pied à terre, se dirigea versl’un des chevaux de bât et but longuement à une gourde de cuir.

— Ça nechangera rien, tu sais, déclara tante Pol, d’un ton peu amène.

Il préféra nepas répondre.

— Je croisque nous allons avoir une belle journée, dit-elle d’un ton enjoué en regardantd’abord le ciel, puis les hommes qui l’entouraient, et qui étaient touslamentablement avachis sur leur selle.

— Vous êtesune femme cruelle, Polgara, fit tristement Barak.

— Vous avezparlé de ce bateau à Grinneg ? articula péniblement sire Loup.

— Je croisque oui, répondit Barak. Il me semble que j’ai évoqué le sujet avec lui.

— C’esttrès important, insista sire Loup.

— De quois’agit-il ? s’enquit tante Pol.

— Je mesuis dit que nous serions peut-être bien contents d’avoir un bateau à notredisposition à l’embouchure de la rivière de la Sylve, expliqua sire Loup. Sinous ne pouvons vraiment pas faire autrement que d’aller à Sthiss Tor, jepréfère encore m’y rendre par mer plutôt que de patauger à travers lesmarécages de la Nyissie du nord.

— C’estmême une très bonne idée, approuva-t-elle. Je suis surprise que tu y aiespensé, compte tenu de l’état dans lequel tu étais hier soir.

— Tu nepenses pas qu’on pourrait parler d’autre chose ? gémit-il.

Mais la pénombrecédait imperceptiblement du terrain, et l’ordre d’ouvrir la porte vint enfin dela tour de guet, en haut du mur. Les légionnaires firent glisser les barres defer et les lourds vantaux pivotèrent. Mandorallen à son côté, Silk leur fitfranchir le vaste portail, puis le pont qui enjambait les eaux noires de laNedrane.

A midi, ilsétaient déjà à huit lieues au sud de Tol Honeth, et sire Loup avait presqueretrouvé la forme, mais ses yeux semblaient encore un peu sensibles à la vivelumière du soleil printanier, et il lui arrivait plus souvent qu’à son tour deréprimer une grimace de douleur lorsqu’un oiseau venait chanter trop près delui.

— Des gensà cheval, par-derrière. Ils se rapprochent, déclara Hettar.

— Combien ?demanda Barak.

— Deux.

— Desvoyageurs comme les autres, peut-être, dit tante Pol.

Deux cavaliersapparurent derrière eux, à un détour de la route. Ils s’arrêtèrent pour tenirconciliabule et se décidèrent, au bout d’un moment, à se rapprocher aveccirconspection. Ils formaient un couple un peu bizarre. L’un d’eux, un homme,portait un manteau tolnedrain vert — vêtement dont le moins que l’on pûtdire était qu’il n’avait jamais été conçu pour monter à cheval. Il était trèsmaigre, et ses oreilles dépassaient de chaque côté de sa tête comme desnageoires. Sur son front haut, les cheveux avaient été soigneusement peignéspour dissimuler une calvitie envahissante. Son compagnon, qui s’était noué unmouchoir devant le visage pour filtrer la poussière, se révéla n’être qu’uneenfant habillée d’une sorte de pèlerine à capuche.

— Bien lebonjour, dit poliment l’homme au visage émacié comme ils se rapprochaient dugroupe.

— Salut,répondit Silk.

— Il faitchaud pour la saison, non ? poursuivit le Tolnedrain.

— Nousavions remarqué, acquiesça Silk.

— Je medemandais, reprit le maigrichon, si vous n’auriez pas un peu d’eau à nousdonner ?

— Mais biensûr.

Silk jeta àGarion un coup d’œil accompagné d’un signe en direction des chevaux de bât.Garion partit vers l’arrière et détacha une outre de cuir de l’un des chevaux.L’étranger retira le bouchon de bois, essuya soigneusement l’embouchure de lagourde et l’offrit à sa jeune compagne. Celle-ci retira le mouchoir qui luicachait la figure et regarda le récipient d’un air perplexe.

— Commececi, Votre... euh, gente damoiselle, expliqua l’homme, en reprenant l’outre eten l’élevant avec ses deux mains pour boire.

— Je vois,dit la fille.

Garion laregarda plus attentivement. Sa voix lui rappelait quelque chose, il n’aurait sudire quoi, et son visage ne lui était pas inconnu non plus. Elle n’étaitvraiment pas grande, mais ce n’était plus une petite fille, et elle avait unetête d’enfant gâtée que Garion était presque certain d’avoir déjà vue quelquepart.

Le Tolnedrainlui rendit la gourde pour qu’elle puisse boire à son tour. Le goût de résinelui arracha une petite grimace. Elle avait les cheveux d’un noir violacé, maisde légères traces noires sur le col de son manteau de voyage semblaientindiquer que la couleur n’était pas naturelle.

— Merci,Jeebers, dit-elle enfin. Et merci, Messire, ajouta-t-elle à l’adresse de Silk.

Les yeux deGarion s’étrécirent ; un terrible soupçon venait de naître dans sonesprit.

— Vousallez loin ? demanda le squelette ambulant.

— Assez,oui, répondit Silk. Je m’appelle Radek, et je viens de Boktor, en Drasnie. Jesuis marchand ; je transporte des lainages sendariens vers le sud. Lechangement de temps a fait chuter les cours à Tol Honeth, alors je vais tenterma chance à Tol Rane. C’est dans les montagnes ; il y fait probablementencore assez froid.

— Dans cecas, vous n’êtes pas sur la bonne route, déclara l’étranger. Tol Rane estbeaucoup plus à l’est.

— Oui, maisj’ai déjà eu des ennuis sur cette route, expliqua Silk, sans se démonter. Desvoleurs, vous voyez le genre. Comme je n’ai pas envie de courir de risques, jeme suis dit que je ferais aussi bien de passer par Tol Borune.

— Quellecoïncidence ! répliqua le sac d’os. Nous allons aussi à Tol Borune, maprotégée et moi-même.

— En effet,admit Silk. Quelle coïncidence !

— Nouspourrions peut-être faire route ensemble. Silk prit un air dubitatif.

— Pourquoipas, après tout ? décida tante Pol, avant qu’il n’ait eu le temps derefuser.

— Vous êtestrès aimable, gente dame, dit l’étranger. Je suis Maître Jeebers, Compagnon dela Société impériale, précepteur de mon état. Vous avez peut-être entenduparler de moi ?

— Je nepourrais pas l’affirmer, reprit Silk. Mais cela n’a rien d’étonnant ; noussommes étrangers en Tolnedrie.

— C’estsans doute assez normal, en effet, convint Jeebers, un peu déçu tout de même.Voici mon élève, Damoiselle Sharell. Son père, le baron Reldon, est grandmaître de la confrérie des marchands. Je l’accompagne à Tol Borune où elle doitrendre visite à sa famille.

Garion savaitque ce n’était pas vrai. Le nom du précepteur avait confirmé ses soupçons.

Pendantplusieurs lieues, Jeebers entretint un papotage animé avec Silk, auquel ilexposa en long et en large la substance de son enseignement, sans cesser defaire précéder ses remarques d’allusions aux importants personnages quisemblaient s’en remettre à son jugement.

C’était unredoutable raseur, mais en dehors de cela, il semblait passablement inoffensif.Son élève, qui chevauchait à côté de tante Pol, ne disait quant à elle pasgrand-chose.

— Je pensequ’il serait temps que nous nous arrêtions pour manger un morceau, annonçatante Pol. Voulez-vous vous joindre à nous avec votre élève, MaîtreJeebers ? Nous avons amplement de quoi manger.

— Je suisconfus de votre générosité, répondit le précepteur. Nous en serons trèsheureux.

Ils s’arrêtèrentprès d’un petit pont qui enjambait un ruisseau et menèrent leurs chevaux àl’ombre d’un épais bosquet de saules, non loin de la route. Durnik fit du feu,et tante Pol commença à déballer ses chaudrons et ses bouilloires.

Maître Jeeberss’empressa d’aider son élève à descendre de cheval. Celle-ci ne fit d’ailleurspas mine de mettre pied à terre toute seule. Elle regarda sans enthousiasme lesol un peu détrempée de la berge, puis jeta un coup d’œil impérieux à Garion.

— Toi, là,appela-t-elle, va me chercher une coupe d’eau fraîche.

— Leruisseau est juste à côté, indiqua-t-il en tendant le doigt.

Elle braqua surlui un regard stupéfait.

— Mais laterre est toute boueuse, objecta-t-elle.

— Oui,hein ? admit-il avant de tourner délibérément le dos et de retourner aidersa tante.

— TantePol, commença-t-il après avoir débattu un moment avec sa conscience.

— Oui, monchou ?

— Je penseque cette demoiselle Sharell n’est pas celle qu’elle prétend être.

— Ah-ah ?

— Non. Jen’en suis pas absolument certain, mais je pense que c’est la princesseCe’Nedra, celle qui est venue dans le jardin quand nous étions au palais.

— Oui, monchou, je sais.

— Tu lesavais ?

— Mais biensûr. Tu veux bien me passer le sel, s’il te plaît ?

— Ce n’estpas dangereux qu’elle soit avec nous ?

— Pasvraiment, répondit-elle. Je pense que j’arriverai à m’en sortir.

— Elle nerisque pas de nous causer tout un tas d’ennuis ?

— Uneprincesse impériale cause nécessairement toutes sortes d’ennuis, mon chou.

Après avoirdégusté un savoureux ragoût, qui sembla excellent à Garion, mais que leurpetite invitée parut trouver détestable, Jeebers entreprit d’aborder un sujetqu’il avait à l’évidence en tête depuis le premier instant où il les avaitabordés.

— En dépitde tous les efforts des légions, les routes ne sont jamais complètement sûres,déclara ce tracassier. Il n’est pas prudent de voyager seul, et je suisresponsable de la sécurité de la gente damoiselle Sharell, que l’on a commise àma garde. Je me demandais si nous pourrions vous accompagner. Nous ne vousennuierions pas, et je serais trop heureux de vous rembourser toute lanourriture que nous pourrions prendre.

Silk jeta unrapide coup d’œil à tante Pol.

— Mais biensûr, acquiesça celle-ci, à la grande surprise de Silk. Je ne vois pas pourquoinous ne ferions pas route ensemble. Nous allons au même endroit, après tout.

— Commevous voudrez, maugréa Silk en haussant les épaules.

Ce n’était pasune erreur, ça frisait le désastre, Garion en était sûr. Jeebers ne ferait pasun compagnon de voyage spécialement agréable, et son élève promettait dedevenir insupportable à bref délai. Elle était manifestement habituée à êtreentourée de serviteurs dévoués et à formuler à tout bout de champ des exigencesinconsidérées. Mais pour être déraisonnables, ce n’en était pas moins desexigences, et Garion ne se demanda pas une seconde qui était le plusvraisemblablement destiné à les satisfaire. Il se leva et fit le tour du bosquetde saules.

De l’autre côtédes arbres, les champs luisaient d’un vert soyeux sous le soleil printanier, etde petits nuages blancs planaient paresseusement dans le ciel. Garion s’adossaà un arbre et jeta un coup d’œil sur les herbages sans vraiment les voir. Il nese laisserait pas réduire en esclavage, quelle que pût être l’identité de leurpetite invitée, mais il aurait bien voulu trouver un moyen de mettre les chosesau point dès le départ — avant que la situation ne dérape.

— Tu asdonc complètement perdu l’esprit, Pol ? fit la voix de sire Loup, quelquepart entre les arbres. Ran Borune a probablement donné l’ordre à toutes leslégions de Tolnedrie de la rechercher, à l’heure qu’il est.

— Ne temêle donc pas de ça, vieux Loup solitaire, répondit tante Pol. C’est monproblème. Je veillerai à ce que les légions ne nous ennuient pas.

— Nousn’avons pas le temps de chouchouter cette sale gamine, reprit le vieil homme.Enfin, Pol, elle va nous rendre dingues. Tu as vu comment elle parlait à son père ?

— Ce n’estpas si difficile de rompre de mauvaises habitudes, laissa-t-elle tomber, d’unton indifférent.

— Tu necrois pas qu’il serait plus simple de trouver un moyen de la faire ramener àTol Honeth ?

— Elle adéjà réussi à s’enfuir une fois, répondit tante Pol. Si nous la renvoyons, ellese débrouillera pour faire une nouvelle fugue. Je me sens beaucoup plustranquille à l’idée que je pourrai mettre la main sur sa petite AltesseImpériale quand j’aurai besoin d’elle. Je n’ai pas envie de retourner le mondeentier pour la retrouver, le moment venu.

— Comme tuvoudras, Pol, soupira sire Loup.

— Mais biensûr.

— Tiensseulement cette petite morveuse hors de ma portée, conseilla-t-il. Elle meporte sur les nerfs. Les autres savent qui elle est ?

— Garion, oui.

— Garion ?Tiens donc !

— Ça n’arien d’étonnant, expliqua tante Pol. Il est plus malin qu’il n’en a l’air.

Une émotionnouvelle commença à se faire jour dans l’esprit déjà passablement troublé deGarion. L’intérêt évident de tante Pol pour Ce’Nedra lui faisait l’effet d’uncoup de poignard. Il se rendit compte, à sa grande confusion, qu’il étaitjaloux de l’attention qu’elle portait à la fillette.

Ses craintes nedevaient pas tarder pas à se confirmer dans les jours qui suivirent. Uneremarque en passant au sujet de la ferme de Faldor eut tôt fait de révéler sonancien statut d’aide aux cuisines à la princesse qui ne cessa, dès lors,d’exploiter ce fait pour l’accabler impitoyablement sous une centaine depetites corvées stupides. Et pour tout arranger, chaque fois qu’il manifestaitdes velléités de résistance, tante Pol le rappelait fermement aux bonnesmanières. L’affaire ne pouvait que lui inspirer très rapidement les piresréticences.

La princesseavait élaboré toute une histoire pour justifier son départ de Tol Honeth,histoire qu’elle enjolivait à chaque lieue et qui devenait tous les jours unpeu plus ahurissante. Elle s’était bornée, au début, à raconter qu’elle allaitrendre visite à sa famille ; mais bientôt elle ne put s’empêcher desous-entendre qu’elle fuyait un mariage arrangé avec un vieux marchand trèslaid, puis de faire des allusions encore plus sinistres à un projetd’enlèvement et de demande de rançon. Enfin, et pour couronner le tout, elleleur confia que le complot en question était motivé par des raisons politiqueset faisait partie d’une vaste conjuration visant à s’emparer du pouvoir enTolnedrie.

— C’est unehorrible menteuse, non ? demanda Garion à tante Pol, un soir qu’ilsétaient seuls.

— Ça oui,acquiesça tante Pol. Le mensonge est un art. Bien mentir, c’est savoir restersimple. Il faudra qu’elle s’applique un peu si elle veut réussir dans cettediscipline.

Ils avaientquitté Tol Honeth depuis une dizaine de jours lorsque la cité de Tol Boruneleur apparut enfin dans le soleil de l’après-midi.

— Eh bien,je crois que c’est là que nos routes se séparent, déclara Silk à Jeebers, nonsans soulagement.

— Vous nevous arrêtez pas en ville ? demanda Jeebers.

— A quoibon ? rétorqua Silk. Nous n’avons rien à y faire, en réalité, et je nevois pas l’intérêt de perdre du temps en fouilles et en explications, sansparler du coût des pots-de-vin. Nous allons contourner Tol Borune et rattraperla route de Tol Rane de l’autre côté.

— Dans cecas, nous pourrions peut-être faire encore un bout de chemin ensemble, suggératrès vite Ce’Nedra. Ma famille habite dans une propriété au sud de la ville.

Jeebers laregarda d’un air effaré. Tante Pol retint son cheval et regarda la jeune filleen haussant un sourcil.

— Il seraittemps que nous ayons une petite conversation, et cet endroit en vaut un autre,décréta-t-elle.

Silk lui jeta unrapide coup d’œil et eut un hochement de tête. Ils mirent tous pied à terre.

— Je pense,ma petite demoiselle, reprit tante Pol, que le moment est venu de nous dire lavérité.

— Maisc’est ce que j’ai fait, protesta Ce’Nedra.

— Allons,allons, ma petite fille. Les histoires que vous nous avez racontées étaientfort divertissantes, mais vous n’imaginez tout de même pas que nous en avonscru un mot ? Certains d’entre nous savent déjà qui vous êtes, mais il mesemble vraiment que vous feriez mieux de vider votre sac.

— Voussavez... ? commença Ce’Nedra, puis la voix lui manqua.

— Mais biensûr, mon petit, répondit tante Pol. Vous voulez le leur dire vous-même, ou vouspréférez que je le fasse ?

Les petitesépaules de Ce’Nedra descendirent d’un cran.

— Dites-leurqui je suis, Maître Jeebers, ordonna-t-elle tout bas.

— Vouspensez vraiment que c’est prudent, Votre Grâce ? questionna anxieusementJeebers.

— Ils lesavent déjà, de toute façon, riposta-t-elle. S’ils avaient l’intention de nousfaire du mal, ils ne s’en seraient pas privés, depuis le temps. Nous pouvonsnous fier à eux.

Jeebers inspiraprofondément et c’est d’un ton passablement pompeux qu’il reprit la parole.

— J’ail’honneur de vous présenter Son Altesse Impériale la Princesse Ce’Nedra, fillede Sa Majesté Impériale Ran Borune XXIII, et joyau de la Maison de Borune.

A ces mots, Silkpoussa un petit sifflement en ouvrant de grands yeux ; les autresmanifestèrent pareillement leur stupéfaction.

— Lasituation politique est beaucoup trop incertaine et périlleuse à Tol Honethpour que Sa Grâce puisse demeurer sans risques dans la capitale, poursuivitJeebers. L’Empereur m’a chargé d’accompagner secrètement sa fille à Tol Borune,où les membres de la famille Borune pourront la protéger contre les complots etles machinations des Vordueux, des Honeth et des Horbite. Je suis fierd’annoncer que ma mission aura assez brillamment réussi — avec votreconcours, bien entendu. Je ferai mention de votre assistance dans mon rapport— une note en bas de page, peut-être, voire un appendice.

— Uneprincesse impériale, traverser la moitié de la Tolnedrie sous la seule escorted’un maître d’école, alors qu’on se poignarde et qu’on s’empoisonne à tous lescoins de rue ? rumina Barak en tiraillant sa barbe d’un air pensif.

— Plutôtrisqué, non ? renchérit Hettar.

— Tonempereur T’a-t-il chargé personnellement de cette mission ? s’enquitMandorallen.

— Ce ne futpas nécessaire, répondit Jeebers, d’un ton hautain. Son Altesse, qui professele plus grand respect pour mon jugement et ma discrétion, savait pouvoircompter sur moi pour imaginer un déguisement sûr et un mode de transport sansdanger. La princesse m’a assuré de sa totale confiance en ma personne. Maistoute l’opération ayant dû être menée dans le plus grand secret, évidemment,c’est elle-même qui est venue dans mes appartements au cœur de la nuit pour menotifier ses instructions, et voilà pourquoi nous avons quitté le palais sans direà qui que ce soit ce que...

Sa voix mourutsur ces mots, et il braqua sur Ce’Nedra un regard horrifié.

— Vousferiez aussi bien de lui dire la vérité, ma petite fille, conseilla tante Pol àla jeune princesse. Je pense qu’il a déjà compris, de toute façon.

Ce’Nedra relevale menton d’un air arrogant.

— Lesordres venaient de moi, Jeebers, lui révéla-t-elle. Mon père n’avait rien àvoir là-dedans.

Jeebers devintd’une pâleur mortelle et tous crurent qu’il allait s’évanouir.

— Quelmanque de cervelle vous a fait décider de vous enfuir du palais de votrepère ? s’emporta Barak. Toute la Tolnedrie est probablement à votrerecherche, maintenant, et nous sommes dans l’œil du cyclone.

— Toutdoux, le calma sire Loup. Ça a beau être une princesse, c’est tout de même unepetite fille. Ne lui faites pas peur.

— Laquestion est tout de même fort pertinente, observa Hettar. Si nous sommes prisen compagnie d’une princesse impériale, il y a gros à parier que nous finironstous sur la paille humide des geôles tolnedraines. Avez-vous une réponse àfournir ? fit-il en se tournant vers Ce’Nedra, ou n’était-ce qu’unjeu ?

Elle se redressade toute sa faible hauteur.

— Je nesuis pas habituée à justifier mes actions auprès des serviteurs.

— Il vafalloir que nous éclaircissions certains malentendus avant longtemps, je lesens, gronda sire Loup.

— Répondezjuste à la question, ma petite fille, intervint tante Pol. Ne vous occupez pasde savoir qui la pose.

— Mon pèrem’avait emprisonnée à l’intérieur du palais, répondit Ce’Nedra d’un petit tondésinvolte, comme si cela constituait une explication suffisante. C’étaitintolérable, alors je suis partie. Il y a un autre problème aussi, mais c’estune question de politique. Vous ne comprendriez pas.

— Vousseriez certainement surprise de ce que nous sommes en mesure de comprendre,Ce’Nedra, insinua sire Loup.

— J’ail’habitude que l’on s’adresse à moi en m’appelant Votre Grâce, déclara-t-elled’un ton acerbe. Ou Votre Altesse.

— Et moi,j’ai l’habitude que l’on me dise la vérité.

— Je pensaisque c’était vous qui commandiez ? s’étonna Ce’Nedra, en regardant Silk.

— Lesapparences sont parfois trompeuses, observa Silk, d’un ton mielleux. A votreplace, je répondrais à la question.

— C’est unvieux traité, rétorqua-t-elle. Ce n’est pas moi qui l’ai signé, alors je nevois pas pourquoi je me sentirais liée. Je suis censée me présenter dans lasalle du trône de Riva, le jour de mon seizième anniversaire.

— Nous lesavons, coupa Barak. Et alors, où est le problème ?

— Je n’iraipas, c’est tout, décréta Ce’Nedra. Je ne veux pas aller pas à Riva, et rien nipersonne au monde ne pourrait m’y contraindre. La reine de la Sylve desDryades, qui est ma parente, m’offrira asile.

Jeebers avait enpartie retrouvé ses esprits.

— Qu’avez-vousfait ? se lamenta-t-il, atterré. J’avais entrepris cette mission dansl’attente d’une récompense, peut-être même d’une promotion, mais vous m’avezmis la tête sur le billot, petite sotte !

— Jeebers !s’indigna-t-elle.

— Nerestons pas au beau milieu de la chaussée, recommanda Silk. Nous avonsapparemment pas mal de choses à voir ensemble, et tout ce que nous risquonsici, sur la grand-route, c’est d’être interrompus.

— Ce n’estpas une mauvaise idée, reconnut sire Loup. Trouvons un endroit tranquille etdressons le campement pour la nuit. Nous déciderons de ce que nous allonsfaire, et nous pourrons repartir reposés demain matin.

Ils se remirenten selle et s’engagèrent à travers les champs qui ondulaient à perte de vuedans les derniers rayons du soleil de l’après-midi, en direction d’une rangéed’arbres qui marquait l’emplacement d’une route de campagne sinueuse, à unelieue de là, peut-être.

— Nouspourrions rester ici, qu’en dites-vous ? suggéra Durnik en indiquant ungros chêne qui surplombait le chemin et dont les branches arboraient déjà desfeuilles.

— Çadevrait faire l’affaire, décida sire Loup.

Il faisait bondans l’ombre clairsemée qui s’étendait sous les branches du chêne. Le chemin,d’où se dégageait une impression de fraîcheur, était bordé de chaque côte d’unmuret de pierre et tapissé de mousse. Un échalier dépassait du mur, juste à cetendroit, et il en partait un sentier qui serpentait dans les champs, jusqu’àune mare proche, étincelante sous le soleil.

— Nouspourrions faire du feu derrière l’un de ces murs, envisagea Durnik. On ne leverrait pas de la route.

— Je vaischercher du bois, proposa Garion en regardant les branches mortes quijonchaient l’herbe sous l’arbre.

Ils étaient sibien rodés maintenant qu’ils réussirent à établir le campement en moins d’uneheure. Après quoi, une fois les tentes montées, le feu allumé, les chevauxabreuvés et mis au piquet, Durnik, qui avait remarqué quelques cerclesévocateurs à la surface de l’étang, chauffa une épingle de fer au feu etcommença à la plier soigneusement en forme d’hameçon.

— Pourquoifais-tu ça ? demanda Garion.

— Je medisais qu’on aimerait peut-être avoir du poisson pour dîner, expliqua leforgeron en essuyant l’hameçon improvisé sur le bas de sa tunique de cuir.

Il le mit decôté et sortit une seconde épingle du feu avec une paire de pinces.

— Tuvoudrais aussi tenter ta chance ? Garion lui répondit par un grandsourire.

Barak, quidémêlait sa barbe, non loin de là, leva sur eux un regard dolent.

— J’imagineque tu n’aurais pas le temps d’en fabriquer un troisième, hein ?soupira-t-il.

— C’estl’affaire d’une minute, acquiesça Durnik avec un petit rire.

— Il nousfaudrait des appâts, déclara Barak en se levant d’un bond. Où est tapelle ?

Peu après, lestrois hommes partaient à travers champs en direction de l’étang. Ils coupèrenten chemin des arbustes en guise de gaules et s’installèrent pour pêchersérieusement.

Les poissonsdevaient avoir très faim, car ils attaquèrent les hameçons amorcés aux vers parescouades entières. En l’espace d’une heure, les pêcheurs avaient aligné prèsde deux douzaines de truites luisantes, de dimensions respectables, sur la riveherbeuse de l’étang.

Lorsqu’ilsrevinrent, le soleil se couchait, teintant le ciel de rose au-dessus de leurstêtes. Tante Pol inspecta gravement leur prise.

— Trèsjoli, remercia-t-elle. Mais vous avez oublié de les vider.

— Oh, fitBarak, d’un air quelque peu marri. Nous nous étions dit que... comme nousavions fait la pêche...

Il ne terminapas sa phrase.

— Allez-y,recommanda-t-elle d’un ton égal. Barak poussa un soupir.

— J’imagineque nous ferions aussi bien de nous y mettre tout de suite, les gars,lâcha-t-il, la mort dans l’âme.

— Tu asprobablement raison, admit Durnik.

Le ciel avaitrevêtu la pourpre du soir et les étoiles commençaient à luire lorsqu’ilss’installèrent pour manger. Tante Pol avait fait frire les truites qui étaientmaintenant d’un joli brun doré, et la petite princesse boudeuse elle-même netrouva rien à redire à ce mets.

Lorsqu’ilseurent fini, ils écartèrent leurs assiettes et revinrent au problème deCe’Nedra et de sa fuite de Tol Honeth. Jeebers s’abîmait dans une mélancolietellement abjecte qu’il n’apporta pas grand-chose au débat, et Ce’Nedraproclama hautement que si leur intention était de la remettre entre les mainsdes Borune de la ville, elle s’enfuirait à nouveau. Tant et si bien qu’à lafin, ils n’étaient arrivés à rien.

— Eh bien,je crois que nous sommes dans un drôle de pétrin, résuma Silk, la mort dansl’âme. Quoi que nous fassions, même si nous tentons de la ramener à sa famille,on ne manquera pas de nous poser des questions embarrassantes, et je suis sûrqu’on peut compter sur elle pour inventer une histoire pittoresque qui nousplacera sous l’éclairage le plus défavorable possible.

— Nousreparlerons de tout ça demain matin, déclara tante Pol.

Son ton placideindiquait qu’elle avait déjà pris une décision, mais elle en resta là.

Jeebers leurfaussa compagnie peu avant minuit. Pris de panique, le précepteur s’enfuit augalop vers les murailles de Tol Borune, et ils furent réveillés par letambourinement des sabots de son cheval.

Silk alla seplanter devant Hettar, qui montait la garde, tout de cuir vêtu, à la lueurvacillante du feu mourant.

— Pourquoine l’avez-vous pas arrêté ? s’écria-t-il, le visage déformé par la colère.

— Onm’avait dit de ne pas le faire, révéla l’Algarois, avec un coup d’œil endirection de tante Pol.

— Ça règlenotre seul et unique problème, expliqua tante Pol. Le magister était unvéritable fardeau.

— Voussaviez qu’il allait prendre la fuite ? s’étonna Silk.

— Mais biensûr. C’est même moi qui l’ai aidé à prendre cette décision. Il va aller toutdroit chez les Borune et tenter de sauver sa peau en leur racontant que laprincesse s’est sauvée du palais toute seule, et qu’elle est maintenant entrenos mains.

— Maisenfin, il faut l’arrêter ! s’exclama Ce’Nedra d’une voix vibrante.Rattrapez-le ! Ramenez-le ici !

— Aprèstout le mal que je me suis donné pour le convaincre de s’enfuir ? raillatante Pol. Ne soyez pas stupide !

— Commentosez-vous me parler sur ce ton ? s’indigna Ce’Nedra. Vous semblez oublierqui je suis.

— Ma petitedemoiselle, dit civilement Silk, je pense que vous seriez surprise de savoir àquel point vos titres et votre rang importent peu à Polgara.

— Polgara ?Ce’Nedra manqua défaillir. La Polgara ? Mais n’aviez-vous pas dit quec’était votre sœur ?

— J’aimenti, avoua Silk. C’est un de mes petits défauts.

— Vousn’êtes pas un marchand comme les autres, accusa la fillette.

— C’est leprince Kheldar de Drasnie, confirma tante Pol. Les autres sont d’une égalenoblesse. Je suis sûre que vous comprenez maintenant à quel point votre titrenous impressionne peu. Nous sommes bien placés, étant titrés nous-mêmes, poursavoir à quel point ce que l’on appelle le rang peut être vide de sens.

— Si vousêtes Polgara, alors lui, ce doit être... La petite princesse se tourna pourregarder sire Loup, qui s’était assis sur la première marche de l’échalier pourretirer ses chaussures.

— Oui,confirma tante Pol. Il n’a vraiment pas l’air de ce qu’il est, hein ?

— Qu’est-ceque vous faites en Tolnedrie ? s’enquit Ce’Nedra, médusée. Allez-vousfaire appel à la magie ou à quelque chose dans ce genre pour régler le problèmede la succession ?

— Pour quoifaire ? rétorqua sire Loup en se relevant. Les Tolnedrains donnenttoujours l’impression de penser que leurs affaires intérieures sont de nature àébranler le monde, mais le reste de l’univers ne se préoccupe pas tant que çade savoir qui emportera le trône de Tol Honeth. Nous sommes ici pour uneaffaire bien plus importante, conclut-il en plongeant le regard dans lesténèbres, en direction de Tol Borune. Il faudra un certain temps à Jeebers pourconvaincre les gens de la ville qu’il n’est pas fou, mais je pense que nousn’avons pas intérêt à nous éterniser ici. Et je crois que nous serions bieninspirés d’éviter un peu les routes principales.

— Ce n’estpas un problème, lui assura Silk.

— Etmoi ? demanda Ce’Nedra.

— Vousvouliez vous rendre à la Sylve des Dryades, lui rappela tante Pol. Eh bien,nous allons par là, de toute façon, alors vous pouvez rester avec nous. Nousverrons bien ce que dira la reine Xantha quand nous arriverons là-bas.

— Dois-jeme considérer comme prisonnière ? questionna la princesse, non sansraideur.

— Si çapeut vous faire plaisir, ma petite fille, je n’y vois pas d’inconvénient,répondit tante Pol en la regardant d’un air critique, à la lueur vacillante dufeu. Il va tout de même falloir que je m’occupe de vos cheveux. Je me demandevraiment ce que vous avez pu utiliser comme teinture pour obtenir un aussivilain résultat.

Chapitre 19

Pendant lesquelques jours qui suivirent, ils avancèrent rapidement vers le sud, voyageantsouvent de nuit pour échapper aux patrouilles de légionnaires qui battaient lacampagne à la recherche de Ce’Nedra.

— Nousn’aurions peut-être pas dû laisser ce Jeebers nous tirer sa révérence, bougonnaBarak, comme ils venaient d’éviter un détachement de cavaliers. Par sa faute,toutes les garnisons d’ici à la frontière sont sur le pied de guerre. Il auraitsûrement mieux valu l’abandonner dans un endroit isolé ou je ne sais quoi.

— Ce« je ne sais quoi » a quelque chose d’un peu définitif, non ?releva Silk, avec un petit sourire acéré.

— C’étaitune solution, riposta Barak en haussant les épaules.

— Tu nedevrais pas laisser ton couteau réfléchir tout le temps à ta place, rétorquaSilk, hilare. C’est, de toutes leurs dispositions, celle que nous trouvons lamoins attrayante chez nos cousins cheresques.

— Quant ànous, nous ne trouvons pas très plaisante cette tendance à faire des remarquesfinaudes contre laquelle nos frères drasniens semblent parfois ne pouvoir seprémunir, déclara fraîchement Barak.

— Commec’est bien dit, railla Silk.

Ilspoursuivirent leur chemin, perpétuellement sur la défensive, prêts à se cacherou à prendre la fuite à chaque instant. Au cours de ces quelques jours, ils sereposèrent beaucoup sur les curieuses facultés de Hettar. Les patrouilleslancées à leur recherche étant forcément montées, le grand Algarois au profild’oiseau de proie scrutait mentalement leur environnement à la recherche dechevaux, et les informations qu’il leur communiquait leur permettaient engénéral de s’esquiver à temps.

— Commentça fait ? l’interrogea Garion, par un matin couvert, alors qu’ilssuivaient une piste peu fréquentée, envahie par les mauvaises herbes, surlaquelle Silk les avait menés. D’être capable d’entendre penser les chevaux, jeveux dire ?

— Je nesuis pas sûr d’arriver à te l’expliquer clairement, répondit Hettar. C’est une facultéque j’ai toujours eue, et je n’arrive pas à imaginer que l’on puisse ne pas enêtre doté. C’est comme si on tendait vers l’esprit du cheval, comme si on neformait plus qu’un avec lui. Le cheval ne pense plus « moi », mais« on ». Je crois que ça vient aussi du fait qu’ils viventnaturellement en troupeau. Quand ils ont appris à connaître l’autre, ils leprennent pour un membre de la horde pareil aux autres. Il y a même des momentsoù ils oublient que je ne suis pas un cheval et... Belgarath, annonça-t-il,s’interrompant brusquement, encore une patrouille, juste derrière la colline,là-bas. Vingt ou trente cavaliers.

Sire Loup jetaun rapide coup d’œil alentour.

— Avons-nousle temps d’arriver à ces arbres ? demanda-t-il en indiquant un grosbosquet de jeunes érables, à une demi-lieue de là.

— Si nousfaisons vite.

— Alors, augalop ! ordonna sire Loup.

Ils talonnèrentleurs chevaux, qui bondirent en avant, et se retrouvèrent sous le couvert desarbres comme les premières gouttes d’une giboulée de printemps qui menaçaitdepuis le début de la matinée commençaient à marteler les larges feuilles. Ilsmirent pied à terre et, menant leurs chevaux par la bride, se frayèrent unchemin entre les arbustes vigoureux, disparaissant aux regards.

La patrouilletolnedraine apparut au sommet de la colline et s’engagea dans la valléeombreuse. Le capitaine qui commandait le détachement arrêta son cheval non loindu bouquet d’érables, donna une série d’ordres impérieux, et ses hommess’égaillèrent par petits groupes, pour fouiller les abords de la route herbeusedans les deux directions et scruter la campagne environnante du haut de lacolline suivante. L’officier resta en arrière, près de la piste, avec un autrecavalier, un civil en manteau de voyage gris.

Le capitainelorgnait d’un œil dépité l’averse printanière.

— Ça vaêtre une sale journée, grommela-t-il en mettant pied à terre et en resserrantplus étroitement sur lui sa cape écarlate.

Son compagnondescendit de cheval à son tour, et, dans le mouvement, se tourna de telle sorteque le groupe dissimulé dans les érables pût voir son visage. Garion sentitHettar se raidir tout d’un coup. L’homme au manteau de voyage était un Murgo.

— Par ici,Capitaine, dit-il, en menant son cheval sous l’abri offert par les branches étenduesdes arbustes, à la lisière du bosquet.

Le Tolnedrainhocha la tête et le suivit.

— Avez-vouspu réfléchir à ma proposition, Capitaine ? questionna le Murgo.

— Jepensais que ce n’était qu’une réflexion théorique, répondit l’officier. Nous nesavons même pas si ces étrangers sont dans la région.

— D’aprèsmes renseignements, ils se dirigent vers le sud, Capitaine, l’informa le Murgo.Vous pouvez être certain, je pense, qu’ils ne sont pas loin.

— Nous nesommes pas du tout assurés pour autant d’arriver à mettre la main sur eux. Etmême dans ce cas, je ne vois pas comment nous pourrions faire ce que vousproposez.

— Enfin,Capitaine, expliqua patiemment le Murgo, c’est dans l’intérêt de la princesse.Si elle retourne à Tol Honeth, les Vordueux la tueront. Vous avez lu lesdocuments que je vous ai montrés.

— Elle seraen sûreté avec les Borune, déclara le capitaine. Les Vordueux ne viendront pasla chercher en Tolnedrie du sud.

— LesBorune n’auront rien de plus pressé que de la renvoyer chez son père. Vous êtesvous-même un Borune. Vous prendriez le risque de défier un empereur de votrepropre maison, vous ?

Le capitainesembla quelque peu ébranlé.

— Son seulespoir de survie réside dans les Horbite, insista le Murgo.

— Quelleassurance pouvez-vous me donner qu’elle sera à l’abri du danger avec eux ?

— Lameilleure de toutes les garanties : la politique. Les Horbite mettent touten œuvre pour entraver l’accession au trône du grand duc Kador. Il veut la mortde la princesse, eh bien, les Horbite feront l’impossible pour qu’elle reste envie. C’est vraiment le seul moyen d’assurer sa sécurité — et,accessoirement, votre fortune.

Il fittressauter de façon suggestive une bourse lourdement garnie devant lecapitaine, qui semblait fort perplexe.

— Et si ondoublait la somme ? ronronna le Murgo, insinuant.

Le capitainedéglutit péniblement.

— C’estdans son intérêt, n’est-ce pas ?

— Evidemment.

— Ce n’estpas comme si je trahissais la maison de Borune.

— Vous êtesun patriote, Capitaine, assura le Murgo avec un froid sourire.

Accroupie entreles arbres à côté de Ce’Nedra, tante Pol retenait fermement la jeune fille parle bras. Celle-ci semblait hors d’elle, et ses yeux étincelaient de colère.

Plus tard,lorsque les légionnaires et leur ami murgo furent repartis, la princesseexplosa.

— Commentosent-ils ? s’exclama-t-elle, déchaînée. Et tout ça pour del’argent !

— Allons,ce n’est que de la politique tolnedraine, fit Silk comme ils sortaient avecleurs chevaux de l’abri des érables pour retrouver le crachin matinal.

— Maisc’est un Borune, protesta-t-elle. Un membre de ma propre famille !

— UnTolnedrain n’est loyal qu’envers sa bourse, lui révéla Silk. Je suis étonné quevous ne vous en soyez pas encore rendu compte, Votre Grâce.

Quelques joursplus tard, en arrivant au sommet d’une colline, ils contemplèrent pour lapremière fois la vaste tache verte de la Sylve des Dryades qui s’étendait surl’horizon. Il avait cessé de pleuvoir, et le soleil dardait ses rayons sur eux.

— Nousserons en sûreté, une fois dans la Sylve, déclara la princesse. Les légionsn’oseront jamais nous suivre là-bas.

— Qu’est-cequi les en empêcherait ? se renseigna Garion.

— Le traitéavec les Dryades, laissa-t-elle tomber sèchement. Vous n’êtes vraiment aucourant de rien, vous, alors.

Garionn’apprécia pas ce commentaire.

— Il n’y apersonne aux environs, rapporta Hettar à sire Loup. Nous pouvons ralentirl’allure, ou attendre la nuit.

— Dépêchons-nousd’y arriver, décida sire Loup. Je commence à en avoir assez d’avancer en crabepour éviter les patrouilles.

Ils dévalèrentla colline au galop et se dirigèrent vers la forêt qui s’étendait devant eux.

La transitionbroussailleuse qui marquait habituellement le passage des champs aux boissemblait inexistante. Les arbres commençaient, et voilà tout. Lorsqu’ilss’engagèrent, à la suite de sire Loup, entre les arbres, le changement futaussi brutal que s’ils étaient tout à coup entrés dans une maison. La Sylvedevait être incroyablement ancienne. Les grands chênes étendaient des branchessi larges qu’elles masquaient presque complètement le ciel. Le sol couvert demousse était frais et à peu près dépourvu de végétation de sous-bois. Ilsemblait à Garion qu’ils étaient très petits sous les grands arbres, et qu’il yavait quelque chose d’étrange dans l’air, comme s’il amortissait tous les sons.On n’entendait rien, pas un bruit, en dehors du bourdonnement des insectes etd’un lointain chœur d’oiseaux.

— Bizarre,fit Durnik en regardant autour de lui. On ne voit pas trace de bûcherons.

— Desbûcherons ? hoqueta Ce’Nedra. Ici ? Ils n’oseraient jamais pénétrerdans la forêt !

— La Sylveest inviolable, Durnik, expliqua sire Loup. La famille Borune a conclu unaccord avec les Dryades. Personne n’a touché un arbre ici depuis plus de troismille ans.

— C’esttout de même un drôle d’endroit, exprima Mandorallen, en jetant un coup d’œilalentour, l’air pas très à l’aise. Il me semble percevoir une présence, uneprésence pas vraiment amicale.

— La Sylveest vivante, lui révéla Ce’Nedra. Elle n’aime pas beaucoup les étrangers. Maisne vous inquiétez pas, Mandorallen, vous ne risquez rien tant que vous êtesavec moi, affirma-t-elle d’un petit ton suffisant.

Durnik préféravérifier auprès de sire Loup.

— Vous êtescertain que les patrouilles ne nous suivront pas ici ? Jeebers savait quenous devions venir ici ; je suis sûr qu’il en a parlé aux Borune.

— Pour rienau monde les Borune ne violeraient leur traité avec les Dryades, lui assurasire Loup.

— Je n’aijamais entendu parler d’un engagement qu’un Tolnedrain ne choisirait pas derompre s’il y trouvait un quelconque avantage, insinua Silk, d’un tonsceptique.

— Celui-ciest un peu spécial, répliqua sire Loup. Les Dryades ont accordé à un jeunenoble de la maison de Borune la main de l’une de leurs princesses, qui estdevenue la mère de l’empereur de la première dynastie borune. Le destin desBorune est très intimement lié au traité. Rien au monde ne pourrait les amenerà le mettre en jeu.

— Qu’est-ceque c’est exactement qu’une Dryade ? s’enquit Garion.

L’étrange sensationd’une présence consciente dans la forêt lui donnait envie de parler pour romprele silence oppressant, presque inquisiteur.

— LesDryades constituent une petite communauté tout à fait charmante, répondit sireLoup. Je les ai toujours trouvées adorables. Elles ne sont pas humaines, biensûr, mais quelle importance ?

— Je suisune Dryade, déclara Ce’Nedra, non sans fierté.

Garion laregarda fixement.

— Techniquement,elle a raison, reprit sire Loup. La lignée des Dryades est apparemment demeuréeininterrompue du côté féminin de la maison de Borune. C’est l’un des élémentsqui garantit le respect du traité par la famille. Vous voyez toutes ces épouseset toutes ces mères faire leurs paquets et s’en aller s’ils brisaient leursengagements ?

— Elle al’air humaine, objecta Garion, sans cesser de dévisager la princesse.

— La racedes Dryades est très proche de la nôtre. Il n’y a que des différencesinsignifiantes entre les deux. C’est peut-être pour cela qu’elles ne sont pasdevenues folles comme les autres monstres lorsque Torak a fendu le monde endeux.

Lesautres monstres ?! protesta vigoureusement Ce’Nedra.

— Je vousdemande bien pardon, Princesse, s’excusa sire Loup. C’est le terme qu’utilisentles Ulgos pour décrire les non-humains qui ont soutenu Gorim à Prolgu lorsqu’ila affronté le Dieu Ul.

— Voustrouvez que j’ai l’air d’un monstre ? s’indigna-t-elle en secouant la têteavec fureur.

— Le termeest peut-être mal choisi, murmura sire Loup. Ne m’en veuillez pas.

— Desmonstres, vraiment ! fulmina Ce’Nedra. Sire Loup haussa les épaules.

— Il y aune rivière pas très loin d’ici, droit devant nous, si je me souviens bien.Nous allons nous arrêter en attendant que la nouvelle de notre arrivéeparvienne à la reine Xantha. Nous serions bien mal avisés de pénétrer plusavant dans le territoire des Dryades sans attendre l’autorisation de la reine.Elles peuvent se montrer assez déplaisantes si on les provoque.

— Jepensais vous avoir entendu dire qu’elles étaient bienveillantes, releva Durnik.

— Danscertaines limites, précisa sire Loup. Et je ne vois pas l’intérêt de contrarierdes créatures susceptibles de communiquer avec les arbres quand je me trouve aubeau milieu d’une forêt. Il pourrait se produire des choses désagréables. Cequi me fait penser à une chose, dit-il tout à coup en fronçant les sourcils.Vous feriez mieux de ranger votre hache. Les Dryades nourrissent un préjugétrès défavorable à l’égard des haches — et du feu. Le feu leur inspire desréactions quasi aberrantes. Il faudra que nous veillions à ne faire que de toutpetits feux, et uniquement pour la cuisine.

Ils amenèrentleurs montures sous un chêne colossal, non loin d’un petit cours d’eau quimurmurait sur des pierres couvertes de mousse, mirent pied à terre etdressèrent leurs tentes brunes. Après avoir mangé, Garion, qui commençait às’ennuyer, s’aventura un peu aux alentours tandis que sire Loup faisait unsomme et que Silk entraînait les autres dans une partie de dés. Tante Pol fitasseoir la princesse sur un rondin et entreprit de la débarrasser de lateinture violette qui lui maculait les cheveux.

— Puisquetu n’as apparemment rien de mieux à faire, Garion, dit-elle, pourquoi n’enprofiterais-tu pas pour prendre un bain ?

— Unbain ? répéta-t-il. Mais où ça ?

— Je suissûr que tu trouveras un trou d’eau, un peu plus loin, dans la rivière,affirma-t-elle en savonnant soigneusement les cheveux de Ce’Nedra.

— Tu veuxque je me baigne dans cette eau ? Tu n’as pas peur que j’attrape dumal ?

— Tu ne vaspas fondre, mon chou. Allons, tu es vraiment trop sale pour mon goût. Va telaver tout de suite.

Garion lui jetaun regard noir et alla prendre des vêtements propres, du savon et une serviettedans son paquetage, puis il remonta le cours d’eau, frappant le sol de sestalons et grommelant à chaque pas.

Une fois seulsous les arbres, il eut plus que jamais le sentiment d’être observé. C’étaittrès bizarre. Il aurait été bien en peine de définir ses impressions ;c’était comme si, conscients de sa présence, les chênes échangeaient entre euxdes informations sur ses mouvements, grâce à une sorte de langage végétatifdont il n’avait pas la moindre notion. Cela ne comportait apparemment rien demenaçant ; juste une sorte de surveillance.

Il trouva à unecertaine distance des tentes un trou d’eau d’assez belles dimensions, encontrebas d’une cascade. L’eau de ce bassin naturel était si claire qu’ilpouvait voir les petits cailloux brillants du fond, et même de grosses truitesqui le regardaient avec circonspection. Il trempa la main dans le courant et semit à trembler de tout son corps. Il envisagea une échappatoire— s’asperger d’eau, juste ce qu’il fallait, et savonner un peu lesendroits stratégiques — mais après réflexion, il préféra y renoncer. TantePol ne s’accommoderait de rien de moins qu’un bain en bonne et due forme. Ilpoussa un soupir à fendre l’âme et commença à se déshabiller.

Ce fut horriblesur le coup, mais il se rendit compte au bout de quelques instants qu’ilsurvivrait peut-être, et un moment après, il trouva même cela exaltant. La chuted’eau constituait une douche commode pour se rincer, et au bout de peu detemps, il commença même à y prendre plaisir.

— Tu enfais du bruit, dis donc, fit calmement, sans animosité aucune, Ce’Nedra, deboutsur la rive.

Garion disparutinstantanément au fond du bassin. Mais à moins d’être un poisson, on ne peutpas rester indéfiniment sous l’eau, et une minute ne s’était pas écoulée qu’ilregagnait la surface et sortait la tête de l’eau, hoquetant et crachotant.

— Qu’est-ceque tu fabriques ? demanda Ce’Nedra. Elle portait une courte tuniqueblanche, sans manches, ceinturée à la taille, et des sandales ouvertes, dontles lacets s’entrecroisaient sur ses mollets et ses fines chevilles pours’attacher juste sous le genou. Elle tenait une serviette à la main.

— Allez-vous-en !crachota Garion.

— Ne soispas stupide, dit-elle en s’asseyant sur une grosse pierre pour délacer sessandales.

Ses cheveux decuivre étaient encore mouillés et lui retombaient lourdement sur les épaules.

— Qu’est-ceque vous faites ?

— J’aienvie de prendre un bain. Tu en as encore pour longtemps ?

— Allezplus loin, s’écria Garion, qui commençait à avoir froid, mais était biendéterminé à demeurer accroupi dans l’eau, en ne laissant dépasser que sa tête.

— Cetendroit me paraît très bien. Comment est l’eau ?

— Froide,répondit-il sur le ton de la conversation. Mais je ne sortirai que quand vousserez partie.

— Quel grosbêta !

Il secoua latête avec obstination, le visage en feu.

— Oh !bon, très bien, soupira-t-elle, exaspérée. Je ne regarde pas. Tu es vraimentstupide, tout de même. Aux thermes, à Tol Honeth, personne ne fait attention àça.

— On n’estpas à Tol Honeth, ici, releva-t-il férocement.

— Je meretourne, si ça peut te faire plaisir, concéda-t-elle en se levant et en tournantle dos.

Garion sortit dela piscine naturelle, sans oser se redresser, car il ne lui faisait pasvraiment confiance, et enfila son caleçon et son pantalon sans prendre la peinede s’essuyer.

— Ça y est,annonça-t-il. Vous pouvez avoir la rivière pour vous toute seule, maintenant.

Il épongea avecsa serviette l’eau qui lui dégoulinait sur la figure et les cheveux.

— Jeretourne auprès des tentes.

— DamePolgara a dit que tu devais rester auprès de moi, déclara-t-elle en défaisantcalmement la cordelette qui lui tenait lieu de ceinture.

— Tante Pola dit quoi ? balbutia-t-il, parfaitement choqué.

— Tu escensé rester près de moi pour me protéger, répéta-t-elle.

Elle empoignal’ourlet de sa tunique, s’apprêtant visiblement à la passer par-dessus sa tête.

Garion fitvolte-face et braqua un regard déterminé sur les arbres, les oreilles en feu etles mains agitées d’un tremblement incontrôlable.

Elle éclata d’unpetit rire argentin, et il y eut un grand bruit d’éclaboussures comme elleentrait dans l’eau froide, qui lui arracha un petit cri, puis elle se mit àbarboter.

— Apporte-moile savon, ordonna-t-elle.

Il se penchasans réfléchir pour prendre le savon et l’aperçut du coin de l’œil, debout dansl’eau jusqu’à la taille, puis, fermant les yeux de toutes ses forces, il reculaen direction du bassin naturel en lui tendant maladroitement dans son dos lesavon qu’elle prit en riant de plus belle.

Au bout de cequi lui parut une éternité, la princesse, ayant enfin fini son bain, sortit dela piscine naturelle, se sécha et remit ses vêtements. Et pendant toutel’épreuve, Garion garda les yeux soigneusement fermés.

— Vous aveztout de même de drôles d’idées, vous, les Sendariens, déclara-t-elle comme ilsétaient assis l’un à côté de l’autre près du trou d’eau, dans la clairièreinondée de soleil.

Elle démêlaitses cheveux d’un rouge profond, la tête penchée sur le côté, le peigne traçantdes sillons dans ses grosses mèches trempées.

— Les bainsde Tol Honeth sont ouverts à tous, et les championnats d’athlétisme se déroulenttoujours sans vêtements. Pas plus tard que l’été dernier, je me suis mesurée àune douzaine d’autres filles dans le Stade impérial. Les spectateurs ontbeaucoup apprécié.

— Ça,j’imagine, fit sèchement Garion.

— Qu’est-ceque c’est que ça ? demanda-t-elle en indiquant l’amulette qui reposait surle torse nu de Garion.

— C’est mongrand-père qui me l’a donnée pour Erastide.

— Faisvoir.

Elle tendit lamain. Garion se pencha en avant.

— Eh bien,enlève-la, que je puisse la voir, ordonna-t-elle.

— Je nepeux pas. Sire Loup et tante Pol m’ont dit que je ne devais jamais l’ôter, sousaucun prétexte. Je pense qu’elle est plus ou moins ensorcelée.

— Quelledrôle d’idée, remarqua-t-elle en s’inclinant pour examiner l’amulette. Ils nesont pas vraiment sorciers, n’est-ce pas ?

— Sire Loupa sept mille ans. Il a connu le Dieu Aldur. Je l’ai vu enflammer des rochers etfaire pousser un arbre en quelques minutes à partir d’une petite brindille derien du tout. Quant à tante Pol, d’un seul mot, elle a rendu la vue à uneaveugle, et elle peut se changer en chouette.

— Je necrois pas à toutes ces histoires, rétorqua Ce’Nedra. Je suis sûre qu’il y a uneautre explication.

Garion haussales épaules et rajusta sa chemise de lin et sa tunique brune, puis il secoua latête et passa ses doigts dans ses cheveux encore humides.

— Attends,tu vas les emmêler, le réprimanda-t-elle. Laisse-moi plutôt faire.

Elle se leva,vint se planter derrière lui et entreprit de lui passer doucement le peignedans les cheveux.

— Tu as debeaux cheveux, pour un homme, le complimenta-t-elle.

— Bah, cesont des cheveux et voilà tout, laissa-t-il tomber d’un ton indifférent.

Elle le coiffaencore quelques instants sans ajouter quoi que ce soit, puis, lui prenant lementon dans la main, lui tourna la tête, le regarda d’un œil critique et luitapota les cheveux d’un côté puis de l’autre, jusqu’à ce qu’ils soient arrangésà son entière satisfaction.

— C’esttout de même mieux, décida-t-elle.

— Merci.

Il était un peutroublé par le changement qui s’était produit dans son attitude. Elle se rassitsur l’herbe, passa ses bras autour d’un de ses genoux et ils s’absorbèrent unmoment dans la contemplation de l’eau qui étincelait au soleil. Ce fut elle quirompit le silence.

— Garion ?

— Oui ?

— Commentça fait de grandir comme une personne normale ?

— Je n’aijamais été autre chose, répondit-il en haussant les épaules. Alors je n’ai pasles moyens de comparer.

— Tu voisce que je veux dire. Raconte-moi l’endroit où tu as grandi, ce que tu faisais,tout, quoi.

Alors il luiparla de la ferme de Faldor, des cuisines, de la forge de Durnik, et de Doroon,de Rundorig et de Zubrette.

— Tu étaisamoureux de Zubrette, n’est-ce pas ? insinua-t-elle d’un ton presqueaccusateur.

— C’est ceque je croyais, mais il s’est passé tellement de choses depuis que j’ai quittéla ferme qu’il y a des moments où je ne sais même plus à quoi elle ressemblait.De toute façon, je crois que je me passerai avantageusement d’être amoureux.Pour ce que j’en ai vu, la plupart du temps, c’est plutôt pénible.

— Tu esimpossible !

Et elle se mit àsourire, son petit visage enfoui sous la masse de ses cheveux fléchés de feupar le soleil.

— Peut-être,admit-il. Allez, maintenant, à vous de me dire ce que ça fait de grandir dansla peau de quelqu’un de très spécial.

— Je nesuis pas si spéciale que ça.

— Vous êtesune princesse impériale, lui rappela-t-il. Si ce n’est pas être très spécial...

— Ah !ça, tu sais, gloussa-t-elle, il y a des moments, depuis que je suis avec vous,où j’oublie presque que je suis une princesse impériale.

— Presque,releva-t-il avec un sourire, mais pas tout à fait.

— Non. Pastout à fait, avoua-t-elle avec un nouveau coup d’œil du côté de la piscinenaturelle. Le plus souvent, c’est très ennuyeux d’être une princesse. On passeson temps dans les cérémonies et les réunions protocolaires. On reste presquetoujours debout à écouter des discours ou à recevoir des visiteurs officiels,et il y a des gardes partout, dans tous les coins. Mais il y a des moments oùj’arrive à m’échapper pour avoir enfin un peu la paix, et ça les renddingues ! fit-elle en se remettant à rire, puis son regard devint pensif.Je vais te lire ton avenir, déclara-t-elle en lui prenant la main.

— Voussavez lire dans les lignes de la main ?

— Je faisjuste semblant, admit-elle. Nous y jouons parfois, les dames de ma suite etmoi. Nous nous promettons les unes aux autres des maris bien nés et des tasd’enfants.

Elle retourna samain et la regarda. La marque argentée était bien visible dans sa paume,maintenant que la peau était propre.

— Qu’est-ceque c’est ?

— Je nesais pas.

— Ce n’estpas une maladie, n’est-ce pas ?

— Non. J’aitoujours eu ça. Je pense que c’est de famille. Tante Pol n’aime pas que lesgens la voient, je ne sais pas pourquoi, alors elle essaie de la dissimuler.

— Commentpeut-on cacher quelque chose comme ça ?

— Elle metrouve tout le temps des tas d’occupations très salissantes.

— C’esttrès bizarre. J’ai une marque de naissance, moi aussi. Juste au-dessus du cœur.Tu veux la voir ? demanda-t-elle en prenant l’encolure de sa tunique àdeux mains.

— Je vouscrois sur parole, répondit Garion en rougissant furieusement.

Elle eut unpetit rire argentin, limpide.

— Tu esvraiment un drôle de garçon, Garion. Tu n’es pas du tout comme les autres.

— Vousn’avez probablement rencontré que des Tolnedrains, souligna Garion. Je suis unSendarien, ou du moins c’est comme cela que j’ai été élevé, alors ça fait unedifférence, forcément.

— On diraitque tu n’es pas sûr de tes origines ?

— C’estSilk qui dit que je ne suis pas sendarien. Il ne sait pas exactement de quelleorigine je suis, et ça, c’est très bizarre, parce que Silk est capable dereconnaître immédiatement l’origine de n’importe qui. Votre père pensait quej’étais rivien.

— CommeDame Polgara est ta tante, et Belgarath, ton grand-père, tu es probablementsorcier, toi aussi, observa Ce’Nedra.

— Moi ?releva Garion en se mettant à rire. C’est complètement idiot. D’ailleurs, lessorciers ne sont pas une race, à l’instar des Cheresques, des Tolnedrains oudes Riviens. Ce serait plutôt un genre de métier, je pense, un peu comme hommede loi ou marchand, sauf qu’on n’en fait plus de nouveaux. Les sorciers onttous des milliers d’années. Sire Loup dit que c’est peut-être les gens qui ontchangé et qu’ils ne peuvent plus devenir sorciers.

Ce’Nedra, quis’était laissée tomber en arrière, sur ses coudes, leva les yeux vers lui.

— Garion ?

— Oui ?

— Tuvoudrais m’embrasser ?

Le cœur deGarion s’arrêta de battre.

C’est alors quela voix de Durnik s’éleva non loin d’eux, et l’espace d’un instant, Garion seprit pour son vieil ami d’une haine fulgurante.

Chapitre 20

— Dame Pola dit qu’il était temps de revenir auprès des tentes, maintenant, déclaraDurnik en faisant irruption dans la petite clairière.

Il les regardaitd’un air entendu, son bon visage honnête arborant une expression vaguementamusée. Garion s’empourpra furieusement. Il se serait battu de se mettre àrougir comme ça. Ce’Nedra, quant à elle, ne paraissait pas gênée le moins dumonde.

— Les Dryadesne sont pas encore arrivées ? s’enquit-elle en se relevant et enépoussetant le dos de sa tunique pour en faire tomber les brins d’herbe.

— Pasencore, répondit Durnik. Sire Loup dit qu’elles ne devraient pas tarder à nousrejoindre. On dirait qu’il y a un drôle d’orage qui se prépare vers le sud, etDame Pol pense que vous devriez rentrer, tous les deux.

Garion leva lesyeux vers le ciel. Une couche de nuages roulait d’un air menaçant vers le nord,éclaboussant d’encre le ciel d’un bleu éclatant.

— Je n’aijamais vu ça. Et toi, Durnik ? Tu as déjà vu des nuages comme ça ?demanda-t-il en fronçant les sourcils.

— Bizarre,acquiesça Durnik en regardant le ciel à son tour.

Garion roula enboule les deux serviettes mouillées et ils repartirent le long du ruisseau, endirection des tentes. Les nuages passèrent devant le soleil, et la forêt devinttout d’un coup très sombre. Ils avaient toujours l’impression d’être observés,comme depuis le premier instant où ils étaient entrés sous le couvert desarbres, mais il y avait autre chose maintenant. Les grands arbres s’agitaient,comme mal à l’aise, et les feuilles frémissantes semblaient échanger desmyriades de messages imperceptibles.

— Ils ontpeur, chuchota Ce’Nedra. Il y a quelque chose qui leur fait peur.

— Quiça ? demanda Durnik.

— Lesarbres. Ils ont peur de quelque chose. Vous ne sentez pas ?

Il braqua surelle un regard perplexe. Loin au-dessus de leurs têtes, les oiseaux se turentsoudain, et une brise fraîche se mit à souffler, charriant des relents fétidesd’eau croupie et de végétation pourrissante.

— Qu’est-ceque c’est que cette odeur ? grommela Garion en regardant autour de luiavec inquiétude.

— LaNyissie est juste au sud, répliqua Ce’Nedra. Elle est principalement constituéede marécages.

— On en estsi près que ça ? releva Garion.

— Pasvraiment, concéda-t-elle en fronçant légèrement les sourcils. A unecinquantaine ou une soixantaine de lieues.

— Et lesodeurs voyagent si loin ?

— C’est peuvraisemblable, fit Durnik. En Sendarie, tout au moins, ce serait impensable.

— Noussommes loin des tentes ? questionna Ce’Nedra.

— A unedemi-lieue, répondit Durnik.

— Nousferions peut-être mieux de courir, suggéra-t-elle.

— Le solest trop inégal, observa Durnik en secouant la tête. Et il n’est pas prudent decourir quand on n’y voit pas très clair. Mais nous pouvons tout de mêmeaccélérer un peu l’allure.

Ils hâtèrent lepas dans l’obscurité croissante. Le vent se mit à souffler plus fort, et lesarbres commencèrent à s’ébranler et à ployer sous la violence des rafales.L’étrange angoisse qui semblait s’être emparée de la forêt se fit plus intense.

— Il y aquelque chose qui bouge, là-bas, chuchota Garion, d’un ton pressant, en tendantle doigt vers les arbres obscurs, de l’autre côté du ruisseau.

— Je ne voisrien, fit Ce’Nedra.

— Là, justesous l’arbre aux grosses branches claires. C’est une Dryade ?

Une forme vagueglissait d’un arbre à l’autre dans la pénombre. Une silhouette qui avaitquelque chose de bizarre, de vaguement répugnant. Ce’Nedra la regarda avecrépulsion.

— Ce n’estpas une Dryade, répondit-elle. C’est quelque chose qui n’est pas de notremonde.

Durnik ramassaune branche tombée et l’empoigna à deux mains, comme un gourdin. Garion regardaprécipitamment autour de lui et s’arma à son tour d’un bout de bois mort.

Une autresilhouette se traîna entre deux arbres, un peu plus près d’eux, cette fois.

— Il vafalloir tenter le coup, annonça Durnik d’un ton sinistre. Courez, mais faitesattention où vous mettez les pieds. Allez chercher les autres, vite !

Garion pritCe’Nedra par la main et ils se mirent à courir, trébuchant sur la rive inégaledu petit cours d’eau, creusant l’écart qui les séparait de Durnik, resté enarrière, où il décrivait des moulinets intimidants avec son gourdin.

Ils étaient maintenantcomplètement cernés par les silhouettes inquiétantes, et Garion commença àpaniquer.

Ce’Nedra poussaun cri de terreur. L’une des silhouettes avait surgi derrière un buisson bas,juste devant eux. C’était une énorme créature informe, sans visage. Le devantde sa tête était simplement percé de deux trous par lesquels elle braquait sureux un regard vide tout en s’avançant dans leur direction d’une démarcheincertaine, tendant devant elle deux ébauches de mains dans l’espoir de lesattraper. Le corps était gris, couleur de boue, et recouvert d’une mousseputride, suintant de miasmes innommables.

Sans réfléchir,Garion renvoya Ce’Nedra derrière lui et bondit pour affronter l’assaillant. Sonpremier coup de gourdin atteignit la créature en plein sur le flanc, maisl’arme improvisée se contenta de s’enfoncer dans le corps sans effet apparent.L’une des griffes tendues dans le vide lui effleura le visage, et Garion serecroquevilla de dégoût à ce contact répugnant. En désespoir de cause, ilbalança un bon coup de son gourdin sur ce qui tenait lieu d’avant-bras à lacréature, et il vit avec horreur le bras se détacher au niveau du coude et lacréature s’arrêter pour ramasser le membre qui remuait tout seul.

Ce’Nedra poussaun nouveau hurlement, et Garion fit volte-face. Surgissant derrière elle, unsecond homme de boue avait empoigné à bras-le-corps la petite princesse qui sedébattait avec l’énergie du désespoir, et il s’apprêtait à l’enlever, lorsqueGarion lui assena, non pas sur la tête ou le dos mais bien plutôt dans leschevilles, un coup de gourdin dans lequel il mit toute sa force.

L’être de bouetomba à la renverse, les deux pieds broyés. Mais, bien qu’à terre, il nerelâcha pas son emprise sur Ce’Nedra.

Garion envoyapromener son gourdin et bondit sur lui en tirant son épée. La substance dontétait composée la créature offrait une résistance surprenante. Des lianes etdes rameaux morts étaient incrustés dans l’argile dont elle tirait sa forme.Garion trancha frénétiquement l’un des bras et tenta de libérer la princessequi hurlait toujours, mais l’autre membre de la créature ne lâchait pas prise.Luttant contre une envie de s’enfuir en sanglotant, Garion commença às’attaquer au second tentacule.

— Attention !hurla Ce’Nedra. Derrière toi ! Garion jeta un rapide coup d’œil par-dessusson épaule. Le premier homme de boue revenait à la charge, les bras tendus verslui. C’est alors qu’il sentit une poigne glaciale se refermer sur sa cheville.Rampant sur le sol, le bras qu’il venait de sectionner l’avait agrippé.

— Garion !

La voix de Barakgronda comme le tonnerre, non loin de là.

— Parici ! appela Garion. Vite !

Il y eut ungrand bruit de branches écrasées, et le grand Cheresque à la barbe rougeapparut, l’épée à la main, Hettar et Mandorallen sur les talons. D’un puissantrevers, Barak décapita le premier homme de boue, et la tête vola dans les airspour atterrir à plusieurs mètres de là dans un bruit écœurant. La créatureétêtée tourna sur elle-même et tendit les bras à l’aveuglette, s’efforçant de mettrela main sur son assaillant. Barak pâlit visiblement, et coupa les deux mainstendues. Mais l’être poursuivait son avance chancelante.

— Lesjambes ! s’écria, très vite, Garion.

Il se pencha etentreprit de flanquer des coups sur la main bourbeuse qui lui entourait lacheville. Barak faucha les jambes de la créature de limon, qui s’effondra, maisles membres amputés se mirent à ramper vers lui. D’autres hommes de boueavaient fait leur apparition ; Hettar et Mandorallen leur flanquaient degrands coups d’épée, faisant voler dans l’air des tronçons et des lambeauxd’argile vivante.

Barak se penchasur la créature qui retenait toujours Ce’Nedra prisonnière et lui arracha lebras, puis, relevant la fille sans ménagements, la jeta vers Garion.

— Ramène-laaux tentes ! ordonna-t-il. Où est Durnik ?

— Il estresté en arrière pour les retenir, répondit Garion.

— Nousallons l’aider, décréta Barak. Vas-y, cours ! Ce’Nedra était complètementhystérique, et Garion dut la traîner tout le long du chemin qui les séparaitdes tentes.

— Que sepasse-t-il ? demanda tante Pol.

— Desmonstres, là-bas, dans les bois, expliqua brièvement Garion en poussantCe’Nedra vers elle. Des créatures de boue qu’on ne peut pas tuer. Ellestiennent Durnik.

Il plongea sousl’une des tentes et en émergea la seconde d’après, son épée à la main, lecerveau en feu.

— Garion !s’écria tante Pol, en s’efforçant de se débarrasser de la princesse qui secramponnait à elle en sanglotant. Qu’est-ce que tu fais ?

— Jeretourne aider Durnik.

— Tu vas resterici.

— Non !hurla-t-il. Durnik est mon ami.

Il repartit àfond de train vers le théâtre des opérations, en brandissant son épée.

— Garion !Reviens ici tout de suite !

Mais il ignorases cris et se précipita en courant dans les bois sombres.

Le combatfaisait rage à une centaine de mètres des tentes. Barak, Hettar et Mandorallendébitaient en tronçons les hommes de boue couverts de vase purulente, tandisque Silk plongeait alternativement dans et hors de la mêlée, sa courte lamelaissant de grands trous béants dans les monstrueuses créatures pourrissantes.Garion s’engagea dans la bataille, les oreilles tintantes, tout son corpsvibrant d’une sorte d’exaltation désespérée.

Puis sire Loupet tante Pol furent parmi eux, une Ce’Nedra au visage de cendre, toutetremblante, sur leurs talons. Les yeux de sire Loup jetaient des éclairs et ilsemblait infiniment plus grand qu’eux, tout à coup. Bandant sa volonté, iltendit une main devant lui, la paume tournée vers le haut.

— Feu !commanda-t-il.

Un éclair crépitantjaillit de sa main, monta vers les nuages qui roulaient, houleux, au-dessus deleurs têtes. La terre se mit à trembler sous la violence du coup de tonnerrequi l’accompagna. Garion recula, frappé par la force du rugissement qui sefaisait entendre dans sa tête.

Tante Pol levala main à son tour.

— Eau !ordonna-t-elle d’une voix puissante.

Les nuagess’ouvrirent, et il se mit à pleuvoir, si fort qu’on aurait dit que l’airlui-même s’était changé en pluie.

Les hommes deboue qui avançaient toujours à l’aveuglette, droit devant eux, commencèrent àfondre et à se dissoudre sous l’averse torrentielle. Avec une sorte defascination perverse, Garion les regarda se désintégrer en masses détrempées defange suintante et de végétation sanieuse, tressaillantes et palpitantes sousle harcèlement de la pluie torrentielle qui les anéantissait.

Barak se penchaen avant et enfonça, pour voir, son épée dégoulinante dans la masse informe delimon qui avait été la tête de l’un de leurs assaillants. La motte de glaise sedésagrégea, révélant un serpent qui déroulait ses anneaux. Comme il seredressait pour frapper, Barak le coupa en deux.

Alors que lafange qui les abritait se dissolvait sous le déluge rugissant, d’autresserpents commencèrent à apparaître.

— Celui-là,déclara tante Pol en indiquant un reptile d’un vert terne qui s’efforçait des’arracher à la vase. Apporte-le-moi, Garion.

— Moi ?hoqueta Garion, dont la chair se hérissait à cette idée.

— Je m’enoccupe, dit Silk.

Il ramassa unbâton fourchu, sous le bout duquel il coinça la tête du serpent. Puis ilempoigna précautionneusement l’animal trempé de pluie derrière le cou etbrandit le reptile qui se tortillait.

— Amenez-le-moi,ordonna tante Pol en essuyant l’eau qui lui ruisselait sur la figure.

Silk s’approchad’elle et lui tendit le serpent qui se mit à darder spasmodiquement sa languefourchue, tandis que ses yeux morts se posaient sur elle.

— Qu’est-ceque ça veut dire ? demanda-t-elle au serpent.

Le serpent émitun sifflement avant de lui répondre d’un chuchotement râpeux.

— Ça,Polgara, c’est l’affaire de ma maîtresse.

Le visage deSilk blêmit lorsqu’il entendit parler le serpent dégoulinant, et il resserra saprise.

— Je vois,répondit tante Pol.

— Abandonneta quête, siffla le serpent. Ma maîtresse ne vous permettra pas d’aller plusloin.

Tante Pol éclatad’un rire méprisant.

— Permettre ?releva-t-elle. Ta maîtresse n’a pas le pouvoir de me permettre ou de me refuserquoi que ce soit.

— Mamaîtresse est la reine de Nyissie, siffla le serpent de sa voix rauque. Sonpouvoir y est absolu. Les voies des serpents ne sont pas celles des hommes, etma maîtresse est la reine des serpents. Vous entrerez en Nyissie à vos risqueset périls. Nous sommes patients et nous ne vous craignons pas. Nous vousguetterons là où vous nous attendrez le moins. Notre morsure ne laisse qu’unepetite blessure, à peine visible, mais elle est mortelle.

— Quel estl’intérêt de Salmissra dans cette affaire ? s’enquit tante Pol.

Le serpent dardavers elle sa langue agitée de mouvements rapides.

— Elle n’apas jugé utile de me le révéler, et il n’est pas dans ma nature de chercher àsavoir. J’ai délivré mon message, et j’ai déjà reçu ma récompense. Maintenant,tu peux disposer de moi à ta guise.

— Trèsbien, déclara tante Pol.

Elle regardafroidement le serpent, son visage ruisselant sous la pluie drue.

— Dois-jele tuer ? interrogea Silk, le visage tendu, les jointures de ses doigtsblanchissant sous l’effort qu’il faisait pour maintenir le serpent qui sedébattait énergiquement.

— Non. Nousn’avons aucune raison de supprimer un messager aussi zélé, répondit-elledoucement en fixant sur le serpent un regard inflexible. Retournez, tes pareilset toi-même, auprès de Salmissra. Dis-lui que si elle tente encore une fois defaire obstacle à ma mission, elle aura affaire à moi, et que le puits de vasele plus profond de toute la Nyissie ne la protégera pas de ma fureur.

— Et marécompense ?

— Je telaisse la vie.

— C’estjuste, siffla le serpent. Je délivrerai ton message, Polgara.

— Remettez-leà terre, demanda-t-elle à Silk.

Le petit hommese pencha en avant et tendit le bras vers le sol. Le serpent déroula sesanneaux de son bras, et Silk ouvrit le poing en faisant un bond en arrière. Leserpent lui jeta un coup d’œil avant de s’éloigner prestement en rampant.

— Je pensequ’il a assez plu, Pol, suggéra sire Loup en s’épongeant la figure.

Tante Pol agitala main dans un geste presque désinvolte, et le déluge cessa, comme un seaufinit de se vider.

— Il fautque nous retrouvions Durnik, leur rappela Barak.

— Il étaitderrière nous, dit Garion en tendant le bras vers le cours d’eau, qui sortaitmaintenant de son lit.

Il avait lapoitrine comme prise dans un étau glacé à l’idée de ce qu’ils trouveraientpeut-être, mais il s’arma de courage et les guida entre les arbres ruisselants,vers l’endroit où était resté Durnik.

— Excellentcompagnon que le forgeron, déclara Mandorallen. Je n’aimerais pas à le perdre.

Il y avaitquelque chose d’étrangement réservé dans la voix du chevalier, et son visageétait anormalement pâle dans la pénombre. Mais la main qui tenait son épéeétait toujours aussi ferme. Seuls ses yeux trahissaient comme un doute queGarion n’y avait encore jamais vu.

— Il étaitpar là, confirma Garion en regardant autour de lui. Mais je ne le vois pas.

— Je suislà ! appela, au-dessus de leurs têtes, la voix de Durnik, qui, perchéassez haut dans un grand chêne, plongeait le regard sur eux. Ils sont partispour de bon ? demanda-t-il avant de commencer à descendre prudemment lelong du tronc glissant puis en se laissant tomber à terre. La pluie est arrivéejuste à temps. Je commençais à avoir du mal à les empêcher de grimper àl’arbre.

Alors, trèsvite, sans un mot, tante Pol embrassa le brave homme et, comme si elle s’envoulait de son geste impulsif, elle se mit à le gronder.

Durnik endurapatiemment ses remontrances, une drôle d’expression sur le visage.

Chapitre 21

Garion ne dormitpas très bien, cette nuit-là. Il se réveilla souvent, agité de frissons ausouvenir du contact des hommes de boue. Mais la nuit finit par prendre fin,comme toutes les nuits, et le jour se leva sur un matin clair et radieux. Ilresta encore un moment blotti dans ses couvertures, à somnoler, jusqu’à ce queCe’Nedra vienne lui dire de se lever.

— Garion,souffla-t-elle doucement, en lui effleurant l’épaule, tu dors ?

— Bonjour,dit-il en ouvrant les yeux et en les levant sur elle.

— DamePolgara a dit qu’il fallait que tu te lèves. Garion bailla à se décrocher lamâchoire, s’étira, s’assit et jeta un coup d’œil de l’autre côté du rabat de latente. Le soleil brillait.

— Elle vam’apprendre à faire la cuisine, annonça Ce’Nedra, non sans fierté.

— C’estbien, ça, répondit Garion en écartant ses cheveux.

Elle le regardaun long moment, ses yeux verts le fixant intensément dans son petit visagegrave.

— Garion ?

— Oui ?

— Tu as ététrès brave, hier.

Il eut un petithaussement d’épaules.

— Je vaissûrement me faire disputer, aujourd’hui.

— Pourquoi ?

— Tante Polet mon grand-père n’aiment pas que j’essaie de faire preuve de bravoure,expliqua-t-il. Ils me prennent pour un gamin, et ils ont toujours peur que jeme fasse mal.

— Garion !appela tante Pol, depuis le petit feu au-dessus duquel elle faisait la cuisine.Il me faudrait du bois !

Garion poussa unsoupir et roula ses couvertures, puis il enfila ses demi-bottes, ceignit sonépée et s’enfonça entre les arbres.

Il faisaitencore humide sous les chênes immenses, après le déluge que tante Pol avaitprovoqué la veille, et il eut du mal à trouver du bois sec. Il erra un peu de-ci,de-là, tirant à lui les branches qui se trouvaient sous les arbres abattus etles roches en surplomb. Les arbres silencieux l’observaient toujours, maissemblaient, il n’aurait su dire pourquoi, moins inamicaux ce matin.

— Qu’est-ceque tu fais ? fit une petite voix, au-dessus de sa tête.

Il levarapidement les yeux en portant la main à son épée.

Une fille étaitdebout sur une grosse branche, juste au-dessus de lui. Elle portait une tuniquenouée à la taille et des sandales, elle avait les cheveux fauves, des yeux grisau regard curieux, et les reflets verdâtres de sa peau claire révélaient uneDryade. Elle tenait un arc de la main gauche, et, de la droite, un traitencoche sur la corde tendue. La flèche était pointée droit sur Garion.

Il retiraprudemment sa main de la garde de son épée.

— Jeramasse du bois, répondit-il.

— Pour quoifaire ?

— Ma tanteen a besoin pour le feu, expliqua-t-il.

— Dufeu ?

Le visage de lafille se durcit, et elle banda son arc.

— Un toutpetit feu, reprit-il très vite. Juste pour faire la cuisine.

— On n’apas le droit de faire du feu ici, déclara la fille d’un ton sans réplique.

— Il faudraque tu expliques ça à tante Pol, rétorqua Garion. Moi, je fais ce qu’on me dit.

Elle poussa unsifflement, et une autre fille surgit de derrière un arbre, tout près de là.Elle aussi tenait un arc. Ses cheveux étaient presque aussi rouges que ceux deCe’Nedra, et sa peau évoquait aussi vaguement la couleur des feuilles.

— Il ditqu’il ramasse du bois pour faire du feu, rapporta la première fille. Tu croisqu’il faut que je le tue ?

— Xantha adit que nous devions d’abord voir qui c’était, répondit pensivement la filleaux cheveux rouges. S’il s’avère qu’il n’a rien à faire ici, alors tu pourrasle tuer.

— Oh !bon, tant pis, acquiesça la fille aux cheveux ambrés, avec une évidentedéception. Mais n’oublie pas que c’est moi qui l’ai trouvé. Le moment venu,c’est moi qui le tuerai.

Garion sentitses cheveux se dresser sur sa nuque.

La fille auxcheveux rouges poussa un sifflement, et une demi-douzaine d’autres Dryadesarmées sortirent comme par magie des arbres. Elles étaient toutes d’assezpetite taille, et les ors et les rouges de leurs cheveux n’étaient pas sansrappeler la couleur des feuilles d’automne. Elles entourèrent Garion et l’examinèrentsous toutes les coutures en babillant et en gloussant.

— Il est àmoi, celui-là, protesta la Dryade aux cheveux d’ambre, tout en descendant deson arbre. C’est moi qui l’ai trouvé, et Xera a dit que c’est moi qui letuerais.

— Il al’air en bonne santé, observa l’une des autres. Et plutôt docile. Nouspourrions peut-être le garder. C’est un mâle ?

— Regardons,nous verrons bien, répliqua une autre Dryade en gloussant.

— Je suisun mâle, riposta Garion très vite, en rougissant jusqu’à la racine des cheveux.

— C’esttout de même dommage, reprit la Dryade qui venait de parler. Nous pourrionspeut-être le garder un moment avant de le tuer, non ?

— Il est àmoi, répéta obstinément la Dryade aux cheveux d’ambre. Et c’est moi qui letuerai, si je veux.

Elle s’empara dubras de Garion d’un geste possessif.

— Allonsvoir ses compagnons, suggéra celle qui s’appelait Xera. Ils font du feu. Ilfaut que nous les arrêtions.

— Dufeu ? hoquetèrent les autres, en regardant Garion d’un air accusateur.

— Juste unpetit feu de rien du tout, assura très vite Garion.

— Amenez-le,ordonna Xera en repartant vers les tentes, à travers les arbres.

Loin au-dessusde leurs têtes, les arbres murmuraient entre eux. Tante Pol attendait calmementdans la clairière où ils avaient planté leurs tentes. Elle regarda les Dryadesmassées autour de Garion sans changer d’expression.

— Bonjours,Demoiselles, dit-elle.

Les Dryadescommencèrent à chuchoter entre elles.

— Ce’Nedra !s’exclama celle qu’elles appelaient Xera.

— CousineXera ! s’écria Ce’Nedra, en réponse. Elles coururent l’une vers l’autrepour s’embrasser.

Les autresDryades avancèrent un peu dans la clairière, en jetant des regards inquiets endirection du feu. Ce’Nedra expliqua rapidement à sa cousine qui ils étaient, etXera fit signe à ses compagnes d’approcher.

— Ce sontapparemment des amis, déclara-t-elle. Nous allons les amener à ma mère, lareine Xantha.

— Est-ceque ça veut dire que je ne pourrai pas tuer celui-ci ? demanda d’un tonboudeur la Dryade aux cheveux d’ambre liquide, en tendant un doigt minuscule endirection de Garion.

— J’ai bienpeur que non, déplora Xera.

La fille auxcheveux d’ambre s’éloigna en tapant du pied, boudeuse. Garion poussa un brefsoupir de soulagement. C’est alors que sire Loup sortit de l’une des tentes etbraqua sur la nuée de Dryades un large sourire.

— C’estBelgarath ! couina l’une des Dryades, en se précipitant vers lui d’un airjoyeux.

Elle passa sesbras autour de son cou, lui tira la tête vers le bas et lui appliqua sur lajoue un baiser retentissant.

— Tu nousas apporté des bonbons ? s’enquit-elle. Le vieil homme fit mine deréfléchir et commença à fouiller dans ses nombreuses poches. Des petitsmorceaux de sucrerie commencèrent à apparaître pour disparaître aussi vite, lesDryades qui s’agglutinaient autour de lui comme un essaim s’en emparant aussivite qu’il les tirait de ses vêtements.

— Tu as denouvelles histoires à nous raconter ? questionna l’une des Dryades.

— Des tas,assura sire Loup en mettant le bout de son doigt sur le côté de son nez, d’unair rusé. Mais je pense qu’il vaudrait mieux attendre que vos sœurs puissentles entendre aussi, non ?

— Nous envoulons une tout de suite, rien que pour nous, décréta la Dryade.

— Etqu’est-ce qu’on me donnera en échange de cette histoire spéciale ?

— Desbaisers, proposa rapidement la Dryade. Cinq baisers de chacune d’entre nous.

— J’ai uneexcellente histoire, marchanda sire Loup. Elle en vaut plus de cinq. Disonsdix.

— Huit,négocia la petite Dryade.

— Trèsbien, accepta sire Loup. Huit, ça me paraît pas mal.

— Je voisque tu es déjà venu dans le coin, vieux Loup solitaire, remarqua sèchementtante Pol.

— Je viensleur rendre visite de temps en temps, convint-il en affectant l’indifférence.

— Lesbonbons ne leur valent rien, tu sais, le gronda-t-elle.

— Unepetite gâterie de temps en temps ne peut pas leur faire de mal, Pol. Et ellesaiment tellement ça. Une Dryade ferait n’importe quoi pour des douceurs.

— Tu esécœurant, conclut-elle.

Les Dryadesétaient presque toutes réunies autour de sire Loup, maintenant, et faisaientpenser à un jardin de fleurs printanières. Presque toutes, parce que celle auxcheveux d’ambre liquide qui avait capturé Garion se tenait un peu à l’écart desautres, et tripotait d’un air boudeur la pointe de sa flèche. Elle s’approchafinalement de Garion.

— Tu n’aspas l’intention d’essayer de t’enfuir ? lui suggéra-t-elle, l’air pleind’espoir.

— Jamais !proclama Garion avec emphase. Elle poussa un soupir navré.

— J’imagineque tu ne ferais pas ça, disons, par faveur spéciale pour moi ?essaya-t-elle encore.

— Jeregrette, s’excusa-t-il.

Elle poussa unnouveau soupir, plus amer, cette fois.

— Je nepeux jamais m’amuser, se lamenta-t-elle avant de rejoindre les autres.

Silk émergea desa tente, lentement et précautionneusement. Et lorsque les Dryades se furenthabituées à lui, Durnik fit son apparition à son tour.

— Ce nesont que des enfants, n’est-ce pas ? commenta Garion, à l’intention detante Pol.

— C’est cequ’on dirait, en effet, répondit-elle, mais elles sont bien plus âgées qu’ellesn’en ont l’air. Une Dryade vit aussi longtemps que son arbre, et les chênesvivent très, très vieux.

— Où sontles garçons ? demanda-t-il. Je ne vois que des filles.

— Il n’y apas de Dryades garçons, mon chou, lui expliqua-t-elle en retournant à sacuisine.

— Alorscomment... ? Je veux dire... commença-t-il. Mais il préféra ne pasinsister ; il avait déjà les oreilles toutes rouges.

— Pour ça,elles capturent des mâles humains, l’éclaira-t-elle. Des voyageurs, des genscomme ça.

— Oh.

Il décida delaisser tomber la question.

Lorsqu’ilseurent pris leur petit déjeuner et soigneusement éteint le feu avec de l’eautirée du ruisseau, ils se remirent en selle et repartirent à travers la Sylve.Sire Loup marchait en avant, les petites Dryades toujours groupées autour delui, riant et bavardant comme des enfants heureuses. Le murmure des arbresautour d’eux n’était plus hostile, et leur avance était accompagnée par le douxbruissement d’un million de feuilles.

Ils arrivèrentvers la fin de l’après-midi à une vaste clairière au milieu de la Sylve. Unarbre unique se dressait au centre, un arbre si gros que Garion avait du mal àaccepter l’idée que quelque chose de si énorme puisse être vivant. Devéritables cavernes s’ouvraient çà et là dans son tronc moussu, et ses branchesbasses, aussi larges que des grand-routes, couvraient presque toute laclairière. Il émanait de l’arbre une impression de pérennité, de sagesse et delonganimité. Garion sentit une tentative d’approche de son esprit, un peu commesi une feuille lui effleurait doucement le visage. Le contact ne ressemblait àrien de ce qu’il avait pu connaître, mais il semblait bienveillant.

L’arbregrouillait littéralement de Dryades, qui nimbaient les branches comme desbourgeons, et leur rire et leurs bavardages enfantins emplissaient l’air,pareils à des chants d’oiseaux.

— Je vaisdire à ma mère que vous êtes arrivés, annonça celle qu’on appelait Xera en sedirigeant vers l’arbre.

Garion et sescompagnons mirent pied à terre et restèrent plantés à côté de leurs chevaux,incertains sur la conduite à tenir. Les Dryades perchées au-dessus de leurstêtes plongeaient sur eux des regards curieux en chuchotant entre elles avecforce gloussements.

Pour une raisonou une autre, les regards directs, enjoués, que les Dryades braquaient sur luimettaient Garion mal à l’aise. Il se rapprocha de tante Pol et remarqua que lesautres en faisaient autant, comme si, inconsciemment, ils recherchaient saprotection.

— Où est laprincesse ? demanda-t-elle.

— Par ici,Dame Pol, répondit Durnik. Elle rend visite à ce groupe de Dryades.

— Ne laperdez pas de vue, surtout, ordonna tante Pol. Et où est mon vieux débauché depère ?

— Près del’arbre, révéla Garion. Les Dryades ont l’air de bien l’aimer, dis donc.

— Le vieilimbécile, laissa tomber tante Pol, d’un ton tragique.

Puis une autreDryade sortit d’un creux de l’arbre, un peu au-dessus des premières grossesbranches. Mais au lieu de la courte tunique que portaient les autres, elleétait vêtue d’une longue robe verte, et ses cheveux d’or étaient retenus par unanneau de quelque chose qui ressemblait à du gui. Elle se laissa gracieusementglisser vers le sol.

Tante Pols’avança à sa rencontre, et les autres la suivirent à distance respectueuse.

— ChèrePolgara, s’exclama la Dryade d’un ton cordial. Ça fait tellement longtemps.

— Nousavons tous nos obligations, Xantha, expliqua tante Pol.

Elless’embrassèrent chaleureusement.

— Seraient-cedes présents ? demanda la reine Xantha en regardant avec admiration les hommesdebout derrière tante Pol.

— Malheureusementnon, répondit celle-ci en riant. Je voudrais bien pouvoir vous les laisser,mais je crains d’en avoir besoin plus tard.

— Tant pis,soupira la reine, faussement désolée. Bienvenue à tous, les salua-t-elle. Vousallez partager notre souper, bien sûr.

— Avec leplus grand plaisir, acquiesça tante Pol, avant de prendre le bras de la reine.Mais pourrions-nous d’abord nous entretenir un moment, Xantha ?

Elless’écartèrent un peu et échangèrent quelques paroles, tandis que les Dryadestiraient des sacs et des fardeaux des creux de l’arbre et commençaient àpréparer un festin sur l’herbe, sous les larges branches.

Le repas leurfaisait une impression bizarre, la nourriture de base des Dryades semblantuniquement constituée de fruits, de noix et de champignons, dont aucun n’étaitcuit. Barak s’assit et braqua un regard lugubre sur les mets offerts.

— Pas deviande, grommela-t-il.

— Çat’échauffe le sang, n’importe comment, le consola Silk.

Barak plongeales lèvres dans sa tasse d’un air circonspect.

— De l’eau,grimaça-t-il, comme si ses pires craintes se trouvaient confirmées.

— Ça vouschangera d’aller vous coucher autrement qu’ivre mort, pour une fois, observatante Pol en les rejoignant.

— Je suissûr que ça n’est pas bon pour la santé, rumina Barak.

Ce’Nedra s’assitprès de la reine Xantha. Elle avait apparemment quelque chose à lui dire, maiscomme il n’y avait pas moyen de le faire en privé, elle finit par parler devanttout le monde.

— J’ai unefaveur à vous demander, Votre Grandeur.

— De quois’agit-il, mon enfant ? s’enquit la reine en souriant.

— Ce n’estqu’une petite chose, précisa Ce’Nedra. J’ai besoin d’un asile pendant quelquesannées. Mon père devient de plus en plus excentrique avec l’âge, et il est indispensableque je m’en tienne à l’écart tant qu’il n’aura pas repris ses esprits.

— Etcomment se manifeste l’excentricité croissante de Ran Borune ? interrogeaXantha.

— Il neveut pas me laisser quitter le palais, et il insiste pour que j’aille à Rivapour mon seizième anniversaire, révéla Ce’Nedra d’un ton outré. A-t-on jamaisentendu une chose pareille ?

— Etpourquoi veut-il vous envoyer à Riva ?

— Unehistoire de traité stupide, dont personne ne se rappelle au juste la raisond’être.

— Si c’estun traité, il faut l’honorer, ma chère petite, affirma doucement la reine.

— Je n’iraipas à Riva, décréta Ce’Nedra. Je resterai ici jusqu’après mon seizièmeanniversaire, et voilà tout.

— Non, machère petite, déclara fermement la reine. C’est impossible.

Comment ?

Ce’Nedra n’encroyait pas ses oreilles.

— Nousavons nous aussi des engagements à respecter, expliqua Xantha. Notre accordavec la maison de Borune est des plus explicites. L’intégrité de notre Sylven’est garantie que pour autant que les descendantes de la princesse Xoriademeurent parmi les Borune. Il est de votre devoir de rester auprès de votrepère et de lui obéir.

— Mais jesuis une Dryade, gémit Ce’Nedra. Je suis ici chez moi.

— Vous êtesaussi humaine, souligna la reine, et votre place est auprès de votre père.

— Je neveux pas aller à Riva, protesta Ce’Nedra, c’est humiliant.

Xantha braquasur elle un regard inflexible.

— Ne soyezpas stupide, ma chère petite, la rabroua-t-elle. Votre devoir est clair. Vousavez des obligations en tant que Dryade, en tant que Borune et en tant queprincesse impériale. Vos petits caprices puérils ne sont pas de mise. Si vousêtes tenue d’aller à Riva, eh bien, vous irez. Vous ne pourrez pas faireautrement.

Ce’Nedra parutébranlée par la fermeté du ton de la reine, et s’absorba après cela dans unsilence morose. Ce fut le moment que choisit la reine pour se tourner vers sireLoup.

— On entendbien des rumeurs, au-dehors, confia-t-elle. Et de toutes celles qui nous sontrevenues aux oreilles, une, persistante, nous porte à penser qu’il se passeactuellement, dans le monde des hommes, des événements d’une portéeincalculable, et qu’il se pourrait même que ceux-ci aient une influence surl’existence du peuple de la Sylve. Je pense que j’ai le droit de savoir de quoiil retourne.

Sire Loup hochagravement la tête.

— C’estbien mon avis, acquiesça-t-il. L’Orbe d’Aldur a été dérobée dans la salle dutrône du roi de Riva par Zedar l’Apostat.

— Comment ?demanda Xantha, en retenant son souffle.

— C’est ceque nous ignorons, répondit sire Loup, en écartant les mains dans un gested’impuissance. Zedar tente maintenant de regagner les royaumes angaraks avecl’Orbe. Une fois là-bas, il tentera de mettre son pouvoir à profit pourréveiller Torak.

— Il nefaut pas que cela se produise, souffla la reine. Qu’a-t-on fait pour empêchercela ?

— LesAloriens et les Sendariens s’apprêtent à prendre les armes, révéla sire Loup,et les Arendais nous ont assuré de leur appui. Mais Ran Borune, qui a étéinformé, n’a fait aucune promesse. Les Borune ne sont pas toujours d’uncommerce facile.

Il jeta un coupd’œil en direction de Ce’Nedra, qui boudait de plus belle.

— Ce seraitdonc la guerre ? reprit tristement la reine.

— Je lecrains fort, Xantha. Nous sommes, mes compagnons ici présents et moi-même, à lapoursuite de Zedar, et j’espère que nous parviendrons à le rattraper et à luireprendre l’Orbe avant qu’il ne réussisse à atteindre Torak avec. Mais même sinous y parvenons, il est à craindre que les Angaraks n’attaquent le Ponant, parpur désespoir. Certaines anciennes prophéties approchent de leuraccomplissement, tous les signes viennent le confirmer. Des signes que même lesperceptions abâtardies des Grolims peuvent déchiffrer.

— Nousavons nous-même discerné certains de ces signes, Belgarath, confirma la reine,dans un soupir. Mais nous espérions nous tromper. A quoi ce Zedarressemble-t-il ?

— Il meressemble beaucoup. Nous avons très longtemps servi le même Maître, et celaimprime sa marque sur les individus.

— Quelqu’undans ce genre-là est passé, la semaine dernière, par les marches supérieures denotre Sylve, et a pénétré en Nyissie, l’informa Xantha. Si nous avions su, nousaurions pu le retenir.

— Noussommes donc plus près de lui que je ne pensais. Il était seul ?

— Non. Il étaitaccompagné de deux serviteurs de Torak, et d’un enfant.

— Unenfant ? répéta sire Loup, surpris.

— Oui. Unpetit garçon, de six ans environ.

Le vieil hommefronça les sourcils, puis il écarquilla les yeux.

— C’estdonc ainsi qu’il s’y est pris, s’exclama-t-il. Je n’y aurais jamais songé.

— Nouspouvons vous faire voir où il a traversé la rivière pour entrer en Nyissie,proposa la reine. Mais nous devons vous avertir qu’il ne serait pas prudentpour un groupe aussi important de s’y engager. Salmissra a des yeux partoutdans ces marécages.

— J’ai déjàtout prévu à ce sujet, assura sire Loup. Vous êtes absolument certain que lebateau nous attendra bien à l’embouchure de la rivière de la Sylve ?demanda-t-il, en se tournant vers Barak.

— Il ysera, gronda Barak en réponse. Son capitaine est un homme de confiance.

— Parfait.Nous continuerons, Silk et moi, à filer Zedar, pendant que vous autres, voussuivrez la rivière jusqu’à la mer, puis vous longerez la côte en bateau et vousprendrez la rivière du Serpent jusqu’à Sthiss Tor. Nous nous retrouveronslà-bas.

— Penses-Tu,ô vénérable Belgarath, qu’il soit bien sage de nous séparer dans un endroitaussi périlleux que la Nyissie ? demanda Mandorallen.

— Il n’y apas moyen de faire autrement, répondit sire Loup. Le Peuple Serpent est chezlui dans la jungle, et il n’aime pas les étrangers. Nous serons plus libres denos mouvements et nous nous déplacerons plus rapidement tout seuls, Silk etmoi.

— Où nousretrouverons-nous ? s’enquit Barak.

— Il y a uncomptoir drasnien sur les quais de Sthiss Tor, suggéra Silk. J’y compteplusieurs amis parmi les négociants. Demandez simplement Radek de Boktor. Sinous ne pouvons pas venir, je vous ferai parvenir, par l’intermédiaire desmarchands, une indication de l’endroit où nous retrouver.

— Etmoi ? fit Ce’Nedra.

— Je croisqu’il va falloir que vous restiez avec nous, déclara tante Pol.

— Je n’airien à faire en Nyissie, rétorqua Ce’Nedra.

— Vousviendrez parce que je vous le dis, répliqua tante Pol. Je ne suis pas votre père,Ce’Nedra. Vos petits airs boudeurs ne me brisent pas le cœur, et vos cilspapillonnants ne m’impressionnent pas davantage.

— Je m’enfuirai,menaça Ce’Nedra.

— Ce neserait vraiment pas malin, riposta fraîchement tante Pol. Il faudrait que jevous récupère et vous ne trouveriez pas ça très agréable. Les problèmes dumonde qui nous entoure revêtent une telle gravité actuellement que vos capricesd’enfant gâtée ne pèsent pas lourd à côté. Vous resterez avec moi, et vous vousprésenterez à la cour du roi de Riva le jour de votre seizième anniversaire,même s’il faut pour cela que je vous y traîne enchaînée. Nous avons tous deschoses beaucoup trop importantes à faire en ce moment pour nous permettre devous ménager plus longtemps.

Ce’Nedra laregarda fixement, puis elle éclata en sanglots

Chapitre 22

Le lendemainmatin, le soleil n’était pas levé et un brouillard impalpable planait encoresous les branches des grands chênes que Silk et sire Loup faisaient déjà leurspréparatifs de départ pour la Nyissie, sous le regard affligé de Garion, assissur un tronc d’arbre.

— Pourquoicette triste figure ? l’interrogea sire Loup, en emballant des vivres.

— Jevoudrais bien que nous ne soyons pas obligés de nous séparer comme ça, expliquaGarion.

— C’estjuste pour une semaine ou deux.

— Je saisbien, mais quand même... Garion haussa les épaules.

— Tut’occuperas de ta tante à ma place, pendant que je ne serai pas là, reprit sireLoup, en ficelant son paquet.

— D’accord.

— Etn’enlève jamais ton amulette. La Nyissie est un endroit dangereux.

— Jen’oublierai pas, promit Garion. Tu feras bien attention, hein,grand-père ?

— Je faistoujours attention, Garion, déclara le vieil homme avec un regard grave, sabarbe blanche étincelant dans le brouillard iridescent.

— L’heuretourne, Belgarath, appela Silk, qui menait deux chevaux par la bride.

Sire Loup hochala tête.

— Rendez-vousdans deux semaines, à Sthiss Tor, dit-il à Garion.

Garionl’embrassa rapidement, puis il se détourna pour ne pas les voir partir ets’approcha de Mandorallen, assis à l’autre bout de la clairière, le regardperdu dans le brouillard.

— Amertoujours est le goût des adieux, soupira le chevalier, d’un air lugubre.

— Mais il ya autre chose, n’est-ce pas, Mandorallen ? insinua Garion.

— Tu es ungarçon observateur.

— Qu’est-cequi ne va pas ? Vous avez l’air bizarre, depuis deux jours.

— Je suishabité d’un sentiment étrange, Garion, et c’est un hôte indésirable.

— Oh ?Et qu’est-ce que c’est ?

— La peur,avoua brièvement Mandorallen.

— Lapeur ? Mais de quoi ?

— Deshommes d’argile. Je ne sais pourquoi, la découverte de leur existence m’a misl’âme en déroute.

— Ils nousont glacé le sang à tous, Mandorallen, lui confia Garion.

— Jen’avais encore jamais connu la peur, poursuivit tout bas Mandorallen.

— Jamais ?

— Pas mêmeétant enfant. Les hommes de boue m’ont transi d’horreur, et j’ai eudésespérément envie de fuir à toutes jambes.

— Mais vousn’en avez rien fait, souligna Garion. Vous êtes resté, et vous les avezcombattus.

— Cettefois, oui, admit Mandorallen. Mais la prochaine ? Maintenant que la peur atrouvé le chemin de mon âme, qui peut dire à quel moment elle choisira de mevisiter à nouveau ? La vile peur ne reviendra-t-elle pas à l’instantdécisif, quand l’issue de notre quête sera en jeu, pour étreindre mon cœur desa main glaciale et me couper bras et jambes ? C’est cette perspective quime ronge. Cruelle est la honte que m’infligent ma faiblesse et ma faute.

— Quellehonte ? De n’être qu’un homme ? Vous êtes trop dur avec vous-même,Mandorallen.

— Grandeest la mansuétude de mon jeune ami, mais trop grave est ma défaillance pour unsimple pardon. J’ai tendu vers la perfection et je pensais n’être pas arrivétrop loin du but. Et voilà que cette perfection, dont tout le mondes’émerveillait, est entachée. Amère est la découverte de cette réalité,déclara-t-il en se retournant, et Garion eut la surprise de voir des larmesdans ses yeux. M’aideras-Tu à revêtir mon armure ? lui demanda-t-il.

— Bien sûr.

— De cettecarapace d’acier je ressens profondément le besoin. Peut-être, avec un peu dechance, mon cœur pusillanime s’en trouvera-t-il affermi.

— Mais vousn’êtes pas un lâche ! insista Garion.

— Seul letemps en jugera, souffla Mandorallen, dans un soupir à fendre l’âme.

Lorsque lemoment fut venu pour eux de prendre congé, la reine Xantha tint à leur adresserquelques paroles.

— Nous voussouhaitons bonne route à tous. C’est bien volontiers que nous vous aiderionsdans votre quête, si cela était en notre pouvoir, mais une Dryade est liée àson arbre par des liens qui ne peuvent être distendus, fit-elle avec un regardchargé de sentiment sur le chêne majestueusement dressé dans le soleil dumatin. Indissociable est la chaîne d’amour qui nous unit.

Comme la veille,lorsqu’il avait vu le gros arbre pour la première fois, Garion eut à nouveaul’impression que quelque chose lui effleurait légèrement l’esprit. Et dans cecontact, il crut discerner un adieu, mais aussi quelque chose qui ressemblait àune mise en garde.

La reine Xanthaéchangea un coup d’œil surpris avec tante Pol puis elle observa attentivementGarion, et c’est d’une voix inchangée mais le regard pensif qu’elle reprit laparole.

— Quelques-unesde nos plus jeunes filles vont vous conduire jusqu’à la rivière qui marque lalimite sud de notre Sylve. A partir de là, vous ne devriez avoir aucun mal àtrouver la mer.

— Merci,Xantha, répondit tante Pol, en embrassant chaleureusement la reine des Dryades.Si vous pouviez faire savoir aux Borune que Ce’Nedra va bien, et qu’elle estsous ma protection, peut-être l’empereur serait-il un peu soulagé.

— Je n’ymanquerai pas, Polgara, promit Xantha. Ils montèrent en selle et suivirent lademi-douzaine de Dryades qui les guidaient vers le sud à travers la forêt, enfolâtrant devant eux comme des papillons. Mais Garion, qui suivait la pisteforestière sinueuse en compagnie de Durnik, ne faisait guère attention à ce quil’entourait. Il se sentait profondément déprimé, sans savoir pourquoi.

Vers le milieude la matinée, il se mit à faire très sombre sous les arbres, et c’est ensilence qu’ils chevauchèrent dans la Sylve maintenant obscure. L’avertissementque Garion avait cru percevoir dans la clairière de la reine Xantha semblaittrouver un écho dans le grincement des branches et le bruissement des feuilles.

— Le tempsdoit être en train de changer, remarqua Durnik en levant les yeux. Je voudraisbien voir le ciel.

Garion hocha latête et tenta de chasser le pressentiment d’un danger imminent.

Mandorallen etBarak avaient pris la tête de la colonne, l’un en armure, l’autre en cotte demailles, tandis que Hettar fermait la marche avec sa veste de peau de chevalornée de plaques d’acier rivetées. Ils semblaient maintenant tous harcelés parle sentiment inquiétant qu’une menace planait sur eux, et chevauchaient aveccirconspection, la main prête à se poser sur leur arme, les yeux à l’affût dumoindre danger.

Puis, tout d’uncoup, ils furent encerclés par les légionnaires tolnedrains aux cuirasses étincelantes.Il en surgissait de partout, des buissons et de derrière les arbres, mais bienque leurs courtes épées fussent prêtes à entrer en action, ils ne livrèrent pasassaut.

Barak poussa unjuron et Mandorallen tira violemment sur les rênes de son destrier.

— Ecartez-vous !ordonna-t-il aux soldats, en abaissant sa lance.

— Du calme,le mit en garde Barak.

Les Dryades,après un regard surpris en direction des soldats, disparurent dans les boislugubres.

— Qu’endis-Tu, ô Messire Barak ? demanda allègrement Mandorallen. Ils ne doiventpas être plus d’une centaine. Les attaquerons-nous ?

— Il faudraqu’un jour nous ayons une bonne conversation, tous les deux, fit Barak enjetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Allons, soupira-t-il, en voyant queHettar se rapprochait, autant en finir tout de suite, j’imagine. Qu’en pensez-vous,Mandorallen ? On leur laisse encore une chance de prendre la fuite ?suggéra-t-il en resserrant les sangles de son bouclier et en dégainant sonépée.

— Fortcharitable proposition, ô Messire Barak, acquiesça Mandorallen.

C’est alorsqu’un détachement de cavaliers sortit de l’ombre des arbres, un peu plus loinsur la piste. Leur chef était un homme de grande taille, vêtu d’une cape bleuebordée d’argent. Son plastron et son casque étaient incrustés d’or, et ilmontait un étalon bondissant à la robe baie, qui piaffait sur les feuilleshumides couvrant le sol.

— Magnifique,déclara-t-il en se rapprochant. Absolument magnifique.

Tante Pol braquaun œil glacial sur le nouveau venu.

— Leslégions n’ont-elles donc pas mieux à faire que de tendre des embuscades auxvoyageurs ? s’exclama-t-elle.

— C’est malégion, ma Dame, lui signifia l’homme à la cape bleue, d’un ton arrogant. Etelle fait ce que je lui ordonne de faire. Je vois que la princesse Ce’Nedra estavec vous.

— L’endroitoù je vais et avec qui j’y vais sont mon affaire, Messire, rétorqua Ce’Nedra,d’un petit air désinvolte. Cela ne regarde pas le grand-duc Kador de la maisonde Vordue.

— Votrepère est extrêmement inquiet, Princesse, reprit Kador. Toute la Tolnedrie est àvotre recherche. Qui sont ces gens ?

Garion tenta dela prévenir en lui jetant un regard noir et en secouant la tête, mais il étaittrop tard.

— Les deuxchevaliers qui mènent la marche sont messire Mandorallen, baron de Vo Mandor,et messire Barak, comte de Trellheim, proclama-t-elle. Le guerrier algarois quigarde nos arrières est Hettar, fils de Cho-Hag, chef des Chefs de Cland’Algarie. Quant à la dame...

— Je peuxparler pour moi, ma chère petite, la remercia doucement tante Pol. Je suiscurieuse de savoir ce qui peut bien amener le grand-duc de Vordue si loin deson fief.

— J’y ai àfaire, ma Dame.

— C’estl’évidence même.

— Toutesles légions de l’Empire sont à la recherche de la princesse, mais c’est moi quil’ai retrouvée.

— Ons’étonne de voir un Vordueux aussi disposé à retrouver une princesse Borune,observa tante Pol. Surtout quand on songe aux siècles d’inimitié qui ont opposéles deux maisons.

— Nepourrions-nous mettre fin à ces propos oiseux ? suggéra Kador d’un tonglacial. Disons que j’ai mes raisons d’agir.

— Peuragoûtantes, cela va sans dire, ajouta-t-elle.

— Je penseque vous vous oubliez, Madame, dit Kador. Je ne suis pas n’importe qui, et— mieux — je vais être quelqu’un.

— Et quiallez-vous être, Votre Honneur ? s’enquit-elle.

— RanVordue, empereur de Tolnedrie, annonça Kador.

— Tiens,tiens ? Et que fait au juste le futur empereur de Tolnedrie dans la Sylvedes Dryades ?

— J’ydéfends mes intérêts, répondit Kador, non sans raideur. Et pour l’instant, ilest essentiel que la princesse Ce’Nedra se trouve sous ma protection.

— Mon pèrepourrait trouver à y redire, duc Kador, fit Ce’Nedra, de même qu’à vosambitions.

— Ce queRan Borune peut dire ou penser ne m’intéresse aucunement, Votre Grâce, ripostaKador. La Tolnedrie a besoin de moi, et aucun stratagème borune ne m’empêcherade ceindre la couronne impériale. Il est évident que ce vieillard sénileprojette de vous faire épouser un Honeth ou un Horbite afin de susciter desrevendications illégitimes au trône, ce qui ne ferait que compliquer lasituation, mais j’ai l’intention d’y mettre bon ordre.

— Enm’épousant vous-même, peut-être ? insinua Ce’Nedra avec un insondablemépris. Vous ne vivrez pas assez vieux pour cela.

— Non,répliqua Kador. Loin de moi l’idée de briguer une épouse dryade. Contrairementaux Borune, la maison de Vordue tient à la pureté et à l’intégrité de sadescendance.

— Vousauriez donc l’intention de me séquestrer ? suggéra Ce’Nedra.

— Cela mesera impossible, je le crains. L’empereur a des oreilles partout. Je regrettevraiment que vous ayez choisi ce moment précis pour vous enfuir, VotreGrandeur. J’ai dilapidé des sommes importantes pour faire entrer l’un de mesagents dans les cuisines impériales, et obtenir une certaine quantité d’unpoison nyissien très rare. J’avais même pris la peine de rédiger une jolielettre de condoléances pour votre père.

— Tropaimable, déclara Ce’Nedra en blêmissant.

— Je mevois maintenant contraint d’agir sans détour, hélas, poursuivit Kador. Vousm’en voyez vivement désolé, mais il est probable que votre malencontreuseimplication dans la politique tolnedraine trouvera un terme sous une lameaiguisée et quelques pieds de terre. N’y voyez surtout rien de personnel,Princesse ; il faut bien que je veille à mes intérêts, vous comprenez.

— Tesprojets ne présentent qu’un petit défaut, ô duc Kador, intervint Mandorallen,en appuyant consciencieusement sa lance contre un arbre.

— Je nevois pas lequel, baron, rétorqua Kador, d’un ton suffisant.

— Tonerreur aura consisté à T’approcher inconsidérément de mon épée. Tu peux d’oreset déjà tenir Ta tête pour perdue, or un homme sans tête n’a que faire d’unecouronne.

Garion savaitqu’une partie de la bravoure de Mandorallen provenait d’un besoin désespéré dese prouver à lui-même qu’il n’avait plus peur.

— Vousn’oseriez jamais faire une chose pareille, s’exclama Kador d’une voix malassurée, en regardant le chevalier avec appréhension. Vous n’êtes pas asseznombreux.

— Tu esbien malavisé de penser cela, répliqua Mandorallen. Je suis le plus hardichevalier actuellement en vie, et dûment armé. Tes soldats ne seront que fétusde paille en face de moi. Tu es perdu, Kador.

A ces mots, iltira sa grande épée.

— Ça devaitfinir par arriver, fit Barak avec un sourire tordu à Hettar, en dégainant à sontour.

— Je nepense pas que ce soit la chose à faire, feula une voix inconnue, âprement.

Un homme vêtu dela robe noire maintenant familière et monté sur un cheval d’ébène sortit dederrière un arbre, non loin d’eux. Il marmonna rapidement quelques mots et fitun geste impérieux avec sa main droite. Une force obscure submergea Garion etun rugissement se fit entendre dans son esprit. L’épée de Mandorallen bondithors de sa main.

— Grandmerci, Asharak, s’exclama Kador avec soulagement. Je n’avais pas prévu cela.

Mandorallenretira son gantelet de mailles et se palpa la main comme s’il avait reçu unchoc sévère. Hettar plissa les yeux et devint étrangement pâle. La monturenoire du Murgo lui jeta un regard étonné et détourna les yeux comme avecmépris.

— Eh bien,Shadar, railla Asharak tandis qu’un sourire affreux s’inscrivait sur son visagecouturé de cicatrices. Tu ne voudrais pas recommencer, je te prie ?

— Ce n’estpas un cheval, dit Hettar avec un insondable dégoût. On dirait un cheval, maisc’est autre chose.

— Oui,confirma Asharak. Quelque chose de bien différent, en effet. Tu peux plongerdans son esprit si tu y tiens, mais je pense que tu n’aimeras pas ce que tu vasy trouver.

Il se laissaglisser à bas de sa monture et avança vers eux, les yeux brûlants comme de labraise. Il s’arrêta devant tante Pol et s’inclina avec une courbette ironique.

— Je savaisbien que nos routes se croiseraient à nouveau, Polgara.

— Tu n’aspas perdu de temps, Chamdar. Kador, qui était sur le point de mettre pied àterre à son tour, sembla surpris.

— Vousconnaissez cette femme, Asharak ?

— Son nomest Chamdar, duc Kador, précisa tante Pol. Et c’est un prêtre grolim. Vouspensiez qu’il se contentait d’acheter votre honneur, mais vous vous rendrezbientôt compte qu’il s’offrait bien plus que cela. Tu auras été un adversaireintéressant, Chamdar, déclara-t-elle en se redressant sur sa selle, et la mècheblanche, au-dessus de son front, se mit soudain à briller intensément. Je teregretterai presque.

— Ne faispas ça, Polgara, dit très vite le Grolim. Je tiens le cœur du petit dans mamain, et à l’instant où tu banderas ton énergie, il mourra. Je sais qui il est,et le prix que tu accordes à sa vie.

— C’estvite dit, Chamdar, riposta-t-elle en plissant les yeux.

— Tu esprête à courir le risque ? railla-t-il.

— Descendeztous de cheval, commanda Kador d’un ton sec, et, comme un seul homme, leslégionnaires firent un pas en avant, d’un air menaçant.

— Faites cequ’il dit, ordonna calmement tante Pol.

— Lapoursuite aura été longue, Polgara, reprit Chamdar. Où est Belgarath ?

— Pas loind’ici, répondit-elle. Si tu pars en courant tout de suite, tu as une chance det’échapper avant qu’il ne revienne.

— Non,Polgara. Je le saurais s’il était par ici, rétorqua-t-il en riant, avant de seretourner pour braquer sur Garion un regard intense. Tu as grandi, petit. Il yavait longtemps que nous n’avions pas eu l’occasion de bavarder, hein ?

Garion soutintson regard, tous les sens en éveil. Curieusement, il n’avait pas peur. Lecombat qu’il avait attendu toute sa vie allait bientôt commencer, et quelquechose au fond de son esprit lui disait qu’il était prêt.

L’homme auvisage balafré le regardait droit dans les yeux, en sondant son esprit.

— Il nesait rien, n’est-ce pas ? Tu es bien une femme, Polgara, s’exclama-t-il enriant. Tu lui as celé la vérité rien que par amour du secret. Il y a des annéesque j’aurais dû te l’enlever.

— Laisse-letranquille, Chamdar, fit-elle d’un ton impérieux.

Mais il ignorasa réplique.

— Quel estson vrai nom, Polgara ? Le lui as-tu dit ?

— Cela nete regarde pas, répondit-elle platement.

— Mais si,Polgara. J’ai veillé sur lui presque aussi attentivement que toi, déclara-t-ilen éclatant de rire à nouveau. Si tu as été une mère pour lui, moi, je lui aiservi de père. C’est un beau garçon que nous avons élevé à nous deux. Mais tune m’as toujours pas dit son vrai nom.

Elle se redressade toute sa hauteur.

— En voilàassez, Chamdar, dit-elle d’un ton froid. Que veux-tu, à la fin ?

— Je neveux plus rien, Polgara, répondit le Grolim. J’ai ce que je voulais. Vous allezm’accompagner, le garçon et toi, jusqu’à l’endroit où le Dieu Torak attendl’heure de son réveil. Je ne relâcherai pas un instant mon emprise sur le cœurdu garçon, ce qui devrait m’assurer de ta docilité. Zedar et Ctuchik vonts’entre-tuer pour l’Orbe, à moins que Belgarath ne les retrouve avant et nemette lui-même fin à leurs jours — mais je n’ai que faire de l’Orbe. C’estau garçon et à toi que je m’intéresse depuis le début.

— Tun’essayais donc pas vraiment de nous arrêter, n’est-ce pas ?

— Vousarrêter ? répéta Chamdar, en éclatant de rire. Mais j’ai fait tout ce quiétait en mon pouvoir pour vous aider, au contraire ! Ctuchik et Zedar onttous deux des séides dans le Ponant. J’ai dû les abuser et les retarder àchaque tournant de la route afin de vous permettre de poursuivre votre chemin.Je savais que tôt ou tard Belgarath déciderait de la nécessité de poursuivrel’Orbe tout seul, et que je pourrais profiter de cette occasion pour remettrela main sur le garçon et sur toi.

— Mais dansquel but ?

— Tu n’aspas encore compris ? Quelles sont les deux premières choses que verra leDieu Torak en rouvrant les yeux ? Sa promise et son pire ennemi, couvertsde chaînes, à genoux devant lui. Je serai récompensé au-delà de toute espérancepour un aussi grandiose présent.

— Laissepartir les autres, alors.

— Lesautres n’ont aucun intérêt pour moi, rétorqua Chamdar. Je les abandonne aunoble Kador. Je doute fort qu’il trouve un avantage quelconque à les mainteniren vie, mais c’est à lui d’en décider.

— Espèce deporc ! enragea tante Pol, impuissante. Espèce de porc immonde !

Avec un souriremielleux, Chamdar lui assena une claque violente en travers du visage.

— Tudevrais apprendre à contrôler ta langue, Polgara.

Garion eutl’impression que son esprit allait exploser. Dans un brouillard, il vit que leslégionnaires exerçaient une étroite surveillance sur Durnik et les autres, maisqu’aucun d’eux ne semblait penser qu’il constituait un danger. Sans prendre lapeine de réfléchir, il s’apprêta à fondre sur son ennemi en portant la main àsa dague.

Pascomme ça ! C’était la voix intérieure, qu’il avait toujours entendue,mais elle n’était plus ni passive, ni désintéressée.

Jevais le tuer ! dit silencieusement Garion, dans le secret de sonesprit.

— Pascomme ça ! répétala voix, d’un ton impérieux. Tu n’as pas une chance. Pas avec ton couteau.

Comment,alors ?

Rappelle-toice que Belgarath t’a dit : le Vouloir et le Verbe.

Maisje ne sais pas comment faire. Je n’y arriverai jamais.

Tu esce que tu es. Je vais te montrer. Regarde ! Sans qu’il eût manifestéquelque velléité que ce fût, mais aussi clairement que si la chose seproduisait à l’instant, il eut devant les yeux l’image du Dieu Torak se tordantde douleur dans le feu de l’Orbe d’Aldur. Il vit fondre le visage de Torak, etses doigts s’embraser. Puis le visage se déforma et ses traits se modifièrentpour devenir ceux de l’observateur ténébreux dont l’esprit était lié au siend’aussi loin que remontaient ses souvenirs. Une force terrible l’envahit tandisque l’image de Chamdar se dressait devant lui, environnée de flammesdévorantes.

Maintenant !ordonna la voix. Vas-y !

Il fallait qu’ille frappe. Sa rage ne se contenterait pas d’autre chose. Il bondit si vite surle Grolim ricanant qu’aucun des légionnaires n’eut le temps de l’arrêter. Illeva le bras droit, et à l’instant où sa main frappait la joue gauche, couturéede cicatrices, de Chamdar, il sentit toute la force qui s’était accumulée enlui surgir de la marque argentée qui lui couvrait la paume.

— Brûle !enjoignit-il avec une volonté farouche. Surpris, Chamdar fit un bond enarrière. Son visage se tordit de colère, puis il prit tout à coup conscience dela terrible réalité. L’espace d’un instant, il contempla Garion, les yeuxexorbités, en proie à une horreur indicible, et ses traits se convulsèrentatrocement.

— Non !s’écria-t-il d’une voix rauque.

La peau de sajoue se mit à fumer et à se racornir à l’endroit où il avait été atteint par lamarque que Garion avait dans la main, et des volutes de fumée commencèrent às’élever de sa robe noire comme si elle s’était tout à coup trouvée sur unpoêle chauffé au rouge. Il poussa un cri perçant et s’agrippa le visage à deuxmains, mais ses doigts s’embrasèrent. Alors il poussa une nouvelle clameur, ets’effondra sur la terre humide en se tordant de douleur.

Nebouge pas, surtout !

Cette fois,c’était la voix de tante Pol qui retentissait comme un cri dans l’esprit mêmede Garion.

Les hurlementsstridents de Chamdar, dont le visage était maintenant entièrement environné deflammes, éveillaient des échos dans les bois obscurs, et les légionnairess’écartèrent précipitamment de cette torche humaine. En proie à une nausée,Garion allait se détourner lorsque la voix de tante Pol se fit entendre ànouveau.

Nefaiblis pas ! lui intimait-elle. Ne relâche pas ta volonté !

Garion restapenché sur le Grolim en flammes. Les feuilles mouillées qui tapissaient le solse mettaient à fumer et se carbonisaient à l’endroit où Chamdar se débattaitdésespérément contre le feu qui l’embrasait maintenant tout entier. Des languesde feu jaillissaient de sa poitrine et ses râles allaient en s’affaiblissant.Il se releva dans un effort surhumain et tendit une main implorante endirection de Garion. Il n’avait plus de visage, et de lourdes volutes de fuméenoire, huileuse, s’élevaient de son corps pour retomber sur le sol, à sespieds.

— Grâce,Maître ! croassa-t-il. Grâce !

Le cœur deGarion se tordit de pitié. Toutes les années de cette proximité secrète quis’était établie entre eux pesèrent sur lui.

Non !décréta la voix impitoyable de tante Pol. Il va te tuer si tu relâches tonemprise !

Je nepeux pas ! fit Garion. Il faut que j’arrête ça !

Comme une autrefois, déjà, il commença à bander sa volonté, la sentant s’élever en lui telleune immense vague miséricordieuse, compatissante. Il se pencha à moitié versChamdar, tout entier tendu dans un intense désir de guérison.

Garion !retentit la voix de tante Pol. C’est lui qui a tué tes parents !

La notion qui seformait dans son esprit se figea.

C’estChamdar qui a tué Geran et Ildera. Il les a fait brûler vifs, exactement commeil est en train de brûler en ce moment. Venge-les, Garion ! Que le feureste sur lui !

La rage, lacolère qu’il avait portées en lui depuis que sire Loup lui avait parlé de lamort, de ses parents s’attisèrent dans son esprit. Le feu qu’il avait presqueéteint l’instant d’avant ne lui suffisait plus tout à coup. La main qu’ils’apprêtait à tendre dans un geste salvateur se raidit. En proie à une fureurinextinguible, il la brandit devant lui, l’éleva vers le ciel. Une étrangesensation se fit sentir, comme un picotement, dans sa paume qui s’embrasa toutà coup, mais sans lui faire de mal, sans même qu’il éprouve la moindresensation de chaleur, et une flamme bleue jaillit de la marque qui lui couvraitle fond de la main, s’enroula autour de ses doigts, brillant avec une telleintensité qu’il ne pouvait même plus la regarder.

Rongé par unemortelle agonie, Chamdar le Grolim recula devant ce flamboiement. Dans unultime râle de désespoir, il tenta de masquer de ses deux mains son visagecalciné, puis il fit quelques pas en arrière, s’écroula sur lui-même, comme unemaison incendiée, et retourna à la terre.

Lavengeance est consommée ! fit à nouveau la voix de tante Pol. Ilssont vengés !

Et c’est avecune exultation croissante que sa voix retentissait maintenant dans lesprofondeurs de son esprit.

Belgarion !entonna-t-elle. Mon Belgarion ! Kador, dont le visage avait prisune vilaine couleur de cendre, recula en tremblant d’horreur devant les braisesincandescentes qui avaient été Chamdar le Grolim.

— Sorcellerie !s’écria-t-il.

— Commevous dites, releva fraîchement tante Pol. Je pense que vous n’êtes pas encoremûr pour ce genre de jeux, Kador.

Les légionnairesterrifiés prenaient également leurs distances, les yeux encore exorbités àl’idée du spectacle auquel ils venaient d’assister.

— J’imagineque l’empereur va prendre toute cette affaire très au sérieux, leur expliquatante Pol. Lorsqu’il apprendra que vous étiez prêts à tuer sa fille, il estprobable qu’il en fera une affaire personnelle.

— Nous n’ysommes pour rien, se récria très vite l’un des soldats. C’est Kador. Nousn’avons fait que suivre ses ordres.

— Il sepeut qu’il accepte cette excuse, reprit-elle d’un ton dubitatif. Mais en ce quime concerne, je ferais en sorte de lui ramener une sorte de gage de loyauté.Quelque chose de particulièrement approprié aux circonstances...

Elle complétases paroles d’un regard significatif en direction de Kador. Plusieurs deslégionnaires comprirent le message, car ils tirèrent leur épée et encerclèrentle grand-duc.

— Quefaites-vous ? protesta Kador.

— Je pensequ’aujourd’hui, vous n’avez pas seulement perdu tout espoir d’accéder au trône,Kador, insinua tante Pol.

— Maisenfin, vous ne pouvez pas faire ça ! s’écria Kador.

— Noussommes loyaux envers l’empereur, Messire, déclara l’un des soldats d’un tonsinistre, en appuyant la pointe de son épée sur la gorge du grand-duc. Vousêtes aux arrêts pour haute trahison, et si vous faites des histoires, nous nousrésoudrons à ne rapporter à Tol Honeth que votre tête — si vous voyez ceque je veux dire.

— Quepouvons-nous faire pour Votre Altesse Impériale ? demanda l’un des officiersde la légion en mettant respectueusement un genou en terre devant Ce’Nedra.

La princesse,encore un peu pâle et tremblante, se redressa de toute sa petite taille.

— Livrez cetraître à mon père, exigea-t-elle d’une voix claire, et faites-lui part de cequi s’est passé ici. Informez-le que c’est sur mon ordre que vous avez arrêtéle grand-duc Kador.

— Nous n’ymanquerons pas, Votre Grâce, répondit l’officier en se relevant d’un bond.Enchaînez le prisonnier ! ordonna-t-il d’une voix âpre, avant de se retournervers Ce’Nedra. Votre Altesse souhaite-t-elle que nous l’escortions jusqu’aulieu de sa destination ?

— Ce nesera pas nécessaire, Capitaine. Contentez-vous d’ôter ce traître de ma vue.

— Auxordres de Votre Grâce, acquiesça le capitaine avec une profonde révérence.

Il fit un gesteimpérieux, et les soldats emmenèrent Kador.

Garion regardaitla marque dans la paume de sa main. On n’y lisait aucune trace du feu qui yavait brûlé. Durnik, maintenant libéré de la poigne des soldats, le regardaiten ouvrant de grands yeux.

— Jecroyais te connaître, chuchota-t-il, mais qui es-tu, Garion ? Et commentas-tu fait cela ?

— Ce cherDurnik, qui ne veut jamais croire que ce qu’il voit, dit gentiment tante Pol,en lui effleurant le bras. Garion n’a pas changé ; il est toujours lemême.

— Vousvoulez dire que c’était vous ?

Durnik regardales restes de Chamdar et détourna précipitamment les yeux.

— Evidemment.Vous connaissez Garion. C’est le garçon le plus ordinaire du monde.

Mais Garionsavait bien qu’il n’en était rien. Le Vouloir qui avait agi était le sien, etle Verbe venait bien de lui aussi.

Tais-toi !s’exclama la voix de sa tante, dans sa tête. Personne ne doit savoir !

Pourquoim’as-tu appelé Belgarion ? demanda-t-il.

Parceque tel est ton nom, répondit la voix de tante Pol. Maintenant, essaie defaire comme si de rien n’était, et ne me harcèle pas de questions. Nous enreparlerons plus tard.

Puis la voix nefut plus là.

Les autresattendirent, un peu embarrassés, le départ des légionnaires encadrant Kador.Puis, lorsque les soldats furent hors de vue et que le besoin de garder uneposture impériale ne se fit plus sentir, Ce’Nedra se mit à pleurer. Tante Polprit la jeune fille dans ses bras et tenta de la réconforter.

— Je penseque nous ferions mieux d’enterrer ça, suggéra Barak avec un petit coup de pieddans ce qui avait naguère été Chamdar. Les Dryades n’apprécieraient peut-êtrepas que nous leur abandonnions ces restes encore fumants.

— Je vaischercher ma pelle, proposa Durnik. Garion se détourna et passa à côté deMandorallen et Hettar. Il tremblait encore de tous ses membres, et il étaittellement épuisé que c’est à peine s’il tenait sur ses jambes.

Elle l’avaitappelé Belgarion, et ce nom avait éveillé un écho dans son esprit, comme s’ilavait toujours su que c’était le sien — comme s’il avait été incompletpendant toutes les années qu’avait duré sa brève existence, jusqu’à l’instantoù ce nom était venu le parachever. Mais Belgarion était un être qui pouvaitchanger la chair en flammes, par le Vouloir et par le Verbe, et par le seul contactde sa main.

C’est toi qui as fait ça ! accusa-t-il un coin bien précis de son esprit.

Non, répondit la voix. Je t’ai seulement montré comment faire. Le Vouloir et leVerbe étaient les tiens. Garion savait que c’était vrai. Il se rappela avechorreur les supplications de son ennemi agonisant, et la langue de feu quiavait jailli de la main avec laquelle il avait repoussé cet ultime appel à lapitié. La vengeance qu’il avait désespérément appelée de ses vœux au cours desderniers mois s’était horriblement accomplie, mais le goût en était amer, bienamer.

Puis ses genoux ployèrent sous lui, il se laissa tomber à terre et se mit à pleurer comme unenfant, le cœur brisé.

Chapitre 23 : En Nyissie

La terre étaitcomme d’habitude. Le ciel, les arbres n’avaient pas changé. On était toujoursau printemps, car les saisons n’avaient pas modifié leur avance implacable.Mais pour Garion, rien ne serait plus jamais comme avant.

Ils achevèrentla traversée à cheval de la Sylve des Dryades et atteignirent la rivière de laSylve, qui marquait la limite sud de la Tolnedrie. De temps en temps, Garionsaisissait d’étranges coups d’œil de ses compagnons, des regards pensifs,spéculatifs, et c’est tout juste si Durnik, le brave, solide Durnik, ne donnaitpas l’impression d’avoir peur de lui. Seule tante Pol semblait égale à ellemême, impassible.

Ne temets donc pas martel en tête, Belgarion, faisait sa voix, dans la tête deGarion.

Nem’appelle pas comme ça, répondait-il avec irritation.

C’estton nom, répliquait la voix silencieuse. Il faudra bien que tu t’yfasses.

Laisse-moitranquille.

Alors lasensation de sa présence disparaissait de son esprit.

Il leur fallutencore plusieurs jours pour arriver à la mer. Le temps resta couvert la plupartdu temps, mais il ne tomba pas une goutte de pluie. Lorsqu’ils parvinrent àl’embouchure du fleuve, une brise régulière soufflait du large, coiffant d’uneécume blanche la crête des vagues qui bondissaient sur la vaste grève.

Loin à lasurface des flots, l’étroit fuseau noir d’un navire de guerre cheresque tiraitsur son ancre, sous des nuées de mouettes criardes. Barak retint son cheval etmit sa main en lisière sur ses yeux.

— C’estmarrant, j’ai l’impression qu’il me dit quelque chose, ce bateau, gronda-t-ilen regardant avec intensité l’étroit vaisseau.

— Pour moi,ils se ressemblent tous, avoua Hettar en haussant les épaules.

— C’est unmonde, ça, s’offusqua Barak. Comment réagiriez-vous si je vous disais que pourmoi, tous les chevaux se ressemblent ?

— Jepenserais que vous êtes devenu aveugle.

— Eh bien,c’est exactement la même chose, rétorqua Barak avec un grand sourire.

— Commentallons-nous leur faire savoir que nous sommes arrivés ? s’enquit Durnik.

— Ils lesavent déjà, répliqua Barak. A moins d’être ivres morts. Les marins surveillenttoujours très soigneusement les rivages hostiles.

— Pourquoihostiles ? releva Durnik.

— Tous lesrivages le deviennent quand un navire de guerre cheresque se pointe àl’horizon. Ça doit être un genre de superstition, j’imagine.

Le navire virade bord et ses matelots levèrent l’ancre, puis des avirons sortirent de sesflancs comme de longues pattes filiformes, de sorte qu’il sembla marcher surles eaux écumantes, en direction de l’embouchure de la rivière. Barak mena sescompagnons vers la berge, puis longea le vaste cours d’eau jusqu’à un endroitassez profond pour que le vaisseau puisse y mouiller.

Les matelotsvêtus de fourrures jetèrent un bout à Barak. Ils avaient un petit air defamille, et, de fait, le premier qui sauta à terre fut Greldik, le vieil ami deBarak.

— Te voilàbien au sud, dis donc, remarqua Barak, comme s’ils venaient de se quitter.

— J’aientendu dire que tu avais besoin d’un bateau, expliqua Greldik, avec unhaussement d’épaules. Je n’avais rien de spécial à faire, alors je me suis ditque j’allais venir voir un peu ce que tu fabriquais.

— Tu asparlé à mon cousin ?

— Grinneg ?Non. Nous sommes allés d’une seule traite de Kotu à Tol Horb, pour le compte demarchands drasniens. C’est là que j’ai rencontré Elteg — tu te souviens delui ? Un borgne, avec une barbe noire ?

Barak hocha latête.

— Eh bien,c’est lui qui m’a raconté que Grinneg le payait pour venir te rejoindre ici. Jesavais que tu ne t’entendais pas très bien avec lui, alors je lui ai proposéd’y aller à sa place.

— Et il aaccepté ?

— Non,confia Greldik en tiraillant sa barbe. En fait, il m’a plutôt envoyé promener.

— Ça nem’étonne pas. Elteg a toujours été âpre au gain, et Grinneg a dû lui proposerla forte somme.

— C’estplus que vraisemblable, acquiesça Greldik avec un grand sourire. Mais je doisdire qu’Elteg n’a pas été très loquace.

— Commentas-tu réussi à le convaincre ?

— Ce qu’ily a, c’est qu’il a eu des ennuis avec son bateau, le pauvre, poursuivitGreldik, le visage impassible.

— Quelgenre d’ennuis ?

— Ilsemblerait qu’une nuit, après que tout son équipage et lui-même s’étaientcopieusement soûlé la gueule, un salopard se soit faufilé à bord et lui aitabattu son mât.

— Mais oùva-t-on, où va-t-on, vraiment ? s’indigna Barak en hochant la tête.

— Ne medemande pas ça à moi, renchérit Greldik.

— Commenta-t-il pris la chose ?

— Pas trèsbien, j’en ai peur, répondit tristement Greldik. Toutefois, lorsque nous avonsmis à la rame pour quitter le port, nous avons constaté que, même dansl’adversité, il restait assez créatif dans l’injure. Et, ma foi, il a encore lavoix qui porte.

— Ildevrait apprendre à se contrôler. C’est ce genre d’attitude qui vaut uneréputation déplorable aux marins cheresques dans les ports du monde entier.

Greldik hochasobrement la tête avant de se tourner vers tante Pol.

— Gentedame, déclara-t-il avec une inclination courtoise. Mon vaisseau est à votredisposition.

— Combiende temps vous faudra-t-il pour nous emmener à Sthiss Tor, Capitaine ?demanda-t-elle.

— Toutdépend du temps, répondit-il en lorgnant le ciel. Je dirais dix jours, guèredavantage. Nous avons embarqué du fourrage pour vos chevaux en venant ici, maisil faudra que nous nous arrêtions de temps en temps pour faire de l’eau.

— Eh bien,autant partir sans tarder, décida-t-elle. Il leur fallut déployer des trésorsde persuasion pour faire monter les chevaux à bord, mais Hettar y parvint sanstrop de difficultés. Puis ils se détachèrent de la rive, franchirent lemascaret qui barrait l’embouchure du fleuve et atteignirent la pleine mer.L’équipage mit à la voile et tira des bords le long de la côte vert-de-gris deNyissie.

Garion alla,selon sa bonne habitude, s’asseoir à la proue du bateau pour contempler d’unair morne la mer agitée. Il n’arrivait pas à chasser de son esprit la vision del’homme environné de flammes, dans la forêt.

Il entendit unpas ferme dans son dos, et reconnut le parfum discret, familier.

— Tu veuxqu’on parle, tous les deux ? suggéra tante Pol.

— Dequoi ?

— De tout.

— Tu savaisque j’étais capable de faire ce genre de choses, n’est-ce pas ?

— Je m’endoutais, répondit-elle en s’asseyant à côté de lui. J’en avais eu plusieursindices. Mais on ne peut jamais en être sûr tant qu’on ne l’a pas fait. J’aiconnu bien des gens qui disposaient du pouvoir et n’y ont jamais eu recours.

— J’auraisbien voulu ne jamais être amené à l’employer, rétorqua Garion.

— Je penseque tu n’avais pas vraiment le choix. Chamdar était ton ennemi.

— Maisfallait-il vraiment que cela se passe de cette façon ? Fallait-il que cesoit le feu ?

— C’est toiqui as décidé. Si c’est le feu qui t’ennuie tant que ça, utilise autre chose,la prochaine fois.

— Il n’yaura pas de prochaine fois, déclara-t-il d’un ton péremptoire. Plus jamais.

— Trêvede billevesées, Belgarion,s’exclama-t-elle brusquement, dans sa tête. Et cesse un peu de t’apitoyersur ton sort !

— Arrête çatout de suite, ordonna-t-il à haute voix. Ne fais pas irruption comme ça dans monesprit. Et ne m’appelle plus Belgarion.

— Belgariontu es et tu resteras, riposta-t-elle d’un ton insistant. Et que ça te plaise ounon, tu recourras à nouveau au pouvoir. Une fois qu’il est libéré, on ne peutplus l’endiguer. Que ce soit sous le coup de l’émotion, de l’énervement ou dela peur, tu l’utiliseras à nouveau, sans même y penser. Il serait aussi vain deprendre la résolution de ne plus en faire usage que de décider d’arrêter de teservir de l’une de tes mains. La seule chose qui compte maintenant, c’est quetu apprennes à le canaliser. Nous ne pouvons pas te laisser partir àl’aveuglette dans le monde, au risque de déraciner les arbres et d’aplatir lescollines à coups de pensées vagabondes. Il faut que tu apprennes à lemaîtriser, et à te dominer toi-même. Je ne t’ai pas élevé pour te laisserdevenir un monstre.

— C’esttrop tard, dit-il. Je suis un monstre. Tu n’as pas vu ce que j’ai fait,là-bas ?

Toutesces pleurnicheries commencent à m’ennuyer, Belgarion, fit sa voix. Nousn’arriverons à rien comme ça.

Puis elle sereleva.

— Essaie unpeu de ne plus te comporter comme un petit bébé, mon chou, reprit-elle à hautevoix. C’est vraiment pénible de tenter de faire rentrer quelque chose dans lecrâne de quelqu’un qui est tellement imbu de ses petits problèmes qu’iln’écoute pas ce qu’on lui dit.

— Je n’yferai plus jamais appel, répéta-t-il d’un ton provocant.

Oh !mais si, Belgarion. Tu apprendras à le contrôler, tu t’exerceras, et tuparviendras à acquérir la discipline que cela implique. Si tu ne veux pas lefaire de ton plein gré, il faudra bien que nous nous y prenions autrement.Réfléchis à tout ça, mon chou, et décide-toi. Mais ne traîne pas trop ;c’est beaucoup trop important pour être remis à plus tard.

Elle tendit lamain et lui effleura doucement la joue ; puis elle tourna les talons ets’éloigna.

Elle araison, tu sais, intervint sa voix intérieure.

Ne temêle pas de ça, toi, répliqua Garion.

Il fit tout sonpossible pour éviter tante Pol, pendant les jours qui suivirent, mais il nepouvait pas esquiver son regard. Où qu’il allât sur le vaisseau étroit, ilsavait qu’elle l’observait de ses yeux calmes, méditatifs.

Mais au petitdéjeuner, le matin du troisième jour, elle regarda son visage attentivement,comme si elle y remarquait quelque chose pour la première fois.

— Garion,commença-t-elle, tu commences à avoir de la barbe. Tu devrais te raser.

Garion devintrouge comme une pivoine et passa son doigt sur son menton. Il était, en effet,bel et bien couvert de poils follets, légers, plutôt du duvet qu’autre chose,mais de la barbe tout de même.

— Tuapproches en vérité de l’âge d’homme, ô jeune Garion, déclara Mandorallen, d’unton plutôt approbateur.

— Il n’estpeut-être pas obligé de prendre sa décision tout de suite, Polgara, fit Baraken caressant sa propre barbe rouge, luxuriante. Il devrait tout au moinsessayer de voir ce que ça donne pendant un moment. Il aura toujours le temps dese raser par la suite, si ça ne lui va pas.

— Votreneutralité en la matière me paraît plus ou moins suspecte, Barak, remarquaHettar. La plupart des Cheresques portent la barbe, je crois ?

— Le fil durasoir n’a jamais effleuré mon menton, admit Barak. Mais j’estime qu’on nedevrait jamais précipiter ce genre de choix. Il est trop difficile d’essayer dese faire pousser une belle barbe par la suite, si on change d’avis.

— Je trouveça plutôt marrant, moi, intervint Ce’Nedra.

Et avant queGarion ait eu le temps de l’arrêter, elle tendit deux minuscules doigts et tirasur les petits poils de son menton. Il réprima une grimace et s’empourpra deplus belle.

— Je neveux plus voir ça, ordonna fermement tante Pol.

Durnik s’enfonçasans dire un mot dans les profondeurs du navire, et en revint porteur d’unecuvette, d’un pain de savon bis, d’une serviette et d’un bout de miroir.

— Ce n’estpas très difficile, Garion, dit-il en déposant son chargement sur la table,devant le jeune garçon, puis en tirant d’un étui qu’il avait à la ceinture unrasoir soigneusement plié. Il faut juste faire attention à ne pas se couper,c’est tout. Et pour ça, le secret, c’est de ne pas se presser.

— Fais bienattention en t’approchant du nez, conseilla Hettar. Ça fait vraiment bizarre,un homme sans nez.

Il fut abreuvéde conseils pendant tout le temps que dura l’opération, mais l’un dans l’autre,la séance ne se passa pas trop mal. La plupart des coupures cessèrent desaigner au bout de quelques minutes, et s’il n’avait pas eu l’impression qu’onlui avait pelé le visage, Garion aurait été plutôt satisfait du résultat.

— Ah !c’est tout de même mieux comme ça, approuva tante Pol.

— Il vas’enrhumer la figure, maintenant, pronostiqua Barak.

— Vous nepouvez pas lui fiche un peu la paix, non ? dit-elle.

La côte deNyissie dérivait sur leur gauche, mur inextricable de végétation festonné delianes et de longues guirlandes de lichens. Les hasards de la brise ramenaientvers Garion et Ce’Nedra, debout côte à côte à la proue du bateau, les relentsputrides des marais.

— Qu’est-ceque c’est que ça ? demanda Garion en tendant le doigt en direction de lajungle.

De grossescréatures munies de pattes grouillaient autour d’un banc de boue, dansl’embouchure d’un cours d’eau qui se vidait dans la mer.

— Descrocodiles, répondit Ce’Nedra.

— Desquoi ?

— Descrocodiles. Ce sont des sortes de gros lézards.

— C’estdangereux ?

— Très. Çamange les gens. Tu n’as jamais rien lu à ce sujet ?

— Je nesais pas lire, avoua sans réfléchir Garion.

— Comment ?

— Je nesais pas lire, répéta Garion. Personne ne m’a jamais appris.

— Maisc’est ridicule !

— Ce n’estpas ma faute, fit-il, sur la défensive.

Elle le regardad’un air pensif. Elle donnait l’impression d’avoir un peu peur de lui depuis laconfrontation avec Chamdar, et il n’était pas exclu que son inquiétude setrouvât légèrement accrue par le fait que, tout bien considéré, elle ne s’étaitpas comportée au mieux avec lui. Il faut dire qu’en partant du principe qu’iln’était qu’un domestique, elle n’avait peut-être pas donné le meilleur coupd’envoi à leurs relations, mais elle était beaucoup trop orgueilleuse pourreconnaître son erreur. Garion aurait pu entendre les rouages cliqueter dans sapetite tête.

— Tu veuxque je t’apprenne ? offrit-elle.

Ellen’arriverait probablement jamais à dire quoi que ce fût qui ressemblâtdavantage à des excuses, il le savait.

— Ça seralong ?

— Ça dépendde ton intelligence.

— Quandest-ce qu’on pourrait commencer ?

— J’aiquelques livres, dit-elle en fronçant les sourcils, mais il nous faudrait dequoi écrire.

— Je necrois pas que j’aie aussi besoin d’apprendre à écrire pour le moment,reprit-il. Je pourrais peut-être commencer par apprendre à lire.

Elle éclata derire.

— Maisc’est la même chose, espèce de buse !

— Je nesavais pas, répondit Garion en devenant rouge comme une écrevisse. Jepensais... Au fond, je ne sais pas très bien ce que je pensais. Il faut croireque je n’y avais jamais vraiment réfléchi, conclut-il lamentablement. De quoiavons-nous besoin pour écrire ?

— L’idéal,ce serait un peu de parchemin et un morceau de charbon de bois. Comme ça, onpourrait l’effacer et écrire dessus à nouveau.

— Je vaisen parler à Durnik, décida-t-il. Il arrivera bien à trouver quelque chose.

Durnik leurproposa un coin de toile à voile et un bout de bois calciné, et moins d’uneheure plus tard, Garion et Ce’Nedra étaient installés dans un coin tranquille,à la proue du bateau, leurs têtes penchées l’une à côté de l’autre sur un carréde tissu tendu sur une planche. A un moment donné, Garion leva les yeux, maisen voyant que tante Pol les regardait, non loin de là, avec une expressionindéchiffrable, il se hâta de les ramener sur les symboles énigmatiques quisemblaient le narguer sur le bout de chiffon.

Sonapprentissage se poursuivit pendant les jours qui suivirent. Comme il étaithabile de ses doigts, il ne lui fallut pas longtemps pour apprendre à formerles lettres.

— Mais non,le reprit Ce’Nedra, un après-midi. Ce n’est pas comme ça. Tu t’appelles Garion,pas Belgarion.

Il eut comme unfrisson et regarda plus attentivement le carré de tissu. Le nom étaitclairement épelé : Belgarion.

Il levarapidement les yeux. Tante Pol était debout à l’endroit habituel et leregardait, comme toujours.

Resteen dehors de mon esprit ! cracha-t-il à son intention.

— Travaillebien, mon chou,l’encouragea-t-elle en silence. Toutes les formes d’expérience sont bonnes,et tu as encore beaucoup à apprendre. Plus vite tu t’y mettras, mieux ça vaudra.Puis elle se détourna avec un sourire.

Le lendemain,ils arrivèrent en vue de l’embouchure de la rivière du Serpent, qui traversaitla Nyissie centrale. Les hommes de Greldik amenèrent les voiles et placèrentles avirons dans les tolets, de chaque côté du navire, s’apprêtant à la longueremontée de la rivière en direction de Sthiss Tor.

Chapitre 24

Il n’y avait pasun souffle d’air, à croire que le monde s’était subitement métamorphosé en unevaste mare d’eau stagnante, qui exhalait une odeur méphitique. La rivière duSerpent comptait une centaine de bras qui s’abandonnaient nonchalamment aubourbier gluant du delta, comme s’il leur répugnait de s’engloutir dans lesflots tumultueux de l’océan. A vingt pieds au-dessus de leurs têtes, le ventfaisait bruire le haut des roseaux qui proliféraient dans ce vaste marécage,les mettant au supplice, car ici au fond, la seule idée de brise était bannie.Ils étouffaient. Le delta bouillonnait, fétide, sous le soleil qui les auraitplutôt fait cuire à petit feu que rôtir. Ils avaient l’impression d’avalerautant d’eau que d’air à chaque inspiration. Des nuées d’insectes s’élevaientdes roseaux et s’abattaient avec une gloutonnerie aveugle sur le moindre coinde peau dénudée, mordant, piquant, se gavant de sang.

Ils passèrentune journée et demie au milieu des rideaux serrés de roseaux avant de voir lespremiers arbres, des plantes ligneuses, à peine plus hautes que des buissons,mais à partir de ce moment-là le cours de la rivière principale sembla prendreforme. Alors les matelots qui suaient sang et eau appuyèrent en jurant tout cequ’ils savaient sur les avirons, et le bateau commença à remonter le courant auralenti, comme s’il luttait contre une marée d’huile épaisse qui tentait de leretenir telle une glu répugnante. Et ils s’enfoncèrent lentement au cœur de laNyissie.

Les rives sepeuplèrent bientôt d’arbres plus hauts, puis immenses, et du magma immonde quiles bordait émergèrent bientôt d’énormes racines enchevêtrées, difformes,pareilles à des jambes grotesquement tordues, d’où s’élevaient dans le cielmoite des troncs aussi gros que des châteaux. Des lianes variqueuses,contrefaites, dégringolaient des branches en se contorsionnant dans l’airétouffant, comme animées d’une volonté végétale propre, et des lambeauxdéchiquetés de lichens velus, gris-vert, pendaient au-dessus de leurs têtes enbanderoles de cent pieds de long. Ils commençaient à se demander si ce n’étaitpas par pure méchanceté que la rivière décrivait ces vastes méandres, quirallongeaient dix fois leur trajet.

— Pas trèsagréable, comme endroit, marmonna Hettar, en regardant d’un air accablé larivière qui disparaissait sous les lentilles d’eau, devant la proue du navire.

Il avait enlevésa veste en peau de cheval et sa tunique de lin, et son torse nu luisait desueur. Comme la plupart d’entre eux, il était couvert de vilains abcèsprovoqués par les morsures d’insectes.

— C’estexactement ce que j’étais en train de me dire, acquiesça Mandorallen.

L’un desmatelots poussa un cri et se releva d’un bond en flanquant des coups de pied aubout du manche de son aviron. Une longue créature invertébrée, visqueuse, avaitrampé sans qu’il la vît le long de sa rame, cherchant sa chair avec unevoracité aveugle.

— Unesangsue, expliqua Durnik avec un frisson, alors que l’horrible chose retournaitavec un bruit flasque à la puanteur de la rivière. Je n’en avais jamais vu desi grosse. Elle faisait au moins un pied de long.

— Ça nedoit pas être l’endroit rêvé pour piquer une tête, observa Hettar.

— Ça ne meserait même pas venu à l’idée, lui confia Durnik.

— Tantmieux.

Tante Polremonta, vêtue d’une légère robe de lin vert, de la cabine située sous lapoupe, où Greldik et Barak tenaient la barre à tour de rôle. Elle s’occupait deCe’Nedra, qui n’avait pas supporté le redoutable climat de la rivière ets’était mise à pencher languissamment, comme une fleur qui manque d’eau.

Tu nepourrais pas faire quelque chose ? lui demanda silencieusement Garion.

Apropos de quoi ?

Detout ça. Il jeta autour de lui un regard impuissant.

Et qu’est-ceque tu voudrais que je fasse ?

Tupourrais au moins chasser les insectes, à défaut d’autre chose.

Pourquoine le fais-tu pas toi-même, Belgarion ?

Non.Il serra la mâchoire sur ce cri silencieux.

Cen’est pas très difficile.

— Jamais !

Elle haussa lesépaules et se détourna, l’abandonnant, tout fulminant, à sa frustration.

Il leur fallutencore trois jours pour atteindre Sthiss Tor. La ville de pierre noire étaitlovée dans un large méandre du fleuve. Au centre, un vaste édifice à l’allureinsolite, comme étrangère à ce monde, élevait ses spires, ses dômes et sesterrasses au-dessus des maisons basses, pour la plupart dépourvues de fenêtres.Des quais et des jetées s’enfonçaient dans les eaux bourbeuses de la rivière etGreldik mena son vaisseau vers une avancée plus large que les autres.

— Il fautque nous nous arrêtions aux douanes, expliqua-t-il.

— Fatalement,dit Durnik.

L’échange futbref. Le capitaine Greldik déclara aux douaniers qu’il venait livrer lesmarchandises de Radek de Boktor au comptoir commercial drasnien, puis il tenditune bourse tintinnabulante au chef, un homme au crâne rasé, et le bateau futautorisé à passer sans autre forme de procès.

— Ça, necompte pas sur moi pour t’en faire cadeau, Barak, annonça Greldik. Le voyagejusqu’ici, on l’a fait par amitié, mais l’argent, c’est autre chose.

— Marque çaquelque part, suggéra Barak. Je m’en occuperai en rentrant au Val d’Alorie.

— Si turentres jamais au Val d’Alorie, fit aigrement Greldik.

— Eh biencomme ça, au moins, je suis sûr que tu ne m’oublieras pas dans tes prières. Jesais que tu pries tout le temps pour moi, bien sûr, mais ça te donnera unemotivation supplémentaire.

— Tous lesfonctionnaires du monde entier sont-ils donc corrompus ? demanda Durnik,d’un ton hargneux. Personne ne fait-il son travail comme il est censé le faire,sans prendre de dessous de table ?

— Le mondeentier s’écroulerait si un seul s’avisait de faire ça, répondit Hettar. Noussommes tous les deux trop simples et trop honnêtes pour ces affaires, Durnik.Mieux vaut laisser ce genre de démarches aux autres.

— C’esttout simplement révoltant.

— Sansdoute, acquiesça Hettar, mais dans ce cas précis, je ne suis pas mécontent quel’employé des douanes n’ait pas regardé plus bas que le pont. Nous aurionspeut-être eu du mal à justifier la présence des chevaux.

Les matelotsavaient ramené le vaisseau dans le cours de la rivière et ramaient en directiond’une série de jetées de dimensions imposantes. Ils s’arrêtèrent le long dudernier quai, relevèrent les avirons et passèrent les amarres autour despiliers noirs de bitume du môle.

— Vous nepouvez pas rester ici, déclara un garde luisant de sueur, depuis le quai. Cetemplacement est réservé aux vaisseaux drasniens.

— J’accosteoù je veux, répondit sèchement Greldik.

— Je vaisappeler les soldats, menaça le garde, en prenant l’une des amarres et enbrandissant un grand couteau.

— Tu coupescette corde, et moi, je t’arrache les oreilles, mon vieux, l’avertitcharitablement Greldik.

— Explique-lui,suggéra Barak. Il fait trop chaud pour se battre.

— Jetransporte des marchandises drasniennes appartenant à un certain Radek— de Boktor, je crois, raconta Greldik, au garde resté sur le quai.

— Ah !bon, fit l’homme en rengainant son couteau. Pourquoi ne l’avez-vous pas ditplus tôt ?

— Parce quej’aimais pas tes manières, répondit abruptement Greldik. Bon, où peut-ontrouver le responsable ?

— Droblek ?Il habite dans la rue, là, juste après les boutiques. La maison avec un emblèmedrasnien sur la porte.

— Il fautque je lui parle. Je peux monter sur le quai ou il faut unlaissez-passer ? J’ai entendu dire des choses étranges sur Sthiss Tor.

— Vouspouvez vous déplacer librement à l’intérieur de l’enclave, répliqua le garde.Vous n’aurez besoin d’un laissez-passer que si vous voulez aller en ville.

Greldik poussaun grognement et disparut sous le pont, d’où il remonta un instant plus tard,avec plusieurs liasses de parchemins pliés.

— Vousvoulez parler à ce fonctionnaire, ou vous préférez que je m’en occupe ?demanda-t-il à tante Pol.

— Nousferions peut-être mieux de vous accompagner, décida-t-elle. La petite s’estendormie. Dites à vos hommes de ne pas la déranger.

Greldik hocha latête et donna quelques ordres à son second. Les matelots poussèrent une planchepar-dessus le bord en guise de passerelle, et Greldik aida ses compagnons àmettre pied à terre. De lourds nuages roulaient maintenant au-dessus de leurstêtes, obscurcissant le soleil.

La rue quipartait du quai était bordée des deux côtés par des échoppes drasniennes, etdes Nyissiens allaient dans une sorte de torpeur de l’une à l’autre, s’arrêtantde temps en temps pour marchander avec les boutiquiers luisants de sueur. Leshommes portaient des robes vagues, coupées dans un tissu irisé, léger, et ilsavaient tous la tête complètement rasée. Garion, qui marchait derrière tantePol, remarqua non sans dégoût qu’ils se maquillaient outrageusement les yeux etse mettaient du rouge aux lèvres et sur les joues. Ils parlaient une languerâpeuse, sibilante, et semblaient tous affecter une sorte de zézaiement.

Le cieldisparaissait maintenant complètement derrière les lourds nuages, et la ruesemblait étrangement sombre, tout à coup. Une douzaine de pauvres hères presquenus remplaçaient les pavés de la chaussée. A leurs cheveux mal soignés et àleurs barbes hirsutes, on voyait qu’ils n’étaient pas nyissiens. Ils avaientdes anneaux et des chaînes aux chevilles. Un Nyissien à tête de brute lessurveillait, armé d’un fouet, et les plaies et les bosses toutes récentes quileur zébraient le corps en disaient long sur la libéralité avec laquelle il enusait. L’un de ces misérables esclaves se laissa accidentellement tomber sur lepied une brassée de pierres grossièrement équarries et ouvrit la bouche sur uncri de douleur qui évoquait le hurlement d’on ne sait quel animal. Garionconstata avec horreur que l’esclave avait la langue coupée.

— Ilsréduisent les hommes à l’état de bêtes, grommela Mandorallen, les yeux brûlantd’une colère terrible. Pourquoi ce cloaque n’a-t-il pas encore éténettoyé ?

— Il l’aété une fois, répondit Barak, d’un air sombre. Juste après l’assassinat du roide Riva. Les Aloriens sont venus et ils ont tué tous les Nyissiens qu’ils ontpu trouver.

— On ne ledirait pas, objecta Mandorallen, en regardant autour de lui.

— Treizecents ans ont passé depuis, releva Barak, avec un haussement d’épaules. Un seulcouple de rats aurait suffi à repeupler le pays, au bout de tout ce temps.

Durnik, quimarchait à côté de Garion, étouffa tout à coup un hoquet et détourna les yeuxen s’empourprant.

Une Nyissiennevenait de descendre d’une litière portée par huit esclaves. Le tissu de sa robevert pâle était tellement nébuleux qu’il en était presque transparent etlaissait peu de chose à deviner de son anatomie.

— Ne laregarde pas, Garion, chuchota Durnik d’une voix rauque, plus cramoisi quejamais. C’est une mauvaise femme.

— J’avais oubliéça, dit tante Pol en fronçant les sourcils d’un air ennuyé. Il aurait peut-êtremieux valu que Garion et Durnik restent à bord.

— Pourquoiest-elle habillée comme ça ? interrogea Garion en regardant la femme sisuccinctement vêtue.

— Déshabillée,tu veux dire, rétorqua Durnik, qui s’étranglait presque de rage.

— C’estl’usage, expliqua tante Pol. C’est à cause du climat. Il y a d’autres raisons,évidemment, mais je ne crois pas que ce soit le moment de les aborder. Toutesles Nyissiennes s’habillent comme ça.

Barak et Greldikregardaient aussi la femme, mais avec de larges sourires appréciateurs.

— N’yfaites pas attention, ordonna fermement tante Pol.

Non loin de là,un Nyissien, tête rasée, était appuyé contre un mur et regardait sa main engloussant sans raison.

— Ze vois àtravers mes doigts, zézaya-t-il d’une voix chuintante. Droit à travers.

— Il a tropbu ? demanda Hettar.

— Pasexactement, répondit tante Pol. Les Nyissiens ont des distractionsparticulières : des feuilles, des baies, certaines racines. Leursperceptions en sont altérées. C’est un peu plus grave que l’ivresse communechez les Aloriens.

Un autreNyissien passa en titubant, d’une démarche curieusement saccadée, le visagevide de toute expression.

— Cet étatest-il largement répandu ? s’informa Mandorallen.

— Je n’aiencore jamais rencontré un Nyissien qui ne soit en partie drogué, répliquatante Pol. Ça ne facilite pas les rapports avec eux. Mais ne serait-ce pas lamaison que nous cherchons ? fit-elle en tendant le doigt vers une bâtissesolidement plantée de l’autre côté de la rue.

Un formidablecoup de tonnerre se fit entendre vers le sud au moment où, traversant la rue,ils frappaient à la porte de la maison trapue. Un serviteur drasnien en tuniquede lin vint leur ouvrir, les conduisit dans une antichambre mal éclairée etleur demanda d’attendre.

— Cetteville est malsaine, commenta calmement Hettar. Je ne vois pas ce qu’un Alorienen pleine possession de ses moyens peut bien venir chercher ici.

— Del’argent, répondit brièvement le capitaine Greldik. Le commerce avec la Nyissieest très profitable.

— Il y ades valeurs plus importantes que l’argent marmonna Hettar.

Un hommeprodigieusement obèse entra dans la salle mal éclairée.

— Vachercher de la lumière, ordonna-t-il d’un ton sec au domestique. Tu auraisquand même pu éviter de les laisser dans le noir.

— C’estvous qui racontez tout le temps que les lampes ne servent qu’à faire monter lachaleur, riposta le serviteur d’un ton hargneux. Il faudrait tout de mêmesavoir ce que vous voulez.

— Net’occupe pas de ce que je raconte, fais ce que je te dis, et tout de suite.

— Lachaleur vous monte au cerveau, Droblek, repartit aigrement le serviteur.

Il allumaplusieurs lampes et quitta la pièce en ronchonnant.

— Ah, cesDrasniens ! Ce sont les plus mauvais serviteurs du monde, grommelaDroblek. Bon, et si nous en venions à ce qui vous amène ?

Il se laissatomber de tout son poids dans un fauteuil. La sueur lui dégoulinait sur levisage et dans le col trempé de sa robe de soie marron.

— Jem’appelle Greldik, révéla le marin barbu. Je viens d’arriver au port avec unchargement de marchandises appartenant à un certain Radek de Boktor, marchandde son état.

Il lui présentala liasse de parchemins pliés.

— Je nesavais pas que Radek s’intéressait aux échanges avec le sud, commenta Droblek,en plissant les yeux. Je pensais qu’il traitait essentiellement avec laSendarie et l’Arendie.

Greldik haussales épaules d’un air évasif, le visage ruisselant de sueur. Puis il se mit àesquisser de petits mouvements avec les doigts.

Les chosessont-elles bien ce qu’elles semblent être ? La langue secrète drasnienne déliaittout à coup ses grosses pattes.

Pouvons-nousparler librement ici ?demandèrent les doigts de tante Pol.

Ses gestesavaient quelque chose de guindé, d’archaïque, presque. Garion leur trouvait unair compassé qu’il n’avait jamais vu dans les signes faits par les autres.

Aussilibrement que n’importe où dans ce trou à rats, répondit Droblek. Vous avez un drôled’accent, ma petite dame. C’est bizarre, mais vous me rappelez quelqu’un...

J’ai apprisla langue il y a très longtemps,répliqua-t-elle. Vous savez qui est Radek de Boktor, évidemment.

— Evidemment,reprit Droblek à haute voix. Tout le monde le sait. Il se fait parfois appelerAmbar de Kotu, quand il veut traiter des affaires qui ne sont pas légitimes ausens strict du terme.

— Si nouscessions cette joute oratoire, Droblek ? proposa calmement tante Pol. Jesuis quasiment certaine que vous avez reçu des instructions du roi Rhodar, à l’heurequ’il est. Toutes ces simagrées sont épuisantes.

Le visage deDroblek s’assombrit.

— Jeregrette, riposta-t-il avec raideur. J’ai besoin de quelques informationscomplémentaires.

— Ne faitespas l’imbécile, Droblek, gronda Barak. Ouvrez les yeux. Vous êtes un Alorien.Vous savez qui est cette dame.

Droblek regardatout à coup tante Pol en haussant les sourcils.

— Ce n’estpas possible, hoqueta-t-il.

— Vousvoulez qu’elle vous prouve son identité ? suggéra Hettar.

La maison futébranlée par un prodigieux coup de tonnerre.

— Non, non,protesta précipitamment Droblek, qui ne pouvait plus détacher son regard detante Pol. Je n’aurais jamais cru que... Je veux dire, je n’avais jamais...

Incapable des’expliquer, il préféra laisser tomber.

— Avez-vouseu des nouvelles du prince Kheldar, ou de mon père ? s’enquit tante Pold’un ton tranchant.

— De votrepère ? Vous ... vous voulez dire qu’il est lui aussi impliqué dans cetteaffaire... ?

— Vraiment,Droblek, le gourmanda-t-elle, voilà tout le cas que vous faites des missivesque le roi Rhodar vous adresse ?

Droblek secouala tête comme pour s’éclaircir les idées.

— Jeregrette, Dame Polgara. Vous m’avez pris au dépourvu. Il faut un moment pours’habituer à cette idée. Nous n’aurions jamais pensé que vous descendriez siloin au sud.

— J’endéduis donc que vous n’avez reçu aucune nouvelle de Kheldar ou de mon vieuxpère.

— Non, maDame, confirma Droblek. Rien du tout. Ils sont censés venir ici ?

— C’est cequi était convenu. Ils devaient nous rejoindre ici, ou nous faire parvenir unmessage.

— Lescommunications sont très difficiles en Nyissie, révéla Droblek. Les gens d’icine sont vraiment pas fiables. Il se peut très bien que le prince ou votre pèresoient au nord du pays et que leur messager se soit fourvoyé. Une fois, j’aienvoyé une dépêche à moins de dix lieues de la ville ; elle a mis six moisà arriver. Le Nyissien qui en était chargé était tombé sur un certain carré debaies, en cours de route. On l’a retrouvé assis au milieu du terrain, un grandsourire aux lèvres. La mousse avait commencé à lui pousser dessus, ajoutaDroblek avec une drôle de grimace.

— Il étaitmort ? demanda Durnik.

— Oh !non, répondit Droblek en haussant les épaules. Il était même très heureux. Iladorait ces baies. Je l’ai aussitôt remercié, bien sûr, mais il s’en fichaitapparemment pas mal. Pour ce que j’en sais, il est peut-être encore assislà-bas.

— Vousdisposez d’un réseau extensif ici, à Sthiss Tor ? s’enquit tante Pol.

— Jeparviens à obtenir quelques informations par-ci par-là, expliqua Droblek enétendant modestement ses mains boudinées devant lui. Je me suis assuré lesservices de quelques agents au palais, et d’un petit fonctionnaire àl’ambassade de Tolnedrie. Les Tolnedrains sont des gens très efficaces,commenta-t-il avec un petit sourire rusé. Ça revient moins cher de leur laisserfaire le travail et de leur acheter l’information une fois qu’ils l’ontrecueillie.

— Acondition de pouvoir se fier à ce qu’ils racontent, suggéra Hettar.

— Je neprends jamais ce qu’ils me disent au pied de la lettre. L’ambassadeur deTolnedrie sait que j’ai acheté son homme. Il tente parfois de m’envoyer sur defausses pistes.

— Etl’ambassadeur sait que vous êtes au courant ? demanda Hettar.

— Mais biensûr, répondit le gros bonhomme en éclatant de rire. Mais ce qu’il ne sait pas,c’est que je sais qu’il sait que je suis au courant, reprit-il en riant de plusbelle. C’est un peu compliqué, non ?

— Comme laplupart des jeux drasniens, observa Barak.

— Le nom deZedar vous dit-il quelque chose ? demanda tante Pol.

— Il nem’est pas inconnu, bien sûr, acquiesça Droblek.

— Est-ilentré en contact avec Salmissra ?

— Je nesaurais l’affirmer, répliqua Droblek en fronçant les sourcils. Je n’en ai pasentendu parler, mais cela ne veut pas dire qu’il ne l’a pas fait. La Nyissieest un endroit glauque, et le palais de Salmissra est l’endroit le pluspernicieux de tout le pays. Vous ne croiriez jamais tout ce qui peut s’ypasser.

— Oh !si, soupira tante Pol, et il s’y passe probablement des choses que même vous,vous n’imaginez pas. Eh bien, je crains que nous ne soyons au point mort,dit-elle en se tournant vers les autres. Nous ne pouvons rien faire tant quenous n’aurons pas eu de nouvelles de Silk et du vieux Loup solitaire.

— Puis-jemettre ma maison à votre disposition ? proposa Droblek.

— Je croisque nous allons rester à bord du vaisseau du capitaine Greldik, dit-elle. Commevous le disiez, la Nyissie est un endroit glauque, et je ne serais pas étonnéeque les représentants de l’Empire tolnedrain aient réussi à acheter quelquespersonnes dans votre établissement.

— Mais biensûr, renchérit Droblek. Je sais même lesquelles.

— Mieuxvaut ne pas courir de risques, poursuivit-elle. Nous avons toutes sortes deraisons de préférer éviter les Tolnedrains en ce moment précis. Nous nouscantonnerons donc à bord et nous ne mettrons pas le nez dehors. Dès que leprince Kheldar entrera en contact avec vous, faites-le-nous savoir.

— Naturellement,assura Droblek. Mais vous allez être obligés d’attendre la fin de l’averse,écoutez...

On entendait letambourinement d’une pluie torrentielle sur le toit, au-dessus de leurs têtes.

— Ça vadurer longtemps ? demanda Durnik.

— C’estgénéralement l’affaire d’une heure, répondit Droblek en haussant les épaules.Il pleut tous les après-midis, en cette saison.

— Au moins,ça rafraîchit un peu l’air, j’imagine.

— Pasbeaucoup, démentit le Drasnien en essuyant la sueur qui lui roulait sur levisage. La plupart du temps, ça ne fait qu’aggraver les choses.

— Commentpouvez-vous vivre ici ? s’enquit Durnik. Droblek eut un drôle de souriredésabusé.

— Les gensgros n’aiment pas beaucoup le mouvement. Je me fais énormément d’argent, et lejeu auquel je me livre avec l’ambassadeur de Tolnedrie m’occupe l’esprit. Cen’est pas si terrible, une fois qu’on y est habitué. Enfin, c’est ce que je medis pour me consoler.

Puis le silencene fut plus rompu que par le bruit de la pluie qui tombait.

Chapitre 25

Ils passèrentles jours suivants à bord du vaisseau de Greldik, en attendant que Silk et sireLoup se manifestent. Ce’Nedra, remise de son malaise, reparut sur le pont vêtued’une tunique de Dryade de couleur claire qui sembla à Garion à peine moinssuggestive que les robes portées par les Nyissiennes, mais lorsqu’il luisusurra, d’un ton quelque peu guindé, qu’elle pourrait tout de même se couvrirun peu plus, elle se contenta de lui rire au nez. Avec une constance qui luidonnait envie de mordre, elle s’employa de nouveau à lui apprendre à lire et àécrire. Ils s’asseyaient tous les deux dans un coin tranquille, sur le pont, ets’absorbaient dans un ouvrage fastidieux sur la diplomatie tolnedraine. Garioncommençait à se demander s’il en verrait jamais le bout, bien qu’il eût en faitl’esprit vif et apprît avec une rapidité stupéfiante, mais Ce’Nedra était troppeu attentionnée pour lui faire des compliments, et il avait même plutôtl’impression qu’elle n’attendait que l’occasion de le ridiculiser et seréjouissait avec perversité de chacune de ses erreurs. A la sentir si près delui, avec son léger parfum épicé, il avait du mal à se concentrer, et iltranspirait autant à cause du contact occasionnel de leurs mains, de leurs brasou de leurs hanches, que du climat. Et comme elle manquait pour le moinsd’indulgence et de compréhension et qu’il était têtu comme une mule— péché de jeunesse —, parce que la chaleur humide et collante leurportait aussi sur les nerfs à tous les deux, les rendant irritables, les leçonsfinissaient plus souvent qu’à leur tour en chamailleries.

Lorsqu’ils selevèrent, un matin, un vaisseau nyissien noir, aux voiles carrées, se balançaitdans le courant de la rivière, le long d’un quai voisin. Les caprices de labrise matinale charriaient jusqu’à eux les miasmes nauséabonds, pestilentiels,qui en émanaient.

— Qu’est-ceque c’est que cette puanteur ? demanda Garion à l’un des matelots.

— Un bateaud’esclaves, répondit le matelot, avec un coup d’œil sinistre en direction dubâtiment nyissien. On les renifle à vingt milles à la ronde quand on est enmer.

Garion regarda levilain bateau noir avec un frisson. Barak et Mandorallen s’avancèrent sur lepont et vinrent s’accouder au bastingage, près de lui. Barak était nu jusqu’àla taille et son torse velu dégoulinait de sueur.

— On diraitun genre de chaland, fit Barak d’un ton méprisant.

— C’est unbateau d’esclaves, lui expliqua Garion.

— Al’odeur, on dirait plutôt un égout, maugréa Barak. Un bon incendie arrangeraitgrandement les choses.

— Tristemétier, ô Messire Barak, dit Mandorallen. La Nyissie fait commerce de la misèrehumaine depuis des temps immémoriaux.

— Mais jecroyais que c’était un quai drasnien ? supputa Barak en plissant les yeux.

— Non,démentit Garion. D’après les matelots, tout ce qui se trouve de ce côté-là estnyissien.

— Dommage,grommela Barak.

Un grouped’hommes en cottes de mailles et capes noires s’engagèrent sur le quai le longduquel le vaisseau esclave était amarré et s’arrêta près de la poupe.

— Oh-oh,fit Barak. Où est Hettar ?

— Il estencore en bas, répondit Garion. Il y a un problème ?

— Faisattention, quand il va remonter. Ce sont des Murgos.

Les matelotsnyissiens, à la tête rasée, ouvrirent une trappe sur le pont du bateau etaboyèrent quelques ordres d’un ton âpre vers les profondeurs de la cale. Deshommes à l’air incroyablement désespéré en émergèrent lentement, à la queue leuleu, attachés les uns aux autres par une longue chaîne fixée à un collier defer.

Mandorallen seraidit et commença à jurer.

— Qu’est-cequi ne va pas ? s’enquit Barak.

— Ah !ces Arendais ! s’exclama le chevalier. Je l’avais entendu dire, mais je nevoulais pas le croire.

— Maisquoi ?

— Unevilaine rumeur qui persistait en Arendie depuis quelques années, répliquaMandorallen, le visage blême de colère. D’aucuns prétendaient que certains denos nobles n’auraient pas hésité, pour s’enrichir, à vendre leurs serfs auxNyissiens.

— Eh bien,apparemment, ce n’était pas qu’une rumeur, lâcha Barak.

— Là,gronda Mandorallen. Vois-Tu, ô Barak, ces armoiries, sur la tunique decelui-là ? Ce sont les armes de Vo Toral. Je savais que le baron de VoToral avait dévoré son patrimoine, mais je ne le croyais pas perdu d’honneur àce point. En rentrant en Arendie, je le démasquerai publiquement.

— A quoibon ? soupira Barak.

— Il seracontraint et forcé de me demander raison de mes accusations, vociféraMandorallen d’un ton sinistre. Et son cadavre répondra de sa vilenie.

— Serf ouesclave, rétorqua Barak en haussant les épaules, qu’est-ce que ça change ?

— Ceshommes ont des droits, Messire, déclara Mandorallen. Leur seigneur est censéles protéger et s’occuper d’eux. C’est ce qu’exige le serment de chevalerie.Cette vile transaction a sali l’honneur de tout chevalier arendais digne de cenom. Je ne connaîtrai pas le repos tant que je n’aurai pas privé ce baronpervers de sa misérable existence.

— C’est uneidée intéressante, commenta Barak. Je vous accompagnerai peut-être.

C’est alors queHettar remonta sur le pont. Barak vint immédiatement se placer à côté de lui etcommença à lui parler d’un ton apaisant en le prenant fermement par un bras.

— Fais-lessauter un peu, ordonna durement l’un des Murgos. Je veux voir combien il y ad’éclopés.

Un Nyissien auxlarges épaules déroula un long fouet et entreprit de le faire claquer avecdextérité sur les jambes des hommes enchaînés, qui se mirent à danser commepiqués de la tarentule sur le quai, le long du vaisseau d’esclaves.

— Leshyènes puantes ! jura Mandorallen, et les jointures de ses mains crispéessur le bastingage se mirent à blanchir.

— Du calme,l’apaisa Garion. Tante Pol a dit que nous devions éviter de nous faireremarquer.

— Je nesupporterai pas ça une seconde de plus, s’écria Mandorallen.

Mais l’un desesclaves trébucha, tomba, et l’un des maillons de sa chaîne, qui était vieilleet toute mangée de rouille, se rompit, le libérant subitement. Avec l’énergiedu désespoir, il roula sur lui-même, se releva d’un bond, traversa le quai endeux enjambées et plongea dans les eaux turpides de la rivière.

— Par ici,mon vieux ! hurla Mandorallen. Le Nyissien au fouet éclata d’un gros rire.

— Regardez !dit-il aux Murgos, en tendant le doigt dans sa direction.

— Arrête-le,plutôt, espèce d’imbécile ! cracha l’un des Murgos. J’ai dépensé du bon orpour l’avoir.

— Troptard, riposta le Nyissien avec un rictus sinistre. Regardez !

L’esclave quitentait de s’enfuir à la nage se mit tout à coup à hurler et s’enfonça dansl’eau, disparaissant à leur vue. Lorsqu’il réapparut, il avait le visage et lesbras couverts des sangsues gluantes, d’un pied de long, qui infestaient larivière. L’homme se débattait frénétiquement en poussant des cris stridents ettentait de se débarrasser des bêtes répugnantes qui grouillaient sur lui,s’arrachant, dans ses efforts, de grands lambeaux de sa propre chair.

Les Murgosriaient à gorge déployée.

Garion eutl’impression que sa tête allait exploser. Il fit un terrible effort deconcentration, tendit une main en direction du quai, juste derrière leur proprebateau, et dit simplement : « Sois là ! » Il eut l’impressionqu’une gigantesque lame de fond l’emportait tandis qu’une force prodigieuses’échappait de lui et qu’un vacarme assourdissant lui emplissait la tête. Il manquaperdre connaissance et vint buter contre Mandorallen.

L’esclave seretrouva tout à coup allongé sur le quai, où il continua à se tordre dedouleur, toujours couvert de sangsues suintantes. Une vague d’épuisementdéferla sur Garion. Si Mandorallen ne l’avait pas rattrapé, il serait tombé.

— Où est-ilpassé ? s’interrogea Barak, en scrutant les remous qui agitaient lefleuve, à l’endroit où l’esclave se trouvait un instant plus tôt. Il acoulé ?

Mandorallen secontenta de lui indiquer d’une main tremblante l’esclave qui se débattaitmaintenant faiblement sur le quai drasnien, à une vingtaine de mètres versl’avant de leur propre bateau.

Barak regarda l’esclave,puis de nouveau la rivière, et le gros homme cligna les yeux de surprise.

Une barquepropulsée par quatre rameurs nyissiens quitta l’autre quai et se dirigea toutdroit vers le vaisseau de Greldik. Un grand Murgo se dressait à la proue, sonvisage couturé de cicatrices déformé par la colère.

— Vousdétenez quelque chose qui m’appartient, hurla-t-il par-dessus l’eau boueuse quiles séparait. Rendez-moi immédiatement cet esclave.

— Viensdonc le chercher, Murgo ! beugla Barak, sur le même ton.

Il lâcha le brasde Hettar. L’Algarois longea le bastingage, ramassant une longue gaffe aupassage.

— Vous neme ferez pas de mal ? questionna le Murgo, d’un ton quelque peu dubitatif.

— Et si tuvenais en discuter ici, plutôt ? suggéra plaisamment Barak.

— Vous medéniez le droit à mon propre bien, se lamenta le Murgo.

— Pas dutout, réfuta Barak. Cela dit, tu soulèves peut-être là un point de droitdélicat : ce quai étant considéré comme territoire drasnien et l’esclavageétant illégal en Drasnie, subséquemment cet homme n’est plus esclave.

— Je vaischercher mes hommes, dit le Murgo. Nous le récupérerons par la force, s’il lefaut.

— Je penseque nous nous verrions contraints d’envisager cette démarche comme une invasiond’un territoire alorien, le prévint Barak, en affectant une vive affliction.Nos cousins drasniens n’étant pas là pour défendre leur quai, tu nous acculespratiquement à prendre les mesures qui s’imposent pour le faire à leur place.Qu’en dites-vous, Mandorallen ?

— Ta visiondes choses est des plus percutantes, ô Messire, confirma Mandorallen. Il estd’usage, en effet, que les hommes d’honneur s’estiment moralement obligés dedéfendre le territoire de leurs frères de sang en leur absence.

— Tiens, tuvois, dit Barak au Murgo. C’est bien ce que je disais. Et comme mon ami iciprésent est arendais, il ne saurait être soupçonné de partialité dans cetteaffaire. Je pense donc que nous devrions nous en tenir à son interprétation desfaits.

Les matelots deGreldik, qui avaient déjà commencé à grimper dans le gréement, s’agrippaientaux cordages comme de vilains grands singes et caressaient ostensiblement leursarmes en souriant au Murgo de toutes leurs dents.

— Il y aencore un autre moyen, fit le Murgo d’un ton menaçant.

Garion sentitune force puissante monter en lui, et un faible bruit commença à se faireentendre dans sa tête. Il se redressa et agrippa le bastingage, devant lui. Ilétait vidé, mais il banda son énergie et s’efforça de rassembler ses forces.

— Çasuffit, trancha sèchement tante Pol, en remontant sur le pont avec Durnik,Ce’Nedra sur leurs talons.

— Nous nousentretenions simplement de quelques problèmes juridiques, raconta Barak, d’unton innocent.

— Je saisce que vous étiez en train de faire, cracha-t-elle, les yeux pleins de colère,puis elle jeta un regard glacial par-dessus les eaux qui la séparaient duMurgo. Tu ferais mieux de t’en aller, lui enjoignit-elle.

— Je veuxd’abord récupérer mon bien, revendiqua l’homme dans la barque.

— A taplace, je m’en abstiendrais !

— C’est ceque nous allons voir.

Il se redressade toute sa hauteur et commença à marmonner quelque chose, ses mains décrivantrapidement une série de gestes compliqués. Garion eut l’impression que quelquechose le poussait en arrière, comme si le vent s’était levé, et pourtant il n’yavait pas un souffle d’air.

— Prendsgarde à ne pas te tromper, conseilla calmement tante Pol au Murgo. Il suffiraitque tu en oublies ne fût-ce qu’une infime partie pour que tout t’explose à lafigure.

L’homme se figeaet fronça les sourcils d’un air préoccupé. Le vent mystérieux qui repoussaitGarion cessa. Puis l’homme se remit à décrire des signes dans le vide, sonvisage trahissant une intense concentration.

— Voilàcomment il faut faire, Grolim, reprit tante Pol.

Elle fit unpetit geste de la main, et Garion eut soudain l’impression que le vent avaittourné et commençait à souffler violemment dans l’autre sens. Déséquilibré, leGrolim leva précipitamment les mains en l’air et tomba à la renverse dans lefond de son bateau, qui recula de plusieurs mètres, comme s’il avait reçu unchoc puissant.

Le Grolim seredressa à moitié, les yeux exorbités et le visage d’une pâleur mortelle.

— Retournechez ton maître, chien galeux ! s’exclama tante Pol, d’un ton méprisant.Dis-lui de te donner le fouet pour n’avoir pas bien appris ta leçon.

Le Grolim aboyarapidement quelques ordres à ses rameurs nyissiens, qui firent immédiatementdemi-tour et repartirent, à force de rames, en direction du vaisseaud’esclaves.

— Nousétions en train de chauffer une jolie petite bagarre, Polgara, pleurnichaBarak. Pourquoi a-t-il fallu que vous veniez tout gâcher ?

— Quanddonc vous déciderez-vous à devenir adulte ? vociféra tante Pol, avant dese tourner vers Garion, la mèche blanche de son front flamboyant comme unelangue de feu livide. Espèce de crétin ! s’écria-t-elle, les yeuxétincelants de colère. Tu refuses toute espèce d’instruction, et tu ne trouvesrien de mieux à faire que de te déchaîner comme un taureau furieux. As-tu lamoindre idée des conséquences d’une délocalisation non contrôlée ? Par tafaute, maintenant, tous les Grolims de Sthiss Tor sont informés de notreprésence !

— Il allaitmourir, protesta Garion avec un geste d’impuissance en direction de l’esclavequi gisait sur le quai. Il fallait bien que je fasse quelque chose.

— Il avaitcessé de vivre à l’instant où il est tombé dans l’eau, dit-elle d’un ton sansréplique. Regarde-le.

L’esclave étaitfigé dans une posture d’agonie mortelle, le corps cambré en arrière, la têtetordue selon un angle bizarre, la bouche grande ouverte — on ne peut plusmort.

— Qu’est-cequi lui est arrivé ? demanda Garion, en proie à un malaise soudain.

— Lessangsues sont venimeuses. Elles paralysent leur victime de façon à pouvoir senourrir sans être dérangées. Les morsures ont provoqué un arrêt du cœur. Tunous as livrés aux Grolims pour sauver un cadavre.

— Iln’était pas mort quand je l’ai fait ! répondit-il, dans un hurlement. Ilcriait, il appelait à l’aide.

Garion n’avaitjamais été aussi furieux de toute sa vie.

— Personnene pouvait plus rien pour lui, reprit-elle d’une voix glaciale, presqueagressive.

— Mais tues un monstre ! accusa-t-il entre ses dents serrées. Tu n’as donc aucunesensibilité ? Tu l’aurais laissé mourir sans rien faire, toi ?

— Je penseque ce n’est ni le moment ni le lieu d’en discuter.

— Aucontraire ! C’est le moment ou jamais, tante Pol. Tu n’as plus riend’humain, tu le sais, ça ? Il y a si longtemps que tu as arrêté d’êtrehumaine que tu ne peux même pas te rappeler quand tu as cessé de l’être. Tu asquatre mille ans. Des vies entières s’écoulent le temps que tu clignes del’œil. Nous ne sommes qu’une distraction pour toi, une diversion d’une heure àpeine. Tu nous manipules tous comme autant de marionnettes destinées à tonamusement. Eh bien, j’en ai assez d’être manipulé. Il n’y a plus rien entre toiet moi, c’est fini !

Les chosesétaient probablement allées un peu plus loin qu’il ne l’aurait voulu, mais ils’était laissé emporter par la colère, et les paroles semblaient lui échappersans qu’il pût les arrêter.

Elle le regarda,le visage aussi pâle que s’il l’avait soudain frappée. Puis elle se redressa.

— Espèce depetit imbécile, dit-elle d’une voix d’autant plus terrible qu’elle était d’uncalme absolu. Plus rien, entre toi et moi ? Comment peux-tu seulementespérer comprendre ce que j’ai été obligée de faire pour que tu voies lejour ? Je ne me suis occupée que de toi pendant plus d’un millierd’années. Pour toi, j’ai dû supporter des angoisses, des chagrins et desdouleurs qui passeraient ta compréhension. Pour toi, j’ai vécu pendant descentaines d’années dans la crasse et la misère. Pour toi, j’ai dit adieu àl’amour d’une sœur à laquelle je tenais plus qu’à ma propre vie. Pour toi, unedouzaine de fois, j’ai connu le bûcher et un désespoir plus terrible que lesflammes, et tu crois peut-être que j’ai fait ça pour mon plaisir, que je mesuis amusée ? Tu penses que tout ce que j’ai pu faire pour toi pendant unmillier d’années et davantage ne m’a rien coûté ? Les choses ne serontjamais finies entre nous, Belgarion. Jamais ! Nous continuerons notreroute ensemble, jusqu’à la fin des temps s’il le faut, mais rien ne sera jamaisfini. Tu me dois trop pour ça !

Il y eut unsilence mortel. Frappés par l’intensité des paroles de tante Pol, les autresétaient restés plantés là à les regarder, elle d’abord, puis Garion.

Tante Pol sedétourna, sans ajouter un mot, et redescendit sous le tillac.

Garion regardaautour de lui, désarmé. Il avait terriblement honte de lui, tout à coup, et ilse sentait affreusement seul.

— Je nepouvais pas faire autrement, n’est-ce pas ? demanda-t-il, à personne enparticulier, et pas très sûr non plus que c’était ce qu’il voulait dire.

Tous leregardèrent, mais personne ne répondit à sa question.

Chapitre 26

Vers le milieude l’après-midi, les nuages reparurent, plus menaçants que jamais, et letonnerre commença à gronder dans le lointain, accompagnant la pluie revenuenoyer la cité qui fumait comme une marmite à pression. L’orage éclataitapparemment à la même heure tous les jours, mais ils avaient fini par s’yhabituer. Quand il s’annonça, cet après-midi là, ils descendirent touss’asseoir sous le pont, et y restèrent à cuire dans leur jus pendant que lespluies diluviennes se déversaient au-dessus de leurs têtes.

Assis, le doscollé à l’une des côtes de chêne grossièrement taillées qui constituaient lacarcasse du bateau, raide comme la justice et le visage austère, Garionentreprit de braquer un œil impitoyable sur tante Pol, mais elle l’ignora superbementpour continuer à bavarder tranquillement avec Ce’Nedra.

Le capitaineGreldik apparut par l’écoutille, la barbe et le visage ruisselants.

— Droblek,le Drasnien, est là, annonça-t-il. Il dit qu’il a un message pour vous.

— Fais-ledescendre, dit Barak.

Droblek insinuasa vaste masse dans l’étroite ouverture. Il était trempé jusqu’aux os.

— Çamouille, dehors, commenta-t-il en s’essuyant le visage tout en s’égouttant surle plancher.

— C’est ceque nous avions cru remarquer, laissa tomber Hettar.

— J’ai reçuun message du prince Kheldar, Dame Polgara, déclara Droblek.

— Ah !tout de même, répondit-elle.

— Ilsarrivent par le fleuve, Belgarath et lui, révéla Droblek. Pour autant que jepuisse en juger, ils devraient arriver d’ici quelques jours, une semaine tout auplus. Le messager n’est pas très cohérent.

Tante Pol luijeta un regard inquisiteur.

— Lafièvre, expliqua Droblek. Sinon, on peut lui faire confiance, c’est un Drasnien— l’un de mes agents dans un comptoir du nord du pays. Mais il a falluqu’il ramasse une des cochonneries qui infestent ce marécage putride. Il délireun peu, en ce moment. Nous espérons arriver à faire tomber la fièvre d’ici unjour ou deux ; il devrait alors reprendre ses esprits. Je suis venu dèsque j’ai réussi à comprendre l’idée générale de son message. Je me suis dit quevous aimeriez être tenue au courant sans attendre.

— Nousapprécions votre prévenance, fit tante Pol.

— J’auraisbien envoyé un serviteur, reprit Droblek, mais les messages ont une fâcheusetendance à s’égarer, à Sthiss Tor, et ceux qui les portent, une regrettablepropension à en mélanger le contenu. Allons, ce n’est pas la vraie raison,évidemment, ajouta-t-il, en se fendant d’un grand sourire.

— Evidemmentpas, renchérit tante Pol, en lui rendant son sourire.

— Les gensobèses ont tendance à rester sur place et à laisser les autres faire lescourses à leur place. J’ai cru comprendre, d’après le ton du message du roiRhodar, que cette affaire était peut-être la chose la plus importante au monde,en ce moment, et j’ai eu envie, tout à coup, d’y jouer mon rôle. Il nous arriveà tous de retomber en enfance de temps à autre, j’imagine, conclut-il avec unegrimace.

— Quelleest la gravité de l’état du messager ? demanda tante Pol.

— Commentsavoir ? répondit Droblek en haussant les épaules. La moitié des maladiespestilentielles nyissiennes n’ont même pas de nom, et c’est à peine si onarrive à les distinguer les unes des autres. Certains en meurent tout desuite ; d’autres traînent pendant des semaines. Il y en a même parfois quis’en remettent.

Tout ce qu’onpeut faire pour les malades, c’est de les installer confortablement enattendant de voir venir.

— J’arrivetout de suite, déclara tante Pol, en se levant. Durnik, vous pourriez me passerle sac vert qui est dans nos paquets ? J’ai besoin des herbes qui setrouvent à l’intérieur.

— Il n’estpas prudent de s’exposer à certaines de ces fièvres, ma Dame, risqua Droblek.

— Je n’airien à craindre, mais j’ai des questions précises à poser à votre messager, etla seule façon d’en obtenir des réponses, c’est de le débarrasser de sa fièvre.

— Nous vousaccompagnons, Durnik et moi, proposa Barak.

Elle le regarda.

— On nesait jamais, insinua le gros bonhomme en ceignant son épée.

— Si vous ytenez, concéda-t-elle en jetant sa cape sur ses épaules et en relevant sacapuche. Nous risquons d’en avoir pour une bonne partie de la nuit,annonça-t-elle à Greldik. Il y a des Grolims dans le coin, alors dites à vosmatelots de rester vigilants. Faites monter le quart par les plus sobres.

— Sobres,ma Dame ? releva Greldik, l’air innocent.

— J’aientendu chanter dans les quartiers de l’équipage, capitaine, précisa-t-elled’un ton un peu pincé. Les Cheresques ne chantent que lorsqu’ils sont ivres.Mettez un couvercle sur le tonneau de bière, ce soir, d’accord ? Je voussuis, Droblek.

— A vosordres, ma Dame, acquiesça le gros homme, avec un regard entendu à Greldik.

Garion se sentitun peu soulagé après leur départ. Il n’était vraiment pas à l’aise devant tantePol. L’effort de devoir maintenir sa bouderie en sa présence commençait à luipeser. L’horreur et le dégoût de lui-même qui le torturaient depuis qu’il avaitdéchaîné ce feu mortel sur Chamdar, dans la Sylve des Dryades, avait si biencrû et embelli qu’il ne les supportait plus que difficilement. Il attendaitchaque nuit avec angoisse, car il faisait toujours les mêmes rêves. Il voyaitencore et toujours Chamdar, le visage carbonisé, implorant : « Grâce,Maître, grâce ». Et il revoyait encore et toujours la terrible flammebleue qui avait surgi de sa main en réponse à cette agonie. La haine qu’ilavait nourrie depuis le Val d’Alorie avait disparu en fumée dans cette flamme.Sa vengeance avait été tellement absolue qu’il n’avait pas moyen d’y échapperou d’en rejeter la responsabilité sur quelqu’un d’autre, et sa sortie de cematin-là était certainement plus dirigée contre lui-même que contre tante Pol.Il l’avait traitée de monstre, mais c’était après le monstre en lui qu’il enavait. Le catalogue terrifiant des souffrances qu’elle avait endurées pour luitout au long de ces années sans nombre et la passion avec laquelle elle avaitparlé — preuve du mal que ses paroles lui avaient fait — letorturaient cruellement. Il avait honte, tellement honte qu’il ne pouvait mêmepas supporter de croiser le regard de ses amis, et il resta assis tout seuldans son coin, le regard vide, tandis que les paroles de tante Pol résonnaientencore et encore dans sa tête.

Mais l’oragepassait au-dessus de leurs têtes, et la pluie semblait vouloir diminuerd’intensité, sur le pont. De petits tourbillons de gouttelettes filaient encoredans un vent féroce, à la surface du fleuve de boue, et pourtant le cielcommençait à s’éclaircir, et le soleil s’abîmait dans les nuages tumultueux,les tachant d’un rouge malsain. Garion monta sur le pont pour se colleter toutseul avec sa conscience troublée.

Au bout d’unmoment, il entendit un pas léger derrière lui.

— Jesuppose que tu es fier de toi ? s’exclama Ce’Nedra, d’un ton aigre.

— Fichez-moila paix.

— N’ycompte pas. J’ai trop envie de te dire avec précision ce que nous pensons tousde ton petit discours de ce matin.

— Je n’aipas envie de le savoir.

— C’estvraiment dommage, parce que je vais te le dire quand même.

— Jen’écouterai pas.

— Oh !si, tu m’écouteras.

Elle le prit parle bras et l’obligea à se retourner. Ses yeux jetaient des éclairs et son petitvisage reflétait une intense colère.

— Ce que tuas fait est absolument inexcusable, dit-elle. Ta tante t’a élevé depuis que tues tout bébé. Elle a été comme une mère pour toi.

— Ma mèreest morte.

— DamePolgara est la seule mère que tu aies jamais connue, et qu’est-ce que tu asfait pour la remercier ? Tu l’as traitée de monstre. Tu l’as accusée de nepas se soucier de toi.

— Je nevous écoute pas, s’écria Garion.

Il savait quec’était puéril, voire infantile, mais il mit ses mains sur ses oreilles.Décidément, la princesse Ce’Nedra ne lui apporterait jamais rien de bon.

— Enlèvetes mains de tes oreilles ! ordonna-t-elle d’une voix vibrante. Tuentendras ce que j’ai à te dire même s’il faut que je hurle pour ça.

Garion préféraobtempérer. Elle avait peut-être l’intention de mettre sa menace à exécutionpour de bon.

— Elle t’aporté quand tu n’étais qu’un tout petit bébé, poursuivit Ce’Nedra, qui semblaitavoir vraiment le chic pour appuyer là où ça faisait mal. C’est elle qui aguidé tes premiers pas. Elle t’a nourri, elle a veillé sur toi à chaqueinstant. Elle t’a tenu dans ses bras quand tu avais peur, quand tu t’étais faitmal. Tu penses vraiment que c’est un monstre ? Elle ne te quitte pas desyeux, tu le sais, ça ? Elle se retient pour ne pas tendre la main quand tutrébuches. Je l’ai vue remonter les couvertures sur toi quand tu dormais. Tupenses vraiment qu’elle se fiche pas mal de toi ?

— Vousparlez de quelque chose à quoi vous ne pouvez rien comprendre, répondit Garion.Laissez-moi tranquille, s’il vous plaît.

S’ilvous plaît ? répéta-t-elle d’un ton moqueur. Quel drôle de moment pourretrouver tes bonnes manières. Je ne t’ai pas entendu dire « s’il vous plaît »,ce matin. Je n’ai pas entendu un seul « s’il vous plaît », pas plusqu’un seul « merci », d’ailleurs. Tu sais ce que tu es, Garion ?Tu es un sale gosse trop gâté, voilà ce que tu es.

La coupe étaitpleine. Se laisser traiter, lui, de sale gosse trop gâté par cette petiteprincesse choyée et capricieuse était plus que Garion n’en pouvait supporter.Fou de rage, il se mit à hurler, des choses incohérentes, pour la plupart, maiscela lui faisait du bien de crier.

Ils commencèrentpar des accusations, mais la discussion dégénéra bientôt en insultes etinjures. Ce’Nedra braillait comme une marchande de poisson de Camaar tandis quela voix de Garion hésitait entre un ténor enfantin et un baryton bien mâle.Ce’Nedra tapa souvent du pied, Garion agita beaucoup les bras et ils semenacèrent pas mal de toutes sortes de doigts mutuellement brandis sous le nez— autant dire que, l’un dans l’autre, ce fut une belle petite dispute.D’ailleurs, Garion se sentit beaucoup mieux après. Beugler des insultes à la facede Ce’Nedra constituait une innocente diversion par rapport à certaines deschoses irréparables qu’il avait dites à tante Pol ce matin-là, tout en luipermettant de donner impunément libre cours à sa colère et à sa confusion.

Au bout ducompte, évidemment, Ce’Nedra finit par s’en remettre aux larmes et par prendrela fuite, de sorte qu’il se retrouva enfin seul, se sentant plus bête quehonteux. Il fulmina encore un peu en marmonnant quelques insultes choisiesqu’il n’avait pas eu l’occasion de lui servir, puis il poussa un soupir ets’appuya pensivement au bastingage pour regarder la nuit envahir la citéhumide.

Pour rien aumonde il n’aurait voulu l’accorder, et surtout pas à lui-même, mais au fond, ilétait plutôt reconnaissant à la princesse. Leur plongée dans l’absurde luiavait éclairci les idées. Il voyait très clairement maintenant qu’il devait uneexcuse à tante Pol. Il s’était déchaîné contre elle par suite d’un profondsentiment de culpabilité, dans l’espoir, sans doute, de reporter la faute surelle, mais il était évident qu’il n’avait pas moyen de fuir ses propresresponsabilités. Et il n’aurait su dire pourquoi, mais depuis qu’il avaitaccepté ce fait, il avait l’impression de se sentir mieux.

Il faisait deplus en plus noir. La nuit tropicale était d’une chaleur écrasante, et l’odeurde végétation pourrie et d’eau croupie s’élevait par vagues étouffantes desmarécages impénétrables. Un petit insecte pervers avait réussi à s’insinuersous sa tunique et s’était mis à le mordre entre les épaules, à un endroit oùil n’arrivait pas à l’atteindre.

Il n’y eutabsolument aucun signe avant-coureur, pas un bruit, pas la moindre oscillationdu bateau ou le plus infime indice de danger. On lui rabattit les braspar-derrière et on lui appliqua un tampon humide sur la bouche et le nez. Iltenta de se dégager, mais les mains qui le tenaient étaient animées d’une forceprodigieuse. Il essaya de tourner la tête afin de dégager suffisamment sonvisage pour appeler à l’aide, mais le chiffon avait une drôle d’odeur sucrée,écœurante comme un sirop, la tête lui tournait, et les mouvements qu’il faisaitpour se débattre perdaient de leur force. Il fit une dernière tentative avantde sombrer dans un tourbillon et de s’engloutir dans le néant.

Chapitre 27

Ils étaient dansune sorte de long couloir. Garion voyait distinctement les dalles de pierre dusol. Trois hommes le transportaient, face contre terre, et sa tête pendouillaitet ballottait péniblement au bout de son cou. Il avait la bouche sèche, et lenez encore imprégné de l’odeur douceâtre, écœurante, du chiffon qu’on lui avaitappliqué sur la figure. Il leva la tête dans l’espoir de voir ce qui se passaitautour de lui.

— Il estréveillé, commenta l’homme qui lui tenait l’un des bras.

— Ah !tout de même, répondit l’un des autres. Tu lui as laissé le chiffon troplongtemps sur le nez, Issus.

— Je saisce que je fais, reprit le premier. (C’était le dénommé Issus.) Déposez-le àterre. Tu peux marcher ? demanda-t-il à Garion.

Son crâne raséétait hérissé de petits poils raides, et une longue balafre lui traversait levisage du front au menton, en passant par le trou ratatiné d’une orbite vide.Sa robe ceinturée était sale et pleine de taches.

— Lève-toi,ordonna Issus d’une voix sifflante, en lui flanquant un coup de pied dans lescôtes.

Garion essaya dese redresser. Il avait les jambes flageolantes, et dut s’appuyer d’une maincontre le mur pour ne pas tomber. Les pierres étaient luisantes d’humidité etcouvertes d’une sorte de moisissure.

— Amenez-le,commanda Issus.

Les deux autresprirent Garion par les bras et, le tirant plus qu’ils ne le portaient,l’entraînèrent le long du couloir humide, à la suite du borgne. Ilsdébouchèrent dans un vaste endroit voûté qui évoquait davantage une gigantesqueplace couverte qu’une salle. Le plafond était supporté par d’immenses pilierscouverts de sculptures et de petites étagères de pierre sur lesquelles étaientposées des myriades de lampes à huile, tandis que d’autres pendaient au bout delongues chaînes, haut au-dessus de leurs têtes. On avait une vague impressiond’animation confuse, car des groupes d’hommes en robes multicolores allaientd’un endroit à l’autre comme dans une sorte de stupeur rêveuse.

— Toi !éructa Issus à l’intention d’un jeune homme adipeux, aux yeux langoureux. Vadire à Saadi, le chef eunuque, que nous avons le garçon.

— Va le luidire toi-même ! riposta le jeune homme d’une petite voix flûtée. Je n’aipas d’ordres à recevoir des gens de ton espèce, Issus.

Issus luiflanqua une méchante claque sur la figure.

— Tu m’asfrappé ! se lamenta le petit gros en portant ses doigts à sa bouche.Regarde, je saigne !

Il tendit lamain pour montrer son sang.

— Si tu nefais pas ce que je te dis, c’est pour de bon que je vais te saigner, espèce degros lard, rétorqua Issus d’une voix atone, indifférente.

— Je vaisdire à Sadi ce que tu m’as fait.

— Ne tegêne surtout pas. Et tant que tu y seras, dis-lui que nous avons le garçon quela reine voulait.

Le jeune hommebedonnant s’empressa de détaler.

— Ah !ces eunuques ! cracha l’un des hommes qui soutenaient Garion.

— Ils ontleur utilité, gouailla l’autre, avec un rire rauque.

— Amenez legamin, ordonna Issus. Sadi n’aime pas qu’on le fasse attendre.

Ils traversèrentla zone éclairée, traînant toujours Garion.

Un groupe d’hommeshirsutes, en haillons, étaient assis, enchaînés, par terre.

— De l’eau,croassa l’un d’eux. Par pitié ! Il tendait une main implorante.

Issus s’arrêtapour regarder l’esclave avec étonnement.

— Pourquoia-t-il encore sa langue, celui-ci ? demanda-t-il au garde qui surveillaitles esclaves.

— Nousn’avons pas encore eu le temps de nous en occuper, répondit le garde avec unhaussement d’épaules.

— Prenez-le,fit Issus d’un ton comminatoire. Si l’un des prêtres l’entend parler, il teposera des questions, et ça risque de ne pas te plaire.

— Lesprêtres ne me font pas peur, rétorqua le garde, en jetant tout de même un coupd’œil plein d’appréhension par-dessus son épaule.

— Graveerreur, reprit Issus. Et apporte à boire à ces animaux. A quoi veux-tu qu’ils servent,une fois morts ?

Il repartit versun coin obscur, entre deux piliers, toujours suivi par les hommes quisoutenaient Garion, puis il s’arrêta à nouveau.

— Ecarte-toide mon chemin, intima-t-il à une créature tapie dans l’ombre.

La chose sedéplaça comme à contrecœur. Garion se rendit compte à sa grande horreur quec’était un énorme serpent.

— Valà-bas, avec les autres, lui signifia Issus en indiquant un coin plongé dans lapénombre, où une énorme masse semblait animée d’un mouvement confus, d’une sortede grouillement flasque. Garion entendait le faible crissement des écaillesfrottant les unes sur les autres. Le serpent qui leur avait barré le chemindarda frénétiquement sa langue en direction d’Issus, puis se glissasournoisement dans les ténèbres.

— Un jour,tu vas finir par te faire mordre, Issus, l’avertit l’un des hommes. Ilsn’aiment pas qu’on leur donne des ordres.

Issus eut unhaussement d’épaules dédaigneux et poursuivit son chemin.

— Sadi veutte parler, l’informa d’un ton méprisant le jeune eunuque grassouillet, alorsqu’ils arrivaient devant une large porte luisante. Je lui ai dit que tu m’avaisfrappé. Il est avec Maas.

— Parfait,répondit Issus en poussant la porte. Sadi, appela-t-il d’un ton impérieux, disà ton ami que j’arrive. Je ne voudrais pas qu’il commette l’irréparable parmégarde.

— Il teconnaît, Issus, fit une voix, de l’autre côté de la porte. Et il ne fait jamaisrien par erreur.

Issus entra etreferma la porte derrière lui.

— Tu peuxnous laisser, maintenant, annonça au jeune eunuque l’un des hommes quisoutenaient Garion.

— Je vaisoù Sadi me dit d’aller, répliqua le petit grassouillet, avec un reniflement.

— Et tuaccours au coup de sifflet de Sadi, aussi.

— C’estnotre problème, à Sadi et à moi, il me semble.

— Amenez-le,ordonna Issus en rouvrant la porte. Les deux hommes poussèrent Garion dans lapièce.

— Ont’attend ici, fit l’un d’eux nerveusement. Issus eut un gros rire, referma laporte avec le pied et traîna Garion devant un homme étique au regard mort,assis à une table sur laquelle était posée une unique lampe à huile dont lapetite flamme vacillante réussissait à peine à faire reculer les ténèbres. Ilcaressait doucement son crâne rasé avec les longs doigts d’une de ses mains.

— Tu peuxparler, mon garçon ? demanda-t-il à Garion.

Il avait unedrôle de voix de contralto, et sa robe soyeuse n’était pas multicolore maisd’un rouge intense.

— Jepourrais avoir un verre d’eau ? s’enquit Garion.

— Dans uninstant.

— Jevoudrais mon argent, maintenant, Sadi, décréta Issus.

— Quandnous serons sûrs que c’est bien le garçon qui nous intéresse, répondit Sadi.

— Demande-luicomment il s’appelle, souffla une voix chuintante dans l’obscurité, derrièreGarion.

— Je n’ymanquerai pas, Maas, rétorqua Sadi, l’air un peu agacé par cette suggestion. Cen’est pas la première fois que je fais ce genre de choses.

— Tu enmets un temps, commenta la voix sifflante.

— Dis-nouston nom, mon garçon, questionna Sadi.

— Doroon,mentit promptement Garion. J’ai vraiment très soif.

— Tu meprends pour un imbécile, Issus ? s’écria Sadi. Tu pensais que je mecontenterais de n’importe quel gamin ?

— C’estcelui que tu m’as demandé d’aller chercher, déclara Issus. Je n’y peux rien sites informations sont erronées.

— Tu as ditque tu t’appelais Doroon ? poursuivit Sadi.

— Oui,répondit Garion. Je suis mousse à bord du vaisseau de Greldik. Oùsommes-nous ?

— C’est moiqui pose les questions, ici, riposta Sadi.

— Il ment,susurra le sifflement sibilant, dans le dos de Garion.

— Je saisbien, Maas, répliqua calmement Sadi. C’est toujours comme ça au début. Ilscommencent tous par mentir.

— Nousn’avons pas le temps de finasser, reprit la voix sifflante. Donne-lui del’oret. Je veux la vérité, tout de suite.

— Comme tuvoudras, Maas, acquiesça Sadi.

Il se leva etdisparut un instant dans l’obscurité, de l’autre côté de la table. Garion entenditun petit cliquetis, puis le bruit d’un liquide coulant dans un récipient.

— Je terappelle que c’était ton idée, Maas, reprit Sadi. Si Belle s’énerve, je ne veuxpas être seul à porter le chapeau.

— Ellecomprendra, Sadi.

— Tiens,gamin, fit Sadi en revenant dans la lumière avec un gobelet de terre cuite.

— Euh...non, merci, dit Garion. Je n’avais pas si soif que ça, finalement.

— Tu feraismieux de boire ça, petit, insista Sadi. Si tu ne veux pas, je serai obligé dedemander à Issus de te tenir, et de te le verser dans la gorge. Ça ne te ferapas de mal, va.

— Avale,ordonna la voix sifflante.

— Ilvaudrait mieux que tu obéisses, conseilla Issus. Impuissant, Garion prit latasse. L’eau avait un drôle de goût amer, et semblait lui brûler la langue.

— Voilà quiest plus raisonnable, commenta Sadi en reprenant sa place derrière la table.Allons, tu disais donc que tu t’appelais Doroon.

— Oui.

— D’oùviens-tu, Doroon ?

— DeSendarie.

— Et d’oùça, en Sendarie ?

— Près deDarine, sur la côte septentrionale.

— Quefais-tu sur ce vaisseau cheresque ?

— Lecapitaine Greldik est un ami de mon père, raconta Garion, qui éprouvait tout àcoup, il n’aurait su dire pourquoi, le besoin de s’épancher. Mon père voulaitque j’apprenne le métier de marin. Il pensait qu’il valait mieux être matelotque fermier. Le capitaine Greldik a accepté de m’apprendre tout ce qui concerneles bateaux. Il dit que je ferai un bon moussaillon parce que je n’ai pas lemal de mer et que je n’ai pas peur de grimper dans les cordages qui retiennentles voiles. Je suis déjà presque assez fort pour manier les avirons moi-mêmeet...

— Commentas-tu dit que tu t’appelais, petit ?

— Garion,euh... je veux dire Doroon. Oui, Doroon, c’est ça, et...

— Quel âgeas-tu, Garion ?

— J’ai euquinze ans à Erastide dernier. Tante Pol dit que les gens qui sont nés àErastide ont beaucoup de chance, sauf que je n’ai pas remarqué que j’avais plusde chance que...

— Et quiest tante Pol ?

— C’est matante. Nous vivions à la ferme de Faldor, mais sire Loup est venu et...

— Commentles autres appellent-ils ta tante Pol ?

— Le roiFulrach l’a appelée Polgara, quand le capitaine Brendig nous a tous emmenés aupalais, en Sendarie. Et puis après nous sommes allés au palais du roi Anheg, auVal d’Alorie, et...

— Qui estsire Loup ?

— Mon grand-père.On l’appelle Belgarath. Je n’y croyais pas, mais il faut bien que ce soit vrai,parce qu’une fois il a...

— Etpourquoi avez-vous tous quitté la ferme de Faldor ?

— Je nesavais pas pourquoi, au début, mais j’ai appris par la suite que c’est parceque Zedar a volé l’Orbe d’Aldur du pommeau de l’épée du roi de Riva, et qu’ilfaut que nous la récupérions avant que Zedar ne l’apporte à Torak et ne leréveille et que...

— C’estbien le garçon que nous voulions, chuchota la voix sifflante.

Garion seretourna lentement. La pièce semblait mieux éclairée, maintenant, comme si lapetite flamme donnait davantage de lumière. Un très gros serpent au cou étrangementaplati et aux yeux brillants était dressé sur ses anneaux, dans un coin de lapièce.

— Nouspouvons l’emmener à Salmissra, maintenant, siffla le serpent.

Il redescenditau niveau du sol et rampa jusqu’à Garion qui sentit son museau sec et froid luieffleurer le mollet, mais bien qu’une partie secrète de sa conscience se fûtmise à hurler d’horreur en silence, il n’offrit aucune résistance tandis que lecorps écailleux montait lentement le long de sa jambe et s’enroulait autour delui, de sorte que la tête du serpent se trouva bientôt au niveau de son visageet que sa langue animée de mouvements spasmodiques lui caressa le visage.

— Sois ungentil garçon, lui sifflait le serpent à l’oreille. Très, très gentil.

Le reptile étaitlourd, et ses anneaux épais et froids.

— Par ici,petit, dit Sadi à Garion en se levant.

— Je veuxmon argent, répéta Issus.

— Oh !ça va, rétorqua Sadi, d’un ton presque méprisant. Il est là, ton argent :dans la bourse, sur la table.

Puis il seretourna et fit sortir Garion de la pièce.

Garion. La voix sèche qui s’était toujours faitentendre dans son esprit s’éleva tout à coup. Je veux que tu m’écoutesattentivement. Ne dis rien, et ne manifeste rien par ton expression.Ecoute-moi, c’est tout.

Q-quiêtes-vous ? demandasilencieusement Garion en luttant contre le brouillard qui lui embrumait lesidées.

Tu me connais, répondit la voix sèche. Maintenant,écoute-moi. Ils t’ont donné quelque chose qui te fait faire tout ce qu’ilsveulent. Laisse-toi aller, détends-toi et n’essaie pas de lutter.

Mais j’ai ditdes choses que je n’aurais pas dû dire et...

Ça n’a pasd’importance, maintenant. Fais ce que je dis, c’est tout. S’il se passe quelquechose et si ça devient dangereux, ne te débats pas. Je m’occuperai de tout,mais je ne peux pas le faire si tu résistes. Il faut que tu t’abandonnes pourque je puisse faire ce qui doit être fait.

Si tu terends compte tout d’un coup que tu es en train de faire ou de dire des chosesque tu ne comprends pas, n’aie pas peur et n’essaie surtout pas de résister. Cene sera pas eux ; ce sera moi.

Rassuré par ceréconfort silencieux, Garion suivit docilement Sadi l’eunuque, les anneaux deMaas pesant lourdement sur sa poitrine et ses épaules, le museau émoussé dureptile comme affectueusement blotti contre sa joue.

Ils entrèrentdans une vaste salle tendue de lourdes draperies. Des lampes à huile en cristalétincelaient au bout de chaînes d’argent. Une colossale statue de pierre, dontle tiers supérieur se perdait dans les ombres, loin au-dessus de leurs têtes,dressait sa masse titanesque à l’un des bouts de la salle, au-dessus d’unelarge estrade de pierre couverte de tapis et jonchée de coussins, sur laquelleétait placé un vaste divan qui n’était ni tout à fait un fauteuil ni tout àfait un canapé.

Une femme étaitvoluptueusement alanguie sur le divan. Elle s’admirait dans un grand miroir aucadre doré, placé sur un piédestal. Ses cheveux d’un noir d’encre cascadaientsur ses épaules et son dos. Elle portait une couronne d’or admirablementciselée, incrustée de joyaux, et une robe blanche de gaze diaphane qui necontribuait en rien à dissimuler son corps mais semblait bien plutôt fournir unsupport à ses parures de pierres précieuses. Sa peau était d’un blanc presquecrayeux sous le voile impalpable, et ses yeux très clairs, presque dépourvus decouleur, éclairaient un visage d’une beauté stupéfiante. Assis sur le côté decette plate-forme, les jambes repliées sous eux, deux douzaines d’eunuques aucrâne rasé, vêtus de robes écarlates, adoraient béatement du regard la femme etla statue qui se trouvait derrière elle.

Un jeune homme àl’air indolent, vêtu en tout et pour tout d’un pagne des plus succincts, seprélassait au milieu des coussins, sur l’un des côtés du divan. Il n’avait pasla tête rasée. Au contraire, ses cheveux et sa barbe étaient soigneusementbouclés. Il avait les yeux incroyablement maquillés, et arborait une moued’enfant gâté, boudeur.

La femme passaitdistraitement ses doigts dans ses boucles sans cesser de s’admirer dans lemiroir.

— La Reinea des visiteurs, annonça d’une voix chantante l’un des eunuques vautrés parterre.

— Ah !reprirent les autres, à l’unisson. Des visiteurs.

— Salut àtoi, Eternelle Salmissra, dit Sadi l’eunuque en se prosternant devant l’estradesur laquelle était nonchalamment étendue la femme aux yeux clairs.

— Qu’ya-t-il, Sadi ? demanda-t-elle, d’une voix profonde, vibrante d’une étrangesonorité rauque.

— Legarçon, ma Reine, annonça Sadi, le visage toujours collé au sol.

— Ons’agenouille devant la Reine des Serpents, siffla le serpent à l’oreille deGarion.

Les anneaux dureptile se resserrèrent sur le corps de Garion, et il tomba à genoux, terrassépar leur soudaine étreinte.

— Approche-toi,Maas, ordonna Salmissra.

— La Reineappelle le serpent bien-aimé, entonna l’eunuque.

— Ah.

Le reptile défitses lourds anneaux d’autour du corps de Garion et rampa en ondulant jusqu’aupied du divan, se redressa de la moitié de sa longueur au-dessus de la femmeallongée, puis se lova sur son corps, s’incurvant pour épouser ses formes. Lemuseau émoussé du serpent se tendit vers les lèvres de la femme, qui l’embrassaaffectueusement. La longue langue fourchue se darda vers son visage et Maascommença à lui susurrer quelque chose à l’oreille. Elle resta un momentalanguie sous l’étreinte du serpent, écoutant sa voix sifflante et regardantGarion de ses yeux aux paupières lourdes. Puis, écartant le reptile, la reinese leva et se pencha sur Garion.

— Bienvenueau pays des Hommes-Serpents, Belgarion, ronronna-t-elle.

Ce nom, qu’iln’avait jusque-là entendu que dans la bouche de tante Pol provoqua un chocétrange en lui. Il s’efforça de chasser le brouillard qui lui obscurcissaitl’esprit.

Pas encore, le prévint sa voix intérieure.

Salmissradescendit de l’estrade, son corps se mouvant avec une grâce sinueuse sous sarobe transparente. Elle prit Garion par un bras et le releva doucement, puis,quand il fut debout, elle lui effleura languissamment le visage. Elle avait lamain très froide.

— Quel beaujeune homme, souffla-t-elle, comme réfléchissant à haute voix. Si jeune, sichaud.

Son regardsemblait affamé.

Garion eutl’impression qu’une étrange confusion lui envahissait l’esprit. La boissonamère que Sadi lui avait fait prendre lui voilait la conscience comme un daissous lequel il se terrait, à la fois transi de crainte et étrangement attirépar la reine. Sa peau crayeuse, ses yeux morts lui faisaient horreur, mais enmême temps toute sa personne recelait comme une sorte d’invitation lascive, unepromesse de délices indicibles. Il fit, sans le vouloir, un pas en arrière.

— N’aie paspeur, mon Belgarion, lui dit-elle en feulant de plus belle. Je ne te ferai pasde mal — à moins que tu ne me le demandes. Tu ne seras investi ici que dedevoirs infiniment doux, et je t’enseignerai des choses dont Polgara elle-mêmen’a jamais rêvé.

— Ecarte-toide lui, Salmissra, fit le jeune homme d’un ton hargneux. Tu sais que je n’aimepas que tu t’occupes de quelqu’un d’autre.

Une lueurennuyée passa dans les yeux de la reine. Elle se détourna et braqua sur lejeune homme un regard plutôt froid.

— Je ne mesoucie plus guère de ce que tu aimes et de ce que tu n’aimes pas, Essia,déclara-t-elle.

Comment ?s’écria Essia, incrédule. Fais ce que je te dis, et tout de suite !

— Non,Essia, répondit-elle.

— Je vaiste punir ! menaça-t-il.

— Non,reprit-elle. Tu n’en feras rien. Ce genre de choses ne m’amuse plus. Tes petitsairs boudeurs et tes caprices commencent à m’ennuyer. Tu peux déguerpir.

Déguerpir ?

Essia ouvrit degrands yeux incrédules.

— Tu es répudié,Essia.

— Répudié ?Mais tu ne peux pas vivre sans moi. Tu l’as dit toi-même.

— Il nousarrive à tous de dire de temps en temps des choses que nous ne pensons pas.

Le jeune hommesembla se vider de sa morgue comme un seau d’où s’écoulerait l’eau. Il avalapéniblement sa salive et se mit à trembler.

— Quandpourrai-je revenir ? geignit-il.

— Jamais,Essia.

— Jamais ?hoqueta-t-il.

— Jamais,répéta-t-elle. Allez, maintenant, va-t’en sans faire d’histoires.

— Maisqu’est-ce que je vais devenir ? s’écria Essia. Il commença à pleurnicher,et le maquillage qui lui entourait les yeux se mit à couler grotesquement surson visage.

— Ne nousfatigue pas, Essia, laissa tomber Salmissra. Prends tes cliques et tes claques,et fiche le camp tout de suite ! J’ai un nouveau sigisbée.

Elle reprit saplace sur l’estrade.

— La Reines’est choisi un nouveau sigisbée, entonna l’eunuque.

— Ah !reprirent les autres en chœur. Bienvenue au sigisbée de l’Eternelle Salmissra,le plus heureux des hommes.

Le jeune hommeempoigna en sanglotant une robe rose et un coffret à bijoux orné de ciseluresprécieuses et descendit de l’estrade en titubant.

— C’est tafaute ! dit-il à Garion, d’un ton accusateur. Tu l’auras voulu !

Tout d’un coup,il tira une petite dague des plis de la robe drapée sur son bras.

— Je vaiste régler ton compte, hurla-t-il en élevant sa dague, prêt à frapper.

Il n’y eut pasde pensée consciente, cette fois, aucun effort de volonté. La force déferla surlui sans prévenir, repoussant Essia, détournant le bras du giton, qui frappafurieusement le vide avec son stylet, puis la force reflua, comme une vague seretire.

Essia plongea ànouveau en avant, les yeux fous et la dague levée. La force submergea à nouveauGarion, plus forte, cette fois, refoulant le jeune homme, lequel tomba à terre,lâchant sa dague qui rebondit sur les dalles de pierre avec un tintement clair.

Ses yeux jetantdes éclairs, Salmissra tendit la main vers Essia, prostré par terre, et claquadeux fois des doigts. Si vite qu’on aurait presque dit une flèche tirée par unarc, un petit serpent vert fila de sous le divan, la gueule grande ouverte surun sifflement qui évoqua le grondement d’un chien hargneux. Il frappa une seulefois, mordant Essia en haut de la jambe, puis s’esquiva rapidement sur le côtéavant de braquer sur lui le regard de ses yeux morts.

Essia étouffa unhoquet et devint blanc d’horreur. Il tenta de se relever, mais ses jambes etses bras se dérobèrent soudain sous lui, glissant sur les pierres luisantes. Ilpoussa un cri étranglé, puis entra en convulsions et se mit à heurterfrénétiquement le sol de ses talons en battant l’air de ses deux bras. Ses yeuxse révulsèrent, se braquant dans le vide, et un jet de bave verte lui jaillitde la bouche comme d’une fontaine. Il s’arqua en arrière, chacun de ses musclesse crispant sous sa peau, puis il eut un spasme de tout le corps, comme un coupde fouet, dans lequel il se souleva du sol. Et lorsqu’il retomba, il étaitmort.

Salmissra leregarda mourir de ses yeux inexpressifs et incolores, sans manifester lemoindre intérêt, sans une once de colère ou de regret.

— Justiceest faite, annonça l’eunuque.

— Prompteest la justice de la Reine du Peuple des Serpents, répondirent les autres, enécho.

Chapitre 28

Ils lui firentprendre toutes sortes de mixtures, certaines amères, d’autres d’une douceurécœurante, et son esprit semblait s’abîmer plus profondément dans le néantchaque fois qu’il portait une coupe à ses lèvres. Ses yeux commençaient à luijouer des tours étranges. Il avait confusément l’impression que le monde avaitété subitement englouti et que tout se déroulait maintenant sous l’eau. Lesmurs ondoyaient et les silhouettes des eunuques à genoux semblaient vaciller etonduler comme des algues dans le courant, au gré du flux et du reflux de lamarée. Les lampes étincelaient, telles de lentes fontaines lumineuses d’oùauraient jailli des joyaux flamboyant de mille couleurs. Garion s’était laissétomber, comme grisé, les yeux noyés de lumières et la tête vide, sur l’estrade,à côté du divan de Salmissra. Il n’avait plus aucune notion du temps, plus dedésirs, plus de volonté. Il songeait parfois brièvement, assez distraitement, àses amis, mais la pensée qu’il ne les reverrait jamais ne lui procurait qu’unregret fugitif, une mélancolie temporaire plutôt agréable. Et lorsqu’une foisil versa un pleur de cristal sur leur perte, la larme roula sur son poignet etse mit à resplendir d’une beauté tellement étrangère à cette terre qu’ils’absorba complètement dans sa contemplation.

— Commenta-t-il fait ça ? demandait la voix de la reine, quelque part dans son dos.

Et sa voix étaitd’une telle beauté que sa musique transperçait l’âme de Garion.

— Il a despouvoirs, répondit Maas, sa voix de serpent raclant les nerfs de Garion, lesfaisant vibrer comme les cordes d’un luth. Son pouvoir est encore indompté, iln’est pas canalisé, mais très puissant. Attention à lui, bien-aimée Salmissra.Il est capable de détruire sans le vouloir.

— Je ledominerai, dit-elle.

— Peut-être,reprit le serpent.

— Lasorcellerie requiert de la volonté, souligna Salmissra. Eh bien, je l’enpriverai à jamais. Tu as le sang froid, Maas, tu ne connais pas le feu quiemplit les veines au goût de l’oret, de l’athal ou du kaldiss. Tu n’es en proiequ’à de froides passions, tu ne peux pas savoir combien le corps peut réduirel’esprit en esclavage. Je lui endormirai l’esprit et j’ensevelirai sa volontésous l’amour.

— L’amour,Salmissra ? releva le serpent d’un air vaguement amusé.

— Ce termeen vaut un autre. Appelle ça de l’appétit, si tu veux.

— Voilàquelque chose que je peux comprendre, acquiesça Maas. Mais ne le sous-estimepas — et ne surestime pas non plus ton propre pouvoir. Son esprit n’estpas celui d’un être ordinaire. Il y a en lui quelque chose d’étrange que je n’arrivepas à cerner.

— On verrabien. Sadi ! appela-t-elle.

— Oui, maReine, répondit l’eunuque.

— Emmène-le.Fais-lui prendre un bain et dis qu’on le parfume. Il sent les bateaux, legoudron et le sel de la mer. Je n’aime pas cette odeur qu’ont les Aloriens.

— Tout desuite, Eternelle Salmissra.

Garion fut menévers un endroit où il y avait de l’eau chaude. On lui ôta ses vêtements, on leplongea dans l’eau, on le savonna et on le replongea dans l’eau. On luienduisit le corps d’huiles parfumées et on lui noua un court pagne autour deshanches. Puis on le prit assez fermement par le menton et on lui appliqua durouge sur les joues. C’est alors seulement qu’il se rendit compte que lapersonne qui lui fardait le visage était une femme. Lentement, presque sanscuriosité, il laissa ses yeux dériver autour de la salle d’eau et se renditcompte qu’en dehors de Sadi, il n’était entouré que de femmes. Il lui semblaitque quelque chose aurait dû l’ennuyer, quelque chose qui avait un rapport avecle fait de se montrer nu en présence de femmes — mais il n’arrivait pas àse rappeler ce que c’était.

Lorsque lamaquilleuse eut fini de lui peindre le visage, Sadi l’eunuque lui prit le braset le mena de nouveau à travers les corridors étroits, mal éclairés, quiconduisaient à la salle où Salmissra se prélassait sur son divan, au pied de lastatue, et s’admirait dans la psyché placée à côté d’elle.

— C’esttellement mieux comme ça, déclara-t-elle en toisant Garion des pieds à la têted’un air appréciatif. Il est bien plus musclé que je ne pensais. Amenez-le-moi.

Sadi conduisitGarion sur le côté du divan de la reine et le fit asseoir, d’une légèrepoussée, au milieu des coussins, à la place qu’avait occupée Essia.

Salmissra tenditla main et lui effleura le visage et la poitrine du bout de ses doigts froids,d’un mouvement languide de la main. Ses pupilles semblaient brûler d’une flammeintérieure ; elle écarta légèrement les lèvres. Les yeux de Garion sefixèrent sur son bras pâle. Il n’y avait pas trace de poils sur cette peaublanche.

— Lisse,dit-il vaguement en s’efforçant de se fixer sur cette particularité.

— Bien sûr,mon Belgarion, murmura-t-elle. Les serpents n’ont pas de poils, et je suis laReine des Serpents.

Lentement, illeva un regard étonné sur les tresses noires, luxuriantes, qui retombaient surl’une de ses épaules d’albâtre.

— Queceux-là, reprit-elle en effleurant ses boucles avec une sorte de vanitésensuelle.

— Comment ?articula-t-il.

— C’est unsecret, répondit-elle en riant. Un jour, peut-être, je te montrerai. Tuvoudrais savoir ?

— Sansdoute.

— Dis-moi,Belgarion, tu me trouves belle ?

— Sûrement.

— Quel âgeme donnerais-tu ?

Elle tendit lesbras pour lui faire admirer son corps à travers la gaze diaphane de sa robe.

— Je nesais pas, fit Garion. Plus que moi, mais pas beaucoup.

Un soupçon decontrariété effleura son visage.

— Devine,ordonna-t-elle non sans rudesse.

— Trenteans, peut-être, risqua-t-il, troublé.

— Trente ?répéta-t-elle, offusquée.

Elle se tournaprécipitamment vers son miroir et examina attentivement son visage.

— Tu esaveugle, petit imbécile ! cracha-t-elle en se livrant à un nouvel examenattentif. Ce n’est pas là le visage d’une femme de trente ans. Vingt-trois,vingt-cinq, tout au plus.

— Commevous voudrez, acquiesça-t-il.

— Vingt-troisans, déclara-t-elle fermement. Pas un jour de plus.

— Bien sûr,dit-il doucement.

— Croirais-tuque j’ai bientôt soixante ans ? demanda-t-elle, les yeux durs comme dusilex, tout à coup.

— Non,répondit Garion en hochant la tête en signe de dénégation, je ne le croiraisjamais. Pas soixante ans.

— Tu esvraiment un charmant garçon, Belgarion, souffla-t-elle avec un regard fondant.

Ses doigtsretrouvèrent le chemin de son visage, l’effleurant, le caressant, esquissantses traits. Doucement, sous la peau diaphane de son épaule et de sa gorge nues,de curieuses taches de couleur commencèrent à apparaître, des marbruresindistinctes, vertes et mauves, qui semblaient changer et palpiter, devenanttrès visibles puis s’estompant. Les tavelures gagnèrent son torse, et il putbientôt voir, sous sa robe transparente, les couleurs qui semblaient grouillersous sa peau.

Maas serapprocha en rampant, ses yeux morts s’avivant soudain d’une étrange adoration.Le réseau de couleurs de sa propre peau écailleuse faisait si bien écho auxteintes qui commençaient à apparaître sur le corps de la reine des serpents quelorsqu’il vint draper l’une de ses circonvolutions autour de ses épaules, ildevint impossible de distinguer avec précision la frontière entre la femme et lereptile.

Si Garionn’avait pas été anéanti dans une sorte de stupeur, il aurait reculé avechorreur devant le spectacle qu’offrait maintenant la reine. Ses yeux sanscouleur, sa peau jaspée avaient quelque chose de reptilien, et son expressionouvertement lubrique évoquait des appétits terrifiants. Pourtant, elle était enmême temps terriblement séduisante, et il se sentait attiré malgré lui par sasensualité débridée.

— Viensplus près, mon Belgarion, ordonna-t-elle doucement. Je ne vais pas te faire demal.

Elle le dévoraitdes yeux, se repaissant de la joie de sa possession. Sadi l’eunuque s’éclaircitalors la voix.

— Divinereine, annonça-t-il, l’émissaire de Taur Urgas souhaiterait vous dire un mot.

— L’envoyéde Ctuchik, tu veux dire, fit Salmissra, un peu agacée.

Puis une idéesembla lui passer par la tête, et elle esquissa un sourire malicieux. Lesmarbrures de sa peau s’estompèrent.

— Faisentrer le Grolim ! commanda-t-elle à Sadi. Sadi s’inclina et se retirapour revenir un moment plus tard avec un homme au visage balafré, vêtu comme unMurgo.

— Bienvenueà l’émissaire de Taur Urgas, entonna l’eunuque.

— Bienvenue,reprit le chœur.

Attention,maintenant, fit la voixsèche dans l’esprit de Garion. C’est celui que nous avons vu au port.

Garion regardaplus attentivement le Murgo ; c’était bien lui, en effet.

— Salut àToi, Eternelle Salmissra, déclara le Murgo, d’un ton cérémonieux, ens’inclinant d’abord devant la reine, puis devant la statue qui la dominait detoute sa hauteur. Taur Urgas, roi de Cthol Murgos adresse ses salutations àl’Esprit d’Issa et à sa servante.

— EtCtuchik, Grand Prêtre des Grolims, ne me fait-il point rendre hommage ?demanda-t-elle les yeux brillants.

— Certes,opina le Grolim. Mais cela se fait d’ordinaire en privé.

— Le messageque tu transmets ici, l’apportes-tu pour le compte de Taur Urgas ou deCtuchik ? insista-t-elle, en se retournant pour examiner son reflet dansle miroir.

— Pourrais-jem’entretenir en privé avec Votre Grandeur ? demanda le Grolim.

— Noussommes en privé.

— Mais...fit-il, avec un coup d’œil évocateur sur les eunuques vautrés par terre.

— Lesdomestiques attachés à ma personne, précisa-t-elle. Une reine nyissienne nereste jamais seule. Tu devrais le savoir, depuis le temps.

— Etcelui-ci ? s’enquit le Grolim en indiquant Garion.

— Ce n’estqu’un serviteur d’une espèce un peu particulière.

— Comme ilplaira à Votre Grandeur, fit le Grolim en haussant les épaules. Je vous salueau nom de Ctuchik, Grand Prêtre des Grolims et Disciple de Torak.

— La servanted’Issa salue Ctuchik de Rak Cthol, déclama-t-elle protocolairement. Qu’attendde moi le Grand Prêtre des Grolims ?

— Legarçon, Votre Grandeur, lâcha abruptement le Grolim.

— Quelgarçon ?

— Celui quevous avez enlevé à Polgara et qui est maintenant assis à vos pieds.

— Transmetsmes regrets à Ctuchik, répondit-elle avec un rire méprisant, mais ce seraimpossible.

— Il n’estpas prudent de refuser d’accéder aux désirs de Ctuchik, l’avertit le Grolim.

— Il estencore moins prudent d’exiger quoi que ce soit de Salmissra dans son proprepalais. Que m’offre Ctuchik en échange du garçon ?

— Sonindéfectible amitié.

— Quelbesoin la Reine des Serpents aurait-elle d’avoir des amis ?

— De l’or,alors, proposa le Grolim, un peu ennuyé.

— Jeconnais le secret de l’or rouge des Angaraks. Il n’entre pas dans mesintentions d’en devenir l’esclave. Garde ton or, Grolim.

— Puis-jeme permettre de vous dire que vous jouez un jeu très dangereux, VotreGrandeur ? proféra froidement le Grolim. Vous vous êtes déjà attiré l’inimitiéde la reine Polgara. Avez-vous vraiment les moyens de vous faire un ennemi deCtuchik ?

— Je n’aipas peur de Polgara, rétorqua-t-elle. Ni de Ctuchik.

— Labravoure de la reine est digne d’éloges, articula-t-il sèchement.

— Celacommence à devenir fastidieux. Mes conditions sont simples. Va dire à Ctuchikque je détiens l’ennemi de Torak, et que je le garderai, à moins que...

Elle ne finitpas sa phrase.

— A moinsque quoi, Votre Grandeur ?

— Peut-être,si Ctuchik voulait bien parler pour moi à Torak, pourrions-nous parvenir à unaccord.

— Quellesorte d’accord ?

— J’apporteraisle garçon à Torak en cadeau de noces.

Le Grolim accusale coup.

— Si Torakveut faire de moi son épouse et me donner l’immortalité, je lui livreraiBelgarion.

— Le mondeentier sait que le Dieu Dragon des Angaraks est plongé dans le sommeil, objectale Grolim.

— Mais ilne dormira pas éternellement, énonça platement Salmissra. Les prêtres angarakset les sorciers d’Alorie ont toujours paru oublier que Salmissra l’Eternellesavait tout aussi bien qu’eux lire les signes dans les cieux. L’heure du réveilde Torak approche. Dis à Ctuchik que le jour où j’épouserai Torak, Belgarionsera à lui. Mais que jusqu’à ce jour, il demeurera entre mes mains.

— Jetransmettrai votre message à Ctuchik, dit le Grolim avec une courbette raide,glaciale.

— Tu peuxdonc disposer, déclara-t-elle en accompagnant ses paroles d’un geste désinvoltede la main.

C’est donc ça, fit la voix intérieure de Garion aprèsle départ du Grolim. J’aurais dû m’en douter.

Maas, leserpent, leva soudain la tête, son grand capuchon s’enflant et ses yeux brûlantcomme des braises.

— Prendsgarde ! siffla-t-il.

— AuGrolim ? répliqua Salmissra en riant. Je n’ai rien à craindre de lui.

— Pas auGrolim, à celui-là, chuinta Maas en dardant sa langue en direction de Garion.Son esprit est en éveil.

— C’estimpossible, objecta-t-elle.

— Pourtant,son esprit est bel et bien éveillé. Je pense que ce n’est pas sans rapport aveccette chose en métal qu’il porte autour du cou.

— Eh bien,retire-la-lui ! ordonna-t-elle au serpent.

Reste bientranquille, dit à Garionsa voix intérieure. N’essaie pas de lutter.

Incapable deréagir, Garion regarda le museau émoussé se rapprocher. Maas leva la tête, soncapuchon se renflant, sa langue se dardant frénétiquement. Lentement, il sepencha en avant. Son nez effleura l’amulette d’argent accrochée au cou deGarion.

Une formidableétincelle bleue jaillit au moment où la tête du serpent entrait en contact avecl’amulette. Garion reconnut la houle familière, maintenant étroitementcontrôlée, circonscrite en un seul point. Maas s’enroula sur ses anneaux etl’éclair bondit de l’amulette, grésilla dans l’air, unissant le disque d’argentau nez du reptile. Les yeux du serpent commencèrent à se racornir tandis que dela fumée s’échappait de ses narines et de sa gueule béante.

Puis il n’y eutplus d’étincelle, et le corps du serpent mort se recroquevilla et se mit à setortiller convulsivement sur le sol de pierre polie de la salle.

— Maas !hurla Salmissra.

Les eunuquess’écartèrent précipitamment du serpent, agité de mouvements spasmodiques.

— MaReine ! balbutia un fonctionnaire au crâne rasé, depuis la porte. C’est lafin du monde !

— Qu’est-ceque tu racontes ? s’écria Salmissra, en détachant son regard du corpstétanisé du reptile.

— Le ciels’est éteint ! Le midi est aussi noir que la minuit ! La ville estplongée dans la terreur !

Chapitre 29

Dans le tumultequi suivit cette déclaration, Garion resta calmement assis sur les coussins àcôté du trône de Salmissra, tandis que sa voix intérieure lui parlait trèsvite.

Reste bientranquille, surtout, luidisait-elle. Pas un mot, pas un geste.

— Que l’onfasse immédiatement venir mes astronomes ! ordonna Salmissra. Je veuxsavoir pourquoi je n’ai pas été avertie de cette éclipse.

— Ce n’estpas une éclipse, ma Reine, gémit le fonctionnaire au crâne rasé en rampant surle sol luisant, non loin de Maas, toujours agité de spasmes. L’obscurité esttombée comme un grand rideau noir. On aurait dit un mur en mouvement. Il aenglouti le soleil sans un bruit. Il n’y a pas eu un souffle de vent, pas unegoutte de pluie, pas un coup de tonnerre. Nous ne reverrons jamais le soleil,fit-il en éclatant en sanglots.

— Vas-tucesser, espèce d’imbécile ! vociféra Salmissra. Lève-toi tout desuite ! Emmène-le, Sadi, il parle à tort et à travers. Va voir le ciel, etreviens ici. Il faut que je sache ce qui se passe.

Sadi s’ébroua unpeu comme un chien qui sort de l’eau et détacha ses yeux fascinés du souriremortel figé sur la tête de Maas. Il releva sans ménagements le fonctionnairebouffi de larmes et le fit sortir de la pièce.

Salmissra setourna alors vers Garion.

— Commentas-tu fait cela ? demanda-t-elle en tendant le doigt vers la formeconvulsée de Maas.

— Je nesais pas, répondit-il.

Son esprit étaittoujours englouti dans le brouillard. Seul le recoin tranquille d’où s’élevaitla voix était en éveil.

— Retirecette amulette, commanda-t-elle.

Docilement,Garion tendit les mains vers le médaillon. Mais tout à coup, ses mains sefigèrent. Elles ne voulaient pas bouger. Il les laissa retomber.

— Je nepeux pas, dit-il.

— Enlève-la-lui,enjoignit-elle à l’un des eunuques. L’homme jeta un coup d’œil au serpent mort,puis regarda Garion et secoua la tête en reculant, terrifié.

— Tu vasfaire ce que je te dis, oui ? tempêta la Reine des Serpents d’un tonaigre.

Mais un bruitformidable ébranlait le palais, se réverbérant dans les corridors. Il y eutd’abord un bruit de griffes grattant un bois épais, puis le vacarme d’une murailleen train de s’écrouler, et tout au bout d’une galerie obscure, quelqu’un poussaun hurlement d’agonie.

La consciencesèche qui lui parlait intérieurement s’étendit, s’informant.

Ah, tout demême, dit-elle avec unsoulagement évident.

— Qu’est-cequi se passe là-bas ? éclata Salmissra.

Viens avecmoi, fit la voix dansl’esprit de Garion. J’ai besoin de ton aide.

Garion mit sesmains sous lui comme pour se lever

Non. Pascomme ça.

Une étrangeimage de division se présenta à l’esprit de Garion. Abstraitement, il voulut laséparation et sentit qu’il s’élevait tout en restant immobile. Tout d’un coup,il ne sentit plus son corps, ses bras, ses jambes, et pourtant, il avait uneimpression de mouvement. Il se vit, il vit son propre corps, stupidement assissur les coussins, aux pieds de Salmissra.

Vite, lui dit sa voix intérieure.

Il n’occupaitplus son propre corps ; il lui semblait être ailleurs, à côté. Une formevague était là, auprès de lui, informe et en même temps très familière. Labrume qui lui obscurcissait le cerveau s’était dissipée ; il se sentait enpleine possession de ses moyens.

— Quiêtes-vous ? demanda-t-il à la forme, à côté de lui.

— Ce n’estpas le moment de t’expliquer. Vite, il faut que nous les ramenions avant queSalmissra n’ait le temps d’intervenir.

— Ramenerqui ?

— Polgaraet Barak.

— TantePol ? Où est-elle ?

Viens,reprit la voix d’un ton pressant. Ensemble, Garion et l’étrange présence à soncôté parurent planer dans l’air vers la porte fermée. Ils passèrent au travers,comme s’ils n’étaient qu’une vapeur inconsistante, et se retrouvèrent dans lecouloir, de l’autre côté.

Puis ilss’élevèrent, comme s’ils volaient, dans le corridor, mais sans la moindresensation de vent sifflant à leurs oreilles ou même de mouvement, et un instantplus tard, ils émergeaient dans la vaste salle couverte où Issus avait amenéGarion en arrivant au palais. Alors ils se stabilisèrent au beau milieu duvide.

Environnée d’unhalo de haine, ses yeux splendides lançant des éclairs, tante Pol arpentait l’immensehalle, accompagnée d’un ours hirsute qui la dominait de toute sa hauteur et queGarion connaissait bien. On avait vaguement l’impression de reconnaître levisage de Barak dans ce faciès bestial, mais toute trace d’humanité en étaitbannie. Les yeux de l’animal brûlaient d’une rage démente et il ouvrait unegueule démesurée.

Les gardestentèrent désespérément de repousser l’ours à l’aide de longues piques, mais labête les balaya comme autant d’allumettes et abattit sur les hommes ses griffesqui fouaillaient l’air, les écrasant dans son étreinte avant de les ouvrir endeux. On aurait pu suivre tante Pol et l’ours à la trace de cadavresdéchiquetés et de morceaux de chair encore palpitante qu’ils abandonnaientderrière eux.

Les serpents quise blottissaient naguère dans les coins grouillaient maintenant sur le sol,mais sitôt qu’ils entraient en contact avec la lumière fulgurante qui nimbaittante Pol, ils mouraient comme Maas avait succombé.

Tante Polabattait systématiquement toutes les portes, d’un mot et de quelques gestes.Qu’un mur épais lui barrât le chemin, et elle le faisait disparaître enpoussière, comme s’il avait été fait de toiles d’araignées.

Barak seprécipita avec un rugissement dément dans la salle chichement éclairée, endétruisant tout sur son passage. Un eunuque fit en glapissant une tentativedésespérée pour grimper à l’un des piliers. Mais, se dressant sur ses pattes dederrière, la grande bête lui enfonça ses griffes dans le dos et le fit tomber àterre. Les hurlements de l’homme s’achevèrent brutalement dans un jaillissementde sang et de cervelle lorsque les redoutables mâchoires se refermèrent avec uncraquement écœurant sur sa tête.

— Polgara !appela silencieusement la présence à côté de Garion. Par ici !

Tante Pol fitvolte-face.

— Suis-nous,dit l’entité. Vite !

Puis, suivis detante Pol et de Barak, fou furieux, Garion et cette autre partie de lui-même seretrouvèrent en train de planer le long du couloir qui les ramenait versSalmissra et le corps à demi inconscient qu’ils venaient de quitter.

Garion et sonétrange compagnon franchirent à nouveau la lourde porte fermée.

Salmissra, dontla nudité marbrée de taches à peine voilées par la robe diaphane évoquaitmaintenant davantage la colère que la lubricité, était penchée sur la forme auregard vide avachie sur les coussins.

— Réponds-moi !hurlait-elle. Réponds-moi !

— Quandnous serons revenus à nous,fit la présence immatérielle, laisse-moi prendre les choses en mains. Nousn’aurons pas trop de temps devant nous.

Alors ils furentde retour. L’espace d’un instant, Garion sentit son corps frémir, et il seretrouva en train de regarder au-dehors par ses propres yeux, mais lebrouillard qui le submergeait auparavant revint en force.

— Quoi ?articulèrent ses lèvres, bien qu’il n’eût pas consciemment formé ce mot.

— Je tedemande si tout ceci est ton œuvre ? demanda Salmissra.

— Quoidonc ?

La voix quisortait de sa bouche ressemblait à la sienne, mais avec une différence subtile.

— Tout ça,reprit-elle. Les ténèbres. Cette offensive sur mon palais.

— Je nepense pas. Comment aurais-je pu faire tout ça ? Je ne suis qu’un pauvregarçon.

— Ne menspas, Belgarion, s’exclama-t-elle d’un ton impérieux. Je sais qui tu es et ceque tu es. Il faut que ce soit toi. Belgarath lui-même n’aurait pas puobscurcir le soleil. Je t’avertis, Belgarion, ce que tu as bu aujourd’hui estla mort. En cet instant précis, le poison qui coule dans tes veines est entrain de te tuer.

— Pourquoim’as-tu fait ça ?

— Pour tegarder. Il te faudra en reprendre, ou c’est la mort. Tu devras boire, tous lesjours de ta vie, ce que je suis seule à pouvoir te donner, ou tu mourras. Tu esà moi, Belgarion. A moi !

Des hurlementsde désespoir s’élevaient de l’autre côté de la porte.

La Reine desSerpents leva les yeux, surprise, et se tourna vers la gigantesque statue quise trouvait derrière elle. Elle s’inclina en une révérence cérémonieuse et semit à décrire dans le vide une série de mouvements compliqués avec ses mains,en prononçant une formule interminable dans une langue que Garion n’avaitencore jamais entendue, une langue au rythme étrange, pleine de sifflementsgutturaux.

La lourde portevola en éclats, et tante Pol se dressa dans l’ouverture, les yeux pleins d’unecolère mortelle, sa mèche blanche étincelant sur son front. L’ours énorme quiétait à ses côtés poussa un rugissement. Il avait les dents dégoulinantes desang, et des lambeaux de chair pendaient de ses griffes.

— Jet’avais prévenue, Salmissra, déclara tante Pol, et sa voix recelait une menacemortelle.

— Ne faispas un pas de plus, Polgara, intima la reine, sans se retourner, ou le garçonmourra. Rien ne pourra le sauver si tu t’attaques à moi.

Tante Pols’immobilisa.

— Que luias-tu fait ? demanda-t-elle.

— Regarde-le,répondit Salmissra. Il a bu de l’athal et du kaldiss. Leur feu coule dans sesveines en cet instant même. Et il en aura très bientôt à nouveau besoin.

Ses doigtsesquissaient toujours leurs mouvements sinueux dans le vide, et son visageétait tendu dans une extrême concentration. Ses lèvres se remirent à articulerde rauques chuintements.

— Est-cevrai ? questionnala voix de tante Pol, dans l’esprit de Garion.

On ledirait bien, répondit la voix sèche. Ils lui ont fait boire des choses,et il n’est plus lui-même.

— Quiêtes-vous ? interrogeatante Pol, en ouvrant de grands yeux.

— J’aitoujours été là, Polgara. Tu ne le savais pas ?

— Garionle sait-il ?

— Ilsait que je suis là. Il ne sait pas ce que cela veut dire.

— Nousen reparlerons plus tard,décida-t-elle. Faites bien attention. Voilà ce qu’il faut faire.

Une vagued’images confuses se succédèrent dans l’esprit de Garion.

Vousavez compris ?

— Biensûr. Je vais lui montrer.

— Vousne pouvez pas le faire vous même ?

— Non,Polgara, répondit lavoix sèche. Le pouvoir en jeu est le sien. Pas le mien. Ne t’inquiète paspour lui. Nous nous comprenons, tous les deux.

Garion sesentait étrangement à l’écart de la conversation qui se déroulait dans sonesprit.

Garion,dit calmement sa voix intérieure. Je veux que tu penses à ton sang.

— Monsang ?

— Nousallons être obligés d’en changer pendant un moment.

— Pourquoi ?

— Pourbrûler le poison qu’ils t’ont fait prendre. Allons, concentre-toi sur ton sang,maintenant.

Garions’exécuta.

Voilàcomment tu veux qu’il devienne. Garion eut une vision de jaune.

— Tu ascompris ?

— Oui.

— Alorsvas-y. Maintenant !

Garion plaça lebout de ses doigts sur sa poitrine et banda sa volonté sur son changement desang. Il eut tout à coup l’impression de s’embraser. Son cœur se mit à battre àgrands coups, et une sueur gluante commença à lui ruisseler sur tout le corps.

Encore un peu, dit la voix.

Garion allaitmourir. Le sang modifié rugissait dans ses veines et il se mit à tremblerviolemment. Son cœur faisait des embardées dans sa poitrine. Un voile noir luitomba devant les yeux, et il s’inclina lentement vers l’avant.

Maintenant ! ordonna brutalement la voix. Change-leà nouveau.

Et puis tout futfini. Les battements du cœur de Garion se calmèrent, puis reprirent un rythmenormal. Il était épuisé, mais l’hébétude dans laquelle il avait été plongés’était dissipée.

C’est fini,Polgara, dit l’autreGarion. Tu peux faire ce qui doit être fait, maintenant.

Le visage detante Pol, jusqu’alors tendu par l’angoisse, devint implacable. Elle s’avançasur le sol luisant en direction de l’estrade.

— Retourne-toi,Salmissra, commanda-t-elle. Retourne-toi, et regarde-moi.

Mais la reineavait élevé les mains au-dessus de sa tête, et les sifflements âpres quis’échappaient de ses lèvres avaient maintenant la force d’un hurlement.

Alors, loinau-dessus de leurs têtes, dans les ténèbres du plafond, les yeux de lagigantesque statue s’ouvrirent et se mirent à brûler d’un feu d’émeraude,intense, auquel fit écho la soudaine luminescence d’un joyau vert qui ornait lacouronne de Salmissra.

Et la statue semit en mouvement, dans un grincement formidable de montagne qui s’ébranle.L’immense bloc de roche dans lequel le colosse avait été taillé fléchit,s’arqua, et la statue fit un pas en avant, puis un autre.

— Pourquoim’as-tu appelé ? demanda une voix terrible, issue de lèvres inflexibles,et la voix retentissait dans la poitrine de la formidable créature de pierre.

— Viens ausecours de Ta servante, Incommensurable Issa, implora Salmissra en se tournantd’un air triomphant vers tante Pol. Cette vile sorcière a fait intrusion dansTon domaine pour m’assassiner. Ses pouvoirs maléfiques sont d’une tellepuissance que nul ne peut lui résister. Je suis Ta promise, et je me place sousTa protection.

— Quiest-elle pour profaner mon temple ? questionna la statue dans un immensegrondement. Qui ose lever la main sur mon élue et ma bien-aimée ?

Les yeuxd’émeraude brillaient d’une terrible colère dans la face de l’énorme statue,qui dominait de toute sa hauteur tante Pol, plantée toute seule au milieu dusol luisant.

— Tu esallée trop loin, Salmissra, déclara tante Pol, impavide. Tu n’avais pas ledroit.

La Reine desSerpents éclata d’un rire méprisant.

— Pas ledroit ? Que signifient tes interdits ? Disparais, maintenant, ouapprête-toi à affronter la colère du Divin Issa. Libre à toi de t’opposer à unDieu, si tel est ton désir !

— Tul’auras voulu, annonça tante Pol.

Elle se redressaet prononça un mot, un seul. Le rugissement qui se fit entendre dans l’espritde Garion à ce mot fut effroyable. Puis, tout d’un coup, elle se mit à grandir.Pied après pied, elle s’éleva, poussant comme un arbre, grossissant,grandissant, prenant des proportions gigantesques devant les yeux éberlués deGarion. En moins d’un instant, elle était face à face avec le grand Dieu depierre et le considérait d’égal à égal.

— Polgara ?La voix du Dieu avait des accents étonnés. Pourquoi as-tu fait ça ?

— Je suisvenue en accomplissement de la Prophétie, Seigneur Issa, expliqua-t-elle. Taservante vous a trahis, Tes frères et Toi-même.

— Cela nese peut, répliqua Issa. Elle est mon élue. Son visage est le visage de mabien-aimée.

— C’estbien son visage, mais ce n’est pas la Salmissra qu’aimait Issa. Une centaine deSalmissra T’ont servi dans ce temple, depuis la mort de Ta bien-aimée.

— Samort ? releva le Dieu.

Et terribleétait son incrédulité.

— Ellement ! glapit Salmissra. Je suis Ta bien-aimée, ô Seigneur. Ne Te laissepas détourner de moi par ses mensonges. Tue-la !

— L’issuede la Prophétie est proche, annonça tante Pol. Le jeune garçon qui se trouveaux pieds de Salmissra est son instrument. Il doit m’être restitué, ou laProphétie ne verra pas son accomplissement.

— L’aboutissementde la Prophétie sera bien vite venu, reprit le Dieu.

— Pas sivite que cela, Seigneur Issa. Il est plus tard que Tu ne penses. Ton sommeil aexcédé les siècles.

— C’est uneimposture ! Un blasphème ! s’écria désespérément Salmissra en secramponnant à la cheville du gigantesque Dieu de pierre.

— Il va mefalloir éprouver la vérité de tout ceci, articula lentement le Dieu. Long etprofond fut mon sommeil, et le monde qui me rappelle à lui me prend audépourvu.

— Détruis-la,ô Seigneur ! implora Salmissra. Ses mensonges constituent une abominationet profanent Ta sainte présence !

— La véritém’apparaîtra, Salmissra, déclara Issa.

Garion éprouvaun contact mental, bref mais prodigieux. Quelque chose l’avait effleuré,quelque chose dont l’immensité le frappait de terreur. Puis le contactdisparut.

— Aaah...

Un soupirs’élevait du sol. Maas, le serpent mort, s’agitait dans son sommeil.

— Aaah...Laissez-moi dormir, siffla-t-il.

— Dans uninstant, tonna Issa. Comment t’appelait-on ?

— Maasétait mon nom, répondit le serpent. J’étais le conseiller et le compagnon deSalmissra l’Eternelle. Renvoie-moi à l’oubli, Seigneur mon Dieu. Je ne puisplus supporter de vivre.

— Est-ce làma bien-aimée Salmissra ? demanda le Dieu.

— Sacontinuatrice, soupira Maas. Ta bien-aimée prêtresse est morte il y a desmilliers d’années. Chacune de celles qui succèdent à Salmissra est choisie poursa ressemblance avec ta promise.

— Ah !gronda Issa, son immense voix retentissant d’une infinie douleur. Et quellesétaient les intentions de cette femme en soustrayant Belgarion aux soins dePolgara ?

— Ellecherchait à contracter alliance avec Torak, répondit Maas. Elle avait ledessein d’apporter Belgarion au Maudit en échange de l’immortalité que sonétreinte lui aurait procurée.

— Sonétreinte ? Ma prêtresse, s’abandonner à l’étreinte de mon frère fou ?

— Avidement,ô Seigneur. Il est dans sa nature de rechercher l’embrasement dans les bras detoute entité, divine, humaine ou animale, qui s’offre à elle.

Une expressiond’indicible dégoût passa sur le visage de pierre d’Issa.

— En a-t-iltoujours été ainsi ? s’enquit-il.

— Toujours,Seigneur, répondit Maas. La potion qui conserve sa jeunesse et sa beauté à tabien-aimée lui enflamme les veines d’un désir qui restera inassouvi jusqu’audernier jour de ses jours. Laisse-moi m’en aller, Seigneur. Terrible est masouffrance...

— Dors,Maas, accorda miséricordieusement Issa. Emporte ma gratitude avec toi dans lesilence du trépas.

— Aaah...soupira Maas avant de s’effondrer à nouveau.

— Je vaiségalement sombrer à nouveau dans le sommeil, déclara Issa. Je ne puism’éterniser, car ma présence risquerait d’éveiller Torak et de lui fairereprendre la guerre dont le monde sortirait anéanti.

La colossaleeffigie de pierre regagna l’endroit où elle se tenait depuis des milliersd’années. Le grincement assourdissant et le grondement de la pierre quis’ébranlait retentirent à nouveau dans l’immense salle.

Dispose de cette femme comme bon tesemblera, Polgara, décréta le Dieu de pierre. Mais épargne sa vie, en souvenirde ma bien-aimée.

— Ainsisoit-il, Seigneur Issa, fit tante Pol en s’inclinant devant la statue.

— Transmetsmon amour à mon frère Aldur, ordonna encore la voix, dont les derniers échosmoururent dans le silence.

— DorsSeigneur, dit tante Pol. Puisse ton sommeil effacer ton chagrin.

— Non !gémit Salmissra d’un ton plaintif, mais la flamme verte était déjà morte dansles yeux de la statue, et le joyau, sur la couronne, s’éteignit pareillementaprès un ultime éclair.

— Ton heureest venue, Salmissra, annonça tante Pol, titanesque et implacable.

— Ne me tuepas, Polgara, implora la reine, en se laissant tomber à genoux. Ne me tue pas,par pitié.

— Je net’ôterai point la vie, Salmissra. J’ai promis au Seigneur Issa de t’épargner.

— Je n’airien promis de tel, intervint Barak, depuis la porte.

Garion jeta unrapide coup d’œil en direction de son gigantesque ami, qui paraissait toutpetit face à l’immensité de tante Pol. L’ours avait disparu, cédant la place augrand Cheresque, l’épée à la main.

— Non,Barak. Je vais régler le problème de Salmissra, une fois pour toutes, proclamatante Pol en se retournant vers la reine transie de terreur. Tu ne vas pascesser de vivre, Salmissra. Tu vivras longtemps — à jamais, peut-être.

Un impossibleespoir se fit jour dans les yeux de Salmissra. Lentement, elle se redressa etleva les yeux sur la silhouette titanesque qui la dominait de toute sa hauteur.

— Eternellement,Polgara ? demanda-t-elle.

— Mais jedois te métamorphoser, reprit tante Pol. Le poison que tu as absorbé pourrester jeune et belle te tue lentement. Ses traces commencent déjà à apparaîtresur ton visage.

Les mains de lareine volèrent à ses joues, et elle se retourna rapidement pour se regarderdans son miroir.

— Tu tedégrades, Salmissra, poursuivit tante Pol. Bientôt, tu seras vieille et laide.La passion qui te consume s’éteindra, et tu mourras. Tu as le sang tropchaud ; voilà ton problème.

— Maiscomment...

Salmissra netermina pas sa phrase.

— Unepetite modification, lui assura tante Pol. Juste un petit changement, et tuvivras éternellement. Garion sentit la puissance de sa volonté s’enfler démesurément.

— Je vaiste donner la vie éternelle, Salmissra, reprit-elle en levant la main.

Elle prononça unmot dont la force terrible ébranla Garion comme une feuille dans la tourmente.

Ils ne virentpas grand-chose au début. Salmissra resta drapée dans sa pâle nudité quisemblait luire à travers sa robe. Puis les étranges marbrures vertess’accentuèrent et ses cuisses se rapprochèrent étroitement l’une de l’autre,tandis que son visage se distendait en un long museau pointu. Alors sa bouches’étira d’une oreille à l’autre et ses lèvres s’estompèrent, leurs commissuresse figeant en un rictus reptilien.

Garion laregardait avec horreur, incapable de détourner les yeux. Les épaules de lareine s’effacèrent, sa robe glissa sur elle et ses bras se collèrent à sesflancs. Puis son corps s’allongea et ses jambes, maintenant complètementsoudées l’une à l’autre, commencèrent à s’incurver en larges anneaux. Sescheveux lustrés disparurent avec les derniers vestiges d’humanité qui s’attardaientencore sur son visage, mais sa couronne d’or resta inébranlablement fixée sursa tête. Elle se laissa glisser sur la masse de ses anneaux et de sescirconvolutions en dardant sa langue, et le capuchon en lequel s’élargissaitson cou s’enfla comme elle braquait le regard mort de ses yeux plats sur tantePol.

— Remontesur ton trône, Salmissra, ordonna tante Pol, qui avait retrouvé sa taillehabituelle pendant la métamorphose de la reine.

La tête de lareine demeura immobile tandis qu’elle déroulait ses anneaux et gravissait ledivan garni de coussins dans un frottement sec, un crissement poussiéreux.

Tante Pol setourna vers Sadi, l’eunuque.

— Veillesur la Servante d’Issa, la reine du Peuple des Serpents, dont le règne dureraéternellement, car elle est véritablement immortelle maintenant, et arborerajusqu’à la fin des temps la couronne de Nyissie.

Sadi, qui étaitd’une pâleur mortelle et roulait des yeux affolés, déglutit péniblement ethocha la tête en signe d’assentiment.

— Je teconfie donc ta reine, reprit-elle. Je préférerais partir paisiblement, maisd’une façon ou d’une autre, nous nous en irons ensemble, le garçon et moi.

— Je feraipasser le message, acquiesça Sadi, avec empressement. Personne ne tentera de semettre en travers de votre chemin.

— Sagedécision, commenta sèchement Barak.

— Saluonstous la Reine des Serpents de Nyissie, articula d’une voix tremblante l’un deseunuques en robe écarlate, en se laissant tomber à deux genoux devantl’estrade.

— Louéesoit-elle, répondirent rituellement les autres, en s’agenouillant à leur tour.

— Sa gloirenous est révélée.

— Adorons-la.

En suivant tantePol vers la porte fracassée, Garion jeta un coup d’œil en arrière. Alanguie surson trône, ses anneaux tavelés lovés les uns sur les autres, Salmissracontemplait son reflet dans le miroir, sa couronne dorée bien droite sur satête encapuchonnée. Mais son museau reptilien était totalement dépourvud’expression, et il était impossible de deviner ce qu’elle pensait.

Chapitre 30

Ils laissèrentles eunuques chanter les louanges de la Reine des Serpents, agenouillés dans lasalle du trône, pour suivre tante Pol à travers les galeries et les sallesvoûtées désertes. Son épée à la main, Barak refaisait à grandes enjambées lechemin qu’il avait suivi en arrivant, reconnaissable aux cadavres sauvagementmutilés qui le jonchaient. Le visage livide du grand bonhomme arborait uneexpression sinistre, et il lui arriva plus d’une fois de détourner les yeuxdevant le terrible carnage qui marquait leur trajet.

Ils émergèrentdu palais pour trouver Sthiss Tor plongée dans des ténèbres plus sombres que lanuit la plus noire. Une torche prise au palais dans une main, son épée dansl’autre, Barak leur ouvrit un chemin dans la foule hystérique qui se lamentaitdans les rues, en proie à une terreur abjecte, et il devait être si terribleque, bien qu’aveuglés par la panique, les Nyissiens s’écartaient devant lui.

— Qu’est-ceque c’est que ça, Polgara ? grommela-t-il en se retournant pour laregarder, avec un ample mouvement de sa torche, comme pour écarter l’obscurité.Encore un de vos tours de magie ?

— Non,répondit-elle. Ce n’est pas de la sorcellerie. Des sortes de flocons grisvoltigeaient dans la lumière de la torche.

— De laneige ? demanda Barak, incrédule.

— Non. Descendres.

— Qu’est-cequi brûle ?

— Unemontagne. Retournons le plus vite possible au bateau. Nous avons plus àcraindre de la foule que de tout ceci. Allons par là, suggéra-t-elle en jetantsa cape légère sur les épaules de Garion et en leur indiquant une rue où l’onvoyait s’agiter quelques torches.

Les cendrescommencèrent à tomber plus lourdement. On aurait dit qu’une farine grise, sale,et qui distillait une puanteur méphitique, se répandait à travers le tamis del’air chargé d’humidité.

Lorsqu’ils arrivèrentaux quais, l’obscurité commençait à céder du terrain. Les cendres dérivaientmaintenant vers le bas, s’insinuant dans les fissures entre les pavés ets’accumulant en ruisselets secs le long des bâtiments. Mais il avait beau fairede plus en plus clair, ils n’y voyaient pas à dix pas dans cette pluie decendres, plus dense qu’un brouillard.

Les quaisétaient plongés dans le chaos absolu. Des hordes de Nyissiens, hurlant etgémissant, tentaient de grimper dans les bateaux pour fuir la cendre étouffantequi dérivait dans un silence mortel à travers l’air humide. Nombreux étaientmême ceux qui, succombant à l’affolement, préféraient s’engloutir dans les eauxfatales de la rivière.

— Nousn’arriverons jamais à traverser cette populace, Polgara, décida Barak.Attendez-moi un instant.

Il rengaina sonépée, bondit et s’agrippa au rebord d’une toiture basse. Un rétablissement, etl’instant d’après, il était campé au bord du toit, au-dessus d’eux. Ils nevoyaient plus de lui qu’une vague silhouette.

— Holà, Greldik !rugit-il d’une voix de tonnerre qui portait par-dessus le vacarme même de lafoule.

— Barak !retentit la voix de Greldik. Où es-tu ?

— Au boutdu quai, hurla Barak en réponse. Nous ne pouvons pas passer, avec tous cesgens.

— Reste oùtu es, fit Greldik. Nous allons venir te chercher.

Au bout dequelques instants, ils entendirent un vacarme de pieds frappant lourdement lespavés du quai. Quelques horions auxquels répondaient des cris de douleurponctuèrent les hurlements de la foule au paroxysme de l’épouvante, puisGreldik, Mandorallen et une poignée de matelots particulièrement costauds,armés de gourdins, émergèrent de la pluie de cendres, se frayant un chemin avecune redoutable efficacité.

— Vous vousétiez perdus ? beugla Greldik à l’attention de Barak.

Barak bondit àbas du toit.

— Nousavons dû nous arrêter un moment au palais, répondit-il, sans s’étendre.

— Ilcommençait à nous venir de grandes craintes pour votre personne, gente dame,déclara Mandorallen, en écartant de son chemin un Nyissien éperdu de terreur.Le brave Durnik est rentré depuis plusieurs heures, déjà.

— Nousavons été retardés, commenta-t-elle. Capitaine, pouvez-vous nous amener à bordde votre bateau ?

Greldik réponditpar un sourire inquiétant.

— Eh bien,allons-y, pressa-t-elle. Dès que nous serons à bord, je pense qu’il vaudraitmieux nous ancrer un peu plus loin du rivage. Les cendres vont bien finir parcesser de tomber, mais en attendant, ces gens vont continuer à s’affoler.Avez-vous eu des nouvelles de Silk ou de mon père ?

— Pasencore, ma Dame, répondit Greldik.

— Mais quefait-il donc ? se demanda-t-elle à elle-même avec agacement.

Mandorallen tirasa large épée et marcha droit sur la foule, sans ralentir ou infléchir satrajectoire. Les Nyissiens s’évanouissaient littéralement devant lui.

La cohue étaitencore pire le long du vaisseau de Greldik. Alignés derrière le bastingage,Durnik, Hettar et tous les membres de l’équipage repoussaient à l’aide delongues gaffes les gens frappés de terreur.

— Sortez lapasserelle, hurla Greldik au moment où ils arrivaient au bord du quai.

— Noblecapitaine, balbutia un Nyissien au crâne chauve, en s’agrippant au gilet defourrure de Greldik. Laisse-moi monter à bord de ton bateau et je te donneraicent pièces d’or.

Greldik le repoussad’un air dégoûté.

— Unmillier de pièces d’or, promit le Nyissien en se cramponnant au bras de Greldiket en lui agitant une bourse sous le nez.

— Que l’onéloigne ce babouin de moi, ordonna Greldik.

D’un coup degourdin, l’un des matelots mit négligemment le Nyssien hors d’état de nuireavant de le délester de sa bourse. Il l’ouvrit et en versa le contenu dans lecreux de sa main.

— Troispièces d’argent, dit-il avec écœurement. Le reste n’est que du cuivre.

Il se retournapour flanquer à l’homme un bon coup de pied dans le ventre.

Ils montèrent àbord l’un après l’autre, tandis que Barak et Mandorallen repoussaient la fouleen la menaçant des pires sévices.

— Larguezles amarres ! tonna Greldik lorsqu’ils furent tous à bord.

Les matelotscoupèrent les lourdes amarres au grand désespoir des Nyissiens agglutinés lelong du quai. Le bâtiment s’écarta lentement au gré du courant visqueux, suivid’un concert de gémissements et de lamentations.

— Garion,dit tante Pol, tu devrais descendre mettre quelque chose de décent et enleverce rouge dégoûtant que tu as sur la figure. Et puis reviens ici tout de suite.Je veux te parler.

Garion, quiavait oublié sa tenue succincte, piqua un fard et s’empressa de descendre sousle tillac.

Il faisaitnettement plus clair lorsqu’il réapparut, revêtu d’une tunique et de chausses,mais les cendres grises dérivaient toujours dans l’air immobile, embrumant lemonde autour d’eux, recouvrant toute chose d’une épaisse couche de poussièreimpalpable. Les matelots de Greldik avaient mouillé l’ancre, et le bateau sebalançait mollement dans le courant léthargique, assez loin du bord.

— Par ici,Garion, appela tante Pol.

Debout à laproue, elle scrutait le brouillard poussiéreux. Garion s’approcha avec unecertaine appréhension, le souvenir de ce qui s’était passé au palais encorebien vivace dans son esprit.

— Assieds-toi,mon chou, suggéra-t-elle. Je voudrais voir quelque chose avec toi.

— Oui,M’dame, acquiesça-t-il en s’asseyant sur le banc, près d’elle.

— Garion,dit-elle en se tournant vers lui et en le regardant droit dans les yeux. Est-cequ’il s’est passé quelque chose pendant que tu étais au palais deSalmissra ?

— De quelgenre de chose veux-tu parler ?

— Tu saisbien ce que je veux dire, répondit-elle plutôt sèchement. Tu ne vas pas nousmettre tous les deux dans l’embarras en m’obligeant à te poser des questionsplus précises, j’espère ?

— Ah !fit-il en s’empourprant. Des choses comme ça ! Non, il ne s’est rienpassé.

Il évoqua, nonsans regrets, le souvenir de la reine si tentante, comme un fruit presque tropmûr.

— Trèsbien. C’est tout ce que je craignais. Tu ne peux pas te permettre de te laisserentraîner dans ce genre de situation pour l’instant. Compte tenu des conditionsspécifiques dans lesquelles tu te trouves, cela pourrait avoir des conséquencesparticulières.

— Je nesuis pas sûr de comprendre, dit-il.

— Tudisposes de certaines facultés, précisa-t-elle, et le fait de commencer à avoirdes expériences dans certain domaine avant qu’elles n’aient atteint leur pleinematurité pourrait déterminer des résultats quelque peu imprévisibles. Mieuxvaut ne pas confondre les registres pour le moment.

— Il auraitpeut-être mieux valu qu’il se passe quelque chose, au contraire, balbutiaGarion. Ça aurait peut-être mis ces facultés hors d’état d’agir — et denuire à qui que ce soit par la même occasion.

— J’endoute. Ton pouvoir est trop grand pour être neutralisé si facilement. Tu tesouviens de ce dont nous avons parlé le jour où nous avons quitté la Tolnedrie,ton instruction ?

— Je n’aipas besoin d’instruction, protesta-t-il en s’assombrissant.

— Oh !que si. Et maintenant plus que jamais. Tu es doté d’un pouvoir énorme, d’unepuissance inconnue à ce jour, et si complexe que je n’arrive même pas à lecomprendre complètement. Il faut que tu apprennes à le maîtriser avant dedéclencher une catastrophe. Tu échappes à tout contrôle, Garion. Si tu tiensvraiment à éviter de faire du mal aux gens, tu devrais être plus que disposé àapprendre comment empêcher les accidents.

— Je ne veuxpas être un sorcier, objecta-t-il. Tout ce que je demande, c’est d’êtredébarrassé de ce pouvoir. Tu ne peux pas m’y aider ?

— Non,répondit-elle en secouant la tête. Et même si j’en étais capable, je ne leferais pas. Tu ne peux pas y renoncer, mon Garion. Ça fait partie de toi.

— Alors,toute ma vie je serai un monstre ? demanda amèrement Garion. Il va falloirque je passe le restant de mes jours à changer les gens en crapauds ou enserpents, ou à les brûler vifs ? Et peut-être même qu’au bout d’un momentj’y serai tellement habitué que ça ne me fera plus rien. Je vivraiéternellement — comme grand-père et toi — mais je ne serai plushumain. Tante Pol, je crois que je préfère mourir.

— Vousne pouvez pas le raisonner ?

Sa voixs’adressait directement, dans son esprit, à l’autre conscience qui l’habitait.

— Paspour l’instant, Polgara,répondit la voix sèche. Il est trop occupé à s’apitoyer sur son sort.

— Ilfaut qu’il apprenne à maîtriser le pouvoir dont il dispose, dit-elle.

— Jel’empêcherai de faire des bêtises,promit la voix. Je ne pense pas que nous puissions faire grand’chose d’autreavant le retour de Belgarath. Il traverse une crise morale, et nous ne pourronspas vraiment nous entendre avec lui tant qu’il n’aura pas lui-même trouvé desolution au problème.

— Jen’aime pas le voir souffrir comme cela.

— Tu estrop sensible, Polgara. Il est solide, et ça ne peut pas lui faire de mal desouffrir un peu.

— Vousallez arrêter de me traiter comme si je n’existais pas, tous les deux ?demanda Garion, furieux.

— Dame Pol,fit Durnik, qui venait vers eux, je pense que vous feriez mieux de venir toutde suite. Barak veut se tuer.

— Il veut quoi ?releva tante Pol.

— Ça auraitun rapport avec une malédiction, expliqua Durnik. Il dit qu’il va se laisser tombersur son épée.

— Quelimbécile ! Où est-il ?

— Il estretourné à l’arrière, répondit Durnik. Il a dégainé son épée, et il ne laisseapprocher personne.

— Venezavec moi.

Elle se dirigeavers la poupe, Garion et Durnik sur ses talons.

— La foliedu combat nous est à tous familière, ô Messire, disait Mandorallen en tentantde raisonner le grand Cheresque. Ce n’est pas une chose dont on ait à seglorifier, mais ce n’est pas non plus une raison pour se laisser aller à un teldésespoir.

Barak nerépondit pas. Il était campé sur le gaillard d’arrière, les yeux révulsésd’horreur, et balançait lentement son énorme épée d’un air menaçant, écartanttous ceux qui faisaient mine d’avancer.

Tante Pol fenditla foule des matelots et fonça droit sur lui.

— N’essayezpas de m’arrêter, Polgara, la menaça-t-il. Impavide, elle tendit la main eteffleura du bout du doigt la pointe de son épée.

— Elle estun peu émoussée, dit-elle d’un ton pensif. Pourquoi ne pas demander à Durnik del’aiguiser ? Elle glisserait mieux entre vos côtes lorsque vous vouslaisserez tomber dessus.

Barak eut l’airun peu surpris.

— Vous avezbien pris toutes vos dispositions, j’espère ?

— Quellesdispositions ?

— Eh bien,concernant votre dépouille. Vraiment, Barak, je pensais que vous aviez plus desavoir-vivre. Un homme du monde n’encombrerait pas ses amis avec ce genre decorvée. Le procédé le plus généralement employé est l’incinération, bien sûr,mais le bois est très humide, en Nyissie, et vous mettriez plus d’une semaine àvous consumer. J’imagine qu’il faudra que nous nous résolvions à vous balancerà la rivière. Les sangsues et les écrevisses vous auront nettoyé jusqu’aux osen un jour ou deux.

Barak prit unair blessé.

— Voulez-vousque nous ramenions votre épée et votre bouclier à votre fils ?demanda-t-elle.

— Je n’aipas de fils, répondit-il d’un ton morose.

Il nes’attendait évidemment pas à cette brutale démonstration de sens pratique.

— Allons,je ne vous ai donc rien dit ? Je suis vraiment distraite.

— Mais dequoi parlez-vous ?

— Peuimporte, dit-elle. C’est sans intérêt, à présent. Comptiez-vous vous laissertout simplement tomber sur votre épée, ou vous précipiter contre le mât, lagarde en avant ? Les deux façons sont bonnes. Voudriez-vous vous écarter,fit-elle en se retournant vers les matelots, de sorte que le comte de Trellheimpuisse prendre son élan et courir jusqu’au mât ? Les matelots laregardèrent en ouvrant de grands yeux.

— Quevouliez-vous dire à propos de mon fils ? reprit Barak en baissant sonépée.

— Cela neferait que vous perturber, Barak. Il est probable que vous vous massacreriezignoblement si je vous racontais tout ça maintenant. Nous ne tenons vraimentpas à ce que vous nous encombriez en geignant pendant des semaines. Ce seraitbeaucoup trop déprimant, vous savez.

— Je veuxque vous me disiez de quoi vous parliez !

— Oh !très bien, soupira-t-elle. Merel, votre femme, attend un enfant. Le résultat decertains hommages que vous lui avez rendus lors de notre visite au Vald’Alorie, j’imagine. Elle est plus grosse que la pleine lune, en ce moment, etvotre exubérante progéniture lui fait une vie d’enfer avec ses coups de pied.

— Unfils ? articula Barak, les yeux comme des soucoupes, tout à coup.

— Vraiment,Barak, protesta-t-elle. Vous devriez faire un peu plus attention à ce qu’onvous dit. Vous n’arriverez jamais à rien si vous ne vous décidez pas à vousdéboucher les oreilles.

— Unfils ? répéta-t-il, en laissant échapper son épée.

— Voilà quevous l’avez laissée tomber, maintenant, le gourmanda-t-elle. Allons, ramassez-la,et finissons-en. C’est vraiment un manque d’égards et de considération enversautrui que de mettre toute la journée à se tuer comme ça.

— Ah, maisje ne me tue plus, déclara-t-il avec indignation.

— Vous nevous tuez plus ?

— Sûrementpas, alors, balbutia-t-il.

Puis il aperçutl’ombre de sourire qui s’épanouissait à la commissure des lèvres de tante Pol,et il pencha la tête d’un air penaud.

— Espèce degrosse andouille, dit-elle.

Puis elle luiempoigna la barbe à deux mains, lui tira la tête vers le bas, et appliqua ungros baiser sonore sur son visage sali par les cendres. Greldik eut ungloussement d’allégresse ; Mandorallen fit un pas en avant et étreignitBarak dans une accolade bourrue.

— Je meréjouis pour Toi, ô mon ami, déclama-t-il, et mon cœur s’enfle d’allégresse.

— Qu’onapporte un tonneau de bière ! ordonna Greldik à ses matelots en flanquantde grandes claques dans le dos de son ami. Nous allons saluer l’héritier desTrellheim avec la bonne vieille bière brune de Cherek.

— Je penseque ça ne va pas tarder à dégénérer, maintenant, dit calmement tante Pol àGarion. Viens avec moi.

Ils retournèrentà la proue du bateau.

— Est-cequ’elle reprendra sa forme un jour ? demanda Garion quand ils furent ànouveau seuls.

— Qui donc,mon chou ?

— La reine,précisa Garion. Est-ce qu’elle retrouvera sa forme ?

— Avec letemps, elle n’en aura même plus envie, répondit tante Pol. La forme que l’onadopte finit par dominer la pensée, au bout d’un moment. Avec les années, cesera de plus en plus un serpent et de moins en moins une femme.

— Il auraitété plus clément de la tuer, commenta Garion, avec un frisson.

— J’avaispromis au Dieu Issa de ne pas le faire, dit-elle.

— C’étaitvraiment le Dieu ?

— Sonesprit, répondit-elle, et son regard se perdit dans les cendres qui tombaienttoujours. Salmissra a investi l’effigie d’Issa de son esprit, et l’espace d’unmoment au moins, la statue a été le Dieu. C’est très compliqué. Mais où peut-ilbien être passé ? fit-elle, l’air tout à la fois préoccupé et irrité,subitement.

— Quiça ?

— Mon père.Il y a des jours qu’ils devraient être ici, maintenant.

Ils restèrentplantés l’un à côté de l’autre à regarder les flots boueux.

Finalement, ellese détourna du bastingage et épousseta les épaules de sa cape d’un air dégoûté,soulevant de petits nuages de cendre.

Je descends,dit-elle en faisant une grimace. Ça commence à devenir vraiment trop sale pourmoi, ici.

— Jecroyais que tu voulais me parler.

— Je nepenses pas que tu sois prêt à écouter ce que j’ai à te dire. J’attendrai.

Elle fit un pas,puis s’arrêta.

— Au fait,Garion ?

— Oui ?

— A taplace, je m’abstiendrais de boire la bière que les matelots sont en traind’ingurgiter. Après ce qu’ils t’ont fait prendre au palais, ça te rendraitsûrement malade.

— Ah !bon, répondit-il, non sans regrets. D’accord.

— Tu ferasce que tu veux, bien sûr, reprit-elle. Mais je me disais que tu préférerais lesavoir avant.

Puis elle sedétourna à nouveau, et s’enfonça par l’écoutille dans les profondeurs dunavire.

Garion était enproie à des émotions mitigées. La journée avait été fertile en événements, etil avait la tête farcie d’un tourbillon d’images confuses.

Ducalme, lui dit sa voix intérieure.

— Comment ?

J’essaied’entendre quelque chose. Ecoute.

— Ecouterquoi ?

Là. Tun’entends rien ?

Faiblement,comme venant de très loin, Garion eut l’impression d’entendre un bruit desabots étouffé.

— Qu’est-ceque c’est ?

La voix nerépondit pas, mais l’amulette qu’il avait autour du cou se mit à palpiter aurythme du martèlement lointain. C’est alors qu’un bruit de pas précipités sefit entendre derrière lui.

— Garion !

Il se retournajuste à temps pour se retrouver prisonnier de l’étreinte de Ce’Nedra.

— Je mefaisais tellement de souci pour toi. Où étais-tu passé ?

— Des genssont montés à bord et se sont emparés de moi, dit-il en tentant de sedébarrasser d’elle. Ils m’ont emmené au palais.

— Maisc’est terrible ! s’exclama-t-elle. Tu as rencontré la reine ?

Garion hocha latête et eut un frisson en repensant au serpent encapuchonné qui se regardaitdans un miroir, alangui sur son divan.

— Qu’est-cequi ne va pas ? demanda la fille.

— Il s’estpassé beaucoup de choses, répondit-il. Pas toutes agréables.

Quelque part, aufin fond de sa conscience, le tambourinement continuait.

— Tu veuxdire qu’ils t’ont torturé ? interrogea Ce’Nedra, en écarquillant les yeux.

— Non, pasdu tout.

— Alors,que s’est-il passé ? insista-t-elle. Raconte-moi. Il savait qu’elle ne lelaisserait pas en paix tant qu’il ne se serait pas exécuté, de sorte qu’il luidécrivit du mieux qu’il put ce qui s’était passé. Le bruit sourd semblait serapprocher pendant qu’il parlait, et la paume de sa main droite se mit à lepicoter. Il la frotta sans y penser.

— C’estabsolument affreux, déclara Ce’Nedra, quand il eut fini. Tu n’as pas eupeur ?

— Pasvraiment, tempéra Garion en se grattouillant toujours la paume de la main.J’étais tellement abruti, la plupart du temps, par les choses qu’ils m’avaientfait boire que j’aurais été bien incapable d’éprouver quoi que ce soit.

— C’estvraiment toi qui as tué Maas, juste comme ça ? demanda-t-elle en claquantles doigts.

— Ça nes’est pas passé tout à fait comme ça, tenta-t-il d’expliquer. Ce n’est pas sisimple.

— Je savaisbien que tu étais un sorcier, dit-elle. Je te l’ai dit le jour où nous étions àla piscine, tu te souviens.

— Mais jene veux pas être sorcier, protesta-t-il. Je n’ai jamais demandé à l’être.

— Je n’aipas demandé à être princesse non plus.

— Ce n’estpas la même chose. Etre un roi ou une princesse, c’est être ce qu’on est. Etreun sorcier, ça a un rapport avec ce qu’on fait.

— Je nevois pas la différence, objecta-t-elle d’un ton obstiné.

— Je peuxamener des choses à se produire, précisa-t-il. Des choses terribles, la plupartdu temps.

— Etalors ? riposta-t-elle, exaspérante. Moi aussi, je peux déclencher deschoses horribles. Ou du moins, je pouvais, à Tol Honeth. Un mot de moi auraitpu envoyer un serviteur au poteau de torture, ou au billot. Je ne l’ai jamaisprononcé, évidemment, mais j’aurais pu. Le pouvoir, c’est le pouvoir, Garion.Le résultat est le même. Tu n’es pas obligé de faire du mal aux gens si tu neveux pas.

— Maisc’est pourtant ce qui arrive de temps en temps, sans que j’en aie envie.

La palpitationdevenait obsédante, maintenant, presque comme un mal de tête assourdi.

— Eh bien,il faut que tu apprennes à contrôler ton pouvoir.

— J’ail’impression d’entendre parler tante Pol.

— Elleessaie seulement de t’aider, déclara la princesse. Elle n’arrête pas d’essayerde te faire faire de ton plein gré ce que tu seras bien obligé de faire, en finde compte. Combien de gens vas-tu transformer en torches humaines avant definir par accepter ce qu’elle te dit ?

— Ça, cen’était pas nécessaire, rétorqua Garion, piqué au vif.

— Oh !si, assura-t-elle. Je crois que si. Tu as de la chance que je ne sois pas tatante. Je ne supporterais pas tes caprices comme elle.

— Vous necomprenez rien, marmonna Garion d’un ton sinistre.

— Jecomprends bien mieux que toi, Garion. Tu sais quel est ton problème ? Tu neveux pas grandir. Tu voudrais rester un petit garçon jusqu’à la fin de tesjours. Mais ce n’est pas possible. Personne ne peut empêcher le passage dutemps. Quel que soit ton pouvoir, que tu sois un empereur ou un sorcier, tu nepeux pas empêcher les années de filer. Il y a longtemps que je m’en suis renducompte, mais enfin, c’est sûrement que je suis beaucoup plus intelligente quetoi.

Puis, sans unmot d’explication, elle se dressa sur la pointe des pieds et lui déposa unléger baiser en plein sur les lèvres. Garion s’empourpra et baissa la tête,tout embarrassé.

— Dis-moi,poursuivit Ce’Nedra en jouant avec la manche de sa tunique. La reine Salmissraétait-elle aussi belle qu’on le dit ?

— C’étaitla plus belle femme que j’ai jamais vue de ma vie, répondit Garion sansréfléchir. La princesse inspira brutalement.

— Je tedéteste ! s’écria-t-elle entre ses dents serrées. Puis elle fit volte-faceet partit en courant, tout éplorée, à la recherche de tante Pol.

Garion la suivitdes yeux, perplexe, puis se détourna pour regarder rêveusement la rivière etles cendres qui dérivaient, emportées par le courant. Le picotement dans sapaume devenait vraiment intolérable et il se gratta le fond de la main,enfonçant férocement ses ongles dans sa chair.

Tu vaste faire mal et c’est tout, dit sa voix intérieure.

— Ça megratte. Je ne peux pas le supporter.

Arrêtede faire l’enfant.

— Mais d’oùça vient ?

Tuveux dire que tu n’as vraiment pas compris ? Tu as davantage à apprendreque je ne pensais. Prends ton amulette dans la main droite.

— Pour quoifaire ?

Faisce que je te dis, c’est tout, Garion.

Garion fouillasous sa tunique et mit sa paume brûlante sur son pendentif. Le contact entre samain et l’amulette palpitante lui fit l’impression d’approcher la perfection,un peu comme une clef rentrant dans la serrure pour laquelle elle a été faite,mais en plus ample. Le picotement devint la vague impérieuse qui lui étaitmaintenant familière, et la palpitation sembla éveiller un écho vide dans sesoreilles.

Pastrop fort, fit la voix intérieure, comme pour le mettre en garde. Tun’essaies pas d’assécher la rivière, tu sais.

— Que sepasse-t-il ? Mais qu’est-ce que c’est, à la fin ?

Belgarathtente de nous retrouver.

— Grand-père ?Où est-il ?

Un peude patience.

Garion avaitl’impression que la palpitation devenait de plus en plus forte, et bientôt soncorps tout entier se mit à frémir à chaque pulsation. Il plongea le regardpar-dessus le bastingage, dans l’espoir d’apercevoir quelque chose dans labrume, mais la cendre qui se posait à la surface de la rivière boueuse, silégère qu’elle la recouvrait sans s’y engloutir, empêchait d’y voir à plus devingt pas. On n’apercevait même pas la cité, et la pluie sèche donnait presquel’impression d’étouffer les cris et les gémissements qui s’élevaient des ruesinvisibles. On ne distinguait à vrai dire que le lent passage du courant contrela coque.

C’est alors quequelque chose se mit à bouger, loin sur la rivière. Quelque chose de pas trèsgros, qui semblait n’être, au départ, qu’une silhouette sombre dérivant,fantomatique et silencieuse, au gré du courant.

La palpitationdevint encore plus forte. Puis l’ombre se rapprocha, et Garion commença àdistinguer la forme d’une petite barque. Une rame entra dans l’eau, lui arrachantun petit clapotement. L’homme qui était aux avirons se tourna pour regarderpar-dessus son épaule. Garion reconnut Silk. Son visage était couvert de cendregrise, et des ruisselets de sueur lui sillonnaient les joues.

Sire Loup étaitassis à l’arrière de la petite embarcation, emmitouflé dans sa cape dont ilavait relevé le capuchon.

Bienvenueà toi, Belgarath, dit la voix sèche.

Quiest-ce ? La voix de sire Loup paraissait surprise, dans l’esprit deGarion. C’est toi, Belgarion ?

Pastout à fait, répondit la voix. Pas encore, en tout cas, mais nous yarriverons.

— Je medemandais qui pouvait causer tout ce bruit.

— Il aparfois tendance à en faire un peu trop. Mais il finira par s’y mettre.

L’un desmatelots réunis autour de Barak, à la poupe, poussa un beuglement et ils seretournèrent tous pour regarder la barque qui venait lentement vers eux.

Tante Polremonta des profondeurs de la coque et s’approcha du bastingage.

— Vousn’êtes pas en avance, dit-elle.

— Nousavons été retardés, répondit le vieil homme par-dessus le vide qui diminuait àchaque coup de rame.

Il repoussa sacapuche et secoua la cendre impalpable qui recouvrait sa cape. Puis Garion vitque le vieil homme avait le bras retenu par une ficelle sale, sur la poitrine.

— Qu’est-ceque tu t’es fait au bras ? demanda tante Pol.

— Jepréfère ne pas en parler.

Sire Loup avaitla joue marquée d’une vilaine balafre qui se perdait dans sa courte barbeblanche, et ses yeux semblaient briller d’une prodigieuse contrariété.

Le visagecouvert de cendres du petit homme qui, d’un coup de rame, amena habilement labarque le long du vaisseau de Greldik dans un choc insignifiant, arborait unsourire incroyablement rusé.

— Jen’imagine pas pouvoir arriver à vous convaincre de fermer votre bec ?lâcha sire Loup d’un ton peu amène.

— Commentpouvez-vous penser que j’oserais dire quoi que ce soit, puissant sorcier ?riposta Silk, d’un ton moqueur, en ouvrant tout grand ses petits yeux de fouinedans une superbe démonstration de fausse ingénuité.

— Aidez-moiplutôt à monter à bord, rétorqua sire Loup d’un ton hargneux.

Tout soncomportement était celui d’un homme qui a été victime d’une insulte mortelle.

— A vosordres, vénérable Belgarath, s’empressa Silk, en faisant des efforts visiblespour ne pas éclater de rire.

Il aida tantbien que mal le vieil homme à passer par-dessus le bastingage du bateau.

— Ne nouséternisons pas ici, déclara sire Loup, laconique, au capitaine Greldik venul’accueillir.

— Par oùvoulez-vous aller, vénérable Ancien ? s’enquit prudemment Greldik,apparemment peu désireux d’aggraver l’humeur du vieil homme.

Sire Loup luijeta un regard féroce.

— Versl’aval ou vers l’amont ? précisa Greldik d’un ton conciliant.

— Versl’amont, évidemment, cracha sire Loup.

— Commentvouliez-vous que je le sache ? demanda Greldik, en prenant tante Pol àtémoin.

Puis il sedétourna et commença à aboyer des ordres à ses hommes.

L’expression detante Pol était un mélange complexe de soulagement et de curiosité.

— Je suissûre que tu vas avoir une histoire fascinante à nous raconter, père,insinua-t-elle comme les matelots commençaient à relever les lourdes ancres.J’ai hâte de l’entendre.

— Je mepasserai avantageusement de tes sarcasmes, Pol, déclara sire Loup. J’ai eu unedure journée. Essaie de ne pas me rendre les choses encore plus pénibles, si tupeux.

C’en fut troppour Silk. A ces mots, le petit homme, qui était en train d’escalader lebastingage, s’écroula, en proie à un fou rire incontrôlable. Il s’effondra surle pont en hurlant de rire.

Sire Loupobserva son compagnon hilare avec l’expression du plus profond courroux, tandisque les marins de Greldik se mettaient aux avirons et ramenaient le navire dansle sens du courant paresseux.

— Qu’est-ceque tu t’es fait au bras, père ? demanda tante Pol avec un regard acéré,et d’un ton qui indiquait clairement qu’elle n’entendait pas se faire mener enbateau un instant de plus.

— Je me lesuis cassé, répondit platement sire Loup.

— Commentas-tu fait ça ?

— Unstupide accident, Pol. Le genre de choses qui arrivent de temps en temps.

— Fais-moivoir ça.

— Oui, toutde suite. Vous ne pourriez pas arrêter un peu, gronda-t-il, en stigmatisant duregard Silk toujours hilare, et dire aux matelots où nous allons ?

— Et oùallons-nous, père ? s’informa tante Pol. Tu as retrouvé la piste deZedar ?

— Il estpassé en Cthol Murgos. Ctuchik l’attendait.

— Etl’Orbe ?

— Elle estentre les mains de Ctuchik, maintenant.

— Penses-tuque nous allons réussir à l’intercepter avant qu’il n’arrive à Rak Cthol ?

— J’endoute. De toute façon, il faut d’abord que nous allions au Val.

— AuVal ? Mais enfin, père, ça n’a pas de sens.

— NotreMaître nous appelle, Pol. Il veut que nous allions au Val, et c’est là que nousirons.

— Etl’Orbe, alors ?

— C’estCtuchik qui l’a, et je sais où le retrouver. Il n’ira pas loin. Pour l’instant,nous partons pour le Val.

— Trèsbien, père, conclut-elle d’un ton implacable. Ne t’excite pas. Tu t’es battu ouquoi ? demanda-t-elle d’un ton inquiétant, en le regardant sous le nez.

— Non, jene me suis pas battu, répondit-il d’un air écœuré.

— Ques’est-il passé, alors ?

— Un arbrem’est tombé dessus.

— Hein ?

— Tu asbien entendu.

Et tandis que levieil homme leur avouait, bien à contrecœur, ses exploits, arrachant un nouvelaccès d’hilarité à Silk, à l’avant du bateau où Greldik et Barak tenaient labarre, le tambour se mit à battre sur un rythme lent. Alors les matelotsplongèrent leurs avirons en cadence dans les eaux huileuses, et le vaisseaucommença à remonter le courant, accompagné des éclats de rire de Silk, quistriaient l’air chargé de cendres.

(Fin)

L’aventure continue dans le tome 3 : Le gambit du magicien