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Boudah Talenka

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La reine des sortilèges

jeudi 11 décembre 2008 à 00:00

Extrait de la Belgariade, œuvre magistrale de David & Leigh Eddings.

Suite du premier tome : le pion blanc des présages.

Chapitres : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, fin.

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Prologue

Où est relaté le combat des royaumes du Ponant contre la plus barbare des invasions et l’infamie de Kal-Torak.

D’après La Bataille de Vo Mimbre

Dans le matin dumonde, Torak, le Dieu pervers, s’empara de l’Orbe d’Aldur avec laquelle ils’enfuit, car il était assoiffé de pouvoir. L’Orbe refusa de se soumettre à savolonté, et son feu le marqua à jamais d’une terrible brûlure. Pourtant, l’Orbelui était trop précieuse pour qu’il se résolût à la restituer.

Alors le sorcierBelgarath, disciple du Dieu Aldur, mena le roi des Aloriens et ses trois filsdans une quête qui les conduisit jusqu’à la tour de fer de Torak, où ilsrecouvrèrent l’Orbe. Torak tenta de les poursuivre, mais il fut contraint debattre en retraite devant la colère de l’Orbe, qui le repoussa.

Belgarath plaçaCherek et ses fils sur les trônes de quatre grands royaumes, afin qu’ilsmontent éternellement la garde contre Torak. Il investit Riva de la mission deveiller sur l’Orbe, et lui révéla qu’aussi longtemps que celle-ci seraitdétenue par l’un de ses descendants, le Ponant serait en sûreté.

Les sièclessuccédèrent aux siècles sans que Torak se manifeste, jusqu’au printemps de l’an4865. Alors les Nadraks, les Thulls et les Murgos déferlèrent par vagues gigantesquessur la Drasnie. Au centre de cette marée humaine se dressait l’immense pavillonde fer de celui auquel on avait donné le nom de Kal-Torak, qui voulait direDieu et Roi. Les villes et les villages devaient être rasés et brûlés, car lebut de Kal-Torak n’était pas la conquête mais la destruction. Ceux quiréchappaient aux massacres étaient livrés aux prêtres grolims avec leursmasques d’acier, pour être sacrifiés selon les rites innommables des Angaraks.Seuls survécurent ceux qui cherchèrent refuge en Algarie ou furent recueillis àl’embouchure de l’Aldur par les vaisseaux de guerre cheresques.

Se tournant versle sud, les hordes s’abattirent ensuite sur l’Algarie, mais elles n’ytrouvèrent pas de villes. Les Algarois étaient des nomades, de farouchescavaliers qui ne se replièrent devant les Angaraks que pour revenir à la chargepar surprise, leur infligeant des pertes cruelles. Les rois d’Algarie avaientinstauré leur trône à la Forteresse, une montagne de pierre érigée de maind’homme, aux murailles épaisses de trente pieds, contre lesquelles les Angaraksse heurtèrent en vain avant de se décider à assiéger la citadelle. Le siège seprolongea huit années, en pure perte.

Ce délai devaitfournir au Ponant le temps de se mobiliser et de faire ses préparatifs. Lesgénéraux s’assemblèrent à l’Ecole de guerre impériale de Tol Honeth pouraffûter leur stratégie. Tous sentiments de rivalité nationale bannis, Brand, leGardien de Riva, fut désigné pour assumer le commandement plein et entier desopérations. Il arriva accompagné de deux étranges conseillers : un hommed’âge vénérable, mais encore très vert, qui revendiquait la connaissance desroyaumes angaraks même, et une femme d’une beauté stupéfiante, à l’allurealtière, dont le front s’ornait d’une mèche d’argent. Brand leur accorda touteson attention et la plus grande déférence.

A la fin du printempsde 4875, Kal-Torak renonça à prendre la Forteresse et se tourna vers la mer, àl’ouest, toujours harcelé par les cavaliers algarois. Dans les montagnes, lesUlgos sortaient nuitamment de leurs cavernes et se déchaînaient sur lesAngaraks, les massacrant sauvagement pendant leur sommeil. Mais les légions deKal-Torak étaient innombrables. Après s’être regroupées, elles se dirigèrentvers la ville de Vo Mimbre en empruntant la vallée de la rivière Arend,dévastant tout sur leur passage, et dès le début de l’été, les multitudesangaraks se déployaient pour prendre la cité d’assaut.

Le troisièmejour de la bataille, une trompe sonna par trois fois. Puis les portes de VoMimbre s’ouvrirent et les chevaliers mimbraïques attaquèrent de vive force lespremières lignes des milices angaraks, leurs destriers broyant les morts commeles vivants sous leurs sabots ferrés. Au même instant, la cavalerie algaroise,l’infanterie drasnienne et les irréguliers ulgos sous leurs voiles surgirentsur le flanc gauche, tandis que les têtes brûlées cheresques et leslégionnaires tolnedrains faisaient tout à coup irruption sur la droite.

Attaqué surtrois côtés, Kal-Torak engagea toutes ses forces dans la bataille. Mais lesRiviens aux uniformes gris, les Sendariens et les archers asturiens fondirentsur ses troupes par l’arrière, et, sombrant dans la confusion, les Angarakscommencèrent à tomber comme fétus de paille sous la faux du grand moissonneur.

Alors l’Apostat,Zedar le Sorcier, se précipita en hâte vers le pavillon de fer noir hors duquelKal-Torak n’avait pas encore paru. Et au Maudit, il annonça :« Seigneur, Tes ennemis nous encerclent en immenses nuées. En vérité, mêmeles Riviens au ventre gris sont venus en nombre pour défier Ta puissance. »

Dans son ire,Kal-Torak se leva et déclara : « Je m’avancerai, de sorte que lesdétenteurs illicites de Cthrag Yaska, la pierre qui était mienne, mevoient et prennent peur de ma personne. Envoie-moi mes rois.

— PuissantSeigneur, lui répondit Zedar, Tes rois ne sont plus. Le combat leur a coûté lavie, de même qu’à une multitude de Tes prêtres grolims. »

La colère deKal-Torak n’eut plus de bornes à ces mots. Une langue de feu surgit de sonorbite droite et de l’œil qui avait cessé d’être. Il ordonna à ses ordonnancesde lier son bouclier au bras qui n’avait plus de main, il brandit l’épée noire,meurtrière, qui était la sienne et s’avança pour livrer combat.

C’est alors ques’éleva des lignes riviennes une voix qui disait : « Au nom de Belar,je te provoque en duel,

Torak. Au nom d’Aldur,je te crache mon mépris au visage. Que cesse ce bain de sang, et je terencontrerai pour décider de l’issue de la bataille. Je suis Brand, le Gardiende Riva. Relève mon défi ou emmène avec toi tes hordes pestilentielles, et nereviens plus dans les royaumes du Ponant. »

Kal-Torak sedétacha de ses troupes et s’écria : « Où est-il, celui qui osemesurer sa chair de mortel au Roi du Monde ? Qu’il prenne garde, car jesuis Torak, le Roi des Rois, Dieu entre les Dieux. Je réduirai à néant ceRivien qui hausse si fort la voix. Mes ennemis périront, et Cthrag Yaskasera de nouveau mienne. »

Le Gardien deRiva s’avança, brandissant une lourde épée et un bouclier voilé d’un linge. Unloup au poil blanchi marchait à son côté, et une chouette au plumage neigeuxplanait au-dessus de sa tête.

« Brand estmon nom, dit le Gardien de Riva, et je me battrai contre toi, Torak l’infâme etle contrefait. »

Mais alors Torakvit le loup, et lui dit :

« Va-t’en,Belgarath. Fuis si tu tiens à la vie ». Et à la chouette il dit :« Abjure ton père, Polgara, et vénère-moi. Je t’épouserai et ferai de toila Reine du Monde. »

Mais le louppoussa un hurlement de défi, et la chouette rauqua son mépris.

Torak élevaalors son épée et l’abattit sur le bouclier de Brand. Longtemps, ilscombattirent, se portant des coups innombrables, plus formidables les uns queles autres. Ceux qui se tenaient suffisamment près d’eux pour assister à lascène furent stupéfaits. Dans son ire qui allait croissant, Torak assena descoups redoublés de son épée sur le bouclier de Brand, tant et si bien que leGardien recula sous les assauts du Maudit. Mais d’une seule voix, le loup semit à hurler et la chouette poussa un ululement, et la force de Brand en futrégénérée.

D’un seulmouvement, le Gardien de Riva dévoila alors son bouclier au centre duquel étaitenchâssée une gemme ronde, de la taille du cœur d’un enfant. Comme Torak laregardait fixement, la pierre se mit à luire d’un éclat incandescent et à jeterdes flammes. Le Maudit s’en détourna, laissant tomber son épée et son bouclier,et tenta de se soustraire au feu mortel de la pierre en se protégeant le visagede ses deux bras levés.

Brand frappa ànouveau, et son épée transperça le ventail du heaume de Torak pour, s’enfonçantdans l’œil qui n’était plus, plonger dans le crâne du Maudit. Torak recula avecun grand cri. Il arracha l’épée de son orbite et repoussa son casque. Tous ceuxqui étaient présents s’écartèrent avec horreur, car son visage, cautérisé parun feu intense, était épouvantable à regarder. Pleurant des larmes de sang,Torak hurla à nouveau en contemplant le joyau qu’il avait nommé Cthrag Yaskaet pour lequel il avait embrasé les royaumes du Ponant. Puis il s’effondra, etle monde entier retentit du bruit de sa chute.

Ce ne fut qu’uneclameur lorsque les mercenaires angaraks virent devant quoi Kal-Torak avaitsuccombé. Ils tentèrent de fuir, en proie à une panique prodigieuse, mais lesarmées du Ponant les poursuivirent sans merci, si bien que lorsque la brume seleva sur le matin du quatrième jour, les légions ennemies étaient anéanties.

Brand demandaqu’on lui apporte la dépouille du Maudit, de sorte qu’il pût contempler celuiqui avait voulu être le Roi du Monde, mais on ne retrouva jamais son corps. Lanuit venue, Zedar le Sorcier avait, grâce à un enchantement, franchi les lignesdu Ponant, emportant celui qu’il s’était choisi pour maître.

Alors Brands’entretint avec ses conseillers. Et Belgarath lui dit : « Torakn’est pas mort mais seulement plongé dans un profond sommeil. Car Dieu il est,et à un Dieu jamais l’arme d’un mortel n’ôtera la vie. »

— Quands’éveillera-t-il ? demanda Brand. Car il me faut préparer le Ponant à sonretour.

— Lorsqu’unroi de la lignée de Riva siégera à nouveau sur son trône septentrional, alorsle Dieu des Ténèbres se réveillera pour lui livrer combat.

Ainsi parlaPolgara, mais Brand s’assombrit et lui répondit : « Jamais, donc,l’aube ne se lèvera sur ce jour ! » Car tout le monde savait que ledernier roi de Riva et toute sa famille avaient été mis à mort dans le quatremille et deuxième an, par des assassins nyissiens.

Mais voiciquelles furent les paroles de la femme : « Lorsque les temps serontrévolus, le roi de Riva fera valoir ses droits au trône. Tels sont les termesde l’ancienne Prophétie, et nul ne saurait en dire davantage. »

Brand se déclarasatisfait, et à sa demande, ses armées entreprirent de réparer du champ debataille les désastres infligés par les Angaraks. Cela étant fait, les rois duPonant se réunirent devant la cité de Vo Mimbre et tinrent conseil. Nombreusesfurent les voix qui s’élevèrent pour chanter bien haut les louanges de Brand.

Les hommes netardèrent pas à proclamer qu’il revenait désormais à Brand de veiller sur ladestinée de tout le Ponant. Seul Mergon, l’ambassadeur de l’empire deTolnedrie, déclara formellement son indignation au nom de son empereur, RanBorune quatrième du nom. Brand refusa cet honneur, et la proposition futabandonnée, de sorte que la paix régna à nouveau entre ceux qui étaient réunisen conseil. Mais pour prix de la concorde, une requête fut adressée à laTolnedrie.

Le Gorim desUlgos s’exprima le premier, d’une voix résolue. « Pour l’accomplissementde la Prophétie, une princesse tolnedraine doit être promise en mariage au roide Riva qui viendra sauver le monde. Telle est l’exigence des Dieux. »

Mergon éleva ànouveau une protestation. « Vide et déserte est la cour du roi de Riva.Nul ne siège plus sur le trône de Riva. Comment une princesse impériale deTolnedrie pourrait-elle épouser un fantôme ? »

Et voici laréponse qu’apporta la femme qui était Polgara : « Le roi de Rivareviendra ceindre sa couronne et prendre épouse. Et voici pourquoi, à compterde ce jour, chaque princesse de l’empire de Tolnedrie se présentera à la courdu roi de Riva le jour de son seizième anniversaire. Elle portera sa robe demariage et attendra trois journées le retour du roi de Riva. S’il ne vient pasla chercher, alors elle sera libre de retourner auprès de son père et de sesoumettre aux projets qu’il aura formés pour elle. »

Mergon serécria. « La Tolnedrie toute entière se révoltera contre cette infamie.Jamais cela ne sera ! »

Le Gorim desUlgos, qui était un sage, prit de nouveau la parole. « Allez dire à votreempereur que telle est la volonté des Dieux, et faites-lui également reconnaîtreque si la Tolnedrie devait manquer à ses engagements, le Ponant prendrait lesarmes contre elle, disperserait les fils de Nedra aux quatre vents, et n’auraitpoint de cesse que la puissance de l’empire de Tolnedrie ne soit réduite à néantet que son existence même ne soit plus qu’un souvenir. » A ces mots,reconnaissant la puissance des armées assemblées devant lui, l’ambassadeur duts’incliner, à Tous alors s’accordèrent et s’estimèrent liés par cet engagement.Cela étant accompli, les nobles de l’Arendie déchirée par des luttes intestinesvinrent vers Brand et lui dirent : « Le roi de Mimbre est mort, leduc d’Asturie n’est plus. Qui exercera désormais son autorité sur nous ?Depuis deux mille ans, la douce Arendie vit au gré des conflits entreMimbraïques et Asturiens. Que pourrions-nous faire pour ne plus former qu’unseul peuple à nouveau ? »

Brand réfléchitun instant. « Qui est l’héritier du trône mimbraïque ?

— Korodullinest le prince impérial de Mimbre » ; telle fut la réponse des nobles.

— Et quelest le successeur du duc d’Asturie ?

— Sa fille,Mayaserana, lui fut-il répondu.

— Qu’on lesamène devant moi, dit Brand.

Et lorsqu’ilsparurent devant lui, Brand leur tint ce langage : « Les effusions desang entre Mimbre et l’Asturie doivent prendre fin. Telle est donc ma volonté,que vous unissiez vos destins, et que de la sorte se rapprochent enfin desfamilles qui se sont si longtemps opposées. »

Tous deuxs’élevèrent vivement contre cet arrêt, car ils avaient été entretenus dans lahaine ancestrale de l’autre, et étaient nourris de l’orgueil de leur proprepostérité. Alors Belgarath prit Korodullin à part et s’entretint en privé aveclui. Puis Polgara se retira avec Mayaserana et lui parla longuement. Personnene devait jamais connaître, ni alors ni par la suite, les propos qu’ils tinrentaux deux jeunes gens. Mais lorsque Mayaserana et Korodullin se présentèrent ànouveau devant Brand, ce fut pour consentir au mariage. Tel devait être le dernieracte du conseil qui se tint après la bataille de Vo Mimbre.

Brand s’adressaune dernière fois à tous les rois et à tous les nobles assemblés avant derepartir vers le nord.

« Bien deschoses bonnes et qui connaîtront la pérennité auront été ébauchées ici. Envérité, je vous le dis, nous avons uni nos forces contre les Angaraks et nousles avons défaits. Torak le maléfique est vaincu. Et l’alliance que nous avonsici tous ensemble conclue prépare le Ponant au moment annoncé par la Prophétieoù le roi de Riva reviendra et où Torak s’éveillera de son long sommeil pourrevendiquer à nouveau la domination du monde et son assujettissement. Tout ceque nous pouvions faire à ce jour en vue de cet ultime et formidable combat aété fait. Nous ne pouvons aller plus loin. Peut-être l’occasion nous aura-t-elleen outre été donnée de guérir les blessures de l’Arendie et de voir la fin d’unconflit qui aura duré plus de deux mille ans. Pour ce qui me concerne, je medéclare satisfait de tout ceci.

Adieu, donc, àtous, et pour toujours-longtemps ! »

Il se détournaet prit la route du nord, accompagné de l’homme au poil blanchi qui étaitBelgarath et de la femme au port altier qui était Polgara. Ils embarquèrent àCamaar, en Sendarie, et mirent le cap sur Riva. Jamais Brand ne devait remettrele pied dans les royaumes du Ponant.

Mais on araconté beaucoup d’histoires sur ses compagnons. Et dans tous ces contes, raressont ceux qui sauraient démêler le vrai du faux.

Chapître premier

Vo Wacune avaitcessé d’exister. Vingt-quatre siècles avaient passé depuis le pillage du fiefdes Arendais wacites, et les interminables forêts noires du nord de l’Arendieavaient envahi les ruines. Les murailles détruites s’étaient effondrées etavaient été englouties par la mousse et les fougères brunes, luisantesd’humidité, sous lesquelles disparaissait le sol de la forêt. Seuls les chicotsdélabrés qui avaient jadis été de fières tours se dressaient désormais, commeautant de dents branlantes et pourrissantes, au milieu des arbres environnés debrume, pour témoigner de l’endroit où se trouvait jadis Vo Wacune. Une neigedétrempée enveloppait les ruines noyées dans le brouillard, et des ruisseletsd’eau couraient, telles des larmes, sur la face des antiques pierres.

Gariondéambulait tout seul dans les artères de la ville morte, envahie par lesarbres, en serrant étroitement autour de lui son épaisse houppelande de lainegrise pour se protéger du froid, et en ruminant des pensées aussi lugubres queles pierres suintantes qui l’environnaient. La ferme de Faldor, avec ses champsd’émeraude étincelants au soleil, était tellement loin maintenant qu’elle luidonnait l’impression de se perdre dans une sorte de brume qui se dérobaitdevant lui, et il avait le cœur serré par une nostalgie désespérante. Quels quefussent ses efforts pour les retenir, les détails lui échappaient. Les odeursdélectables de la cuisine de tante Pol n’étaient plus qu’un vaguesouvenir ; le tintement du marteau de Durnik dans la forge s’évanouissaitcomme se meurt l’écho du dernier coup sonné par une cloche, et les visagesclairs, nets, de ses camarades de jeu se troublaient dans sa mémoire, à telpoint qu’il n’était plus sûr d’arriver à les reconnaître s’il les revoyaitseulement un jour. Son enfance partait à la dérive, et quoi qu’il fît, iln’avait aucune prise sur elle.

Rien n’étaitplus comme avant ; c’était là tout le problème. L’armature de sa vie,l’assise sur laquelle son enfance avait été bâtie, c’était tante Pol. Dans lemonde simple de la ferme de Faldor, tout le monde avait toujours vu en elleDame Pol, la cuisinière, et voilà que dans l’autre monde qui s’étendait au-delàdu portail de la ferme de Faldor, elle était Polgara la Sorcière, qui avait vupasser quatre millénaires dans un but qui dépassait la compréhension desmortels.

Même sire Loup,le vieux conteur nomade, avait bien changé, lui aussi. Garion savait maintenantque son ami était en fait son arrière-arrière-grand-père — encoreaurait-il fallu ajouter un nombre incalculable d’« arrière » pourfaire bon poids — mais que, au-delà de ce vieux visage malicieux, c’étaitle regard inflexible de Belgarath le Sorcier qui l’observait depuis le premierjour, un homme qui attendait son heure en contemplant la folie des Dieux et deshommes depuis sept mille ans. Garion poussa un soupir et poursuivit son erranceà travers le brouillard.

Leurs noms seulsle mettaient mal à l’aise. Garion n’avait jamais voulu croire à la sorcellerieet à la magie, noire ou blanche. Ces choses-là n’étaient pas normales, et ellesviolaient l’idée qu’il se faisait de la réalité tangible, concrète. Mais ils’était passé trop de choses pour qu’il pût se cramponner plus longtemps à cescepticisme si confortable. Il avait suffi d’un instant, plus fulgurant quel’éclair, pour balayer, comme autant de fétus de paille, les derniers vestigesde son incrédulité. Pétrifié, il l’avait vue effacer d’un geste, d’un seul mot,la taie laiteuse qui masquait les yeux de Martje la sorcière, lui rendant lavue, mais lui retirant par la même occasion, avec une indifférence brutale, lafaculté de voir dans l’avenir. Le souvenir du gémissement de désespoir de lavieille folle arracha un frisson à Garion. Ce cri marquait, en quelque sorte,le moment à partir duquel le monde avait perdu de sa réalité, de son sens, pourdevenir infiniment moins sûr.

Arraché au seulendroit qu’il eût jamais connu, incertain de l’identité des deux personnes quilui étaient les plus proches, toute notion de ce qui était possible, et de cequi ne l’était pas, abolie, Garion se trouvait embarqué dans un mystérieuxpèlerinage, sans la moindre idée de ce qu’ils faisaient dans cette citénaufragée, engloutie dans les arbres, ou de l’endroit où ils iraient ensuite.La seule certitude qui lui restait était la pensée sinistre à laquelle il se cramponnaitdésormais : un homme s’était glissé au cœur des ténèbres qui précèdentl’aube pour assassiner ses parents, dans leur petite maison, au fond de cevillage oublié, et cet homme était là, quelque part, dans ce monde. Eh bien, ille retrouverait, lui, Garion, même s’il devait y passer le restant de sesjours, et ce jour là, il le tuerait. Aussi étrange que cela pût paraître, cetteidée concrète recelait quelque chose d’un peu réconfortant.

Il escaladaprudemment les éboulis d’une maison qui s’était écroulée dans la rue etpoursuivit son exploration de la cité en ruine, mais il n’y avait, à vrai dire,pas grand-chose à voir. Les siècles inlassables avaient pour ainsi dire faitdisparaître tout ce que la guerre n’avait pas détruit, et dont la neige fondanteet le brouillard épais dissimulaient jusqu’aux dernières traces. Garion soupiraà nouveau et entreprit de retourner sur ses pas, jusqu’au chicot à demi pourride la tour où ils avaient passé la dernière nuit, tous ensemble.

Sire Loup ettante Pol devisaient calmement, non loin de la tour en ruine. Le vieil hommeavait relevé sa capuche couleur de rouille sur sa tête, et tante Pol avaitrefermé sa cape bleue autour d’elle. Le regard qu’elle promenait sur les ruinesenvahies par la brume semblait accablé d’un regret éternel. Ses longs cheveuxnoirs ruisselaient sur son dos, et, au-dessus de son front, sa mèche blanchebrillait d’un éclat plus pâle que la neige à ses pieds.

« Levoilà », dit sire Loup en voyant approcher Garion.

Elle hocha latête en signe d’approbation.

— Oùétais-tu ? lui demanda-t-elle en le regardant d’un air grave.

— Nullepart, répondit Garion. Je réfléchissais, c’est tout.

— Je voisque tu as réussi à te tremper les pieds. Garion leva une de ses bottes brunes,pleine d’eau, et regarda la boue qui y adhérait.

— La neigeest plus mouillée que je ne pensais, avança-t-il pour se disculper.

— Tu tesens vraiment mieux avec ça ? reprit sire Loup en indiquant l’épée queGarion ne quittait plus maintenant.

— Tout lemonde n’arrête pas de dire que l’Arendie est une contrée dangereuse, sejustifia Garion. Et puis, il faut bien que je m’y habitue.

L’épée, qui luiavait été offerte par Barak, était l’un des nombreux cadeaux qu’il avait reçuspour Erastide, qui avait eu lieu alors qu’ils étaient en mer. Il fit tourner lebaudrier de cuir flambant neuf afin d’en dissimuler un peu la poignée de ferforgé.

— Je netrouve pas que ça t’aille très bien, tu sais, déclara le vieil homme d’un tonquelque peu réprobateur.

— Fiche-luila paix, père, laissa tomber tante Pol, presque distraitement. C’est la sienne,après tout ; qu’il la porte si ça lui fait plaisir.

— Hettardevrait déjà être là, maintenant, non ? demanda Garion, plus pour changerde sujet qu’autre chose.

— E apeut-être été bloqué par la neige dans les montagnes de Sendarie, répliqua sireLoup. Il ne va pas tarder à arriver. On peut compter sur lui.

— Je medemanderai toujours pourquoi nous n’avons pas tout simplement acheté deschevaux à Camaar.

— Ilsn’auraient pas été aussi bons, rétorqua sire Loup en grattant sa courte barbeblanche. Nous avons une longue route à faire, et je ne veux pas avoir à medemander si mon cheval ne va pas me lâcher au plus mauvais moment. Mieux vautperdre un peu de temps maintenant que beaucoup par la suite. »

Garion fourra lamain sous son col et se frotta la gorge à l’endroit où la curieuse amuletted’argent ciselé que sire Loup et tante Pol lui avaient donnée pour Erastide luiirritait la peau.

— N’y faispas attention, mon chou, fit tante Pol.

— Je nevois vraiment pas pourquoi tu ne veux pas que je la mette par-dessus mesvêtements, se lamenta-t-il. Personne ne la verrait sous ma tunique.

— Il fautqu’elle soit en contact avec ta peau.

— Je trouveça quand même un peu pénible. Elle n’est pas vilaine, évidemment, mais il y ades moments où je la trouve froide, d’autres où j’ai l’impression qu’elle esttrès chaude, et de temps en temps, elle a l’air horriblement lourde. Et puis lachaîne me gratte le cou. Il faut croire que je n’ai pas l’habitude desfanfreluches.

— Ce n’estpas un simple bijou, chéri, riposta-t-elle. Tu verras que tu finiras par t’yhabituer.

— Ça teconsolera peut-être un peu de savoir que ta tante a mis dix ans à s’habituer àla sienne, révéla sire Loup en riant. Il fallait tout le temps que je lui disede la remettre.

— Je nepense pas que ce soit vraiment le moment, père, releva fraîchement tante Pol.

— Tu en asune aussi ? demanda Garion au vieil homme, très curieux, tout d’un coup.

— Evidemment.

— Ça veutdire quelque chose, alors, si on en a tous une ?

— C’est unecoutume familiale, Garion, repartit tante Pol d’un ton sans réplique.

Un courant d’airglacial et humide s’engouffra furieusement dans les ruines, faisanttourbillonner le brouillard autour d’eux, l’espace d’un instant.

— Jevoudrais bien que Hettar se dépêche d’arriver, déclara Garion, dans un soupir àfendre l’âme. Je ne serai pas fâché de partir. On se croirait dans uncimetière, ici.

— Ça n’apas toujours été comme ça, souffla tante Pol.

— Commentc’était, avant ?

— J’ai étéheureuse, ici. Les murailles étaient hautes et les tours s’élevaient vers leciel. Nous pensions tous que cela n’aurait pas de fin. Par-là, dit-elle enindiquant du doigt une touffe hirsute de fougères roussies par l’hiver quirampaient sur les pierres tombées à terre, des jeunes gens venaient chanter lasérénade à des demoiselles vêtues de robes jaune paille, assises derrière unmur, dans un jardin plein de fleurs. Et si douce était leur voix que les jeunesfilles soupiraient en leur lançant des roses vermeilles par-dessus le mur. Lelong de cette avenue, les anciens s’en allaient vers une place aux dalles demarbre où ils se retrouvaient pour parler des guerres d’autrefois et de leurscompagnons du temps jadis. Et un peu plus loin, il y avait une maison avec uneterrasse sur laquelle je m’asseyais le soir, avec des amis, pour regarder lesétoiles s’allumer dans le ciel, tandis qu’un jeune garçon nous apportait desfruits rafraîchis et que les rossignols chantaient comme si leur cœur allait sebriser. Et la voix de tante Pol mourut dans le silence.

— Et il afallu que les Asturiens viennent, reprit-elle, d’une voix changée. On necroirait jamais comme cela va vite de détruire des choses qu’il a fallu desmilliers d’années pour construire.

— Necommence pas à ruminer, Pol, conseilla sire Loup. Ce sont des choses quiarrivent, et auxquelles nous ne pouvons rien.

— Maisj’aurais pu faire quelque chose, père, riposta-t-elle, le regard perdu dans lesruines. C’est toi qui n’as pas voulu me laisser intervenir, tu tesouviens ?

— Cela neva pas recommencer, Pol, fit sire Loup, d’un ton douloureux. Il faut que tu tefasses une raison. Le sort des Arendais wacites était scellé, de toute façon.Tu n’aurais réussi, au mieux, qu’à retarder l’inévitable de quelques mois. Nousne sommes pas ce que nous sommes et qui nous sommes pour nous immiscer dans desproblèmes insignifiants.

— C’est ceque tu dis toujours, répondit-elle en jetant un coup d’œil autour d’elle surles armées d’arbres fantomatiques qui disparaissaient dans la brume, le longdes rues désertes. Je n’aurais jamais cru que les arbres reviendraient aussivite, dit-elle d’une voix quelque peu altérée. Il me semble qu’ils auraient puattendre un peu.

— Ça faitprès de vingt-cinq siècles, maintenant, Pol.

— Vraiment ?J’ai l’impression que c’était l’année dernière...

— Neressasse donc pas comme cela. Tu te fais du mal inutilement. D’ailleurs, nousferions mieux de rentrer, Le brouillard nous rend tous un peu mélancoliques.

Sans raison,tante Pol passa son bras autour des épaules de Garion, et ils reprirent lechemin de la tour. Son parfum, la conscience qu’il avait de sa proximité lui mirentune boule dans la gorge. A ce contact, l’écart qui s’était creusé entre eux aucours des derniers mois sembla un peu se combler.

La salle du basde la tour dans laquelle ils avaient établi leur campement avait été érigéeavec des pierres tellement énormes que ni le passage des siècles, ni les tentativessilencieuses mais inlassables des racines des arbres n’avaient réussi à lesébranler. De grandes arches de faible hauteur supportaient un plafond depierre, lui conférant des allures de grotte. A l’autre bout de la pièce, ducôté opposé à la porte étroite, une large fissure l’entre deux blocs de pierrebrute faisait comme une cheminée naturelle. Durnik avait sobrement considéré lafente la veille au soir, lorsqu’ils étaient arrivés, trempés et transis defroid, et il ne lui avait pas fallu longtemps pour construire une cheminéerudimentaire mais efficace à l’aide de pierres éparses.

— Ça nousdépannera toujours, avait dit le forgeron. Il y a plus élégant, mais ça irabien pour quelques jours.

Et lorsque sireLoup, Garion et tante Pol entrèrent dans cette caverne faite de main d’homme,un bon feu crépitait dans la cheminée, projetant des ombres inquiétantes surles arches basses et rayonnant d’une chaleur accueillante. Durnik, dans satunique de cuir brun, empilait du bois à brûler le long du mur. Barak, immense,avec sa barbe rouge et sa cotte de mailles, astiquait son épée. Silk, enchemise de toile écrue et gilet de cuir noir, jouait négligemment avec unepaire de dés, vautré sur l’un des balluchons.

— Toujoursaucun signe de Hettar ? demanda Barak en levant les yeux.

— Nousavons un jour ou deux d’avance, répondit sire Loup en se rapprochant de lacheminée pour se réchauffer.

— Tudevrais changer de bottes, Garion, suggéra tante Pol en accrochant sa capebleue à l’une des patères que Durnik avait réussi à fixer dans une fissure dumur.

Garion décrochason paquetage, suspendu à une autre patère, et commença à fouiller dedans.

— Et teschaussettes, aussi, ajouta-t-elle.

— Lebrouillard ne fait pas mine de se lever, j’imagine ? demanda Silk à sireLoup.

— Aucunechance.

— Si jepeux arriver à vous convaincre tous de vous éloigner un peu du feu, je pourraipeut-être m’occuper du dîner, déclara tante Pol, très sérieuse, tout à coup.

En fredonnanttoute seule, comme elle faisait toujours quand elle se mettait aux fourneaux,elle commença à sortir un jambon, quelques pains de campagne, noirs, un sac depois cassés et une douzaine peut-être de carottes parcheminées.

Le lendemainmatin, après le petit déjeuner, Garion enfila un surcot fourré de peau demouton, ceignit son épée et repartit guetter l’arrivée de Hettar dans lesruines ouatées de brouillard. C’était une tâche dont il s’était investi toutseul, et il appréciait qu’aucun de ses amis n’eût jugé à propos de lui signalerqu’elle n’avait pas vraiment d’utilité. Il pataugea tant bien que mal dans lesrues pleines de neige fondue en direction de la porte ouest, effondrée, de laville, en s’efforçant sciemment d’éviter la rumination sinistre qui avaitassombri la journée précédente. Il ne pouvait absolument rien faire pourremédier au présent état de choses, et il n’avait rien à gagner à remâcher ses soucis ;ça lui laisserait un mauvais goût dans la bouche, un point, c’est tout. Aussi,bien que n’étant pas précisément d’humeur folâtre en arrivant au bout de murabattu qui marquait l’emplacement de l’ancienne porte de l’ouest, n’était-ilpas à proprement parler lugubre non plus.

Toutefois, si lemur le protégeait un peu du vent, il n’empêchait pas le froid humide des’insinuer sous ses vêtements, et il commençait à avoir les pieds gelés. Il eutun frisson, mais il se résigna à attendre, et comme il n’aurait servi à rien detenter de voir quoi que ce fût dans le brouillard, il se concentra sur les sonsqui se faisaient entendre dans la forêt, de l’autre côté de la muraille. Au,martèlement de l’eau coulant goutte à goutte des arbres faisait écho letambourinement d’un pivert s’attaquant à une souche pourrie à une centaine demètres de là, occasionnellement ponctué par le choc sourd de la neige détrempéeglissant des ramures, et ses oreilles ne tardèrent pas à faire le tri entre cesdifférents bruits.

— C’est mavache, fit tout d’un coup une voix s’élevant du brouillard.

Garion seredressa et s’immobilisa, tous les sens en éveil.

— Garde-làdans ta pâture, alors, répondit sèchement une autre voix.

— C’esttoi, Lammer ? demanda la première voix.

— En effet.Mais c’est Detton, n’est-ce-pas ?

— Je net’avais pas reconnu. Ça fait un bout de temps, dis donc !

— Quatre oucinq ans, au jugé, estima Lammer.

— Commentça va, dans ton village ? reprit le dénommé Detton.

— C’est lafamine. Il n’y a plus rien à manger, depuis qu’ils ont levé les impôts.

— Par cheznous non plus. On en est réduits à manger des racines d’arbre bouillies.

— Tiens, onn’a pas encore essayé ça. Nous, c’est nos chaussures qu’on mange.

— Commentva ta femme ? s’enquit poliment Detton.

— Elle est mortel’année dernière, répondit Lammer, d’une voix atone, totalement dénuéed’émotion. Le suzerain nous a pris notre fils. Il l’a enrôlé dans son armée, etil est allé se faire tuer au combat, je ne sais pas où. Ils lui ont versé de lapoix bouillante dessus. Après cela, ma femme a arrêté de manger. Oh ! lamort n’a pas mis longtemps à l’emporter.

— Je suisdésolé, fit Detton, avec sympathie. Elle était très belle.

— Ils sontplus heureux comme ça, décréta Lammer. Là où ils sont, au moins, ils n’ont plusni faim, ni froid. Qu’est-ce que vous mangez, comme racines ?

— Lemeilleur, c’est le bouleau, précisa Detton. Le sapin est trop résineux, et lechêne, trop dur. Il faut mettre des herbes dans l’eau pour leur donner un peude goût.

— Il vafalloir que j’essaie.

— Je dois yaller, déclara Detton. Mon seigneur m’a chargé de dégager un peu les arbres, etil me fera fouetter si je tarde.

— Nous nousreverrons peut-être un jour.

— Si leciel nous prête vie.

— Aurevoir, Detton.

— Aurevoir, Lammer.

Les deux voix s’éloignèrentdans le brouillard. Garion resta un long moment sans bouger après leur départ,comme ébranlé par la commotion, les yeux pleins de larmes de compassion. Leplus terrible, c’était le fatalisme avec lequel les deux hommes acceptaientleur sort. Il se sentait embrasé par une colère formidable, tout d’un coup. Ilavait envie de cogner.

C’est alorsqu’un autre bruit se fit entendre dans le brouillard. Quelqu’un chantait, dansla forêt, non loin de là. Un homme qui venait vers lui. Garion entendait distinctementla voix claire, de ténor léger, qui évoquait des malheurs anciens, et lerefrain était un appel à la vengeance. A côté du désespoir tranquille de Lammeret de Detton, Garion ne pouvait s’empêcher de trouver un peu obscène d’entendrebrailler avec cette mièvrerie des préjudices aussi abstraits, et sa colère secristallisa, d’une façon irrationnelle, sur le chanteur invisible. Sansréfléchir, il dégaina son épée et s’accroupit légèrement derrière le murécroulé.

Le chant serapprocha encore, et Garion entendit le bruit des sabots d’un cheval dans laneige fondante. Il passa prudemment la tête au-dessus du mur au moment où lechanteur surgissait du brouillard, à moins de vingt pas de lui. C’était unjeune homme vêtu de chausses jaunes, d’un pourpoint rouge vif et d’unehouppelande > doublée de fourrure, rejetée en arrière. Il portait un longarc incurvé derrière l’une de ses épaules, et une épée dans son fourreau à lahanche opposée. Ses cheveux d’or rouge, coiffés d’un chapeau pointu fièrementorné d’une plume, tombaient souplement sur ses épaules, et son visage juvénile,empreint d’une expression amicale, ouverte, qu’aucun froncement de sourcilsemblait ne devoir jamais effacer, démentait la voix vibrante de passion aveclaquelle il chantait sa sinistre ballade. Garion jeta un regard noir à ce jeunenoble écervelé, bien certain que ce fou chantant ne s’était jamais contenté deracines d’arbre pour son déjeuner, pas plus qu’il n’avait porté le deuil d’unefemme morte de faim et de chagrin. L’étranger fit tourner son cheval et sedirigea, sans cesser de chanter, tout droit vers l’arche brisée de la porteauprès de laquelle Garion se tenait en embuscade.

Garion n’étaitpas d’ordinaire du genre à chercher la bagarre, et il est probable qu’end’autres circonstances, il aurait abordé la situation tout différemment.Seulement le jeune étranger à l’élégance tapageuse n’aurait pas pu se montrer àun plus mauvais moment. Garion conçut en un instant un plan qui présentaitl’avantage de la simplicité. Et comme rien ne devait venir le compliquer, il sedéroula admirablement — jusqu’à un certain point. Le jeune ménestreln’avait pas plus tôt franchi la porte que Garion surgit de sa cachette,empoigna le bout de sa cape à laquelle il imprima une brusque traction, le faisantbasculer de sa selle. Avec un cri de surprise et un grand bruitd’écrabouillement humide, l’étranger s’affala tout d’une masse et d’une façonfort peu protocolaire, les quatre fers en l’air, dans la gadoue, aux pieds deGarion. Mais la seconde partie de son plan ne se déroula pas du tout commeprévu. Au moment où il s’apprêtait à appliquer la pointe de son épée sur lagorge du cavalier tombé à terre pour bien marquer sa victoire, celui-ci avaitroulé sur lui-même et s’était relevé, tirant sa propre épée, le tout dans unseul mouvement apparent. Ses yeux jetaient des éclairs de colère, et ilbrandissait son épée d’une façon très inquiétante.

Bien que n’étantpas un grand bretteur, Garion avait de bons réflexes, et les nombreuses corvéesdont il s’était acquitté à la ferme de Faldor avaient eu au moins pour intérêtde lui faire les muscles. En dépit de la colère qui l’avait conduit à attaquerde prime abord, il n’avait pas le désir de faire vraiment du mal au jeunehomme. Son adversaire semblait manier son épée d’une main légère, presquenégligemment, et Garion se dit qu’un coup bien appliqué sur sa lame la luiferait probablement lâcher. Il la toucha prestement, mais elle se déroba sousl’attaque de sa lourde épée et s’abattit dans un grand bruit d’acier sur sapropre lame. Garion fit un bond en arrière et tenta un nouvel assaut, toutaussi infructueux. Les épées se heurtèrent à nouveau. L’air résonnaitmaintenant de tintements et de cliquetis, comme les deux jeunes gensferraillaient, parant et feintant avec leurs lames, leur arrachant un vacarmepareil à celui de deux bourdons. Il ne fallut qu’un moment à Garion pour serendre compte que son adversaire était bien meilleur que lui à ce jeu-là, maisque le jeune homme avait déjà négligé plusieurs occasions de le frapper, etl’excitation de ce bruyant assaut lui arracha un sourire involontaire, auquell’étranger répondit par un autre, ouvert, presque amical.

— En voilàassez !

C’était sireLoup. Le vieil homme s’avançait vers eux, Barak et Silk sur ses talons.

— Qu’est-ceque vous pensez faire au juste, vous deux ?

L’adversaire deGarion baissa sa garde avec un regard surpris.

— Belgarath...commença-t-il.

— Eh bien,Lelldorin ! aboya sire Loup, d’une voix âpre. Auriez-vous perdu le peu debon sens qui vous restait ?

Garion eutl’impression que plusieurs choses se mettaient en place simultanément dans sacervelle, tandis que sire Loup le prenait à partie, d’un ton tout aussicinglant.

— Alors,Garion, tu veux bien t’expliquer ? Garion décida instantanément derecourir à la ruse.

— Enfin,grand-père, riposta-t-il en insistant sur ce mot, et en jetant rapidement aujeune homme un coup d’œil d’avertissement. Tu ne pensais tout de même pas quenous nous battions vraiment ? Notre ami Lelldorin, ici présent, était simplementen train de me montrer comment parer une attaque quand on brandit une épée verstoi, et voilà tout.

— Vraiment ?rétorqua sire Loup, d’un ton sceptique.

— Mais biensûr, reprit Garion, le plus innocemment du monde. Quelle raison aurions-nousd’essayer de nous flaire du mal ?

Lelldorin ouvritla bouche, comme pour dire quelque chose, mais Garion lui marcha résolument surle pied.

— Lelldorinest vraiment très bon, se hâta-t-il de dire en plaçant une main amicale surl’épaule du jeune homme. Il m’a appris un tas de choses en quelques minutes àpeine.

N’en rajoutepas trop, se mirent àfaire les doigts de Silk, dans les petits gestes de la langue secrètedrasnienne. Les meilleurs mensonges sont toujours les plus simples.

— Le petitest un excellent élève, Belgarath, intervint lamentablement Lelldorin, quiavait enfin compris.

— Oui,oh ! il n’est pas trop raide, c’est tout, rétorqua sèchement sire Loup. Aquoi pensiez-vous en vous affublant de la sorte ? demanda-t-il enindiquant les vêtements criards de Lelldorin. Vous êtes déguisé en mât decocagne, ou quoi ?

— LesMimbraïques se sont mis à emprisonner d’honnêtes Asturiens pour les interroger,exposa le jeune Arendais, et comme je savais que je devais passer devantplusieurs de leurs forteresses, je me suis dit qu’ils me laisseraient peut-êtretranquilles si je m’habillais comme un de leurs chiens couchants.

— Il sepourrait que vous soyez plus futé que je ne pensais, accorda sire Loup, demauvaise grâce, avant de se tourner vers Silk et Barak. Je vous présenteLelldorin, le fils du baron de Wildantor. Il va se joindre à nous.

— Il fautabsolument que je vous parle, Belgarath, repartit précipitamment Lelldorin. Monpère m’a ordonné de venir ici, et je n’ai pas pu faire autrement, mais je suisimpliqué dans une affaire de la plus extrême importance.

— Tous lesjeunes nobles d’Asturie sont impliqués dans un minimum de deux ou troisaffaires d’une importance au moins aussi considérable, répliqua sire Loup. Jeregrette, Lelldorin, mais le problème qui nous intéresse est infiniment tropgrave pour que nous attendions les bras croisés que vous ayez fini de tendrevos petites embuscades à de minables percepteurs mimbraïques.

C’est alors quetante Pol émergea du brouillard, Durnik à ses côtés comme s’il voulait laprotéger. Elle s’approcha d’eux, ses yeux lançant des éclairs.

— Quefont-ils avec ces épées, père ? demanda-t-elle.

— Ilss’amusent, répondit brièvement sire Loup. Du moins est-ce ce qu’ils racontent.Je te présente Lelldorin. Je t’ai déjà parlé de lui, je crois.

Tante Pol toisaLelldorin des pieds à la tête.

— Trèspittoresque, lâcha-t-elle en haussant un sourcil.

— Mais non,ce n’est qu’un déguisement, expliqua sire Loup. Il n’est tout de même pas sifarfelu que ça. Enfin, pas tout à fait... Mais c’est le meilleur tireur à l’arcde toute l’Asturie, et il se pourrait que nous soyons amenés à faire appel àses compétences en ce domaine avant la fin de cette aventure.

— Je vois,dit-elle, d’un ton qui démentait ses paroles.

— Ce n’estévidemment pas la seule raison pour laquelle j’ai fait appel à lui, reprit sireLoup. Mais nous n’allons peut-être pas revenir sur cette histoire ici et en cetinstant précis, n’est-ce pas ?

— Tu pensestoujours à ce passage, père ? releva-t-elle d’un ton exaspéré. Le Codex Mrinest très abscons, et aucune des autres versions ne fait la moindre allusion auxpersonnages qui y sont mentionnés. Il ne s’agit peut-être que d’une imagepurement gratuite, tu le sais très bien.

— J’ai vuun peu trop d’allégories se révéler d’une réalité bien tangible pour commencerà prendre le pari aujourd’hui. Et si nous retournions plutôt à la tour ?suggéra-t-il. Il fait un peu froid et humide dans le coin pour se livrer à undébat circonstancié sur les écarts de texte, non ?

Intrigué par cetéchange, Garion jeta un coup d’œil à Silk qui lui retourna son regard, l’air den’y rien comprendre non plus.

— Tu veuxbien m’aider à rattraper mon cheval, Garion ? demanda courtoisementLelldorin en remettant son épée au fourreau.

— Bien sûr,répondit Garion en rengainant la sienne à son tour. Je crois qu’il est partipar là.

Lelldorinramassa son arc et tous deux suivirent la trace du cheval dans les ruines.

— Je tedemande pardon de t’avoir fait vider les étriers, déclara Garion quand lesautres furent hors de vue.

— Oh !ce n’est rien. J’aurais pu faire un peu plus ; attention, aussi, répliquaLelldorin avec un rire gai et insouciant, avant de jeter un coup d’œilinquisiteur à Garion. Pourquoi as-tu raconté cette histoire à Belgarath ?

— Cen’était pas à proprement parler un mensonge, objecta Garion. Après tout, nousne voulions pas vraiment nous faire de mal. Mais il faut parfois des heurespour expliquer ce genre de choses.

Lelldorin éclataà nouveau de rire. Un rire un peu contagieux, de sorte que Garion ne puts’empêcher de l’imiter, à son corps défendant.

Et c’est enriant tous les deux qu’ils poursuivirent leur chemin dans les rues envahies parla végétation, entre les monticules de neige fondante sous lesquelsdisparaissaient les décombres de la cité.

Chapître 2

Lelldorin deWildantor avait dix-huit ans, mais sa parfaite ingénuité le faisait paraîtrebien plus jeune. Il ne pouvait se laisser effleurer par la moindre émotion sansque cela se traduise instantanément sur sa physionomie, et son visage rayonnaitde sincérité comme un phare. Il était impulsif, se livrait à des déclarationsextravagantes, et Garion en conclut à contrecœur qu’il ne devait pas être trèsintelligent. Pourtant, il était impossible de ne pas l’aimer.

Le lendemainmatin, lorsque Garion enfila sa houppelande pour retourner guetter l’arrivée deHettar, Lelldorin lui proposa immédiatement de se joindre à lui. Le jeuneArendais avait troqué l’épouvantable accoutrement de la veille contre une capede laine sur des chausses marron et une tunique verte. Il avait pris son arc,ceint un carquois plein de flèches, et tout en traversant les rues pleines deneige en direction des vestiges du mur ouest, il s’amusait à décocher destraits sur des cibles à demi-invisibles.

— Tu esrudement fort, admira Garion, après une salve particulièrement réussie.

— Je suisasturien, répondit modestement Lelldorin. Il y a des milliers d’années que l’ontire à l’arc, chez nous. Mon père m’a fait tailler le mien le jour de manaissance, et j’ai réussi à le bander dès l’âge de huit ans.

— J’imagineque vous chassez beaucoup, reprit Garion en songeant aux épaisses forêts quiles entouraient de toutes parts, et aux traces de gibier qu’il avait aperçuesdans la neige.

— C’estnotre passe-temps favori, renchérit Lelldorin en se baissant pour arracher laflèche qu’il venait de ficher dans un tronc d’arbre. Mon père s’enorgueillit dufait que l’on ne sert jamais de bœuf ni de mouton à sa table.

— Je suisallé à la chasse une fois, à Cherek.

— A lachasse au cerf ? releva Lelldorin.

— Non, ausanglier sauvage. Et pas à l’arc. Les Cheresques chassent avec des lances.

— Deslances ? Mais comment peut-on se rapprocher suffisamment pour tuer quoique ce soit à la lance ?

Garion eut unrire un peu désenchanté en se remémorant ses côtes enfoncées et son crânedouloureux.

— Leproblème, ce n’est pas de se rapprocher suffisamment de sa proie. C’est de s’enéloigner une fois qu’on l’a truffée de lances.

Lelldorin nesemblait pas se représenter clairement la chose.

— Lesrabatteurs se mettent en rang, expliqua Garion, et ils avancent à travers boisen faisant le plus de bruit possible. Pendant ce temps-là, on prend sa lance eton attend à un endroit où les sangliers sont censés passer quand ils tenterontde fuir, chassés par le bruit. Seulement, ils n’aiment pas ça ; ça les metde mauvaise humeur, et quand ils voient quelqu’un sur leur chemin, ils semettent à charger. C’est là qu’on leur envoie la lance.

— Ce n’estpas un peu dangereux ? s’étonna Lelldorin, en ouvrant de grands yeux.

— J’ai bienfailli me faire écrabouiller les côtes, révéla Garion en hochant la tête.

Oh ! cen’était pas à proprement parler de la vantardise, mais il devait bien s’avouerqu’il n’était pas mécontent de la réaction de Lelldorin au récit de sesexploits.

— Nousn’avons pas beaucoup d’animaux sauvages en Asturie, reprit Lelldorin, d’un tonquelque peu chagrin. Quelques ours, une horde de loups de temps en temps, c’esttout.

Il semblahésiter un moment, en considérant attentivement Garion, et c’est avec une sortede regard en dessous, lourd de mystère qu’il poursuivit.

— Mais il ya des gens qui pensent que l’on peut tirer un gibier plus intéressantque quelques cerfs.

— Oh-oh ?fit Garion, pas très sûr de ce qu’il devait entendre par là.

— Il sepasse rarement une journée sans qu’un cheval mimbraïque rentre sans soncavalier.

Cette révélationfit à Garion l’effet d’un coup de poing dans l’estomac.

— Il y a desgens qui pensent qu’il y a trop de Mimbraïques en Asturie, insistalourdement Lelldorin.

— Jepensais que les guerres civiles arendaises avaient pris fin pour de bon.

— Noussommes nombreux à ne pas voir les choses de cette façon. Pour beaucoup d’entrenous, la lutte ne cessera que le jour où l’Asturie sera libérée du jougmimbraïque.

La façon des’exprimer de Lelldorin était sans équivoque quant à son point de vue sur laquestion.

— Mais jecroyais que le pays avait été réunifié après la bataille de Vo Mimbre ?objecta Garion.

— Réunifié ?A qui veut-on faire croire une chose pareille ? L’Asturie est traitéecomme une province soumise. La cour du roi se trouve à Vo Mimbre ; tousles gouverneurs, tous les percepteurs sont des Mimbraïques. On chercherait envain un seul Asturien à un poste de commandement dans toute l’Arendie. LesMimbraïques refusent même de reconnaître nos titres. Mon père, dont l’arbregénéalogique remonte à un millier d’années, est considéré comme un propriétaireterrien. Jamais un Mimbraïque ne s’abaisserait à lui donner son titre debaron ; il se couperait plutôt la langue.

Le visage de Lelldorinétait blême d’indignation.

— J’ignoraistout cela, répondit prudemment Garion, soucieux de ménager la susceptibilité dujeune homme.

— Maisl’humiliation de l’Asturie prendra bientôt fin, décréta avec ferveur Lelldorin.Il se trouve en Asturie des hommes pour lesquels le patriotisme n’est pas unvain mot, et l’heure approche où ces hommes partiront pour une chasse vraiment royale.

Il décocha uneflèche sur un arbre éloigné, comme pour ponctuer sa déclaration. Laquellevenait, hélas, confirmer les craintes de Garion. Lelldorin avait l’air un peutrop au courant des détails de l’opération pour ne pas y être intimement mêlé.

Comme s’ilvenait de se rendre compte qu’il était allé trop loin, Lelldorin jeta à Garionun coup d’œil consterné.

— Quelimbécile je fais, balbutia-t-il en regardant autour de lui d’un air coupable.Je n’ai jamais su tenir ma langue. Oublie tout ce que je t’ai dit, Garion. Jesais que tu es un ami, et que tu ne trahiras pas le secret que je t’ai confiédans un moment d’abandon.

C’étaitprécisément ce que redoutait Garion. Par cette simple déclaration, Lelldorinlui scellait hermétiquement les lèvres. Il savait que sire Loup aurait dû êtremis au courant du complot ébouriffant qui se tramait, mais la déclarationd’amitié de Lelldorin, la confiance dont il l’avait investi, lui interdisaientde parler. Il voyait le marteau se rapprocher de l’enclume, et son camaradel’avait mis dans l’incapacité de réagir. Il résista à l’envie de grincer desdents de frustration.

Ilspoursuivirent leur chemin sans un mot, aussi embarrassés l’un que l’autre,jusqu’aux vestiges du mur où Garion avait attaqué Lelldorin par surprise laveille. Ils affectèrent pendant un moment de s’efforcer de percer l’énigme dubrouillard, plus gênés à chaque seconde du silence qui s’était établi entreeux.

— Commentc’est, la Sendarie ? demanda tout à coup Lelldorin. Je n’y suis jamaisallé.

— Il y abien moins d’arbres, répondit Garion en regardant les troncs obscurs quis’évanouissaient dans le brouillard, de l’autre côté du mur. C’est un endroitplutôt ordonné.

— Oùvivais-tu, là-bas ?

— ChezFaldor. Dans une ferme, près du lac d’Erat.

— Il estnoble ?

— Faldor ?répliqua Garion, en riant. Oh non, il est d’une banalité à pleurer. Ce n’estqu’un fermier, un brave et honnête fermier au cœur grand comme ça. Il me manquebeaucoup.

— Un hommedu peuple, alors, souligna Lelldorin, qui s’apprêtait apparemment à le bannirde ses pensées, le comptant comme quantité négligeable.

— Onn’attache guère d’importance au rang, en Sendarie, rétorqua Garion, non sansâpreté. Les actes comptent plus que la naissance. J’étais garçon de cuisine,ajouta-t-il avec une grimace plaisante. Ce n’était pas très marrant, mais je medis qu’il faut bien que quelqu’un fasse ce genre de choses.

— Tun’étais pas serf, tout de même ? se récria Lelldorin, estomaqué.

— E n’y apas de serfs en Sendarie.

— Pas deserfs ?

Le jeuneArendais le regardait d’un air ahuri.

— Non,répondit fermement Garion. Nous n’avons jamais éprouvé la nécessité d’avoir desserfs.

L’expression deLelldorin montrait clairement que cette notion le dépassait. Garion serra lesdents pour ne pas lui exprimer sa façon de penser sur le servage. Il n’avaitpas oublié les voix qui s’étaient fait entendre la veille, dans le brouillard,mais il savait que Lelldorin ne comprendrait jamais, et ils étaient tous lesdeux très près de l’amitié ; or si Garion avait jamais eu besoin d’un ami,c’était bien en ce moment. Non, il ne pouvait pas se permettre de prendre lerisque de tout gâcher en disant quelque chose qui risquerait d’offenser cejeune homme si aimable.

— Quelgenre de travail fait ton père ? interrogea aimablement Lelldorin.

— Il estmort. Ma mère aussi.

Garion s’étaitrendu compte que ça ne faisait pas trop mal quand il le disait très vite.

Les yeux del’impulsif Lelldorin s’emplirent d’une sympathie aussi subite que sincère. Ilplaça une main sur l’épaule de Garion dans un geste de réconfort.

— Je suisdésolé, dit-il, la voix prête à se briser. Ça a dû être terrible pour toi.

— J’étaistout bébé, précisa Garion en haussant les épaules, dans un geste qu’il espéraitdégagé. Je ne me souviens même plus d’eux.

Le sujet étaitencore très sensible, et il n’avait guère envie de s’étendre dessus.

— Ils ontattrapé quelque chose ? s’enquit gentiment Lelldorin.

— Non,répondit Garion de la même voix atone. Ils ont été assassinés.

Lelldorinétouffa un hoquet et ouvrit de grands yeux.

— Un hommes’est introduit dans leur village, une nuit, et a mis le feu à leur maison,reprit Garion, sans émotion. Mon grand-père a bien essayé de le capturer, maisil a réussi à s’enfuir. D’après ce que j’ai compris, l’homme était un ennemi dema famille, depuis toujours.

— Tu ne vassûrement pas le laisser s’en tirer comme ça ? s’indigna Lelldorin.

— Non,répliqua Garion, le regard toujours plongé dans le brouillard. Dès que je seraiassez grand, je le retrouverai et je le tuerai.

— Bravegarçon ! s’exclama Lelldorin en étreignant subitement Garion dans uneaccolade un peu bourrue. Nous le retrouverons et nous le découperons enmorceaux.

Nous ?

— Je ne telaisserai évidemment pas partir tout seul, annonça Lelldorin. Jamais unvéritable ami ne ferait une chose pareille.

Il parlait detoute évidence sans réfléchir, mais il était tout aussi évidemment d’uneparfaite sincérité.

— Je tejure, Garion, reprit-il en lui empoignant fermement la main, que je neconnaîtrai pas le repos tant que le meurtrier de tes parents ne se trouvera pasgisant mort à tes pieds.

Cette soudainedéclaration était si totalement prévisible que Garion se gourmandaintérieurement pour ne pas avoir su fermer son bec. Il entretenait, sur cetteaffaire, des sentiments très personnels, et n’était pas certain d’avoir enviede partir en bande à la recherche de cet ennemi sans visage. D’un autre côté,le soutien, un peu précipité, certes, mais sans réserve, de Lelldorin luiréchauffait le cœur. Il décida de ne pas insister. Il connaissait suffisammentLelldorin, maintenant, pour se rendre compte que le jeune homme faisait sansaucun doute une douzaine de promesses solennelles par jour — autant deserments prêtés sans aucune arrière pensée, mais tout aussi rapidement oubliés.

Ils abordèrentalors d’autres sujets, plantés tout près du mur effondré, leurs sombreshouppelandes étroitement serrées autour d’eux.

Il n’était pasloin de midi lorsque le bruit étouffé des sabots d’un groupe de chevaux se fitentendre dans la forêt. Quelques minutes plus tard, Hettar émergeait dubrouillard, suivi d’une douzaine de chevaux à l’air à demi sauvages. Le grandAlgarois portait une courte cape de cuir doublée de peau de mouton ; sesbottes étaient maculées de boue et ses vêtements, salis par la poussière desroutes, mais il ne semblait pas autrement affecté par les deux semaines qu’ilavait passées en selle.

— Garion,dit-il gravement en guise de salutation, comme Garion et Lelldorin venaientau-devant de lui.

— Nous vousattendions, déclara Garion, avant de lui présenter Lelldorin. Nous allons vousamener auprès de nos amis.

Hettar hocha latête et suivit les deux jeunes gens à travers les ruines, jusqu’à la tour oùsire Loup et les autres attendaient.

— Il yavait de la neige dans les montagnes, laissa tomber le laconique Algarois, enguise d’explication, tout en sautant à bas de sa monture. Ça m’a un peuretardé.

Il repoussa soncapuchon et secoua la longue mèche noire qui ornait son crâne rasé.

— Pas deproblème, assura sire Loup. Entrez vous asseoir près du feu et manger quelquechose. Nous avons à parler.

Hettar regardales chevaux, et son visage tanné, buriné par les intempéries devint étrangementvide comme s’il se concentrait. Les chevaux lui rendirent son regard avecensemble, l’œil vif et les oreilles pointées, puis ils se détournèrent ets’enfoncèrent entre les arbres.

— Ils nerisquent pas de s’égarer ? s’étonna Durnik.

— Non,répondit Hettar. Je leur ai demandé de ne pas s’éloigner.

Durnik pritl’air intrigué, mais ne releva pas.

Ils entrèrenttous dans la tour et s’assirent devant la cheminée improvisée. Tante Pol leurcoupa du pain et des tranches de fromage jaune clair, pendant que Durnikremettait du bois sur le feu. Hettar enleva sa cape. Il portait une vestenoire, à manches longues, en peau de cheval sur laquelle étaient rivetés desdisques d’acier qui formaient une sorte d’armure flexible.

— Cho-Hag afait prévenir les Chefs de Clan, rapporta-il. Ils vont se réunir à laForteresse pour tenir conseil.

Il défit saceinture à laquelle était accroché son sabre incurvé, le posa et s’assit devantle feu pour manger. Sire Loup hocha la tête.

— Quelqu’una-t-il pensé à faire parvenir un message à Prolgu ?

— J’aipersonnellement envoyé des hommes au Gorim avant de partir, répondit Hettar.S’il y a moyen de passer, ils passeront.

— J’espèrequ’ils y arriveront, lâcha sire Loup. Le Gorim est un de mes vieux amis, etj’aurai besoin de son aide avant la fin de cette aventure.

— Voshommes ne craignent donc pas de mettre les pieds en Ulgolande ? s’enquitpoliment Lelldorin. J’ai entendu dire qu’il s’y trouvait des monstres avides dechair humaine.

— Ils nequittent pas leur repaire en hiver, révéla Hettar en haussant les épaules.D’ailleurs, ils n’oseraient probablement pas s’attaquer à une troupe decavaliers en armes. La Sendarie du sud grouille de Murgos, ajouta-t-il enregardant sire Loup. Mais vous le saviez peut-être ?

— J’auraisdû m’en douter, rétorqua sire Loup. Ils avaient l’air de chercher quelque choseen particulier ?

— Je n’aipas l’habitude d’adresser la parole aux Murgos, riposta sèchement Hettar.

Son nez busquéet ses yeux de braise lui donnèrent l’espace d’un instant l’air d’un fauconimpitoyable, prêt à s’abattre sur sa proie.

— Jem’étonne que vous n’ayez pas pris plus de retard, railla Silk. Tout le mondeconnaît les sentiments que vous inspirent les Murgos.

— Je mesuis laissé aller une fois, admit Hettar. J’en ai rencontré deux, seuls sur unegrand-route. Cela n’a pas pris beaucoup de temps.

— En voilàtoujours deux dont nous n’aurons plus à nous inquiéter, grommela Barak d’un tonapprobateur.

— Je croisqu’il est temps de parler sans détour, déclara sire Loup en époussetant lesmiettes qui jonchaient le devant de sa tunique. La plupart d’entre vous ont uneidée de ce que nous avons entrepris, mais je ne tiens pas à ce que l’un de vousprenne de risques inconsidérés. Nous poursuivons un dénommé Zedar. C’est un anciendisciple de mon Maître qui est passé au service de Torak. Au début de l’automnedernier, il a réussi à s’introduire dans la salle du trône, à la cour de Riva,et à voler l’Orbe d’Aldur. Il faut que nous le rattrapions pour le luireprendre.

— Mais iln’est pas sorcier, lui aussi ? releva Barak en tiraillant distraitementl’une de ses grosses tresses rouges.

— Ce n’estpas le terme que nous employons, rétorqua sire Loup, mais il dispose en effetd’un certain pouvoir de ce genre. Comme chacun de nous : Beltira, Belkira,Belzedar et moi-même. C’est l’une des choses dont je voulais vous avertir.

— Vousportiez tous des noms très voisins, apparemment, remarqua Silk.

— NotreMaître nous a fait changer de nom quand il nous a pris pour ses disciples.Oh ! ce n’était pas un changement considérable, mais il était chargé d’uneprofonde signification pour nous.

— On peutdonc en déduire que votre nom original était Garath ? poursuivit Silk, enplissant ses petits yeux de fouine.

Sire Loup eutl’air étonné, puis il se mit à rire.

— Il y ades milliers d’années que je n’avais pas entendu ce nom-là. Je m’appelleBelgarath depuis si longtemps que j’avais presque complètement oublié Garath.Ça vaut probablement mieux. Garath était un mauvais sujet — un gaminvoleur et menteur, entre autres.

— Il y ades choses contre lesquelles on ne peut pas lutter, laissa tomber tante Pol.

— Nul n’estparfait, admit platement sire Loup.

— PourquoiZedar a-t-il volé l’Orbe ? demanda Hettar en repoussant son assiette.

— Il l’atoujours convoitée à des fins personnelles. Mais ce n’est certainement pas leseul élément de la réponse. Il va en effet vraisemblablement tenter de le remettreentre les mains de Torak. L’homme qui livrera l’Orbe à Celui qui n’a qu’un œildeviendra son favori.

— Mais Torakest mort, objecta Lelldorin. Le Gardien de Riva l’a tué à Vo Mimbre.

— Non,répliqua sire Loup. Torak n’est pas mort mais seulement endormi. L’épée deBrand n’était pas celle qui était destinée à le tuer. Zedar a emporté sadépouille après le combat et l’a cachée quelque part. Un jour, il s’éveillera — etce jour approche, si je sais bien déchiffrer les présages. Il faut que nousremettions la main sur l’Orbe avant que cela ne se produise.

— Ce Zedara causé bien des ennuis, grommela Barak. Vous auriez dû lui régler son comptedepuis longtemps.

— Peut-être,convint sire Loup.

— Pourquoine le faites-vous pas disparaître d’un simple mouvement de la main ?suggéra Barak, avec un geste de ses gros doigts.

— Impossible,répondit sire Loup en secouant la tête. Même les Dieux en seraient incapables.

— Alorsnous ne sommes pas sortis de l’auberge, riposta Silk en fronçant les sourcils.Tous les Murgos, d’ici à Rak Goska, vont tenter de nous empêcher de rattraperZedar.

— Pasnécessairement, réfuta sire Loup. C’est Zedar qui détient l’Orbe, mais lesGrolims prennent leurs ordres de Ctuchik.

— Ctuchik ?releva Lelldorin.

— Le GrandPrêtre des Grolims. Ils se détestent, Zedar et lui. Je pense que nous pouvonscompter sur lui pour tenter d’empêcher Zedar d’approcher de Torak avec l’Orbe.

— Quelledifférence ? objecta Barak en haussant les épaules. En cas de difficulté,vous avez toujours le recours de la magie, Polgara et vous, n’est-ce pas ?

— Il y ades limites à ce genre de choses, riposta sire Loup, un peu évasif.

— Je necomprends pas, insista Barak, en se renfrognant.

— Trèsbien, répliqua sire Loup, en inspirant profondément. Puisque nous en sommes là,autant aborder le problème. La sorcellerie, comme vous dites, constitue unerupture dans l’ordre normal des choses. Elle a parfois des effets inattendus,et on ne peut pas faire n’importe quoi. D’autant que cela provoque... Ils’interrompit et fronça les sourcils. Disons que cela fait du bruit. Ce n’estpas exactement ainsi que les choses se passent, c’est juste une façon deparler, mais ce qu’il faut que vous compreniez, c’est que tous les individusdotés des mêmes facultés peuvent en quelque sorte entendre ce vacarme. Encommençant à intervenir dans le cours des événements, Polgara et moi, nousdonnerions à tous les Grolims de l’Ouest le moyen de nous localiser avecprécision et de connaître nos projets. Et ils n’auraient rien de plus presséque d’accumuler les obstacles sur notre route jusqu’à ce que nous soyonsépuisés.

— Il fautpresque autant d’énergie pour faire les choses de cette façon que pour en venirà bout physiquement, précisa tante Pol. C’est très fatigant.

Elle étaitassise près du feu où elle reprisait minutieusement un petit accroc dans l’unedes tuniques de Garion.

— J’ignoraistout cela, admit Barak.

— Peu degens le savent.

— Nouspouvons toujours prendre les mesures qui s’imposent, Pol et moi, reprit sireLoup, mais pas éternellement, bien sûr, et il n’est pas question de fairedisparaître les choses comme cela. Je suis sûr que vous voyez pourquoi.

— Benvoyons, déclara hautement Silk, d’un ton qui réfutait ses paroles.

— Rienn’existe en dehors d’un contexte plus général, expliqua sobrement tante Pol. Sivous entreprenez de supprimer quelque chose, vous courez le risque d’anéantirtout le reste.

Quelque choseéclata dans le feu, et Garion eut un sursaut. La salle voûtée semblait tout àcoup bien sombre, et les coins paraissaient grouiller d’ombres étrangementmenaçantes.

— Ce n’estévidemment pas possible, continua sire Loup. Si quelqu’un tentait de défaire cequi a été créé, sa volonté se retournerait simplement contre lui, et aumot : « Disparais ! », c’est lui qui s’engloutirait dans lenéant. Aussi faisons-nous bien attention aux paroles que nous prononçons.

— Jecomprends ça, déclara Silk, en écarquillant légèrement les yeux.

— Lamajeure partie des difficultés que nous rencontrerons seront susceptibles detrouver une solution ordinaire, poursuivit sire Loup. C’est la raison pourlaquelle nous vous avons réunis — ou tout au moins, l’une des raisons.Vous devriez, à vous tous, être en mesure de régler la plupart des problèmesqui se présenteront à nous. Une seule chose compte, c’est que Polgara et moinous retrouvions Zedar avant qu’il ne parvienne à rejoindre Torak avec l’Orbe.Il a trouvé le moyen de toucher l’Orbe — j’ignore comment. S’il arrive àmontrer à Torak comment faire, aucune puissance au monde ne pourra plusempêcher Celui qui n’a qu’un œil de devenir Dieu et Roi, et son règned’arriver, sur Terre comme dans les Cieux.

Leurs visages gravess’éclairaient d’une lueur rougeoyante, tandis qu’ils méditaient cette sinistreperspective, assis autour des flammes vacillantes.

— Eh bien,je pense que nous avons à peu près épuisé le sujet, n’est-ce pas, Pol ?

— C’est ceque je dirais aussi, père, répondit-elle en lissant le devant de sa robe degrosse toile grise.

Plus tard,devant la tour, alors qu’un soir gris s’insinuait entre les ruines brumeuses deVo Wacune et que l’odeur de l’épais ragoût que tante Pol leur mitonnait pour ledîner venait jusqu’à eux, Garion se tourna vers Silk.

— C’estvrai, tout ça ? lui demanda-t-il.

Le regard dupetit homme se perdit dans le brouillard.

— Faisonssemblant d’y croire, suggéra-t-il. Compte tenu des circonstances, je pensequ’il serait malavisé de commettre le moindre impair.

— Tu aspeur, aussi, Silk ?

— Oui,admit Silk avec un soupir. Mais on peut toujours faire comme si on n’avait paspeur, n’est-ce pas ?

— On peuttoujours essayer, en effet, reprit Garion.

Et tous deux sedétournèrent pour rentrer dans la salle basse aménagée au pied de la tour, oùla lueur du feu dansait sur les arches de pierre, faisant échec au brouillardet à la froidure.

Chapître 3

Le lendemainmatin, Silk sortit de la tour revêtu d’un magnifique pourpoint marron, unbonnet pareil à un sac de velours noir incliné d’un air insolent sur uneoreille.

— Qu’est-ceque c’est que cet accoutrement ? remarqua tante Pol.

— Je suistombé sur un vieil ami en fouillant dans mes balluchons, raconta Silk, d’unpetit air dégagé. Un dénommé Radek de Boktor.

— Serait-ilarrivé quelque chose à Ambar de Kotu ?

— Ambar estun brave garçon, expliqua Silk d’un ton quelque peu dépréciatif, mais un Murgodu nom d’Asharak a déjà entendu parler de lui et a pu prononcer son nom danscertains milieux. A quoi bon chercher les ennuis quand on n’y est pasobligé ?

— Ce n’estpas une mauvaise idée, approuva sire Loup. Un marchand drasnien de plus ou demoins n’attirera pas l’attention sur la Grand-Route de l’Ouest — quel quesoit son nom.

— Je vousen prie, objecta Silk, en prenant des airs de grand blessé. Le nom joue un rôlecapital. C’est sur lui que repose toute l’identité d’emprunt.

— Je nevois pas la différence, laissa tomber Barak, avec sa délicatesse coutumière.

— Ça faittoute la différence du monde. Enfin, tu vois tout de même bien qu’Ambar est unnomade qui n’attache guère de considération à l’éthique, alors que Radek est unhomme intègre, dont la parole est respectée dans tous les comptoirs du Ponant.D’autant que Radek ne se déplacerait jamais sans sa suite.

Sasuite ?

L’un dessourcils de tante Pol fit un bond vers le haut.

— N’y voyezpas autre chose surtout que le légitime souci de parfaire le déguisement,ajouta Silk, avec empressement. Je stipule qu’en ce qui vous concerne, DamePolgara, il ne me viendrait même pas à l’idée d’essayer de vous faire passerpour une servante.

— Grandmerci.

— Oui,oh ! c’est plutôt que personne ne voudrait jamais y croire. Vous serez masœur, venue avec moi pour voir les splendeurs de Tol Honeth.

Votresœur ?

— A moinsque vous ne préfériez être ma mère, suggéra Silk, toujours conciliant. Vousauriez pu entreprendre un pèlerinage à Mar Terrin dans l’espoir d’obtenir lerachat d’un passé tempétueux.

Tante Pol braquaun moment son regard inflexible sur le petit homme qui lui souriait sansvergogne.

— Un jour,votre sens de l’humour pourrait vous valoir de gros, gros ennuis, princeKheldar.

— Je passemon temps à avoir de gros, gros ennuis, Dame Polgara. Je ne saurais pas quoifaire si je n’en avais pas.

— Vous enavez encore pour longtemps, tous les deux ? coupa sire Loup.

— Encore unpetit détail, ajouta Silk. Au cas où nous serions amenés à fournir desexplications à quelqu’un, vous, Lelldorin et Garion, vous êtes les serviteursde Polgara. Hettar, Barak et Durnik, vous êtes les miens.

— Commevous voudrez, acquiesça sire Loup, d’un ton las.

— J’ai mesraisons.

— Trèsbien.

— Vousn’avez pas envie de les connaître ?

— Pasvraiment, non.

Silk eut l’airun tantinet froissé.

— Bon, ça yest, maintenant ? demanda sire Loup.

— Il n’y aplus rien dans la tour, répondit Durnik. Oh ! un instant : j’aioublié d’éteindre le feu.

Il disparut aubas de la tour.

— Qu’est-ceque ça peut faire, je vous demande un peu ? marmonna sire Loup en lesuivant du regard, avec toutes les apparences de l’exaspération. Cet endroitest déjà en ruine, de toute façon.

— Fiche-luila paix, père, riposta placidement tante Pol. C’est sa nature, qu’est-ce que tuveux.

Ilss’apprêtaient à mettre le pied à l’étrier lorsque la monture de Barak, un grandcheval gris à la croupe généreuse, poussa un soupir et jeta un regard dereproche à Hettar. L’Algarois eut un petit ricanement.

— Je nevois pas ce qu’il y a de si drôle, fit Barak, ombrageux.

— C’est lecheval qui m’a dit quelque chose, expliqua Hettar. Ne faites pas attention.

Puis ils semirent en selle et se frayèrent un chemin entre les ruines envahies par labrume, pour s’engager sur la piste étroite et sinueuse qui s’enfonçait dans laforêt au sol détrempé. Des plaques de neige achevaient de fondre sous lesarbres dont les branches s’égouttaient sans discontinuer au-dessus de leurstêtes. Ils resserrèrent plus étroitement leurs houppelandes autour d’eux pourécarter le froid et l’humidité. Une fois qu’ils furent sous les arbres,Lelldorin amena son cheval à côté de celui de Garion, et ils chevauchèrent deconserve.

— Le princeKheldar... euh, cherche-t-il toujours la petite bête comme cela ? s’enquitLelldorin.

— Silk ?Oh ! oui. Il a l’esprit complètement tordu. Il est espion, tu comprends,alors les déguisements et les subterfuges compliqués sont une seconde naturechez lui.

— Espion,hein ? Vraiment ?

Son imaginations’empara de cette idée, et on pouvait la voir jouer avec au travers de sesyeux, qui s’étaient mis à briller.

— Iltravaille pour son oncle, le roi de Drasnie, précisa Garion. Si j’ai biencompris, l’espionnage constitue l’activité favorite des Drasniens, depuis dessiècles.

— Il vafalloir que nous nous arrêtions pour récupérer les autres ballots, rappelaSilk.

— Je n’aipas oublié, répondit sire Loup.

— On doitencore retrouver quelqu’un ? demanda Lelldorin.

— Maisnon ; ce sont des étoffes de laine que Silk a trouvées à Camaar, traduisitGarion. Il prétend que ça justifie notre présence sur la Grand-route. Nous lesavons cachées dans une grotte avant de bifurquer vers Vo Wacune.

— Il penseà tout, hein ?

— Ilessaie. Nous avons pas mal de chance de l’avoir avec nous.

— Nouspourrions peut-être lui demander de nous apprendre certains trucs sur lesdéguisements, suggéra judicieusement Lelldorin. Ça pourrait être rudement utilequand nous partirons à la recherche de notre ennemi.

Garion pensaitque Lelldorin avait oublié la mission dont il s’était impulsivement investi. Lejeune Arendais semblait avoir à peu près autant de suite dans les idées qu’unchiot de trois semaines, mais force était de reconnaître que Lelldorinn’oubliait pas tout ; c’était juste une impression qu’il donnait. PourGarion, la perspective de partir à la recherche du meurtrier de ses parents encompagnie d’un jeune énergumène en train d’improviser des enjolivures à chaquetournant de la route commençait à apparaître sous de funestes auspices.

Vers le milieude la matinée, après avoir récupéré les paquets de Silk et chargé les chevauxde bât, ils retrouvèrent la Grand-Route de l’Ouest, la voie impérialetolnedraine qui traversait le cœur de la forêt, et prirent la direction du sud.Ils mirent leurs chevaux à un galop allongé qui dévorait la route.

A un momentdonné, ils passèrent à côté d’un serf au visage hâve, d’une maigreur squelettiquesous les lambeaux de toile à sac attachés avec des bouts de ficelle qui luitenaient lieu de vêtements. L’homme remonta sur le bas-côté de la route enployant sous son fardeau, attendant avec appréhension qu’ils soient sortis deson champ de vision. Garion fut saisi d’une violente compassion à l’égard dupauvre hère aux haillons sales. Il eut une brève pensée pour Lammer et Detton,et se prit à s’interroger sur leur sort. Il ne savait pas pourquoi, mais ça luisemblait important.

— Est-ilvraiment indispensable de les maintenir dans cette misère ? demanda-t-il àLelldorin, incapable de se contenir plus longtemps.

— Quiça ? releva Lelldorin avec un regard circulaire.

— Cesserfs.

Lelldorin jetaun coup d’œil par-dessus son épaule, en direction de l’homme en haillons.

— Tu nel’avais même pas vu, reprit Garion, d’un ton accusateur.

— Il y en atellement, répondit Lelldorin avec un haussement d’épaules.

— Et ilssont tous vêtus de sacs à navets, et ils meurent tous littéralement de faim.

— Lesimpôts mimbraïques, laissa tomber Lelldorin, comme si cela expliquait tout.

— Ça ne t’aapparemment jamais empêché de manger à ta faim, toi.

— Je nesuis pas un serf, Garion, rétorqua Lelldorin, d’un ton patient. Ce sonttoujours les plus pauvres qui souffrent le plus. C’est ainsi que va le monde.

— Ce n’estpas normal, répliqua Garion.

— Tu necomprends pas.

— Non. Etje ne comprendrai jamais.

— Bien sûr,fit Lelldorin, avec une insupportable fatuité. Tu n’es pas arendais.

Garion serra lesdents pour retenir la réplique qui lui brûlait les lèvres.

A la fin del’après-midi, ils avaient couvert dix lieues, et la neige avait presqueentièrement déserté les bas-côtés de la route.

— Nousferions peut-être aussi bien de commencer à réfléchir à l’endroit où nousallons passer la nuit, non, père ? suggéra tante Pol.

Sire Loup segratta pensivement la barbe en jetant un coup d’œil en coulisse sur les ombresqui s’étendaient sous les arbres autour d’eux.

— J’ai unoncle qui habite non loin d’ici, proposa Lelldorin. Le comte Reldegen. Je suissûr qu’il se ferait un plaisir de nous héberger.

— Un grandmaigre ? demanda sire Loup. Aux cheveux noirs ?

Garion lui jetaun coup d’œil acéré.

— Ils ontde drôles de coutumes, dans le coin, ajouta Silk.

Ils entrèrentdans une cour pavée et mirent pied à terre. A cet instant, le comte Reldegenapparut en haut d’un large perron. C’était un grand gaillard mince, aux cheveuxet à la barbe gris fer, qui marchait en s’aidant d’une solide canne. Il étaitvêtu d’un pourpoint vert vif et de chausses noires, et bien qu’il fût dans sapropre maison, il portait une épée au côté. Il descendit les marches entraînant la jambe pour venir à leur rencontre.

— Mononcle, fit Lelldorin, en s’inclinant respectueusement.

— Monneveu, répondit civilement le comte.

— Nouspassions dans le coin, mes amis et moi-même, déclara Lelldorin, et nous noussommes dit que nous pourrions peut-être t’imposer notre présence pour la nuit.

— Mon neveuest toujours le bienvenu chez moi, répliqua Reldegen d’un ton grave et cérémonieux.Vous n’avez pas encore dîné, j’imagine ?

— Non, mononcle.

— Eh bien,vous partagerez mon souper. Puis-je faire la connaissance de tes amis ?

— Nous nousconnaissons déjà, Reldegen, annonça sire Loup en repoussant son capuchon et enfaisant un pas en avant.

— Belgarath ?s’exclama le comte en ouvrant de grands yeux. Ce n’est pas possible !

— Oh !si, répondit sire Loup avec un grand sourire. Je hante toujours le monde, ensemant le trouble et la zizanie.

Reldegen éclatade rire et prit Belgarath par le gras du bras dans un geste chaleureux.

— Allons,entrez donc. Ne restez pas plantés là, par ce froid.

Il tourna lestalons et entreprit de monter l’escalier qui menait vers la maison, en boitantde plus belle.

— Qu’est-ilarrivé à votre jambe ? s’enquit sire Loup.

— Uneflèche dans le genou, expliqua le comte en haussant les épaules. Séquelle d’unevieille divergence d’opinion, depuis longtemps oubliée.

— Si je mesouviens bien, vous n’arrêtiez pas d’avoir des divergences d’opinion avectoutes sortes de gens. Je me suis souvent dit que vous aviez dû vous fixer pourbut de traverser l’existence flamberge au vent.

— J’ai euune jeunesse passionnante, admit le comte. Il ouvrit la large porte qui setrouvait en haut des marches et leur fit suivre un long couloir qui menait àune salle de dimensions imposantes, dotée à chacune de ses extrémités d’unevaste cheminée où pétillait un bon feu. Les dalles noires, luisantes, du solcouvert de fourrures, tranchaient sur le badigeon blanc des murs et du plafond,supporté par de grandes arches de pierre. Une douzaine de livres reliés de cuirétaient étalés sur la surface cirée d’une grande table placée non loin de l’unedes cheminées et surmontée en son centre d’un candélabre de fer. De lourdsfauteuils de bois sombre, sculpté, étaient disposés çà et là.

— Deslivres, Reldegen ? remarqua avec effarement sire Loup. Vous vous êtesdrôlement assagi, on dirait.

Cette remarquaarracha un sourire au vieil homme.

— J’enoublie mes bonnes manières, s’excusa sire Loup, en retirant sa houppelande eten la tendant, à l’instar de ses compagnons, aux serviteurs qui étaientimmédiatement apparus. Ma fille, Polgara. Pol, je te présente le comteReldegen, un vieil ami.

— Gentedame, répondit le comte, avec une révérence cérémonieuse. Ma maison est forthonorée de votre présence.

Tante Pol étaitsur le point de répondre quand deux jeunes gens firent irruption dans la pièce,en se disputant avec emportement.

— Tu n’esqu’un crétin, Berentain ! cracha le premier, jeune homme aux cheveux bruns,vêtu d’un pourpoint écarlate.

— Torasinpeut penser ce qu’il veut, rétorqua le second, jeune homme plus rondouillardaux cheveux blonds, bouclés, qui portait une tunique à rayures vertes etjaunes, mais que cela lui agrée ou non, les Mimbraïques tiennent l’avenir del’Asturie entre leurs mains, et ce ne sont point ses critiques fielleuses et sarhétorique sulfureuse qui y changeront quelque chose.

— Arrête unpeu de me parler à la troisième personne, Berentain, railla le jeune hommebrun. Cette parodie de courtoisie mimbraïque me lève le cœur.

— En voilàassez, Messires ! tonna le comte Reldegen en frappant le sol de pierre dubout de sa canne ferrée. Si vous persistez à discuter politique, je me verraiobligé d’arbitrer le litige, et je n’hésiterai par à recourir à la force, sinécessaire.

Les deux jeunesgens filèrent chacun vers un coin de la pièce où ils restèrent à se regarder enchiens de faïence.

— Mon fils,Torasin, reconnut le comte, d’un ton d’excuse, en désignant le jeune homme auxcheveux bruns. Et son cousin, Berentain, le fils du frère de ma défunte femme.Cela fait maintenant deux semaines qu’ils passent leur temps à se chamaillerainsi. Le lendemain de l’arrivée de Berentain, j’ai été obligé de leurconfisquer leurs épées.

— Lesdiscussions politiques sont bonnes pour la circulation, Messire, observa Silk.Surtout l’hiver, la chaleur empêche le sang de cailler dans les veines.

Cette idéearracha un ricanement au comte.

— Le princeKheldar, de la maison royale de Drasnie, reprit sire Loup, en continuant lesprésentations.

— VotreGrandeur, répondit le comte, en s’inclinant. Silk eut un petit froncement desourcils.

— Je vousen prie, Messire. J’ai passé ma vie à fuir les obséquiosités, et je suis sûrque mes attaches avec la famille royale contrarient mon oncle presque autantque moi-même.

Le comte éclataà nouveau d’un rire bon enfant.

— Et sinous passions à la salle à manger ? suggéra-t-il. Deux gros cerfs tournentdepuis le lever du jour sur des broches, aux cuisines, et j’ai réussi tout récemmentà faire venir un fût de vin rouge du sud de la Tolnedrie. Si je me rappellebien, vous aviez un faible pour la bonne chère et les bons vins, à l’époque,n’est-ce pas Belgarath ?

— Il n’apas changé, Messire, confirma tante Pol. Mon père est affreusement prévisible,une fois que l’on a compris son fonctionnement.

Le comte luioffrit son bras avec un sourire, et ils se dirigèrent tous ensemble vers uneporte, à l’autre bout de la salle.

— Dites-moi,Messire, demanda tante Pol, cette maison serait-elle, par un heureux hasard,dotée d’une baignoire ?

— Il estdangereux de se baigner en hiver, Dame Polgara, l’avisa le comte.

— Messire,rétorqua-t-elle gravement, je me baigne été comme hiver depuis un nombred’années que vous ne pourriez imaginer.

— Laissez-lafaire Reldegen, pressa sire Loup. Son caractère a une fâcheuse tendance às’envenimer quand elle se sent sale.

— Un bonbain ne te ferait pas de mal non plus, vieux Loup solitaire, riposta tante Pol,d’un ton acerbe. Tu commences à répandre une odeur un peu envahissante sous levent.

Sire Loup pritun air offensé.

Beaucoup plustard, lorsqu’ils se furent régalés de venaison, de pain trempé de sauce et desomptueuses tartes aux cerises, tante Pol s’excusa et alla superviser lapréparation de son bain avec une servante tandis que les hommes se consolaientavec leurs coupes de vin, le visage baigné par la lumière dorée desinnombrables chandelles qui ornaient la salle à manger de Reldegen.

— Je vaisvous montrer vos chambres, suggéra Torasin à ses deux plus jeunes compagnons.

Il repoussa sonfauteuil et quitta la salle sur un dernier regard chargé de mépris à Berentain.Lelldorin et Garion lui emboîtèrent le pas.

— Ne leprends pas mal, Tor, fit Lelldorin, comme ils gravissaient l’immense escalierqui menait à l’étage, mais ton cousin Berentain a tout de même des idéesparticulières.

— Il entient vraiment une couche, tu veux dire, renchérit Torasin avec un reniflementdédaigneux. Il croit qu’il va impressionner les Mimbraïques en imitant leurfaçon de parler et en leur léchant les bottes.

La lumière de labougie qu’il tenait pour leur éclairer le chemin révélait la colère quis’imprimait sur son visage sombre.

— Pourquoifait-il ça ? demanda Lelldorin.

— Ildonnerait n’importe quoi pour pouvoir dire qu’il a une terre à lui, réponditTorasin. Le frère de ma mère n’a pas grand-chose à lui laisser. Cette grosseandouille fait des yeux de flétan crevé à la fille de l’un des barons du coinoù il habite, et comme le baron ne voudra jamais d’un prétendant sans terre,Berentain fait des bassesses au gouverneur mimbraïque dans l’espoir de luisoutirer un domaine. Il prêterait serment d’allégeance au fantôme de Kal-Toraken personne s’il pensait que ça pouvait lui rapporter un bout de terrain.

— Il ne serend pas compte qu’il n’a aucune chance ? s’enquit Lelldorin. Legouverneur doit être tellement assailli de demandes analogues émanant dechevaliers mimbraïques qu’il ne lui viendra jamais à l’idée de faire ce genrede fleur à un Asturien.

— C’estbien ce que je lui ai dit, déclara Torasin, avec un mépris écrasant, mais iln’y a pas moyen de discuter avec lui. Son comportement est un déshonneur pourtoute la famille.

Lelldorin hochala tête avec compassion comme ils arrivaient à un vaste palier sur lequel iljeta un coup d’œil circulaire.

— Il fautque je te parle, Tor, souffla-t-il. Torasin lui adressa un regard inquisiteur.

— Mon pèrem’a chargé d’assister Belgarath dans une affaire de la plus haute importance,lâcha précipitamment Lelldorin, de la même voix à peine audible. Je ne sais paspour combien de temps nous en avons, alors il faudra que vous supprimiezKorodullin sans moi, toi et les autres.

Les yeux deTorasin s’écarquillèrent d’horreur.

— Nous nesommes pas seuls, Lelldorin ! s’étrangla-t-il.

— Je vaisvous attendre au bout, là-bas, proposa très vite Garion.

— Non,répondit fermement Lelldorin en prenant Garion par le bras. Garion est mon ami,Tor. Je n’ai pas de secrets pour lui.

— Je t’enprie, Lelldorin, protesta Garion. Je ne suis pas asturien. Je ne suis même pasarendais. Je ne veux pas savoir ce que vous manigancez.

— Je vaispourtant te le dire, Garion, pour te prouver la confiance que j’ai en toi,déclara Lelldorin. L’été prochain, lorsque Korodullin partira pour la cité enruine de Vo Astur afin d’y tenir sa cour pendant six semaines, entretenantainsi le mirage de l’unité arendaise, nous lui tendrons un guet-apens sur lagrand-route.

— Lelldorin !hoqueta Torasin, le visage blême. Mais Lelldorin n’allait pas s’arrêter en sibon chemin.

— Ce nesera pas un simple attentat, Garion. Ce sera un coup fatal porté au cœur deMimbre. Nous tendrons notre embuscade revêtus d’uniformes de légionnairestolnedrains, et nous l’immolerons avec des épées tolnedraines. Notre attaqueforcera Mimbre à déclarer la guerre à l’Empire tolnedrain, qui l’écrasera commeune coquille d’œuf. Et Mimbre détruite, l’Asturie sera enfin libre !

— Nachak tefera tuer pour ce parjure, Lelldorin, s’écria Torasin. Il nous avait faitprêter le serment du sang de ne rien dire.

— Tu dirasau Murgo que je crache sur son serment, annonça Lelldorin avec chaleur. Quelbesoin ont les patriotes asturiens d’un acolyte murgo ?

— Il nousprocure de l’or, espèce d’abruti ! tempêta Torasin, fou de rage. Nousaurons besoin de son bon or rouge pour acheter les uniformes et les épées, etpour affermir la volonté des moins résolus.

— Je n’aique faire de partisans indécis à mes côtés, décréta Lelldorin avec véhémence.La seule raison d’agir d’un vrai patriote doit être l’amour de sa patrie, pasune poignée d’or angarak.

Le premierinstant de stupeur passé, l’esprit de Garion fonctionnait maintenant à toutevitesse.

— Il yavait un homme à Cherek, insinua-t-il d’un ton songeur. Le comte de Jarvik. Luiaussi, il avait accepté l’or d’un Murgo et comploté la mort d’un roi...

Les deux autresle regardèrent, déconcertés.

— C’estterrible ce qui se passe quand on tue un roi, reprit Garion. Même s’il étaittrès mauvais, et aussi bonnes que soient les intentions de ceux qui ont mis finà ses agissements, lorsqu’il n’y a plus personne pour indiquer la direction àsuivre, le pays sombre pendant un moment dans le chaos et la confusion. Le faitde déclencher en même temps une guerre entre ce pays et un autre ne feraitqu’ajouter à la panique générale. Je crois que si j’étais un Murgo, c’est justele genre de désarroi que je voudrais voir s’installer dans tous les royaumes duPonant.

Garion s’écoutaparler avec une sorte de stupeur, mais sa voix recelait une sécheresse, uneabsence de passion, qu’il reconnut instantanément. Aussi loin que remontaientses souvenirs, cette voix avait toujours été en lui, dans son esprit, tapiedans un recoin inaccessible, à lui dire quand il avait tort ou quand il faisaitune bêtise. Mais jamais encore elle n’avait joué un rôle actif dans ses relationsavec autrui. Et voilà qu’elle s’était adressée directement à ces deux jeunesgens, pour leur expliquer patiemment la situation.

— L’orangarak n’est pas ce que l’on pourrait croire à le voir, poursuivit-il. Ilrecèle une sorte de pouvoir qui corrompt l’individu. C’est peut-être pour celaqu’il a la couleur du sang. A votre place, j’y réfléchirais à deux fois avantd’accepter l’or rouge de ce Nachak. Pourquoi pensez-vous qu’un Murgo vous offretant d’argent et se donne tant de mal pour vous aider à mener votre plan àbien ? Il n’est pas asturien, ce n’est donc pas par patriotisme, n’est-cepas ? J’essaierais aussi de répondre à cette question, si j’étais vous.

Lelldorin et soncousin parurent tout à coup quelque peu troublés.

— Je nedirai rien à personne, reprit Garion. Vous m’avez fait confiance en me parlantde ces choses qui, de toute façon, n’auraient jamais dû me venir aux oreilles.Mais rappelez-vous qu’il se passe en ce moment des événements très graves, dansle monde entier, et pas seulement en Arendie. Maintenant, je crois quej’aimerais aller me coucher. Si vous voulez bien me montrer mon lit, vous avezla nuit devant vous pour discuter de tout ça, si le cœur vous en dit.

L’un dansl’autre, Garion pensait qu’il n’avait pas trop mal manœuvré. Quand il ne seraitarrivé qu’à cela, il avait au moins réussi à semer le doute dans quelques cervelles.Il connaissait suffisamment les Arendais, maintenant, pour savoir que cela nesuffirait probablement pas à faire changer d’avis ces deux têtes brûlées, maisc’était toujours un début.

Chapître 4

Des voiles debrume étaient encore accrochés dans les arbres lorsqu’ils reprirent la route,tôt le lendemain matin. Le comte Reldegen était venu, enroulé dans une capesombre, leur dire au revoir auprès du portail. Debout à côté de son père,Torasin semblait incapable de détourner ses yeux de Garion, qui affectait laplus grande impassibilité. Le jeune et fougueux Asturien semblait fortperplexe, et peut-être ses doutes l’empêcheraient-ils de foncer tête baissée dansquelque désastre. Ce n’était pas grand chose, Garion était tout prêt à enconvenir, mais il ne pouvait pas faire davantage dans les circonstancesprésentes.

— J’espèreque vous reviendrez vite me voir, Belgarath, dit Reldegen. Et que vous pourrezrester un peu plus longtemps, la prochaine fois. Nous sommes très isolés, ici,et j’aime bien savoir ce qui se passe dans le monde. Nous resterons assis unmois ou deux au coin du feu, à bavarder.

— Quandj’en aurai fini avec ce que j’ai entrepris, pourquoi pas, Reldegen ?répondit sire Loup, en hochant gravement la tête.

Puis il fitfaire une volte à son cheval et prit la tête de la colonne pour traverser lavaste clairière qui entourait la demeure de Reldegen et regagner la sinistreforêt.

— Le comten’est pas un Arendais ordinaire, déclara Silk d’un ton léger, comme ilschevauchaient l’un à côté de l’autre. Je pense même avoir détecté chez lui uneou deux idées astucieuses, hier soir.

— Il abeaucoup changé, acquiesça sire Loup.

— Sa tablen’est pas médiocre, renchérit Barak. Je ne me suis pas senti la panse aussipleine depuis que nous avons quitté le Val d’Alorie.

— C’est lamoindre des choses, répliqua tante Pol. Vous avez mangé presque tout ce cerf àvous seul.

— Vousexagérez, Polgara, objecta Barak.

— Pas vraiment,observa Hettar, de sa voix calme. Lelldorin s’était rapproché de Garion, maisil n’avait pas encore dit un mot. Il paraissait aussi troublé que son cousin.Il était évident qu’il avait envie de dire quelque chose, et tout aussi clairqu’il ne savait pas par où commencer.

— Allez,vas-y, fit enfin Garion, gentiment. Nous sommes assez bons amis pour que je nem’offusque pas si ça sort un peu abruptement.

— Je suisaussi transparent que ça ? releva Lelldorin, un peu penaud.

— Honnêteserait un terme plus approprié, rétorqua Garion. Tu n’as jamais appris àdissimuler tes sentiments, voilà tout.

— C’étaitvrai ? balbutia Lelldorin. Je ne voudrais pas mettre ta parole en doute,mais il y avait vraiment un Murgo à Cherek qui complotait contre le roi Anheg ?

— Demande àSilk, suggéra Garion. A Barak, à Hettar ou à qui tu voudras. Nous y étionstous.

— MaisNachak n’est pas comme ça, lui, reprit précipitamment Lelldorin, sur ladéfensive.

— Commentpeux-tu en être sûr ? C’est lui qui a eu l’idée le premier, n’est-cepas ? Comment avez-vous fait sa connaissance ?

— Nousétions allés tous ensemble à la Grande Foire, avec Torasin et quelques autres.Nous avions fait des achats auprès d’un marchand murgo, et Tor a fait desréflexions sur les Mimbraïques — tu connais Tor. Le marchand a dit qu’ilconnaissait quelqu’un que nous aimerions peut-être rencontrer, et c’est commeça qu’il nous a présentés à Nachak. Et plus nous parlions avec lui, et plusnous nous sommes rendu compte qu’il partageait nos idées.

— Ben voyons.

— Il nous arévélé les projets du roi. Tu ne voudras jamais me croire.

— Ça, j’endoute, en effet.

Lelldorin luijeta un rapide coup d’œil, un peu ébranlé.

— Il vadiviser nos domaines et les donner à des nobles mimbraïques sans terre,annonça-t-il d’un ton accusateur.

— Tu asvérifié ça auprès de quelqu’un d’autre ?

— Etcomment voulais-tu que nous fassions ? Les Mimbraïques n’auraient jamaisadmis une chose pareille, quand bien même nous le leur aurions demandé, maisc’est tellement le genre de chose qu’ils sont capables de faire.

— Alorsvous n’aviez que la parole de Nachak. Comment l’idée de ce complot vousest-elle venue ?

— Nachak adit qu’à la place des Asturiens, il ne se laisserait jamais dépouiller de saterre, mais que ce n’est pas quand les Mimbraïques viendraient avec leurscavaliers et leurs soldats qu’il faudrait tenter de résister ; il seraittrop tard, à ce moment-là. Il a dit que lui, il frapperait avant qu’ils nesoient prêts, et de telle sorte qu’ils ne puissent jamais deviner qui avaitfait le coup. C’est pour cela qu’il a suggéré les uniformes tolnedrains.

— A partirde quel moment a-t-il commencé à vous donner de l’argent ?

— Je nesais plus très bien. C’est Tor qui s’est occupé de ça.

— Il vous aexpliqué pourquoi il finançait l’opération ?

— Il a ditque c’était par amitié.

— Et ça nevous a pas semblé un peu bizarre ?

— Jedonnerais bien de l’argent par amitié, moi, protesta Lelldorin.

— Oui, maistu es un Asturien, toi. Tu donnerais ta vie par amitié. Seulement Nachak est unMurgo, lui, et je n’ai jamais entendu dire que les Murgos étaient si généreuxque ça. Finalement, si j’ai bien compris, un étranger vous a raconté que le roiprojetait de vous prendre vos terres ; puis il vous a fourni un plan pourtuer le roi et déclencher les hostilités avec la Tolnedrie, et, pour être biencertain que vous n’échoueriez pas dans vos petits projets, par-dessus le marchéil vous a encore donné de l’argent. C’est bien ça ?

Lelldorin hochala tête en silence, avec un regard halluciné.

— Et ça nevous a pas mis la puce à l’oreille, tous autant que vous étiez ?

Il avaitl’impression que pour un peu, Lelldorin se serait mis à pleurer.

— C’étaitun si bon plan, parvint-il enfin à articuler. Ça ne pouvait pas rater.

— C’estbien ce qui le rend si dangereux.

— Garion,qu’est-ce que je vais faire ? questionna Lelldorin, d’une voix angoissée.

— Je croisque tu ne peux rien faire pour l’instant. Mais j’aurai peut-être une idée, unpeu plus tard, quand nous aurons le temps d’y réfléchir, et si je ne vois rien,nous pourrons toujours en parler à mon grand-père. Il trouvera bien un moyend’arrêter ça.

— Nous nepouvons en parler à personne, lui rappela Lelldorin. Nous avons juré de ne riendire.

— Il sepourrait que nous soyons amenés à rompre ce serment, insinua Garion, à soncorps défendant. Je me demande vraiment ce que nous devons aux Murgos, toi etmoi. Mais c’est à toi d’en décider ; je n’en parlerai à personne sans tapermission.

— C’est toiqui vois, implora alors Lelldorin. Moi, je ne peux pas, Garion.

— Il faudratout de même bien que tu te prononces un jour, répondit Garion. Je suis sûr quesi tu prends la peine d’y réfléchir, tu verras tout de suite pourquoi.

Mais sur cesentrefaites, ils arrivèrent à la Grand-route de l’Ouest, et Barak leur fitprendre un trot allègre qui interdisait désormais toute discussion.

Ils avaientpeut-être parcouru une lieue lorsqu’ils passèrent le long d’un village terreux,constitué d’une douzaine de huttes au toit de tourbe et aux murs faits declaies recouvertes de boue. Les champs qui entouraient ces pauvres masuresétaient pleins de souches d’arbres, et quelques vaches étiques pâturaient enlisière de la forêt. Garion ne put retenir son indignation au spectacle de lamisère implicite dans ce ramassis de tanières sordides.

— Regarde,Lelldorin ! dit-il non sans aigreur.

— Quoi ?Où ça ?

Le jeune hommesortit rapidement de ses préoccupations personnelles comme s’il s’attendait àun danger.

— Levillage, précisa Garion. Regarde-moi un peu ça.

— Ce n’estqu’un village de serfs, répondit Lelldorin avec indifférence. J’en ai vu descentaines comme celui-ci.

Cela dit d’unton indiquant qu’il entendait retourner illico à ses tempêtes subcrâniennes.

— EnSendarie, nous ne garderions même pas les cochons dans un endroit pareil, déclaraGarion, d’une voix véhémente.

Si seulement ilpouvait lui ouvrir les yeux !

Deux serfsdépenaillés taillaient languissamment une souche, non loin de la route, pour enfaire du bois à brûler. En voyant approcher le petit groupe, ils laissèrenttomber leurs haches et se précipitèrent dans la forêt en proie à une paniqueincontrôlable.

— Tu esfier de toi, Lelldorin ? s’exclama Garion. Tu es fier de savoir que lespaysans de ton pays ont peur de toi au point de prendre leurs jambes à leur couquand ils te voient ?

Lelldorin eutl’air sidéré.

— Ce sontdes serfs, Garion, répéta-t-il comme si c’était une explication.

— Ce sontdes hommes, Lelldorin, pas des animaux. Les hommes méritent tout de même d’êtretraités avec un peu plus d’égards.

— Maisqu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Ce ne sont pas mes serfs.

Sur ces mots,Lelldorin se referma comme une coquille et se remit à chercher un moyen desortir du dilemme dans lequel Garion l’avait enfermé.

A la fin del’après-midi, ils avaient parcouru dix lieues et le ciel nuageuxs’assombrissait progressivement à l’approche du soir.

— Je croisque nous allons être obligés de dormir dans la forêt, Belgarath, annonça Silken jetant un coup d’œil aux alentours. Nous n’avons aucune chance d’arriver àla prochaine hôtellerie tolnedraine avant la nuit.

Sire Loup, quisomnolait à moitié sur sa selle, leva les yeux en clignant un peu lespaupières.

— Trèsbien, répondit-il, mais éloignons-nous un peu de la route. Notre feu pourraitattirer l’attention, et trop de gens savent déjà que nous sommes en Arendie.

— Voilàjustement une piste de bûcherons, déclara Durnik en indiquant une trouée dansles arbres. Nous n’aurons qu’à la suivre pour nous retrouver au milieu desbois.

— D’accord,acquiesça sire Loup.

Ils empruntèrentla piste étroite qui serpentait entre les arbres, le bruit des sabots de leurschevaux étouffé par les feuilles détrempées qui tapissaient le sol de la forêt.Ils avaient peut-être parcouru une demi-lieue sans dire un mot lorsqu’uneclairière s’ouvrit enfin devant eux.

— Quedites-vous de cet endroit ? suggéra Durnik en tendant le doigt vers unruisseau qui babillait gaiement entre des pierres couvertes de mousse, sur l’undes côtés de la clairière.

— Çadevrait faire l’affaire, répondit sire Loup.

— Il vafalloir nous abriter, observa le forgeron.

— J’avaisacheté des tentes à Camaar, révéla Silk. Elles sont dans les ballots.

— Vous avezété fort prévoyant, approuva tante Pol.

— Ce n’estpas la première fois que je viens en Arendie, gente dame. Je connais le climat.

— Nousallons chercher du bois pour le feu, Garion et moi, déclara Durnik endescendant de cheval et en prenant la hache attachée à sa selle.

— Je vaisvous aider, proposa Lelldorin, dont le visage trahissait encore le trouble.

Durnik eut unhochement de tête et les emmena avec lui. Les arbres étaient gorgés d’eau, maisle forgeron semblait avoir un sixième sens pour trouver du bois sec. Ilss’affairèrent rapidement dans la lumière qui déclinait très vite maintenant, eten un rien de temps, ils avaient réuni trois gros fagots de branchages et depetit bois, avec lesquels ils regagnèrent la clairière où Silk et les autresdressaient plusieurs tentes brunes. Durnik laissa tomber sa brassée de bois etdéblaya avec son pied l’espace nécessaire pour construire le feu, puis ils’agenouilla et entreprit d’arracher des étincelles à un morceau de silex avecla lame de son couteau pour les communiquer à une mèche d’amadou bien sèche quine le quittait pas. En peu de temps, il eut allumé une belle petite flambée, à côtéde laquelle tante Pol aligna ses chaudrons tout en fredonnant doucement.

Hettar revintaprès s’être occupé des chevaux, et ils regardèrent, à distance respectable,tante Pol préparer le souper, à partir des provisions que le comte Reldegenavait insisté pour leur faire emporter ce matin-là.

Lorsqu’ilseurent mangé, ils restèrent assis autour du feu à parler tranquillement.

— Combiende chemin avons-nous fait aujourd’hui ? s’enquit Durnik.

— Unedouzaine de lieues, estima Hettar.

— Et nousen avons encore pour longtemps avant de sortir de la forêt ?

— Il y aquatre-vingts lieues de Camaar à la plaine du centre, répondit Lelldorin.

— Ça faitencore au moins une semaine, soupira Durnik. J’espérais que nous n’en aurionsplus que pour quelques jours.

— Je tecomprends, Durnik, renchérit Barak. C’est sinistre, tous ces arbres.

Les chevaux, quiétaient au piquet près du ruisseau, se mirent à hennir doucement, comme s’ilsavaient été dérangés. Hettar se leva d’un bond.

— Quelquechose qui ne va pas ? demanda Barak en se redressant à son tour.

— Ils nedevraient pas... (Hettar s’interrompit brusquement.) « Reculez !s’exclama-t-il précipitamment. Eloignez-vous du feu. Les chevaux disent qu’il ya des hommes par ici. Beaucoup. Avec des armes.

Il s’écartabrusquement du feu en dégainant son sabre.

Lelldorin luijeta un coup d’œil surpris et fila, tel l’éclair, à l’intérieur de l’une destentes. La soudaine déception qu’éprouva Garion devant le comportement de sonami lui fit l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. C’est alors qu’uneflèche siffla dans la lumière et vint s’écraser sur la cotte de mailles deBarak.

— Auxarmes ! rugit le grand bonhomme en tirant son épée.

Garion agrippala manche de tante Pol et tenta de l’éloigner du foyer.

— Lâche-moi !cracha-t-elle en se dégageant brutalement.

Une secondeflèche jaillit avec un sifflement des bois brumeux. Tante Pol eut un geste dela main, pareil à celui que l’on fait pour écarter une mouche importune, etmarmonna un seul mot. La flèche rebondit comme si elle avait heurté un corpssolide et tomba à terre.

Puis, avec unhurlement rauque, une bande de sombres brutes surgit, l’arme au clair, de lalisière des arbres et traversa le ruisseau en pataugeant. Au moment où Barak etHettar se précipitaient à leur rencontre, Lelldorin émergea de la tente enbandant son arc et entreprit de décocher des flèches, si rapidement que sesmains semblaient floues tout à coup. Garion se sentit instantanément touthonteux d’avoir douté du courage de son ami.

L’un de leursassaillants retomba en arrière avec un cri étranglé, une flèche plantée dans lagorge. Un autre se plia en deux d’un seul coup, les mains crispées sur sonestomac, et s’écroula en gémissant. Un troisième, très jeune et dont les jouess’ornaient d’un duvet clair, tomba lourdement sur le sol où il resta assis àtenter d’enlever les plumes des flèches qui dépassaient de sa poitrine, unétonnement indicible inscrit sur son visage enfantin. Puis il poussa un soupiret s’affaissa sur le côté, tandis qu’un flot de sang lui jaillissait du nez.

Les hommes enhaillons marquèrent une hésitation sous la pluie de flèches de Lelldorin, maistrop tard : Barak et Hettar étaient déjà sur eux. Dans le même mouvement,la lourde épée de Barak pulvérisa une lame qui se tendait vers lui et s’abattitdans l’angle formé par le cou et l’épaule de l’individu aux favoris noirs quila brandissait. L’homme s’écroula. Hettar feinta rapidement avec son sabre,puis embrocha en douceur une brute au visage marqué par la vérole. L’homme seraidit, et un jet de sang vermeil s’échappa de sa bouche lorsque Hettar dégageasa lame. Durnik fonça en avant avec sa hache tandis que Silk tirait sa longuedague de sous son gilet et se précipitait sur un homme à la barbe brune,hirsute. Au dernier moment, il plongea en avant, roula sur lui-même etatteignit le barbu en pleine poitrine avec ses deux pieds. Il se relevaaussitôt et fendit le ventre de l’homme avec sa dague, de bas en haut, dans unhorrible bruit de déchirure, humide et crissant à la fois. L’homme éventré secramponna à son estomac avec un hurlement en tentant de retenir les boucles etles méandres bleuâtres de ses entrailles, qui semblaient couler entre sesdoigts comme un fleuve bouillonnant.

Garion plongeasur les ballots pour tirer sa propre épée, mais sentit tout à coup qu’onl’empoignait brutalement par-derrière. Il se débattit un instant, puis prit surla tête un coup qui l’étourdit et lui emplit les yeux d’un éclair éblouissant.

— C’estlui, fit une voix rauque tandis que Garion basculait dans l’inconscience.

Quelqu’un leportait dans ses bras — de cela au moins, il était certain : ilsentait les muscles robustes sous son corps. Il ne savait pas combien de tempss’était écoulé depuis qu’il avait pris ce coup sur la tête. Il en avait encoreles oreilles qui tintaient et il se retenait pour ne pas vomir. Il ne se raiditpas mais ouvrit prudemment un œil. Il avait la vision brouillée et incertaine,mais il parvenait à distinguer Barak penché sur lui dans l’obscurité, et commela dernière fois, dans les bois neigeux du Val d’Alorie, il lui sembla voir laface hirsute d’un ours énorme confondue avec son visage. Il ferma les yeux,frissonna et tenta faiblement de se débattre.

— Tout vabien, Garion. C’est moi, dit Barak, d’une voix qui lui parut accablée de désespoir.

Lorsque Garionrouvrit les yeux, l’ours semblait avoir disparu. Il n’était même pas certain del’avoir vraiment vu.

— Çava ? demanda Barak en le posant à terre.

— Ils m’ontflanqué un coup sur la tête, marmonna Garion en palpant la bosse qu’il avaitderrière l’oreille.

— Ilsn’auront pas l’occasion de recommencer, grommela Barak d’un ton toujours aussidésespéré.

Puis le grandbonhomme se laissa tomber par terre et enfouit son visage dans ses mains. Ilfaisait noir, et on n’y voyait pas très bien, mais on aurait dit que lesépaules de Barak étaient secouées, comme sous l’effet d’une terrible douleurrentrée, par une série de sanglots convulsifs, d’autant plus déchirants qu’ilsétaient silencieux.

— Oùsommes-nous ? questionna Garion en tentant de percer les ténèbres qui lesentouraient.

Barak se mit àtousser et s’essuya le visage.

— Assezloin des tentes. Il m’a fallu un petit moment pour rattraper les deux gaillardsqui s’étaient emparés de toi.

— Qu’est-cequi s’est passé ?

Garion sesentait encore un peu hébété.

— Ils sontmorts. Tu peux te lever ?

— Je n’ensais rien.

Garion tenta dese redresser, mais un vertige s’empara de lui, et son estomac se rappela à sonplus mauvais souvenir.

— Ça nefait rien, je vais te porter, proposa Barak d’un ton de féroce efficacité,maintenant.

Avec un criperçant, une chouette s’abattit d’une branche, non loin de là, et sa formeblanche, fantomatique, plana entre les arbres, devant eux. Mais Barak lesouleva, et Garion ferma les yeux pour se concentrer sur son estomac, tout à latâche d’essayer de le ramener à la raison.

Il ne leurfallut guère de temps pour rejoindre la clairière et son cercle de lumière.

— Il n’apas de mal ? demanda tante Pol en relevant les yeux du bras de Durnik, surlequel elle pansait une entaille.

— Juste unebosse sur le crâne, répondit Barak en reposant Garion à terre. Tu les as mis enfuite ?

Sa voixcharriait des accents rauques, impitoyables.

— Oui.Enfin, ceux qui pouvaient encore courir, raconta Silk, tout excité, ses petitsyeux de fouine brillant comme du jais. Il y en a quelques-uns qui sont restéssur le carreau.

Il eut unmouvement du menton en direction d’un certain nombre de formes immobiles gisantà la limite de la zone éclairée par les flammes.

Lelldorinregagna la clairière en regardant constamment par-dessus son épaule, son arcencore à demi levé. Il était à bout de souffle, et il avait le visage livide etles mains tremblantes.

— Çava ? demanda-t-il en apercevant Garion. Garion hocha la tête en palpantdélicatement la bosse derrière son oreille.

— J’aiessayé de rattraper les deux scélérats qui t’ont enlevé, déclara le jeunehomme, mais ils couraient trop vite pour moi. Il y a un genre d’animal, parlà-bas. Je l’ai entendu pousser des grognements pendant que je te cherchais.Des grognements horribles.

— La bêteest repartie, maintenant, annonça platement Barak.

— Qu’est-ceque tu as ? s’enquit Silk.

— Rien dutout.

— Quiétaient ces hommes ? demanda Garion.

— Desvoleurs, probablement, conjectura Silk en rangeant sa dague. C’est l’un desavantages des sociétés qui tiennent les hommes en esclavage. Quand ils en ontmarre d’être serfs, ils peuvent toujours aller dans la forêt, chercher un peude distraction et un petit bénéfice.

— J’ail’impression d’entendre Garion, objecta Lelldorin. Vous ne voulez pascomprendre que le servage fait partie de l’ordre des choses, ici ? Nosserfs ne seraient pas capables de se débrouiller seuls. Il faut bien que ceuxqui occupent une position sociale plus élevée acceptent la responsabilité de prendresoin d’eux.

— Mais biensûr, acquiesça Silk, d’un ton sarcastique. Ils sont moins bien nourris que vosporcs, pas aussi bien traités que vos chiens, mais vous vous occupez d’eux,hein ?

— Çasuffit, Silk, coupa fraîchement tante Pol. Ne commençons pas à nous disputerentre nous.

Elle acheva denouer le bandage de Durnik et vint examiner la tête de Garion. Elle effleuralégèrement la bosse avec ses doigts, lui arrachant une grimace de douleur.

— Ça n’apas l’air bien grave, conclut-elle.

— Ça faittout de même mal, se plaignit-il.

— C’estnormal, mon chou, rétorqua-t-elle calmement, en trempant un linge dans un seaud’eau froide et en l’appliquant sur sa bosse. Il serait tout de même temps quetu apprennes à garer ton crâne, Garion. Si tu n’arrêtes pas de prendre descoups sur la tête comme ça, tu vas te ramollir la cervelle.

Garions’apprêtait à répliquer lorsque Hettar et sire Loup reparurent dans le cerclelumineux.

— Ilscourent toujours, annonça Hettar.

Les disques demétal qui ornaient sa veste en peau de cheval jetaient des éclairs rutilantsdans la lueur vacillante des flammes, et la lame de son sabre était encorerouge de sang.

— La courseà pied est leur spécialité, apparemment, commenta sire Loup. Tout le monde vabien ?

— Quelquesplaies et bosses, c’est à peu près tout, répondit tante Pol. C’aurait pu êtrebien pire.

— Nousn’allons pas commencer à spéculer sur ce qui aurait pu arriver.

— Onpourrait peut-être faire place nette, non ? grommela Barak en indiquantles corps qui jonchaient le sol, non loin du ruisseau.

— Nedevrions-nous pas leur offrir une sépulture ? suggéra Durnik, la voix unpeu tremblante et le visage livide.

— On ne vaquand même pas se crever la paillasse pour ça, répliqua Barak, sans ambages.Que leurs amis reviennent s’en charger, si ça leur chante.

— Ça manqueun peu d’humanité, non ? objecta Durnik.

— Peut-être,mais c’est comme ça, conclut Barak en haussant les épaules.

Sire Loupretourna l’un des morts sur le dos, et examina avec soin son visage gris.

— On diraitun vulgaire brigand arendais, grommela-t-il. Mais bien malin qui pourrait lecertifier.

Lelldorinextirpait soigneusement ses flèches des cadavres pour les remettre dans soncarquois.

— Allez, onva les empiler par là, dit Barak à Hettar. Je commence à en avoir assez decontempler ce spectacle.

Durnik détournale regard. Garion vit qu’il avait deux grosses larmes dans les yeux.

— Tu asmal, Durnik ? demanda-t-il gentiment, en s’asseyant sur le rondin à côtéde son ami.

— J’ai tuéun homme, Garion, répondit le forgeron d’une voix tremblante. Je lui ai donnéun coup de hache en plein visage. Il a poussé un cri affreux, son sang a giclésur moi. Et puis il est tombé et il a frappé le sol avec ses talons jusqu’à cequ’il soit mort.

— Tun’avais pas le choix, Durnik. C’était eux ou nous.

— Jen’avais jamais tué personne de ma vie, reprit Durnik, maintenant en pleurs. Ila frappé le sol si longtemps avec ses pieds — si terriblement longtemps.

— Tudevrais aller te coucher, Garion, suggéra fermement tante Pol, sans quitter desyeux le visage ruisselant de larmes de Durnik.

Garion compritle message.

— Bonnenuit, Durnik, dit-il en se levant.

Mais avantd’entrer dans sa tente, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Tante Polétait allée s’asseoir sur le tronc d’arbre, à côté du forgeron, et elle luiparlait doucement, un bras passé autour de ses épaules dans une attituderéconfortante.

Chapître 5

Le feu s’étaitréduit à une petite lueur orange qui tremblotait dehors, devant la tente, et onn’entendait pas un bruit dans la forêt, autour de la clairière. Garion étaitallongé dans le noir. La tête l’élançait et il n’arrivait pas à dormir.Finalement, bien après minuit, il y renonça, et, repoussant ses couvertures, seglissa au-dehors pour aller trouver sa tante Pol.

La pleine lunes’était levée au-dessus du brouillard argenté, l’irradiant d’une lumièresurnaturelle. L’air semblait phosphorescent, tout autour de lui. Il traversa lecamp en faisant bien attention où il mettait les pieds, et vint grattouiller aurabat de la tente de Polgara.

— TantePol ? souffla-t-il. Pas de réponse.

— TantePol ? chuchota-t-il un peu plus fort. C’est moi, Garion. Je peuxentrer ?

Rien, pas lemoindre frémissement. Il écarta précautionneusement le rabat et jeta un coupd’œil à l’intérieur. La tente était vide.

Surpris, un peuinquiet peut-être, il se retourna pour embrasser la clairière du regard.Enroulé dans sa cape, son profil d’oiseau de proie braqué vers la forêt noyéede brume, Hettar montait la garde non loin des chevaux au piquet. Garion hésitaun moment, puis il se glissa sans bruit derrière les tentes et obliqua àtravers les arbres et le brouillard impalpable, lumineux, en direction duruisseau. Il se disait que cela le soulagerait peut-être un peu de tremper satête douloureuse dans l’eau froide. Il était à une cinquantaine de mètres destentes lorsqu’il perçut un petit mouvement dans les bois, droit devant lui. Ils’arrêta net.

Un immense loupgris sortit du brouillard, les coussinets de ses pattes amortissant tout bruit,et s’arrêta au milieu d’un petit espace dégagé entre les arbres. Garion retintson souffle et se figea à côté d’un grand chêne tordu. Le brouillardluminescent éclairait des détails qu’il n’aurait jamais pu voir par une nuitordinaire. Le loup s’assit sur les feuilles humides comme s’il attendaitquelque chose. Il avait le museau et le poitrail argentés, et son museau étaitpiqueté du givre des ans. Mais il arborait son âge avec une formidable dignité,et ses yeux jaunes semblaient comme illuminés par une profonde paix intérieureet une infinie sagesse.

Garion restaparfaitement immobile. Il savait que s’il faisait le moindre bruit, avec sonouïe fine, le loup le percevrait instantanément, mais il y avait autre chose.Le coup qu’il avait pris derrière l’oreille lui avait vidé la tête, et dansl’étrange luminosité du brouillard qui diffusait les rayons de la lune, cetterencontre prenait quelque chose d’irréel. Il se rendit compte qu’il en oubliaitde respirer.

Une grandechouette d’un blanc de neige plongea sur ses ailes fantomatiques vers la trouéeentre les arbres et se percha sur une branche basse où elle resta à contemplersans ciller le loup gris, en dessous d’elle. Celui-ci rendit calmement sonregard à l’oiseau, puis, bien qu’il n’y eût pas un souffle de vent, Garion eutl’impression que des remous venaient soudain troubler la brume luminescente,brouillant les silhouettes de la chouette et du loup. Lorsqu’elles redevinrentnettes, sire Loup était debout au centre de l’éclaircie, et tante Pol, vêtue desa robe grise, posément assise sur la branche, au-dessus de lui.

— Il y abien longtemps que nous n’avions chassé ensemble, Polgara, dit le vieil homme.

— Oui,père, bien longtemps.

Elle leva lesbras et passa ses doigts dans la lourde masse de ses cheveux d’ébène.

— J’avaispresque oublié cette sensation, reprit-elle, comme vibrant encore d’un étrangeplaisir. Quelle nuit splendide !

— Un peuhumide, peut-être, objecta-t-il en levant un pied pour le secouer.

— Il faittrès clair au-dessus des arbres, et les étoiles sont particulièrementbrillantes. C’était la nuit idéale pour voler.

— Je suisheureux que tu en aies bien profité. Tu n’as pas oublié ce que tu étais censéefaire ?

— Epargne-moites sarcasmes, père.

— Alors ?

— Il n’y apersonne dans les parages. Que des Arendais, presque tous endormis.

— Tu essûre ?

— Absolument.Il n’y a pas un Grolim à cinq lieues à la ronde. As-tu retrouvé ceux que tucherchais ?

— Ilsn’étaient pas difficiles à repérer, répondit sire Loup. Ils se sont réfugiésdans une grotte, à trois lieues dans la forêt. L’un des leurs est resté enchemin ; mort. Et il y en a encore quelques uns qui ne verrontprobablement pas le jour se lever. Les autres semblent éprouver une certaineamertume quant à la tournure prise par les événements.

— Ça,j’imagine. As-tu pu te rapprocher suffisamment pour entendre ce qu’ils sedisaient ?

Il hocha la têteen signe d’approbation.

— Ils ontun homme à eux, dans l’un des villages, non loin de là ; il surveille lesroutes et les prévient lorsqu’il passe quelqu’un qui lui semble digne d’êtredévalisé.

— Ceseraient donc de vulgaires voleurs ?

— Pas toutà fait. Ils en avaient spécialement après nous. Quelqu’un leur avait donné denous une description assez précise.

— Je croisque je vais aller parler à ce villageois, déclara-t-elle d’un ton sinistre, ens’assouplissant les doigts d’une manière évocatrice.

— Tuperdrais ton temps, annonça sire Loup en se grattant pensivement la barbe. Toutce qu’il pourrait te dire, c’est qu’un Murgo lui a offert de l’or. Tu vois unGrolim se donner la peine de fournir des explications à un homme de main,toi ?

— Il fautlui régler son compte, père, insista-t-elle. Tu ne tiens pas à ce que nouscontinuions à le traîner à nos basques pendant qu’il tentera de soudoyer tousles brigands d’Arendie pour qu’ils nous courent après, je suppose ?

— Aprèscette nuit, il n’aura plus l’occasion de soudoyer grand monde, répliqua sireLoup, avec un rire bref. Ses amis projettent de l’attirer dans les bois aupetit matin, et de lui couper la gorge, entre autres joyeusetés.

— Parfait.Mais je voudrais tout de même bien savoir qui est ce Grolim.

— Qu’est-ceque ça peut faire ? riposta sire Loup, en haussant les épaules. Ils sontdes douzaines à fomenter tous les troubles qu’ils peuvent dans le nord del’Arendie. Ils savent aussi bien que nous ce qui se prépare. Nous ne pouvonstout de même pas espérer qu’ils vont rester tranquillement assis sur leurderrière en attendant que nous soyons passés.

— Jepersiste à penser que nous ferions mieux d’essayer de le mettre hors d’état denuire.

— Nousn’avons pas le temps. Il faut des siècles pour tenter de faire comprendrequelque chose aux Arendais. Si nous allons assez vite, nous parviendronspeut-être à leur échapper avant que les Grolims ne soient prêts.

— Et sinous n’y arrivons pas ?

— Alorsnous serons bien obligés de nous y prendre autrement. Il faut que je rattrapeZedar avant qu’il n’entre en Cthol Murgos. Si trop d’obstacles se dressent surmon chemin, je serai contraint et forcé de me montrer plus direct.

— C’est ceque tu aurais dû faire depuis le début, père. Il y a des moments où tu es troppusillanime.

— Ça ne vapas recommencer ? Tu n’as pas d’autres mots à la bouche, Polgara. Tupasses ton temps à régler des problèmes qui s’arrangeraient tout seuls si tulaissais faire les choses, et à intervenir dans des événements dont tu feraismieux de ne pas te mêler.

— Ne tefâche pas, père. Aide-moi plutôt à descendre.

— Pourquoine voles-tu pas jusqu’en bas ? suggéra-t-il.

— Ne disdonc pas de bêtises.

Garion repartitentre les arbres couverts de mousse en tremblant de tous ses membres, puistante Pol et sire Loup regagnèrent la clairière à leur tour et réveillèrenttout le monde.

— Je croisque nous ferions mieux de repartir tout de suite, déclara sire Loup. Nous nesommes pas en sûreté, ici. Nous serons beaucoup moins vulnérables sur lagrand-route, et je ne serai pas fâché de sortir de cette partie de la forêt enparticulier.

Il ne leurfallut pas une heure pour lever le camp et reprendre, en sens inverse, lechemin forestier qui menait à la Grand-route de l’Ouest. L’aube ne devait passe lever avant plusieurs heures, mais le brouillard baigné par les rayons de lalune inondait la nuit d’une clarté laiteuse, et ils avaient un peu l’impressionde chevaucher dans un nuage opalescent qui se serait posé dans la sombrefutaie. En arrivant à la voie impériale, ils prirent à nouveau la direction dusud.

— J’aimeraisque nous soyons loin d’ici lorsque le soleil se lèvera, annonça calmement sireLoup. Mais je ne tiens pas à tomber dans une embuscade, alors ouvrez bien lesyeux et les oreilles.

Ils avaientcouvert trois bonnes lieues à un petit galop rapide lorsque le brouillardcommença de prendre une couleur gris-perle à l’approche du matin. Puis, dansune large courbe de la route, Hettar leva soudain la main, leur faisant signed’arrêter.

— Qu’est-cequ’il y a ? s’enquit Barak.

— Deschevaux, droit devant, répondit Hettar. Ils viennent vers nous.

— Vous êtessûr ? Je n’entends rien.

— Au moinsquarante, précisa fermement Hettar.

— Là,confirma Durnik, la tête penchée sur le côté. Vous entendez ?

Ilsdistinguèrent en effet dans le lointain un bruit de sabots et un tintementmétallique assourdis par le brouillard.

— Nouspourrions nous cacher dans les bois en attendant qu’ils passent, suggéraLelldorin.

— Jepréfère ne pas quitter la route, objecta sire Loup.

— Laissez-moifaire, intervint Silk, d’un ton assuré, en prenant la direction des opérations.J’ai l’habitude de ce genre de situation.

Ils repartirentà une allure modérée.

Les cavaliersqui émergèrent du brouillard étaient entièrement revêtus d’acier. Ils portaientdes armures d’apparat étincelantes et des casques ronds au ventail pointu quileur donnaient des allures d’insectes étranges. Ils brandissaient de longueslances dont la pointe était ornée de flammes de couleurs vives, et leurspalefrois, de robustes animaux, étaient également caparaçonnés.

— Deschevaliers mimbraïques, gronda Lelldorin, en étrécissant les yeux.

— Gardez-vousbien de trahir vos sentiments, recommanda sire Loup. Si l’on s’adresse à vous,répondez de telle sorte que l’on puisse penser que vous êtes un sympathisantmimbraïque. Comme le jeune Berentain, chez votre oncle.

Le visage deLelldorin se durcit.

— Faites cequ’il vous dit, Lelldorin, conseilla tante Pol. Ce n’est pas le moment de jouerau héros.

— Halte-là !ordonna d’un ton péremptoire le chef de la colonne. Que l’un de vouss’approche, de sorte que je puisse m’entretenir avec lui.

Il abaissa salance, en braquant la pointe sur eux. Silk avança vers l’homme à la cuirassed’acier, un sourire propitiatoire inscrit sur la figure.

— Heureuxde vous rencontrer, Messire chevalier, mentit-il d’un ton patelin. Nous avonsété attaqués par une bande de pillards, la nuit dernière, et nous avons dûprendre la fuite, pour notre salut.

— Quel estton nom, voyageur ? interrogea le chevalier en relevant la visière de soncasque, et quels sont ceux qui t’accompagnent ?

— Jem’appelle Radek de Boktor, Messire, répondit Silk en s’inclinant et en ôtant sonbéret de velours. Je suis un marchand drasnien et je vais à Tol Honeth avec deslainages sendariens, dans l’espoir de me tailler une part du marché d’hiver.

L’homme enarmure plissa les yeux d’un air soupçonneux.

— Ta suite,ô honorable marchand, semble bien imposante pour une si modeste entreprise.

— Ces troishommes sont mes serviteurs, expliqua Silk en désignant Barak, Hettar et Durnik.Le vieillard et le garçon sont au service de ma sœur, douairière de son état,et qui a manifesté le désir de visiter Tol Honeth.

— Etl’autre ? insista le chevalier. L’Asturien ?

— Un jeunenoble qui fait le voyage de Vo Mimbre afin de rendre visite à des amis. Il aconsenti de bonne grâce à nous guider à travers la forêt.

La méfiance duchevalier sembla se relâcher quelque peu.

— Tu as, ôestimable voyageur, fait allusion à des voleurs, reprit-il. Où cette embuscadea-t-elle eu lieu ?

— A troisou quatre lieues d’ici. Ils se sont jetés sur nous alors que nous avions dressénotre campement pour la nuit. Nous avons réussi à leur échapper, mais ma sœur aété terrorisée.

— Cetteprovince d’Asturie est un repaire de rebelles et de brigands, déclara lechevalier, d’un ton rigoureux. Nous allons, mes hommes et moi, mettre fin à cesoffenses. Que l’Asturien s’approche.

Les narines deLelldorin se mirent à palpiter, mais il s’avança d’un air empressé.

— Commentt’appelles-tu, ô Asturien ?

— Lelldorinest mon nom, Messire chevalier. En quoi puis-je t’être utile ?

— Cesvoleurs dont ont parlé tes amis, ô Asturien, étaient-ils des manants ou deshommes de qualité ?

— C’étaientdes serfs, Messire, répondit Lelldorin. Des barbares en haillons, qui ont sansnul doute rompu le serment d’allégeance pour se livrer au brigandage dans laforêt.

— Commentpourrait-on espérer que les serfs s’obligent à la fidélité et à l’obéissancequand les nobles entretiennent une détestable sédition contre laCouronne ? releva le chevalier.

— Voilà,Messire, qui est bien parlé, acquiesça Lelldorin avec une nostalgie quelque peuexcessive. Les Dieux seuls savent combien de fois j’ai pu faire valoir ce mêmepoint de vue auprès d’individus qui n’avaient que l’oppression mimbraïque etl’arrogance des vainqueurs à la bouche. Et eux seuls pourraient témoigner de ladérision et du glacial mépris qui accueillent pourtant, plus souvent qu’à leurtour, mes appels à la raison et au respect dû à Sa Majesté notre Roi. Il poussaun soupir.

— Tasagesse t’honore, ô jeune Lelldorin, approuva le chevalier. Mais je me dois,hélas, de te retenir, ainsi que tes compagnons, afin de procéder auxvérifications d’usage.

— Messirechevalier ! protesta vigoureusement Silk. Le moindre changement de temps,et mes marchandises pourraient être détériorées et leur valeur marchande,réduite à néant. Ne nous retardez pas, noble chevalier, je vous en conjureardemment.

— Jeregrette de devoir en passer par là, ô honorable marchand, répondit lechevalier, mais l’Asturie est pleine de traîtres et de comploteurs. Je ne puispermettre à personne de passer sans une vérification approfondie.

Une certaineanimation se fit sentir au bout de la colonne mimbraïque. En file indienne,resplendissants sous leurs cuirasses d’acier étincelantes, leurs casques àplumes et leurs capes écarlates, une cinquantaine de légionnaires tolnedrainsdéfilèrent lentement le long de la rangée de chevaliers en armures de parade.Le commandant du détachement, un homme maigre, d’une quarantaine d’annéespeut-être, au visage tanné, immobilisa son cheval non loin de celui de Silk.

— Que sepasse-t-il ? demanda-t-il avec urbanité.

— L’assistancede la légion n’a pas été requise dans cette affaire, que je sache, décrétafraîchement le chevalier. Nous recevons nos ordres de Vo Mimbre, qui nous ainvestis de la mission de rétablir l’ordre en Asturie, et nous étions en traind’interroger ces voyageurs à cette fin.

— J’ai leplus grand respect pour l’ordre, Messire chevalier, répondit le Tolnedrain,mais c’est à moi qu’incombe la sécurité de la grand-route.

Il jeta un coupd’œil inquisiteur à Silk.

— Radek deBoktor, capitaine, déclara Silk à son intention. Je suis marchand, et je vais àTol Honeth. J’ai des documents pour prouver mes dires, si vous le désirez.

— Il n’estpas difficile de falsifier des documents, insinua le chevalier.

— C’est uneaffaire entendue, acquiesça le Tolnedrain, mais j’ai pour règle d’accorder foiaux documents que l’on me présente ; cela fait gagner du temps. Unmarchand drasnien avec des marchandises dans ses ballots a une raison légitimede se trouver sur une grand-route impériale, Messire chevalier. Rien ne justifieque nous l’empêchions de poursuivre son chemin, ce me semble ?

— Nous nousefforçons d’écraser le banditisme et la sédition, affirma le chevalier, nonsans chaleur.

— Ecrasez,répéta le capitaine, écrasez. Mais pas sur la grand-route, si vous n’y voyezpas d’inconvénient. La grand-route impériale se trouve, par convention, enterritoire tolnedrain. Ce que vous faites à cinquante pas de là, dans lesfourrés, vous regarde ; ce qui se passe sur cette route est de monressort. Je suis certain que jamais un chevalier mimbraïque digne de ce nom nevoudrait humilier son roi en violant sciemment un traité solennel entre laCouronne arendaise et l’empereur de Tolnedrie, n’est-ce pas ?

Le chevalier leregarda, réduit à quia.

— Poursuivezvotre route, honorable marchand, décida le Tolnedrain, à l’attention de Silk. TolHoneth tout entier attend votre arrivée en retenant son souffle, j’en suis sûr.

Silk lui dédiaun large sourire et s’inclina du haut de son cheval en une révérenceextravagante. Puis il fit signe aux autres, et la petite troupe passa lentementdevant le chevalier mimbraïque fulminant. Après leur passage, les légionnairesrefermèrent les rangs sur la grand-route, s’opposant, de fait, à toutepoursuite.

— Un bienbrave homme, commenta Barak. Je n’ai jamais eu une très haute opinion desTolnedrains, mais celui-ci n’est pas comme les autres.

— Avançons,ordonna sire Loup. J’aimerais autant éviter à ces chevaliers la tentation denous rattraper lorsque les Tolnedrains auront tourné bride.

Ils mirent leurschevaux au galop, augmentant à chaque foulée la distance qui les séparait deschevaliers, plongés dans une discussion animée avec le commandant dudétachement de légionnaires, au beau milieu de la route.

Ils passèrent lanuit dans une hôtellerie tolnedraine aux épaisses murailles, et pour lapremière fois de sa vie, peut-être, Garion se baigna sans que sa tante ait eu àinsister, ou même simplement à le lui suggérer. Bien que ne s’étant pas trouvédirectement impliqué dans le combat dans la clairière, la nuit précédente, ilavait un peu l’impression d’être couvert de sang, sinon pire. Il ne s’étaitencore jamais rendu compte de la barbarie avec laquelle les hommes pouvaient semutiler au cours d’un combat rapproché. Le spectacle de ces êtres humains auxtripes à l’air ou au crâne ouvert l’avait comme empli d’une honte insondable àl’idée que les secrets les plus intimes du corps humain puissent être aussibestialement exhibés. Il se sentait sali. Une fois dans la salle d’eau hantéepar les courants d’air, il retira ses vêtements et même, sans réfléchir,l’amulette en argent que sire Loup et tante Pol lui avaient donnée, puis ilgrimpa dans le baquet fumant où il se frotta la peau avec du savon et unebrosse en chiendent, bien plus fort que ne l’aurait normalement exigél’obsession la plus maniaque de la propreté.

Pendant lesquelques jours qui suivirent, ils avancèrent vers le sud à une allurerégulière, s’arrêtant toutes les nuits dans les hôtelleries tolnedrainesrégulièrement espacées le long de la route, et dans lesquelles la présence deslégionnaires au visage peu amène venait leur rappeler constamment que toute lapuissance de l’Empire tolnedrain répondait de la sécurité des voyageurs qui ycherchaient refuge.

Mais le sixièmejour après le combat dans la forêt, le cheval de Lelldorin se mit à boiter, etDurnik et Hettar durent passer plusieurs heures à préparer, sur un petit feuimprovisé le long de la route, des emplâtres qu’ils appliquaient, tout fumants,sur la jambe de l’animal, conformément aux instructions de tante Pol. Pendantce temps-là, sire Loup rongeait son frein en pensant au retard qu’ilsprenaient. Et lorsque le cheval fut prêt à reprendre sa route, force leur futd’admettre qu’ils n’avaient aucune chance d’arriver à l’hôtellerie suivante avantla nuit.

— Eh bien,vieux Loup solitaire, commença tante Pol lorsqu’ils furent remontés en selle,que faisons-nous ? Allons-nous poursuivre notre route de nuit, ou tenter ànouveau de chercher refuge dans la forêt ?

— Je n’aiencore rien décidé, répondit sèchement sire Loup.

— Si je mesouviens bien, il y a un village, pas très loin d’ici, déclara Lelldorin,maintenant monté sur un cheval algarois. C’est un endroit bien misérable, maisje pense qu’il s’y trouve une auberge — ou quelque chose dans ce genre-là,du moins.

— Çapromet, dit Silk. Qu’entendez-vous par « quelque chose dans cegenre-là » ?

— Leseigneur de l’endroit est d’une rapacité féroce, expliqua Lelldorin. Il écraseson peuple sous les impôts, et ne leur laisse pas grand-chose pour vivre. L’aubergen’est pas très bonne.

— Il faudranous y résigner, décida sire Loup, avant de leur faire adopter un trot rapide.

Au moment où ilsarrivaient en vue du village, le soleil coula quelques timides rayons entre leslourds nuages qui commençaient enfin à s’écarter, éclairant un spectacle encoreplus lamentable que la description de Lelldorin ne le leur avait laissésupposer. Ils furent accueillis par une demi-douzaine de mendiants en haillons,plantés, les pieds dans la boue, à l’entrée du village, et qui tendaient lesmains vers eux dans une attitude implorante, en leur adressant dessupplications d’une voix perçante. Les maisons n’étaient que de misérableshuttes de terre d’où s’échappait la maigre fumée du pauvre feu qui brûlait àl’intérieur, et il régnait une puanteur épouvantable dans les rues, où descochons étiques fouillaient la boue avec leur groin.

Une processionfunéraire se dirigeait lentement vers le cimetière, à l’autre bout du village.Les porteurs peinaient sous la pauvre planche où reposait le cadavre enroulédans une couverture brune, toute rapiécée, qui offrait un contraste saisissantavec les robes somptueuses des prêtres de Chaldan, le Dieu d’Arendie. Ceux-cichantaient, la tête couverte d’un capuchon, une hymne immémoriale où il était beaucoupquestion de bataille et de vengeance, mais guère de réconfort. Un enfantgémissant à son sein, la veuve suivait le corps, le visage vide et les yeuxéteints.

L’aubergesentait la bière aigre et la pourriture. Un incendie avait détruit l’un desmurs de la salle commune, calcinant le plafond aux poutres basses. Un bout detoile de jute à moitié moisi avait été accroché, pour la forme, devant le troubéant. Un feu brûlait dans une fosse, au centre de la salle enfumée, etl’aubergiste au visage dur était rien moins qu’aimable. Pour le souper, iln’avait à leur proposer que des bols de gruau à l’eau, mélange d’avoine et denavets.

— Charmant,commenta sardoniquement Silk en repoussant son bol sans y toucher. Vousm’étonnez un peu, Lelldorin. Vous qui vous posez en grand redresseur de torts,il semble que cet endroit ait échappé à votre vigilance. Puis-je vous suggérer,lors de votre prochaine croisade, de programmer une petite visite au seigneurdu lieu ? Il y a longtemps qu’il aurait dû se balancer au bout d’unecorde.

— Je nem’étais pas rendu compte que cela allait si mal, répondit Lelldorin, d’une voixsourde.

Il jeta un coupd’œil autour de lui comme s’il prenait conscience de certaines choses pour lapremière fois. On pouvait lire sur son visage l’horreur indicible quicommençait à se faire jour dans son esprit.

— Je croisque je vais faire un tour, annonça Garion, dont l’estomac se révoltait.

— Net’éloigne pas trop, l’avertit tante Pol.

L’air du dehorssentait tout de même un peu moins mauvais, et Garion alla se promener jusqu’auxlimites du village, en s’efforçant d’éviter les endroits les plus boueux.

— Parpitié, Messire, l’implora une petite fille aux yeux immenses, n’auriez-vous pasune croûte de pain à me donner ?

Garion laregarda d’un air désolé.

— Jeregrette.

Il commença àfouiller dans ses poches, à la recherche de quelque chose à manger, n’importequoi, mais l’enfant se mit à pleurer et fit volte-face.

Dans les champspleins de souches d’arbres abattus, par-delà les rues puantes, un garçon enloques, de l’âge de Garion à peu près, surveillait quelques vaches étiques ensoufflant dans une flûte de bois. La mélodie, d’une pureté à briser le cœur,planait sur les ailes du vent, s’insinuant sans qu’on y prît garde dans lesmasures tapies sous les rayons obliques du pâle soleil. Le garçon le vit, maisne s’arrêta pas de jouer. Quand leurs regards se croisèrent, quelque chosepassa entre eux, mais ils n’échangèrent pas un mot.

A la lisière dela forêt, par-delà les champs, un cavalier vêtu d’une robe sombre, la têtecouverte d’un capuchon, sortit des arbres et observa longuement le village,perché sur son cheval noir. La silhouette ténébreuse avait quelque chose deterriblement menaçant et en même temps de vaguement familier. Garion avaitcomme l’impression qu’il aurait dû savoir qui c’était, mais en dépit de tousses efforts, il n’arrivait pas à se rappeler son nom. C’était agaçant. Il restaun bon moment à le regarder, remarquant sans même en prendre conscience que,bien que le cheval et son cavalier fussent en plein dans les rayons du soleilcouchant, ils ne projetaient pas d’ombre. Tout au fond de lui, quelque choseaurait voulu pousser un hurlement pour l’avertir du danger, mais il secontentait de regarder, comme égaré. Il ne parlerait pas à tante Pol ou auxautres de la silhouette qui était sortie du bois, parce qu’il n’aurait rien àen dire ; sitôt le dos tourné, il l’aurait oubliée.

Enfin, comme lalumière déclinait pour de bon maintenant et qu’il commençait à frissonner, ilse décida à regagner l’auberge tandis que les sanglots de la flûte du jeunegarçon montaient vers le ciel, au-dessus de sa tête.

Chapître 6

Démentant lespromesses du bref coucher de soleil, l’aube du lendemain se leva sur un jourfroid et cafardeux. Un crachin glacial s’infiltrait entre les arbres, et lesbois ruisselaient mélancoliquement. Ils quittèrent l’auberge de bon matin etpénétrèrent bientôt dans une partie de la forêt qui leur parut plus ténébreuseet angoissante que les zones pourtant bien rébarbatives qu’ils avaient déjàtraversées. Les arbres y étaient gigantesques et des chênes immenses,difformes, levaient leurs ramures dénudées entre les frondaisons des sapins etdes épicéas qui rivalisaient de noirceur. Le sol de la forêt était couvertd’une sorte de mousse grise, infecte et répugnante.

Lelldorinn’avait pas dit grand-chose de toute la matinée, et Garion pensa que son amidevait encore ressasser l’affaire du complot de Nachak. Le jeune Asturienavançait seul, enroulé dans sa grande houppelande verte, ses cheveux d’orrouge, détrempés, pendouillant lamentablement dans le crachin qui tombait sansdiscontinuer. Garion se rapprocha de son ami, et ils chevauchèrent de conservependant un moment.

— Qu’est-cequi ne va pas, Lelldorin ? demanda-t-il enfin.

— Je croisque j’ai été aveugle toute ma vie, Garion, répondit Lelldorin.

— Allons,comment cela ? fit prudemment Garion, dans l’espoir que son ami s’étaitfinalement décidé à tout raconter à sire Loup.

— Je n’aivoulu voir que la tyrannie mimbraïque sur l’Asturie ; je ne m’étais pasrendu compte que nous opprimions notre propre peuple.

— C’estbien ce que j’ai essayé de te dire, remarqua Garion. Qu’est-ce qui a fini part’ouvrir les yeux ?

— Levillage où nous avons passé la nuit, expliqua Lelldorin. Je n’ai jamais vu unendroit aussi pauvre et misérable, des gens écrasés par une telle détresse.Comment peuvent-ils endurer cela ?

— Tu croisqu’ils ont le choix, peut-être ?

— Au moins,mon père s’occupe de ses gens, affirma le jeune homme, sur la défensive. Surses terres, personne ne reste le ventre vide et tout le monde a un toitau-dessus de sa tête. Mais ces gens sont moins bien traités que des animaux.Jusqu’à présent, j’avais toujours été fier de mon rang, mais maintenant, j’enai honte.

Et des larmesbrillaient dans ses yeux.

Garion ne savaitpas trop comment prendre la soudaine prise de conscience de son ami. D’un côté,il était heureux que Lelldorin ait enfin compris ce qui avait toujours étéévident pour lui ; mais de l’autre, il n’était pas très rassuré sur lesinitiatives que cette nouvelle façon de voir risquait de suggérer à sonbelliqueux compagnon.

— Jerenoncerai à mon titre, déclara soudain Lelldorin, comme s’il avait lu dans lespensées de Garion, et quand je rentrerai de cette quête, je rejoindrai messerfs pour partager leur vie et leur chagrin.

— Ça leurferait une belle jambe. En quoi le fait de partager leurs souffrancessoulagerait-il les leurs ?

Lelldorin jetasur lui un regard pénétrant. Une demi-douzaine d’émotions se succédèrent surson visage ouvert, et il se mit enfin à sourire, mais on pouvait lire ladétermination dans ses yeux bleus.

— Mais biensûr. Tu as raison, comme toujours. Tu as une façon stupéfiante d’aller droit aucœur des choses, Garion.

— Qu’est-ceque tu mijotes, au juste ? s’enquit Garion, qui s’attendait au pire.

— Jemènerai leur révolte. Je parcourrai l’Arendie à la tête d’une armée de serfs,décréta Lelldorin d’une voix claire et sonore, son imagination s’embrasant àcette idée.

— Enfin,Lelldorin, observa Garion, pourquoi faut-il toujours que tu réagisses commecela, quel que soit le problème ? Premièrement, les serfs sontcomplètement désarmés, ils ne sauraient ni comment, ni avec quoi se battre. Tupourrais leur raconter n’importe quoi, tu n’arriverais jamais à les décider àte suivre. Deuxièmement, même s’ils se laissaient convaincre, tous les noblesd’Arendie se ligueraient contre toi pour réduire tes hommes en chair à pâtée,et les choses seraient dix fois pires pour eux, après. Et troisièmement, toutce que tu gagnerais, ce serait de déclencher une guerre civile, faisantprécisément le jeu des Murgos.

Lelldorin clignaplusieurs fois des yeux comme les paroles de Garion s’insinuaient dans saconscience. Son visage retrouva sa morosité initiale.

— Jen’avais pas réfléchi à tout cela, avoua-t-il.

— C’estbien ce qu’il me semblait. Tu n’arrêteras pas de faire ce genre de bourdes,tant que tu rengaineras ta cervelle dans le même fourreau que ton épée,Lelldorin.

A ces mots,Lelldorin s’empourpra, puis il éclata d’un rire tonitruant.

— Qu’entermes percutants ces choses-là sont dites, Garion, réprouva-t-il.

— Je suisdésolé, s’excusa promptement Garion. Je n’aurais peut-être pas dû te dire çaaussi abruptement.

— Mais non,voyons. Je suis un Arendais. Si on ne m’explique pas clairement les faits, ilsont une fâcheuse tendance à m’échapper.

— Ce n’estpas une question de bêtise, Lelldorin, protesta Garion. C’est l’erreur que toutle monde commet. Les Arendais sont loin d’être stupides ; ce serait plutôtde l’impulsivité.

— Ce n’estpas seulement de l’impulsivité, ça, insista tristement Lelldorin avec un amplegeste qui englobait la mousse humide sous les arbres.

— Quoidonc ? demanda Garion avec un regard circulaire.

— Noussommes aux confins de la grande plaine d’Arendie centrale, expliqua Lelldorin.Ce coin de forêt constitue la frontière naturelle entre Mimbre et l’Asturie.

— Etalors ? C’est un bois comme les autres, répliqua Garion en regardantautour de lui.

— Pasvraiment, objecta sombrement Lelldorin. C’était l’endroit rêvé pour tendre uneembuscade. Le sol de la forêt est couvert de vieux ossements. Regarde.

Il tendit ledoigt. Garion crut d’abord que son ami lui montrait simplement deux branchestordues qui sortaient de la mousse, et dont les rameaux se mêlaient à ceux d’unbuisson touffu. Puis il se rendit compte avec horreur que c’étaient les osverdis par le temps d’un homme qui s’était cramponné aux broussailles dans lesderniers spasmes de l’agonie.

— Pourquoine l’ont-ils pas enterré ? s’indigna-t-il, révulsé.

— Ilfaudrait un millier d’années à un millier d’hommes pour rassembler tous les osqui gisent ici et les enfouir dans la terre, débita Lelldorin d’un ton morbide.Des générations entières d’Arendais reposent ici, des Mimbraïques, desAsturiens, des Wacites, tous figés dans la mort à l’endroit où ils sont tombés,et qui dorment de leur dernier sommeil sous leur couverture de mousse.

Garion eut unfrémissement et détourna le regard de l’appel silencieux de ce bras naufragé,dressé au-dessus de l’océan vert-de-gris qui ondulait, houleux, sur le sol dela forêt. Car le tapis de mousse faisait de drôles de bosses et de monticules,évocateurs de l’horreur qui pourrissait en dessous, et, ainsi qu’il s’en renditcompte en levant les yeux, cette surface mouvementée s’étendait à perte de vue.

— A combiensommes-nous encore de la plaine ? demanda-t-il d’une voix étouffée.

— Deuxjours, sûrement.

— Deuxjours ? Et c’est partout comme ça ? Lelldorin hocha la tête.

— Mais pourquoi ?éclata Garion, d’un ton accusateur, plus agressif qu’il ne l’aurait souhaité.

— Audépart, pour l’honneur — ou par gloriole, expliqua Lelldorin. Ensuite,sous le coup de la douleur, et par vengeance. Après, c’était tout simplementparce que nous ne savions pas nous arrêter. Comme tu le disais tout à l’heure,les Arendais ne sont pas forcément très brillants.

— Mais trèscourageux, s’empressa de dire Garion.

— Oh !ça oui, toujours, admit Lelldorin. C’est notre fléau national.

— Belgarath,annonça calmement Hettar, derrière eux. Les chevaux ont flairé quelque chose.

Sire Loupémergea du demi-sommeil auquel il se laissait généralement aller quand il étaità cheval.

— Hein ?

— Leschevaux, répéta Hettar. Ils ont peur de je ne sais quoi.

Belgarath plissales yeux et devint étrangement pâle. Puis au bout d’un moment, il inspiraprofondément et poussa un juron étouffé.

— DesAlgroths, cracha-t-il.

— Qu’est-ceque c’est que ça ? demanda Durnik.

— Descréatures non-humaines, un peu comme les Trolls.

— J’en aivu un, une fois — un Troll, dit Barak. C’était une grosse chose horrible,tout en serres et en crocs.

— Vouscroyez qu’ils vont nous attaquer ? reprit Durnik.

— C’estplus que probable, pronostiqua sire Loup, d’une voix tendue. Hettar, il vafalloir que vous empêchiez les chevaux de prendre le mors aux dents. Nous nedevons surtout pas nous séparer.

— Mais d’oùviennent-ils ? questionna Lelldorin. Je croyais qu’il n’y avait plus demonstres dans la forêt.

— La faimles fait parfois descendre des montagnes d’Ulgolande, répondit sire Loup. Etils ne laissent pas de survivants pour raconter ce qui leur est arrivé.

— Tu seraisbien inspiré de faire quelque chose, père, suggéra tante Pol. Ils nousencerclent.

Lelldorin jetaun rapide coup d’œil autour de lui, comme pour se repérer.

— Nous nesommes pas loin de la Dent d’Elgon, annonça-t-il.

— La Dentd’Elgon ? répéta Barak, qui avait déjà tiré sa lourde épée.

— C’est unmonticule assez élevé, couvert de gros blocs de pierre, précisa Lelldorin. Unevraie forteresse. Elgon a tenu cette position pendant un mois contre une arméemimbraïque.

— Ças’annonce bien, commenta Silk. Comme ça, au moins, on sortirait des arbres.

Il jetait desregards anxieux en direction de la forêt qui semblait les lorgner d’un airmenaçant, sous la pluie fine et pénétrante.

— Nouspouvons toujours tenter le coup, approuva sire Loup. Ils ne sont apparemmentpas encore décidés à nous attaquer, et la pluie doit être préjudiciable à leurodorat.

Un étrangeaboiement se fit entendre dans les profondeurs de la forêt.

— C’estça ? s’inquiéta Garion, d’une voix qui rendit un son strident à sespropres oreilles.

— Ilss’appellent entre eux, confirma sire Loup. Ceux qui nous ont repéréspréviennent les autres. Prenons un peu de vitesse, mais n’accélérons l’allureque lorsque nous serons en vue de la dent.

Ils talonnèrentleurs chevaux nerveux pour les mettre au trot, et commencèrent à gravir laroute boueuse qui amorçait une longue montée.

— Unedemi-lieue, annonça Lelldorin, tendu. Plus qu’une demi-lieue et nous devrionsarriver en vue de la Dent.

Leurs chevauxroulaient des yeux terrifiés en direction des bois qui les entouraient, et ilsétaient de plus en plus difficiles à tenir. Garion avait le cœur qui battait àtout rompre, et il se sentit brusquement la bouche sèche. La pluie se mit àredoubler. Un mouvement furtif attira son regard. A une centaine de pas dans laforêt, parallèlement à la route, une immense silhouette humanoïde, d’un grisrépugnant, courait, à moitié pliée en deux, les mains traînant par terre.

— Là !s’écria Garion.

— Je l’aivu, gronda Barak. Moins grand qu’un Troll.

— Toujoursassez pour moi, remarqua Silk, avec une grimace.

— S’ilsnous attaquent, faites attention à leurs griffes, prévint sire Loup. Elles sontempoisonnées.

— Charmant,grommela Silk.

— Voilà laDent, annonça calmement tante Pol.

— Allez, augalop, maintenant ! aboya sire Loup. Ils lâchèrent la bride à leurschevaux terrorisés, qui bondirent sur la route, frappant le sol de toute laforce de leurs sabots. Un hurlement de rage leur parvint des bois, dans leurdos, puis les glapissements se firent plus forts, tout autour d’eux.

— Nousallons y arriver ! hurla Durnik, en manière d’encouragement.

Mais tout d’uncoup, une demi-douzaine d’Algroths leur barrèrent la route de leurs pattes dedevant étendues, des bras simiesques, terminés par des griffes en guise dedoigts. Les petites cornes qui leur surmontaient le crâne conféraient quelquechose de caprin à leur faciès, ils exhibaient de longs crocs jaunes dans desgueules hideusement béantes, et leur peau grise était couverte d’écaillésreptiliennes.

Les chevaux secabrèrent en poussant des hennissements stridents et tentèrent de se dérober.Garion se cramponna à sa selle d’une main en tirant sur les rênes de l’autre.

Barak frappa lacroupe de son cheval du plat de sa lame et lui administra de furieux coups detalons dans les flancs, jusqu’à ce que sa monture, plus terrorisée, finalement,par lui que par les Algroths, se décide à charger. De deux grands coups d’épée,un de chaque côté, Barak tua deux des bêtes et fonça en avant. Une troisièmetenta bien de bondir en croupe, toutes griffes dehors, mais se raidit et tombaà plat ventre dans la boue, l’une des flèches de Lelldorin plantée entre lesépaules. Barak fit faire une volte à son cheval et hacha les trois créatures survivantes.

— Allons-y !tonna-t-il.

Garion entenditLelldorin pousser un hoquet étouffé et se retourna précipitamment. Avec unehorreur insurmontable, il vit qu’un Algroth isolé s’était traîné hors des boisqui bordaient la route et avait enfoncé ses griffes dans les chairs de son amipour tenter de le désarçonner.

Lelldorinassénait des coups d’arc sur la tête de chèvre, sans grand résultat. Gariondégaina son épée dans une tentative désespérée pour l’aider, mais surgissant dederrière eux, Hettar plongea son sabre incurvé au travers du corps del’Algroth ; la créature poussa un hurlement et tomba à terre où elle restaà se tortiller sous les sabots des chevaux de bât qui la piétinaient.

En proie à unepanique irrépressible maintenant, les chevaux gravirent au grand galop la pentede l’éminence rocheuse jonchée de blocs de pierre. Garion jeta un coup d’œilpar-dessus son épaule. Lelldorin était gravement blessé ; il chancelait etsemblait prêt à tomber. Garion tira sauvagement sur ses rênes et fit fairevolte-face à son cheval.

— Sauve-toi,Garion ! hurla Lelldorin, le visage d’une pâleur mortelle, la main presséesur son flanc ensanglanté.

— Non !

Garion rengainason épée, se rapprocha de son ami et lui prit le bras pour l’aider à conserverson assiette. Ils galopèrent vers la Dent de conserve, Garion s’efforçant demaintenir son jeune ami en selle.

La Dent était unimmense amas de terre et de pierres qui dominait de toute sa hauteur les plusélevés des arbres qui les entouraient. Les chevaux escaladèrent péniblement lesblocs de roche humides, dans le vacarme des cailloux qui roulaient sous leurssabots. En arrivant au sommet aplati de la Dent, où les chevaux de bât seserraient les uns contre les autres, tout tremblants sous la pluie, Garionn’eut que le temps de mettre pied à terre pour retenir Lelldorin, quis’affaissait lentement sur le côté.

— Par ici,appela sèchement tante Pol, en sortant son petit paquet d’herbes et de bandagesde l’un des ses balluchons. Durnik, il va me falloir du feu, tout de suite.

Durnik jeta uncoup d’œil désespéré sur les brindilles détrempées qui gisaient dans la boue,au sommet de la butte.

— Je vaisfaire ce que je peux, dit-il d’un air dubitatif. Lelldorin respirait trop vite,d’un souffle creux. Son visage était d’une pâleur mortelle, et il ne tenait passur ses jambes. Garion l’aida à se redresser, l’estomac tordu par une angoisseatroce. Hettar prit le blessé par l’autre bras, et ils l’emmenèrent tant bienque mal près de l’endroit où tante Pol était agenouillée, en train d’ouvrir sonpaquet.

— Il fautque j’élimine immédiatement le poison, annonça-t-elle. Donne-moi ton couteau,Garion.

Celui-ci tira sadague de son fourreau et la lui tendit. Elle fendit délicatement le côté de latunique brune de Lelldorin, révélant les horribles blessures que les serres del’Algroth y avait provoquées.

— Ça vafaire mal, déclara-t-elle. Tenez-le bien. Garion et Hettar prirent chacun unbras et une jambe de Lelldorin, le maintenant à terre.

Tante Polinspira profondément et incisa prestement chacune des blessures enflées. Lesang jaillit et Lelldorin poussa un grand cri, puis il sombra dans un oublimiséricordieux.

— Hettar !cria Barak, du haut de l’un des blocs de pierre, non loin de l’amorce de lapente. Nous avons besoin de vous !

— Allez-y !dit tante Pol, à l’adresse de l’Algarois au visage de faucon. Nous y arriveronstout seuls, Garion et moi. Toi, tu restes ici.

Elle réduisitdes feuilles sèches en minuscules fragments, pour en saupoudrer les entaillesqui saignaient encore.

— Le feu, Durnik !commanda-t-elle.

— Il neveut pas prendre, Dame Pol, répondit Durnik, d’un air accablé. Le bois est tropmouillé.

Elle jeta unrapide coup d’œil aux branches humides que le forgeron avait entassées, puiselle plissa les yeux et fit un geste rapide. Une curieuse vibration emplit lesoreilles de Garion, suivie d’un sifflement soudain. Un nuage de vapeur jaillitdes brindilles et de grandes flammes crépitantes s’en échappèrent bientôt.Durnik recula précipitamment, surpris.

— Le petitchaudron, Garion, ordonna tante Pol. Et de l’eau. Vite !

Elle retira sacape bleue et l’étendit sur Lelldorin. Silk, Barak et Hettar étaient campés aubord de la plateforme, d’où ils expédiaient de gros blocs de pierre sur lapente. Garion les entendait dégringoler, se fracasser sur les rocs, en dessous,et arracher de temps en temps un glapissement de douleur aux Algroths.

Il prit la têtede son ami entre ses bras, le cœur étreint par une mortelle inquiétude.

— Il vas’en sortir ? demanda-t-il d’un ton implorant.

— C’est encoretrop tôt pour le dire, répondit tante Pol. Et ne m’ennuie pas avec tesquestions ; ce n’est vraiment pas le moment.

— Ilss’enfuient ! hurla Barak.

— Oui, maisils ont encore faim, commenta sire Loup, d’un ton sinistre. Ils vont revenir.

A cet instant,le son d’une trompette de cuivre retentit dans les profondeurs de la forêt.

— Il nemanquait plus que ça. Qu’est-ce que ça peut bien être ? grommela Silk,tout essoufflé de l’effort qu’il avait fourni en soulevant les lourdes pierrespar-dessus le bord de la plateforme.

— Quelqu’unque j’attendais, répondit sire Loup avec un drôle de sourire.

Il porta sesmains à ses lèvres et émit un sifflement strident.

— Jepourrai me débrouiller toute seule, maintenant, Garion, dit tante Pol, enmalaxant une bouillie épaisse dans une compresse de linges humides et fumants.Va avec Durnik, aider les autres.

Garion reposa àcontrecœur la tête de Lelldorin sur le sol humide et courut rejoindre sireLoup. La pente, en-dessous d’eux, était jonchée d’Algroths morts, ou qui nevalaient guère mieux, écrasés par les rochers que Barak et ses compagnonsavaient précipités sur eux.

— Ils vontfaire une nouvelle tentative, annonça Barak, en soulevant un autre rocher.Aucun risque qu’ils nous attaquent par-derrière ?

— Non,assura Silk en hochant la tête. L’autre versant de la colline est à laverticale.

Les Algrothsressortirent des bois par bonds maladroits, montrant les dents et clabaudant.Une avant-garde avait déjà traversé la route lorsque la trompe se fit entendreà nouveau, beaucoup plus proche cette fois.

C’est alorsqu’un homme en armure de parade, juché sur un immense coursier, surgit desarbres et s’abattit sur les créatures qui se préparaient à donner l’assaut. Lecavalier se pencha sur sa lance et chargea droit sur le petit grouped’Algroths, pétrifiés. Le grand cheval poussa un formidable hennissement et sessabots ferrés soulevèrent de grosses mottes de terre. La lance rentra de pleinfouet dans la poitrine de l’un des plus gros Algroths, et se cassa en deux sousl’impact. Le bout rompu en atteignit encore un autre en pleine face, puis, d’unseul geste du bras, le chevalier jeta la lance rompue au loin et tira sa largeépée. Par d’amples mouvements sur la droite et sur la gauche, il se fraya unchemin à travers la meute, son destrier piétinant les corps vivants comme lescadavres, les enfonçant sous ses sabots dans la boue de la route. Sa chargeterminée, il décrivit une volte et replongea sur la horde, s’ouvrant à nouveaula voie à la pointe de son épée. Les Algroths tournèrent les talons et sereplièrent précipitamment dans les bois en hurlant.

— Mandorallen !hurla sire Loup. Par ici !

Le chevalier enarmure releva le ventail de son heaume éclaboussé de sang et leva les yeux versle haut de la colline.

— Permets-moid’abord, ô ami chargé d’ans, de disperser cette vermine, déclara-t-il d’un tonallègre, avant de rabattre son ventail dans un grand claquement de métal pourreplonger dans les bois trempés de pluie, à la poursuite des Algroths.

— Hettar !appela Barak, qui s’ébranlait déjà. Hettar eut un bref hochement de tête, etles deux hommes coururent vers leurs chevaux, bondirent en selle et foncèrentau bas de la colline, prêter main-forte à l’étranger.

— Votre amitémoigne d’un manque de jugeote tout à fait prodigieux, fit observer Silk, auprofit de sire Loup, en essuyant son visage ruisselant. Ces sales bêtes vont seretourner sur lui d’une seconde à l’autre, maintenant.

— Il ne luiest probablement pas venu à l’esprit un seul instant qu’il pouvait être endanger, remarqua sire Loup. Il ne faut pas oublier que c’est un Mimbraïque, etqu’ils se croient tous invulnérables.

Il leur semblaque le combat dans les bois n’en finirait jamais. Ils entendirent des cris etdes coups sonores, puis les hurlements de terreur des Algroths, et enfinHettar, Barak et l’étrange chevalier émergèrent à nouveau des arbres etremontèrent au petit trot le versant incliné de la Dent.

— Quellecérémonie de bienvenue, palsambleu ! s’exclama le chevalier d’une voixtonitruante à l’attention de sire Loup. Tes amis, ô valeureux compagnon, sesont montrés des plus gaillards.

Son armureluisait d’un éclat mouillé sous la pluie.

— Je suisheureux que vous vous soyez bien amusé, laissa sèchement tomber sire Loup.

— Je lesentends encore, rapporta Durnik. Je crois qu’ils n’ont pas fini de courir.

— Leurcouardise nous aura privés d’une distraction qui eût été des mieux venues cetantôt, observa le chevalier en retirant son heaume et en rengainant son épéecomme à regret.

— Noussommes tous amenés à faire des sacrifices, fit Silk avec une nonchalanceaffectée.

— Ce n’estque trop vrai, hélas, soupira le chevalier. Tu me parais, ô ami, montrerbeaucoup de philosophie.

Il secoua laplume blanche qui ornait son heaume pour l’égoutter.

— Permettez-moi,reprit sire Loup, de vous présenter Mandorallen, baron de Vo Mandor, qui seradésormais des nôtres. Mandorallen, voici le prince Kheldar de Drasnie, etBarak, comte de Trellheim et cousin du roi Anheg de Cherek. Et voilà Hettar, lefils de Cho-Hag, le chef des Chefs de Clan d’Algarie. Ce brave homme estDurnik, un Sendarien, et ce jeune garçon s’appelle Garion. C’est monarrière-petit-fils, à quelques générations près.

Mandorallen sefendit d’une profonde révérence devant chacun d’eux.

— Je voussalue bien bas, ô amis, déclama-t-il de sa voix de stentor. Notre aventure auradébuté sous d’heureux auspices. Mais pourriez-vous, j’en appelle à votreamitié, me dire qui est cette dame dont la beauté ravit mes yeux ?

— Que voilàun beau discours, Messire chevalier, dit tante Pol.

Elle éclata d’unrire chaleureux, en portant presque inconsciemment la main à ses cheveuxtrempés.

— Je croisqu’il va beaucoup me plaire, père.

— Vous êtesla légendaire Dame Polgara ? Ma vie aura connu ce jour son apothéose,déclara Mandorallen, avec une profonde révérence, quelque peu déparée,toutefois, par le craquement intempestif de son armure.

— Notre amiblessé est Lelldorin, le fils du baron de Wildantor, poursuivit sire Loup. Vousavez sûrement entendu parler de lui.

— C’est unfait, confirma Mandorallen, dont le visage s’assombrit quelque peu. La rumeur,qui parfois nous précède tel un chien courant, voudrait que ledit sieurLelldorin de Wildantor se soit plu à soulever contre l’autorité de la couronnemaintes rébellions des plus pernicieuses.

— C’estsans importance à présent, décréta sire Loup, d’un ton sans réplique. L’affairequi nous réunit ici aujourd’hui est infiniment plus grave. Il faudra que vousoubliez toutes vos dissensions.

— Il ensera selon le bon plaisir du noble Belgarath, acquiesça immédiatementMandorallen, qui ne pouvait détacher ses yeux de Lelldorin, toujoursinconscient.

— Grand-père !s’écria Garion, en indiquant du doigt la silhouette d’un cavalier qui venaitd’apparaître sur le flanc de l’éminence rocheuse.

L’homme étaitentièrement vêtu de noir et montait un noir coursier. Il repoussa son capuchon,révélant un masque d’acier poli, à la fois beau et étrangement repoussant, quiépousait la forme de son visage. Une voix profondément enfouie dans l’esprit deGarion lui disait que ce curieux personnage recelait quelque chose d’important,quelque chose dont il aurait dû se souvenir, mais qui lui échappait, quoi quece fût.

— Renonce àta quête, Belgarath.

La voix quis’élevait du masque rendait un son étrangement creux.

— Tu meconnais trop bien pour croire une seconde que je pourrais faire une chosepareille, Chamdar, répondit calmement sire Loup, qui avait de toute évidencereconnu le cavalier. Cet enfantillage avec les Algroths était-il une de tesinventions ?

— Tu devraissuffisamment me connaître pour le savoir, répondit la silhouette d’un tonrailleur. Lorsque je me dresserai sur ton chemin, tu peux t’attendre à quelquechose d’un peu plus sérieux. Pour l’instant, nous disposons de suffisamment deséides pour te retarder. C’est tout ce dont nous avons réellement besoin.Lorsque Zedar aura rapporté Cthrag Yaska à mon Maître, tu pourrastoujours tenter de t’opposer à la puissance et la volonté de Torak, si cela techante.

— Alorscomme ça, tu fais les commissions de Zedar, maintenant ? demanda sireLoup.

— Je nefais les commissions de personne, riposta la silhouette avec un insondablemépris.

Le cavaliersemblait bien réel, aussi concret que n’importe lequel d’entre eux sur lesommet de cette dent de pierre, mais Garion pouvait voir le crachinimperceptible tomber sur les rochers, juste en dessous de l’homme et de samonture. Quels qu’ils fussent, il leur pleuvait au travers.

— Quefais-tu là, alors, Chamdar ? s’enquit sire Loup.

— Appelonscela de la curiosité, Belgarath. Je voulais voir de mes propres yeux comment tuavais réussi à traduire les termes de la Prophétie dans la réalité de tous lesjours.

La silhouetteparcourut du regard le petit groupe assemblé au sommet du pic.

— Pas bête,convint-il du bout des lèvres. Où es-tu allé les chercher ?

— Je n’aipas eu besoin d’aller les chercher, comme tu dis, Chamdar, répondit sire Loup.Ils ont été là de toute éternité. Si la Prophétie se vérifie en partie, alorstout doit être vrai, n’est-ce pas ? Nulle intervention humaine n’est encause dans tout cela. Chacun est venu à moi au terme de générations plusnombreuses que tu ne pourras jamais l’imaginer.

La silhouettesembla inspirer profondément.

— Tous lestermes de la Prophétie ne sont pas encore remplis, vieillard, siffla-t-elle.

— Ils leseront, Chamdar, rétorqua sire Loup, avec assurance. J’ai déjà pris des mesuresen ce sens.

— Quel estcelui qui vivra deux fois ? demanda tout à coup la silhouette.

Sire Loup eut unsourire glacial, mais ne répondit pas.

— Salut àtoi, ma reine, dit alors la silhouette, d’un ton moqueur.

— Lacourtoisie grolim m’a toujours laissée de marbre, riposta tante Pol d’un toncinglant. Et je ne suis pas ta reine, Chamdar.

— Bientôt,Polgara. Bientôt. Mon Maître l’a toujours dit : sa femme tu deviendrassitôt qu’il aura retrouvé son royaume. Tu seras la Reine du Monde.

— Ce quin’est pas à proprement parler un avantage pour toi, Chamdar. Si je dois être tareine, tu ne pourras plus t’opposer à moi, n’est-ce pas ?

— Je sauraipasser outre, Polgara. Au demeurant, quand tu seras devenue l’épouse de Torak,sa volonté se substituera à la tienne, et je suis sûr qu’à ce moment-là, tu nenourriras plus de rancune à mon endroit.

— En voilàassez, Chamdar, décréta sire Loup. Tes discours oiseux commencent àm’importuner. Tu peux récupérer ton ombre. Va-t’en, ordonna-t-il, en faisant ungeste négligent de la main, comme pour chasser une mouche.

Une fois deplus, Garion eut l’impression d’être submergé par une force étrange,accompagnée d’un rugissement silencieux. Le cavalier disparut.

— Vous nel’avez tout de même pas anéanti ? hoqueta Silk, estomaqué.

— Non. Cen’était qu’une illusion, un truc puéril que les Grolims trouventimpressionnant. On peut, à condition de s’en donner la peine, projeter sonombre à une distance considérable. Je me suis contenté de lui renvoyer lasienne, expliqua sire Loup, dont les lèvres se tordirent alors en un sourireinquiétant. Evidemment, je n’ai pas choisi le chemin le plus direct. Ellemettra peut-être quelques jours à faire le voyage. Cela ne le fera pas àproprement parler souffrir, mais il ne devrait pas être très à l’aise — etça lui donnera l’air un peu bizarre.

— Unspectre des plus malséants, fit observer Mandorallen. A qui était ce simulacremalappris ?

— A uncertain Chamdar, répondit tante Pol en se consacrant à nouveau au blessé. Ungrand prêtre grolim. Nous avons déjà eu affaire à lui, père et moi.

— Je croisque nous ferions mieux de redescendre d’ici, déclara sire Loup. Dans combien detemps peut-on espérer que Lelldorin pourra à nouveau monter à cheval ?

— Pas avantune semaine, répondit tante Pol. Et encore...

— Il esthors de question que nous restions ici aussi longtemps.

— Il estincapable de se tenir en selle, annonça-t-elle fermement.

— Nouspourrions peut-être lui confectionner une sorte de litière ? suggéraDurnik. Je suis sûr que je devrais arriver à fabriquer un genre de brancardassujetti entre deux chevaux, de façon à pouvoir le déplacer sans trop lechahuter.

— Eh bien,Pol ? Qu’en dis-tu ? demanda sire Loup.

— Çadevrait faire l’affaire, convint-elle d’un air quelque peu dubitatif.

— Eh bien,allons-y. Nous sommes beaucoup trop vulnérables, ici, et nous avons assez perdude temps comme ça.

Durnik hocha latête et alla chercher des cordes dans leurs ballots afin de confectionner lalitière.

Chapître 7

MessireMandorallen, baron de Vo Mandor, était d’une taille un peu supérieure à lamoyenne. Il avait les cheveux noirs et bouclés, des yeux d’un bleu profond, etil exprimait des opinions bien arrêtées d’une voix tonitruante. Il ne plaisaitguère à Garion. L’assurance inébranlable du chevalier lui paraissait constituerla quintessence de l’égotisme tout en lui conférant une sorte de naïveté, etsemblait confirmer les préjugés les plus sombres de Lelldorin sur lesMimbraïques. En outre, Garion trouvait presque choquante l’extravagantegalanterie dont Mandorallen faisait preuve envers tante Pol, et qui, selon lui,passait les bornes de la simple courtoisie. D’autant que, pour tout arranger,tante Pol prenait apparemment les flatteries du chevalier au pied de la lettre,et leur réservait le meilleur accueil.

Tandis qu’ilsavançaient sous la pluie qui tombait sans discontinuer le long de la Grand-routede l’Ouest, Garion remarqua avec satisfaction que ses compagnons avaient l’airde partager son opinion. L’expression de Barak en disait plus long qu’undiscours ; les sourcils de Silk se haussaient sardoniquement à chacune desdéclarations du chevalier ; et Durnik s’était passablement renfrogné.

Mais Garion nedevait guère avoir le loisir de s’appesantir sur les sentiments mitigés que luiinspirait le Mimbraïque. Il accompagnait la litière sur laquelle Lelldorin selaissait péniblement ballotter tandis que le venin de l’Algroth embrasait sesblessures, et il offrait à son ami tout le réconfort possible, en échangeantmaints regards angoissés avec tante Pol, qui chevauchait non loin d’eux.Lorsque la douleur atteignait son paroxysme, Garion prenait la main du jeunehomme, incapable de ; quoi que ce soit d’autre, impuissant à le soulager.

— Metstoute Ta force d’âme à supporter Ton mal, ô aimable jouvenceau, l’exhortajovialement Mandorallen, après une crise particulièrement pénible dont Lelldorinémergea tout plaintif et pantelant. La souffrance qui est la Tienne n’estqu’illusion. Que Ton esprit la mette au repos si telle est Ton aspiration.

— Et quelautre réconfort pouvais-je espérer d’un Mimbraïque, aussi ? marmonna entreses dents le jeune Asturien blessé. Je crois que j’aimerais autant que vous neme serriez pas de si près. Vos idées puent presque autant que votre armure.

Le visage deMandorallen s’empourpra légèrement.

— Le veninqui guerroie dans le corps de notre ami blessé semble l’avoir tant dépossédéd’urbanité que de sens commun, laissa-t-il tomber fraîchement.

Lelldorin tentade se redresser sur la litière comme pour répondre avec emportement, mais cemouvement brusque sembla réveiller sa douleur, et il replongea dansl’inconscience.

— Fortgrave est son état, déclara Mandorallen. Tes emplâtres, ô gente Polgara, nesuffiront peut-être pas à lui sauver la vie.

— Il asurtout besoin de repos, dit-elle. Tâchez plutôt de ne pas trop me l’agiter.

— Je vaisfaire en sorte de me trouver hors de sa vue, répondit Mandorallen. Ah !sans que j’en sois le moindrement responsable, ma face semble lui êtrehaïssable et le faire frémir d’une ire énorme.

Il mit sondestrier au petit galop, le temps de prendre un peu d’avance sur le groupe.

— Non, maisils parlent vraiment tous comme ça, avec des ô et des ah ! et tout ce qui s’ensuit ?demanda Garion, d’un ton quelque peu fielleux.

— LesMimbraïques ont parfois un peu tendance au formalisme, expliqua tante Pol. Maistu t’y habitueras, tu verras.

— Je trouveça complètement idiot, oui, grommela Garion en braquant un regard noir sur ledos du chevalier.

— Allons,allons ; ça ne peut pas te faire de mal de te frotter un peu de temps entemps à des gens qui ont du savoir-vivre.

Mais déjà lesoir investissait la forêt aux frondaisons éplorées qui s’épanchaient sur lescavaliers.

— TantePol ? reprit enfin Garion.

— Oui, monchou ?

— De quoiest-ce qu’il parlait, le Grolim, quand il a raconté ça à propos de Torak et detoi ?

— C’est unechose que Torak a dite un jour, dans son délire, et que les Grolims ont priseau sérieux, voilà tout.

Elle resserraplus étroitement sa cape bleue autour d’elle.

— Ça net’ennuie pas ?

— Passpécialement.

— Qu’est-ceque c’est que cette Prophétie à laquelle le Grolim a fait allusion ? Jen’ai rien compris à tout ça.

Le mot de« Prophétie » remuait, il n’aurait su dire pourquoi, quelque chose detrès profond en lui.

— Ah !le Codex Mrin ! C’est un texte très ancien, presque indéchiffrable. Il yest question de compagnons — l’ours, la fouine, et l’homme qui vivra deuxfois —, mais c’est la seule version qui en parle, et personne ne peut affirmeravec certitude que cela veuille dire quelque chose.

— Maisgrand-père pense que ça a une signification, n’est-ce pas ?

— Tongrand-père a parfois de drôles d’idées. Les choses du passé l’impressionnentbeaucoup. Cela vient peut-être du fait qu’il est lui-même tellement chargéd’ans.

Garion était surle point de s’enquérir plus avant de cette Prophétie dont il existaitapparemment plusieurs versions, lorsque Lelldorin se mit à gémir. Ils setournèrent immédiatement vers lui.

Ils arrivèrentpeu après à une hôtellerie tolnedraine aux épaisses murailles blanchies à lachaux, et au toit de tuiles rouges. Tante Pol veilla à ce que Lelldorin disposed’une chambre bien chauffée, et elle passa la nuit à son chevet. Trop inquietpour dormir, Garion alla voir son ami une bonne douzaine de fois avant le leverdu jour, arpentant en chaussettes le couloir plongé dans les ténèbres, mais sonétat semblait stationnaire.

Lorsqu’ilsrepartirent, dans le petit matin grisâtre, la pluie avait cessé. Ilsatteignirent enfin la lisière de la forêt ténébreuse ; devant euxs’étendait l’interminable plaine d’Arendie centrale, avec sa terre brun sombre,comme brûlée par les derniers frimas. Mandorallen, qui les devançait toujours,s’arrêta alors et attendit, le visage assombri, qu’ils le rejoignent.

— Il y aquelque chose qui ne va pas ? demanda Silk. Mandorallen tendit gravementle doigt en direction d’une colonne de fumée noire qui s’élevait à quelqueslieues de là, dans la vaste plaine.

— Qu’est-ceque c’est ? interrogea Silk, et sa tête de fouine arborait une expressionintriguée.

— Fuméedans la plaine d’Arendie n’a qu’un sens, je vous le dis, répondit le chevalieren coiffant son heaume emplumé. Restez ici, ô mes bons amis. Je vais voir cequ’il en est au juste, mais grande est ma crainte.

Il éperonna sondestrier qui fit en bond en avant, ses sabots frappant la route dans un bruitde tonnerre.

— Attendez !hurla Barak, dans son dos, mais Mandorallen n’y prit pas garde.L’imbécile ! fulmina le grand Cheresque. Je ferais peut-être mieux del’accompagner, pour le cas où il y aurait du grabuge.

— Inutile,souffla Lelldorin, depuis sa litière. Une armée n’oserait pas se mettre entravers de sa route.

— Jecroyais que vous ne l’aimiez guère ? objecta Barak, un peu surpris.

— Je nel’aime pas, admit Lelldorin, mais personne n’est plus redouté que lui enArendie. La réputation de messire Mandorallen est parvenue jusqu’en Asturie. Ilne viendrait jamais à l’idée d’un homme sain d’esprit de faire obstacle à sesvisées.

Ils seretirèrent sous le couvert des arbres en attendant le retour du chevalier.Lorsqu’il revint, son visage était furieux.

— Mesappréhensions se sont révélées justifiées, annonça-t-il. Notre chemin est tisséde violence. Deux barons s’affrontent en une guerre dénuée de sens, puisqu’ilssont frères de sang, et les meilleurs amis du monde.

— Nepouvons-nous contourner le champ de bataille ? suggéra Silk.

— Que nonpoint, ô prince Kheldar, réfuta Mandorallen. Leur conflit s’étend sur une telleétendue que nous tomberions dans une embuscade avant d’avoir parcouru troislieues. Il semblerait qu’obligation me soit faite d’acheter notre passage.

— Vouscroyez qu’ils nous laisseront passer pour de l’argent ? releva Durnik,d’un ton dubitatif.

— L’ondispose, en Arendie, d’autres moyens de payer ce genre de choses, rétorquaMandorallen. Serais-Tu assez bon, l’ami, pour me faire tenir six ou huit pieuxsuffisamment résistants, d’une vingtaine de pieds de longueur peut-être, et àl’extrémité aussi épaisse que mon poignet à peu près ?

— Mais biensûr, répondit Durnik en prenant sa hache.

— Vous,vous avez une idée derrière la tête, gronda Barak.

— Je m’envais les provoquer en combat singulier, annonça calmement Mandorallen. Un seul,ou tous les deux. Nul chevalier digne de ce nom ne saurait prendre le risque derefuser mon défi sans être taxé de couardise. Me feras-Tu l’honneur, ô MessireBarak, d’accepter d’être mon écuyer et de jeter le gantelet pour moi ?

— Et sivous perdez ? émit Silk.

— Perdre ?fit Mandorallen, l’air estomaqué. Moi, perdre ?

— Passons,passons, fit Silk.

Lorsque Durnikrevint avec ses pieux, Mandorallen avait fini de resserrer les sangles de sonarmure. Prenant l’une des perches, il sauta en selle et caracola allègrement endirection de la colonne de fumée, Barak à son côté.

— Est-cebien nécessaire, père ? demanda tante Pol.

— Il fautbien que nous passions, Pol. Ne t’inquiète pas. Mandorallen sait ce qu’il fait.

Quelques lieuesplus loin, ils parvinrent au sommet d’une colline et plongèrent le regard surla bataille qui se déroulait en dessous d’eux. Deux châteaux noirs, d’alluresinistre, encadraient une large vallée semée de hameaux que reliait une routeau beau milieu de laquelle s’affrontaient, comme aveuglés par une cruauté aveugle,des serfs armés de faux et de fourches. Le village le plus proche était enflammes ; il s’en élevait une colonne de fumée graisseuse qui montait versle ciel gris, plombé. A quelque distance de là, des hallebardiers s’apprêtaientà donner l’assaut, et l’air grouillait de flèches. Sur deux collines qui sefaisaient face, des groupes de chevaliers en armure observaient le déroulementdes opérations en brandissant des lances ornées d’oriflammes aux vivescouleurs. De grandes machines de guerre projetaient dans l’air des boulets depierre qui venaient s’écraser sur la piétaille, tuant indifféremment amis etennemis, pour autant que Garion pût en juger, et la vallée était jonchée demorts et de mourants.

— Absurde,marmonna sire Loup, atterré.

— Je neconnais personne qui ait jamais taxé les Arendais d’un excès d’intelligence,commenta Silk.

Mandorallenporta l’embouchure de sa trompe à ses lèvres et en tira une sonnerieassourdissante. Le combat cessa un instant, comme tous, serfs et hallebardiers,s’arrêtaient net pour lever les yeux vers lui. Il souffla une nouvelle foisdans sa trompe, puis encore et encore, chaque note cuivrée constituant un défien elle-même. Tandis que les deux groupes de chevaliers adverses galopaient àtravers l’herbe haute, jaunie par l’hiver, pour venir aux renseignements,Mandorallen se tourna vers Barak.

— Veuille,ô Messire, le requit-il fort civilement, leur faire connaître mon défi sitôtqu’ils seront à portée de voix.

Barak haussa lesépaules.

— C’estvotre carcasse, après tout, laissa-t-il tomber. Il regarda avancer leschevaliers, et lorsqu’ils lui parurent à distance suffisante, éleva sa voix,qui tonna comme la foudre.

— MessireMandorallen, baron de Vo Mandor, est en quête de divertissement, déclama-t-il,et il lui siérait que chacun des belligérants sélectionne un champion pourjouter avec lui. Toutefois, si vous êtes si couards que vous n’ayez pointl’estomac de relever un tel défi, cessez ces criailleries, chiens que vousêtes, et écartez-vous pour laisser passer ceux qui vous surpassent.

— Magnifiquementparlé, ô Messire Barak, admira Mandorallen.

— J’aitoujours su parler aux gens, répondit modestement Barak.

Les deux groupesde plénipotentiaires se rapprochèrent avec circonspection.

— Honte àvous, ô Messeigneurs, les gourmanda Mandorallen. Vous ne retirerez nulle gloirede cette lamentable échauffourée. Quelle est, ô Messire Derigen, la raison dece conflit ?

— Uneinsulte, Messire Mandorallen, répondit le noble, un grand bonhomme dont leheaume d’acier poli s’adornait au-dessus du ventail d’un étroit bandeau d’orriveté. Une injure si vile que l’on ne saurait la laisser passer sansreprésailles.

— C’est moiqui ai été offensé, rétorqua avec chaleur un chevalier de la partie adverse.

— Quelleest la nature de cette insulte, ô Messire Oltorain ? s’enquit Mandorallen.

Les deux hommesdétournèrent le regard, l’air mal à l’aise, et aucun des deux n’ouvrit labouche.

— Vousguerroyez pour une insulte dont vous n’avez point seulement conservé lesouvenir ? s’écria Mandorallen, incrédule. Je vous croyais, ôMesseigneurs, des hommes de raison, mais je prends maintenant conscience de lagravité de mon erreur.

— Lesnobles d’Arendie n’ont-ils donc rien de mieux à faire ? s’exclama Barak,d’une voix chargée de mépris.

— DeMessire Mandorallen, le bâtard, nous avons tous entendu parler, railla unchevalier au teint boucané, revêtu d’une armure noire, émaillée. Mais quel estcet orang-outang à la barbe rouge qui s’y entend si bien à calomnier sesmaîtres ?

— Vousallez laisser passer ça ? demanda Barak à Mandorallen.

— Il y a duvrai dans ses paroles, admit Mandorallen, le cœur meurtri. De fait, lescirconstances de ma naissance furent entourées de certaines irrégularitésconjoncturelles qui font que l’on peut encore aujourd’hui s’interroger sur malégitimité. Ce chevalier, Messire Haldorin, est mon cousin issu de germain — auseptième degré, à la mode d’Arendie. Comme il passe pour malséant, en Arendie,de verser le sang de ses collatéraux, il se taille une réputation de bravoure àpeu de frais en me jetant la chose à la figure.

— Coutumeridicule, grommela Barak. A Cherek, on s’étripe dans sa parentèle avec plusd’enthousiasme encore que l’on ne massacre de vulgaires étrangers.

— Hélas,soupira Mandorallen, nous ne sommes pas à Cherek, ici.

— Prendriez-vousombrage de me voir régler ce différend à votre place ? demandacourtoisement Barak.

— Nullement.

Barak serapprocha du chevalier au visage basané.

— Je suisBarak, comte de Trellheim, hoir du roi Anheg de Cherek, proclama-t-il d’une voixde stentor. Et force m’est de constater que certains nobles arendais ont encoremoins d’usages que de cervelle.

— Lesseigneurs d’Arendie ne se laissent pas impressionner par les prétendus titresque l’on s’adjuge dans les porcheries qui tiennent lieu de royaumes au nord dela frontière, répondit le nommé Haldorin, d’un ton fruité.

— Je meconsidère comme offensé par ces paroles, l’ami, répondit Barak, d’un tonmenaçant.

— Je meconsidère quant à moi comme fort diverti par Ta face de singe mal rasé, rétorquaMessire Haldorin.

Barak ne sedonna même pas la peine de dégainer son épée. Il fit décrire un demi-cercle auformidable poing qui terminait son immense bras et l’abattit avec une forcestupéfiante sur le côté du heaume du chevalier au faciès sombre. L’on vit lesyeux de Messire Haldorin devenir vitreux comme il vidait les étriers ets’écrasait au sol dans un grand bruit de quincaillerie.

— Quelqu’una un commentaire à ajouter au sujet de ma barbe ? s’enquit Barak.

— Toutdoux, Messire, recommanda Mandorallen en jetant un coup d’œil plutôt satisfaità la forme inconsciente du téméraire qui se tortillait dans l’herbe haute.

— Accepterons-nousdocilement cette agression perpétrée à rencontre de notre bravecompagnon ? protesta, d’une voix fortement accentuée, l’un des chevaliersqui se trouvaient du côté du baron Derigen. Sus à ces vils provocateurs !vociféra-t-il en portant la main à son épée.

— Al’instant où Ta lame quittera son fourreau, c’est la vie qui T’abandonnera, ôMessire chevalier, l’informa froidement Mandorallen.

La main duchevalier se figea sur la garde de son arme.

— Honte àvous, Messeigneurs, poursuivit Mandorallen d’un ton accusateur. Commentpouvez-vous faire fi des usages, ainsi que des lois les plus élémentaires de lacourtoisie, qui garantissent mêmement ma sécurité et celle de mes compagnonsjusqu’à ce que vous ayez relevé mon défi ? Choisissez vos champions ouretirez-vous. De tout ceci j’ai grande lassitude, sans compter que la moutardecommence à me monter au nez.

Les deux groupesde chevaliers s’écartèrent pour conférer entre eux, tandis que des écuyersvenaient du sommet de la colline chercher le sire Haldorin.

— Celui quiallait dégainer son épée était un Murgo, souffla Garion.

— J’avaisremarqué, murmura Hettar, dont les yeux sombres s’étaient mis à jeter deséclairs.

— Lesrevoilà, avertit Durnik.

— Je relèveTon défi, ô Mandorallen, déclara hautement le baron Derigen, en revenant. Je nedoute pas que Ta réputation soit méritée, mais j’ai moi aussi remporté lavictoire en un nombre respectable de tournois, et je serai honoré de romprequelques lances avec Toi.

— Je memesurerai également à Toi, Sire chevalier, déclara le baron Oltorain. Mon brass’est lui aussi acquis d’estoc et de taille une certaine réputation en diversesrégions d’Arendie.

— Fortbien, acquiesça Mandorallen. Choisissons un terrain égal et allons-y. Lajournée tire à sa fin, et nous avons à faire au sud, mes compagnons et moi.

Tous dévalèrentalors la colline jusqu’au champ de bataille qui s’étendait en dessous d’eux, etles deux groupes de chevaliers se répartirent de chaque côté d’un terrain quiavait été rapidement dégagé dans les hautes herbes jaunes. Derigen partit augalop vers l’une des extrémités de l’enceinte du tournoi, fit volte-face etattendit, le bout émoussé de sa lance reposant sur son étrier.

— Toncourage Te fait honneur, ô Messire Derigen, lança Mandorallen en prenant l’undes pieux que Durnik avait coupés. Je m’efforcerai de ne pas Te blesser tropgravement. Es-Tu prêt à résister à mon assaut ?

— On nepeut plus prêt, rétorqua le baron en abaissant son ventail.

Mandorallenreferma le sien, abaissa sa lance improvisée et éperonna son palefroi.

— Ce n’estpeut-être pas très opportun, compte tenu des circonstances, murmura Silk, maisje dois avouer que je ne serais pas fâché que notre présomptueux ami connaisseune défaite un tantinet humiliante.

— N’ysongez même pas ! riposta sire Loup, en le foudroyant du regard.

— Il est sibon que ça ? questionna Silk, quelque peu marri.

— Regardezet vous verrez, répliqua sire Loup avec un haussement d’épaules.

Les deuxchevaliers se heurtèrent de plein fouet au centre du champ clos improvisé. Onentendit un vacarme retentissant et leurs lances se rompirent toutes deux sousl’impact, jonchant d’éclats l’herbe piétinée. Ils se croisèrent dans un bruitde tonnerre, puis firent demi-tour et reprirent chacun sa place d’origine.Garion remarqua que Derigen semblait avoir un peu perdu de son assiette.

Les chevalierschargèrent pour la seconde fois, et leurs nouvelles lances se fendirentderechef.

— J’auraisdû couper davantage de pieux, marmonna Durnik, songeur.

Mais lorsqu’ilregagna son point de départ pour la troisième fois, le baron Derigen semblait àpeine tenir sur sa selle, et au troisième assaut, sa pique mal assurée dérapasur le bouclier de Mandorallen. Celle de Mandorallen, toutefois, ne manqua passon but, et percuta le baron avec une force telle qu’il vida les étriers.

Mandorallenretint son palefroi et baissa les yeux vers lui.

— Es-Tu, ôMessire Derigen, en mesure de poursuivre cette joute ? s’enquit-ilcourtoisement.

Derigen sereleva. Il tenait à peine sur ses jambes.

— Je ne merendrai pas, hoqueta-t-il en tirant son épée.

— Magnifique !Je craignais de T’avoir fait mal, ô Messire.

Mandorallen selaissa glisser à terre, tira son épée et visa directement la tête. Le coup futdévié par le bouclier que le baron haussa en hâte, pour se garder, maisMandorallen frappa à nouveau, sans merci. Derigen réussit à assener un ou deuxcoups, que son adversaire para sans peine avant de lui porter un coup du platde l’épée, en plein sur le côté du heaume. Il fit un tour complet sur lui-mêmeavant de tomber face contre terre.

— Holà,Messire Derigen ? questionna Mandorallen avec sollicitude.

Il se pencha,fit rouler de son côté son opposant à terre et releva le ventail dentelé duheaume du baron.

— Alors, onne se sent pas bien ? Souhaites-Tu poursuivre cet assaut, ô Messire ?

Derigen nerépondit pas. Il avait le visage cyanose, les yeux révulsés, de son nezs’échappait un flot de sang, et le côté droit de son corps était agité desoubresauts.

— Puisquece preux chevalier est dans l’incapacité de s’exprimer par lui-même, proclamaMandorallen, je le déclare défait !

Il jeta un coupd’œil autour de lui, sa latte toujours au clair.

— Quelqu’unsouhaite-t-il m’apporter un démenti ? Un silence immense lui répondit.

— Dans cecas, certains d’entre vous ne pourraient-ils l’emporter hors de la lice ?suggéra Mandorallen. Ses blessures ne paraissent pas très sérieuses. Quelques moisau lit devraient le voir de nouveau sur pied.

Il se tournavers le baron Oltorain, qui avait visiblement blêmi.

— Eh bien,Messire, reprit-il d’un ton jovial, si nous y allions ? Nous sommesimpatients, mes compagnons et moi-même, de poursuivre notre route.

Sire Oltorainfut projeté à terre au premier assaut et se cassa la jambe en tombant.

— La chancen’était pas avec Toi, ô Messire, observa Mandorallen, en s’approchant de lui àpied, l’épée dégainée. Demandes-Tu merci ?

— Je netiens plus debout, répondit Oltorain entre ses dents serrées. Je n’ai donc pasle choix ; je demande grâce.

— Aussipouvons-nous, mes compagnons et moi-même, poursuivre notre chemin ?

— Vouspouvez partir librement, acquiesça douloureusement l’homme à terre.

— Pas sivite, éleva une voix rauque.

Le Murgo enarmure fendit la foule des chevaliers sur son palefroi et vint se placer justedevant Mandorallen.

— Jepensais bien qu’il ne pourrait pas s’empêcher d’intervenir, celui-là, murmuratante Pol.

Elle mit pied àterre et s’avança sur le terrain battu par les sabots des chevaux.

— Ecartez-vousde là, Mandorallen, ordonna-t-elle au chevalier.

— Je n’enferai rien, gente dame, protesta Mandorallen.

— Fichez lecamp, Mandorallen ! aboya sire Loup. Mandorallen obtempéra, tout ébaubi.

— Alors,Grolim ? défia tante Pol en repoussant sa capuche.

Les yeux del’homme à cheval s’écarquillèrent quand il vit la mèche blanche dans sescheveux, puis il leva une main, dans un geste presque désespéré, et se mit àmarmonner très vite, entre ses dents.

Une fois deplus, Garion se sentit comme envahi par cette force étrange, et le rugissementsilencieux lui emplit la tête.

L’espace d’uninstant, la silhouette de tante Pol sembla entourée d’une sorte de lueur verte,puis elle agita la main avec désinvolture, et la lumière disparut.

— Tu doismanquer d’entraînement, conjectura-t-elle. Tu veux faire un autre essai ?

Le Grolim levales deux bras, cette fois, mais il n’eut pas le temps d’en faire plus. Durnik,qui s’était subrepticement approché, à cheval, derrière l’homme en noir, pritsa hache à deux mains, l’éleva en l’air et l’abattit tout droit sur le heaumedu Grolim.

— Durnik !hurla tante Pol. Partez ! Ne restez pas là !

Mais le forgeronfrappa à nouveau, avec une expression redoutable, et le Grolim glissa à bas desa selle et s’écrasa à terre, inconscient.

— Espèced’abruti ! ragea tante Pol. Vous savez ce que vous êtes en train defaire ?

— Il vousattaquait, Dame Pol, expliqua Durnik, les yeux encore pleins de flammes.

— Descendezde ce cheval ! Il mit pied à terre.

— Vous avezune idée du danger que vous couriez ? s’écria-t-elle, furieuse. Il auraitpu vous tuer.

— Je vousprotégerai, Dame Pol, s’entêta Durnik. Je ne suis ni un guerrier, ni unmagicien, mais je ne permettrai à personne de vous faire du mal.

L’espace d’uninstant, les yeux de tante Pol s’agrandirent sous l’effet de la surprise, puisson regard s’adoucit. Garion, qui la connaissait depuis sa plus tendre enfance,reconnut les changements d’émotion aussi rapides qu’imprévisibles auxquels ilétait accoutumé. Sans prévenir, impulsivement, elle embrassa le pauvre Durnik,tout étonné.

— Espèce decher grand, imbécile maladroit, déclara-t-elle. Ne faites plus jamais ça,jamais ! J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter de battre.

Garion détournale regard, une drôle de boule dans la gorge, et vit le bref sourire rusé quieffleurait le visage de sire Loup.

Un changementparticulier s’était fait sentir dans les rangs des chevaliers alignés le longdu terrain. Plusieurs d’entre eux regardaient maintenant alentour d’un airhébété, comme s’ils venaient de sortir d’un terrible rêve, tandis que d’autressemblaient tout à coup absorbés dans une profonde réflexion. Messire Oltorainfaisait de vains efforts pour se relever.

— Oh !que non, Messire, décréta Mandorallen en lui appuyant sur la poitrine,l’obligeant à se rallonger. Tu vas aggraver Ta blessure.

— Qu’est-cequi nous a pris ? grommela le baron, le visage plein d’angoisse.

Sire Loup mitpied à terre à son tour et s’agenouilla à côté du chevalier à terre.

— Vous n’yêtes pour rien, lui confia-t-il. Cette guerre fratricide était le résultat desagissements du Murgo. C’est lui qui, vous pervertissant l’esprit, vous acontraints à vous battre.

— Parsorcellerie ? hoqueta Oltorain, en blêmissant. Sire Loup hocha la tête ensigne d’assentiment.

— Ce n’estpas vraiment un Murgo. C’est un prêtre grolim.

— Et lecharme est rompu, maintenant ?

Sire Loup hochala tête à nouveau en jetant un coup d’œil au Grolim inconscient.

— Que l’onenchaîne le Murgo ! ordonna le baron aux chevaliers assemblés, avant dereporter son regard sur sire Loup. Nous réserverons à ce sorcier le traitementqu’il mérite, reprit-il d’un ton qui en disait long. Et nous profiterons del’occasion pour fêter comme il convient la fin de cette guerre contre nature.Ce sorcier grolim a jeté son dernier sort.

— Parfait,approuva sire Loup avec un sourire sans joie.

Le baronOltorain changea sa jambe blessée de position en réprimant une grimace.

— O MessireMandorallen, s’écria-t-il, comment pourrons-nous jamais vous remercier, Tescompagnons et Toi-même, d’avoir réussi à nous ramener à la raison ?

— La paixqui vient d’être restaurée est ma plus belle récompense, déclara Mandorallen,d’un ton quelque peu pompeux. Car, ainsi que tout le monde le sait, il n’y apas dans tout le royaume de plus grand amoureux de la paix que ma personne.

Puis il jeta uncoup d’œil à Lelldorin, qui gisait non loin de là sur sa litière posée à terre,et une pensée sembla lui traverser l’esprit.

— Je Tedemanderai toutefois une faveur. Il se trouve parmi nous un brave jeune hommeasturien de noble origine qui a souffert de graves blessures. Nous aimerions Tele confier, si cela était possible.

— Saprésence sera un honneur pour nous, ô Messire Mandorallen, acquiesça immédiatementOltorain. Les femmes de ma maisonnée l’entoureront des soins les plus tendreset les plus attentifs.

Il adressaquelques mots à l’un de ses écuyers. L’homme monta promptement en selle et sedirigea à vive allure vers l’un des châteaux tout proches.

— Vousn’allez pas m’abandonner ici ? protesta faiblement Lelldorin. Je seraicapable de remonter à cheval d’ici un jour ou deux.

Il se mit àtousser comme un perdu.

— Tu nem’en feras pas accroire, le contredit froidement Mandorallen. Le mal induit parTes blessures n’est pas encore à son terme.

— Je neresterai pas une minute chez des Mimbraïques, décréta Lelldorin. Je préfèreencore affronter les périls de la route.

— Lelldorin,mon jeune ami, rétorqua, sans ambages, sinon brutalement, Mandorallen, je connaisTon peu de goût pour les hommes de Mimbre. Toutefois, Tes blessures vontbientôt commencer à enfler et à suppurer, puis Tu seras affligé d’une fièvredévorante, après quoi Tu Te mettras à délirer, et Ta présence constituera unfardeau pour nous. Nous n’avons pas le temps de nous occuper de Toi, et lessoins qu’exigerait Ton état ne pourraient que nous retarder dans notre quête.

Les parolesabruptes du chevalier arrachèrent un hoquet à Garion, qui jeta à Mandorallen unregard noir, voisin de la haine. Mais Lelldorin était devenu plus blanc qu’unlinge.

— Mercid’avoir éclairé ma lanterne, Messire Mandorallen. reprit-il non sans raideur.Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Si vous voulez bien m’aider à memettre en selle, je partirai immédiatement.

— Vousallez rester où vous êtes, oui, lâcha platement tante Pol.

L’écuyer dubaron Oltorain revint avec une meute de servantes et une jeune fille blonde dedix-sept ans peut- être, vêtue d’une robe rose d’épais brocart et d’une cape develours bleu canard.

— Ma jeunesœur, Dame Ariana, annonça Oltorain. La jouvencelle est pleine d’ardeur et deraison, et, bien que très jeune, déjà fort au fait des soins à donner auxmalades.

— Je neserai pas un fardeau pour elle bien longtemps, Messire, déclara Lelldorin. Jeserai reparti pour l’Asturie d’ici une semaine.

Dame Ariana posaune main compétente sur son front.

— Que nonpas, beau damoiseau, le détrompa-t-elle. Ta visite, je le crains, se prolongerabien au-delà de ce délai.

— Jepartirai dans la semaine, répéta obstinément Lelldorin.

— Comme ilTe plaira, concéda-t-elle en haussant les épaules. J’espère que mon frèrepourra mettre quelques serviteurs à mon service afin de Te suivre et de Tefournir la sépulture décente que, si j’en juge bien, tu requerras avant d’avoirfait dix lieues.

Lelldorin accusale coup.

Tante Pol pritDame Ariana à part et s’entretint avec elle un instant, lui remettant un petitpaquet d’herbes et quelques instructions. Lelldorin fit signe à Garion, quivint immédiatement s’agenouiller près de sa litière.

— C’est icique nos routes se séparent, murmura le jeune homme. J’aurais tant voulu pouvoirt’accompagner jusqu’au bout.

— Tu serassur pied en un rien de temps, lui assura Garion, qui savait bien que ce n’étaitpas vrai. Tu pourras sûrement nous rattraper plus tard.

— Je crainsfort que non, haleta-t-il en se remettant à tousser, secoué par des spasmes quisemblaient vouloir lui déchirer la poitrine. Nous n’avons plus beaucoup detemps devant nous, mon ami, hoqueta-t-il faiblement, alors écoute-moi bien.

Garion lui pritla main, au bord des larmes.

— Tu tesouviens de ce dont nous avons parlé, l’autre matin, en repartant de chez mononcle ?

Garion hocha latête en signe d’assentiment.

— Tu saisque c’était à moi de décider si je devais rompre la promesse que nous avionsfaite à Torasin et aux autres de garder le silence.

— Je m’ensouviens.

— Trèsbien, articula Lelldorin. J’ai pris ma décision. Je te relève de ton serment.Fais ce qui doit être fait.

— Ilvaudrait mieux que tu en parles toi-même à mon grand-père, Lelldorin, protestaGarion.

— J’enserais bien incapable, Garion, grommela Lelldorin. Les mots me resteraient dansla gorge. Je regrette, mais je suis comme ça. Je sais que Nachak se sert denous à des fins inavouables, mais j’ai donné ma parole aux autres, et je latiendrai. Je sais bien que j’ai tort, mais je ne suis pas arendais pour rien,Garion. Alors c’est à toi de jouer. A toi d’empêcher Nachak de mettre mon paysà feu et à sang. Je veux que tu ailles trouver le roi en personne.

— Leroi ? Mais il ne me croira jamais.

— Débrouille-toipour qu’il te croie. Raconte-lui tout.

Garion secoua latête avec fermeté.

— Je neprononcerai pas ton nom, déclara-t-il, ni celui de Torasin. Tu sais ce qu’il teferait si je le lui disais.

— Nousn’avons aucune importance dans cette affaire, insista Lelldorin, secoué par unenouvelle quinte de toux.

— Je luiparlerai de Nachak, répéta obstinément Garion, mais pas de toi. Où puis-je luidire qu’il trouvera le Murgo ?

— Il leconnaît, avoua Lelldorin, d’une voix maintenant très faible. Nachak estambassadeur à la cour de Vo Mimbre. C’est l’émissaire personnel de Taur Urgas,le roi de Murgos.

Garion futsoufflé par les implications de ses paroles.

— Tout l’ordes mines insondables de Cthol Murgos est à sa disposition, poursuivitLelldorin. Le guet-apens qu’il nous a suggéré à mes amis et à moi-même n’estpeut-être qu’un complot parmi des douzaines, sinon davantage, de machinations,toutes destinées à la destruction de l’Arendie. Il faut que tu mettes fin à sesagissements, Garion. Promets-le-moi.

Le jeune hommeétait maintenant livide, et ses yeux brûlaient de fièvre. Il étreignit plusfortement la main de Garion.

— Je ne lelaisserai pas faire, Lelldorin, jura Garion. Je ne sais pas encore comment,mais d’une façon ou d’une autre, je l’empêcherai de nuire à tout jamais.

Lelldorin selaissa aller languissamment sur sa litière, comme à bout de forces. On auraitdit que seule la nécessité impérieuse d’arracher cette promesse à Garionl’avait soutenu jusque-là.

— Aurevoir, Lelldorin, dit doucement Garion, les yeux pleins de larmes.

— Aurevoir, mon ami, souffla Lelldorin d’une voix à peine perceptible.

Puis ses yeux sefermèrent malgré lui, et la main qui tenait celle de Garion devint toute molle.Garion le dévisagea, le cœur étreint d’une peur mortelle, puis il distingua lefaible battement d’une veine sur la gorge du jeune homme. Ce n’était peut-êtrepas brillant, mais au moins Lelldorin était encore en vie. Garion reposadoucement la main de son ami et resserra la couverture grise, rêche, autour deses épaules avant de se relever et de s’éloigner rapidement, des larmes roulantsur ses joues.

Les adieux desautres furent brefs, après quoi ils remontèrent tous en selle et repartirent autrot vers la Grand-route de l’Ouest. Il y eut quelques acclamations, au momentoù ils passèrent devant les serfs et les hallebardiers, mais, déjà, d’autresclameurs se faisaient entendre dans le lointain. Les femmes des villageoisétaient venues chercher leurs hommes parmi les corps qui jonchaient le champ debataille, et leurs hurlements et leurs gémissements de désespoir tournaient lescris de joie en dérision.

Garion talonnason cheval afin de venir à la hauteur de Mandorallen.

— J’aiquelque chose à vous dire, annonça-t-il avec emportement. Ça ne va sûrement pasvous plaire, mais je m’en fiche pas mal.

— Oh-oh ?répondit doucement le chevalier.

— Je penseque la façon dont vous avez parlé à Lelldorin, tout à l’heure, était indigne etrépugnante, déclara Garion tout de go. Vous vous prenez peut-être pour lechevalier le plus brave du monde, mais je pense, moi, que vous êtes un matamoredoublé d’une grande gueule, et que vous n’avez pas plus de compassion qu’unbloc de pierre. Maintenant, si vous n’êtes pas content, quelles sont vosintentions ?

— Tiensdonc, commença Mandorallen. Je pense que Tu m’as mal compris, mon jeune ami.C’était nécessaire pour son propre salut. La jeunesse asturienne est d’unetelle bravoure qu’elle ignore le danger. Si je ne lui avais pas tenu celangage, il aurait sans nul doute insisté pour nous accompagner, au péril de savie, et en serait bientôt mort.

— Mort ?railla Garion. Tante Pol aurait pu le soigner.

— C’est lagente dame Polgara elle-même qui m’a informé que ses jours étaient en danger,confia Mandorallen. Son honneur, qui lui interdisait de s’assurer les soinsappropriés à son état, ne pouvait que lui imposer de rester en arrière, decrainte de nous retarder. Je doute qu’il me soit plus reconnaissant que Toi demes paroles, mais il demeurera en vie, et c’est tout ce qui importe, n’est-cepas ? conclut le chevalier, en grimaçant un sourire.

Garion dévisageale Mimbraïque qui lui avait naguère paru si arrogant. Sa colère semblaitdésormais sans objet. Il se rendit compte avec une clarté lumineuse qu’ilvenait une fois de plus de se couvrir de ridicule.

— Jeregrette, lâcha-t-il du bout des lèvres. Je n’avais pas compris vos intentions.

— C’estsans importance, rétorqua Mandorallen en haussant les épaules. J’ai l’habitudede ne pas être compris. Peu me chaut, tant que je suis sûr d’agir pour le bonmotif. Cela dit, je suis heureux d’avoir eu l’occasion de m’expliquer avec Toisur ce sujet. Tu vas être mon compère, et il ne sied point que des compagnonsde route se méprennent les uns sur les autres.

Tandis qu’ilschevauchaient de conserve en silence, Garion s’efforçait de revoir son opinion.Tout compte fait, Mandorallen n’était peut-être pas aussi monolithique qu’illui était tout d’abord apparu.

Ils rejoignirentla grand-route et prirent à nouveau la direction du sud sous le ciel menaçant.

Chapître 8

La plainearendaise était une vaste terre d’herbages mamelonnée, à la populationclairsemée. Un vent âpre et glacial soufflait sur l’herbe sèche, chassant àvive allure les nuages pareils à des moutons sales qui passaient au-dessus deleurs têtes. L’obligation dans laquelle ils s’étaient trouvés d’abandonner enroute le pauvre Lelldorin les avait tous plongés dans une profonde mélancolieet ils poursuivirent leur chemin, les jours suivants, sans presque échanger uneparole. Garion, qui faisait de son mieux pour éviter Mandorallen, fermait lamarche avec Hettar et les chevaux de bât.

L’Algarois auprofil de faucon était un homme taciturne, qui ne craignait apparemment pas depasser des heures à cheval sans dire un mot ; mais au bout du deuxièmejour de ce régime, Garion fit un effort délibéré pour le tirer de son silence.

— Pourquoidétestez-vous tellement les Murgos, Hettar ? demanda-t-il, faute demeilleure entrée en matière.

— Tous lesAloriens détestent les Murgos, répondit calmement Hettar.

— Bien sûr,admit Garion, mais on dirait que vous en faites une affaire personnelle.Pourquoi ?

Hettar changeade position sur sa selle, arrachant un craquement à ses vêtements de cuir.

— Ils onttué mes parents, reprit-il enfin.

Cette réponsefut un choc pour Garion, chez qui elle éveillait un écho tout particulier.

— Ques’est-il passé ? lâcha-t-il avant de songer que Hettar ne tenait peut-êtrepas à en parler.

— J’avaissept ans, commença Hettar, imperturbable. Nous allions chez les parents de mamère, qui était d’un autre clan, et nous passions non loin du grand escarpementde l’est lorsque nous sommes tombés dans une embuscade tendue par un groupe deMurgos en maraude. Le cheval de ma mère a fait un écart. Elle a vidé lesétriers, et nous n’avons pas eu le temps de l’aider à se remettre en selle, monpère et moi, que les Murgos étaient déjà sur nous. Ils ont pris leur temps,pour les tuer. Je me rappelle que ma mère a poussé un cri, vers la fin.

Le visage del’Algarois était aussi impassible qu’un rocher, et sa voix atone, sereine,semblait encore ajouter à l’horreur de son histoire.

— Une foismes parents morts, les Murgos ont pris une corde et m’ont attaché par les piedsà l’un de leurs chevaux. Quand la corde a fini par casser, ils ont dû croireque j’étais mort, parce qu’ils se sont tous enfuis sans demander leur reste. Jeme souviens encore de leur rire. Cho-Hag m’a trouvé quelques jours plus tard.

Aussi clairementque s’il avait assisté à la scène, Garion imagina, l’espace d’un instant,l’enfant grièvement blessé, errant tout seul dans l’immensité déserte del’Algarie orientale, et que seuls retenaient à la vie un terrible chagrin etune haine inextinguible.

— J’ai tuémon premier Murgo à l’âge de dix ans, reprit Hettar, de la même voiximperturbable. Il tentait de nous échapper, mais je l’ai poursuivi et je lui aiplanté un javelot entre les deux épaules. Il a poussé un grand cri au moment oùla lance l’a traversé. Cela m’a fait du bien. Cho-Hag s’était dit que peut-êtrele fait de le regarder mourir me guérirait de ma haine, mais il se trompait.

Pas un trait dugrand Algarois ne bougeait ; seule sa mèche crânienne bondissait ettressautait au gré du vent. On éprouvait à son contact un sentiment de vide,d’absence, comme s’il était incapable d’éprouver quoi que ce soit en dehors decet élan impérieux.

L’espace d’uninstant, Garion comprit vaguement ce que sire Loup avait voulu dire lorsqu’ill’avait mis en garde contre le danger de se laisser obséder par la vengeance,mais il écarta cette notion. Si Hettar pouvait vivre avec, pourquoi paslui ? Il éprouva tout à coup une admiration forcenée pour ce chasseursolitaire vêtu de cuir noir.

Sire Loup etMandorallen étaient si bien absorbés par leur conversation qu’ils se laissèrentrattraper par Hettar et Garion, et ils chevauchèrent de compagnie pendant unmoment.

— C’estnotre nature, disait le chevalier à l’armure étincelante, d’une voixmélancolique. Nous sommes victimes de notre orgueil démesuré, qui condamnenotre pauvre Arendie à des guerres intestines.

— Ce n’estpas irrémédiable, répliqua sire Loup.

— Qu’yfaire ? Nous avons cela dans le sang. Je suis personnellement l’homme leplus pacifique du monde, mais cela ne m’empêche pas d’être atteint par le fléaunational. Par ailleurs, nos dissensions sont trop graves, leurs racinesplongent trop profondément dans notre mémoire collective pour que nousparvenions jamais à les en extirper. En cet instant précis, des flèches asturiennesvibrent dans l’air des forêts, en quête de cibles mimbraïques, tandis que, parmesure de représailles, Mimbre brûle des maisons asturiennes et met des otagesà mort. Nous sommes voués à la ruine, je le crains.

— Non, lecontredit sire Loup. La ruine n’est pas inéluctable.

— Commentl’empêcher ? soupira Mandorallen. Qui nous guérira de notre folie ?

— Moi, s’ille faut, décréta tranquillement sire Loup en repoussant son capuchon gris.

Mandorallen eutun pâle sourire.

— J’apprécieTes bonnes intentions, ô Belgarath, mais c’est impossible, même pour Toi.

— Rienn’est impossible, en vérité, Mandorallen, déclara sire Loup d’un ton dégagé.J’ai pour règle d’éviter de me mêler des distractions d’autrui, mais je ne puisme permettre de laisser l’Arendie se transformer en bûcher ardent en ce momentprécis. Si les circonstances m’y obligent, je prendrai les mesures quis’imposent pour mettre fin à toutes ces absurdités.

— Serait-ceréellement en Ton pouvoir, ô Belgarath ? fit Mandorallen, d’un airmélancolique, comme s’il ne parvenait pas à le croire.

— Oui,laissa tomber sire Loup d’un petit ton anodin, en grattant sa courte barbeblanche. Il se trouve que oui.

Mandorallenparut troublé, pour ne pas dire terrifié par la déclaration tranquille du vieilhomme, que Garion ne trouva pas très rassurante non plus. Si son grand-pèreétait réellement capable de mettre fin à une guerre à la seule force dupoignet, il pouvait dire adieu à ses projets de vengeance : sire Loupn’aurait aucun mal à les réduire à néant. Autre sujet de préoccupation pour lui.

C’est alors queSilk se rapprocha d’eux.

— La GrandeFoire est droit devant nous, annonça l’homme à la tête de fouine. Voulez-vousvous arrêter, ou préférez-vous passer au large ?

— Autantnous arrêter, décida sire Loup. Il va bientôt faire nuit, et il nous faudraitdes provisions.

— Leschevaux auraient bien besoin de se reposer un peu aussi, déclara Hettar. Ilscommencent à rechigner.

— Vousauriez dû me le dire, maugréa sire Loup en jetant un coup d’œil vers leschevaux de bât qui fermaient la marche.

— Oh !ils ne sont pas encore au bout du rouleau, précisa Hettar, ils commencent justeà s’apitoyer sur leur sort. Ils en rajoutent, bien sûr, mais un peu de repos neleur fera pas de mal.

— Commentcela, ils en rajoutent ? releva Silk, sidéré. Vous ne voulez pas dire queles chevaux peuvent mentir, tout de même ?

— Oh quesi, rétorqua Hettar en haussant les épaules. Ils passent leur temps à bluffer.Ils sont très bons à ce jeu-là, d’ailleurs.

L’espace d’uninstant, Silk donna l’impression de trouver cette idée révoltante, puis, toutd’un coup, il éclata de rire.

— Voilà quirétablit ma foi dans l’ordre de l’univers, déclara-t-il.

— On nevous a jamais dit que vous aviez un mauvais fond, Silk ? reprit sire Loup,d’un ton caustique.

— On faitce qu’on peut, répliqua Silk d’un ton moqueur.

La FoireArendaise se trouvait à l’intersection de la Grand-route de l’Ouest et de lasente montagneuse qui descendait d’Ulgolande. C’était une véritable ville detoile qui étendait sur plus d’une lieue à la ronde, au milieu du brun foncé dela plaine, ses tentes bleues, rouges et jaunes, ses pavillons aux largesrayures et ses oriflammes multicolores, claquant sans relâche dans le ventimmuable, sous la chape du ciel.

— J’espèreque j’aurai le temps de faire quelques affaires, confia Silk comme ilsdescendaient la longue colline qui menait à la Foire. Je commence à perdre lamain, moi.

Et le nez dupetit homme frémissait d’excitation.

Unedemi-douzaine de mendiants tendaient leur sébile, misérablement accroupis dansla boue du bas-côté de la route. Mandorallen s’arrêta pour leur distribuerquelques pièces de monnaie.

— Vous nedevriez pas les encourager, gronda Barak.

— Lacharité est un devoir autant qu’un privilège, ô Messire Barak, ripostaMandorallen.

— Dis,Silk, commença Garion, comme ils se dirigeaient vers le centre de la Foire,pourquoi ne construisent-ils pas plutôt des maisons ?

— Personnene reste assez longtemps pour que ça vaille le coup, expliqua Silk. La Foire nebouge pas, mais la population n’arrête pas d’aller et de venir, elle. Et puisil faut dire que les bâtiments sont imposés, et pas les tentes.

La plupart desmarchands qui sortaient des tentes pour regarder passer le petit groupesemblaient connaître Silk, et certains d’entre eux le saluèrent, avec une prudenceet une circonspection manifestes.

— Je voisque ta réputation t’a précédé, Silk, observa sèchement Barak.

— La rançonde la gloire, allégua Silk avec un haussement d’épaules.

— Nerisques-tu pas que quelqu’un reconnaisse en toi cet autre marchand ?intervint Durnik. Celui qui est recherché par les Murgos ?

— Ambar, tuveux dire ? C’est peu probable. Ambar ne vient pas très souvent enArendie, et Radek et lui ne se ressemblent guère.

— Maisc’est le même homme, objecta Durnik. C’est toujours toi.

— Ah-ah,commença Silk en levant un doigt, ça, c’est ce que nous savons tous les deux,mais eux, ils l’ignorent. Pour toi, j’ai toujours l’air d’être moi-même, maispour les autres, je ne me ressemble pas.

Durnik n’eut pas‘‘air convaincu.

— Radek,mon vieil ami ! appela un marchand drasnien au crâne dégarni, planté sousl’auvent d’une tente voisine.

— Delvor !s’exclama Silk, aux anges. Eh bien, dites donc, ça fait des années !

— Lesaffaires ont l’air de marcher pour vous, remarqua le chauve.

— Ça ne vapas trop mal, répondit modestement Silk, Dans quoi êtes-vous maintenant ?

— Je faisdans le tapis mallorien, révéla Delvor. Les notables du coin ne crachent pasdessus. La seule chose qu’ils n’aiment pas, ce serait plutôt les prix !

Mais ses mainstenaient déjà une tout autre conversation.

Ton onclenous a fait dire de t’aider si nécessaire. Pouvons-nous faire quelque chosepour toi ?

— Qu’avez-vousdans vos ballots ? poursuivit-il à haute voix.

— Du drapde laine de Sendarie, répondit Silk, et quelques babioles.

Il y a desMurgos, ici, à la Foire ?

Un seul, etencore, il est reparti pour Vo Mimbre il y a une semaine. Mais il y a quelquesNadraks à l’autre bout de la Foire.

Ils ne sontpas tout près de chez eux,remarqua Silk, toujours par gestes. Ils sont vraiment là pouraffaires ?

Difficile àdire, répondit Delvor.

Tu pourraisnous héberger un jour ou deux ?

Je suis sûrque nous arriverons bien à un arrangement, insinua Delvor, une étincelle rusée dans les yeux. , Lesdoigts de Silk se hâtèrent de traduire l’indignation que lui inspirait cettesuggestion.

Les affairessont les affaires, après tout,ajouta Delvor, toujours par gestes. « Je ne vous laisserai pas repartir,reprit-il tout haut, avant que vous ne soyez venus chez moi boire un canon etmanger un morceau. Nous avons des années de bavardage à rattraper.

— Avecgrand plaisir, accepta un peu aigrement Silk.

— Sepourrait-il que vous ayez trouvé votre maître, prince Kheldar ? susurratante Pol, avec un petit sourire, comme il l’aidait à mettre pied à terredevant le pavillon aux vives couleurs de Delvor.

— Delvor ?Ça lui ferait trop plaisir ! Il y a des années qu’il essaie de me damer lepion, depuis certaine affaire de concession minière à Yar Gorak qui lui a coûtéles yeux de la tête. Mais je vais lui laisser croire pendant un petit momentqu’il m’a possédé. Il ne se sentira plus de joie, et ce sera encore plus drôlequand je lui tirerai la carpette sous les pieds.

— Vous êtesimpayable, s’exclama-t-elle en riant. Il lui fit un clin d’œil.

L’intérieur dupavillon principal de Delvor rougeoyait à la lueur de plusieurs brasiersincandescents qui répandaient une chaleur hospitalière. Le sol était couvertd’un tapis d’un bleu profond, et de grands coussins écarlates disposés ça et làsemblaient tendre les bras aux visiteurs. Silk fit rapidement lesprésentations.

— C’est ungrand honneur, vénérable Belgarath, murmura Delvor en s’inclinant bien bas,devant sire Loup, d’abord, puis devant tante Pol. Que puis-je faire pourvous ?

— Pourl’instant, c’est surtout d’informations que nous avons besoin, répondit sireLoup, en ôtant sa lourde houppelande. Nous sommes tombés sur un Grolim quisemait la zizanie, à quelques jours au nord d’ici. Pourriez-vous essayer desavoir ce qui nous attend, d’ici à Vo Mimbre ? J’aimerais éviter lesrivalités d’intérêt local, dans toute la mesure du possible.

— Je vaisme renseigner, promit Delvor.

— Je vaisaussi me livrer à certaines investigations de mon côté, proposa Silk. C’estbien le diable si, à nous deux, nous n’arrivons par à glaner la plupart desinformations disponibles dans le périmètre de la Foire.

Sire Loup braquasur lui un regard inquisiteur.

— Radek deBoktor ne manque jamais une occasion de faire des affaires, ajouta-t-il,peut-être un petit peu trop pressé de se justifier. Il paraîtrait très étrangequ’il reste terré dans la tente de Delvor.

— Je vois,répondit sire Loup.

— Nous nevoudrions pas que notre identité soit percée à jour, n’est-ce pas ?insinua innocemment Silk, mais son nez pointu frémissait plus violemment quejamais.

Sire Loup serendit.

— Trèsbien. Mais pas d’excentricités. Je ne tiens pas à être réveillé par une foulede clients enragés venus me réclamer votre tête au bout d’une pique.

Les porteurs deDelvor débarrassèrent les chevaux de bât de leur chargement, et l’un d’euxindiqua à Hettar où trouver les enclos, à la périphérie de la Foire. Silk semit à fouiner dans les ballots, et au fur et à mesure que ses mains prestesplongeaient dans les coins et les recoins des pièces d’étoffe, tout un bric-à-bracd’objets précieux commençait à apparaître sur le tapis de Delvor.

— Je medemandais aussi pourquoi vous aviez besoin de tant d’argent à Camaar, commentasèchement sire Loup.

— C’étaitjuste pour parfaire le déguisement, expliqua suavement Silk. Radek ne partiraitjamais en voyage sans quelques bibelots à négocier en cours de route.

— Pas maltrouvé, observa Barak en connaisseur. Mais à ta place, je me garderais biend’insister.

— Si jen’arrive pas à doubler la mise de notre ami dans l’heure qui vient, je prendsma retraite, promit Silk. Oh, j’allais oublier. J’aurai besoin de Garion, commeporteur. Radek ne se déplacerait jamais sans au moins un porteur.

— Essayezde ne pas trop me le pervertir, conseilla tante Pol.

Silk lui dédiaune révérence extravagante et replaça sa faluche de velours noir selon un angleimpertinent, puis il s’engagea, tel un soldat partant guerroyer, dans la GrandeFoire d’Arendie, suivi de Garion, chargé d’un gros sac empli de ses trésors.

A trois tentesde là, un gros Tolnedrain particulièrement teigneux parvint à extorquer à Silkune dague incrustée de pierreries pour seulement trois fois son prix, mais deuxmarchands arendais achetèrent coup sur coup des gobelets d’argent parfaitementidentiques pour des sommes qui, bien que très différentes, comblèrent plus quelargement ce petit manque à gagner. Silk jubilait.

— J’adoretraiter avec les Arendais, exultait-il, comme ils poursuivaient leur chemindans les artères boueuses qui séparaient les pavillons.

Le rusé petitDrasnien parcourut la Foire, semant la ruine et la désolation sur son passage.S’il n’arrivait pas à faire la vente, il achetait ; ce qu’il ne pouvaitpas acheter, il l’échangeait ; et lorsque le troc se révélait impossible,il soutirait ragots et informations. Certains marchands, plus malins que leursconfrères, s’empressaient de disparaître lorsqu’ils le voyaient approcher.Emporté par l’enthousiasme contagieux de son ami, Garion commençait àcomprendre sa fascination pour ce jeu où le profit passait après la satisfactiond’avoir réussi à rouler l’adversaire dans la farine.

Silk n’était passectaire ; dans une largesse proprement œcuménique, il était prêt à flouertout le monde et à rencontrer indifféremment sur leur propre terrain nonseulement les Drasniens, ses frères, mais aussi les Tolnedrains, les Arendais,les Cheresques et les Sendariens. Et tous étaient obligés de rendre les armesdevant lui. Dès le milieu de l’après-midi, de tout ce qu’il avait acheté àCamaar, il ne restait plus rien. Sa bourse pleine tintinnabulait, et si le sacque Garion portait sur son épaule pesait toujours aussi lourd, les marchandisesqu’il renfermait étaient maintenant entièrement nouvelles.

Pourtant, Silkavait l’air maussade. Il marchait en faisant sauter dans la paume de sa mainune petite bouteille de verre exquisément soufflé qu’il avait échangée contredes recueils de poésie wacite reliés d’ivoire.

— Qu’est-cequi ne va pas ? demanda Garion alors qu’ils retournaient vers le pavillonde Delvor.

— Je nesuis pas sûr de savoir qui l’a emporté, répondit laconiquement Silk.

— Hein ?

— Je n’aipas idée de ce que ça peut valoir.

— Pourquoil’as-tu prise, alors ?

— Je nevoulais pas qu’il sache que j’en ignorais la valeur.

— Revends-laà quelqu’un d’autre.

— Commentveux-tu que je la vende si je n’en connais pas le prix ? Si j’en demandetrop cher, personne ne voudra plus m’adresser la parole, et si je la laissepartir pour rien, on en fera des gorges chaudes dans toute la Foire.

Garion se mit àricaner.

— Je nevois pas ce que ça a de drôle, Garion, repartit Silk, quelque peu froissé.

Il resta sombreet maussade jusqu’à ce qu’ils regagnent le pavillon.

— Voilà lebénéfice que je vous avais promis, déclara-t-il sans trop d’amabilité, endéversant le contenu de sa bourse dans la main de sire Loup.

— Qu’est-cequi vous turlupine ? s’enquit sire Loup en observant le visage chagrin dupetit bonhomme.

— Rien dutout, répondit brièvement Silk.

Puis son regardtomba sur tante Pol et un large sourire illumina alors sa face. Il se dirigeavers elle.

— GentePolgara, déclama-t-il en s’inclinant devant elle, veuillez accepter ce modestetémoignage de ma considération.

Dans un grandgeste emphatique, il lui présenta le petit flacon de parfum.

Le regard detante Pol exprima un curieux mélange de plaisir et de défiance. Elle prit lapetite bouteille et la déboucha précautionneusement, puis elle effleuradélicatement la saignée de son poignet avec le minuscule bouchon de verre et laporta à son visage pour en humer le parfum.

— Eh bien,Kheldar, s’exclama-t-elle avec toutes les apparences du ravissement, c’est uncadeau véritablement princier que vous me faites là !

Silk se mit àsourire un peu jaune et la regarda attentivement en se demandant si c’était dulard ou du cochon. Puis il poussa un soupir et sortit en marmonnant d’un airaccablé des choses où il était question de la duplicité des Riviens.

Delvor revintsur ces entrefaites, laissa tomber sa houppelande rayée dans un coin et tenditses mains au-dessus de l’un des braseros rougeoyants.

— Pourautant que je puisse me faire une opinion, tout est tranquille d’ici à VoMimbre, rapporta-t-il à sire Loup, mais cinq Murgos viennent d’arriver à laFoire avec une escorte de deux douzaines de Thulls.

Hettar levarapidement les yeux, tous ses sens en alerte.

— Venaient-ilsdu nord ou du sud ? demanda sire Loup en fronçant les sourcils.

— Ilsprétendent venir de Vo Mimbre, mais les bottes des Thulls sont pleines de bouerouge. Or, si je ne me trompe, la terre n’est pas argileuse entre Vo Mimbre etici.

— Non,déclara fermement Mandorallen. La seule région du pays où l’on trouve de laglaise se trouve au nord.

Sire Loup hochala tête d’un air entendu.

— Dites àSilk de rentrer, ordonna-t-il à Barak, qui se dirigea aussitôt vers le rabat dela tente.

— Il nes’agit peut-être que d’une simple coïncidence, émit Durnik.

— Je nepense pas que nous ayons envie de courir ce risque, rétorqua sire Loup. Nousallons attendre que la Foire se soit endormie et leur fausser compagnie.

Silk réapparut,et Delvor le mit rapidement au courant de la situation.

— Il nefaudra pas longtemps aux Murgos pour découvrir que nous sommes passés par ici,gronda Barak, en tiraillant sa barbe d’un air pensif. Et à partir de cemoment-là, ils ne nous lâcheront plus d’une semelle jusqu’à Vo Mimbre. Ne serait-ilpas plus simple que nous provoquions une petite bagarre, Hettar, Mandorallen etmoi ? Cinq Murgos morts, ça en ferait toujours autant de moins à nostrousses...

Hettar hocha latête avec une ardeur terrifiante.

— Je nesuis pas sûr que les légionnaires tolnedrains qui font la police sur la Foireapprécieraient vraiment, laissa tomber Silk d’une voix traînante. Les forces del’ordre sont généralement allergiques aux morts subites. Ça n’est pas tout àfait compatible avec leur vision du maintien de l’ordre et de la sécuritépublique.

— C’étaitjuste une suggestion, reprit Barak en haussant les épaules.

— Je croisque j’ai une idée, intervint Delvor, en reprenant sa cape. Ils ont dressé leurstentes tout près de celle des Nadraks, et je vais en profiter pour traiterquelques affaires avec eux.

Il était sur lepoint de sortir lorsqu’il s’arrêta net.

— Au fait,reprit-il, je ne sais pas si c’est important, mais leur chef serait un Murgo dunom d’Asharak.

A la seuleévocation de ce nom, Garion se sentit l’âme transie. Barak poussa unsifflement.

— Il faudrabien que nous lui réglions son compte un jour ou l’autre, à celui-là,Belgarath, décréta-t-il, la mine sévère.

— Vous leconnaissez ?

Delvor n’avaitpas l’air très étonné.

— Nousavons déjà eu affaire à lui une fois ou deux, répliqua Silk, d’un petit tondésinvolte.

— Ilcommence à devenir passablement agaçant, renchérit tante Pol.

— J’y vais,décida Delvor.

Garion soulevale rabat de la tente pour laisser sortir Delvor ; mais après un bref coupd’œil au-dehors, il étouffa un hoquet de surprise et rabattit précipitamment lepan de toile.

— Que sepasse-t-il ? demanda Silk.

— Je croisque je viens de voir Brill là, dans la rue.

— Laisse-moivoir, fit Durnik.

Il écartalégèrement le rabat, et Garion et lui regardèrent furtivement au-dehors. Unesilhouette débraillée rôdait dans la rue boueuse, devant la tente. Brilln’avait pas beaucoup changé depuis qu’ils avaient quitté la ferme de Faldor. Satunique et son pantalon rapiécés étaient pleins de taches, commeautrefois ; il n’était pas mieux rasé, et le blanc de son œil torveluisait toujours du même éclat malsain.

— C’estbien Brill, en effet, confirma Durnik. D’ailleurs, je le sens d’ici.

Delvor lui lançaun regard interrogateur.

— Brill estfâché avec l’eau, expliqua Durnik, et il fleure bon le terrier de renard.

— Puis-je ?sollicita poliment Delvor.

E jeta un coupd’œil par-dessus l’épaule de Durnik.

— Ah !commença-t-il. Ce gars-là. Il travaille pour les Nadraks. Je trouvais bien çaun peu bizarre, mais comme ce n’était, de toute évidence, qu’un second couteau,je n’ai pas pris la peine de poursuivre mes investigations.

— Durnik,ordonna rapidement sire Loup, allez faire un petit tour dehors. Assurez-vousqu’il vous a bien vu, mais débrouillez-vous pour qu’il ne se doute pas que vousl’avez repéré, lui, et revenez tout de suite après. Dépêchez-vous. Je ne tienspas à ce qu’il nous fausse compagnie.

Durnik eut l’airun peu surpris, mais il souleva le rabat de la tente et sortit.

— Quelleidée as-tu encore derrière la tête, père ? questionna tante Pol, d’un tonplutôt sec. Ne reste pas planté là, avec ce rictus accroché à la figure commeune espèce de vieux gamin. C’est très agaçant, à la fin.

— Impeccable,ricana sire Loup en se frottant les mains avec allégresse.

Durnik revint,l’air préoccupé.

— Il m’avu, rapporta-t-il. Vous êtes sûr que c’était une bonne idée ?

— Absolument,assura sire Loup. Si Asharak est ici, c’est évidemment pour nous, et il va nouschercher dans toute la Foire.

— Pourquoilui faciliter la tâche ? objecta tante Pol.

— Oh !mais non, je n’ai pas spécialement l’intention de lui mâcher la besogne,repartit sire Loup. Asharak a déjà fait appel aux services de Brill, à Murgos,tu te souviens ? S’il l’a fait venir ici, c’est parce qu’il est capable denous reconnaître, Durnik, Garion, toi et moi ; et peut-être même Barak etSilk, par-dessus le marché. Il est toujours là ?

Garion écartalégèrement le rabat et coula un regard par la fente. Au bout d’un moment, ilvit le peu ragoûtant Brill, à demi dissimulé entre deux tentes, de l’autre côtéde la rue.

— Il n’apas bougé, confirma-t-il.

— Il nefaut surtout pas qu’il s’en aille, recommanda sire Loup. Nous allons faire ensorte de lui procurer suffisamment de distractions pour qu’il ne soit pas tentéd’aller raconter à Asharak qu’il nous a repérés.

Silk jeta uncoup d’œil à Delvor, et les deux hommes se mirent à rire.

— Je nevois pas ce que ça a de si drôle, releva Barak, d’un ton soupçonneux.

— Il fautpresque être drasnien pour apprécier toute la subtilité de ce plan, répliquaSilk, en jetant un regard admiratif à sire Loup. Vous m’étonnerez toujours, moncher.

Sire Loup luifit un clin d’œil.

— Votreplan m’échappe encore, avoua Mandorallen.

— Vouspermettez ? demanda Silk à sire Loup, avant de se tourner vers lechevalier. Voilà de quoi il retourne, Mandorallen. Asharak compte sur Brillpour nous retrouver, mais tant que Brill sera suffisamment intéressé par nosfaits et gestes, il retardera le moment d’aller raconter à Asharak où nous noustrouvons. Nous avons capté l’attention de l’espion d’Asharak, à nous d’en tireravantage.

— Mais cefouineur de Sendarien nous emboîtera le pas sitôt que nous tenterons de sortirde la tente, fit Mandorallen. Et lorsque nous quitterons la Foire, nous auronsles Murgos aux trousses.

— Le fondde la tente est en toile, Mandorallen, expliqua patiemment Silk. Une lameaiguisée, et le tour est joué.

Delvor semblaaccuser légèrement le coup, mais il poussa un soupir résigné.

— Je vaisaller voir les Murgos, déclara-t-il. Je devrais arriver à les retarder encoreun moment.

— Nousallons sortir avec toi, Durnik et moi, annonça Silk à son ami au crâne dégarni.Pars par-là, nous irons de l’autre côté. Brill nous suivra, et nous leramènerons ici.

Delvor acquiesçad’un hochement de tête, et les trois hommes quittèrent la tente.

— Tout cecin’est-il pas inutilement compliqué ? demanda aigrement Barak. Brill neconnaît pas Hettar. Pourquoi ne pas lui demander de quitter la tente discrètementpar le fond, de faire le tour, de se glisser dans son dos et de lui enfoncerquelques pouces d’acier entre les côtes ? Après cela, nous pourrionstoujours le fourrer dans un sac et l’abandonner dans un fossé, n’importe où,une fois sortis de la Foire. Sire Loup secoua la tête en signe de dénégation.

— Asharakse rendrait bien compte de sa disparition, expliqua-t-il. Je préfère qu’ilaille dire aux Murgos où nous sommes. Avec un peu de chance, ils monteront lagarde devant la tente pendant une bonne journée, peut-être deux, avant de serendre compte que nous leur avons faussé compagnie.

Au cours desheures qui suivirent, les membres du groupe s’aventurèrent à tour de rôle horsde la tente et firent un petit tour dans la rue, comme s’ils vaquaient à desaffaires aussi brèves qu’imaginaires, afin de retenir l’attention de Brill,toujours aux aguets. Lorsque Garion sortit dans le soir tombant, il lui joua legrand air de l’indifférence, quoique la seule idée de son regard lui donnât lachair de poule, puis il entra dans la tente maintenant plongée dans l’obscuritéoù Delvor stockait ses marchandises et y resta plusieurs minutes à écouter, pastrop rassuré quand même, le vacarme qui s’élevait d’une taverne située àquelques rangées de là, et qui semblait formidable dans le silence quis’installait sur la Foire. Finalement, il inspira profondément et ressortit, unbras plié comme s’il portait quelque chose.

— Je l’aitrouvé, Durnik, dit-il en réintégrant la tente principale.

— Inutiled’en rajouter, mon chou, remarqua tante Pol.

— Jevoulais seulement que ça ait l’air naturel, répondit-il innocemment.

Delvor revintpeu après, et ils attendirent tous dans la chaleur de la tente que l’obscuritése fasse plus dense au dehors, et que les allées entre les tentes se vident.Une fois la nuit complètement tombée, les porteurs de Delvor tirèrent leursballots par une fente à l’arrière de la tente, et Silk, Delvor et Hettar lesaccompagnèrent jusqu’aux enclos où étaient parqués les chevaux, à la périphériede la Foire, tandis que les autres s’attardaient encore un peu, le temps queBrill cesse de s’intéresser à eux. Dans une ultime tentative pour l’envoyer surune fausse piste, sire Loup et Barak sortirent pour discuter de l’état probablede la route de Prolgu, en Ulgolande.

— Ça nemarchera peut-être pas, admit sire Loup en rentrant avec le grand homme à labarbe rouge. Asharak ne peut pas ignorer que nous suivons Zedar vers le sud,mais si Brill lui raconte que nous allons vers Prolgu, il divisera peut-êtreses forces pour couvrir les deux routes. Eh bien, allons-y, annonça-t-il enfin,en jetant un coup d’œil circulaire sur l’intérieur de la tente.

L’un aprèsl’autre, ils se faufilèrent par la fente pratiquée au fond de la tente etsortirent en rampant dans l’allée de derrière, puis ils se dirigèrent vers lesenclos des chevaux, à une allure normale, comme de braves gens vaquant àd’honnêtes occupations. Ils passèrent devant la taverne, où des hommeschantaient à tue-tête. Il n’y avait presque plus personne entre les tentes,maintenant, et la brise nocturne caressait la cité de toile, faisant flotterfanions et bannières.

Ils atteignirentenfin les limites de la Foire où Silk, Delvor et Hettar les attendaient avecleurs montures.

— Bonnechance, leur dit Delvor comme ils s’apprêtaient à mettre le pied à l’étrier. Jeretarderai les Murgos tant que je pourrai.

— Jevoudrais quand même bien savoir où tu as eu ces pièces de plomb, lui confiaSilk en lui serrant la main.

Delvor lui fitun clin d’œil.

— Qu’est-ceque c’est que cette histoire ? s’inquiéta sire Loup.

— Delvor afait estamper et dorer des couronnes tolnedraines en plomb, lui expliqua Silk,et il en a caché quelques-unes dans la tente des Murgos. Demain matin, il vaaller voir les légionnaires avec quelques échantillons et dénoncer les Murgospour trafic de fausse monnaie. Lorsque les légionnaires fouilleront la tentedes Murgos, ils tomberont forcément sur les autres.

— LesTolnedrains attachent une extrême importance à l’argent, observa Barak. Si leslégionnaires commencent à s’exciter sur cette affaire de fausses pièces, il sepourrait que certaines personnes se balancent au bout d’une corde avantlongtemps.

— Ce seraitvraiment affreux, vous ne trouvez pas ? fit Delvor, la bouche en cœur.

Ils montèrentalors en selle et reprirent la direction de la grand-route, laissant derrièreeux l’enclos aux chevaux et la Foire qui brillait de tous ses feux, comme unegrande ville. Des nuages hantaient le ciel nocturne, et la brise leur parutbien fraîche lorsqu’ils se retrouvèrent en rase campagne. Garion referma sa houppelandeautour de lui. Il se sentait terriblement seul, sur cette route ténébreusebattue par les vents de la nuit, alors que tout le monde était bien au chaudchez soi, entre ses quatre murs, à proximité d’un bon lit. Puis ilsrejoignirent la Grand-route de l’Ouest, pâle étendue déserte sur la plainearendaise aux sombres ondulations, et ils repartirent une nouvelle fois vers lesud.

Chapître 9

Le vent repritde la vigueur peu avant l’aube, et lorsque le ciel commença à s’éclaircirau-dessus des collines émoussées, à l’est, c’étaient de véritables rafales quisoufflaient, faisant filer les nuages bas, au-dessus de leurs têtes. A cemoment-là, Garion ne se sentait plus de fatigue, et son esprit s’égarait dansune sorte de transe hypnotique. Il ne reconnaissait pas le visage de sescompagnons dans les ténèbres qui commençaient à se dissiper. Il lui arrivaitmême par instants de ne plus savoir ce qu’il faisait à cheval, et de sedemander pourquoi il se retrouvait sur cette route qui ne menait nulle part, aumilieu de ce paysage lugubre et morne, en compagnie, surtout, de ces inconnusaux faciès inquiétants dont les houppelandes claquaient dans le vent. Une idéeétrange lui passa alors par la tête. Ces étrangers avaient dû l’enlever, et ilsl’emmenaient loin de ses vrais amis. Plus ils avançaient, plus cette notions’ancrait en lui, et il commença à prendre peur.

Tout d’un coup,sans savoir pourquoi, il cabra son cheval et prit la fuite, ne faisant qu’unbond par-dessus le bas-côté de la route pour s’engager dans les terres qui labordaient.

— Garion !appela une voix de femme, dans son dos.

Mais il enfonçases talons dans les flancs de sa monture et fila à bride abattue à travers leschamps au sol accidenté.

Quelqu’un lepourchassait. Un homme terrifiant, vêtu de cuir noir, dont le crâne raséarborait une unique mèche noire qui flottait dans le vent de sa course. Pris depanique, Garion talonna son cheval dans l’espoir de l’amener à accélérer sonallure, mais le cavalier effrayant qui le poursuivait raccourcit rapidement ladistance qui les séparait et lui prit les rênes des mains.

— Qu’est-cequi te prend ? demanda-t-il d’un ton âpre.

Garion ledévisagea, incapable de répondre.

Puis la femme encape bleue fut là, et les autres aussi, non loin derrière elle. Elle mitrapidement pied à terre et le regarda d’un air austère. Elle était grande pourune femme, et son visage arborait une expression froide et impérieuse. Elleavait les cheveux très noirs, striés d’une mèche blanche, juste au-dessus dufront.

Garion se mit àtrembler. La femme lui faisait incroyablement peur.

— Descendsde ce cheval, ordonna-t-elle.

— Doucement,Pol, dit un homme aux cheveux d’argent et au visage inquiétant.

Un immense géantà la barbe rouge se rapprocha à son tour sur son cheval, menaçant, et Garionglissa à bas de sa monture, en sanglotant presque de peur.

— Viensici, commanda la femme. Garion s’approcha, d’un pas incertain.

— Donne-moita main, dit-elle.

Il tendit samain en hésitant et elle lui prit fermement le poignet. Elle lui ouvrit lesdoigts, révélant la vilaine marque qu’il avait dans la paume et qu’il luisemblait avoir toujours détestée, et elle la plaça sur la mèche blanche quistriait sa chevelure.

— TantePol, hoqueta-t-il, comme le cauchemar se dissipait tout à coup.

Elle l’entourade ses bras, le serra très fort contre elle, et le garda un moment contre sapoitrine. Chose étrange, il n’était même pas embarrassé par cette démonstrationd’affection en public.

— C’estgrave, père, déclara-t-elle.

— Ques’est-il passé, Garion ? demanda sire Loup de sa voix calme.

— Je n’ensais rien, répondit Garion. C’était comme si je ne vous connaissais plus ;vous étiez des ennemis et je n’avais qu’une idée en tête, fuir loin de vous etretrouver mes vrais amis.

— Tu portestoujours ton amulette ?

— Oui.

— L’as-tuenlevée à un moment quelconque, depuis que je te l’ai donnée ?

— Une seulefois, admit Garion. Quand j’ai pris un bain, à l’hôtellerie tolnedraine.

Sire Loup poussaun soupir.

— Tu nedois pas l’ôter, reprit-il. Jamais, à aucun prix. Sors-la de sous ta tunique.

Garion extirpale pendentif d’argent orné de son curieux dessin, tandis que le vieil hommedégageait de sous ses vêtements un médaillon qui brillait d’un éclatsurnaturel, et où était fièrement campé un loup si criant de vérité qu’ilsemblait prêt à bondir.

Tante Pol, unbras toujours passé autour des épaules de Garion, dégagea de son corsage uneamulette semblable, mais à l’effigie d’une chouette.

— Prends-ladans ta main droite, mon chou, dit-elle, en refermant étroitement les doigts deGarion sur le médaillon.

Puis, étreignantle sien de la main droite, elle posa la gauche sur le poing fermé du jeunegarçon. Sire Loup, tenant aussi son talisman d’une main, plaça l’autre sur lesleurs.

La paume deGarion se mit à le picoter comme si le pendentif s’animait soudain d’une viepropre. Sire Loup et tante Pol se regardèrent pendant un long moment, et lefourmillement dans la main de Garion devint tout à coup très fort. Il eutl’impression que son esprit s’ouvrait, et des visions aussi étranges quefugitives défilèrent devant ses yeux. Il vit une salle ronde, quelque part,dans un endroit très élevé. Un feu brûlait dans la cheminée, et pourtant il n’yavait pas de bois dedans. Un vieil homme était assis à une table. Ilressemblait un peu à sire Loup, mais c’était évidemment quelqu’un d’autre. Ilsemblait regarder Garion droit dans les yeux, d’un bon regard doux, presqueaffectueux, et Garion se sentit tout à coup empli d’un amour dévorant pour lui.

— Çadevrait suffire, jugea sire Loup en lâchant la main de Garion.

— Qui étaitce vieux monsieur ? s’enquit Garion.

— MonMaître, expliqua sire Loup.

— Ques’est-il passé ? intervint Durnik, le visage tendu par l’inquiétude.

— Mieuxvaut ne pas en parler, trancha tante Pol. Pensez-vous que vous pourriez faireun peu de feu ? Il serait temps de manger quelque chose.

— Il y ades arbres, là-bas ; au moins, nous serions à l’abri du vent, suggéra leforgeron.

Ils remontèrenttous en selle et se dirigèrent vers le bosquet.

Après avoir prisleur petit déjeuner, ils restèrent un moment assis autour du feu. Ils étaientfatigués, et la perspective d’affronter à nouveau les bourrasques du matin neleur souriait guère. Garion se sentait particulièrement épuisé, et il auraitdonné n’importe quoi pour être encore d’âge à s’asseoir tout contre sa tantePol et, pourquoi pas, mettre sa tête sur ses genoux et s’endormir comme ilfaisait quand il était tout petit. La chose étrange qui lui était arrivéel’emplissait d’un sentiment de solitude terrifiant.

— Qu’est-ceque c’est que cet oiseau, Durnik ? questionna-t-il, plus pour chasser cessinistres pensées que par réelle curiosité.

Il tendait ledoigt vers les nuages.

— Uncorbeau, répondit Durnik, en regardant le volatile qui décrivait des cerclesdans le ciel au-dessus d’eux.

— C’estbien ce qu’il me semblait aussi, reprit Garion. Mais ils ne volent pas en rond,d’habitude, non ?

— Il apeut-être repéré quelque chose par terre, reprit Durnik en fronçant lessourcils.

— Il y alongtemps qu’il est là ? intervint sire Loup avec un regard oblique endirection du gros oiseau.

— Je croisque je l’ai vu pour la première fois quand nous avons traversé le champ,répliqua Garion.

— Qu’enpenses-tu ? demanda sire Loup, avec un coup d’œil en direction de tantePol.

Elle leva lesyeux de l’une des chaussettes de Garion qu’elle était en train de repriser.

— Je vaisvoir.

Son visage pritune expression étrange, comme si elle réfléchissait intensément.

Garion éprouva ànouveau un curieux picotement. Répondant à une impulsion, il tenta d’atteindrementalement l’oiseau.

— Arrêteça, Garion, ordonna tante Pol, sans le regarder.

— Pardon,dit-il très vite, et son esprit réintégra ses limites.

Sire Loup leregarda d’un drôle d’air, puis lui fit un clin d’œil.

— C’estChamdar, annonça calmement tante Pol. Elle piqua calmement l’aiguille dans lachaussette, la reposa et se leva en défroissant sa robe bleue.

— Toi, tumijotes quelque chose, fit sire Loup.

— Je croisque je vais avoir une petite explication avec lui, décréta-t-elle en crispantses doigts en forme de serres.

— Tun’arriveras jamais à le rattraper, objecta sire Loup. Tes plumes sont tropsouples pour un vent de cette force. Il y a mieux à faire.

Le vieil hommebraqua un regard scrutateur sur le ciel.

— Par là,dit-il en indiquant du doigt un point à peine visible au-dessus des collines, àl’ouest. Je préfère te laisser faire, Pol. Je n’ai guère d’affinités avec lesoiseaux.

— Bien sûr,père, acquiesça-t-elle.

Elle braqua unregard intense sur la tache et déploya son esprit. Garion sentit une nouvellefois sa peau le picoter, puis le petit point se mit à son tour à décrire descercles en s’élevant de plus en plus haut, tant et si bien qu’il finit pardisparaître.

Le corbeau nevit l’aigle qui fondait sur lui qu’au dernier moment, lorsque les serres del’immense oiseau s’abattirent sur lui. Il y eut un soudain jaillissement deplumes noires, un cri strident, et le corbeau fou de terreur prit la fuite enbattant furieusement des ailes, l’aigle dans son sillage.

— Bienjoué, Pol, approuva sire Loup.

— Voilà quidevrait lui donner à réfléchir. Mais ne me regardez donc pas ainsi, Durnik,reprit-elle en souriant.

Durnik ladévisageait, bouche bée.

— Commentavez-vous fait ça ? interrogea-t-il.

— Vousvoulez vraiment que je vous le dise ? Durnik eut un frisson et détournapromptement le regard.

— En toutcas, je crois que ça règle un problème, continua sire Loup. Inutile,apparemment, de tenter plus longtemps de donner le change. Je ne suis pas sûrdes intentions de Chamdar, mais ce que je sais, c’est qu’à partir demaintenant, il ne nous lâchera plus d’une semelle, quoi que nous fassions.Autant nous y faire et foncer tout droit vers Vo Mimbre.

— Nous nesuivons plus la trace ? questionna Barak.

— Elle mènevers le sud, répliqua sire Loup. Je n’aurai aucun mal à la retrouver lorsquenous serons entrés en Tolnedrie. Mais d’abord, je veux m’arrêter pour dire unmot au roi Korodullin. Il y a des choses qu’il doit savoir.

— Korodullin ?répéta Durnik, étonné. J’ai l’impression d’avoir déjà entendu ce nom-là.N’est-ce pas ainsi que s’appelait le premier roi d’Arendie ?

— Tous lesrois d’Arendie prennent le nom de Korodullin, lui expliqua Silk. De même quetoutes les reines s’appellent Mayaserana. Ça fait partie de la chimère que lafamille royale de ce pays entretient pour empêcher le royaume de partir àvau-l’eau. Les membres de la famille sont tenus de se marier entre eux, danstoute la mesure du possible, afin de préserver l’illusion d’unité entre lesmaisons de Mimbre et d’Asturie. Ça débilite bien un peu la race, mais on n’ypeut rien, compte tenu des spécificités de la politique arendaise.

— Çasuffit, Silk, coupa tante Pol, d’un ton réprobateur.

Mandorallenavait l’air pensif.

— Sepourrait-il que ce Chamdar, qui à nos pas si bien s’attache, revête une grandeimportance dans la sombre société des Grolims ? releva-t-il.

— C’est cequ’il voudrait, rétorqua sire Loup. Torak n’a que deux disciples, Zedar etCtuchik, mais Chamdar, qui a toujours été l’instrument de Ctuchik, aimeraitbien faire partie du lot. Il se peut qu’il croie enfin tenir sa chance degrimper dans la hiérarchie grolim. Ctuchik est très vieux ; il ne sortpour ainsi dire plus du temple de Torak, à Rak Cthol. Peut-être Chamdars’est-il avisé qu’il serait temps pour quelqu’un d’autre de devenirGrand’Prêtre.

— Où est lecorps de Torak ? A Rak Cthol ? demanda très vite Silk.

— Personnene le sait avec certitude, repartit sire Loup en haussant les épaules, mais jene crois pas. Quand Zedar est venu rechercher son corps sur le champ de bataillede Vo Mimbre, je doute fort que c’ait été pour le remettre entre les mains deCtuchik. Il se trouve peut-être en Mallorie, ou quelque part dans les marchesdu sud de Cthol Murgos. C’est difficile à dire.

— Quoiqu’il en soit, pour l’instant, c’est Chamdar qui nous préoccupe, conclut Silk.

— Pas sinous continuons à avancer, objecta sire Loup.

— Nousferions mieux de reprendre la route, alors, déclara Barak, en se levant. Versle milieu de la matinée, les lourds nuages avaient ; commencé à s’éclaircir,et des taches de ciel bleu apparaissaient maintenant çà et là. D’énormespiliers de lumière enjambaient les ondulations de terrain qui attendaient,détrempées, offertes, les premières caresses du printemps. Comme Mandorallen,qui ouvrait la marche, leur avait fait mener bon train, ils avaient biencouvert six lieues, et ils ralentirent enfin l’allure pour permettre à leurschevaux fumants de se reposer un peu.

— A combiensommes-nous de Vo Mimbre, grand-père ? demanda Garion, en amenant soncheval près de celui de sire Loup.

— Au moinssoixante lieues, répondit celui-ci. Et probablement plutôt quatre-vingts.

— C’estloin.

— Oui.

Garion changeade position sur sa selle en réprimant une grimace.

— Je suisdésolé de m’être enfui comme ça, tout à l’heure, s’excusa-t-il, navré.

— Cen’était pas ta faute. C’est Chamdar qui s’amusait.

— Maispourquoi avec moi ? Il n’aurait pas pu faire ça à Durnik, ou àBarak ?

Sire Loup leregarda.

— Tu esplus jeune, plus vulnérable.

— Ce n’estpas la seule raison, hein ? fit Garion, d’un ton accusateur.

— Non, eneffet, admit sire Loup. Mais c’en est une tout de même.

— Ça faitencore partie de ces choses dont tu ne veux pas me parler, n’est-ce pas ?

— J’imagineque c’est ce que tu pourrais dire, rétorqua platement sire Loup.

Garion se mit àruminer, mais sire Loup continua imperturbablement sa route, comme indifférentau silence réprobateur du jeune garçon.

Ils s’arrêtèrentpour la nuit dans une hôtellerie tolnedraine pareille à toutes lesautres : simple mais correcte, et très chère. Le lendemain matin, le cielétait complètement dégagé, à l’exception de la houle blanche des nuages quidéferlaient, chassés par le vent vif. La vue du soleil leur remit à tous dubaume au cœur, et Barak et Silk firent même assaut d’esprit tout enchevauchant, chose que Garion n’avait pas entendue depuis qu’ils s’étaientengagés sous les cieux sinistres du nord de l’Arendie, des semaines auparavant.

Pourtant,Mandorallen, qui n’avait pas dit grand-chose ce matin-là, s’assombrissait àchaque lieue. Il ne portait plus son armure, mais une cotte de mailles et unsurcot bleu. Il était tête nue, et le vent jouait dans les boucles de sescheveux.

Ils passèrentnon loin d’un château perché sur une colline, et qui semblait les lorgner d’unair hautain du haut de ses sinistres murailles. Mandorallen parut l’éviter duregard, et son visage se rembrunit encore.

Garionn’arrivait pas à se faire une opinion sur Mandorallen. Il était assez honnêteavec lui-même pour reconnaître que ses sentiments étaient encore, dans unelarge mesure, affectés par les préjugés de Lelldorin, et qu’il n’avait pasvraiment envie d’aimer Mandorallen ; cela dit, en dehors de la mélancoliequi lui était coutumière — et qui semblait, d’ailleurs, être le lot desArendais —, du langage ampoulé, plein d’archaïsmes, qu’il affectait, et del’aplomb inébranlable du personnage, peu de choses semblaient réellementdétestables sen lui.

Une demi-lieueplus loin, les vestiges d’un unique mur, percé en son centre d’une haute arcadeencadrée de pilastres brisés, se dressaient au sommet d’une colline élevée. Unefemme attendait, juchée sur son cheval, près des ruines, sa cape rouge sombreflottant au vent.

Sans un mot,comme sans réfléchir, Mandorallen fit quitter la route à son destrier et grimpala pente à vive allure, à la rencontre de la femme qui le regarda approcher,apparemment sans surprise, mais sans plaisir particulier non plus.

— Mais oùva-t-il ? s’étonna Barak.

— C’est unede ses connaissances, répliqua sèchement sire Loup.

— Faut-ilque nous l’attendions ?

— Ilarrivera bien à nous rattraper. Mandorallen arrêta son cheval près de la femmeet mit pied à terre. Il s’inclina devant elle et lui tendit les mains pourl’aider à descendre de cheval. Ils se dirigèrent ensemble vers les ruines, sansse toucher, mais très près l’un de l’autre, puis ils s’arrêtèrent sous l’arc depierre et se mirent à parler. Derrière les ruines, des nuages filaient dans leciel tourmenté, et leurs ombres énormes balayaient, indifférentes, la morneglèbe arendaise.

— Nousaurions dû prendre une autre route. Je n’ai pas réfléchi, ronchonna sire Loup.

— Il y a unproblème ? s’inquiéta Durnik.

— Riend’extraordinaire, pour l’Arendie, du moins, rétorqua sire Loup. C’est ma faute,j’en conviens. Il y a des moments où j’oublie ce qui peut arriver aux jeunesgens.

— Ne faispas tant de mystères, père, riposta tante Pol. C’est très agaçant. Y a-t-ilquelque chose que nous devrions savoir ?

— Ce n’estpas un secret, convint sire Loup en haussant les épaules. La moitié du pays estau courant. Une génération entière de vierges arendaises se sera endormietoutes les nuits en pleurant sur cette histoire.

— Père !cracha tante Pol, exaspérée.

— Trèsbien, reprit sire Loup. Quand Mandorallen avait à peu près l’âge de Garion, ilpromettait beaucoup : il était fort, courageux, pas trop malin — ildisposait de toutes les qualités qui font un grand chevalier. Son père m’ayantdemandé conseil, j’ai pris mes dispositions pour que le jeune homme passe uncertain temps chez le baron de Vo Ebor — c’est devant son château que noussommes passés, tout à l’heure. Le baron, qui jouissait d’une réputationformidable, lui donna la meilleure éducation possible, et étant sensiblementplus âgé que Mandorallen, il fut bientôt comme un second père pour lui. Toutallait pour le mieux dans le meilleur des mondes lorsque le baron prit pourépouse une femme beaucoup plus jeune que lui ; de l’âge de Mandorallen, àquelque chose près.

— Je voisd’ici comment ça a fini, déclara Durnik d’un ton réprobateur.

— Eh bien, vousn’y êtes pas, le contredit sire Loup. Après la lune de miel, le baron retrouvales occupations propres à tout chevalier et laissa sa jeune épouse tourner enrond toute la journée dans son château, en proie à un ennui mortel. Lasituation offrait toutes sortes de possibilités d’un romantisme exacerbé. Bref,Mandorallen et la jeune femme se sont mis à échanger des regards, puis desparoles, le genre de choses habituelles, quoi.

— Ça arriveaussi en Sendarie. Mais je suis sûr que le nom que cela porte chez nous estdifférent de celui que l’on emploie ici, observa Durnik, d’un ton critique,pour ne pas dire offusqué.

— Voussautez trop vite aux conclusions, Durnik, le rembarra sire Loup. Les choses nesont jamais allées plus loin. Cela aurait peut-être mieux valu. L’adultèren’est pas un crime, au fond, et avec le temps, ça leur aurait passé. Tandis quelà... Ils aimaient et respectaient bien trop le baron pour flétrir son honneur,aussi Mandorallen quitta-t-il le château avant de perdre le contrôle de la situation.Et maintenant ils souffrent tous les deux en silence. Enfin, tout ça estpeut-être très touchant, mais ça me fait l’effet d’un immense gâchis. Cela dit,je n’ai plus leur âge, évidemment.

— Il y alongtemps que tu n’as plus l’âge de personne, père, dit tante Pol.

— Tun’avais pas besoin de me le rappeler, Pol. Silk eut un rire sardonique.

— Je suisbien aise de constater que notre prodigieux ami a tout de même eu le mauvaisgoût de s’amouracher de la femme d’un autre. Sa majesté commençait à :devenir un tantinet nauséeuse.

Le visage dupetit homme arborait cette expression amère et désabusée que Garion y avaitdéjà vue au Val d’Alorie, quand il avait parlé avec la reine Porenn.

— Le baronest-il au courant ? demanda Durnik.

— Etcomment, répondit sire Loup. C’est bien cela que leur histoire émeut lescitoyens de ce pays jusqu’à l’écœurement. Un chevalier encore plus stupide {apparemment que la moyenne des Arendais s’étant jadis permis une mauvaiseplaisanterie à ce sujet, le baron le provoqua en duel, et lui passa à l’instantune lance au travers du corps. Depuis ce jour, très peu de gens s’amusent de lasituation.

— C’esttout de même révoltant, décréta Durnik.

— Leurcomportement est au-dessus de tout reproche, Durnik, déclara fermement tantePol. Il n’y a rien de honteux là-dedans, tant que ça ne va pas plus loin.

— Leshonnêtes gens ne se laissent pas entraîner dans ce genre d’aventures, d’abord,affirma Durnik.

— Vousn’arriverez jamais à la convaincre, Durnik, reprit sire Loup. Polgara a passé detrop nombreuses années aux côtés des Arendais wacites, qui étaient aussigravement atteints, sinon plus, que les Mimbraïques. On ne peut pas baignerindéfiniment dans l’eau de rose sans que ça finisse par se sentir. Par bonheur,ça n’a pas totalement étouffé son bon sens. Elle ne succombequ’occasionnellement à un sentimentalisme miévrasse, et à condition d’arriver àéviter sa compagnie au cours de ces crises, on pourrait presque dire qu’ellen’a pas de défaut.

— Le tempsque j’y ai passé, je l’ai toujours mieux employé que toi, père, observa tantePol d’un ton acide. Pour autant que je me souvienne, pendant toutes cesannées-là, toi, tu menais une vie de bâton de chaise dans les bouges du frontde mer, à Camaar. Après quoi il y a eu cette période d’une grande élévation quetu as consacrée à t’ébaudir avec les ribaudes de Maragor. Je suis sûre que cesexpériences ont ineffablement contribué à élargir ton sens de l’éthique.

Sire Loup eutune petite toux gênée et détourna le regard.

Derrière eux,Mandorallen s’était remis en selle et avait entrepris de redescendre lacolline. Campée sous l’arcade, la dame le regardait s’éloigner, et le vents’engouffrait dans sa cape rouge, qu’il gonflait comme une voile.

Il leur fallutencore cinq jours pour atteindre l’Arend, qui marquait la frontière entreArendie et Tolnedrie. Le temps était allé en s’améliorant au fur et à mesurequ’ils avançaient vers le sud, et il faisait presque chaud lorsqu’ilsarrivèrent au sommet de la colline qui surplombait la rivière. Le soleil brillaitde tous ses feux, et quelques nuages duveteux filaient au-dessus de leurstêtes, dans la brise du matin.

— C’est de là,sur la gauche, que part la Grand-route de Vo Mimbre, remarqua Mandorallen.

— Oui,acquiesça sire Loup. Descendons faire un brin de toilette dans ce vallon, prèsde la rivière. On attache une grande importance aux apparences à Vo Mimbre, etnous n’avons pas envie de passer pour des vagabonds.

Troissilhouettes encapuchonnées dans des robes de bure étaient plantées au carrefourdans une attitude pleine d’humilité, la tête basse et les mains tendues en ungeste implorant. Sire Loup mit son cheval au pas et s’approcha d’eux. Ilséchangèrent quelques mots, puis il leur donna une pièce à chacun.

— Qui sontces hommes ? s’enquit Garion.

— Desmoines de Mar Terrin, expliqua Silk.

— MarTerrin ? Qu’est-ce que c’est ?

— Unmonastère du sud-est de la Tolnedrie. C’est là que se trouvait jadis Maragor. Lesmoines s’efforcent de consoler les esprits des Marags.

— Sire Loupleur fit un signe de la main et ils passèrent à leur tour devant les troishumbles silhouettes plantées sur le bord de la route.

— Ilsdisent qu’ils n’ont pas vu un seul Murgo depuis deux semaines.

— Vous êtessûr de pouvoir leur faire confiance ? demanda Hettar.

— A peuprès. Les moines ne mentent jamais.

— Alors ilsraconteront à tous ceux qui le leur demanderont qu’ils nous ont vus passer parici ? releva Barak.

— Ilsrépondront à toutes les questions qu’on voudra bien leur poser, confirma sireLoup, en hochant la tête.

— Que voilàune vilaine habitude ! grommela Barak, d’un air sombre.

Sire Loup haussales épaules et prit la tête de la colonne pour les mener entre les arbres, lelong de la rivière.

— Voilà quidevrait faire l’affaire, décida-t-il en mettant pied à terre dans l’herbeépaisse d’une clairière.

Il attendit queles autres soient également descendus de cheval.

— Parfait,commença-t-il alors ». Nous allons donc à Vo Mimbre. Je veux que vousfassiez tous très attention à ce que vous direz. Les Mimbraïques sont très susceptibles,et des propos tout à fait anodins pourraient être reçus comme des insultes.

— Je penseque tu devrais mettre la robe blanche que Fulrach t’a donnée père, coupa tantePol en ouvrant l’un des balluchons.

— Je t’enprie, Pol, protesta sire Loup. Je suis en train d’essayer d’expliquer quelquechose.

— Ils ontcompris, père. Tu as toujours tendance à délayer, commenta-t-elle en étalant larobe blanche devant elle et en la regardant d’un œil critique. Tu aurais toutde même pu faire un peu attention en la pliant ; elle est toutechiffonnée.

— Ne comptepas sur moi pour mettre ce truc-là, déclara-t-il d’un ton péremptoire.

— Allons,père, reprit-elle d’un ton suave. Tu sais bien comment ça va se terminer :nous en discuterons peut-être pendant, une heure ou deux, mais tu finiras parla mettre, alors pourquoi ne pas nous dispenser de ces formalités fastidieusesqui en plus font perdre du temps ?

— C’estcomplètement idiot, se lamenta-t-il.

— Il y atant de choses complètement idiotes, père... Je connais les Arendais mieux quetoi. Autant avoir le physique de l’emploi ; tu n’en seras que plusrespectueusement traité. Mandorallen, Hettar et Barak vont revêtir leurarmure ; Durnik, Silk et Garion porteront les pourpoints que Fulrach leura donnés en Sendarie ; moi, je vais mettre ma robe bleue, et toi, ta robeblanche. Si, père, j’insiste.

— Tu quoi ?Non, mais enfin, Polgara...

— Allons,père, du calme, le rasséréna-t-elle distraitement, en examinant le pourpointbleu de Garion.

Le visage desire Loup devint d’un rouge inquiétant, et on aurait dit que les yeux allaientlui sortir de la tête.

— Il y aquelque chose qui ne va pas ? reprit-elle avec un regard indifférent.

Sire Louppréféra ne pas relever.

— Il estaussi sage qu’on le dit, observa Silk.

Une heure plustard, ils chevauchaient sur la grand-route de Vo Mimbre, sous un cielensoleillé. C’était Mandorallen qui menait la marche, revêtu de son armure, unétendard bleu et argent à la pointe de sa lance. Barak était juste derrièrelui, en cotte de mailles étincelante et cape de peau d’ours brun. Surl’insistance de tante Pol, le grand Cheresque avait démêlé sa barbe rouge etmême refait ses tresses. Sire Loup ruminait tout seul dans sa robe blanche,tante Pol imperturbable à son côté, sous sa courte cape doublée de fourrure, lalourde masse de ses cheveux d’ébène retenue par un bonnet de satin bleu. Garionet Durnik n’étaient pas très à l’aise dans leurs beaux atours, mais Silkarborait son pourpoint et son bonnet de velours noir avec une sorte d’arrogancejubilante. La seule concession de Hettar à ce cérémonial résidait dans leremplacement par un anneau d’argent martelé du lien de cuir avec lequel ilnouait habituellement sa mèche crânienne.

Les serfs etmême les rares chevaliers qu’ils croisaient le long de la route s’écartaientrespectueusement pour les saluer. C’était une belle journée, la route étaitbonne, et leurs chevaux avançaient bien. Au milieu de l’après-midi, ilsarrivèrent au sommet d’une colline qui descendait doucement vers les portes deVo Mimbre.

Chapître 10

La cité desArendais mimbraïques s’élevait, pareille à une montagne, au bord de la rivièreétincelante. Le soleil de l’après-midi arrachait des reflets d’or aux immensestours et aux flèches acérées, ornées de bannières multicolores, qui s’élançaientvers les cieux de l’intérieur des remparts hauts et épais, garnis de créneauxmassifs.

— Çà, quel’on admire Vo Mimbre, la reine des cités, proclama Mandorallen avec fierté.Sur ce roc, le raz-de-marée des hordes angaraks s’est écrasé, a reflué et s’estbrisé à nouveau. Cette grève a contemplé la consommation de leur ruine. Danscette forteresse résident en vérité l’âme et la fierté de toute l’Arendie, etsur elle jamais le pouvoir de l’Esprit des Ténèbres n’établira son empire.

— Ce n’estpas la première fois que nous venons ici, Mandorallen, lâcha aigrement sireLoup.

— Ne soispas grossier, père, protesta tante Pol. Puis elle se tourna vers Mandorallenet, à la grande surprise de Garion, s’adressa à lui dans un idiome qu’il ne luiavait jamais entendu employer.

— Veuille,ô Messire chevalier, nous conduire sur l’heure au palais de Ton roi. Il faut eneffet nous entretenir avec lui d’affaires de la plus haute importance. Pourautant que Tu sois le plus puissant chevalier au monde, nous nous remettonssous la protection de Ton bras puissant.

Elle prononçaces paroles de la façon la plus naturelle qui soit, comme si cette formulationarchaïque lui venait spontanément.

Le premierinstant de surprise passé, Mandorallen se laissa glisser à bas de son chevaldans un grand bruit de ferraille et mit les deux genoux en terre devant elle.

— Gentedame Polgara, commença-t-il d’une voix palpitante de respect, sinond’adoration, j’accepte la mission dont Tu m’investis, et Te mènerai saine etsauve en présence du roi Korodullin. Que nul n’ose disputer à Ton chevalier ledroit de se présenter devant son suzerain, car sur son corps je lui prouveraisa déraison.

Tante Pol luidédia un sourire encourageant, et il se remit en selle avec force vacarme, pourles guider à un trot alerte, tout son être rayonnant d’une volonté farouche delivrer bataille.

— Qu’est-ceque c’est que ce charabia ? demanda sire Loup.

— Mandorallenavait besoin qu’on lui fasse oublier ses ennuis, répondit-elle. Je le trouve unpeu démoralisé depuis quelques jours.

En serapprochant de la ville, Garion distingua les cicatrices que les lourdespierres projetées par les catapultes angaraks avaient gravées dans le rocinébranlable, à l’endroit où elles étaient venues frapper les remparts quidominaient les passants de toute leur hauteur. Les créneaux qui coiffaient cesprodigieuses murailles étaient ébréchés et endommagés par les pointes d’acierd’un déluge de flèches. Ils eurent la révélation de l’incroyable épaisseur dumur d’enceinte en passant sous l’arcade de pierre par laquelle on entrait dansla ville, et que fermait une impressionnante porte bardée de fer. Les sabots deleurs chevaux arrachèrent des échos à la voûte, avant de claquer sur les pavésdes ruelles étroites et tortueuses. C’est à peine si les gens devant lesquelsils passaient, des manants pour la plupart, à en juger par les tuniques brunesdes hommes et les robes rapiécées des femmes, leur jetaient un regard morne,rigoureusement dépourvu de curiosité, avant de s’écarter précipitamment devanteux.

— Ils nedonnent pas l’impression de beaucoup s’intéresser à nous, commenta tout basGarion, au profit de Durnik.

— Je nepense pas que les roturiers et la noblesse se vouent mutuellement un grandintérêt, repartit Durnik. Ils vivent côté à côte, mais ils ne savent plus rienles uns des autres. C’est peut-être ça qui ne va pas en Arendie.

Garion hochasobrement la tête.

Si les gens dupeuple semblaient indifférents, les nobles du palais paraissaient en revanchedévorés de curiosité. La nouvelle de leur arrivée en ville les avaitapparemment précédés à la vitesse de l’éclair, car des personnages vêtus devives couleurs se pressaient aux fenêtres et aux parapets du palais.

Un grandbonhomme aux cheveux et à la barbe noire, en surcot de velours noir sur unecotte de mailles étincelante, les héla depuis le parapet comme ilss’engageaient à grand bruit sur la vaste place qui s’étendait devant le palais.

— Holà,sire chevalier, interpella-t-il Mandorallen. Modère Ton allure, et soulève Tonventail, que je puisse Te reconnaître.

Mandorallens’arrêta, sidéré, devant le portail fermé et souleva le ventail de son heaume.

— Quel estce manque d’usages ? s’indigna-t-il. Je suis, nul ne l’ignore,Mandorallen, baron de Vo Mandor. Tu vois assurément les armoiries qui ornentmon écu.

— N’importequi peut s’arroger les armes d’autrui, déclara dédaigneusement l’individu,au-dessus d’eux.

Le visage deMandorallen s’assombrit.

— N’es-Tupas au fait que nul n’oserait usurper ma semblance ? reprit-il d’un tonmenaçant.

— MessireAndorig, intervint un autre chevalier qui se trouvait sur le parapet, à côté del’homme aux cheveux sombres, celui-ci est bien Messire Mandorallen. Nous noussommes mesurés dans la lice, lors du grand tournoi de l’an dernier, lequel m’acoûté une épaule brisée et laissé les oreilles vibrantes encore d’unbourdonnement qui ne veut point cesser.

— Ah-ah,rétorqua le sieur Andorig, puisque Tu Te portes garant de lui, MessireHelbergin, j’admets que celui-ci est bien le bâtard de Vo Mandor.

— Il faudraque vous vous occupiez de cet animal un jour ou l’autre, suggéra tranquillementBarak à Mandorallen.

— C’est cequ’il semble, convint Mandorallen.

— Maisquels sont ceux qui T’accompagnent et demandent à entrer, ô Messirechevalier ? reprit Andorig. Onc ne ferai ouvrir les portes devant desétrangers.

Mandorallen seredressa sur sa selle.

— Oyeztous ! annonça-t-il d’une voix que l’on entendit probablement à l’autrebout de la ville. C’est d’un honneur sans limites que je vous fais la grâce.Que s’ouvrent grandes les portes du palais et que tout un chacun se prépare àrendre hommage. Vous contemplez la sainte face de l’Eternel Belgarath, leSorcier, et la divine prestance de sa fille, Dame Polgara, tous deux venus à VoMimbre pour s’entretenir avec le roi d’Arendie.

— Tu netrouves pas qu’il en fait un peu trop, là ? chuchota Garion à l’adresse detante Pol.

— C’estl’usage, chéri, répondit-elle placidement. Un peu d’extravagance est de miselorsqu’on s’adresse aux Arendais, si l’on souhaite retenir leur attention.

— Et d’oùtiens-Tu qu’il s’agit bien là du Seigneur Belgarath ? railla Andorig. Jene mettrai pas le genou en terre devant un vagabond que nul ne connaît.

— Mettrais-Tuma parole en doute, Messire chevalier ? rétorqua Mandorallen avec un calmeeffrayant. Te plairait-il de descendre et d’en faire l’épreuve ? A moinspeut-être que Tu ne préfères rester embusqué derrière ton créneau, tel un chienpoltron, et lancer Ton aboi vers qui Te surpasse ?

— Ah, ça,c’était rudement bien, fit Barak, admiratif. Mandorallen dédia un sourirecrispé au grand bonhomme.

— Je voisce que c’est, marmonna sire Loup. Nous n’arriverons jamais nulle part comme ça.Si je veux réussir à voir un jour ce satané Korodullin, il va falloir que jeprouve quelque chose à ce sceptique.

Il se laissaglisser à terre, l’air pensif, et retira de la queue de son cheval unebrindille ramassée en chemin. Puis il se campa au centre de la place, dans sarobe étincelante de blancheur, pour interpeller Andorig.

— Messirechevalier, héla-t-il de sa voix douce, vous êtes un homme circonspect, à ce queje vois. C’est une qualité précieuse, mais qu’il ne faut pas pousser trop loin.

— Je nesuis plus un enfant, vieillard, riposta le chevalier aux cheveux noirs, d’unton qui frisait l’insulte. Et l’on ne me fera point accroire ce que mes yeuxn’auront point vu.

— Il doitêtre bien triste de ne croire que si peu de choses, observa sire Loup.

Il se penchaalors, et inséra entre deux dalles de granit, à ses pieds, la brindille qu’iltenait entre ses doigts, puis faisant un pas en arrière, il tendit la mainau-dessus, et son visage s’éclaira d’un sourire étrangement doux.

— Je vaisvous faire une faveur, Messire Andorig, annonça-t-il. Je vais vous rendre lafoi. Regardez bien.

Puis il dit toutbas un mot que Garion ne comprit pas, mais qui déclencha un rugissementassourdi et cette force impétueuse qui lui était maintenant familière.

On aurait dit,au départ, qu’il ne se passait rien du tout. Puis les deux dalles de pierrecommencèrent à s’incurver vers le haut avec un crissement sous la poussée durameau qui se développait à vue d’œil, s’élevant vers la main tendue de sireLoup. Des hoquets de surprise se firent entendre aux balcons du palais, commedes branches surgissaient du rameau qui grandissait toujours. Sire Loup haussaun peu la main, et la brindille s’allongea encore, obéissant à son ordre,tandis que ses branches s’étendaient. C’était maintenant un jeune arbuste enpleine croissance. L’une des dalles se fendit avec un claquement sec.

Un silence absolus’était établi ; tous les regards étaient maintenant braqués sur l’arbre,dans une fascination terrifiée. Sire Loup tendit les deux mains, les paumestournées vers le ciel. Il prononça encore un mot, et le bout des branchess’enfla et se mit à bourgeonner, puis l’arbre se couvrit de fleurs d’un délicatrose pâle.

— On diraitun pommier, tu ne crois pas, Pol ? suggéra sire Loup, par-dessus sonépaule.

— C’estbien ce qu’il semblerait, père, confirma-t-elle.

Il tapotaaffectueusement l’arbuste et se retourna vers le chevalier, maintenant lividesous ses cheveux noirs, et qui s’était laissé tomber sur les genoux entremblant.

— Eh bien,Messire Andorig, que croyez-vous, maintenant ?

— Pardonne-moi,je T’en prie, ô glorieux Belgarath, supplia Andorig, d’une voix étranglée.

Sire Loup seredressa de toute sa hauteur et c’est d’un ton rigoureux qu’il s’exprima, lesparoles coulant de sa bouche selon le rythme mesuré de l’idiome mimbraïque,avec la même aisance que chez tante Pol, un peu plus tôt.

— Je Techarge, ô Sire chevalier, de T’occuper de cet arbre. Il a poussé ici pourrestaurer la foi et la confiance qui T’avaient abandonné. De Ta dette TuT’acquitteras en lui accordant Tes soins les plus fervents et les plus assidus.En son temps, de fruits il sera porteur, que Tu recueilleras et gracieusementbailleras à quiconque T’en priera. Pour le salut de Ton âme, à personne, aussihumble soit-il, Tu n’en dénieras. De ce que l’arbre prodigue avec libéralité,de même Tu disposeras.

— Trèsjoli, approuva tante Pol. Sire Loup lui fit un clin d’œil.

— Il ensera ainsi que Tu me l’ordonnes, auguste Belgarath, hoqueta Andorig. Sur mafoi, je m’y engage.

Sire Loupretourna vers son cheval.

— Comme ça,au moins, il pourra dire qu’il aura fait une chose utile dans sa vie, marmonna-t-il.

Après cela, iln’y eut plus de discussion. Les grilles du palais s’ouvrirent en grinçant, ilsentrèrent tous dans la cour intérieure et mirent pied à terre. Emboîtant le pasà Mandorallen, ils défilèrent devant des nobles à genoux, certains en sanglots,qui tendaient timidement la main au passage de sire Loup pour effleurerl’ourlet de sa robe, puis, une foule sans cesse croissante sur leurs talons,ils traversèrent les immenses salles aux murs tendus de tapisseries jusqu’auxportes de la salle du trône d’Arendie, qui s’écartèrent devant eux.

Ils pénétrèrentdans la vaste salle voûtée sur les murs de laquelle se détachaient despilastres qui se rejoignaient au plafond, encadrant de hautes et étroitesfenêtres. Celles-ci, garnies de vitraux multicolores, diapraient la lumière quiruisselait sur le sol de marbre poli, pareille à une rivière coulant sur un litde gemmes. Le double trône d’Arendie se dressait à l’autre bout de la pièce,sur une estrade de pierre couverte de tapis, devant un mur tendu d’épaissesdraperies violettes, flanqué des antiques armes de vingt générations demonarques arendais : des lances, des masses, des épées plus grandesqu’aucun homme au monde, qu’entouraient les bannières éraillées de ces roisoubliés.

Korodullind’Arendie était un jeune homme à l’air maladif, vêtu d’une robe pourpre brodéed’or, et qui portait sa couronne d’or comme si elle était trop lourde pour lui.A côté de lui, sur l’autre trône, était assise sa belle et pâle épouse. Ilsbraquèrent le même regard quelque peu anxieux sur la foule immense quiaccompagnait sire Loup vers les larges marches du trône.

— O monRoi, commença Mandorallen en se laissant tomber sur un genou, j’amène en Taprésence l’auguste Belgarath, disciple d’Aldur, et pilier de soutènement desroyaumes du Ponant depuis le commencement des temps.

— Il saitqui je suis, Mandorallen, coupa sire Loup en faisant un pas en avant,accompagné d’une brève révérence. Salut à vous, Korodullin et Mayaserana,dit-il aux deux souverains. Je regrette de n’avoir pas eu l’occasion de vousrencontrer plus tôt.

— Toutl’honneur est pour nous, noble Belgarath, répondit le jeune roi dont la voixbien timbrée démentait la frêle apparence.

— Notrepère nous a souvent parlé de Toi, reprit la reine.

— Nousétions bons amis, lui expliqua sire Loup. Permettez-moi de vous présenter mafille, Polgara.

— Gentedame, salua le roi avec une inclination respectueuse de la tête. Le mondeentier est au fait de Tes pouvoirs, mais les hommes ont oublié de parler de Tabeauté.

— Je sensque nous allons bien nous entendre, répliqua tante Pol avec un sourirechaleureux.

— Notrecœur tremble à la vue du fleuron de la gent féminine, déclara la reine.

Tante Polregarda la reine d’un air pensif.

— Il fautque je vous parle, Mayaserana, annonça-t-elle gravement. En privé. Et trèsvite.

La reine eutl’air surpris. Sire Loup leur présenta les membres de sa suite, et chacuns’inclina à son tour devant le jeune roi.

— Bienvenueà tous, Messires et Gentilshommes, déclara Korodullin. Notre indigne cours’honore infiniment d’une si noble compagnie.

— Le tempspresse, Korodullin, reprit sire Loup. La courtoisie du trône d’Arendie faitl’admiration du monde entier, et je ne voudrais pas que vous vous formalisiez,votre charmante épouse et vous-même, si je coupe court à ces usages si raffinésqui sont l’âme et l’ornement de votre cour, mais il faut que je vous fassepart, en privé, de certaines nouvelles d’une extrême urgence.

— Considère-nous,dans ce cas, comme à Ta disposition sur l’heure, repartit le roi en quittantson trône. Veuillez nous excuser, bien chers amis, annonça-t-il aux courtisansassemblés, mais les informations que ce vieil ami de notre royal lignage doitnous communiquer ne peuvent l’être qu’à nos seules oreilles, et avec la plus grandediligence. Permettez-nous, nous vous en prions, de nous retirer un court momentafin de recevoir ses instructions. Nous serons de retour à l’instant.

— Polgara ?appela sire Loup.

— Vas-y,père. Pour l’instant, il faut que j’entretienne Mayaserana d’une affaire de laplus grande importance pour elle.

— Cela nepeut-il attendre ?

— Non,père. Cela ne peut attendre.

Sur ces mots,elle s’approcha de la reine et s’éloigna avec elle bras dessus, bras dessous.Sire Loup la suivit des yeux un instant ; puis il haussa les épaules etKorodullin et lui quittèrent à leur tour la salle du trône. Un silence presquescandalisé suivit leur départ.

— Fortmalséant, décréta, d’un ton critique, un vieux courtisan aux cheveux blancsduveteux.

— Hâteamplement justifiée, Messire, lui expliqua Mandorallen. Ainsi que l’a signifiéle révéré Belgarath, de l’aboutissement de notre mission dépend la destinée detous les royaumes du Ponant. Il se pourrait que l’Ennemi Immémorial qui est lenôtre soit à nouveau à nos portes. Les chevaliers mimbraïques n’auront guère,je le crains, à attendre pour relever le flambeau d’une guerre titanesque.

— Béniesoit alors la langue qui apporte cette nouvelle, déclara le vieillard auxcheveux blancs. Je redoutais d’avoir mené mon dernier combat et de mourir dansmon lit, fin gâteux. Je rends grâces au grand Chaldan de la vigueur qui estencore la mienne, et que le passage de près de quatre-vingts années n’ait pointamoindri ma vaillance.

Garion se retiraun peu à l’écart, sur le côté de la salle, pour débattre d’un problème. Lesévénements avaient voulu qu’il se retrouve à la cour du roi Korodullin avantd’avoir eu le temps de se préparer au pénible devoir qui l’attendait. Il avaitdonné sa parole à Lelldorin de porter certains faits à la connaissance du roi,mais il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il allait s’y prendre. Lesdiscours ampoulés de la cour arendaise l’intimidaient. On était à Vo Mimbre,c’est-à-dire aux antipodes de la familiarité un peu bourrue de la cour du roiAnheg, au Val d’Alorie, ou de la bonhomie qui était de règle à celle du roiFulrach de Sendarie, et la perspective de divulguer le projet concocté par ungroupe de boutefeux asturiens comme il avait raconté l’histoire du comte deJarvik, à Cherek, lui paraissait rigoureusement inenvisageable.

La penséesoudaine des circonstances dans lesquelles ces événements s’étaient dérouléslui fit l’effet d’un coup violent. La situation d’alors était tellementsimilaire à la présente qu’il lui sembla tout d’un coup n’être qu’un pion dansun jeu élaboré. Les mouvements des pièces sur l’échiquier étaient presqueidentiques ; dans les deux cas, il s’était retrouvé dans une positiondifficile, obligé de faire échec à un coup fatal, faute de quoi un roi mourraitet un royaume s’effondrerait. Il se sentait étrangement impuissant, comme si savie entière était entre les mains de deux joueurs sans visage qui déplaçaientdes pièces sur un gigantesque échiquier, répétant inlassablement la mêmepartie. Partie qui, pour ce qu’il en savait, durait depuis le commencement destemps, et dont le prochain mouvement ne faisait aucun doute. Quant au moyen de l’effectuer,les joueurs semblaient se borner à le lui laisser découvrir.

Le roiKorodullin paraissait ébranlé lorsqu’il regagna son trône avec sire Loup, unedemi-heure plus tard, et il avait de toute évidence du mal à se contrôler.

— Pardonnez-nous,nobles gentilshommes, s’excusa-t-il, mais nous avons appris des nouvellestroublantes. Pour l’heure, toutefois, nous allons écarter nos préoccupations etfêter dignement cette visite historique. Que l’on appelle les musiciens et quel’on fasse préparer un banquet !

Il y eut unmouvement de foule, près de la porte, et un homme en robe noire fit son entrée,suivi de près par une demi-douzaine de chevaliers mimbraïques en armure deparade, les yeux étrécis par la méfiance, la main sur la garde de l’épée commes’ils défiaient qui que ce soit de tenter de se mettre en travers du chemin deleur maître. Alors que l’homme se rapprochait, Garion reconnut l’angleinhabituel de ses yeux et ses joues couturées de cicatrices. C’était un Murgo.Barak posa une main ferme sur le bras de Hettar. Le Murgo donnait l’impressionde s’être habillé en hâte, et semblait quelque peu essoufflé par laprécipitation qu’il avait mise à gagner la salle du trône. Il s’inclinaprofondément devant Korodullin.

— Je viens,ô Majesté, haleta-t-il de sa voix âpre, d’être avisé que des visiteurs étaientarrivés à la Cour, et je me suis empressé de venir ici les saluer au nom de monroi, Taur Urgas.

Le visage deKorodullin se ferma.

— Nous nenous rappelons pas T’avoir fait appeler, Nachak, déclara-t-il.

— Mescraintes se trouvent donc bien justifiées, ô royale Majesté, riposta le Murgo.Ces messagers se seront exprimés au sujet de ma race en termes désobligeants,dans le but de mettre fin à l’amitié bien établie entre les trônes d’Arendie etde Cthol Murgos. Je suis consterné de découvrir que Tu prêtes l’oreille à desragots sans m’offrir l’occasion d’exercer mon droit de réponse. Est-ce là l’idéeque Tu Te fais, ô Majesté auguste, de la justice ?

— Qui estcet homme ? demanda sire Loup à l’adresse de Korodullin.

— Nachak,l’ambassadeur de Cthol Murgos, expliqua le roi. Souhaites-Tu lui être présenté,ô vénérable Belgarath ?

— Ce nesera pas nécessaire, rétorqua sire Loup avec un morne sourire. Il n’y a pas unMurgo au monde qui ne sache qui je suis. Toutes les mères de Cthol Murgosmenacent leurs enfants désobéissants de m’appeler à la rescousse.

— Mais jene suis plus un enfant, vieillard, railla Nachak. Tu ne me fais pas peur.

— C’estpeut-être une erreur fatale, commenta Silk. Le nom du Murgo avait fait à Garionl’effet d’un coup de poing. En regardant le visage couturé de cicatrices del’homme qui avait si bien abusé Lelldorin et ses amis, il se rendit compte queles joueurs venaient d’avancer leurs pièces, le plaçant à nouveau dans uneposition décisive, et que l’issue de la partie dépendait cette fois encoreentièrement de lui.

— Quelsmensonges as-tu racontés au roi, vieillard ? questionna Nachak.

— Aucun,Nachak, objecta sire Loup. Je me suis contenté de lui dire la vérité, ce quiest bien suffisant.

— Jem’insurge, ô royale Majesté. Je proteste aussi énergiquement que possible, etj’en appelle à votre jugement. Le monde entier est au fait de la haine de cethomme envers mon peuple. Comment pouvez-vous lui permettre de vous empoisonnerainsi l’esprit ? Il vous dresse contre nous !

— Tiens, ila oublié ses Tu et ses Toi, cette fois, observa finement Silk.

— Il esttrop excité pour ça, expliqua Barak. Les Murgos perdent tous leurs moyens quandils sont énervés. C’est l’une de leurs moindres imperfections.

— Ah !ces Aloriens, cracha l’ambassadeur.

— Parfaitement,espèce de Murgo, repartit froidement Barak, sans lâcher le bras de Hettar.

Nachak se tournavers eux. Il ouvrit de grands yeux comme s’il voyait Hettar pour la premièrefois, et réprima un mouvement de recul sous le regard haineux de l’Algarois. Lademi-douzaine de chevaliers qui formaient son escorte se rapprochèrent aussitôtde lui, dans une attitude défensive.

— VotreMajesté, grinça-t-il, je connais cet homme. C’est un Algarois du nom de Hettar,un meurtrier tristement célèbre. J’exige que vous le fassiez arrêter.

— Tu exiges,Nachak ? releva le roi, une lueur inquiétante dans le regard. Tu osesimposer Tes exigences dans notre propre cour ?

— Que VotreMajesté daigne me pardonner, s’excusa promptement Nachak. La vue de cetindividu m’aura tellement perturbé que je me serai oublié.

— Tu seraismieux avisé de ficher le camp, Nachak, recommanda sire Loup. On sait bien qu’iln’est pas prudent de rester tout seul en présence de tant d’Aloriens quand onest un Murgo. Un accident est si vite arrivé...

— Grand-père,commença Garion, d’un ton pressant.

Il aurait étébien incapable de dire exactement pourquoi, mais il savait que le moment étaitvenu de parler. Il ne fallait pas que Nachak quitte la salle du trône. Lesjoueurs sans visage avaient joué leur dernier coup ; c’était la fin de lapartie.

— Grand-père,répéta-t-il, j’ai quelque chose à te dire.

— Ce n’estpas le moment, Garion.

Sire Loup tenaittoujours le Murgo sous son regard implacable.

— C’estimportant, Grand-père, très important. Sire Loup se retourna. Il s’apprêtaitsûrement à répondre sèchement, mais quelque chose dut lui apparaître— quelque chose que personne d’autre dans la salle du trône ne pouvaitvoir sans doute, car il écarquilla les yeux, comme en proie à une surpriseaussi vive que passagère.

— Trèsbien, Garion, acquiesça-t-il d’une voix étrangement calme. Vas-y.

— Il y ades gens qui complotent d’assassiner le roi d’Arendie, et Nachak trempe dans laconjuration.

Mais Garionavait parlé plus fort qu’il ne l’aurait voulu, et à ses paroles, un silencesubit s’abattit sur la salle du trône.

Le visage deNachak blêmit et sa main amorça un mouvement involontaire en direction de lagarde de son épée, sur laquelle elle se figea. Garion eut tout à coup unevision pénétrante de la présence de Barak, dressé, telle une montagne, dans sondos, tandis que Hettar, plus sinistre que la mort avec son cuir noir,surgissait à côté de lui. Nachak fit un pas en arrière, esquissa un gesterapide, et ses chevaliers bardés d’acier lui offrirent promptement un rempartde leur corps, en portant la main à leur arme.

— Je neresterai pas un instant de plus en butte à de pareilles calomnies, décréta leMurgo.

— Nous neT’avons pas signifié ton congé, Nachak, rétorqua froidement Korodullin. Nousrequerrons Ta présence pendant un moment, encore.

Le visage dujeune roi arborait un air sévère. Il soutint un moment le regard du Murgo, puisse tourna vers Garion.

— Nousvoudrions en entendre davantage. Parle en Ton âme et conscience, mon garçon, etn’aie crainte. Nul ne saurait exercer de représailles à Ton endroit.

Garion inspiraprofondément.

— Je suis loinde connaître tous les détails, Votre Majesté, expliqua-t-il en pesant ses mots.Ce que j’en sais, je l’ai découvert par hasard.

— Parlesans T’émouvoir, répéta le roi.

— Pourautant que je sache, Votre Majesté, un groupe d’hommes ont formé le projet devous tuer, quelque part sur la grand-route, lorsque vous vous rendrez à VoAstur, l’été prochain.

— Desrenégats asturiens, sans le moindre doute, suggéra un courtisan aux cheveuxgris.

— Ils seconsidèrent comme des patriotes, répliqua Garion.

— Bien évidemment,railla le courtisan.

— De tellestentatives ne sont pas rares, déclara le roi. Nous prendrons les mesuresnécessaires pour nous en prémunir. Grâces Te soient rendues pour cetteinformation.

— Ce n’estpas tout, Majesté, ajouta Garion. Lors de l’attaque, ils devraient porter desuniformes de légionnaires tolnedrains.

Silk laissaéchapper un sifflement aigu.

— Leurgrande idée est de faire croire à vos nobles que vous avez été tué par lesTolnedrains, poursuivit Garion. Les conjurés sont persuadés que Mimbredéclarera aussitôt la guerre à l’Empire, et que ses légions entreront enArendie dès cet instant. Après quoi, quand le pays sera à feu et à sang, ilsproclameront que l’Asturie n’est plus assujettie à la couronne d’Arendie, et àpartir de là, ils s’affirment sûrs du soutien de l’Asturie tout entière.

— Fortbien, repartit pensivement le roi. Ce plan n’est pas mal conçu, quoique sasubtilité ne ressemble guère à ces égarés d’Asturiens, nos frères. Mais nous nevoyons point encore ce que l’émissaire de Taur Urgas vient faire dans cettefélonie.

— C’est luiqui l’a mise au point, Votre Majesté. C’est lui qui en a fourni tous lesdétails, ainsi que l’or nécessaire à l’achat des uniformes tolnedrains et auralliement d’autres conjurés.

— Ilment ! éclata Nachak.

— Tu aurasl’occasion de faire valoir Ton point de vue, Nachak, lui signifia le roi avantde se retourner vers Garion. Poursuivons sur ce sujet. Comment as-Tu euconnaissance de ce complot ?

— Je nepuis vous le dire, Majesté, s’excusa Garion, d’un ton douloureux. J’ai donné maparole. L’un des hommes me l’a révélé en gage d’amitié. Il a remis sa vie entremes mains pour me prouver sa confiance. Je ne puis le trahir.

— Taloyauté Te fait honneur, jeune Garion, approuva le roi, mais l’accusation queTu portes contre l’ambassadeur murgo est des plus graves. Peux-Tu, sans violerTon serment, prouver Tes dires ?

.Garion secouala tête, impuissant.

— Cetteaffaire est des plus graves, votre Majesté, déclara Nachak. Je suis l’émissairepersonnel de Taur Urgas. Ce sale morveux est l’instrument de Belgarath, et sonhistoire aberrante, que rien, au surplus, ne vient étayer, constitue de touteévidence une tentative de discrédit à mon endroit, doublée d’un effort dedéstabilisation des relations entre les trônes d’Arendie et de Cthol Murgos. Jene puis laisser passer cette accusation. Le garçon doit être contraint et forcéd’identifier ces comploteurs imaginaires ou d’admettre qu’il ment.

— Il aprêté serment, Nachak, rétorqua le roi.

— C’est luiqui le dit, Votre Majesté, accusa Nachak avec un rictus railleur. Soumettons-leà la question. Une heure de chevalet, et il sera peut-être plus disert.

— Nousn’accordons guère de foi aux confessions obtenues par la torture, confiaKorodullin.

— S’ilplaît à Votre Majesté, intervint Mandorallen, il se pourrait que je sois enmesure de lui permettre de résoudre ce problème.

Garion jeta surle chevalier un regard meurtri. Mandorallen connaissait Lelldorin ; lavérité était à sa portée. En outre, Mandorallen étant un Mimbraïque, Korodullinétait son roi. Non seulement rien ne l’obligeait à garder le silence, mais encoreson devoir le contraignait pratiquement à parler.

— O MessireMandorallen, reprit gravement le roi, Toi dont la dévotion au devoir et à lavérité est légendaire, se pourrait-il que Tu puisses nous aider à identifierces comploteurs ?

Tout le problèmeétait là.

— Point dutout, ô noble Sire, démentit formellement Mandorallen. Mais je connais Garionet je sais que c’est un garçon honnête et sincère. Je me porte garant de lui.

— Piètrecorroboration, rétorqua Nachak. Je déclare quant à moi qu’il ment ; oùcela nous mène-t-il ?

— Ce garçonest mon compagnon, déclara Mandorallen. Je ne serai pas l’instrument d’unparjure ; son honneur m’est aussi précieux que le mien propre. Mais selonnos lois, ce que l’on ne peut prouver, on peut le remettre au jugement desarmes. Je me déclare le champion de ce garçon, et j’atteste devant cetteassemblée que le dénommé Nachak ici présent n’est qu’un scélérat qui s’estassocié à divers individus pour assassiner mon roi. Relève mon défi, Murgo,ordonna froidement Mandorallen, en retirant son gantelet d’acier et en lejetant sur le sol de pierre luisante où il s’écrasa avec un vacarmeretentissant. Ou bien laisse l’un de ces chevaliers sans foi ni loi le ramasserpour Toi. Peu m’importe de prouver Ta vilenie sur Ton corps ou celui de Tonchampion.

Nachak commençapar regarder le gantelet de mailles d’acier, puis le grand chevalier quil’accusait, fermement planté devant lui. Il passa nerveusement la pointe de salangue sur ses lèvres et jeta un coup d’œil circulaire sur la salle du trône.En dehors de Mandorallen, aucun des nobles mimbraïques présents n’était enarmes. Le Murgo plissa les yeux, comme à bout.

— Tuez-le !commanda-t-il aux six hommes en armure qui l’entouraient, en découvrant lesdents dans un rictus hargneux.

Les chevaliersse regardèrent d’un air dubitatif, pour le moins indécis sur la conduite àtenir.

— Tuez-le !répéta Nachak, d’un ton impérieux. Un millier de pièces d’or à celui qui luiôtera la vie !

A ces mots, lessix chevaliers retrouvèrent leur impassibilité, tirèrent leur épée comme unseul homme et se déployèrent, le bouclier levé, pour encercler Mandorallen.Nobles et dames de haut parage élargirent le cercle autour d’eux en poussantdes hoquets étouffés et des cris alarmés.

— Quelleest cette traîtrise ? s’exclama Mandorallen. Etes-vous épris de ce Murgoet de son or au point de tirer les armes en présence du roi, en violation detoutes les lois ? Rengainez vos épées.

Mais ilsignorèrent ses paroles et continuèrent d’avancer sur lui, menaçants.

— Défends-Toi,ô Messire Mandorallen, le pressa Korodullin, en se levant à moitié de sontrône. Je Te libère des contraintes de la loi.

Mais Barakn’était pas resté inactif. Remarquant que Mandorallen n’avait pas emporté sonbouclier dans la salle du trône, l’homme à la barbe rouge décrocha une énormeépée à deux mains de la panoplie d’armes et de bannières qui ornait l’un descôtés du trône.

— Mandorallen !hurla-t-il.

Dans un grandgeste, il fit glisser l’immense lame en direction du chevalier, sur les dallesde pierre du sol inégal. Mandorallen tendit l’un de ses pieds chaussés demailles d’acier, arrêta l’arme dans sa course et se baissa pour la ramasser.

Les chevaliersqui s’approchaient de lui eurent tout à coup l’air un peu moins sûrs d’eux envoyant Mandorallen soulever la lame de six pieds avec ses deux mains.

Avec unformidable sourire, Barak tira, d’un côté, son épée, de l’autre, une hached’armes. Sabre au clair, la garde basse, Hettar faisait silencieusement le tourdes chevaliers, beaucoup moins fringants tout à coup. Instinctivement, Garionporta la main à son épée, mais les doigts de sire Loup se refermèrent sur sonpoignet.

— Ne temêle pas de ça, toi, siffla le vieil homme, en l’écartant du combat qui sepréparait.

Mandorallenassena son premier coup sur un bouclier promptement levé, pulvérisant le brasd’un chevalier en armure et surcot écarlate, le précipitant à dix pieds de là,tel un vulgaire tas de ferraille. Barak para avec sa hache le coup d’épée quetentait de lui porter un chevalier trapu, avant d’abattre sa propre lame sur lebouclier levé de l’homme. Hettar se joua avec dextérité d’un chevalier enarmure émaillée de vert, esquivant avec une aisance dérisoire les coupsmaladroits de son adversaire et dardant la pointe de son sabre devant sonheaume d’acier.

La salle dutrône de Korodullin retentissait du tintement des épées, tandis que les lamess’entrechoquaient dans des gerbes d’étincelles. Mandorallen abattit un secondadversaire d’un coup formidable. Il plongea son épée à deux mains sous lebouclier du chevalier qui poussa un cri terrible, lorsque, traversant sonarmure, la vaste lame s’enfonça dans son flanc. Puis l’homme s’écroula, un flotvermeil jaillissant d’une déchirure béante à mi-corps.

D’un presterevers de sa hache d’armes, Barak ouvrit le côté du heaume d’un chevaliercorpulent, qui fit un tour sur lui-même avant de s’écrouler sur le sol. Hettarfeinta rapidement, puis il introduisit la pointe de son sabre au défaut duventail du chevalier en armure verte, qui se raidit comme le sabre luipénétrait dans le cerveau.

Tandis que lamêlée faisait rage sur le sol luisant, les nobles et leurs dames fuyaient d’uncôté puis de l’autre pour éviter d’être renversés par les combattants. Nachakassista avec consternation à la déroute de ses chevaliers qui s’écroulaient lesuns après les autres, puis, tout d’un coup, il fit volte-face et s’enfuit.

— Il s’enva ! hurla Garion.

Mais Hettarétait déjà sur ses talons, et son visage n’était pas beau à voir. Courtisans etbelles dames se volatilisaient en poussant des cris stridents devant l’Algaroisqui s’élançait pour couper la route à Nachak en brandissant son sabredégoulinant de sang. Le Murgo avait presque réussi à atteindre l’autre bout dela salle, mais, traversant la foule à grandes enjambées, Hettar fut devant laporte avant lui. L’ambassadeur dégaina son épée avec un cri de désespoir, et,curieusement, Garion éprouva un instant de pitié pour lui.

Au moment où leMurgo s’apprêtait à lever son épée, Hettar le frappa une première foisau-dessus de chaque épaule, faisant claquer la lame de son sabre comme sic’était un fouet. Nachak tenta désespérément de soulever ses bras morts pour seprotéger la tête, mais Hettar le prit au dépourvu. Abaissant sa lame,l’Algarois au visage implacable lui traversa le corps de part en part,délibérément, avec une grâce fluide très particulière. Garion vit la pointe dusabre ressortir entre les épaules du Murgo selon un angle qui lui parutétrange. L’ambassadeur poussa un hoquet, lâcha son épée et se cramponna desdeux mains au poignet de Hettar, mais, tordant inexorablement la main, l’hommeau profil d’oiseau de proie fit tourner le tranchant de sa lame incurvée dans lecorps du Murgo. Nachak émit une sorte de grognement, il fut secoué par unhorrible frisson, puis ses deux mains glissèrent sur le poignet de sonbourreau, ses jambes se dérobèrent sous son corps et il tomba à la renversedans un soupir gargouillant, dégageant mollement la lame du sabre.

Chapître 11

Après la mort deNachak, un silence terrible régna pendant un moment dans la salle du trône,puis ses deux derniers gardes du corps encore debout jetèrent avec fracas leursarmes sur le sol ruisselant de sang. Mandorallen releva le ventail de sonheaume et se tourna vers le trône.

— O Majestéauguste, commença-t-il respectueusement, l’issue de ce jugement par les armesprouve la traîtrise de Nachak.

— En effet,acquiesça le roi. Notre seul regret est que l’enthousiasme que Tu as mis àdéfendre cette cause nous aura privés de l’occasion de pousser plus avant nosinvestigations sur la duplicité de Nachak.

— Je penseque l’on peut s’attendre à ce que les complots qu’il a fomentés avortentd’eux-mêmes, sitôt que la nouvelle des événements se sera répandue au-dehors,observa sire Loup.

— Peut-être,admit le roi. Mais nous aurions bien aimé avoir quelques détails sur cetteaffaire. Il nous aurait plu de savoir si Nachak était l’instigateur de cettevilenie, ou s’il fallait aller chercher plus loin, en direction de Taur Urgaslui-même, insinua-t-il en fronçant les sourcils d’un air pensif, avant desecouer la tête comme pour écarter de sombres spéculations. L’Arendie Te doitbeaucoup, vénérable Belgarath. Tes braves compagnons ici présents nous aurontgardés de voir se rallumer une guerre de triste mémoire. Ma salle du trône estdevenue un champ de bataille, soupira-t-il, après un coup d’œil navré au solsouillé de sang et aux corps qui le jonchaient. La malédiction qui frappel’Arendie n’aura même pas épargné ces lieux. Que l’on fasse disparaître cecarnage ! ordonna-t-il sèchement avant de détourner les yeux de l’horriblespectacle du nettoyage.

Nobles et gentesdames se remirent à jaboter tandis que l’on déblayait les cadavres et que l’onépongeait rapidement les mares de sang qui avaient commencé à figer sur le solde pierre.

— Bellebagarre, commenta Barak en essuyant soigneusement la lame de sa hache.

— Je Tesuis infiniment redevable, ô Messire Barak, de Ton aide fort opportune, déclaragravement Mandorallen.

— Ellesemblait de mise, répondit Barak en haussant les épaules.

Hettar lesrejoignit. Une expression de sinistre satisfaction se lisait sur son visage.

— Beauboulot, le complimenta Barak. Vous lui avez proprement réglé son compte.

— C’est lefruit d’une longue habitude, acquiesça Hettar. Nachak a commis la même erreurque tous les Murgos quand ils livrent un combat. Il doit y avoir une failledans leur éducation.

— C’estvraiment dommage, tout de même, glissa Barak avec une mauvaise foi scandaleuse.

Garion s’éloignad’eux. Il savait pertinemment que c’était absurde, mais il n’en éprouvait pasmoins le sentiment aigu d’assumer une responsabilité personnelle dans lecarnage auquel il venait d’assister. Tout ce sang, toutes ces morts violentesprocédaient de ce qu’il avait dit. S’il n’avait pas ouvert la bouche, ceshommes ne seraient pas passés de vie à trépas. Ses paroles avaient beau sejustifier, sinon s’imposer — et combien —, il était, qu’il le voulût ou non,en proie aux affres de la culpabilité. Il ne se sentait pas en mesure dediscuter avec ses amis pour l’instant. Il aurait donné n’importe quoi pourpouvoir parler avec tante Pol, mais elle n’était pas encore revenue, et il seretrouvait seul face à sa conscience meurtrie.

Il s’étaitréfugié dans l’une des embrasures formées par les pilastres qui soutenaient lemur sud de la salle du trône afin de ruminer tranquillement ces sombrespensées, lorsqu’une jeune fille, de deux ans plus âgée que lui peut-être, fonditsur lui. Elle avait les cheveux sombres, presque noirs, la peau crémeuse, et lecorsage de sa robe écarlate, dont le brocart épais bruissait quand ellemarchait, était si profondément décolleté que Garion eut un peu de mal àtrouver sur elle un endroit qui offrît au regard toutes les garantiesd’innocuité voulues.

— J’ajouterai,ô Messire Garion, mes remerciements à ceux de toute l’Arendie, souffla-t-elle,d’une voix vibrante d’un cocktail d’émotions qui échappèrent totalement àGarion. La révélation du funeste complot ourdi par le Murgo est venue à pointnommé pour sauver la vie de notre souverain.

Ces mots nepouvaient que mettre du baume au cœur de Garion.

— Je n’aipas fait grand-chose, gente damoiselle, répondit-il, dans une belledémonstration de fausse modestie. Le combat fut livré par mes amis.

— Maisc’est Ta courageuse intervention qui a permis de démasquer le félon,insista-t-elle. Et les vierges chanteront la noblesse avec laquelle Tu as celél’identité de Ton ami, aussi anonyme que mal inspiré.

La notion devirginité n’était pas de celles avec lesquelles Garion était prêt à se colleteravec désinvolture. Il devint cramoisi et se mit à bafouiller lamentablement.

— Es-Tu envérité, noble Garion, le petit-fils de Belgarath l’Eternel ?

— Nos liensne sont pas aussi étroits que cela, mais c’est ainsi que nous présentons leschoses, pour simplifier.

— Tudescends néanmoins de lui en droite ligne ? précisa-t-elle, et ses yeuxviolets étincelaient.

— D’aprèslui, oui.

— Et DamePolgara serait-elle, d’aventure, Ta mère ?

— Ma tante.

— Uneproche parente, donc, approuva-t-elle avec chaleur, en posant ses mains commedeux oiseaux sur son poignet. Le sang qui coule, ô Messire Garion, dans Tesveines, est le plus noble du monde. Dis-moi, ne serais-Tu, par chance, encorepromis à personne ?

Les yeux deGarion se mirent à papilloter, et ses oreilles franchirent un nouveau degrédans l’écarlate.

— Ah !Garion, tonna la voix cordiale de Mandorallen, rompant un moment on ne peutplus pénible. Je Te cherchais. Daigneras-Tu, comtesse, nous excuser ?

La jeunecomtesse jeta à Mandorallen un regard venimeux, mais la main ferme du chevalierempoignait déjà celle de Garion, l’entraînant au loin.

— Il faudraque nous ayons un autre entretien, ô Messire Garion, s’écria-t-elle comme ils’éloignait.

— J’espèrebien, gente damoiselle, acquiesça Garion, par-dessus son épaule.

Puis Mandorallenet lui se fondirent dans la foule des courtisans qui se pressaient vers lecentre de la salle du trône.

— Je vousdois des remerciements, Mandorallen, articula enfin Garion, sans tropd’enthousiasme.

— Et pourquoi donc, mon jeune ami ?

— Voussaviez qui je protégeais quand j’ai parlé de Nachak au roi, n’est-ce pas ?

— Evidemment,confirma le chevalier, d’un petit ton désinvolte.

— Vousauriez pu le dire au roi. En fait, il était de votre devoir de le lui dire, sije ne m’abuse ?

— Oui, maisTu avais fait vœu de garder le secret.

— Moi oui,mais pas vous.

— Noussommes compères, Toi et moi. Ton serment me liait tout autant que Toi. Ne lesavais-Tu donc point ?

Garion étaitdépassé. Les raffinements de subtilité de l’éthique arendaise avaient quelquechose d’effarant.

— Alorsvous avez préféré vous battre pour moi ?

— Etcomment ! assura Mandorallen avec un rire bon enfant. Bien que je doiveT’avouer honnêtement, ô Garion, que mon empressement à prendre Ta défensen’était point entièrement le fait de l’amitié. En vérité, je te le dis, ceMurgo, Nachak, m’avait paru moult agressif, et je ne goûtais guère la froidearrogance de ses séides. L’idée de ce combat me tentait déjà fortement avantque le besoin de me faire Ton champion ne m’en offre l’occasion. C’estpeut-être moi qui devrais Te remercier de me l’avoir fournie.

— Je nevous comprends vraiment pas, Mandorallen, avoua Garion. Il y a des moments oùje me dis que je n’ai jamais rencontré personne d’aussi compliqué que vous detoute ma vie.

— Moi ?Mais je suis l’homme le plus simple du monde, déclara Mandorallen, stupéfait,avant de jeter un coup d’œil alentour. Je me dois de Te conseiller de prendregarde à Tes paroles lorsque Tu converses avec la comtesse Vasrana, luiconfia-t-il en se penchant vers lui. C’est ce qui m’a déterminé à Te prendre àpart.

— Quiça ?

— L’accortedamoiselle avec qui Tu t’entretenais. Elle se prend pour la plus grande beautédu royaume et cherche un époux digne de sa personne.

— Unépoux ? répéta Garion, d’une voix défaillante.

— Mon jeuneami constitue une proie de choix. Son sang est plus noble qu’aucun autre parsuite de sa parenté avec Belgarath. Il concrétiserait le summum des ambitionsde la comtesse.

— Unépoux ? croassa à nouveau Garion, dont les genoux commençaient à trembler.Moi ?

— Je nesais ce qu’il en est dans la brumeuse Sendarie, expliqua Mandorallen, mais enArendie, Tu es, ô Garion, d’âge à Te marier. Que mon compère prenne garde à sesparoles. La plus anodine des remarques pourrait passer pour une promesse, siune noble dame choisissait de l’interpréter comme telle.

Garion déglutitpéniblement et jeta autour de lui un coup d’œil plein d’appréhension, aprèsquoi il s’efforça de se faire oublier. Il avait l’impression que ses nerfs lelâcheraient au premier incident.

Mais la traquede ce genre de gibier à deux pattes n’avait pas de secret pour une chasseresseaussi rouée que la comtesse Vasrana. Avec une détermination consternante, ellele débusqua, le rabattit et l’accula dans une autre embrasure, braquant sur luises yeux de braise et son sein palpitant.

— Peut-êtrepourrons-nous maintenant, par chance, continuer cette intéressanteconversation, ô Messire Garion, ronronna-t-elle.

Garion était auxabois et supputait fébrilement ses chances d’évasion lorsque tante Polréintégra la salle du trône, accompagnée par la reine Mayaserana, maintenantrayonnante. Mandorallen lui adressa rapidement quelques mots, et elle traversaimmédiatement la salle en direction de la comtesse aux yeux violets qui tenaitGarion dans ses rets.

— Garion,mon chou, dit-elle en approchant, c’est l’heure de ton médicament.

— Monmédicament ? articula-t-il, ne voyant pas où elle voulait en venir.

— Il esttellement distrait, le pauvre, confia tante Pol à la comtesse. Il sait pourtantbien que s’il ne prend pas sa potion toutes les trois heures, il va avoir unenouvelle crise. Enfin, c’est probablement l’excitation...

— Unecrise ? répéta la comtesse Vasrana, d’une voix stridente.

— C’est unemalédiction qui pèse sur toute la famille, soupira tante Pol. Ils sont tousfous — tous les enfants mâles. La potion agit un moment, mais son effetn’est que temporaire, évidemment. Il faudra que nous trouvions sans tarder unejeune femme patiente et dotée d’un bel esprit de sacrifice si nous voulonsqu’il se marie et donne le jour à des enfants avant que son cerveau ne commenceà se ramollir. Après cela, son infortunée épouse sera condamnée à s’occuper delui jusqu’à la fin de ses jours. Je me demandais justement quelque chose,fit-elle en regardant la jeune femme d’un air spéculatif. Se pourrait-il que vousne soyez pas encore promise ? Vous semblez avoir l’âge voulu... Hmm, d’uneagréable fermeté, approuva-t-elle, en tendant la main et en tâtant rapidementle bras rond de Vasrana. Il faut que j’en parle tout de suite à sire Belgarath,mon père.

La comtessecommença à reculer, les yeux écarquillés.

— Allons,ne partez pas, supplia tante Pol. Nous avons bien quelques minutes devant nousavant sa prochaine crise.

La jeune filles’éloigna ventre à terre.

— Maisquand est-ce que tu resteras tranquille, à la fin ? soupira tante Pol enentraînant fermement Garion.

— Mais jen’ai rien fait, moi, objecta-t-il. Mandorallen les rejoignit, un sourire quiallait d’une oreille à l’autre accroché à la face.

— Jeconstate, ô gente dame, que Tu es parvenue à faire lâcher prise à notreagressive comtesse. Je l’aurais crue plus accrocheuse.

— Je lui aifourni matière à réflexion. Il se peut que j’aie quelque peu tempéré sonenthousiasme pour la vie matrimoniale.

— De quoivous êtes-vous entretenue avec notre reine ? reprit-il. Il y a des annéesque l’on ne l’avait vue sourire ainsi.

— Mayaseranaavait des problèmes typiquement féminins. Je ne pense pas que vouscomprendriez.

— Sonincapacité à mener une grossesse à terme ?

— LesArendais n’ont donc vraiment rien de mieux à faire que de gloser sur des chosesqui ne les regardent pas ? Pourquoi n’iriez-vous pas provoquer quelqu’und’autre en duel, au lieu de poser des questions indiscrètes ?

— Laquestion nous préoccupe tous beaucoup, gente dame, expliqua Mandorallen, d’unton d’excuse. Si notre reine ne donne pas un héritier au trône, nous courons lerisque d’une nouvelle guerre dynastique. Toute l’Arendie pourrait s’embraser ànouveau.

— L’incendien’aura pas lieu, Mandorallen. Je suis arrivée à temps, par bonheur — maisnous avons senti les brandons passer bien près. Vous aurez un prince couronnéavant l’hiver.

— Est-cepossible ?

— Vousaimeriez peut-être que je vous donne des précisions ? suggéra-t-elle d’unton caustique. J’avais pourtant cru remarquer que les hommes préféraientgénéralement ignorer le détail des mécanismes mis en œuvre dans la gestation deleurs héritiers.

Le visage deMandorallen s’empourpra.

— Je mecontenterai de votre assurance, Dame Polgara, déclara-t-il avec empressement.

— Vous m’envoyez fort aise.

— Il fautque je fasse part au roi de tout ceci, annonça-t-il.

— Occupez-vousplutôt de vos affaires, Messire Mandorallen. La reine se chargera elle-même dedire à Korodullin, son époux, ce qu’il a besoin de savoir. Vous feriez mieuxd’aller nettoyer votre armure. On dirait que vous avez passé la journée dans unabattoir.

Il s’inclina,plus rouge que jamais, et battit en retraite.

— Ah !les hommes, soupira-t-elle en le suivant du regard, avant de se rabattre surGarion. Je me suis laissé dire que tu ne t’étais pas ennuyé, toi.

— Ilfallait bien que je mette le roi au courant, bredouilla-t-il.

— On diraitque tu as vraiment le génie de te fourrer dans des situations invraisemblables.Pourquoi ne nous as-tu pas avertis, ton grand-père ou moi-même ?

— J’avaisjuré de me taire.

— Garion,commença-t-elle fermement, dans les circonstances présentes, il est trèsdangereux de garder des secrets. Ce que Lelldorin t’avait confié était trèsgrave, tu le savais n’est-ce pas ?

— Je n’aipas dit que c’était Lelldorin.

— Garion,mon chou, reprit-elle froidement, en le foudroyant du regard, ne commets jamaisl’erreur de me croire stupide.

— Oh !mais non, balbutia-t-il. Ça ne me serait jamais venu à l’esprit. Je... tantePol, j’avais donné ma parole de ne rien dire à personne.

Elle poussa unsoupir.

— Il nefaut pas que tu restes en Arendie, déclara-t-elle. Cet endroit a manifestementun effet néfaste sur tes facultés. Enfin, la prochaine fois que tu te sentirasobligé de faire une de ces déclarations publiques à sensation, parle-m’en unpeu avant. D’accord ?

— Oui,M’dame, marmonna-t-il, un peu penaud.

— Oh !mon Garion, mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ?

Puis elle éclatad’un grand rire chaleureux, lui passa un bras autour des épaules, et tout allabien à nouveau.

La soirée sedéroula sans autre incident. Le banquet fut mortel, ponctué de toasts interminables,les nobles arendais s’étant sentis obligés de se lever chacun à son tour pourrendre hommage à sire Loup et à tante Pol en tenant des discours aussi fleurisqu’ampoulés. Ils allèrent se coucher à une heure impossible, et Garion dormitmal, d’un sommeil troublé par des cauchemars dans lesquels la comtesse aux yeuxde braise le poursuivait le long d’interminables couloirs jonchés de fleurs.

Ils se levèrenttôt le lendemain matin, et après le petit déjeuner, tante Pol et sire Loups’entretinrent à nouveau en privé avec le roi et la reine. Garion, qui n’étaitpas tranquille depuis son escarmouche avec la comtesse Vasrana, ne quittait pasMandorallen d’une semelle. C’était le chevalier mimbraïque au surcot bleu quisemblait le mieux armé pour l’aider à éviter ce genre d’aventure. Ilsattendirent dans une antichambre, juste à côté de la salle du trône, et pourpasser le temps, Mandorallen lui expliqua en long et en large une tapisseriecompliquée qui couvrait tout un pan de mur.

Vers le milieude la matinée, Messire Andorig, le seigneur aux cheveux noirs auquel sire Loupavait ordonné de passer le restant de ses jours à s’occuper de l’arbre de laplace, vint trouver Mandorallen.

— Messirechevalier, commença-t-il d’un ton respectueux, le baron de Vo Ebor est arrivédu nord, accompagné de sa dame. Ils ont demandé de Tes nouvelles et m’ontchargé de Te mener près d’eux.

— C’estfort aimable de Ta part, ô Messire Andorig, répondit Mandorallen en se levantpromptement du banc où ils s’étaient assis, Garion et lui. Je reconnais biendans cette courtoisie le noble Andorig.

Andorig poussaun soupir.

— Il n’en apas toujours été ainsi, hélas. J’ai monté la garde, cette nuit, auprès del’arbre miraculeux que le vénérable Belgarath a confié à mes soins vigilants.Cela m’a donné le loisir de jeter un regard rétrospectif sur mon existence. Jen’ai pas mené la vie d’un homme de bien, mais je me repens amèrement de mesfautes et m’efforcerai honnêtement d’en mériter le pardon.

Sans un mot,Mandorallen étreignit la main du chevalier et le suivit, le long d’uninterminable corridor, jusqu’à l’antichambre où l’on avait introduit lesvisiteurs.

Ce n’est qu’aumoment d’entrer dans la pièce baignée de soleil que Garion se rappela que labaronne de Vo Ebor était la femme avec qui Mandorallen avait parlé, quelquesjours auparavant, sur cette colline battue par les vents, le long de la Grand-routede l’Ouest.

Le baron étaitun homme de belle prestance, en surcot vert. Il était sensiblement plus âgé queMandorallen. Ses cheveux et sa barbe avaient des reflets d’argent, et ses yeux,enfoncés dans son visage, recelaient comme une insondable tristesse.

— Mandorallen,dit-il en donnant chaleureusement l’accolade au chevalier. Il y a troplongtemps que Tu nous délaisses ; ce n’est pas gentil.

— Ledevoir, Messire, répondit Mandorallen d’une voix altérée.

— Allons,Nerina, ordonna le baron à sa femme. Venez saluer notre ami.

La baronneNerina était bien plus jeune que son mari. Elle avait les cheveux longs, d’unnoir de jais. Elle portait une robe rose, et elle était très belle— quoique pas plus, songea Garion, qu’une demi-douzaine d’autres femmesqu’il avait vues à la cour d’Arendie.

— Ce cherMandorallen, déclara-t-elle en accordant au chevalier une brève et chasteaccolade. Sa présence nous a beaucoup manqué à Vo Ebor.

— Le monden’est plus pour moi qu’un endroit désolé loin de ses murs tant aimés.

Sire Andorigs’était discrètement éclipsé après une inclination du buste, laissant Garionplanté près de la porte, un peu incertain sur la conduite à tenir.

— Et quelest ce jeune garçon d’aimable tournure qui accompagne mon fils ? s’enquitle baron.

— Un jeuneSendarien du nom de Garion, l’informa Mandorallen. Il s’est joint à moi, ainsique divers autres compagnons, dans une quête périlleuse.

— C’estavec joie que je salue le compagnon de mon fils, déclara le baron.

Garions’inclina, mais son esprit fonctionnait à toute vitesse. Il s’efforçait detrouver un prétexte pour s’éloigner. La situation était terriblementembarrassante, et il n’avait pas envie de s’éterniser.

— Il fautque j’aille attendre le roi, annonça le baron. Les règles de la courtoisieexigent que je me présente à lui dès mon arrivée à la cour. Daigneras-Tu, ôMandorallen, tenir compagnie à ma chère et tendre épouse jusqu’à mon retour ?

— Je n’ymanquerai pas, Messire.

— Je vaisvous emmener à l’endroit où le roi confère avec ma tante et mon grand-père,Messire, s’empressa Garion.

— Non, mongarçon, déclina le baron. Tu dois rester, toi aussi, bien que je n’aie nulsujet d’inquiétude, étant parfaitement au fait, comme je le suis, del’indéfectible loyauté de ma femme et de mon plus cher ami. Mais les mauvaiseslangues auraient vite fait de crier au scandale si on les laissait seuls tousles deux. La prudence commande que l’on veille à ne point prêter le flanc auxméchantes rumeurs et aux vils sous-entendus.

— Jeresterai donc, Messire, accepta promptement Garion.

— Bravegarçon, approuva le baron.

Puis il quittala pièce en silence, le regard quelque peu hanté.

— Ma damesouhaiterait-elle s’asseoir ? proposa Mandorallen, en indiquant à labaronne Nerina un banc sculpté placé à côté d’une fenêtre.

— Volontiers,acquiesça-t-elle. Notre voyage a été moult éprouvant.

— Il estbien long, le chemin qui mène d’ici à Vo Ebor, renchérit Mandorallen en prenantplace sur un autre banc. Les routes furent-elles clémentes à ma dame et à sonseigneur ?

— Peut-êtrepas tout à fait assez sèches pour que le voyage fût parfaitement agréable,précisa-t-elle.

Ils parlèrent unmoment des routes et du temps, assis non loin l’un de l’autre, mais passuffisamment près pour que, si quelqu’un venait à passer par la porte ouverte,il pût se méprendre sur la totale innocence de leur conversation. Pourtant, lesmessages qu’échangeaient leurs yeux étaient sensiblement plus intimes.Terriblement embarrassé, Garion affecta de regarder par une fenêtre, aprèss’être assuré qu’on le voyait bien de la porte.

Comme laconversation s’éternisait, les silences se faisaient de plus en plus longs etembarrassants, et Garion se tordait intérieurement de douleur à chaque fois,redoutant que, poussés à bout par leur amour sans espoir, Mandorallen ou DameNerina ne transgresse cette frontière non dite et ne laisse échapper le mot,la phrase ou le vocable qui provoqueraient la ruine de l’honneur et de ladignité, menant leur vie au désastre. Et pourtant, dans un petit coin de sonesprit, il aurait «donné n’importe quoi pour que ce mot, cette phrase ou cevocable soit enfin prononcé et que la flamme de leur amour s’embrase, aussibrièvement que ce soit.

C’est là, danscette petite chambre tranquille, baignée de lumière, que Garion franchit unesorte de ligne de .démarcation. Le ressentiment qu’il nourrissait à« l’encontre de Mandorallen, et qui lui avait été instillé par Lelldorin,avec ses préjugés sans nuance, finit par s’effriter et disparaître. Il se mit àéprouver pour le couple des sentiments puissants, qui n’étaient pas de la pitié— car ils n’auraient pas accepté de pitié —, mais plutôt de la compassion.Et surtout, il commençait à comprendre, bien qu’encore timidement et quoi qu’ily vît essentiellement la marque d’un égoïsme sans bornes, le sens de l’honneuret l’orgueil transcendant dans lesquels plongeaient les racines de la tragédiequi marquait le destin de l’Arendie depuis des siècles innombrables.

Pendant encoreune demi-heure peut-être, Mandorallen et Dame Nerina restèrent ainsi l’un prèsde l’autre, les yeux dans les yeux, échangeant à peine quelques paroles, tandisque Garion, au bord des larmes, montait près d’eux une garde vigilante. Et puisDurnik vint leur annoncer que tante Pol et sire Loup s’apprêtaient à partir.

Chapitre 12 : En Tolnédrie

Ils quittèrentla cité, escortés par un détachement d’une quarantaine de chevaliers en armurecommandé par le roi Korodullin en personne. Une fanfare de trompes de cuivresalua leur départ du haut des remparts de Vo Mimbre, et en jetant un coup d’œilpar-dessus son épaule, Garion crut reconnaître Dame Nerina debout sur le murd’enceinte, juste au-dessus du portail voûté, mais il n’aurait pu l’affirmer.La dame ne fit aucun signe de la main, et Mandorallen ne se retourna pas pourla regarder, mais c’est tout juste si Garion ne retint pas son souffle tout letemps qu’ils furent en vue de Vo Mimbre.

L’après-midiétait déjà bien entamé lorsqu’ils arrivèrent au gué qui permettait de traverserl’Arendie pour entrer en Tolnedrie. La rivière étincelait sous le soleil quibrillait de tous ses feux dans un ciel d’un bleu intense, et les bannièresmulticolores qui ornaient les lances des chevaliers de l’escorte claquaientdans le vent, au-dessus de leurs têtes. Garion éprouva un besoin éperdu, uneaspiration irrésistible, presque insoutenable, de traverser la rivière et delaisser derrière lui l’Arendie et les terribles événements qui s’y étaientdéroulés.

— Salut àToi et bonne route, ô vénérable Belgarath, déclara Korodullin, en s’arrêtant aubord de l’eau. Nous allons commencer nos préparatifs, ainsi que Tu nous l’asconseillé. L’Arendie sera prête. J’en atteste les Dieux.

— Je voustiendrai, quant à moi, régulièrement informé de l’avancement de notre quête,promit sire Loup.

— Nousferons également conduire une enquête sur les activités des Murgos àl’intérieur des frontières du royaume, annonça Korodullin. Si ce que nous aannoncé le noble Belgarath se révèle exact, et nous ne doutons pas que tel soitle cas, alors nous les ferons expulser d’Arendie jusqu’au dernier. Nous lestraquerons sans relâche, et ils ne connaîtront pas le repos sur la terred’Arendie. Nous ferons de leur vie un calvaire, un enfer perpétuel, pour prixde la discorde qu’ils auront tenté de semer parmi nos sujets.

— Voilà uneidée bien séduisante, répondit sire Loup avec un grand sourire. Les Murgos sontun peuple arrogant ; un peu d’affliction de temps à autre ne peut que leurenseigner l’humilité. Au revoir, Korodullin, dit-il en tendant la main aumonarque. J’espère que le monde se portera mieux lors de notre prochainerencontre.

— Nosprières iront dans ce sens, assura le jeune roi. Mais l’empire de Tolnedrie lesattendait de l’autre côté de la rivière ; alors sire Loup prit la tête dela colonne, et ils s’engagèrent dans les eaux frémissantes, tandis que, dansleur dos, les chevaliers mimbraïques les saluaient d’une ultime sonnerie detrompe.

En remontant surl’autre berge, Garion regarda autour de lui à la recherche de quelque chose quidifférenciât l’Arendie de la Tolnedrie, un changement dans le sol ou lavégétation, mais il n’y en avait apparemment aucun. Indifférente aux frontièresdes hommes, la terre continuait, inchangée.

A une demi-lieueenviron de la rivière, ils entrèrent dans la Futaie de Vordue, vaste étendueboisée, bien entretenue, qui partait de la mer et allait jusqu’au pied desmontagnes, à l’est. Une fois sous le couvert des arbres, ils s’arrêtèrent pourremettre leurs vêtements de voyage.

— Autantcontinuer à nous faire passer pour des marchands, décida sire Loup, enremettant avec une évidente satisfaction sa tunique rapiécée, d’un rougeéteint, et ses chaussures désassorties. Les Grolims ne se laisseront évidemmentpas abuser, mais ça fera l’affaire pour les Tolnedrains que nous rencontreronsen chemin. Nous réglerons le cas des Grolims d’une autre façon.

— Y a-t-iltrace du passage de l’Orbe ? gronda Barak en fourrant dans les ballots sacape de peau d’ours et son heaume.

— Un indiceou deux, confirma sire Loup avec un regard circulaire. Je dirais que Zedar estpassé par là il y a quelques semaines.

— Il ne mesemble pas que nous réduisions significativement l’écart, lâcha Silk en tirantsur son gilet de cuir.

— Au moins,nous ne nous laissons pas distancer. Bon, on y va ?

Ils se remirenten selle dans le soleil de l’après-midi et reprirent la Grand-routetolnedraine, qui coupait tout droit à travers la forêt. Au bout d’une lieue oudeux, la chaussée s’élargissait considérablement devant un bâtiment bas, auxmurs de pierre blanchis à la chaux, coiffé d’une toiture rouge, solidementplanté sur le bas-côté. Plusieurs soldats traînaient leur flemme auxalentours ; leurs armures et leur armement parurent à Garion moinsrutilants que ceux des légionnaires qu’il lui avait été donné de voirjusque-là.

— C’est unposte de douane, commenta Silk. Les Tolnedrains préfèrent les placer à unecertaine distance de la frontière pour ne pas se trouver impliqués dans lestrafics réguliers.

— Ceslégionnaires me semblent bien débraillés, observa Durnik d’un ton réprobateur.

— Ce nesont pas des légionnaires, expliqua Silk, mais des troupes locales au servicedes douanes. Ça fait une énorme différence.

— C’est ceque je vois, confirma Durnik.

Un soldat à lacuirasse rouillée s’avança sur la route, une courte lance à la main, et tenditle bras pour les arrêter.

— Inspectiondes douanes, déclara-t-il d’un ton las. Son Excellence va venir d’ici uninstant. Vous pouvez mettre vos chevaux par là, fit-il en indiquant une sorted’enclos, sur le côté du bâtiment.

— Desennuis en perspective ? demanda Mandorallen.

Le chevalier,qui avait enlevé son armure, portait maintenant la cotte de mailles et lesurcot avec lesquels il voyageait habituellement.

— Non,répondit Silk. L’agent des douanes va nous poser quelques questions, mais nousallons lui graisser la patte et il nous laissera repartir sans problème.

— Graisserla patte ? releva Durnik.

— Evidemment,commença Silk en haussant les épaules. Pourquoi les choses se passeraient-ellesautrement ici ? Mais il vaut mieux me laisser parler. J’ai l’habitude dece genre de formalités.

L’inspecteur desdouanes, un gaillard ventru, au crâne dégarni, sortit du bâtiment de pierre enépoussetant les miettes qui garnissaient le devant de sa robe brun-rouxceinturée à la taille.

— Bonaprès-midi, dit-il d’un ton carré.

— Bien lebonjour, Votre Excellence, répondit Silk avec une rapide courbette.

— Alors,qu’avons-nous là ? demanda l’agent en scrutant leur chargement d’un regardappréciateur, comme pour en jauger le contenu.

— Jem’appelle Radek de Boktor, répliqua Silk. Je suis un marchand drasnien. J’apportedu drap de laine sendarien à Tol Honeth.

Il ouvrit lehaut de l’un des paquets et en extirpa un coin de lainage gris.

— Voilà unbien honnête dessein, honorable marchand, commenta l’agent en palpant lelainage. L’hiver a été fort rigoureux, cette année, et les cours de la laineont considérablement monté.

Il y eut un breftintement et plusieurs pièces changèrent de main. L’agent des douanes se fenditalors d’un sourire, et sembla se décontracter.

— Je nevois pas l’utilité de vous faire ouvrir tout votre barda, concéda-t-il d’un tonamène. Il est évident que vous êtes l’intégrité même, mon brave Radek, et je nevoudrais pas vous retarder.

Silk s’inclina ànouveau.

— Avez-vousquelque chose de particulier à signaler sur le trajet qui nous attend, VotreExcellence ? questionna-t-il en refermant soigneusement le ballot. J’aiappris à me fier aux conseils du service des douanes.

— La routeest bonne, déclara l’agent avec un haussement d’épaules. Les légions yveillent.

— Bien sûr.Rien de spécial, où que ce soit ?

— Ilvaudrait peut-être mieux que vous ne vous mêliez pas trop à la population endescendant vers le sud, conseilla le corpulent personnage. Une certaineagitation politique se fait actuellement sentir en Tolnedrie. Mais je suis sûrque lorsque les gens verront que vous vaquez strictement à vos affaires, vousne serez pas importuné.

— Destroubles ? s’enquit Silk, en prenant l’air quelque peu préoccupé. C’est lapremière fois que j’en entends parler.

— C’est cefichu problème de succession qui perturbe un peu tout en ce moment.

— RanBorune serait-il malade ? s’étonna Silk.

— Non, lerassura le gros bonhomme. Il est vieux, voilà tout. Mais c’est un mal dont onne se remet jamais, et comme il n’a pas de fils pour lui succéder, la dynastieBorune s’éteindra avec lui, et les grandes familles ont déjà commencé àmanœuvrer pour occuper la place. Tout cela coûte horriblement cherévidemment ; or dès qu’il est question d’argent, les Tolnedrains que noussommes entrent en turbulence.

— Commetout un chacun, releva Silk, avec un petit rire. J’aurais peut-être intérêt àprendre des contacts dans le bon camp. A votre avis, quelle est à l’heureactuelle la famille la mieux placée dans la course ?

— Je penseque nous avons une nette avance sur tous les autres, répondit l’agent, d’un tonpassablement suffisant.

Nous ?

— LesVordueux. Ce sont de lointains parents à moi, par les femmes. Le grand-duc Kadorde Tol Vordue constitue le seul candidat possible pour le trône.

— Je necrois pas le connaître.

— C’est unhomme de qualité, reprit l’agent, non sans emphase. Un homme puissant,énergique, qui voit loin. Si le choix était basé sur le seul mérite, nul douteque le grand-duc Kador se verrait attribuer le trône par consentement général.Mais, hélas, la décision appartient à l’Assemblée consultative.

— Vraiment ?

— Vraiment,répéta amèrement le corpulent agent. Vous ne croiriez jamais combien ces hommesexigent en échange de leur voix, honorable Radek.

— C’est uneoccasion qui ne se représentera pas de sitôt pour eux, évidemment.

— Loin demoi l’idée de chipoter à qui que ce soit le droit à un honnêtedessous-de-table, pleurnicha le fonctionnaire, mais l’amour de l’argent a rendufous certains des membres du conseil. Quelle que soit la situation quej’occuperai dans le nouveau gouvernement, il me faudra des années pour regagnerce que j’ai déjà été obligé de donner. Et c’est la même chose d’un bout àl’autre de la Tolnedrie. Les honnêtes gens sont pris à la gorge par les impôtset toutes ces contributions exceptionnelles. Personne n’ose laisser passer uneliste sur laquelle il n’a pas son nom, et il en sort une tous les jours. Cesdépenses font le désespoir de tout le monde. On s’entre-tue dans les rues de TolHoneth.

— Ça va simal que ça ?

— C’estpire que tout ce que vous pouvez imaginer. Comme les Horbite n’ont pas lafortune nécessaire pour mener une véritable campagne, ils se sont mis àempoisonner les membres de l’Assemblée. Nous dépensons des millions pouracheter une voix, et le lendemain, notre homme s’écroule, raide mort, la figuretoute bleue. Ça me crucifie littéralement. Je n’ai pas assez de sang-froid pourfaire de la politique.

— Affreux,approuva Silk, d’un ton compatissant.

— Siseulement Ran Borune pouvait rendre le dernier soupir, se lamenta leTolnedrain, désespéré. Nous avons la situation bien en main pour l’instant,mais les Honeth sont plus riches que nous. Ils auraient les moyens d’acheter letrône à notre nez et à notre barbe ; il suffirait qu’ils se mettentd’accord sur un seul et même candidat. Et pendant ce temps-là, Ran Borune esttranquillement assis dans son palais, à gâter le sale petit monstre qui luisert de fille, et il est tellement entouré de gardes que ce n’est même pas lapeine d’essayer de convaincre un assassin de tenter quoi que ce soit. Il y ades moments où je me demande s’il mourra un jour.

— Patience,Votre Excellence, conseilla Silk. Plus grande est la souffrance, meilleureparaît, dit-on, la récompense finale.

Le Tolnedrainpoussa un soupir à fendre l’âme.

— Je seraidonc fabuleusement riche, un beau jour. Mais je ne vous ai que trop retardé,mon bon Radek. Je vous souhaite bonne route, et une vague de froid à Tol Honeth,pour faire encore monter le prix de vos lainages.

Silk s’inclinacourtoisement, se remit en selle, prit à nouveau la tête, et ils s’éloignèrentdu bureau de douanes au petit trot.

— Ça faitplaisir de retrouver cette bonne vieille Tolnedrie, avec son parfum detraîtrise, d’intrigue et de corruption ! s’exclama Silk, avecenthousiasme, une fois qu’ils furent hors de portée de voix.

— Tu asvraiment une sale mentalité, Silk, glissa Barak. Cet endroit est un vraicloaque.

— Bien sûr,et alors ? rétorqua en riant le petit homme à la tête de fouine. Au moins,comme ça, on ne s’ennuie pas. On ne s’ennuie jamais en Tolnedrie, Barak.

Ils arrivèrent àla tombée du jour près d’un petit village propret, et s’arrêtèrent pour la nuitdans une solide auberge bien tenue, où la nourriture était bonne et les lits,bien propres. Ils se levèrent tôt, le lendemain matin, et n’eurent pas plus tôtavalé le petit déjeuner que les sabots de leurs chevaux claquaient à nouveausur les dalles de la cour, puis sur les pavés de la route, dans la curieuselumière argentée que l’on voit juste avant le lever du soleil.

— Unendroit bien convenable, approuva Durnik, en jetant un coup d’œil circulairesur les maisons de pierres blanches, coiffées de toits de tuiles rouges. Tout al’air bien propre, bien ordonné.

— C’est lereflet de l’esprit tolnedrain, expliqua sire Loup. Ils ont vraiment le souci dudétail.

— Ce n’estpas un mauvais trait de caractère, observa Durnik.

Sire Loup étaitsur le point de lui répondre quand deux hommes en robe de bure surgirent, l’unpoursuivant l’autre, de l’ombre qui bordait la route.

— Attention !hurla celui qui se trouvait derrière. Il est devenu fou !

L’homme quicourait devant se tenait le crâne à deux mains, les yeux lui sortaient de latête, et son visage était tordu dans une expression d’horreur indicible. Commeil se précipitait droit sur lui, Garion leva instinctivement la main droitepour le repousser, tandis que son cheval faisait un violent écart. Au moment oùil effleurait de la paume le front de l’homme, il éprouva une curieuseimpression, un genre de picotement dans la main et dans le bras, comme sicelui-ci était soudain animé d’une force colossale, surhumaine, et son esprits’emplit d’un prodigieux rugissement. Les yeux du forcené se révulsèrent, et onaurait dit que Garion lui avait asséné un coup formidable, car il s’effondrasur les pavés de la route.

Puis Barakinsinua son cheval entre Garion et l’homme à terre.

— Qu’est-ceque c’est que cette histoire ? demanda-t-il au second homme en robe debure qui venait vers eux en courant.

— Nousvenons de Mar Terrin, répondit l’homme, à bout de souffle. Frère Obor nesupportait plus les fantômes, alors on m’a autorisé à le ramener chez luijusqu’à ce qu’il ait retrouvé ses esprits. Vous n’aviez pas besoin de cogner sifort, accusa-t-il en s’agenouillant auprès de l’homme à terre.

— Mais jen’ai rien fait, moi, protesta Garion. C’est à peine si je l’ai touché. Il a dûtomber en syncope.

— Il fautbien que vous l’ayez frappé, reprit le moine. Regardez sa figure.

Une vilainemarque rouge s’étendait sur le front de l’homme inconscient.

— Garion,dit tante Pol. Tu peux faire exactement ce que je vais te dire sans poser dequestions ?

— Sûrement,oui, répondit Garion en hochant la tête.

— Descendsde cheval. Approche-toi de l’homme qui est à terre et pose la paume de ta mainsur son front. Puis excuse-toi de l’avoir fait tomber.

— Vous êtessûre que c’est bien prudent, Polgara ? demanda Barak.

— Il n’y arien à craindre. Fais ce que je te dis, Garion. Garion approcha en hésitant del’homme évanoui, tendit la main et posa sa paume sur l’ecchymose.

— Je suisdésolé, déclara-t-il. Et j’espère que vous vous remettrez vite.

Il éprouva denouveau cette curieuse impression dans le bras, mais pas tout à fait comme lapremière fois.

Le regard del’homme s’éclaira, et il cligna les paupières à plusieurs reprises.

— Oùsuis-je ? murmura-t-il. Que s’est-il passé ?

Sa voix avaitl’air tout à fait normal, et la marque sur son front avait disparu.

— Tout vabien, maintenant, lui expliqua Garion, sans trop savoir pourquoi. Vous avez étémalade, mais ça va mieux, à présent.

— Viens,Garion, ordonna tante Pol. Son ami va s’occuper de lui.

Garion se remiten selle, une tempête sous le crâne.

— Unmiracle ! s’écria le second moine.

— Pas toutà fait, rectifia tante Pol. Le coup lui a rendu ses esprits, et voilà tout. Cesont des choses qui arrivent.

Mais elleéchangea avec sire Loup un regard qui en disait long ; il avait dû sepasser quelque chose, quelque chose de rigoureusement inattendu.

Ilss’éloignèrent, abandonnant les deux moines au beau milieu de la route.

— Ques’est-il passé ? demanda Durnik, l’air stupéfait.

— Polgara adû passer par Garion, expliqua sire Loup en haussant les épaules. Nous nepouvions pas faire autrement.

Mais Durnikn’avait pas l’air convaincu.

— Oh !cela n’arrive pas très souvent, continua sire Loup, car il n’est guère commoded’agir par l’intermédiaire de quelqu’un d’autre, comme cela ; seulement,il arrive parfois que nous n’ayons pas le choix.

— MaisGarion l’a guéri, objecta Durnik.

— C’est quele remède devait venir de la même main que le mal, Durnik, répondit tante Pol.Allons, ne posez pas tant de questions.

Mais la voixsèche qui s’éveillait dans la conscience de Garion refusait toutes cesexplications en bloc. Elle lui disait que personne n’était intervenu del’extérieur. Troublé, il examina la marque argentée qui lui couvrait la paumede la main. Elle n’était pas tout à fait comme avant. Il n’aurait su dire enquoi, mais il avait vraiment l’impression qu’elle était un peu changée.

— Arrêted’y penser, chéri, dit tranquillement tante Pol comme ils quittaient le villageet repartaient vers le sud, accompagnés par le chant des oiseaux qui saluaientle lever du jour. Ne t’inquiète pas. Je t’expliquerai tout ça plus tard.

Puis, elletendit le bras et lui replia fermement les doigts sur la paume de la main.

Chapitre 13

Il leur falluttrois jours pour traverser la Futaie de Vordue. Garion, qui n’avait pas oubliéles périls de la forêt arendaise, n’était pas tranquille au départ, et scrutaitavec angoisse les ombres qui s’étendaient sous les arbres ; mais vers lafin de la première journée, comme il ne s’était rien passé de spécial, il commençaà se détendre. Au contraire de sire Loup, qui semblait de plus en plusirritable au fur et à mesure qu’ils descendaient vers le sud.

— Ilsmijotent quelque chose, marmonnait-il. Je voudrais bien qu’ils montrent le boutdu nez. Je déteste avancer en regardant par-dessus mon épaule à chaque pascomme ça.

Garion n’eutguère l’occasion, pendant qu’ils étaient à cheval, de parler à tante Pol de cequi était arrivé au moine fou de Mar Terrin. On aurait presque dit qu’ellel’évitait délibérément ; et quand il réussit enfin à se rapprochersuffisamment d’elle pour lui poser des questions au sujet de l’incident, ellene lui fournit que des réponses vagues, peu propres à effacer le malaise quelui inspirait toute l’affaire.

Au matin dutroisième jour, ils sortirent du couvert des arbres et se retrouvèrent à l’airlibre, dans les labours. Contrairement à la plaine arendaise, où de vastesétendues de terre semblaient abandonnées aux mauvaises herbes, ici, le solfaisait l’objet d’une culture extensive, et tous les champs étaient entourés demurets de pierres. Il ne faisait pas encore très chaud, loin de là, mais lesoleil brillait de mille feux, et la glèbe riche et noire semblait n’attendreque d’être ensemencée. La grand-route était large et droite, et ils rencontrèrenten chemin de nombreux voyageurs avec lesquels ils échangeaient en général dessalutations de pure forme mais polies, et Garion commença à se sentir plus àl’aise. Le pays semblait décidément beaucoup trop civilisé pour le genre dedangers qu’ils avaient rencontrés en Arendie.

Vers le milieude l’après-midi, ils entrèrent dans une ville d’une certaine importance où desmarchands vêtus de manteaux multicolores les hélaient depuis les étals et leséventaires qui bordaient les rues, les adjurant de s’arrêter pour jeter aumoins un coup d’œil à leurs marchandises.

— Ils ontvraiment l’air désespérés de nous voir partir, observa Durnik.

— LesTolnedrains ne supportent pas de perdre un client, commenta Silk. Ils adorentl’argent.

Un incidentéclata tout à coup sur une petite place, un peu plus loin devant eux. Unedemi-douzaine de soldats mal rasés, d’une allure négligée, avaient abordé unhomme à l’air arrogant, en manteau vert sans manches, qui protestait avecvéhémence.

— Maislaissez-moi passer, enfin ! s’exclamait-il.

— On ajuste un mot à te dire, Lembor, rétorqua l’un des soldats, avec un rictusinquiétant.

C’était un grandgaillard efflanqué, défiguré, d’un côté, par une vilaine cicatrice.

— Quelidiot ! fit un passant, avec un rire gras. Lembor se prend pour un sigrand personnage maintenant qu’il se croit dispensé de prendre des précautions.

— Ils vontl’arrêter, ami ? s’enquit poliment Durnik.

— Ils ne legarderont sûrement pas longtemps, répondit sèchement le passant.

— Qu’est-cequ’ils vont lui faire ? demanda Durnik.

— La mêmechose que d’habitude.

— Etqu’est-ce qu’il se passe, d’habitude ?

— Regardez,vous verrez bien. Cet imbécile n’aurait jamais dû sortir sans ses gardes ducorps.

L’homme enmanteau vert était maintenant encerclé par les soldats, et deux d’entre eux leprenaient par les bras sans ménagements.

— Maislâchez-moi ! protestait Lembor. Qu’est-ce que vous faites, à la fin ?

— Allons,suis-nous sans faire d’histoires, Lembor, ordonna le soldat au visage balafré.Ne nous complique pas la tâche.

Ils commencèrentà l’entraîner dans une ruelle étroite.

— Al’aide ! glapissait Lembor, en se débattant désespérément.

L’un des soldatslui écrasa la bouche d’un coup de poing, et ils disparurent dans le passage. Onentendit un seul cri, bref, et les échos d’une courte lutte accompagnée deforce grognements, bientôt suivis d’un crissement horrible d’acier sur de l’os,puis quelqu’un exhala une longue plainte, et un ruisselet impétueux de sangvermeil se mit à sourdre au bout de l’allée pour se jeter dans le caniveau. Uneminute ou deux plus tard, les soldats ressortaient de la ruelle en essuyantleurs épées avec un grand sourire.

— Mais ilfaut faire quelque chose ! s’écria Garion, indigné et horrifié.

— Non,déclara abruptement Silk. La seule chose que nous ayons à faire, c’est de nousoccuper de nos oignons. Nous ne sommes pas là pour nous ingérer dans lesproblèmes de politique locale.

— Depolitique ? Tu appelles ça de la politique, toi ? protesta Garion.Mais c’était un meurtre délibéré ! On ne pourrait pas aller voir s’il esttoujours vivant, au moins ?

— Il y apeu de chances, railla Barak. On voit mal comment six hommes armés d’épéesauraient pu rater leur coup.

Une douzained’autres soldats, d’aussi piètre apparence que les premiers, se précipitèrentsur la place en mettant sabre au clair.

— Troptard, Rabbas, fit, avec un rire âpre, le soldat au visage balafré à l’attentiondu chef des nouveaux arrivants. Lembor n’a plus besoin de toi. Il vient d’êtreemporté par un mauvais cas de mort subite. J’ai bien l’impression que tu vas teretrouver sans travail.

Le dénomméRabbas s’arrêta net, puis une expression rusée, brutale, passa sur son visagesombre.

— Tu aspeut-être raison, Kragger, répondit-il d’une voix non moins âpre. Mais il sepourrait là encore que nous arrivions à faire un peu de place dans la garnison.Je suis sûr qu’Elgon serait ravi de renouveler un peu ses cadres.

Il se remit àavancer en balançant son épée devant lui d’un air menaçant.

Puis on entenditun bruit de course précipitée, et vingt légionnaires brandissant de courteslances firent irruption sur la place au pas de charge, sur deux colonnes. Leurscuirasses étaient étincelantes et toute leur tenue, rigoureusementirréprochable. Ils s’immobilisèrent entre les deux groupes de soldats, et leshommes de chacune des colonnes se tournèrent vers l’un des deux clans enabaissant leurs lances.

— Trèsbien, Rabbas, Kragger, ça suffit, ordonna d’un ton sans réplique le chef dudétachement. Videz les lieux immédiatement, tous les deux.

— Ce porc atué Lembor, sergent, protesta Rabbas.

— Quelleperte cruelle ! fit sans trop de sympathie le sergent. Maintenant,débarrassez-moi le plancher. Je ne veux pas d’incidents pendant mon service.

— Vousn’allez rien faire ? demanda Rabbas.

— Si,répondit le légionnaire. Je vais faire dégager la voie publique : fichezle camp d’ici.

Rabbas tournales talons d’un air morose en emmenant ses hommes.

— Ça vautaussi pour toi, Kragger, précisa le sergent.

— Mais biensûr, sergent, répliqua Kragger, avec un sourire mielleux. Nous étions justementsur le point de prendre congé.

Des huéess’élevèrent de la foule, comme les légionnaires cornaquaient les soldats àl’allure malpropre hors de la place. Le sergent jeta un regard menaçant sur lafoule, et les clameurs se turent instantanément.

Durnik fitentendre un sifflement aigu.

— Là, del’autre côté de la place, dit-il à sire Loup, dans un chuchotement rauque, ondirait Brill.

— Encorelui ? s’exclama sire Loup, d’un ton exaspéré. Mais comment fait-il pournous devancer constamment, comme ça ?

— Essayonsde savoir ce qu’il mijote, suggéra Silk, les yeux brillants.

— Il vanous reconnaître si nous tentons de le suivre, avertit Barak.

— Laissez-moifaire, décréta Silk en se laissant glisser à terre.

— Il nous avus ? demanda Garion.

— Je necrois pas, répondit Durnik. Il parle à ces hommes, là-bas. Il ne regarde paspar ici.

— Il y aune auberge près de la porte sud de la ville, dit très vite Silk, en retirantson gilet et en l’accrochant au pommeau de sa selle. Je vous y retrouveraid’ici une heure à peu près.

Puis le petithomme fit volte-face et se perdit dans la foule.

— Descendezde cheval, ordonna sire Loup, laconique. Nous allons les mener par la bride.

Ils mirent touspied à terre et, s’efforçant de rester derrière leurs chevaux pour que Brill neles vît pas, ils contournèrent l’angle de la place en longeant les bâtiments auplus près.

Garion jeta uncoup d’œil en passant dans la ruelle où Kragger et ses hommes avaient attiré àson corps défendant le malheureux Lembor. Il frissonna et détourna très vite leregard. Une masse informe recouverte d’un long gilet vert, sans manches, étaiteffondrée dans un coin de la sordide ruelle dont le sol pavé et les mursétaient abondamment maculés de sang.

Ils se rendirentcompte en quittant la place que la ville entière semblait prise de frénésie, etparfois de consternation.

— Lembor ?Vous avez dit Lembor ? s’exclamait, atterré, un marchand au visagecendreux, vêtu d’un manteau bleu. Ce n’est pas possible !

— C’est ungars qui a tout vu qui l’a dit à mon frère, répondait son interlocuteur, unsecond marchand, à l’air tout aussi ébranlé. Il a été attaqué en pleine rue parquarante soldats d’Elgon, qui lui ont donné l’estocade devant tout le monde.

— Qu’allons-nousdevenir ? demandait le premier homme, d’une voix tremblante.

— Vous, jene sais pas, mais en ce qui me concerne, je ne vais pas faire de vieux os ici.Maintenant que Lembor est mort, les soldats d’Elgon vont probablement essayerde nous régler notre compte à tous.

— Ilsn’oseraient tout de même pas.

— Et quiles en empêcherait ? Je rentre me barricader chez moi.

— Pourquoiavons-nous écouté Lembor ? gémit le premier marchand. Nous n’aurionsjamais dû nous mêler de tout ça.

— C’esttrop tard, maintenant, reprit l’autre. Moi, je vais me planquer. Il tourna lestalons et partit ventre à terre.

— Eh bien,dites donc, quand ils s’amusent, ceux-là, c’est pour de bon, observa Barak.

— Mais quefait donc la légion ? s’offusqua Mandorallen.

— Elleconserve une parfaite neutralité dans toutes ces affaires, expliqua sire Loup.Ça fait partir du serment des légionnaires.

L’auberge queSilk leur avait indiquée était un bâtiment carré, bien propre, entouré d’un murbas. Ils attachèrent leurs chevaux dans la cour et entrèrent dans la sallecommune baignée de soleil.

— Nousferions aussi bien de manger quelque chose, père, suggéra tante Pol en prenantplace à une table de chêne impeccablement cirée.

— J’étaisjuste en train de me dire que...

Sire Loup jetaun coup d’œil en direction de la porte.

— Je sais,répondit-elle. Mais je crois qu’il vaudrait mieux que nous mangions un morceauavant.

— Trèsbien, Pol, soupira sire Loup.

Le serveur leurapporta un plat de côtelettes fumantes et de grosses tranches de pain noircouvertes d’une épaisse couche de beurre. Garion avait l’estomac encore un peuretourné après le spectacle de la place, mais l’odeur des côtelettes eut tôtfait de le remettre d’aplomb. Ils avaient presque fini de manger quand un petithomme débraillé, en chemise de lin, tablier de cuir et chapeau râpé, entra etvint se vautrer sans cérémonie au bout de leur table. Son visage leur disaitvaguement quelque chose.

— Duvin ! brailla-t-il à l’adresse de l’aubergiste. Et à manger !

Il jeta un coupd’œil furtif sur la salle plongée dans la lumière dorée qui filtrait à traversles fenêtres aux vitres jaunes.

— Il y ad’autres tables, ô ami, dit froidement Mandorallen.

— C’estcelle-là que j’préfère, répliqua l’étranger, en les regardant à tour de rôle,avant d’éclater de rire.

Garion vit avecstupeur les traits de l’homme se relâcher, tandis que ses muscles semblaientglisser sous sa peau pour reprendre leur place habituelle. C’était Silk.

— Commentfais-tu ça ? demanda Barak, stupéfait. Silk lui dédia un large sourire,puis tendit les mains et se frotta les joues du bout des doigts.

— A forcede concentration, Barak. De concentration et de beaucoup de pratique. Mais çafinit par faire un peu mal aux joues, à force.

— Ça doitêtre utile dans certaines circonstances, j’imagine, commenta Hettar, d’un tonun peu narquois.

— Surtoutpour un espion, renchérit Barak. Silk inclina plaisamment la tête.

— Où as-tupris ces vêtements ? s’étonna Durnik.

— Je les aitrouvés, répondit Silk avec un haussement d’épaules, en retirant son tablier.

— Trouvés,hein ? Bon, et Brill, dans tout ça : qu’est-ce qu’il fabriqueici ? demanda sire Loup.

— Il sèmela zizanie, comme d’habitude. Il raconte à qui veut l’entendre qu’un Murgo dunom d’Asharak propose une récompense pour toute information nous concernant. Ildonne de vous une excellent description, mon cher. Guère flatteuse, mais trèsprécise.

— Ilcommence à m’agacer, cet Asharak, déclara tante Pol. Il va falloir que nousnous occupions de son cas.

— Ce n’estpas tout, reprit Silk en s’attaquant à l’une des côtelettes. Brill racontepartout que nous avons enlevé Garion, que c’est le fils d’Asharak, et qu’iloffre une énorme récompense à celui qui lui ramènera son précieux rejeton.

— Garion ?releva brutalement tante Pol, d’un ton âpre.

Silk hocha latête.

— Il citeun chiffre très motivant, avec plein de zéros. Il fit main basse sur un morceaude pain.

— Pourquoimoi ? se récria Garion, à qui cette nouvelle avait donné un coup au cœur.

— Pour nousretarder, conjectura sire Loup. Quel qu’il soit, Asharak sait que Polgara nerepartirait pas tant qu’elle ne t’aurait pas retrouvé. Et nous non plus,probablement. Ce qui donnerait à Zedar le temps de prendre du champ.

— Mais quiest au juste cet Asharak ? s’informa Hettar, en plissant les yeux.

— UnGrolim, sans doute, répondit sire Loup. Son rayon d’action est décidément unpeu trop vaste pour qu’il ne s’agisse que d’un simple Murgo.

— Quelleest la différence ? s’enquit Durnik.

— Il n’y ena pas, justement. Ils se ressemblent énormément. Ce sont deux peuplades distinctes,mais très proches l’une de l’autre ; beaucoup plus que de n’importe quelleautre tribu angarak. Tout le monde peut distinguer un Nadrak d’un Thull, ou unThull d’un Mallorien, mais il est impossible de reconnaître un Murgo d’unGrolim.

— Je n’aijamais eu aucun problème, rétorqua tante Pol. Ils n’ont pas du tout la mêmementalité.

— Ça vabeaucoup simplifier les choses, commenta Barak, d’un ton sarcastique. Nousn’aurons qu’à fendre le crâne de tous les Murgos que nous rencontrerons enchemin, comme ça vous pourrez nous apprendre à différencier ce qu’ils ont dansla tête.

— Vousfréquentez décidément beaucoup trop Silk, ces temps-ci, décréta tante Pol, d’unton acide. Il commence à déteindre sur vous.

Barak regardaSilk et lui fit un clin d’œil.

— Si vousavez fini, nous pourrions peut-être essayer de quitter la ville sans nous fairerepérer, suggéra sire Loup. Y a-t-il un moyen de partir d’icidiscrètement ? demanda-t-il à Silk.

— Evidemment,répondit Silk, la bouche pleine.

— Un moyenque vous connaissez bien ?

— Je vousen prie ! s’offusqua Silk. Bien sûr que je le connais bien.

— Passons,concéda sire Loup.

La ruelle queSilk leur fit emprunter était étroite, déserte, et particulièrementnauséabonde, mais elle les amena directement à la porte sud de la ville, et ilsse retrouvèrent bientôt sur la grand-route.

— Autantmettre tout de suite quelques lieues entre eux et nous, déclara sire Loup.

Il enfonça sestalons dans les flancs de son cheval et partit au galop. Ils chevauchèrentjusque bien après la tombée du jour. Une lune goitreuse et malsaine s’étaitélevée au-dessus de l’horizon, emplissant la nuit d’une lueur cendrée quisemblait décolorer toute chose, lorsque sire Loup s’arrêta enfin.

— Nousn’avons pas vraiment besoin de passer toute la nuit à cheval, dit-il. Quittonsla route, nous allons prendre quelques heures de repos et nous repartirons tôtdemain matin. Je voudrais bien garder un peu d’avance sur Brill, cette fois, sipossible.

— Quedites-vous de ça ? suggéra Durnik en tendant le doigt vers un petitbosquet qui gravait sa silhouette noire dans la lumière blafarde, non loin dela route.

— Ça ira,décréta sire loup. Nous n’aurons pas besoin de faire du feu.

Ils menèrent leschevaux sous le couvert des arbres et tirèrent leurs couvertures de leurpaquetage. Le clair de lune s’insinuait entre les arbres, marbrant le soljonché de feuilles mortes. Garion trouva un endroit qu’il jugea du bout du piedà peu près plat, s’entortilla dans sa couverture, se tourna et se retourna unmoment, puis finit par s’endormir.

Il se réveillaen sursaut, aveuglé par une demi-douzaine de torches, la poitrine écrasée sousune grosse botte, le bout d’une lame appuyé sur la gorge.

— Quepersonne ne bouge ! ordonna une voix rauque. Le premier qui lève le petitdoigt est un homme mort !

Garion se raiditde peur et la pointe de l’épée lui entra cruellement dans la chair. Il tournala tête d’un côté puis de l’autre et constata que tous ses amis étaientimmobilisés comme lui. Il avait fallu deux soldats pour maîtriser Durnik, quiétait de garde, et à qui les hommes à l’air farouche avaient fourré un bout dechiffon dans la bouche.

— Qu’est-ceque ça veut dire ? demanda Silk aux soldats.

— Vousn’allez pas tarder à le savoir, répondit leur chef. Prenez leurs armes.

Il fit un geste,et Garion vit qu’il lui manquait un doigt à la main droite.

— Il doit yavoir une erreur quelque part, protesta Silk. Je suis Radek de Boktor, unmarchand, et nous n’avons rien fait de mal, mes amis ni moi-même.

— Debout !commanda le soldat à quatre doigts, indifférent aux protestations du petithomme. Si l’un de vous tente quoi que ce soit, on tue tous les autres.

Silk se leva etenfonça son chapeau sur sa tête.

— Vousallez le regretter, capitaine, déclara-t-il. J’ai des amis haut placés en Tolnedrie.

— Ça ne mefait ni chaud ni froid, rétorqua le soldat en haussant les épaules. Je suis auxordres du comte Dravor. C’est lui qui m’a dit de vous amener à lui.

— Trèsbien. Allons donc voir ce comte Dravor et tirons cette affaire au clairimmédiatement. Vous n’avez pas besoin d’agiter vos épées comme ça, vous savez.Nous vous suivrons bien gentiment. Personne n’a l’intention de faire quoi quece soit qui puisse vous irriter.

Le soldat àquatre doigts se rembrunit visiblement à la lueur de la torche.

— Je n’aimepas beaucoup le ton sur lequel vous me parlez, marchand.

— Vousn’êtes pas payé pour aimer le ton que je prends, mon brave, riposta Silk. Vousêtes payé pour nous escorter auprès du comte Dravor. Et si nous y allions toutde suite ? Plus vite nous serons devant lui, plus vite je pourrai lui direce que je pense de vos manières.

— Prenezleurs chevaux, grommela le soldat. Garion s’était rapproché de tante Pol.

— Tu nepeux rien faire ? demanda-t-il tout bas.

— Silence !aboya le soldat qui l’avait fait prisonnier. Garion se tut, réduit àl’impuissance par l’épée braquée sur sa poitrine.

Chapitre 14

Ils suivirent, àune allure modérée, l’allée incurvée, semée de gravier blanc, qui menait à lademeure du comte Dravor. C’était une grande maison blanche posée au centred’une vaste pelouse garnie, de chaque côté, de haies soigneusement taillées etde massifs de fleurs tirés au cordeau, dont la lune, qui était maintenant justeau-dessus de leurs têtes, leur permettait d’apprécier les moindres détails.

Les soldats leurfirent mettre pied à terre dans une cour située entre le jardin et le mur ouestde la résidence, puis on les poussa à l’intérieur sans ménagements, le longd’un interminable couloir qui menait à une lourde porte de bois ciré.

Ils entrèrent dansune salle somptueusement meublée, au centre de laquelle un homme efflanquéétait avachi dans un fauteuil. Il portait un manteau sans manches, rose pâle,froissé et pas très propre, garni à l’ourlet et autour des emmanchures d’unebordure argent qui indiquait son rang. En les voyant entrer, le comte Dravoresquissa un sourire avenant, presque rêveur, et leva sur eux le regard vague deses yeux soulignés de lourdes poches.

— Et quisont ces invités ? demanda-t-il, d’une voix pâteuse, à peine audible.

— Lesprisonniers, Messire, expliqua le soldat aux quatre doigts. Ceux dont vous avezordonné l’arrestation.

— Parce quej’ai fait arrêter des gens ? articula péniblement le comte. Je n’enreviens pas d’avoir fait une chose pareille. J’espère ne pas vous avoir causéde désagrément, mes amis.

— Nousavons été un peu surpris, voilà tout, répondit prudemment Silk.

— Je medemande bien pourquoi j’ai fait ça, s’interrogea le comte. J’avais sûrement uneraison. Je ne fais jamais rien sans raison, n’est-ce pas ? Qu’avez-vousfait de mal ?

— Nousn’avons rien fait de mal, Messire, lui assura Silk.

— Alorspourquoi vous ai-je fait arrêter ? Il doit y avoir un malentendu.

— C’estaussi ce que nous nous disions, Messire.

— Eh bien,je suis heureux que nous ayons éclairci cette énigme, révéla le comte, toutheureux. Je peux peut-être vous retenir à dîner ?

— Nousavons déjà dîné, Messire.

— Oh !J’ai si peu de visiteurs...

Le visage ducomte s’allongea sous l’effet de la déception.

— Peut-êtrevotre intendant, Y’diss, se rappellera-t-il la raison pour laquelle ces gensont été appréhendés, Messire, suggéra le soldat aux quatre doigts.

— Mais biensûr, s’exclama le comte. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Y’diss sesouvient toujours de tout. Faites-le mander d’urgence.

— Oui,Messire.

Le soldats’inclina devant lui et adressa un signe de tête péremptoire à l’un de seshommes.

Quelquesinstants plus tard, instants que le comte Dravor passa à jouer d’un air rêveuravec les plis de son manteau, tout en fredonnant un air sans suite, une portes’ouvrit au bout de la salle, devant un homme vêtu d’une robe chatoyante, ornéede broderies compliquées. Son visage reflétait une sensualité grossière et ilavait la tête rasée.

— Vousvouliez me voir, Messire ? demanda-t-il d’une voix râpeuse, presquesifflante.

— Ah,Y’diss, fit le comte Dravor, l’air réjoui. Je suis ravi que vous ayez pu vousjoindre à nous.

— Tout leplaisir de vous servir est pour moi, Messire, répliqua l’intendant avec unecourbette sinueuse.

— Je medemandais pourquoi j’avais demandé à nos amis de s’arrêter chez nous. J’ai dûoublier. Vous en souviendriez-vous, par bonheur ?

— C’est unepetite affaire de rien du tout, Messire. Je puis aisément m’en charger pourvous. Il faut que vous vous reposiez. Vous ne devez pas vous fatiguer, voussavez bien.

— Maintenantque vous me le dites, je me sens un peu las, en effet, Y’diss, repartit lecomte en se passant la main sur le visage. Vous pourrez peut-être vous occuperde nos invités pendant que je me repose un peu.

— Assurément,Messire, fit Y’diss avec une nouvelle courbette.

Le comte seretourna et s’endormit presque aussitôt dans son fauteuil.

— Le comten’est pas très en forme, commenta Y’diss avec un sourire onctueux. Il ne quitteplus son fauteuil, ces temps-ci. Ne restons pas ici, nous allons le déranger.

— Je nesuis qu’un marchand drasnien, Votre Grâce, reprit Silk. Et voici mes serviteurs— ainsi que ma sœur, ici présente. Nous ne comprenons rien à tout ceci.

Y’diss éclata derire.

— Pourquoipersister dans cette absurde imposture, Prince Kheldar ? Je vous aireconnu. Je vous connais tous, d’ailleurs, ainsi que la nature de votremission.

— En quoipouvons-nous t’intéresser, Nyissien ? demanda sire Loup, d’un ton glacial.

— Je sersma maîtresse, l’Eternelle Salmissra, répondit Y’diss.

— LaFemme-Serpent serait-elle l’instrument des Grolims, maintenant ? émittante Pol. Ou s’incline-t-elle devant la volonté de Zedar ?

— Ma Reinene s’incline devant aucun homme, Polgara, dénia Y’diss, d’un ton méprisant.

— Vraiment ?railla tante Pol en haussant un sourcil. Je m’étonne, dans ce cas, de trouverl’un de ses serviteurs en train de danser au son du fifre des Grolims.

— Je n’airien à voir avec les Grolims, objecta Y’diss. Ils fouillent toute la Tolnedrieà votre recherche, mais c’est moi qui vous ai retrouvés.

— Trouvern’est pas garder, Y’diss, énonça calmement sire Loup. Et si tu nous disaisplutôt de quoi il retourne ?

— Je nevous dirai que ce que j’ai envie de vous dire, Belgarath.

— En voilàassez, père, dit tante Pol. Je ne crois vraiment pas que nous ayons le temps dejouer aux devinettes avec des Nyissiens.

— A votreplace, je ne ferais pas ça, Polgara, l’avertit Y’diss. Je sais tout sur vospouvoirs. Levez une main, me seule, et mes soldats tueront vos amis.

Garion se sentitbrutalement empoigné par derrière, et on lui appuya fermement une lame sur lagorge.

Les yeux detante Pol se mirent subitement à jeter des flammes.

— Tut’aventures en terrain dangereux !

— Je nepense pas qu’il soit utile d’échanger des menaces, dit sire Loup. J’en déduisdonc que tu n’as pas l’intention de nous remettre entre les mains des Grolims.

— LesGrolims n’ont aucun intérêt pour moi, siffla Y’diss. Ma reine m’a ordonné devous remettre entre ses mains à Sthiss Tor.

— En quoicette affaire intéresse-t-elle Salmissra ? S’enquit sire Loup. Elle n’arien à voir là-dedans.

— Je luilaisse le soin de vous expliquer tout cela elle-même, quand vous arriverez àSthiss Tor. Entretemps, j’aimerais bien que vous me racontiez certaines petiteschoses.

— Je douteque Tu remportes grand succès en ce domaine, déclara Mandorallen, non sansraideur. Il n’entre point dans nos habitudes de discuter d’affaires privéesavec des étrangers aux manières déplorables.

— Et jepense, moi, que vous vous trompez, mon cher baron, répliqua Y’diss avec unsourire polaire. Les caves de cette maison sont profondes, et ce qui s’y passepeut être fort déplaisant. Mes serviteurs disposent d’un immense doigté dansl’application de tortures exquisément persuasives.

— Je necrains pas Tes tourments, Nyissien, décréta Mandorallen, avec un méprisécrasant.

— Non, jeveux bien croire que non, en effet. Pour avoir peur, il faut de l’imagination,et vous n’êtes pas suffisamment intelligents, vous autres Arendais, pour avoirde l’imagination. Toutefois, la souffrance affaiblira votre volonté — touten procurant une saine distraction à mes serviteurs. Il n’est pas facile detrouver de bons tourmenteurs, et ils ont tendance à sombrer dans la morosité sion ne les laisse pas exercer leur art. Je suis sûr que vous me comprenez.Ensuite, lorsque vous aurez tous eu l’occasion de faire un ou deux séjours chezeux, nous essaierons autre chose. La Nyissie abonde en racines, en feuilles eten curieuses petites baies aux propriétés étonnantes. Chose étrange, la plupartdes hommes préfèrent la roue ou le chevalet à mes petites décoctions, déclaraY’diss en éclatant d’un rire sans joie, affreux à entendre. Mais nousreparlerons de tout ceci quand je me serai occupé du coucher du comte. Pour lemoment, les gardes vont vous emmener en bas, à un endroit que j’ai spécialementpréparé à votre intention.

Le comte Dravors’ébroua et les regarda d’un air égaré.

— Nos amiss’en vont déjà ? demanda-t-il.

— Oui,Messire, répondit Y’diss.

— Trèsbien, donc, dit-il en ébauchant un sourire. Eh bien, adieu, chers amis.J’espère que vous reviendrez un jour, que nous puissions poursuivre cettedélicieuse conversation.

On emmena Gariondans une cellule humide et visqueuse, qui sentait les égouts et la pourriture.Mais le pire de tout, c’était l’obscurité. Il se blottit contre la porte de fertandis que les ténèbres s’appesantissaient sur lui, presque palpables. D’uncoin de la cellule émanaient de petits grattements et des bruits furtifs, commed’une fuite éperdue, qui évoquaient des rats. Il s’efforça de rester le plusprès possible de la porte. De l’eau gouttait quelque part, et il commençait àavoir la gorge sèche.

Il était plongédans le noir, mais pas dans le silence. Des bruits de chaînes et desgémissements se faisaient entendre dans une cellule voisine. Plus loin, c’étaitun rire dément, un ricanement insensé qui se répétait sans trêve, encore etencore, interminablement renouvelé.

Puis quelqu’unpoussa un cri aigu, déchirant, qui faisait froid dans le dos, et de nouveau unautre. Garion se recroquevilla contre les pierres gluantes du mur, imaginantaussitôt toutes sortes de tortures susceptibles d’expliquer ces hurlementsd’agonie.

Le tempss’abolissait dans un tel endroit, et il aurait été bien incapable de dire combiend’heures il était resté pelotonné dans le coin de sa cellule, solitaire etdésolé, lorsqu’il prit conscience d’un petit bruit de râpe et d’un cliquetismétallique qui semblait venir de la porte contre laquelle il était appuyé. Ils’écarta précipitamment, trébuchant sur le sol inégal de sa cellule, pourchercher refuge du côté du mur opposé.

— Allez-vous-en !s’écria-t-il.

— Ne criepas comme ça ! chuchota Silk, derrière la porte.

— C’esttoi, Silk ? demanda Garion qui, pour un peu, se serait mis à sangloter desoulagement.

— Pourquoi ?Tu attendais quelqu’un d’autre ?

— Commentas-tu réussi à te libérer ?

— Arrête unpeu de bavarder, tu veux ? fit Silk entre ses dents. Satanée cochonneriede rouille ! jura-t-il, avant de pousser un grognement, auquel la porterépondit par un déclic doublé d’un raclement. Ah ! tout de même !s’exclama-t-il, tandis que la porte de la cellule s’ouvrait en grinçant, et quela lueur vacillante des torches s’insinuait à l’intérieur. Viens, murmura-t-il.Dépêchons-nous.

Garion surgit desa cellule comme un diable de sa boîte. Tante Pol attendait à quelques pas delà, dans le sinistre corridor de pierre. Garion s’approcha d’elle en silence.Elle le regarda gravement l’espace d’un instant et l’entoura de ses bras. Ilsn’échangèrent pas un mot.

Mais Silks’activait déjà sur une autre porte, le visage luisant de sueur. La serrurelâcha prise avec un claquement et la porte tourna sur ses gonds mangés derouille, rendant sa liberté à Hettar.

— Jevoudrais bien savoir ce qui vous a pris tout ce temps, demanda-t-il à Silk.

— Larouille ! cracha Silk, tout bas. Les geôliers de cet endroit mériteraientla bastonnade pour avoir laissé les serrures s’abîmer comme ça.

— Vous nepensez pas que nous pourrions nous presser un peu ? suggéra Barak, quimontait la garde un peu plus loin.

— Tu veuxle faire, peut-être ? rétorqua Silk.

— Dépêchez-vous,je vous en prie. Ce n’est vraiment pas le moment de nous disputer, dit tantePol en pliant sa cape bleue sur son bras d’un air pincé.

Silk s’approchade la porte suivante en ronchonnant.

— Vous nepouvez pas arrêter de jacasser deux minutes ? demanda fraîchement sireLoup, en sortant — le dernier — de sa cellule. On se croiraitvraiment dans un nichoir à perruches, ici.

— Le princeKheldar n’a pu s’empêcher de faire des observations sur l’état de conservationdes serrures, dit légèrement Mandorallen.

Silk lui jeta unregard noir et, prenant la tête de la colonne, les mena vers le bout du couloirau plafond noirci par la flamme fuligineuse des torches.

— Attention,chuchota Mandorallen d’un ton impérieux. Un garde !

Un barbu enjustaucorps de cuir ronflait, assis par terre, le dos appuyé au mur du couloir.

— On essaiede passer sans le déranger ? suggéra Durnik dans un souffle.

— Il nerisque pas de se réveiller avant plusieurs heures, gronda Barak d’un tonsinistre.

La grosse bosseviolette sur le côté de la tête du garde en disait plus long qu’un discours.

— Il apeut-être des collègues, vous ne croyez pas ? demanda Mandorallen, ens’assouplissant les doigts d’un air significatif.

— Il enavait quelques-uns, en effet, répondit Barak. Ils sont aussi au pays des rêves.

— Alorssortons d’ici, déclara sire Loup.

— Nousemmenons Y’diss avec nous, n’est-ce pas ? intervint tante Pol.

— Pour quoifaire ?

— J’aimeraisbien avoir une petite conversation avec lui. Enfin, pas si petite que ça,réflexion faite.

— Pas lapeine de perdre notre temps, objecta sire Loup. Salmissra est mouillée jusqu’aucou dans cette affaire. Nous n’avons pas vraiment besoin d’en savoir davantage.Au fond, ses motifs ne m’intéressent pas. Sortons de là aussi discrètement quepossible, c’est tout.

Ils passèrenttout doucement devant le garde qui ronflait et tournèrent dans un autre couloirqu’ils empruntèrent tout aussi silencieusement.

— Il estmort ? fit, scandaleusement fort, une voix qui s’élevait de l’autre côtéd’une porte munie de barreaux de fer derrière laquelle brillait une lueurrougeoyante, sinistre.

— Non,répondit une autre voix. Juste évanoui. Tu as appuyé trop fort. Il faut exercerune pression régulière et éviter d’infliger des secousses au levier ;autrement, ils tombent dans les pommes, et tout est à recommencer.

— C’estbeaucoup plus dur que je ne pensais, pleurnicha la première voix.

— Tu net’en sors pas si mal, reprit la seconde voix. Ce n’est pas si simple, lechevalet. Pense simplement à appuyer régulièrement sur le levier, sans à-coups,parce que quand ils ont les bras qui sortent des articulations, généralement,ils meurent.

Le visage detante Pol se crispa et ses yeux se mirent à jeter des éclairs. Elle fit unpetit geste et murmura quelque chose. Un son étouffé se fit brièvement entendredans l’esprit de Garion.

— Tu sais,gémit la première voix, d’un ton las, je ne me sens pas très bien, tout d’uncoup.

— Maintenantque tu me le dis, je suis un peu patraque, moi aussi, renchérit la secondevoix. Tu n’as pas trouvé que la viande de ce soir avait un drôle de goût ?

— Non, jen’ai rien remarqué. Il y eut un long silence.

— Je nesais pas ce que j’ai, mais je ne suis vraiment pas en forme, ce soir.

Ils passèrent entapinois devant la grille, et Garion évita soigneusement de regarder derrière.Le couloir était fermé, au bout, par une solide porte de chêne massif, bardéede fer. Silk passa ses doigts autour de la poignée.

— Elle estverrouillée de l’extérieur, dit-il.

— On vient,s’exclama Hettar.

Des pas lourdsretentissaient sur les marches de pierre, de l’autre côté de la porte, puis unbruit de voix et un rire enroué se firent entendre.

Sire Loup sedirigea rapidement vers la porte d’une cellule voisine et effleura du bout desdoigts la serrure rouillée qui s’ouvrit en douceur, avec un claquementassourdi.

— Par ici,souffla-t-il.

Ils seprécipitèrent tous dans la cellule. Sire Loup referma la porte sur eux.

— Lorsquenous aurons un peu de temps, j’aurai deux mots à vous dire, vous, grommelaSilk.

— Vousaviez l’air de si bien vous amuser avec toutes ces serrures ; je n’ai pasvoulu vous gâcher le plaisir, fit sire Loup, d’une voix melliflue. Allons,trêve de plaisanteries : il va falloir que nous réglions leur compte à ceshommes avant qu’ils ne s’aperçoivent que nos cellules sont vides et n’ameutenttoute la maisonnée.

— Nousdevrions pouvoir y arriver, assura Barak, confiant.

Quelquessecondes passèrent.

— Ilsouvrent la porte, chuchota Durnik.

— Combiensont-ils ? demanda Mandorallen.

— Je nesais pas.

— Huit,répondit tante Pol, avec assurance.

— Bon,décida Barak. Nous allons les laisser passer et les prendre à revers. Unhurlement ou deux n’auront pas d’importance dans un endroit comme celui-ci,mais ne faisons pas trop durer les réjouissances tout de même.

Ils attendirent,tendus, dans l’obscurité de la cellule.

— Y’dissdit que ça n’a pas d’importance s’il en meurt quelques-uns au cours de l’interrogatoire,pérorait l’un des hommes dans le couloir. Les seuls qui doivent absolumentrester en vie sont le vieillard, la femme et le gamin.

— Tuons legrand barbu aux moustaches rouges, alors, suggéra une autre voix. Il a l’aird’être du genre à faire des histoires, et il est probablement trop stupide poursavoir quoi que ce soit, de toute façon.

— Celui-là,vous me le gardez, souffla Barak.

Les hommespassèrent devant leur cellule.

— Allons-y,fit Barak.

La lutte futbrève, mais sans merci. Ils s’abattirent sur leurs geôliers, surpris, et uncombat acharné s’engagea. Trois hommes restèrent sur le carreau avant d’avoircompris ce qui leur arrivait. Un quatrième étouffa un cri de surprise, réussità échapper à la mêlée et à repartir en courant vers l’escalier. Sans réfléchir,Garion plongea devant lui, roula sur lui-même, lui attrapa les pieds et le fittomber. Le garde s’écroula, tenta de se relever, puis s’effondra à nouveaucomme une poupée de chiffon, Silk lui ayant asséné un joli coup bien proprejuste sous l’oreille.

— Tout vabien ? demanda Silk.

Garion s’extirpatant bien que mal de sous le geôlier inconscient et se releva, mais le combatavait déjà presque cessé, faute de combattants. Durnik frappait la tête d’ungros bonhomme contre le mur, tandis que Barak balançait son poing dans lafigure d’un second. Mandorallen en étranglait un troisième, et Hettar encoursait un quatrième, les bras tendus devant lui. L’homme, qui ouvrait degrands yeux affolés, ne poussa qu’un seul cri quand les mains se refermèrentsur lui. Alors le grand Algarois se redressa, tourna sur lui-même et projeta legarde contre le mur de pierre avec une force terrifiante. On entendit un bruitatroce d’os fracassés, et l’homme devint tout mou.

— Ça,c’était une belle petite bagarre, fit Barak en se frottant les jointures.

— Trèsdistrayante, confirma Hettar en laissant retomber le corps ramolli sur le sol.

— Vous avezfini ? demanda Silk d’une voix rauque, depuis la porte qui donnait surl’escalier.

— Presque,répondit Barak. Tu veux un coup de main, Durnik ?

Durnik soulevale menton du gros bonhomme et examina ses yeux vides d’un air critique. Puis ilfrappa encore une fois, par prudence, la tête du geôlier contre le mur avant dele laisser retomber.

— On yva ? proposa Hettar.

— Nousn’avons plus rien à faire ici, acquiesça Barak, en jetant un coup d’œilappréciateur au couloir jonché de corps.

— La porten’est pas fermée, en haut, annonça Silk lorsqu’ils le rejoignirent. Et lecouloir de l’autre côté est désert. Tout le monde a l’air de dormir dans lamaison, mais ne faisons pas de bruit quand même.

Ils montèrentl’escalier en silence, sur ses talons, puis il s’arrêta un instant à la porte.

— Attendez-moilà, chuchota-t-il.

Il disparut,aussi silencieusement qu’un chat. Après ce qui leur sembla un long moment, ilrevint avec les armes que les soldats leur avaient prises.

— Je mesuis dit que nous pouvions toujours en avoir besoin.

Garion se sentitbien mieux après avoir ceint son épée.

— Allez,cette fois on y va, dit Silk.

Il leur fitsuivre un couloir, au bout duquel ils tournèrent.

— Je croisque j’aimerais bien un peu de la verte, Y’diss, ânonna la voix du comte Dravor,derrière une porte entrebâillée.

— Certainement,Messire, répondit Y’diss de sa voix rauque, sibilante.

— La verten’a pas bon goût, poursuivit le comte Dravor, d’une voix endormie, mais elledonne de si beaux rêves. La rouge est meilleure, mais je ne fais pas de songesaussi agréables avec.

— Vousserez bientôt prêt pour la bleue, Messire, promit Y’diss. Et puis la jaune, etenfin la noire. La noire est la meilleure de toutes.

Ils entendirentun petit claquement, puis le bruit d’un liquide coulant dans un verre.

Silk les fitpasser, sur la pointe des pieds, devant l’entrebâillement. La serrure de laporte qui donnait au dehors céda rapidement à son habileté, et ils seglissèrent tous dans l’air nocturne, baigné par la lune et qui sentait bon. Lesétoiles scintillaient au-dessus de leurs têtes.

— Je vaischercher les chevaux, dit Hettar.

— Allezavec lui, Mandorallen, conseilla sire Loup. Nous vous attendons ici.

Il tendit ledoigt vers le jardin hanté par les ombres.

Les deux hommesdisparurent au coin de la maison, et le reste de la troupe suivit sire Loupdans l’ombre menaçante de la haie qui entourait le jardin du comte Dravor.

Ils attendirent.La nuit était fraîche, et Garion eut un frisson. Puis il y eut le cliquetisd’un sabot effleurant une pierre et Hettar et Mandorallen revinrent, menant leschevaux par la bride.

— Nousferions mieux de nous dépêcher, déclara sire Loup. Dès que Dravor sera endormi,Y’diss ira faire un tour aux oubliettes et il ne lui faudra pas deux minutespour s’apercevoir que nous lui avons faussé compagnie. Prenez les chevaux parla bride. Eloignons-nous un peu de la maison avant de commencer à faire dubruit. Ils traversèrent le jardin baigné par les rayons de la lune en guidantleurs chevaux derrière eux, puis lorsqu’ils furent sur la pelouse, ils semirent en selle sans faire de bruit.

— Nousferions mieux de nous dépêcher, suggéra tante Pol en jetant un coup d’œilderrière elle, en direction de la maison.

— Je nousai assuré d’un petit peu de temps avant de partir, fit Silk avec un léger rire.

— Qu’est-ceque tu as encore inventé ? demanda Barak.

— En allantrécupérer nos armes, j’ai mis le feu aux cuisines, déclara Silk avec un petitair très sainte nitouche. Ça les occupera toujours un moment.

Une vrille defumée s’éleva de l’arrière de la maison.

— Pas bête,dit tante Pol, d’un ton admiratif.

— Grandmerci, gente dame, répondit Silk en esquissant une courbette ironique.

Sire Loup eut unricanement et leur fit adopter un petit trot alerte.

Tandis qu’ilss’éloignaient, la vrille de fumée s’épaissit, s’élevant, noire et huileuse, endirection des étoiles indifférentes.

Chapitre 15

Après cela, ilsmenèrent bon train pendant plusieurs jours, ne s’arrêtant, rarement d’ailleurs,que le temps nécessaire pour faire reposer les chevaux et s’octroyer quelquesheures de sommeil. Garion se rendit compte qu’il pouvait somnoler sur soncheval quand il allait au pas ; en fait, lorsqu’il était suffisammentfatigué, il arrivait à dormir à peu près n’importe où. Un après-midi, alorsqu’ils se remettaient un peu de l’allure soutenue que sire Loup leur avaitimposée, il entendit Silk parler au vieil homme et à tante Pol. La curiosité l’emportantfinalement sur l’épuisement, il s’efforça de rester suffisamment éveillé pourécouter ce qu’ils se disaient.

— J’aimeraistout de même bien en savoir un peu plus sur le rôle joué par Salmissra danstoute cette affaire, disait le petit homme.

— C’est uneopportuniste, répliquait sire Loup. Chaque fois que les choses vont mal quelquepart, il faut qu’elle tente de tirer parti des événements.

— Ça veutdire qu’il va falloir que nous essayions d’éviter les Nyissiens comme lesMurgos.

Garion ouvrit lesyeux.

— Pourquoil’appelle-t-on l’Eternelle Salmissra ? demanda-t-il à tante Pol. Elle estsi vieille que ça ?

— Non,répondit tante Pol. Toutes les reines de Nyissie s’appellent Salmissra ;c’est comme ça.

— Tu laconnais, celle-là ?

— Pas lapeine, elles sont toutes pareilles. Elles se ressemblent comme deux gouttesd’eau, elles se comportent de la même façon ; quand on en connaît une, onen connaît cent.

— Elle vaêtre terriblement déçue, pour Y’diss, observa Silk, en grimaçant un sourire.

— J’imaginequ’Y’diss est parti les pieds devant, sans douleur, à l’heure qu’il est,commenta sire Loup. Salmissra est un peu portée aux excès quand elle s’énerve.

— Elle estsi cruelle que ça ? releva Garion.

— Ce n’estpas à proprement parler de la cruauté, expliqua sire Loup. Les Nyissiensvénèrent les serpents, qui sont des créatures simplistes, mais trèslogiques : quand on embête un serpent, il mord. Mais une fois qu’il amordu, il ne remâche pas sa rancune.

— Vous nepourriez pas parler d’autre chose ? fit Silk, d’un ton douloureux.

— Je croisque les chevaux ont eu le temps de souffler, maintenant, dit Hettar, dans leurdos. Nous pouvons y aller.

Ils remirentleurs montures au galop et repartirent, dans un grand bruit de sabots, vers lalarge vallée de la Nedrane, au sud, et Tol Honeth, point de convergence detoutes les routes. Le soleil chauffait de plus en plus, et les arbresbourgeonnaient déjà dans les premiers jours du printemps.

Ils franchirentune dernière crête qui surplombait la vallée fertile. Déjà bien visible dans lelointain, la cité impériale semblait grandir à chaque verste. Elle étalait sasplendeur de marbre blanc sur une île, au centre de la rivière, etresplendissait de mille feux dans le soleil du milieu de la matinée. Sesmurailles, hautes et épaisses, enserraient des tours qui semblaient défier leciel.

Gracieusementarqué au-dessus de la surface ridée de la Nedrane, un pont menait à la masse debronze de la porte du nord, où un détachement étincelant de légionnairesmontait une garde immuable.

Silk tiraillasur son éternelle houppelande, rajusta son bonnet et se redressa. Son visageprit cette expression stricte et rigoureuse par laquelle se traduisait lamétamorphose intérieure à laquelle il se livrait, et qui semblait presquel’amener à se prendre pour le marchand drasnien dont il revendiquaitl’identité.

— Qu’est-cequi vous amène à Tol Honeth ? demanda avec urbanité l’un des légionnaires.

— Jem’appelle Radek de Boktor, répondit Silk, de l’air absorbé d’un homme préoccupépar ses affaires. J’apporte du drap de laine sendarien de première qualité.

— Dans cecas, le mieux serait que vous vous adressiez à l’intendant du marché central,suggéra le légionnaire.

— Merci,dit Silk avec un hochement de tête. Ouvrant la marche, il leur fit passer laporte et les conduisit dans les larges artères pleines de monde qui lesattendaient de l’autre côté du mur d’enceinte.

— Je croisqu’il vaudrait mieux que je m’arrête au palais pour dire un mot à Ran Borune,déclara sire Loup. J’ai vu des empereurs d’un commerce plus aisé, mais lesBorune sont peut-être les monarques les plus intelligents qu’il m’ait été donnéde rencontrer. Je ne devrais pas avoir trop de mal à le convaincre que l’heureest grave.

— Commentvas-tu faire pour le rencontrer ? demanda tante Pol. Il y a des gens quiattendent des semaines avant d’obtenir une entrevue. Tu sais comment ils sont.

— Jepourrais toujours lui rendre une visite officielle, répondit-il, la minelugubre, tandis que leurs chevaux se frayaient un chemin dans la foule.

— Pour quetoute la ville soit au courant de ta présence ?

— Tu croisque j’ai le choix ? Il faut que j’arrive à circonvenir les Tolnedrains.Leur neutralité est un luxe que nous ne pouvons pas nous offrir.

— Je peuxfaire une suggestion ? demanda Barak.

— Au pointoù c’en est, je suis prêt à tout entendre.

— Et sinous allions voir Grinneg, l’ambassadeur de Cherek à Tol Honeth ? émitBarak. Il pourrait nous faire entrer au palais et nous arranger un entretienavec l’empereur sans trop de cérémonie.

— Ce n’estpas une mauvaise idée, Belgarath, renchérit Silk. Grinneg a suffisammentd’entregent au palais pour nous faire entrer rapidement, et Ran Borune abeaucoup de respect pour lui.

— Nous nousretrouvons confrontés au même problème : comment faire pour aller voirl’ambassadeur ? remarqua Durnik, alors qu’ils s’arrêtaient pour laisserpasser une lourde voiture qui s’engagea dans une rue latérale.

— C’est moncousin, répondit Barak. Nous jouions ensemble quand nous étions petits, Anheg,lui et moi, révéla le grand bonhomme en jetant un coup d’œil alentour. Je saisqu’il habite du côté de la garnison de la troisième légion impériale. Nouspourrions peut-être demander à quelqu’un...

— Ce nesera pas nécessaire, intervint Silk. Je sais où c’est.

— J’auraisdû m’en douter, fit Barak en grimaçant un sourire.

— On peut yaller par le marché nord, reprit Silk. La garnison n’est pas loin des quaisprincipaux, dans la partie aval de l’île.

— Montrez-nousle chemin, décida sire Loup. Je n’ai pas envie de m’éterniser ici.

Les rues de TolHoneth grouillaient de ressortissants de tous les pays du monde : desDrasniens et des Riviens côtoyaient des Nyissiens et des Thulls. Onreconnaissait même, dans la foule, quelques Nadraks, et, aux yeux de Garion, unnombre disproportionné de Murgos. Tante Pol chevauchait à côté de Hettar, à quielle parlait tout bas, et il la vit plus d’une fois arrêter d’une main légèrele bras qui tenait l’épée. Les yeux du maigre Algarois brûlaient comme desbraises, et ses narines se renflaient d’une façon alarmante chaque fois que sonregard se posait sur le visage couturé de cicatrices d’un Murgo.

Les larges ruesétaient bordées de maisons imposantes, avec leurs façades de marbre blanc etleurs lourdes portes, souvent gardées par des mercenaires privés qui lorgnaientles passants d’un air menaçant.

— Laconfiance ne semble pas être l’apanage de la cité impériale, observaMandorallen. Chacun redoute-t-il donc tant son voisin ?

— On vitune époque troublée, expliqua Silk. Et les princes marchands de Tol Honethdétiennent une bonne part de la fortune du monde dans leurs salles fortes. Leshommes qui vivent le long de cette rue pourraient acheter la majeure partie del’Arendie si l’envie les en prenait.

— L’Arendien’est pas à vendre, décréta Mandorallen, d’un ton guindé.

— A TolHoneth, tout est à vendre, mon cher baron. L’honneur, la vertu, l’amitié,l’amour... C’est une cité perverse, pleine de gens dépravés, pour qui la seulevaleur est l’argent.

— Il fautcroire que tu t’intègres bien dans le paysage, alors, fit Barak.

— J’adorecette ville, admit Silk en riant. Les gens d’ici sont sans illusions. Ils sontcomplètement corrompus, et je trouve ça très rafraîchissant.

— Tu asvraiment un mauvais fond, Silk, déclara Barak, sans ambages.

— Tu l’asdéjà dit, rétorqua le Drasnien à la tête de fouine, avec un sourire moqueur.

La bannière deCherek, ornée de la silhouette blanche d’un navire de guerre sur fond d’azur,flottait au bout d’un mât au-dessus de la porte de la maison de l’ambassadeur.Barak mit pied à terre, non sans raideur, et se dirigea à pas lourds vers lagrille de fer qui barrait l’entrée.

— Allezdire à Grinneg que son cousin Barak est là et souhaite le voir, annonça-t-ilaux gardes barbus, à l’intérieur.

— Etqu’est-ce qui nous dit que vous êtes bien son cousin ? demanda aigrementl’un des gardes.

Barak tenditpresque négligemment le bras à travers la grille, empoigna le devant de lacotte de mailles de l’homme et l’attira fermement contre les barreaux.

— Tuvoudrais reformuler ta question pendant que tu es encore capabled’articuler ? demanda-t-il.

— Excusez-moi,seigneur Barak, balbutia promptement l’homme. Maintenant que je vous vois deplus près, il me semble bien reconnaître votre visage, en effet.

— J’enétais sûr, fit Barak.

— Je vaisouvrir la grille, suggéra le garde.

— Excellenteidée, répondit Barak en lâchant la cotte de mailles du garde, qui s’exécutaavec empressement.

Le petit groupeentra dans la cour spacieuse. Grinneg, ambassadeur du roi Anheg auprès de laCour impériale a Tol Honeth, descendit les marches quatre à quatre. C’était unhomme bien découplé, presque aussi grand que Barak. Il portait la barbe presquerase, et un manteau bleu sans manches, à la mode tolnedraine.

— Espèce devieux pirate, tonna-t-il, en prenant Barak dans une accolade qu’un ours n’eûtpoint dédaignée. Qu’est-ce que tu fabriques à Tol Honeth ?

— Anheg adécidé d’envahir le coin, répondit plaisamment Barak. Dès que nous auronsramassé l’or et les jolies filles, tu pourras brûler tout le reste.

On put lire dansles yeux de Grinneg un éclair lubrique.

— Oui, maisils ne risquent pas de prendre ça pour de la provocation ? demanda-t-ilavec un sourire mauvais.

— Qu’est-ilarrivé à ta barbe ? s’enquit Barak.

— Oh !rien de grave, répondit-il un peu trop vite, avec une petite toux embarrassée.

— Allons,allons, nous n’avons jamais eu de secrets l’un pour l’autre, fit Barak, d’unton accusateur.

Grinneg lui ditquelques mots à l’oreille, l’air penaud, et Barak éclata d’un rire énorme.

— Pourquoil’as-tu laissée faire ? s’étonna-t-il.

— J’avaistrop bu. Allons, venez. J’ai un tonneau de bière à la cave.

Ils entrèrenttous dans la maison, derrière les deux grands bonshommes, et les suivirent lelong d’un vaste couloir donnant sur une pièce meublée à la cheresque : delourds fauteuils et des bancs couverts de fourrures étaient disposés sur un soljonché de paille, et le bout d’un gros tronc d’arbre achevait de se consumerdans une gigantesque cheminée. Aux murs de pierre, des flambeaux qui sentaientla poix fumaient dans des anneaux de métal.

— Je mesens tout de même plus chez moi comme ça, confia Grinneg.

Une servanteleur apporta des pintes de bière brune et s’éclipsa. Garion s’empressa desoulever sa chope et d’absorber une grande gorgée de l’amer breuvage avant quetante Pol ait eu le temps de suggérer une boisson moins forte. Elle le regardasans faire de commentaires, les yeux vides d’expression.

Grinneg s’affaladans un grand fauteuil sculpté sur lequel était jetée une peau d’ours.

— Qu’est-cequi t’amène en réalité à Tol Honeth, Barak ? demanda-t-il.

— Grinneg,répondit gravement Barak, je te présente Belgarath. Je suis sûr que tu asentendu parler de lui.

L’ambassadeurouvrit de grands yeux.

— Vous êtesici chez vous, déclara-t-il respectueusement en inclinant la tête.

— Pourriez-vousvous débrouiller pour me faire rencontrer Ran Borune ? s’informa sire Loupen s’asseyant sur un banc de bois brut, à côté de la cheminée.

— Sansproblème.

— Parfait,reprit sire Loup. Il faut que je lui parle, mais j’aimerais autant ne paséveiller l’attention générale.

Barak présentales autres à son cousin, qui adressa à chacun un hochement de tête poli.

— Vousarrivez à Tol Honeth pendant une période troublée, confia-t-il après la fin descivilités. La noblesse de Tolnedrie fond sur la ville comme les vautours surune vache crevée.

— Nousavons vaguement entendu parler de ça en venant ici, confirma Silk. Ça va aussimal qu’on le dit ?

— Probablementencore plus mal, répliqua Grinneg en se grattant une oreille. Le changement dedynastie est une chose qui ne se produit que très rarement. Rendez-vous compteque les Borune sont au pouvoir depuis plus de six cents ans, maintenant. Vousimaginez l’enthousiasme délirant avec lequel les autres maisons attendent lapassation de pouvoir.

— Quel estle successeur le plus probable de Ran Borune ? demanda sire Loup.

— Lecandidat le mieux placé à l’heure actuelle est probablement le grand-duc Kadorde Tol Vordue. Il aurait apparemment plus d’argent que les autres. Les Honethsont plus fortunés, bien sûr, mais ils présentent sept candidats, et ça nelaisse pas grand-chose à chacun. Les autres familles ne sont pas vraiment dansla course.

Les Borune n’ontaucun prétendant digne de ce nom à aligner, et personne ne prend les Ranitetrès au sérieux.

Garion posa sachope en douce par terre, à côté de son tabouret. La bière était un tantinettrop amère pour son goût, et il avait un peu l’impression de s’être fait avoirquelque part. La demi-pinte qu’il avait bue lui avait tout de même bien chaufféles oreilles, et il avait le bout du nez comme engourdi.

— Nousavons rencontré un Vordueux qui nous a dit que les Horbite avaient fait del’empoisonnement une pratique courante, reprit Silk.

— Ils fonttous ça, rétorqua Grinneg, d’un air dégoûté. Les Horbite un peu moinsdiscrètement que les autres, peut-être, mais c’est bien la seule différence. Entout cas, ce n’est pas ça qui empêcherait Kador de monter sur le trône si RanBorune venait à mourir demain.

— Je n’aijamais eu trop de succès avec les Vordueux, fit sire Loup en fronçant lessourcils. Je trouve qu’ils n’ont pas tout à fait l’envergure voulue.

— Le vieilempereur a encore bon pied bon œil, révéla Grinneg. S’il arrive à se cramponnerpendant encore un an ou deux, les Honeth finiront probablement par se mettred’accord sur un seul et unique prétendant — le survivant —, ce qui devraitêtre beaucoup plus facile à assurer financièrement. Mais ces choses-là ne sefont pas en un jour. En attendant, les candidats à la succession se gardentbien de mettre le pied en ville. Ils font preuve d’une extrême circonspection,de sorte que les assassins ont de plus en plus de mal à leur mettre la maindessus. Ils sont fous, ces Tolnedrains ! conclut-il en éclatant de rire eten avalant une longue gorgée de bière.

— Pourrions-nousaller au palais tout de suite ? demanda sire Loup.

— Il vad’abord falloir que nous nous changions, intervint tante Pol, d’une voix ferme.

— Encore,Polgara ? gémit sire Loup, avec son plus beau regard de bête blessée.

— Fais ceque je te dis et c’est tout, père, intima-t-elle. Je ne te permettrai pas denous faire honte en allant au palais vêtu de haillons.

— Je neremettrai pas cette robe, décréta-t-il avec son air entêté des meilleurs jours.

— Non,concéda-t-elle. Ce ne serait pas de mise ici. Je suis sûre que l’ambassadeurpourra te prêter un manteau. Tu passeras mieux inaperçu comme ça.

Sire Louppréféra rendre les armes.

— Comme tuvoudras, Pol, lâcha-t-il dans un soupir.

Lorsqu’ils sefurent changés, Grinneg réunit sa garde d’honneur, constituée de guerrierscheresques aux faciès plus qu’inquiétants, et ils se firent escorter jusqu’aupalais, par les larges avenues de Tol Honeth. Garion, que l’opulence de la citélaissait tout rêveur et qui se sentait, à vrai dire, encore un peu étourdi parla demi-chope de bière qu’il avait bue, chevauchait en silence à côté de Silk,en essayant de ne pas trop bayer aux corneilles devant les immenses bâtimentsou les Tolnedrains richement parés qui déambulaient, l’air grave et important,sous le soleil de midi.

Chapitre 16

Le palaisimpérial, qui était juché au sommet d’une haute colline, en plein centre de TolHoneth, ne se composait pas d’un seul et unique édifice, mais d’un assemblagecomplexe de bâtiments de marbre de toutes tailles, entourés de jardins et depelouses où des cyprès jetaient une ombre plaisante. L’ensemble était ceint d’unehaute muraille coiffée de statues disposées à intervalles réguliers. Leslégionnaires en faction aux portes du palais reconnurent immédiatementl’ambassadeur de Cherek et envoyèrent aussitôt chercher l’un des chambellans del’empereur, un personnage à l’air officiel avec des cheveux gris et un manteaumarron.

— Il fautque je voie Ran Borune tout de suite, Messire Morin, annonça Grinneg en mettantpied à terre dans une cour de marbre, juste en arrière du portail du palais.C’est très urgent.

— Mais biensûr, Messire Grinneg, répondit l’homme aux cheveux gris. Sa Majesté Impérialeest toujours ravie de s’entretenir avec l’envoyé personnel du roi Anheg. SaMajesté se repose en ce moment précis, mais je devrais parvenir à vous ménagerune entrevue un peu plus tard dans l’après-midi, demain matin au plus tard.

— Cela nepeut pas attendre, Morin, reprit Grinneg. Il faut absolument que nous voyionsl’Empereur. Il vaudrait mieux que vous alliez le réveiller.

Messire Morineut l’air très surpris.

— Ce n’estcertainement pas urgent à ce point là, fit-il d’un ton réprobateur.

— Je crainsbien que si, confirma Grinneg. Morin avança les lèvres en une moue pensive touten observant chacun des membres du groupe.

— Vous meconnaissez suffisamment pour savoir que je ne vous demanderais pas une chosepareille à la légère, Morin, insista Grinneg.

— J’aitoute confiance en vous, Grinneg, répondit Morin, avec un soupir. Très bien.Suivez-moi, mais dites à vos gardes d’attendre ici.

Grinneg eut ungeste impérieux à l’adresse de sa garde, et le groupe suivit Messire Morin àtravers une vaste cour, puis sous une galerie bordée de colonnes qui courait lelong de l’un des bâtiments.

— Commentva-t-il, ces temps-ci ? s’enquit Grinneg comme ils longeaient la galerieplongée dans la pénombre.

— Sa santén’est pas mauvaise, révéla Morin ; c’est son caractère qui se gâte, en cemoment. Les Borune donnent leur démission par hordes entières pour retourner à TolBorune.

— On se metun peu à leur place, compte tenu des circonstances, objecta Grinneg. J’imagineque la succession pourrait s’accompagner d’un certain nombre d’accidentsdéplorables.

— C’estprobable en effet, acquiesça Morin. Mais Son Altesse trouve quelque peudéprimant de se voir abandonner par des membres de sa propre famille.

Il s’arrêtaauprès d’une arcade de marbre où deux légionnaires au plastron orné d’ormontaient la garde avec raideur.

— Veuillezlaisser vos armes ici, je vous prie. Son Altesse est très sensible à ce genrede choses. Je suis sûr que vous nous comprenez.

— Bienentendu, le rassura Grinneg, en tirant une lourde épée de sous son manteau eten l’appuyant contre le mur.

Ils suivirenttous son exemple, et Messire Morin cligna les yeux avec surprise en voyant Silkretirer trois dagues, pas une de moins, d’endroits divers et variés de sapersonne.

Prodigieuxarsenal, firent lesmains du chambellan, esquissant les signes de la langue secrète.

Triste époque, rétorquèrent les doigts de Silk, avecune nuance de réprobation. Messire Morin eut un petit sourire et leur fitemprunter une porte qui donnait sur un jardin. Des fontaines murmuraientdoucement entre des rosiers en boutons, sur une pelouse minutieusemententretenue. Des hirondelles se disputaient un coin pour faire leur nid dans lesbranches tordues des arbres fruitiers qui semblaient incroyablement chargésd’ans et croulaient sous les bourgeons prêts à éclore sitôt le retour du chaudsoleil. Grinneg et ses compagnons suivirent Morin le long d’une sente de marbrequi menait vers le centre du jardin.

Ran BoruneXXIII, empereur de Tolnedrie, était un petit homme d’un certain âge, presquechauve, doté de minuscules yeux brillants au regard inquisiteur, encadrant unbout de nez de rien du tout, pareil à un bec. Il portait un manteau sansmanches brodé d’or, et il était allongé sous une treille couverte de bourgeons,dans un fauteuil imposant sur le bras duquel était perché un canari jaune vif.

— J’ai ditque je voulais qu’on me laisse tranquille, Morin, apostropha-t-il avec humeur,en relevant les yeux de l’oiseau, auquel il donnait à manger de petitesgraines.

— Unmillion d’excuses, Votre Altesse, commença Messire Morin, avec une profonderévérence. Messire Grinneg, ambassadeur de Cherek, voudrait vous entretenird’une affaire de la plus haute importance, et il m’a convaincu que l’affaire nepouvait absolument pas attendre.

L’empereurbraqua sur Grinneg un regard acéré. Ses yeux devinrent rusés, presquemalicieux.

— Je voisque votre barbe a commencé à repousser, Grinneg.

Le visage deGrinneg s’empourpra lentement.

— J’auraisdû me douter que le récit de mes mésaventures serait venu aux oreilles de VotreMajesté.

— Je saistout ce qui se passe à Tol Honeth, Messire Grinneg, rétorqua l’empereur. Mescousins et mes neveux s’enfuient peut-être tous comme les rats d’un navire entrain de couler, mais j’ai encore quelques fidèles autour de moi. Qu’est-ce quivous a pris d’entreprendre cette femelle nadrak ? Je pensais que les Aloriensne supportaient pas les Angaraks.

Grinneg eut unetoux gênée, et jeta un rapide coup d’œil en direction de tante Pol.

— C’étaitpour rire, Votre Grandeur, dit-il. Je voulais faire bisquer l’ambassadeurnadrak — et puis sa femme n’est pas si mal, après tout. Je ne pouvais passavoir qu’elle dissimulait une paire de ciseaux sous son matelas.

— Voussavez qu’elle garde votre barbe dans une petite boîte en or et qu’elle lamontre à tous ses amis ? poursuivit l’empereur, la bouche en cœur.

— Cettefemelle n’a pas de mœurs, fit Grinneg, d’un ton lugubre.

— Qui sontces gens ? interrogea l’empereur, en pointant le doigt vers les membres dugroupe debout sur l’herbe, à quelques pas de l’ambassadeur de Cherek.

— Moncousin Barak et quelques amis, expliqua Grinneg. Ce sont ces gens quisouhaiteraient vous parler.

— Le comtede Trellheim ? demanda l’empereur. Quel bon vent vous amène à Tol Honeth,Messire ?

— Noussommes de passage, Votre Altesse, répondit Barak, en s’inclinant.

Ran Borunebraqua son regard pénétrant sur chacun des ses visiteurs à tour de rôle, commes’il s’apercevait seulement de leur présence.

— Ah !mais c’est le prince Kheldar de Drasnie, s’exclama-t-il. Qui se faisait passerpour un acrobate dans un cirque ambulant, la dernière fois qu’il nous a honorésde sa présence, et qui a quitté Tol Honeth un peu précipitamment, avec à peineune longueur d’avance sur la police, si j’ai bonne mémoire.

Silk se fenditd’une révérence fort civile.

— Et voiciHettar l’Algarois, poursuivit l’empereur. L’homme qui tente de dépeupler CtholMurgos à la seule force du poignet.

Hettar inclinala tête.

— Pourquoim’avez-vous laissé encercler par ces Aloriens, Morin ? récrimina sèchementl’empereur. Je n’aime pas les Aloriens.

— Il s’agitd’une affaire de la plus grande importance, Votre Altesse, se justifia Morin,d’un ton d’excuse.

— Et unArendais ? reprit l’Empereur en regardant Mandorallen de ses yeux étrécis.Un Mimbraïque, apparemment. D’après les descriptions que l’on m’a rapportées,il ne peut s’agir que du baron de Vo Mandor.

La révérence deMandorallen fut d’une grâce étudiée.

— Faut-il,ô Royale Majesté, que Ton œil soit clairvoyant, pour avoir lu, seul et sansaide, en chacun de nous à son tour.

— Je nevous ai pas tous reconnus, réfuta l’empereur. Pour être précis, je ne sais pasqui est le Sendarien, ni le jeune Rivien.

L’esprit deGarion s’emballa. Barak lui avait dit une fois qu’il ressemblait à un Rivienplus qu’à toute autre chose, mais cette remarque évasive s’était engloutie dansle tourbillon des événements qui avaient suivi. Et voilà que l’empereur deTolnedrie, dont le regard semblait avoir la faculté incroyable de percer lesindividus à jour, l’avait aussi identifié comme étant un Rivien. Il jeta unrapide coup d’œil à tante Pol, mais elle semblait plongée dans l’examen desbourgeons d’un rosier.

— LeSendarien s’appelle Durnik, révéla sire Loup. Il est forgeron de son état,condition qui, en Sendarie, passe pour voisine de la noblesse. Quant au jeunegarçon, c’est mon petit-fils, Garion.

L’empereur levales yeux sur le vieil homme.

— Il mesemble que je devrais vous connaître. Il y a en vous quelque chose...

Ils’interrompit, tout pensif.

Le canari, quiétait perché sur le bras du fauteuil de l’empereur se mit tout à coup àchanter. Il prit son envol et se dirigea droit sur tante Pol, qui tendit ledoigt pour lui offrir un perchoir, puis le petit oiseau brillant renversa latête en arrière et se mit à pépier avec extase, comme si son minuscule cœurdébordait d’adoration. Elle l’écouta gravement.

— Quefaites-vous avec mon canari ? demanda l’empereur.

— Jel’écoute, répondit-elle.

Elle portait unerobe bleu foncé, au corsage lacé d’une façon compliquée, et une courte cape dezibeline.

— Maiscomment avez-vous réussi à le faire chanter ? Il y a des mois que j’essaiede l’y amener, sans succès.

— Vous nele preniez pas suffisamment au sérieux.

— Qui estcette femme ? s’enquit l’empereur.

— Ma fille,Polgara, répondit sire Loup. Elle a le don de comprendre les oiseaux.

L’empereuréclata tout à coup d’un rire enroué, plus que sceptique.

— Allons,vous n’espérez tout de même pas que je vais gober ça, n’est-ce pas ?

Sire Loup leregarda avec gravité. Il avait presque l’air d’un Tolnedrain avec le manteauvert pâle que Grinneg lui avait prêté ; presque, mais pas tout à fait.

— Vous êtesbien certain de ne pas me connaître, Ran Borune ? demanda-t-il doucement.

— C’esttrès habile, dit l’empereur. Vous avez vraiment le physique de l’emploi, et lafemme aussi, mais je ne suis plus un enfant. Il y a longtemps que j’ai cessé decroire aux contes de fées.

— Commec’est dommage. Je gage que, depuis lors, vous devez trouver la vie bien morneet dépourvue d’intérêt.

Sire Loupparcourut du regard le jardin si minutieusement entretenu, avec ses serviteurs,ses fontaines et ses gardes du corps postés discrètement çà et là parmi lesmassifs de fleurs, et c’est d’une voix un peu triste qu’il poursuivit.

— Rien detout cela, Ran Borune, ne suffira jamais à combler le vide d’une existence d’oùtoute possibilité d’émerveillement a été bannie. Vous avez peut-être renoncé àun peu trop de choses.

— Morin,appela Ran Borune, d’un ton péremptoire, faites mander Zereel. Nous allonsrégler ça immédiatement.

— Al’instant, Votre Grandeur, répondit Morin en faisant signe à l’un desserviteurs.

— Vousvoulez bien me rendre mon canari ? demanda l’empereur, d’un ton presqueplaintif.

— Mais biensûr, répondit tante Pol.

Elle se dirigeavers le fauteuil de l’empereur en faisant bien attention de ne pas faire peurau petit oiseau qui s’égosillait de plus belle.

— Il y ades moments où je me demande ce qu’ils peuvent bien raconter, fit Ran Borune.

— Pourl’instant, il me parle du jour où il a appris à voler, répondit tante Pol.C’est un moment très important pour un oiseau.

Elle tendit lamain et le canari ne fit qu’un bond jusqu’au doigt de l’empereur. Il chantaittoujours, son petit œil brillant tourné vers le visage de Ran Borune.

— C’estsans doute une idée amusante, rétorqua le petit vieillard, qui regardait ensouriant le soleil jouer dans l’eau de l’une des fontaines. Mais je crains dene pas avoir de temps à consacrer à ce genre de choses en ce moment. Le paystout entier retient son souffle dans l’attente de la nouvelle de mon trépas.Tout le monde semble penser que la meilleure chose que je pourrais faire pourla Tolnedrie serait de mourir sur-le-champ. Certains se sont même donné lapeine de tenter de m’aider à franchir le pas. Rien que la semaine dernière,quatre assassins en puissance ont été arrêtés dans l’enceinte du palais. LesBorune, ma propre famille, me désertent à un tel rythme que c’est à peine s’ilme reste assez de gens pour faire marcher le palais, et encore bien moinsl’Empire. Ah ! voici Zereel.

Un homme minceaux sourcils broussailleux, vêtu d’un manteau rouge couvert de symbolesmystiques, traversa à petits pas précipités la pelouse et vint s’inclinerprofondément devant l’empereur.

— Vousm’avez fait mander, Votre Altesse ?

— On me ditque cet homme serait Belgarath, fit l’empereur, et cette femme, Polgara laSorcière. Soyez assez bon, Zereel, pour vérifier leurs dires.

— Belgarathet Polgara ? railla l’homme aux sourcils en broussailles. Assurément,Votre Altesse n’est pas sérieuse. Il n’existe personne de ce nom. Ce sont desêtres mythologiques.

— Vousvoyez bien, décréta Ran Borune. Vous n’existez pas. Je tiens cela de la plushaute autorité. Zereel est lui-même sorcier, voyez-vous.

— Vraiment ?

— L’un desmeilleurs, assura l’empereur. La plupart de ses trucs ne sont que des tours depasse-passe, bien sûr, puisque, aussi bien, la sorcellerie n’est qu’unsimulacre, mais il m’amuse. Et il se prend très au sérieux. Vous pouvez yaller, Zereel. Mais tâchez de ne pas répandre une odeur méphitique, comme biensouvent.

— Ce nesera pas nécessaire, Votre Altesse, dit platement Zereel. S’ils étaient sorciers,je m’en serais immédiatement aperçu. Nous avons des moyens de communicationparticuliers, vous savez.

Tante Polregarda le sorcier, un sourcil légèrement relevé.

— Je penseque vous devriez y regarder d’un peu plus près, Zereel, suggéra-t-elle. Ilarrive parfois que certaines choses nous échappent.

Elle fit ungeste presque imperceptible, et Garion eut l’impression d’entendre ungrondement assourdi.

Le sorcierregarda fixement un point dans le vide, juste devant lui, puis les yeux luisortirent de la tête, son visage devint d’une pâleur mortelle et il se laissatomber le nez dans l’herbe, comme si ses jambes s’étaient dérobées sous lui.

— Pardonnez-moi,dame Polgara, croassa-t-il, en rampant comme s’il voulait rentrer sous terre.

— J’imagineque je devrais être très impressionné, convint l’empereur. Seulement j’ai déjàvu des possédés, et on ne peut pas dire que Zereel ait la tête bien solide.

— Çacommence à devenir lassant, Ran Borune, déclara tante Pol d’un ton acerbe.

— Vousferiez mieux de la croire, vous savez, intervint le canari d’une petite voixflûtée. Je l’ai tout de suite reconnue. Evidemment, nous sommes beaucoup plusobservateurs que vous autres, qui vous limitez à vous traîner sur le sol. Aufait, pourquoi n’essayez-vous pas de voler ? Je suis sûr qu’avec unminimum d’effort, vous y arriveriez parfaitement. Et puis, j’aimerais bien quevous arrêtiez un peu de manger de l’ail. Ça vous donne une haleineépouvantable.

— Chut, çasuffit, fit doucement tante Pol. Tu pourras lui dire tout ça plus tard.

L’empereur, quitremblait maintenant comme une feuille, regardait l’oiseau comme si c’était unserpent.

— Pourquoine pas faire comme si nous étions vraiment, Polgara et moi, ceux que nousprétendons être ? proposa sire Loup. Nous pourrions passer le restant dela journée à essayer de vous convaincre, mais nous n’avons pas vraiment detemps à perdre. J’ai des choses à vous dire, des choses importantes — quique je sois.

— Je penseque c’est une proposition acceptable, admit Ran Borune, qui ne pouvait détacherses yeux du canari, maintenant silencieux.

Sire Loup nouases mains derrière son dos et leva les yeux vers un groupe d’hirondelles qui sechamaillaient sur la branche d’un arbre voisin.

— Au débutde l’automne, commença-t-il, Zedar l’Apostat s’est introduit dans la salle dutrône de Riva et a volé l’Orbe d’Aldur.

— Il a faitquoi ? s’exclama Ran Borune en se redressant précipitamment. Mais commentest-ce possible ?

— Nousl’ignorons, répondit sire Loup. Lorsque j’aurai réussi à le rattraper, je lelui demanderai peut-être. Quoi qu’il en soit, je suis sûr que la portée del’événement ne vous échappe pas.

— Bien sûrque non.

— LesAloriens et les Sendariens se préparent discrètement à la guerre, l’informasire Loup.

— Laguerre ? releva Ran Borune, d’une voix altérée. Mais contre qui ?

— Contreles Angaraks, évidemment.

— Maisqu’est-ce que Zedar a à voir avec les Angaraks ? Il agit peut-être pourson propre compte, après tout ?

— Vousn’êtes certainement pas assez stupide pour croire une chose pareille, répliquatante Pol.

— Vous vousoubliez, gente dame, s’indigna Ran Borune, d’un ton rigoureux. Où est Zedar,maintenant ?

— Il estpassé par Tol Honeth il y a deux semaines environ, le renseigna sire Loup. S’ilparvient à traverser la frontière et à entrer dans l’un des royaumes angaraksavant que j’aie réussi à l’arrêter, les Aloriens prendront les armes.

— Etl’Arendie avec eux, déclara fermement Mandorallen. Les faits ont été portés àla connaissance du roi Korodullin.

— Vousallez mettre le monde à feu et à sang, protesta l’empereur.

— Peut-être,admit sire Loup. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de laisser Zedarrejoindre Torak avec l’Orbe.

— Je vaisimmédiatement envoyer des émissaires, décréta Ran Borune. Il faut prendre lesdevants avant que les choses n’aillent trop loin.

— Troptard, annonça Barak, d’un ton sinistre. Anheg et les autres ne sont pasd’humeur à écouter des diplomates tolnedrains en ce moment.

— LesTolnedrains n’ont pas très bonne réputation dans le nord, Votre Altesse, remarquaSilk. Ils semblent toujours avoir quelque accord commercial dans leurs manches.L’impression générale est que lorsque la Tolnedrie arbitre une querelle, çafinit toujours par coûter très cher. Je ne pense pas que nous ayons encore lesmoyens de nous offrir vos bons offices.

Un nuage passadevant le soleil, et il leur sembla tout à coup qu’il faisait très froid.

— Toutecette affaire est grandement exagérée, protesta l’empereur. Les Aloriens et lesAngaraks se disputent cette fichue pierre depuis des milliers d’années. Vousn’attendiez qu’un prétexte pour vous jeter les uns sur les autres, et voilà uneoccasion toute trouvée. Allez-y, je vous souhaite bien du plaisir, mais laTolnedrie ne se laissera pas entraîner dans le conflit, aussi longtemps que jeserai son empereur.

— Vous nepourrez pas rester en dehors, Ran Borune, remarqua tante Pol.

— Etpourquoi pas ? L’Orbe ne me concerne en aucune manière. Détruisez-vousdonc mutuellement si ça vous chante. La Tolnedrie sera encore là quand vous n’yserez plus.

— J’endoute, rétorqua sire Loup. Votre empire grouille de Murgos. Ils pourraient vousrenverser en une semaine.

— Ce sontde braves marchands, qui se livrent à d’honnêtes affaires.

— LesMurgos ignorent les affaires honnêtes, laissa tomber tante Pol. Il ne se trouvepas un seul Murgo en Tolnedrie qui n’y ait été envoyé par le Grand Prêtregrolim.

— Tout cecipasse un peu les bornes, déclara Ran Borune, avec obstination. Le monde entiersait que vous êtes travaillés, votre père et vous-même, par une haineobsessionnelle des Angaraks, mais les temps ont changé.

— CtholMurgos est toujours gouverné depuis Rak Cthol, riposta sire Loup. Et là-bas,Ctuchik est maître chez lui. Le monde a eu beau évoluer, Ctuchik n’a paschangé, lui. Les marchands de Rak Goska sont peut-être civilisés à vos yeux,mais ils ne lui en obéissent pas moins au doigt et à l’œil ; or Ctuchikest le disciple de Torak.

— Torak estmort.

— Vraiment ?répliqua tante Pol. Vous avez vu sa tombe ? Vous avez ouvert son tombeauet vu ses ossements ?

— Monempire me coûte très cher à mener, dit l’empereur, et j’ai besoin des revenusque me procurent les Murgos. J’ai des agents à Rak Goska et tout le long de laRoute des Caravanes du Sud. Si les Murgos préparaient quoi que ce soit contremoi, je le saurais. La seule chose que je me demande, c’est si tout cela n’estpas l’effet de luttes intestines dans la grande Confrérie des Sorciers. Il sepeut que vous ayez vos raisons d’agir, mais je ne vais pas vous laissermanœuvrer mon empire comme un pion dans vos querelles d’influence.

— Et si lesAngaraks l’emportent ? s’enquit tante Pol. Comment envisagez-vous detraiter avec Torak ?

— Torak neme fait pas peur.

— Vousl’avez déjà rencontré ? demanda sire Loup.

— Evidemmentpas. Ecoutez, Belgarath, vous n’avez jamais eu la moindre amitié pour nous,votre fille et vous. Vous avez traité la Tolnedrie en adversaire vaincue aprèsVo Mimbre. Vos informations sont intéressantes, et je les considérerai dans lesperspectives voulues, mais la politique tolnedraine ne saurait être dictée pardes préjugés aloriens. Notre économie dépend beaucoup du commerce le long de laRoute des Caravanes du Sud. Je ne suis pas prêt à laisser mon empire partir àvau l’eau parce qu’il se trouve simplement que vous haïssez les Murgos.

— Alorsvous êtes un imbécile, déclara sire Loup, sans ambages.

— Vousseriez surpris du nombre de gens qui sont de cet avis, répondit l’empereur.Vous aurez peut-être plus de chance avec mon successeur. Si c’est un Vordueuxou un Honeth, vous arriverez peut-être même à l’acheter. Mais la corruptionn’est pas de mise chez les Borune.

— Pas plusque les conseils, ajouta tante Pol.

— Seulementquand cela nous convient, Dame Polgara, rétorqua Ran Borune.

— Je penseque nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir ici, décida sire Loup.

Une porte debronze s’ouvrit en coup de vent, au fond du jardin, et une petite fille auxcheveux de flamme en jaillit tel un ouragan, les yeux jetant des éclairs. Audébut, Garion crut que c’était une enfant, mais lorsqu’elle se rapprocha, il serendit compte qu’elle était sensiblement plus âgée que cela. Elle était de trèspetite taille, mais sa courte tunique verte sans manches dévoilait des membresqui étaient bien près de la maturité. Il éprouva à sa vue un choc trèsparticulier, un peu comme s’il la reconnaissait, mais ce n’était pas cela. Sachevelure était une longue cataracte de boucles élaborées, qui dévalaient sesépaules et son dos, et d’une couleur que Garion n’avait encore jamais vue, unrouge profond, rutilant, comme brillant d’une lumière intérieure. Sa peau doréesemblait s’animer de reflets verdâtres, alors qu’elle se déplaçait dans l’ombredes arbres, près de la porte. Elle était dans un état proche de la rageabsolue.

— Pourquoime retient-on prisonnière ici ? demanda-t-elle à Ran Borune, d’un tonimpérieux.

— De quoiparles-tu ? questionna-t-il.

— Teslégionnaires ne veulent pas me laisser quitter l’enceinte du palais !

— Ah !fit l’empereur. C’est ça.

— Exactement.C’est ça.

— Ilsagissent conformément à mes ordres, Ce’Nedra, lui expliqua patiemmentl’empereur.

— C’est cequ’ils prétendent. Dis-leur de changer tout de suite d’attitude.

— Non.

— Non ?répéta-t-elle, incrédule. Non ? (Et sa voix grimpa de plusieurs octaves.)Qu’est-ce que ça veut dire, « non » ?

— Il seraitbeaucoup trop dangereux que tu te promènes en ville par les temps qui courent,répondit l’empereur d’un ton sans réplique.

— C’estridicule ! cracha-t-elle. Je n’ai pas l’intention de rester assise dans cesale palais rien que parce que tu as peur de ton ombre. J’ai des courses àfaire au marché.

— Envoiequelqu’un.

— Jen’enverrai personne ! hurla-t-elle en réponse. J’ai envie d’y allermoi-même.

— Eh bien,ce n’est pas possible, répondit-il platement. Tu ferais mieux d’étudier, à laplace.

— Je n’aipas envie d’apprendre mes leçons ! s’écria-t-elle. Jeebers est un imbécilepatenté, et il me barbifie dans les grandes largeurs. Je ne veux plus resterassise à l’écouter pérorer. J’en ai plus qu’assez de l’histoire et de lapolitique ! J’en ai marre de tout ça ! Je voudrais juste passer unaprès-midi tranquille, toute seule !

— Jeregrette.

— S’il teplaît, père, implora-t-elle, sa voix retombant pour adopter des accentsenjôleurs. Je t’en supplie...

Elle attrapa unrepli de son manteau doré et se mit à l’entortiller autour de son petit doigt.Les yeux qu’elle braquait sur l’empereur à travers ses cils auraient faitfondre une pierre.

— Il n’enest pas question, répondit-il en évitant son regard. Je ne reviendrai paslà-dessus. Tu ne quitteras pas l’enceinte du palais.

— Je tedéteste ! vociféra-t-elle.

Puis elles’enfuit du jardin en sanglotant.

— Ma fille,expliqua l’empereur, comme pour s’excuser. Vous ne pouvez pas imaginer ce quec’est que d’avoir une fille comme ça.

— Oh !si, soupira sire Loup avec un coup d’œil oblique en direction de tante Pol.

Coup d’œilqu’elle lui rendit, le défiant du regard.

— Vas-y,père, continue. Je suis sûr que tu meurs d’envie de raconter ta vie et tesmalheurs.

— Laissonstomber, reprit sire Loup, en haussant les épaules.

Ran Borune lesregarda d’un air pensif.

— Il mevient à l’idée que nous pourrions peut-être négocier quelque chose, là,insinua-t-il en plissant les yeux.

— Qu’avez-vousen tête ? questionna sire Loup.

— Vousjouissez d’une certaine autorité auprès des Aloriens, suggéra l’empereur.

— C’est unpeu vrai, admit prudemment sire Loup.

— Si vousle leur demandiez, je suis sûr qu’ils seraient prêts à renoncer à l’une desclauses les plus absurdes des Accords de Vo Mimbre.

— Laquelle ?

— Il n’estpas vraiment indispensable que Ce’Nedra fasse le voyage de Riva, n’est-cepas ? Je suis le dernier empereur de la dynastie Borune, et à ma mort,elle ne sera plus princesse impériale. Etant donné les circonstances, je diraisque cette contrainte ne s’applique pas à elle. C’est une aberration, de toutefaçon. Comment voulez-vous qu’il y ait un fiancé pour l’attendre à la cour duRoi de Riva alors que la lignée de Riva s’est éteinte il y a treize centsans ? Comme vous l’avez vous-mêmes constaté, la Tolnedrie n’est pas unendroit sûr en ce moment. Ce’Nedra doit fêter son seizième anniversaire d’iciun an à peu près, et la date en est bien connue. Si je suis tenu de l’envoyer àRiva, la moitié des assassins du royaume monteront la garde devant les portesdu palais en attendant qu’elle mette le nez dehors.

Je préféreraisne pas courir ce genre de risque. Si vous pouviez parler aux Aloriens,j’arriverais peut-être à faire quelques concessions concernant lesMurgos : un numéros clausus, des restrictions territoriales, ce genre dechoses.

— Non, RanBorune, répondit abruptement tante Pol. Ce’Nedra ira à Riva. Vous n’avez pascompris que les Accords n’étaient qu’une formalité. Si votre fille est cellequi est destinée à devenir l’épouse du roi de Riva, aucune force au monde nepourrait l’empêcher de se trouver dans la salle du trône de Riva le jour voulu.Les recommandations de mon père concernant les Murgos n’étaient que dessuggestions, faites dans votre propre intérêt. A vous de prendre vosresponsabilités.

— Je pense quenous venons d’épuiser le sujet, décréta froidement l’empereur.

Deux officiers àl’air important entrèrent dans le jardin et s’entretinrent brièvement avecMessire Morin.

— VotreAltesse, annonça avec déférence le chambellan aux cheveux gris, le ministre duCommerce souhaite vous informer qu’il a obtenu un excellent accord avec ladélégation commerciale de Rak Goska. Les représentants de Cthol Murgos se sontmontrés des plus accommodants.

— Vous nousvoyez ravi de l’entendre, répondit Ran Borune en jetant un coup d’œil lourd designification à sire Loup.

— Lesplénipotentiaires de Rak Goska voudraient vous rendre hommage avant de partir,ajouta Morin.

— Mais j’ytiens absolument. Nous serons heureux de les recevoir ici-même.

Morin tourna lestalons et fit un bref signe de tête en direction des deux officiers restésauprès de la porte. Ceux-ci se tournèrent vers un personnage invisible, del’autre côté de la porte, qui s’ouvrit en grand, et cinq Murgos firent leurentrée.

Leurs robes degrosse toile noire, dont ils avaient rabattu le capuchon, étaient ouvertes surle devant, révélant des tuniques de mailles d’acier luisant au soleil. Le Murgoqui ouvrait la marche était un peu plus grand que les autres, et toute sonattitude indiquait qu’il était le chef de la délégation. Une masse d’images etde souvenirs fragmentaires déferlèrent dans l’esprit de Garion tandis qu’ilregardait le visage couturé de cicatrices de celui qui était depuis toujoursson ennemi. La tension de l’étrange lien silencieux, occulte, qui les unissait,se fit sentir à nouveau. C’était Asharak.

Quelque choseeffleura l’esprit de Garion, mais plus à titre d’information qu’autrechose ; ce n’était pas la force irrésistible que le Murgo avait dirigéesur lui dans le corridor obscur du palais d’Anheg, au Val d’Alorie ; soussa tunique, son amulette devint très froide et semblait en même temps lebrûler.

— VotreMajesté Impériale, déclara Asharak, en s’avançant avec un froid sourire. Noussommes honorés d’être admis en votre auguste présence.

Il s’inclina,faisant cliqueter sa cotte de mailles. Barak tenait fermement le bras droit deHettar ; Mandorallen se rapprocha pour lui prendre l’autre bras.

— Noussommes ravi de vous revoir, noble Asharak, répondit l’empereur. Nous noussommes laissé dire qu’un accord avait été conclu.

— Al’avantage des deux parties, Votre Altesse.

— Ce sontles meilleurs accords, approuva Ran Borune.

— TaurUrgas, roi des Murgos, vous adresse ses salutations, reprit Asharak. Sa Majestééprouve le vif désir de cimenter les relations entre Cthol Murgos et laTolnedrie. Elle espère pouvoir un jour donner à Votre Majesté impériale le nomde frère.

— Nousrespectons les intentions pacifiques et la sagesse légendaire de Taur Urgas,souligna l’empereur avec un sourire béat.

Asharak promenaautour de lui ses yeux noirs inexpressifs.

— Eh bien,Ambar, dit-il à Silk, les affaires semblent avoir repris depuis la dernièrefois que nous nous sommes rencontrés, dans les bureaux de Mingan, à Darine.

— Les Dieuxont été cléments. Enfin, presque tous, répondit Silk en tendant les mainsdevant lui en un geste fataliste.

Asharak ébauchaun sourire.

— Vous vousconnaissez ? demanda l’empereur, quelque peu surpris.

— Nousavons déjà eu l’occasion de nous rencontrer, Votre Altesse, admit Silk.

— Sousd’autres cieux, précisa Asharak, avant de regarder sire Loup droit dans lesyeux. Belgarath, fit-il aimablement, avec un petit hochement de tête.

— Chamdar,répondit le vieillard.

— Tu m’asl’air en pleine forme, dis-moi.

— Merci.

— J’ail’impression d’être le seul étranger ici, confia l’empereur.

— Il y atrès, très longtemps que nous nous connaissons, Chamdar et moi, expliqua sireloup, avant de jeter un coup d’œil malicieux au Murgo. Je vois que tu t’esremis de ta récente indisposition.

Une expressionennuyée effleura fugitivement le visage d’Asharak, et il s’empressa de regarderson ombre sur l’herbe, comme pour se rassurer.

Garion serappela ce que sire Loup avait dit, en haut de la Dent d’Elgon, après l’attaquedes Algroths. Il avait parlé d’une ombre qui n’allait pas rentrer par « lechemin le plus direct ». Il aurait été bien en peine de dire pourquoi,mais l’information qu’Asharak le Murgo et Chamdar le Grolim étaient un seul etmême homme ne le surprenait pas particulièrement. Comme une mélodie complexesubtilement discordante retrouve l’accord, la soudaine fusion des deux semblaitentrer en résonance quelque part. Cette information trouva sa place dans sonesprit comme une clef dans une serrure.

— Un jour,il faudra que tu me montres comment tu fais ça, disait Asharak. J’ai trouvél’expérience intéressante. Mais mon cheval est devenu complètement hystérique.

— Toutesmes excuses à ton cheval.

— Commentse fait-il que la moitié de cette conversation semble m’échapper ?s’enquit Ran Borune.

— Pardonnez-nous,Votre Altesse. Nous renouons, le vénérable Belgarath et moi-même, une vieilleinimitié. Il faut dire que nous n’avons que très rarement eu l’occasion de nousparler avec autant de courtoisie. Dame Polgara, fit Asharak en s’inclinantpoliment devant tante Pol. Toujours aussi belle.

Il braqua surelle un regard délibérément suggestif.

— Tu n’aspas beaucoup changé non plus, Chamdar. Elle parlait sans colère, d’un tonpresque affable, mais Garion, qui la connaissait mieux que personne, reconnutimmédiatement l’insulte mortelle dont elle venait de gratifier le Grolim.

— Charmante,reprit Asharak, avec un timide sourire.

— C’estmieux qu’au théâtre, s’écria l’empereur, subjugué. Voilà ce que j’appelle unejoute oratoire ou je ne m’y connais pas. Je regrette de n’avoir pu assister aupremier acte.

— Lepremier acte a été très long, Votre Altesse, révéla Asharak. Et souvent bienfastidieux. Comme vous l’avez peut-être remarqué, il y a des moments oùBelgarath se laisse emporter par sa subtilité.

— Je ne devraispas avoir de mal à m’en remettre, riposta sire Loup avec un petit sourire. Jete promets que le dernier acte sera très bref, Chamdar.

— Desmenaces, vieillard ? releva Asharak. Je pensais que nous étions convenusde rester dans les strictes limites de l’urbanité.

— Je ne merappelle pas que nous soyons jamais convenus de quoi que ce soit, fit sire Loupen se retournant vers l’empereur. Je pense que nous allons prendre congé,maintenant, Ran Borune, conclut-il. Avec votre permission, naturellement.

— Naturellement,répéta l’empereur. Je suis heureux d’avoir fait votre connaissance — bienque je ne sois évidemment pas encore convaincu de votre existence. Mais monscepticisme est purement théologique, et n’a rien de personnel.

— Vous m’envoyez heureux, répliqua sire Loup. Puis il lui jeta impromptu un sourireespiègle qui arracha un éclat de rire à Ran Borune.

— J’attendsavec impatience notre prochaine rencontre, Belgarath, déclara Asharak.

— A taplace, je la redouterais, lui conseilla sire Loup, avant de tourner les talonset de mener ses compagnons hors des jardins de l’empereur.

Chapitre 17

L’après-midiétait déjà bien entamé lorsqu’ils franchirent les grilles du palais. L’émeraudedes vastes pelouses étincelait sous le chaud soleil printanier, et les cyprèsmurmuraient dans la brise.

— Je croisque rien ne nous retient plus à Tol Honeth, déclara sire Loup.

— Celaveut-il dire que nous repartons sur l’heure ? demanda Mandorallen.

— J’aiquelque chose à faire avant, répondit sire Loup, en clignant les yeux, gêné parle soleil. Barak et son cousin vont m’accompagner. Retournez tous nous attendrechez Grinneg, vous autres.

— Nous nousarrêterons au marché central avant de rentrer, annonça tante Pol. J’aicertaines courses à faire.

— Ce n’estpas une partie de lèche-vitrines, Pol.

— LesGrolims savent d’ores et déjà que nous sommes là, père, répliqua-t-elle, nousn’avons plus aucune raison de raser les murs comme des voleurs, n’est-cepas ?

— Comme tuvoudras, Pol, soupira-t-il.

— Je savaisbien que tu verrais les choses comme moi. Sire Loup secoua la tête d’un airdécouragé, puis ils remontèrent en selle, Barak, Grinneg et lui, et partirentde leur côté, tandis que les autres redescendaient la colline sur laquelle lepalais était perché, pour s’enfoncer dans la cité étincelante qui s’étendait endessous d’eux. Les rues, au pied de la colline, étaient larges et bordées dechaque côté par des maisons magnifiques, de véritables palais.

— Lesriches et les nobles, expliqua Silk. A Tol Honeth, plus on habite près dupalais, plus on est important.

— Il en vasouvent ainsi, Prince Kheldar, observa Mandorallen. La fortune et la positionont parfois besoin de la rassurante proximité du siège du pouvoir.L’ostentation et le voisinage du trône sont ce qui permet aux âmes étriquéesd’éviter de faire face à leur propre médiocrité.

— Jen’aurais su mieux dire, convint Silk.

Le marchécentral de Tol Honeth était une vaste place couverte d’étalages en plein air etd’éventaires multicolores où se trouvaient exposées des marchandises du mondeentier. Tante Pol mit pied à terre, confia son cheval à l’un des gardescheresques, et s’activa rapidement d’un étal à l’autre, achetant, à ce qu’ilsemblait, tout ce qu’elle voyait. Le visage de Silk blêmissait à certains deses achats ; c’était lui qui payait.

— Tu nepourrais pas lui dire un mot, Garion ? demanda le petit homme d’un tonplaintif. Elle me démolit.

— Qu’est-cequi te fait penser qu’elle m’écouterait ? rétorqua Garion.

— Tupourrais au moins essayer, fit Silk, désespéré. Trois hommes vêtus de manteauxprécieux discutaient avec emportement, non loin du centre du marché.

— Tu esfou, Haldor, disait, tout agité, un homme mince au nez épaté. Les Honethmettraient l’Empire au pillage pour leur propre profit.

Il avait lafigure toute rouge et les yeux lui sortaient presque de la tête.

— Parce quetu crois que Kador le Vordueux ferait mieux ? demanda le dénommé Haldor,un grand gaillard costaud. C’est toi qui es fou, Radan. Si nous mettons Kadorsur le trône, il nous écrasera tous sous sa botte. On est parfois tropimpérial, ce sont des choses qui arrivent.

— Commentoses-tu ? hurla presque Radan, et son visage luisant de sueur s’assombritencore. Le grand-duc Kador est le seul candidat possible. Je voterais pour luimême s’il ne m’avait pas payé pour ça.

Il faisait degrands moulinets avec les bras tout en parlant, et il avait la langue quis’emmêlait.

— Kador estun porc, déclara de but en blanc Haldor en observant attentivement Radan, commepour mesurer l’impact de ses paroles. Un porc brutal, arrogant, qui n’a pasplus de droits au trône qu’un chien galeux. Son arrière-grand-père s’est frayéun chemin dans la maison de Vordue à coups de pots-de-vin, et je préféreraism’ouvrir les veines plutôt que de prêter serment d’allégeance au rejeton du bâtardd’un voleur des docks de Tol Vordue.

Radan roulaitdes yeux en boules de loto sous les insultes caricaturales de Haldor. Il ouvritet referma plusieurs fois la bouche comme s’il voulait dire quelque chose, maissa langue semblait paralysée par la fureur. Alors son visage tourna au violet,il se mit à battre le vide de ses bras, puis tout son corps se raidit etcommença à s’arquer.

Haldorl’observait avec un détachement presque cynique.

Avec un criétranglé, Radan se renversa en arrière en agitant violemment les bras et lesjambes. Ses yeux se révulsèrent et de l’écume apparut aux commissures de seslèvres tandis que ses soubresauts devenaient plus violents. Il commença à secogner la tête sur les pavés, et ses doigts se crispèrent frénétiquement sur sagorge.

— Voilà quiest d’une redoutable efficacité, mon cher Haldor, commenta le troisième homme.Où as-tu trouvé cela ?

— Un de mesamis est allé récemment à Sthiss Tor, répondit Haldor en contemplant lesconvulsions de Radan avec un intérêt non déguisé. Le plus beau de tout, c’estque ça n’a rigoureusement aucun effet tant qu’on ne s’énerve pas. Radann’aurait jamais voulu boire son vin si je ne l’avais pas goûté devant lui pourlui prouver qu’il n’y avait pas de danger.

— Tu veuxdire que tu as le même poison dans l’estomac ? s’exclama l’autre,stupéfait.

— Je n’airien à craindre, déclara Haldor. Je ne succombe jamais à mes propres émotions.

Les contractionsde Radan diminuaient d’intensité.

Ses talonsmartelèrent les pierres pendant un moment encore, mais il ne tarda pas à serigidifier, puis il poussa un long soupir gargouillant et ce fut tout.

— J’imaginequ’il ne t’en reste plus, hein ? insinua pensivement l’ami d’Haldor. Jeserais prêt à payer un bon prix pour quelque chose de ce genre.

— Etpourquoi n’irions-nous pas chez moi, parler de tout ça autour d’une coupe devin ? suggéra Haldor en riant.

L’autre lui jetaun regard surpris, puis il se mit à rire à son tour, un peu nerveusementpeut-être. Les deux hommes tournèrent les talons et s’éloignèrent, abandonnantle cadavre derrière eux.

Garion lessuivit un moment des yeux, horrifié, puis regarda le cadavre au visage noir,crispé dans une position grotesque sur les dalles de pierre, entre les piedsdes Tolnedrains qui l’ignoraient royalement.

— Pourquoipersonne ne fait-il rien ? demanda-t-il.

— Ils ontpeur, répondit Silk. Ils redoutent, s’ils trahissent une quelconque émotion,d’être pris pour des sympathisants du défunt. On prend la politique très ausérieux, ici, à Tol Honeth.

— Ilfaudrait peut-être prévenir les autorités, tout de même ? émit Durnik, levisage pâle et la voix tremblante.

— Je suissûr que le nécessaire a été fait, assura Silk. Ne restons pas plantés là commeça. Vous ne tenez pas tellement à être impliqués dans l’affaire, jesuppose ?

Tante Pol lesrejoignit, accompagnée des deux guerriers cheresques de la maison de Grinneg,un peu penauds. Ils croulaient littéralement sous les paquets et les ballots.

— Qu’est-ceque vous faites ? demanda-t-elle à Silk.

— Nousassistions au spectacle édifiant de la politique tolnedraine en pleine action,répondit Silk en lui montrant le cadavre abandonné au beau milieu de la placedu marché.

— Dupoison ? fit-elle en remarquant la crispation anormale des membres deRadan.

— Un drôle depoison, confirma Silk en hochant la tête. Il n’agit apparemment que quand lavictime se met en rogne.

— Ah !de l’attisât, approuva-t-elle d’un air entendu.

— Vous enavez déjà entendu parler ? releva Silk, surpris.

— C’est unpoison très rare, et très cher. Je n’aurais jamais cru que les Nyissiensacceptent d’en vendre.

— Je croisque nous ferions mieux de ficher le camp d’ici, suggéra Hettar. Il y a uneescouade de légionnaires qui arrivent, et il se pourrait qu’ils fassent appel àtémoins.

— Bonne idée,acquiesça Silk en les conduisant de l’autre côté de la place.

Huit grandsgaillards longeaient les bâtiments qui entouraient la place du marché, chargésd’une litière lourdement voilée. Ils arrivaient auprès des voyageurs lorsqu’unemain fine, couverte de bijoux, sortit langoureusement des rideaux et effleural’épaule de l’un des porteurs. Les huit hommes s’arrêtèrent immédiatement etposèrent la litière à terre.

— Ainsi, terevoilà à Tol Honeth, Silk, fit une voix de femme, à l’intérieur de la litière.Que fais-tu donc là ?

— Bethra ?s’exclama Silk. C’est toi ?

Les rideauxs’écartèrent, révélant une femme luxurieusement vêtue, alanguie sur descoussins de satin écarlate. Ses tresses de cheveux sombres étaient entremêléesde rangs de perles. Sa robe de soie rose ne laissait rien ignorer de sesformes, et elle avait les bras et les doigts couverts d’anneaux et de braceletsd’or. Son visage était d’une beauté à couper le souffle, et elle coulait sousses longs cils un regard d’une rare perversité. Il émanait de toute sa personnequelque chose de trop mûr, presque blet, et une impression quasimentrenversante de débauche effrénée. Garion se prit à rougir furieusement, sanssavoir pourquoi.

— Jepensais bien que tu courais toujours, reprit-elle d’un ton suave. Les hommesque j’avais lancés à ta poursuite étaient pourtant de vrais professionnels.

Silk eut unepetite révérence ironique.

— Comme tudis, Bethra, ils n’étaient pas mauvais, acquiesça-t-il avec un sourire tordu.Pas tout à fait aussi bons qu’il aurait fallu, mais très bons tout de même.J’espère que tu n’en avais plus besoin ?

— Je medemandais aussi pourquoi ils n’étaient jamais revenus, répliqua-t-elle enriant. J’aurais dû m’en douter, évidemment. J’espère que tu n’as pas pris ça àtitre personnel.

— Bien sûrque non, Bethra. Ce sont les aléas du métier, et voilà tout.

— Je savaisque tu comprendrais. Il fallait que je me débarrasse de toi. Tu allais toutficher par terre.

Silk eut unsourire matois.

— Je sais,jubila-t-il. Après le mal que tu t’étais donné pour monter ta petite affaire,et avec l’ambassadeur thull, rien de moins.

Elle fit unegrimace dégoûtée.

— Etqu’est-il devenu ? s’enquit Silk.

— Il estallé faire trempette dans la Nedrane.

— Je nesavais pas que les Thulls étaient si férus de natation.

— On nepeut pas dire qu’ils nagent très bien. Surtout avec de grosses pierresattachées aux pieds. Mais à partir du moment où tu avais flanqué mon plan àl’eau, il n’avait plus qu’à suivre le même chemin. Il ne m’était guèreindispensable, et il y avait des choses que je ne tenais pas à ce qu’il ailleraconter dans certains milieux.

— Tu astoujours été une femme circonspecte, Bethra.

— Etqu’est-ce que tu mijotes, en ce moment ? questionna-t-elle avec curiosité.

— Un peu deci, un peu de ça, éluda Silk en haussant les épaules.

— Lasuccession ?

— Oh !non, répondit-il en riant. J’ai trop de bon sens pour m’en mêler. De quel côtées-tu ?

— Tuvoudrais bien le savoir, hein ?

Silk jeta un coupd’œil circulaire en plissant les yeux.

— Je necracherais pas sur un ou deux petits tuyaux, Bethra. Si tu peux parler,naturellement.

— De quoi,Silk ?

— La villegrouille littéralement de Murgos, reprit-il. Si tu n’es pas actuellement enaffaires avec eux, je te serai reconnaissant de toutes les informations que tupourras me communiquer à ce sujet.

— Et tuserais prêt à payer cher ? interrogea-t-elle d’un ton malicieux.

— Appelonscela un échange de bons procédés. Elle lui jeta un sourire machiavélique et semit à rire.

— Pourquoipas, après tout ? Je t’aime bien, Silk, et je me demande si je ne t’aimepas encore plus quand tu me dois quelque chose.

— Je seraiton esclave, promit-il.

— Salementeur. Très bien, commença-t-elle après un instant de réflexion. On ne peutpas dire que les Murgos se soient jamais vraiment intéressés au commerce, etpourtant, depuis quelques années, on en voit arriver par paquets de deux outrois. Et à la fin de l’été dernier, c’est par caravanes entières qu’ils sesont mis à débarquer de Rak Goska.

— Tu veuxdire qu’ils tenteraient d’influencer la succession ? suggéra Silk.

— C’est ceque je dirais, répondit-elle. On voit beaucoup d’or rouge à Tol Honeth, toutd’un coup. Mes coffres en sont pleins.

— Ça colle,fit Silk, avec un grand sourire.

— Comme tudis.

— Ont-ilsouvertement pris parti pour un candidat ?

— Pas queje sache. Ils paraissent divisés en deux factions rivales, et il sembleraitqu’il règne entre eux un certain antagonisme.

— Çapourrait être une ruse, évidemment.

— Je necrois pas. Je pense plutôt que cette inimitié n’est pas sans rapport avec laquerelle qui oppose Zedar et Ctuchik. Chaque côté cherche à s’assurer lamainmise sur le prochain empereur. Et l’argent coule à flots, comme si c’étaitde l’eau.

— Est-ceque tu connais celui qu’on appelle Asharak ?

— Ah !celui-là ! Les autres Murgos le redoutent. En ce moment, il donnel’impression de travailler pour Ctuchik, mais quelque chose me dit qu’il roulepour lui-même. Le grand-duc Kador lui mange dans la main, or Kador estactuellement le favori dans la course au trône, de sorte qu’Asharak se retrouveen position de „ force. Voilà, c’est à peu près tout ce que je sais.

— Merci,Bethra, dit respectueusement Silk.

— Tuprojettes de rester longtemps à Tol Honeth ? demanda-t-elle.

— Malheureusementnon.

— Dommage.J’espérais que tu aurais le temps de me rendre une petite visite. Nous aurionspu parler du bon vieux temps. Je n’ai plus beaucoup de vieux amis, maintenant— ou d’ennemis intimes, comme toi.

— Je medemande bien pourquoi, fit Silk avec un petit rire sec. Je ne suis pas certaind’être meilleur à la nage que l’ambassadeur thull. Tu es une femme dangereuse,Bethra.

— A plusd’un titre, admit-elle en s’étirant langoureusement. Mais tu n’as plus vraimentà craindre pour ta vie avec moi, Silk. Plus maintenant.

— Ce n’estpas pour ma vie que je m’inquiétais, rétorqua Silk avec un drôle de sourire.

— C’est uneautre histoire, bien sûr. N’oublie pas que tu me dois une faveur.

— J’attendsavec avidité l’occasion de m’acquitter de ma dette, promit-il avec effronterie.

— Tu es impossible,s’exclama-t-elle en riant, avant de faire signe à ses porteurs. Au revoir,Silk.

— Aurevoir, Bethra, répondit-il avec une profonde révérence.

Les porteursremirent les brancards de la litière sur leurs épaules et s’éloignèrent sousleur fardeau.

— C’estabsolument révoltant, s’étrangla Durnik, indigné. Comment peut-on tolérer laprésence d’une femme pareille en ville ?

— Bethra ?demanda Silk, tout surpris. C’est la femme la plus remarquable et la plusfascinante de tout Tol Honeth. Les hommes viennent du bout du monde pour passerune heure ou deux avec elle.

— Pasgratuitement, sans doute.

— Ne teméprends pas sur elle, Durnik, avertit Silk. Sa conversation est probablementencore plus prisée que...

Il eut unepetite toux et jeta un rapide coup d’œil en direction de tante Pol.

— Vraiment ?riposta Durnik, d’un ton sarcastique.

— Ah !Durnik, fit Silk en éclatant de rire. Je t’aime comme un frère, mais tu es toutde même d’une effroyable pudibonderie, tu sais !

— Fichez-luila paix, Silk, intervint tante Pol d’un ton ferme. C’est comme ça qu’on l’aime.

— J’essayaisseulement de l’améliorer encore un peu, Dame Polgara, expliqua Silk, d’un petitton innocent.

— Barak aabsolument raison en ce qui vous concerne, Prince Kheldar. Vous avez vraimentun mauvais fond.

— Je nefais qu’obéir à mon devoir. Si vous saviez ce qu’il m’en coûte de sacrifier messentiments délicats et raffinés au bien de mon pays...

— Mais biensûr !

— Vousn’imaginez tout de même pas que je prends plaisir à ce genre derelations ?

— Et sinous laissions tomber le sujet ? suggéra tante Pol.

Grinneg, sireLoup et Barak arrivèrent chez Grinneg peu de temps après eux.

— Alors ?demanda tante Pol, au moment où sire Loup entrait dans la pièce où ils étaienttous réunis à attendre.

— Il estparti vers le sud, répondit sire Loup.

— Vers lesud ? Il n’est pas allé vers l’est, vers Cthol Murgos ?

— Non. Ilcherche probablement à éviter la confrontation avec les hommes de Ctuchik. Ilva sûrement essayer de trouver un endroit tranquille pour passer discrètementla frontière. A moins qu’il n’aille vers la Nyissie. Il a peut-être conclu unarrangement avec Salmissra. Il faut que nous le suivions si nous voulons enavoir le cœur net.

— Je suistombé sur une vieille amie, au marché, annonça Silk, vautré dans un fauteuil.D’après elle, Asharak serait mouillé jusqu’au cou dans la lutte pour lasuccession. Il aurait apparemment réussi à acheter le grand duc de Vordue. Siles Vordueux montent sur le trône, Asharak tiendra la Tolnedrie dans le creuxde sa main.

Sire Loup segratta pensivement la barbe.

— Il faudrabien, tôt ou tard, que nous nous occupions de lui. Il commence vraiment à mecourir, celui-là.

— Nouspourrions nous arrêter un jour ou deux, suggéra tante Pol. Et régler leproblème une fois pour toutes.

— Non,décida sire Loup. Mieux vaut ne pas faire ça ici, en ville. Ça va sûrementfaire du bruit, et les Tolnedrains ont tendance à s’emballer quand ils necomprennent pas quelque chose. Nous trouverons bien une occasion plus tard,dans un endroit un peu moins fréquenté.

— Alorsnous repartons tout de suite ? demanda Silk.

— Attendonsdemain matin, répondit sire Loup. Il est probable que nous serons suivis, et siles rues sont vides, ça leur compliquera un tout petit peu la tâche.

— Dans cecas, je vais dire quelques mots à mon cuisinier, fit Grinneg. Je ne peux pasvous laisser affronter les vicissitudes de la route sans un bon repas dans leventre. Et puis il va bien falloir que nous nous occupions de ce tonneau debière, aussi.

Cette penséearracha un large sourire à sire Loup, qui sentit s’appesantir sur lui le regardsombre de tante Pol.

— Tu nevoudrais tout de même pas qu’elle retombe, Pol ? expliqua-t-il. Une foisqu’elle est brassée, il faut la boire assez vite. Ce serait une honte de gâcherde la bonne marchandise comme ça, non ?

Chapitre 18

Ils repartirentde chez Grinneg avant l’aube, le lendemain matin, après avoir une nouvelle foisrevêtu leurs habits de voyage. Ils se glissèrent sans bruit par une portedérobée et suivirent les ruelles étroites et les allées sombres dont Silksemblait vraiment avoir le secret. Le ciel commençait à s’éclaircir à l’estlorsqu’ils arrivèrent à la massive porte de bronze, à la pointe sud de l’île.

— Combiende temps nous faudra-t-il attendre avant l’ouverture de la porte ? demandasire Loup à l’un des légionnaires.

— Oh !il n’y en a plus pour très longtemps, répondit le légionnaire. On ouvre quandon voit distinctement la rive opposée.

Sire Loupgrommela dans sa barbe. Il était un peu éméché, la veille au soir, et semblaitavoir très mal aux cheveux ce matin-là. Il mit pied à terre, se dirigea versl’un des chevaux de bât et but longuement à une gourde de cuir.

— Ça nechangera rien, tu sais, déclara tante Pol, d’un ton peu amène.

Il préféra nepas répondre.

— Je croisque nous allons avoir une belle journée, dit-elle d’un ton enjoué en regardantd’abord le ciel, puis les hommes qui l’entouraient, et qui étaient touslamentablement avachis sur leur selle.

— Vous êtesune femme cruelle, Polgara, fit tristement Barak.

— Vous avezparlé de ce bateau à Grinneg ? articula péniblement sire Loup.

— Je croisque oui, répondit Barak. Il me semble que j’ai évoqué le sujet avec lui.

— C’esttrès important, insista sire Loup.

— De quois’agit-il ? s’enquit tante Pol.

— Je mesuis dit que nous serions peut-être bien contents d’avoir un bateau à notredisposition à l’embouchure de la rivière de la Sylve, expliqua sire Loup. Sinous ne pouvons vraiment pas faire autrement que d’aller à Sthiss Tor, jepréfère encore m’y rendre par mer plutôt que de patauger à travers lesmarécages de la Nyissie du nord.

— C’estmême une très bonne idée, approuva-t-elle. Je suis surprise que tu y aiespensé, compte tenu de l’état dans lequel tu étais hier soir.

— Tu nepenses pas qu’on pourrait parler d’autre chose ? gémit-il.

Mais la pénombrecédait imperceptiblement du terrain, et l’ordre d’ouvrir la porte vint enfin dela tour de guet, en haut du mur. Les légionnaires firent glisser les barres defer et les lourds vantaux pivotèrent. Mandorallen à son côté, Silk leur fitfranchir le vaste portail, puis le pont qui enjambait les eaux noires de laNedrane.

A midi, ilsétaient déjà à huit lieues au sud de Tol Honeth, et sire Loup avait presqueretrouvé la forme, mais ses yeux semblaient encore un peu sensibles à la vivelumière du soleil printanier, et il lui arrivait plus souvent qu’à son tour deréprimer une grimace de douleur lorsqu’un oiseau venait chanter trop près delui.

— Des gensà cheval, par-derrière. Ils se rapprochent, déclara Hettar.

— Combien ?demanda Barak.

— Deux.

— Desvoyageurs comme les autres, peut-être, dit tante Pol.

Deux cavaliersapparurent derrière eux, à un détour de la route. Ils s’arrêtèrent pour tenirconciliabule et se décidèrent, au bout d’un moment, à se rapprocher aveccirconspection. Ils formaient un couple un peu bizarre. L’un d’eux, un homme,portait un manteau tolnedrain vert — vêtement dont le moins que l’on pûtdire était qu’il n’avait jamais été conçu pour monter à cheval. Il était trèsmaigre, et ses oreilles dépassaient de chaque côté de sa tête comme desnageoires. Sur son front haut, les cheveux avaient été soigneusement peignéspour dissimuler une calvitie envahissante. Son compagnon, qui s’était noué unmouchoir devant le visage pour filtrer la poussière, se révéla n’être qu’uneenfant habillée d’une sorte de pèlerine à capuche.

— Bien lebonjour, dit poliment l’homme au visage émacié comme ils se rapprochaient dugroupe.

— Salut,répondit Silk.

— Il faitchaud pour la saison, non ? poursuivit le Tolnedrain.

— Nousavions remarqué, acquiesça Silk.

— Je medemandais, reprit le maigrichon, si vous n’auriez pas un peu d’eau à nousdonner ?

— Mais biensûr.

Silk jeta àGarion un coup d’œil accompagné d’un signe en direction des chevaux de bât.Garion partit vers l’arrière et détacha une outre de cuir de l’un des chevaux.L’étranger retira le bouchon de bois, essuya soigneusement l’embouchure de lagourde et l’offrit à sa jeune compagne. Celle-ci retira le mouchoir qui luicachait la figure et regarda le récipient d’un air perplexe.

— Commececi, Votre... euh, gente damoiselle, expliqua l’homme, en reprenant l’outre eten l’élevant avec ses deux mains pour boire.

— Je vois,dit la fille.

Garion laregarda plus attentivement. Sa voix lui rappelait quelque chose, il n’aurait sudire quoi, et son visage ne lui était pas inconnu non plus. Elle n’étaitvraiment pas grande, mais ce n’était plus une petite fille, et elle avait unetête d’enfant gâtée que Garion était presque certain d’avoir déjà vue quelquepart.

Le Tolnedrainlui rendit la gourde pour qu’elle puisse boire à son tour. Le goût de résinelui arracha une petite grimace. Elle avait les cheveux d’un noir violacé, maisde légères traces noires sur le col de son manteau de voyage semblaientindiquer que la couleur n’était pas naturelle.

— Merci,Jeebers, dit-elle enfin. Et merci, Messire, ajouta-t-elle à l’adresse de Silk.

Les yeux deGarion s’étrécirent ; un terrible soupçon venait de naître dans sonesprit.

— Vousallez loin ? demanda le squelette ambulant.

— Assez,oui, répondit Silk. Je m’appelle Radek, et je viens de Boktor, en Drasnie. Jesuis marchand ; je transporte des lainages sendariens vers le sud. Lechangement de temps a fait chuter les cours à Tol Honeth, alors je vais tenterma chance à Tol Rane. C’est dans les montagnes ; il y fait probablementencore assez froid.

— Dans cecas, vous n’êtes pas sur la bonne route, déclara l’étranger. Tol Rane estbeaucoup plus à l’est.

— Oui, maisj’ai déjà eu des ennuis sur cette route, expliqua Silk, sans se démonter. Desvoleurs, vous voyez le genre. Comme je n’ai pas envie de courir de risques, jeme suis dit que je ferais aussi bien de passer par Tol Borune.

— Quellecoïncidence ! répliqua le sac d’os. Nous allons aussi à Tol Borune, maprotégée et moi-même.

— En effet,admit Silk. Quelle coïncidence !

— Nouspourrions peut-être faire route ensemble. Silk prit un air dubitatif.

— Pourquoipas, après tout ? décida tante Pol, avant qu’il n’ait eu le temps derefuser.

— Vous êtestrès aimable, gente dame, dit l’étranger. Je suis Maître Jeebers, Compagnon dela Société impériale, précepteur de mon état. Vous avez peut-être entenduparler de moi ?

— Je nepourrais pas l’affirmer, reprit Silk. Mais cela n’a rien d’étonnant ; noussommes étrangers en Tolnedrie.

— C’estsans doute assez normal, en effet, convint Jeebers, un peu déçu tout de même.Voici mon élève, Damoiselle Sharell. Son père, le baron Reldon, est grandmaître de la confrérie des marchands. Je l’accompagne à Tol Borune où elle doitrendre visite à sa famille.

Garion savaitque ce n’était pas vrai. Le nom du précepteur avait confirmé ses soupçons.

Pendantplusieurs lieues, Jeebers entretint un papotage animé avec Silk, auquel ilexposa en long et en large la substance de son enseignement, sans cesser defaire précéder ses remarques d’allusions aux importants personnages quisemblaient s’en remettre à son jugement.

C’était unredoutable raseur, mais en dehors de cela, il semblait passablement inoffensif.Son élève, qui chevauchait à côté de tante Pol, ne disait quant à elle pasgrand-chose.

— Je pensequ’il serait temps que nous nous arrêtions pour manger un morceau, annonçatante Pol. Voulez-vous vous joindre à nous avec votre élève, MaîtreJeebers ? Nous avons amplement de quoi manger.

— Je suisconfus de votre générosité, répondit le précepteur. Nous en serons trèsheureux.

Ils s’arrêtèrentprès d’un petit pont qui enjambait un ruisseau et menèrent leurs chevaux àl’ombre d’un épais bosquet de saules, non loin de la route. Durnik fit du feu,et tante Pol commença à déballer ses chaudrons et ses bouilloires.

Maître Jeeberss’empressa d’aider son élève à descendre de cheval. Celle-ci ne fit d’ailleurspas mine de mettre pied à terre toute seule. Elle regarda sans enthousiasme lesol un peu détrempée de la berge, puis jeta un coup d’œil impérieux à Garion.

— Toi, là,appela-t-elle, va me chercher une coupe d’eau fraîche.

— Leruisseau est juste à côté, indiqua-t-il en tendant le doigt.

Elle braqua surlui un regard stupéfait.

— Mais laterre est toute boueuse, objecta-t-elle.

— Oui,hein ? admit-il avant de tourner délibérément le dos et de retourner aidersa tante.

— TantePol, commença-t-il après avoir débattu un moment avec sa conscience.

— Oui, monchou ?

— Je penseque cette demoiselle Sharell n’est pas celle qu’elle prétend être.

— Ah-ah ?

— Non. Jen’en suis pas absolument certain, mais je pense que c’est la princesseCe’Nedra, celle qui est venue dans le jardin quand nous étions au palais.

— Oui, monchou, je sais.

— Tu lesavais ?

— Mais biensûr. Tu veux bien me passer le sel, s’il te plaît ?

— Ce n’estpas dangereux qu’elle soit avec nous ?

— Pasvraiment, répondit-elle. Je pense que j’arriverai à m’en sortir.

— Elle nerisque pas de nous causer tout un tas d’ennuis ?

— Uneprincesse impériale cause nécessairement toutes sortes d’ennuis, mon chou.

Après avoirdégusté un savoureux ragoût, qui sembla excellent à Garion, mais que leurpetite invitée parut trouver détestable, Jeebers entreprit d’aborder un sujetqu’il avait à l’évidence en tête depuis le premier instant où il les avaitabordés.

— En dépitde tous les efforts des légions, les routes ne sont jamais complètement sûres,déclara ce tracassier. Il n’est pas prudent de voyager seul, et je suisresponsable de la sécurité de la gente damoiselle Sharell, que l’on a commise àma garde. Je me demandais si nous pourrions vous accompagner. Nous ne vousennuierions pas, et je serais trop heureux de vous rembourser toute lanourriture que nous pourrions prendre.

Silk jeta unrapide coup d’œil à tante Pol.

— Mais biensûr, acquiesça celle-ci, à la grande surprise de Silk. Je ne vois pas pourquoinous ne ferions pas route ensemble. Nous allons au même endroit, après tout.

— Commevous voudrez, maugréa Silk en haussant les épaules.

Ce n’était pasune erreur, ça frisait le désastre, Garion en était sûr. Jeebers ne ferait pasun compagnon de voyage spécialement agréable, et son élève promettait dedevenir insupportable à bref délai. Elle était manifestement habituée à êtreentourée de serviteurs dévoués et à formuler à tout bout de champ des exigencesinconsidérées. Mais pour être déraisonnables, ce n’en était pas moins desexigences, et Garion ne se demanda pas une seconde qui était le plusvraisemblablement destiné à les satisfaire. Il se leva et fit le tour du bosquetde saules.

De l’autre côtédes arbres, les champs luisaient d’un vert soyeux sous le soleil printanier, etde petits nuages blancs planaient paresseusement dans le ciel. Garion s’adossaà un arbre et jeta un coup d’œil sur les herbages sans vraiment les voir. Il nese laisserait pas réduire en esclavage, quelle que pût être l’identité de leurpetite invitée, mais il aurait bien voulu trouver un moyen de mettre les chosesau point dès le départ — avant que la situation ne dérape.

— Tu asdonc complètement perdu l’esprit, Pol ? fit la voix de sire Loup, quelquepart entre les arbres. Ran Borune a probablement donné l’ordre à toutes leslégions de Tolnedrie de la rechercher, à l’heure qu’il est.

— Ne temêle donc pas de ça, vieux Loup solitaire, répondit tante Pol. C’est monproblème. Je veillerai à ce que les légions ne nous ennuient pas.

— Nousn’avons pas le temps de chouchouter cette sale gamine, reprit le vieil homme.Enfin, Pol, elle va nous rendre dingues. Tu as vu comment elle parlait à son père ?

— Ce n’estpas si difficile de rompre de mauvaises habitudes, laissa-t-elle tomber, d’unton indifférent.

— Tu necrois pas qu’il serait plus simple de trouver un moyen de la faire ramener àTol Honeth ?

— Elle adéjà réussi à s’enfuir une fois, répondit tante Pol. Si nous la renvoyons, ellese débrouillera pour faire une nouvelle fugue. Je me sens beaucoup plustranquille à l’idée que je pourrai mettre la main sur sa petite AltesseImpériale quand j’aurai besoin d’elle. Je n’ai pas envie de retourner le mondeentier pour la retrouver, le moment venu.

— Comme tuvoudras, Pol, soupira sire Loup.

— Mais biensûr.

— Tiensseulement cette petite morveuse hors de ma portée, conseilla-t-il. Elle meporte sur les nerfs. Les autres savent qui elle est ?

— Garion, oui.

— Garion ?Tiens donc !

— Ça n’arien d’étonnant, expliqua tante Pol. Il est plus malin qu’il n’en a l’air.

Une émotionnouvelle commença à se faire jour dans l’esprit déjà passablement troublé deGarion. L’intérêt évident de tante Pol pour Ce’Nedra lui faisait l’effet d’uncoup de poignard. Il se rendit compte, à sa grande confusion, qu’il étaitjaloux de l’attention qu’elle portait à la fillette.

Ses craintes nedevaient pas tarder pas à se confirmer dans les jours qui suivirent. Uneremarque en passant au sujet de la ferme de Faldor eut tôt fait de révéler sonancien statut d’aide aux cuisines à la princesse qui ne cessa, dès lors,d’exploiter ce fait pour l’accabler impitoyablement sous une centaine depetites corvées stupides. Et pour tout arranger, chaque fois qu’il manifestaitdes velléités de résistance, tante Pol le rappelait fermement aux bonnesmanières. L’affaire ne pouvait que lui inspirer très rapidement les piresréticences.

La princesseavait élaboré toute une histoire pour justifier son départ de Tol Honeth,histoire qu’elle enjolivait à chaque lieue et qui devenait tous les jours unpeu plus ahurissante. Elle s’était bornée, au début, à raconter qu’elle allaitrendre visite à sa famille ; mais bientôt elle ne put s’empêcher desous-entendre qu’elle fuyait un mariage arrangé avec un vieux marchand trèslaid, puis de faire des allusions encore plus sinistres à un projetd’enlèvement et de demande de rançon. Enfin, et pour couronner le tout, elleleur confia que le complot en question était motivé par des raisons politiqueset faisait partie d’une vaste conjuration visant à s’emparer du pouvoir enTolnedrie.

— C’est unehorrible menteuse, non ? demanda Garion à tante Pol, un soir qu’ilsétaient seuls.

— Ça oui,acquiesça tante Pol. Le mensonge est un art. Bien mentir, c’est savoir restersimple. Il faudra qu’elle s’applique un peu si elle veut réussir dans cettediscipline.

Ils avaientquitté Tol Honeth depuis une dizaine de jours lorsque la cité de Tol Boruneleur apparut enfin dans le soleil de l’après-midi.

— Eh bien,je crois que c’est là que nos routes se séparent, déclara Silk à Jeebers, nonsans soulagement.

— Vous nevous arrêtez pas en ville ? demanda Jeebers.

— A quoibon ? rétorqua Silk. Nous n’avons rien à y faire, en réalité, et je nevois pas l’intérêt de perdre du temps en fouilles et en explications, sansparler du coût des pots-de-vin. Nous allons contourner Tol Borune et rattraperla route de Tol Rane de l’autre côté.

— Dans cecas, nous pourrions peut-être faire encore un bout de chemin ensemble, suggératrès vite Ce’Nedra. Ma famille habite dans une propriété au sud de la ville.

Jeebers laregarda d’un air effaré. Tante Pol retint son cheval et regarda la jeune filleen haussant un sourcil.

— Il seraittemps que nous ayons une petite conversation, et cet endroit en vaut un autre,décréta-t-elle.

Silk lui jeta unrapide coup d’œil et eut un hochement de tête. Ils mirent tous pied à terre.

— Je pense,ma petite demoiselle, reprit tante Pol, que le moment est venu de nous dire lavérité.

— Maisc’est ce que j’ai fait, protesta Ce’Nedra.

— Allons,allons, ma petite fille. Les histoires que vous nous avez racontées étaientfort divertissantes, mais vous n’imaginez tout de même pas que nous en avonscru un mot ? Certains d’entre nous savent déjà qui vous êtes, mais il mesemble vraiment que vous feriez mieux de vider votre sac.

— Voussavez... ? commença Ce’Nedra, puis la voix lui manqua.

— Mais biensûr, mon petit, répondit tante Pol. Vous voulez le leur dire vous-même, ou vouspréférez que je le fasse ?

Les petitesépaules de Ce’Nedra descendirent d’un cran.

— Dites-leurqui je suis, Maître Jeebers, ordonna-t-elle tout bas.

— Vouspensez vraiment que c’est prudent, Votre Grâce ? questionna anxieusementJeebers.

— Ils lesavent déjà, de toute façon, riposta-t-elle. S’ils avaient l’intention de nousfaire du mal, ils ne s’en seraient pas privés, depuis le temps. Nous pouvonsnous fier à eux.

Jeebers inspiraprofondément et c’est d’un ton passablement pompeux qu’il reprit la parole.

— J’ail’honneur de vous présenter Son Altesse Impériale la Princesse Ce’Nedra, fillede Sa Majesté Impériale Ran Borune XXIII, et joyau de la Maison de Borune.

A ces mots, Silkpoussa un petit sifflement en ouvrant de grands yeux ; les autresmanifestèrent pareillement leur stupéfaction.

— Lasituation politique est beaucoup trop incertaine et périlleuse à Tol Honethpour que Sa Grâce puisse demeurer sans risques dans la capitale, poursuivitJeebers. L’Empereur m’a chargé d’accompagner secrètement sa fille à Tol Borune,où les membres de la famille Borune pourront la protéger contre les complots etles machinations des Vordueux, des Honeth et des Horbite. Je suis fierd’annoncer que ma mission aura assez brillamment réussi — avec votreconcours, bien entendu. Je ferai mention de votre assistance dans mon rapport— une note en bas de page, peut-être, voire un appendice.

— Uneprincesse impériale, traverser la moitié de la Tolnedrie sous la seule escorted’un maître d’école, alors qu’on se poignarde et qu’on s’empoisonne à tous lescoins de rue ? rumina Barak en tiraillant sa barbe d’un air pensif.

— Plutôtrisqué, non ? renchérit Hettar.

— Tonempereur T’a-t-il chargé personnellement de cette mission ? s’enquitMandorallen.

— Ce ne futpas nécessaire, répondit Jeebers, d’un ton hautain. Son Altesse, qui professele plus grand respect pour mon jugement et ma discrétion, savait pouvoircompter sur moi pour imaginer un déguisement sûr et un mode de transport sansdanger. La princesse m’a assuré de sa totale confiance en ma personne. Maistoute l’opération ayant dû être menée dans le plus grand secret, évidemment,c’est elle-même qui est venue dans mes appartements au cœur de la nuit pour menotifier ses instructions, et voilà pourquoi nous avons quitté le palais sans direà qui que ce soit ce que...

Sa voix mourutsur ces mots, et il braqua sur Ce’Nedra un regard horrifié.

— Vousferiez aussi bien de lui dire la vérité, ma petite fille, conseilla tante Pol àla jeune princesse. Je pense qu’il a déjà compris, de toute façon.

Ce’Nedra relevale menton d’un air arrogant.

— Lesordres venaient de moi, Jeebers, lui révéla-t-elle. Mon père n’avait rien àvoir là-dedans.

Jeebers devintd’une pâleur mortelle et tous crurent qu’il allait s’évanouir.

— Quelmanque de cervelle vous a fait décider de vous enfuir du palais de votrepère ? s’emporta Barak. Toute la Tolnedrie est probablement à votrerecherche, maintenant, et nous sommes dans l’œil du cyclone.

— Toutdoux, le calma sire Loup. Ça a beau être une princesse, c’est tout de même unepetite fille. Ne lui faites pas peur.

— Laquestion est tout de même fort pertinente, observa Hettar. Si nous sommes prisen compagnie d’une princesse impériale, il y a gros à parier que nous finironstous sur la paille humide des geôles tolnedraines. Avez-vous une réponse àfournir ? fit-il en se tournant vers Ce’Nedra, ou n’était-ce qu’unjeu ?

Elle se redressade toute sa faible hauteur.

— Je nesuis pas habituée à justifier mes actions auprès des serviteurs.

— Il vafalloir que nous éclaircissions certains malentendus avant longtemps, je lesens, gronda sire Loup.

— Répondezjuste à la question, ma petite fille, intervint tante Pol. Ne vous occupez pasde savoir qui la pose.

— Mon pèrem’avait emprisonnée à l’intérieur du palais, répondit Ce’Nedra d’un petit tondésinvolte, comme si cela constituait une explication suffisante. C’étaitintolérable, alors je suis partie. Il y a un autre problème aussi, mais c’estune question de politique. Vous ne comprendriez pas.

— Vousseriez certainement surprise de ce que nous sommes en mesure de comprendre,Ce’Nedra, insinua sire Loup.

— J’ail’habitude que l’on s’adresse à moi en m’appelant Votre Grâce, déclara-t-elled’un ton acerbe. Ou Votre Altesse.

— Et moi,j’ai l’habitude que l’on me dise la vérité.

— Je pensaisque c’était vous qui commandiez ? s’étonna Ce’Nedra, en regardant Silk.

— Lesapparences sont parfois trompeuses, observa Silk, d’un ton mielleux. A votreplace, je répondrais à la question.

— C’est unvieux traité, rétorqua-t-elle. Ce n’est pas moi qui l’ai signé, alors je nevois pas pourquoi je me sentirais liée. Je suis censée me présenter dans lasalle du trône de Riva, le jour de mon seizième anniversaire.

— Nous lesavons, coupa Barak. Et alors, où est le problème ?

— Je n’iraipas, c’est tout, décréta Ce’Nedra. Je ne veux pas aller pas à Riva, et rien nipersonne au monde ne pourrait m’y contraindre. La reine de la Sylve desDryades, qui est ma parente, m’offrira asile.

Jeebers avait enpartie retrouvé ses esprits.

— Qu’avez-vousfait ? se lamenta-t-il, atterré. J’avais entrepris cette mission dansl’attente d’une récompense, peut-être même d’une promotion, mais vous m’avezmis la tête sur le billot, petite sotte !

— Jeebers !s’indigna-t-elle.

— Nerestons pas au beau milieu de la chaussée, recommanda Silk. Nous avonsapparemment pas mal de choses à voir ensemble, et tout ce que nous risquonsici, sur la grand-route, c’est d’être interrompus.

— Ce n’estpas une mauvaise idée, reconnut sire Loup. Trouvons un endroit tranquille etdressons le campement pour la nuit. Nous déciderons de ce que nous allonsfaire, et nous pourrons repartir reposés demain matin.

Ils se remirenten selle et s’engagèrent à travers les champs qui ondulaient à perte de vuedans les derniers rayons du soleil de l’après-midi, en direction d’une rangéed’arbres qui marquait l’emplacement d’une route de campagne sinueuse, à unelieue de là, peut-être.

— Nouspourrions rester ici, qu’en dites-vous ? suggéra Durnik en indiquant ungros chêne qui surplombait le chemin et dont les branches arboraient déjà desfeuilles.

— Çadevrait faire l’affaire, décida sire Loup.

Il faisait bondans l’ombre clairsemée qui s’étendait sous les branches du chêne. Le chemin,d’où se dégageait une impression de fraîcheur, était bordé de chaque côte d’unmuret de pierre et tapissé de mousse. Un échalier dépassait du mur, juste à cetendroit, et il en partait un sentier qui serpentait dans les champs, jusqu’àune mare proche, étincelante sous le soleil.

— Nouspourrions faire du feu derrière l’un de ces murs, envisagea Durnik. On ne leverrait pas de la route.

— Je vaischercher du bois, proposa Garion en regardant les branches mortes quijonchaient l’herbe sous l’arbre.

Ils étaient sibien rodés maintenant qu’ils réussirent à établir le campement en moins d’uneheure. Après quoi, une fois les tentes montées, le feu allumé, les chevauxabreuvés et mis au piquet, Durnik, qui avait remarqué quelques cerclesévocateurs à la surface de l’étang, chauffa une épingle de fer au feu etcommença à la plier soigneusement en forme d’hameçon.

— Pourquoifais-tu ça ? demanda Garion.

— Je medisais qu’on aimerait peut-être avoir du poisson pour dîner, expliqua leforgeron en essuyant l’hameçon improvisé sur le bas de sa tunique de cuir.

Il le mit decôté et sortit une seconde épingle du feu avec une paire de pinces.

— Tuvoudrais aussi tenter ta chance ? Garion lui répondit par un grandsourire.

Barak, quidémêlait sa barbe, non loin de là, leva sur eux un regard dolent.

— J’imagineque tu n’aurais pas le temps d’en fabriquer un troisième, hein ?soupira-t-il.

— C’estl’affaire d’une minute, acquiesça Durnik avec un petit rire.

— Il nousfaudrait des appâts, déclara Barak en se levant d’un bond. Où est tapelle ?

Peu après, lestrois hommes partaient à travers champs en direction de l’étang. Ils coupèrenten chemin des arbustes en guise de gaules et s’installèrent pour pêchersérieusement.

Les poissonsdevaient avoir très faim, car ils attaquèrent les hameçons amorcés aux vers parescouades entières. En l’espace d’une heure, les pêcheurs avaient aligné prèsde deux douzaines de truites luisantes, de dimensions respectables, sur la riveherbeuse de l’étang.

Lorsqu’ilsrevinrent, le soleil se couchait, teintant le ciel de rose au-dessus de leurstêtes. Tante Pol inspecta gravement leur prise.

— Trèsjoli, remercia-t-elle. Mais vous avez oublié de les vider.

— Oh, fitBarak, d’un air quelque peu marri. Nous nous étions dit que... comme nousavions fait la pêche...

Il ne terminapas sa phrase.

— Allez-y,recommanda-t-elle d’un ton égal. Barak poussa un soupir.

— J’imagineque nous ferions aussi bien de nous y mettre tout de suite, les gars,lâcha-t-il, la mort dans l’âme.

— Tu asprobablement raison, admit Durnik.

Le ciel avaitrevêtu la pourpre du soir et les étoiles commençaient à luire lorsqu’ilss’installèrent pour manger. Tante Pol avait fait frire les truites qui étaientmaintenant d’un joli brun doré, et la petite princesse boudeuse elle-même netrouva rien à redire à ce mets.

Lorsqu’ilseurent fini, ils écartèrent leurs assiettes et revinrent au problème deCe’Nedra et de sa fuite de Tol Honeth. Jeebers s’abîmait dans une mélancolietellement abjecte qu’il n’apporta pas grand-chose au débat, et Ce’Nedraproclama hautement que si leur intention était de la remettre entre les mainsdes Borune de la ville, elle s’enfuirait à nouveau. Tant et si bien qu’à lafin, ils n’étaient arrivés à rien.

— Eh bien,je crois que nous sommes dans un drôle de pétrin, résuma Silk, la mort dansl’âme. Quoi que nous fassions, même si nous tentons de la ramener à sa famille,on ne manquera pas de nous poser des questions embarrassantes, et je suis sûrqu’on peut compter sur elle pour inventer une histoire pittoresque qui nousplacera sous l’éclairage le plus défavorable possible.

— Nousreparlerons de tout ça demain matin, déclara tante Pol.

Son ton placideindiquait qu’elle avait déjà pris une décision, mais elle en resta là.

Jeebers leurfaussa compagnie peu avant minuit. Pris de panique, le précepteur s’enfuit augalop vers les murailles de Tol Borune, et ils furent réveillés par letambourinement des sabots de son cheval.

Silk alla seplanter devant Hettar, qui montait la garde, tout de cuir vêtu, à la lueurvacillante du feu mourant.

— Pourquoine l’avez-vous pas arrêté ? s’écria-t-il, le visage déformé par la colère.

— Onm’avait dit de ne pas le faire, révéla l’Algarois, avec un coup d’œil endirection de tante Pol.

— Ça règlenotre seul et unique problème, expliqua tante Pol. Le magister était unvéritable fardeau.

— Voussaviez qu’il allait prendre la fuite ? s’étonna Silk.

— Mais biensûr. C’est même moi qui l’ai aidé à prendre cette décision. Il va aller toutdroit chez les Borune et tenter de sauver sa peau en leur racontant que laprincesse s’est sauvée du palais toute seule, et qu’elle est maintenant entrenos mains.

— Maisenfin, il faut l’arrêter ! s’exclama Ce’Nedra d’une voix vibrante.Rattrapez-le ! Ramenez-le ici !

— Aprèstout le mal que je me suis donné pour le convaincre de s’enfuir ? raillatante Pol. Ne soyez pas stupide !

— Commentosez-vous me parler sur ce ton ? s’indigna Ce’Nedra. Vous semblez oublierqui je suis.

— Ma petitedemoiselle, dit civilement Silk, je pense que vous seriez surprise de savoir àquel point vos titres et votre rang importent peu à Polgara.

— Polgara ?Ce’Nedra manqua défaillir. La Polgara ? Mais n’aviez-vous pas dit quec’était votre sœur ?

— J’aimenti, avoua Silk. C’est un de mes petits défauts.

— Vousn’êtes pas un marchand comme les autres, accusa la fillette.

— C’est leprince Kheldar de Drasnie, confirma tante Pol. Les autres sont d’une égalenoblesse. Je suis sûre que vous comprenez maintenant à quel point votre titrenous impressionne peu. Nous sommes bien placés, étant titrés nous-mêmes, poursavoir à quel point ce que l’on appelle le rang peut être vide de sens.

— Si vousêtes Polgara, alors lui, ce doit être... La petite princesse se tourna pourregarder sire Loup, qui s’était assis sur la première marche de l’échalier pourretirer ses chaussures.

— Oui,confirma tante Pol. Il n’a vraiment pas l’air de ce qu’il est, hein ?

— Qu’est-ceque vous faites en Tolnedrie ? s’enquit Ce’Nedra, médusée. Allez-vousfaire appel à la magie ou à quelque chose dans ce genre pour régler le problèmede la succession ?

— Pour quoifaire ? rétorqua sire Loup en se relevant. Les Tolnedrains donnenttoujours l’impression de penser que leurs affaires intérieures sont de nature àébranler le monde, mais le reste de l’univers ne se préoccupe pas tant que çade savoir qui emportera le trône de Tol Honeth. Nous sommes ici pour uneaffaire bien plus importante, conclut-il en plongeant le regard dans lesténèbres, en direction de Tol Borune. Il faudra un certain temps à Jeebers pourconvaincre les gens de la ville qu’il n’est pas fou, mais je pense que nousn’avons pas intérêt à nous éterniser ici. Et je crois que nous serions bieninspirés d’éviter un peu les routes principales.

— Ce n’estpas un problème, lui assura Silk.

— Etmoi ? demanda Ce’Nedra.

— Vousvouliez vous rendre à la Sylve des Dryades, lui rappela tante Pol. Eh bien,nous allons par là, de toute façon, alors vous pouvez rester avec nous. Nousverrons bien ce que dira la reine Xantha quand nous arriverons là-bas.

— Dois-jeme considérer comme prisonnière ? questionna la princesse, non sansraideur.

— Si çapeut vous faire plaisir, ma petite fille, je n’y vois pas d’inconvénient,répondit tante Pol en la regardant d’un air critique, à la lueur vacillante dufeu. Il va tout de même falloir que je m’occupe de vos cheveux. Je me demandevraiment ce que vous avez pu utiliser comme teinture pour obtenir un aussivilain résultat.

Chapitre 19

Pendant lesquelques jours qui suivirent, ils avancèrent rapidement vers le sud, voyageantsouvent de nuit pour échapper aux patrouilles de légionnaires qui battaient lacampagne à la recherche de Ce’Nedra.

— Nousn’aurions peut-être pas dû laisser ce Jeebers nous tirer sa révérence, bougonnaBarak, comme ils venaient d’éviter un détachement de cavaliers. Par sa faute,toutes les garnisons d’ici à la frontière sont sur le pied de guerre. Il auraitsûrement mieux valu l’abandonner dans un endroit isolé ou je ne sais quoi.

— Ce« je ne sais quoi » a quelque chose d’un peu définitif, non ?releva Silk, avec un petit sourire acéré.

— C’étaitune solution, riposta Barak en haussant les épaules.

— Tu nedevrais pas laisser ton couteau réfléchir tout le temps à ta place, rétorquaSilk, hilare. C’est, de toutes leurs dispositions, celle que nous trouvons lamoins attrayante chez nos cousins cheresques.

— Quant ànous, nous ne trouvons pas très plaisante cette tendance à faire des remarquesfinaudes contre laquelle nos frères drasniens semblent parfois ne pouvoir seprémunir, déclara fraîchement Barak.

— Commec’est bien dit, railla Silk.

Ilspoursuivirent leur chemin, perpétuellement sur la défensive, prêts à se cacherou à prendre la fuite à chaque instant. Au cours de ces quelques jours, ils sereposèrent beaucoup sur les curieuses facultés de Hettar. Les patrouilleslancées à leur recherche étant forcément montées, le grand Algarois au profild’oiseau de proie scrutait mentalement leur environnement à la recherche dechevaux, et les informations qu’il leur communiquait leur permettaient engénéral de s’esquiver à temps.

— Commentça fait ? l’interrogea Garion, par un matin couvert, alors qu’ilssuivaient une piste peu fréquentée, envahie par les mauvaises herbes, surlaquelle Silk les avait menés. D’être capable d’entendre penser les chevaux, jeveux dire ?

— Je nesuis pas sûr d’arriver à te l’expliquer clairement, répondit Hettar. C’est une facultéque j’ai toujours eue, et je n’arrive pas à imaginer que l’on puisse ne pas enêtre doté. C’est comme si on tendait vers l’esprit du cheval, comme si on neformait plus qu’un avec lui. Le cheval ne pense plus « moi », mais« on ». Je crois que ça vient aussi du fait qu’ils viventnaturellement en troupeau. Quand ils ont appris à connaître l’autre, ils leprennent pour un membre de la horde pareil aux autres. Il y a même des momentsoù ils oublient que je ne suis pas un cheval et... Belgarath, annonça-t-il,s’interrompant brusquement, encore une patrouille, juste derrière la colline,là-bas. Vingt ou trente cavaliers.

Sire Loup jetaun rapide coup d’œil alentour.

— Avons-nousle temps d’arriver à ces arbres ? demanda-t-il en indiquant un grosbosquet de jeunes érables, à une demi-lieue de là.

— Si nousfaisons vite.

— Alors, augalop ! ordonna sire Loup.

Ils talonnèrentleurs chevaux, qui bondirent en avant, et se retrouvèrent sous le couvert desarbres comme les premières gouttes d’une giboulée de printemps qui menaçaitdepuis le début de la matinée commençaient à marteler les larges feuilles. Ilsmirent pied à terre et, menant leurs chevaux par la bride, se frayèrent unchemin entre les arbustes vigoureux, disparaissant aux regards.

La patrouilletolnedraine apparut au sommet de la colline et s’engagea dans la valléeombreuse. Le capitaine qui commandait le détachement arrêta son cheval non loindu bouquet d’érables, donna une série d’ordres impérieux, et ses hommess’égaillèrent par petits groupes, pour fouiller les abords de la route herbeusedans les deux directions et scruter la campagne environnante du haut de lacolline suivante. L’officier resta en arrière, près de la piste, avec un autrecavalier, un civil en manteau de voyage gris.

Le capitainelorgnait d’un œil dépité l’averse printanière.

— Ça vaêtre une sale journée, grommela-t-il en mettant pied à terre et en resserrantplus étroitement sur lui sa cape écarlate.

Son compagnondescendit de cheval à son tour, et, dans le mouvement, se tourna de telle sorteque le groupe dissimulé dans les érables pût voir son visage. Garion sentitHettar se raidir tout d’un coup. L’homme au manteau de voyage était un Murgo.

— Par ici,Capitaine, dit-il, en menant son cheval sous l’abri offert par les branches étenduesdes arbustes, à la lisière du bosquet.

Le Tolnedrainhocha la tête et le suivit.

— Avez-vouspu réfléchir à ma proposition, Capitaine ? questionna le Murgo.

— Jepensais que ce n’était qu’une réflexion théorique, répondit l’officier. Nous nesavons même pas si ces étrangers sont dans la région.

— D’aprèsmes renseignements, ils se dirigent vers le sud, Capitaine, l’informa le Murgo.Vous pouvez être certain, je pense, qu’ils ne sont pas loin.

— Nous nesommes pas du tout assurés pour autant d’arriver à mettre la main sur eux. Etmême dans ce cas, je ne vois pas comment nous pourrions faire ce que vousproposez.

— Enfin,Capitaine, expliqua patiemment le Murgo, c’est dans l’intérêt de la princesse.Si elle retourne à Tol Honeth, les Vordueux la tueront. Vous avez lu lesdocuments que je vous ai montrés.

— Elle seraen sûreté avec les Borune, déclara le capitaine. Les Vordueux ne viendront pasla chercher en Tolnedrie du sud.

— LesBorune n’auront rien de plus pressé que de la renvoyer chez son père. Vous êtesvous-même un Borune. Vous prendriez le risque de défier un empereur de votrepropre maison, vous ?

Le capitainesembla quelque peu ébranlé.

— Son seulespoir de survie réside dans les Horbite, insista le Murgo.

— Quelleassurance pouvez-vous me donner qu’elle sera à l’abri du danger avec eux ?

— Lameilleure de toutes les garanties : la politique. Les Horbite mettent touten œuvre pour entraver l’accession au trône du grand duc Kador. Il veut la mortde la princesse, eh bien, les Horbite feront l’impossible pour qu’elle reste envie. C’est vraiment le seul moyen d’assurer sa sécurité — et,accessoirement, votre fortune.

Il fittressauter de façon suggestive une bourse lourdement garnie devant lecapitaine, qui semblait fort perplexe.

— Et si ondoublait la somme ? ronronna le Murgo, insinuant.

Le capitainedéglutit péniblement.

— C’estdans son intérêt, n’est-ce pas ?

— Evidemment.

— Ce n’estpas comme si je trahissais la maison de Borune.

— Vous êtesun patriote, Capitaine, assura le Murgo avec un froid sourire.

Accroupie entreles arbres à côté de Ce’Nedra, tante Pol retenait fermement la jeune fille parle bras. Celle-ci semblait hors d’elle, et ses yeux étincelaient de colère.

Plus tard,lorsque les légionnaires et leur ami murgo furent repartis, la princesseexplosa.

— Commentosent-ils ? s’exclama-t-elle, déchaînée. Et tout ça pour del’argent !

— Allons,ce n’est que de la politique tolnedraine, fit Silk comme ils sortaient avecleurs chevaux de l’abri des érables pour retrouver le crachin matinal.

— Maisc’est un Borune, protesta-t-elle. Un membre de ma propre famille !

— UnTolnedrain n’est loyal qu’envers sa bourse, lui révéla Silk. Je suis étonné quevous ne vous en soyez pas encore rendu compte, Votre Grâce.

Quelques joursplus tard, en arrivant au sommet d’une colline, ils contemplèrent pour lapremière fois la vaste tache verte de la Sylve des Dryades qui s’étendait surl’horizon. Il avait cessé de pleuvoir, et le soleil dardait ses rayons sur eux.

— Nousserons en sûreté, une fois dans la Sylve, déclara la princesse. Les légionsn’oseront jamais nous suivre là-bas.

— Qu’est-cequi les en empêcherait ? se renseigna Garion.

— Le traitéavec les Dryades, laissa-t-elle tomber sèchement. Vous n’êtes vraiment aucourant de rien, vous, alors.

Garionn’apprécia pas ce commentaire.

— Il n’y apersonne aux environs, rapporta Hettar à sire Loup. Nous pouvons ralentirl’allure, ou attendre la nuit.

— Dépêchons-nousd’y arriver, décida sire Loup. Je commence à en avoir assez d’avancer en crabepour éviter les patrouilles.

Ils dévalèrentla colline au galop et se dirigèrent vers la forêt qui s’étendait devant eux.

La transitionbroussailleuse qui marquait habituellement le passage des champs aux boissemblait inexistante. Les arbres commençaient, et voilà tout. Lorsqu’ilss’engagèrent, à la suite de sire Loup, entre les arbres, le changement futaussi brutal que s’ils étaient tout à coup entrés dans une maison. La Sylvedevait être incroyablement ancienne. Les grands chênes étendaient des branchessi larges qu’elles masquaient presque complètement le ciel. Le sol couvert demousse était frais et à peu près dépourvu de végétation de sous-bois. Ilsemblait à Garion qu’ils étaient très petits sous les grands arbres, et qu’il yavait quelque chose d’étrange dans l’air, comme s’il amortissait tous les sons.On n’entendait rien, pas un bruit, en dehors du bourdonnement des insectes etd’un lointain chœur d’oiseaux.

— Bizarre,fit Durnik en regardant autour de lui. On ne voit pas trace de bûcherons.

— Desbûcherons ? hoqueta Ce’Nedra. Ici ? Ils n’oseraient jamais pénétrerdans la forêt !

— La Sylveest inviolable, Durnik, expliqua sire Loup. La famille Borune a conclu unaccord avec les Dryades. Personne n’a touché un arbre ici depuis plus de troismille ans.

— C’esttout de même un drôle d’endroit, exprima Mandorallen, en jetant un coup d’œilalentour, l’air pas très à l’aise. Il me semble percevoir une présence, uneprésence pas vraiment amicale.

— La Sylveest vivante, lui révéla Ce’Nedra. Elle n’aime pas beaucoup les étrangers. Maisne vous inquiétez pas, Mandorallen, vous ne risquez rien tant que vous êtesavec moi, affirma-t-elle d’un petit ton suffisant.

Durnik préféravérifier auprès de sire Loup.

— Vous êtescertain que les patrouilles ne nous suivront pas ici ? Jeebers savait quenous devions venir ici ; je suis sûr qu’il en a parlé aux Borune.

— Pour rienau monde les Borune ne violeraient leur traité avec les Dryades, lui assurasire Loup.

— Je n’aijamais entendu parler d’un engagement qu’un Tolnedrain ne choisirait pas derompre s’il y trouvait un quelconque avantage, insinua Silk, d’un tonsceptique.

— Celui-ciest un peu spécial, répliqua sire Loup. Les Dryades ont accordé à un jeunenoble de la maison de Borune la main de l’une de leurs princesses, qui estdevenue la mère de l’empereur de la première dynastie borune. Le destin desBorune est très intimement lié au traité. Rien au monde ne pourrait les amenerà le mettre en jeu.

— Qu’est-ceque c’est exactement qu’une Dryade ? s’enquit Garion.

L’étrange sensationd’une présence consciente dans la forêt lui donnait envie de parler pour romprele silence oppressant, presque inquisiteur.

— LesDryades constituent une petite communauté tout à fait charmante, répondit sireLoup. Je les ai toujours trouvées adorables. Elles ne sont pas humaines, biensûr, mais quelle importance ?

— Je suisune Dryade, déclara Ce’Nedra, non sans fierté.

Garion laregarda fixement.

— Techniquement,elle a raison, reprit sire Loup. La lignée des Dryades est apparemment demeuréeininterrompue du côté féminin de la maison de Borune. C’est l’un des élémentsqui garantit le respect du traité par la famille. Vous voyez toutes ces épouseset toutes ces mères faire leurs paquets et s’en aller s’ils brisaient leursengagements ?

— Elle al’air humaine, objecta Garion, sans cesser de dévisager la princesse.

— La racedes Dryades est très proche de la nôtre. Il n’y a que des différencesinsignifiantes entre les deux. C’est peut-être pour cela qu’elles ne sont pasdevenues folles comme les autres monstres lorsque Torak a fendu le monde endeux.

Lesautres monstres ?! protesta vigoureusement Ce’Nedra.

— Je vousdemande bien pardon, Princesse, s’excusa sire Loup. C’est le terme qu’utilisentles Ulgos pour décrire les non-humains qui ont soutenu Gorim à Prolgu lorsqu’ila affronté le Dieu Ul.

— Voustrouvez que j’ai l’air d’un monstre ? s’indigna-t-elle en secouant la têteavec fureur.

— Le termeest peut-être mal choisi, murmura sire Loup. Ne m’en veuillez pas.

— Desmonstres, vraiment ! fulmina Ce’Nedra. Sire Loup haussa les épaules.

— Il y aune rivière pas très loin d’ici, droit devant nous, si je me souviens bien.Nous allons nous arrêter en attendant que la nouvelle de notre arrivéeparvienne à la reine Xantha. Nous serions bien mal avisés de pénétrer plusavant dans le territoire des Dryades sans attendre l’autorisation de la reine.Elles peuvent se montrer assez déplaisantes si on les provoque.

— Jepensais vous avoir entendu dire qu’elles étaient bienveillantes, releva Durnik.

— Danscertaines limites, précisa sire Loup. Et je ne vois pas l’intérêt de contrarierdes créatures susceptibles de communiquer avec les arbres quand je me trouve aubeau milieu d’une forêt. Il pourrait se produire des choses désagréables. Cequi me fait penser à une chose, dit-il tout à coup en fronçant les sourcils.Vous feriez mieux de ranger votre hache. Les Dryades nourrissent un préjugétrès défavorable à l’égard des haches — et du feu. Le feu leur inspire desréactions quasi aberrantes. Il faudra que nous veillions à ne faire que de toutpetits feux, et uniquement pour la cuisine.

Ils amenèrentleurs montures sous un chêne colossal, non loin d’un petit cours d’eau quimurmurait sur des pierres couvertes de mousse, mirent pied à terre etdressèrent leurs tentes brunes. Après avoir mangé, Garion, qui commençait às’ennuyer, s’aventura un peu aux alentours tandis que sire Loup faisait unsomme et que Silk entraînait les autres dans une partie de dés. Tante Pol fitasseoir la princesse sur un rondin et entreprit de la débarrasser de lateinture violette qui lui maculait les cheveux.

— Puisquetu n’as apparemment rien de mieux à faire, Garion, dit-elle, pourquoi n’enprofiterais-tu pas pour prendre un bain ?

— Unbain ? répéta-t-il. Mais où ça ?

— Je suissûr que tu trouveras un trou d’eau, un peu plus loin, dans la rivière,affirma-t-elle en savonnant soigneusement les cheveux de Ce’Nedra.

— Tu veuxque je me baigne dans cette eau ? Tu n’as pas peur que j’attrape dumal ?

— Tu ne vaspas fondre, mon chou. Allons, tu es vraiment trop sale pour mon goût. Va telaver tout de suite.

Garion lui jetaun regard noir et alla prendre des vêtements propres, du savon et une serviettedans son paquetage, puis il remonta le cours d’eau, frappant le sol de sestalons et grommelant à chaque pas.

Une fois seulsous les arbres, il eut plus que jamais le sentiment d’être observé. C’étaittrès bizarre. Il aurait été bien en peine de définir ses impressions ;c’était comme si, conscients de sa présence, les chênes échangeaient entre euxdes informations sur ses mouvements, grâce à une sorte de langage végétatifdont il n’avait pas la moindre notion. Cela ne comportait apparemment rien demenaçant ; juste une sorte de surveillance.

Il trouva à unecertaine distance des tentes un trou d’eau d’assez belles dimensions, encontrebas d’une cascade. L’eau de ce bassin naturel était si claire qu’ilpouvait voir les petits cailloux brillants du fond, et même de grosses truitesqui le regardaient avec circonspection. Il trempa la main dans le courant et semit à trembler de tout son corps. Il envisagea une échappatoire— s’asperger d’eau, juste ce qu’il fallait, et savonner un peu lesendroits stratégiques — mais après réflexion, il préféra y renoncer. TantePol ne s’accommoderait de rien de moins qu’un bain en bonne et due forme. Ilpoussa un soupir à fendre l’âme et commença à se déshabiller.

Ce fut horriblesur le coup, mais il se rendit compte au bout de quelques instants qu’ilsurvivrait peut-être, et un moment après, il trouva même cela exaltant. La chuted’eau constituait une douche commode pour se rincer, et au bout de peu detemps, il commença même à y prendre plaisir.

— Tu enfais du bruit, dis donc, fit calmement, sans animosité aucune, Ce’Nedra, deboutsur la rive.

Garion disparutinstantanément au fond du bassin. Mais à moins d’être un poisson, on ne peutpas rester indéfiniment sous l’eau, et une minute ne s’était pas écoulée qu’ilregagnait la surface et sortait la tête de l’eau, hoquetant et crachotant.

— Qu’est-ceque tu fabriques ? demanda Ce’Nedra. Elle portait une courte tuniqueblanche, sans manches, ceinturée à la taille, et des sandales ouvertes, dontles lacets s’entrecroisaient sur ses mollets et ses fines chevilles pours’attacher juste sous le genou. Elle tenait une serviette à la main.

— Allez-vous-en !crachota Garion.

— Ne soispas stupide, dit-elle en s’asseyant sur une grosse pierre pour délacer sessandales.

Ses cheveux decuivre étaient encore mouillés et lui retombaient lourdement sur les épaules.

— Qu’est-ceque vous faites ?

— J’aienvie de prendre un bain. Tu en as encore pour longtemps ?

— Allezplus loin, s’écria Garion, qui commençait à avoir froid, mais était biendéterminé à demeurer accroupi dans l’eau, en ne laissant dépasser que sa tête.

— Cetendroit me paraît très bien. Comment est l’eau ?

— Froide,répondit-il sur le ton de la conversation. Mais je ne sortirai que quand vousserez partie.

— Quel grosbêta !

Il secoua latête avec obstination, le visage en feu.

— Oh !bon, très bien, soupira-t-elle, exaspérée. Je ne regarde pas. Tu es vraimentstupide, tout de même. Aux thermes, à Tol Honeth, personne ne fait attention àça.

— On n’estpas à Tol Honeth, ici, releva-t-il férocement.

— Je meretourne, si ça peut te faire plaisir, concéda-t-elle en se levant et en tournantle dos.

Garion sortit dela piscine naturelle, sans oser se redresser, car il ne lui faisait pasvraiment confiance, et enfila son caleçon et son pantalon sans prendre la peinede s’essuyer.

— Ça y est,annonça-t-il. Vous pouvez avoir la rivière pour vous toute seule, maintenant.

Il épongea avecsa serviette l’eau qui lui dégoulinait sur la figure et les cheveux.

— Jeretourne auprès des tentes.

— DamePolgara a dit que tu devais rester auprès de moi, déclara-t-elle en défaisantcalmement la cordelette qui lui tenait lieu de ceinture.

— Tante Pola dit quoi ? balbutia-t-il, parfaitement choqué.

— Tu escensé rester près de moi pour me protéger, répéta-t-elle.

Elle empoignal’ourlet de sa tunique, s’apprêtant visiblement à la passer par-dessus sa tête.

Garion fitvolte-face et braqua un regard déterminé sur les arbres, les oreilles en feu etles mains agitées d’un tremblement incontrôlable.

Elle éclata d’unpetit rire argentin, et il y eut un grand bruit d’éclaboussures comme elleentrait dans l’eau froide, qui lui arracha un petit cri, puis elle se mit àbarboter.

— Apporte-moile savon, ordonna-t-elle.

Il se penchasans réfléchir pour prendre le savon et l’aperçut du coin de l’œil, debout dansl’eau jusqu’à la taille, puis, fermant les yeux de toutes ses forces, il reculaen direction du bassin naturel en lui tendant maladroitement dans son dos lesavon qu’elle prit en riant de plus belle.

Au bout de cequi lui parut une éternité, la princesse, ayant enfin fini son bain, sortit dela piscine naturelle, se sécha et remit ses vêtements. Et pendant toutel’épreuve, Garion garda les yeux soigneusement fermés.

— Vous aveztout de même de drôles d’idées, vous, les Sendariens, déclara-t-elle comme ilsétaient assis l’un à côté de l’autre près du trou d’eau, dans la clairièreinondée de soleil.

Elle démêlaitses cheveux d’un rouge profond, la tête penchée sur le côté, le peigne traçantdes sillons dans ses grosses mèches trempées.

— Les bainsde Tol Honeth sont ouverts à tous, et les championnats d’athlétisme se déroulenttoujours sans vêtements. Pas plus tard que l’été dernier, je me suis mesurée àune douzaine d’autres filles dans le Stade impérial. Les spectateurs ontbeaucoup apprécié.

— Ça,j’imagine, fit sèchement Garion.

— Qu’est-ceque c’est que ça ? demanda-t-elle en indiquant l’amulette qui reposait surle torse nu de Garion.

— C’est mongrand-père qui me l’a donnée pour Erastide.

— Faisvoir.

Elle tendit lamain. Garion se pencha en avant.

— Eh bien,enlève-la, que je puisse la voir, ordonna-t-elle.

— Je nepeux pas. Sire Loup et tante Pol m’ont dit que je ne devais jamais l’ôter, sousaucun prétexte. Je pense qu’elle est plus ou moins ensorcelée.

— Quelledrôle d’idée, remarqua-t-elle en s’inclinant pour examiner l’amulette. Ils nesont pas vraiment sorciers, n’est-ce pas ?

— Sire Loupa sept mille ans. Il a connu le Dieu Aldur. Je l’ai vu enflammer des rochers etfaire pousser un arbre en quelques minutes à partir d’une petite brindille derien du tout. Quant à tante Pol, d’un seul mot, elle a rendu la vue à uneaveugle, et elle peut se changer en chouette.

— Je necrois pas à toutes ces histoires, rétorqua Ce’Nedra. Je suis sûre qu’il y a uneautre explication.

Garion haussales épaules et rajusta sa chemise de lin et sa tunique brune, puis il secoua latête et passa ses doigts dans ses cheveux encore humides.

— Attends,tu vas les emmêler, le réprimanda-t-elle. Laisse-moi plutôt faire.

Elle se leva,vint se planter derrière lui et entreprit de lui passer doucement le peignedans les cheveux.

— Tu as debeaux cheveux, pour un homme, le complimenta-t-elle.

— Bah, cesont des cheveux et voilà tout, laissa-t-il tomber d’un ton indifférent.

Elle le coiffaencore quelques instants sans ajouter quoi que ce soit, puis, lui prenant lementon dans la main, lui tourna la tête, le regarda d’un œil critique et luitapota les cheveux d’un côté puis de l’autre, jusqu’à ce qu’ils soient arrangésà son entière satisfaction.

— C’esttout de même mieux, décida-t-elle.

— Merci.

Il était un peutroublé par le changement qui s’était produit dans son attitude. Elle se rassitsur l’herbe, passa ses bras autour d’un de ses genoux et ils s’absorbèrent unmoment dans la contemplation de l’eau qui étincelait au soleil. Ce fut elle quirompit le silence.

— Garion ?

— Oui ?

— Commentça fait de grandir comme une personne normale ?

— Je n’aijamais été autre chose, répondit-il en haussant les épaules. Alors je n’ai pasles moyens de comparer.

— Tu voisce que je veux dire. Raconte-moi l’endroit où tu as grandi, ce que tu faisais,tout, quoi.

Alors il luiparla de la ferme de Faldor, des cuisines, de la forge de Durnik, et de Doroon,de Rundorig et de Zubrette.

— Tu étaisamoureux de Zubrette, n’est-ce pas ? insinua-t-elle d’un ton presqueaccusateur.

— C’est ceque je croyais, mais il s’est passé tellement de choses depuis que j’ai quittéla ferme qu’il y a des moments où je ne sais même plus à quoi elle ressemblait.De toute façon, je crois que je me passerai avantageusement d’être amoureux.Pour ce que j’en ai vu, la plupart du temps, c’est plutôt pénible.

— Tu esimpossible !

Et elle se mit àsourire, son petit visage enfoui sous la masse de ses cheveux fléchés de feupar le soleil.

— Peut-être,admit-il. Allez, maintenant, à vous de me dire ce que ça fait de grandir dansla peau de quelqu’un de très spécial.

— Je nesuis pas si spéciale que ça.

— Vous êtesune princesse impériale, lui rappela-t-il. Si ce n’est pas être très spécial...

— Ah !ça, tu sais, gloussa-t-elle, il y a des moments, depuis que je suis avec vous,où j’oublie presque que je suis une princesse impériale.

— Presque,releva-t-il avec un sourire, mais pas tout à fait.

— Non. Pastout à fait, avoua-t-elle avec un nouveau coup d’œil du côté de la piscinenaturelle. Le plus souvent, c’est très ennuyeux d’être une princesse. On passeson temps dans les cérémonies et les réunions protocolaires. On reste presquetoujours debout à écouter des discours ou à recevoir des visiteurs officiels,et il y a des gardes partout, dans tous les coins. Mais il y a des moments oùj’arrive à m’échapper pour avoir enfin un peu la paix, et ça les renddingues ! fit-elle en se remettant à rire, puis son regard devint pensif.Je vais te lire ton avenir, déclara-t-elle en lui prenant la main.

— Voussavez lire dans les lignes de la main ?

— Je faisjuste semblant, admit-elle. Nous y jouons parfois, les dames de ma suite etmoi. Nous nous promettons les unes aux autres des maris bien nés et des tasd’enfants.

Elle retourna samain et la regarda. La marque argentée était bien visible dans sa paume,maintenant que la peau était propre.

— Qu’est-ceque c’est ?

— Je nesais pas.

— Ce n’estpas une maladie, n’est-ce pas ?

— Non. J’aitoujours eu ça. Je pense que c’est de famille. Tante Pol n’aime pas que lesgens la voient, je ne sais pas pourquoi, alors elle essaie de la dissimuler.

— Commentpeut-on cacher quelque chose comme ça ?

— Elle metrouve tout le temps des tas d’occupations très salissantes.

— C’esttrès bizarre. J’ai une marque de naissance, moi aussi. Juste au-dessus du cœur.Tu veux la voir ? demanda-t-elle en prenant l’encolure de sa tunique àdeux mains.

— Je vouscrois sur parole, répondit Garion en rougissant furieusement.

Elle eut unpetit rire argentin, limpide.

— Tu esvraiment un drôle de garçon, Garion. Tu n’es pas du tout comme les autres.

— Vousn’avez probablement rencontré que des Tolnedrains, souligna Garion. Je suis unSendarien, ou du moins c’est comme cela que j’ai été élevé, alors ça fait unedifférence, forcément.

— On diraitque tu n’es pas sûr de tes origines ?

— C’estSilk qui dit que je ne suis pas sendarien. Il ne sait pas exactement de quelleorigine je suis, et ça, c’est très bizarre, parce que Silk est capable dereconnaître immédiatement l’origine de n’importe qui. Votre père pensait quej’étais rivien.

— CommeDame Polgara est ta tante, et Belgarath, ton grand-père, tu es probablementsorcier, toi aussi, observa Ce’Nedra.

— Moi ?releva Garion en se mettant à rire. C’est complètement idiot. D’ailleurs, lessorciers ne sont pas une race, à l’instar des Cheresques, des Tolnedrains oudes Riviens. Ce serait plutôt un genre de métier, je pense, un peu comme hommede loi ou marchand, sauf qu’on n’en fait plus de nouveaux. Les sorciers onttous des milliers d’années. Sire Loup dit que c’est peut-être les gens qui ontchangé et qu’ils ne peuvent plus devenir sorciers.

Ce’Nedra, quis’était laissée tomber en arrière, sur ses coudes, leva les yeux vers lui.

— Garion ?

— Oui ?

— Tuvoudrais m’embrasser ?

Le cœur deGarion s’arrêta de battre.

C’est alors quela voix de Durnik s’éleva non loin d’eux, et l’espace d’un instant, Garion seprit pour son vieil ami d’une haine fulgurante.

Chapitre 20

— Dame Pola dit qu’il était temps de revenir auprès des tentes, maintenant, déclaraDurnik en faisant irruption dans la petite clairière.

Il les regardaitd’un air entendu, son bon visage honnête arborant une expression vaguementamusée. Garion s’empourpra furieusement. Il se serait battu de se mettre àrougir comme ça. Ce’Nedra, quant à elle, ne paraissait pas gênée le moins dumonde.

— Les Dryadesne sont pas encore arrivées ? s’enquit-elle en se relevant et enépoussetant le dos de sa tunique pour en faire tomber les brins d’herbe.

— Pasencore, répondit Durnik. Sire Loup dit qu’elles ne devraient pas tarder à nousrejoindre. On dirait qu’il y a un drôle d’orage qui se prépare vers le sud, etDame Pol pense que vous devriez rentrer, tous les deux.

Garion leva lesyeux vers le ciel. Une couche de nuages roulait d’un air menaçant vers le nord,éclaboussant d’encre le ciel d’un bleu éclatant.

— Je n’aijamais vu ça. Et toi, Durnik ? Tu as déjà vu des nuages comme ça ?demanda-t-il en fronçant les sourcils.

— Bizarre,acquiesça Durnik en regardant le ciel à son tour.

Garion roula enboule les deux serviettes mouillées et ils repartirent le long du ruisseau, endirection des tentes. Les nuages passèrent devant le soleil, et la forêt devinttout d’un coup très sombre. Ils avaient toujours l’impression d’être observés,comme depuis le premier instant où ils étaient entrés sous le couvert desarbres, mais il y avait autre chose maintenant. Les grands arbres s’agitaient,comme mal à l’aise, et les feuilles frémissantes semblaient échanger desmyriades de messages imperceptibles.

— Ils ontpeur, chuchota Ce’Nedra. Il y a quelque chose qui leur fait peur.

— Quiça ? demanda Durnik.

— Lesarbres. Ils ont peur de quelque chose. Vous ne sentez pas ?

Il braqua surelle un regard perplexe. Loin au-dessus de leurs têtes, les oiseaux se turentsoudain, et une brise fraîche se mit à souffler, charriant des relents fétidesd’eau croupie et de végétation pourrissante.

— Qu’est-ceque c’est que cette odeur ? grommela Garion en regardant autour de luiavec inquiétude.

— LaNyissie est juste au sud, répliqua Ce’Nedra. Elle est principalement constituéede marécages.

— On en estsi près que ça ? releva Garion.

— Pasvraiment, concéda-t-elle en fronçant légèrement les sourcils. A unecinquantaine ou une soixantaine de lieues.

— Et lesodeurs voyagent si loin ?

— C’est peuvraisemblable, fit Durnik. En Sendarie, tout au moins, ce serait impensable.

— Noussommes loin des tentes ? questionna Ce’Nedra.

— A unedemi-lieue, répondit Durnik.

— Nousferions peut-être mieux de courir, suggéra-t-elle.

— Le solest trop inégal, observa Durnik en secouant la tête. Et il n’est pas prudent decourir quand on n’y voit pas très clair. Mais nous pouvons tout de mêmeaccélérer un peu l’allure.

Ils hâtèrent lepas dans l’obscurité croissante. Le vent se mit à souffler plus fort, et lesarbres commencèrent à s’ébranler et à ployer sous la violence des rafales.L’étrange angoisse qui semblait s’être emparée de la forêt se fit plus intense.

— Il y aquelque chose qui bouge, là-bas, chuchota Garion, d’un ton pressant, en tendantle doigt vers les arbres obscurs, de l’autre côté du ruisseau.

— Je ne voisrien, fit Ce’Nedra.

— Là, justesous l’arbre aux grosses branches claires. C’est une Dryade ?

Une forme vagueglissait d’un arbre à l’autre dans la pénombre. Une silhouette qui avaitquelque chose de bizarre, de vaguement répugnant. Ce’Nedra la regarda avecrépulsion.

— Ce n’estpas une Dryade, répondit-elle. C’est quelque chose qui n’est pas de notremonde.

Durnik ramassaune branche tombée et l’empoigna à deux mains, comme un gourdin. Garion regardaprécipitamment autour de lui et s’arma à son tour d’un bout de bois mort.

Une autresilhouette se traîna entre deux arbres, un peu plus près d’eux, cette fois.

— Il vafalloir tenter le coup, annonça Durnik d’un ton sinistre. Courez, mais faitesattention où vous mettez les pieds. Allez chercher les autres, vite !

Garion pritCe’Nedra par la main et ils se mirent à courir, trébuchant sur la rive inégaledu petit cours d’eau, creusant l’écart qui les séparait de Durnik, resté enarrière, où il décrivait des moulinets intimidants avec son gourdin.

Ils étaient maintenantcomplètement cernés par les silhouettes inquiétantes, et Garion commença àpaniquer.

Ce’Nedra poussaun cri de terreur. L’une des silhouettes avait surgi derrière un buisson bas,juste devant eux. C’était une énorme créature informe, sans visage. Le devantde sa tête était simplement percé de deux trous par lesquels elle braquait sureux un regard vide tout en s’avançant dans leur direction d’une démarcheincertaine, tendant devant elle deux ébauches de mains dans l’espoir de lesattraper. Le corps était gris, couleur de boue, et recouvert d’une mousseputride, suintant de miasmes innommables.

Sans réfléchir,Garion renvoya Ce’Nedra derrière lui et bondit pour affronter l’assaillant. Sonpremier coup de gourdin atteignit la créature en plein sur le flanc, maisl’arme improvisée se contenta de s’enfoncer dans le corps sans effet apparent.L’une des griffes tendues dans le vide lui effleura le visage, et Garion serecroquevilla de dégoût à ce contact répugnant. En désespoir de cause, ilbalança un bon coup de son gourdin sur ce qui tenait lieu d’avant-bras à lacréature, et il vit avec horreur le bras se détacher au niveau du coude et lacréature s’arrêter pour ramasser le membre qui remuait tout seul.

Ce’Nedra poussaun nouveau hurlement, et Garion fit volte-face. Surgissant derrière elle, unsecond homme de boue avait empoigné à bras-le-corps la petite princesse qui sedébattait avec l’énergie du désespoir, et il s’apprêtait à l’enlever, lorsqueGarion lui assena, non pas sur la tête ou le dos mais bien plutôt dans leschevilles, un coup de gourdin dans lequel il mit toute sa force.

L’être de bouetomba à la renverse, les deux pieds broyés. Mais, bien qu’à terre, il nerelâcha pas son emprise sur Ce’Nedra.

Garion envoyapromener son gourdin et bondit sur lui en tirant son épée. La substance dontétait composée la créature offrait une résistance surprenante. Des lianes etdes rameaux morts étaient incrustés dans l’argile dont elle tirait sa forme.Garion trancha frénétiquement l’un des bras et tenta de libérer la princessequi hurlait toujours, mais l’autre membre de la créature ne lâchait pas prise.Luttant contre une envie de s’enfuir en sanglotant, Garion commença às’attaquer au second tentacule.

— Attention !hurla Ce’Nedra. Derrière toi ! Garion jeta un rapide coup d’œil par-dessusson épaule. Le premier homme de boue revenait à la charge, les bras tendus verslui. C’est alors qu’il sentit une poigne glaciale se refermer sur sa cheville.Rampant sur le sol, le bras qu’il venait de sectionner l’avait agrippé.

— Garion !

La voix de Barakgronda comme le tonnerre, non loin de là.

— Parici ! appela Garion. Vite !

Il y eut ungrand bruit de branches écrasées, et le grand Cheresque à la barbe rougeapparut, l’épée à la main, Hettar et Mandorallen sur les talons. D’un puissantrevers, Barak décapita le premier homme de boue, et la tête vola dans les airspour atterrir à plusieurs mètres de là dans un bruit écœurant. La créatureétêtée tourna sur elle-même et tendit les bras à l’aveuglette, s’efforçant de mettrela main sur son assaillant. Barak pâlit visiblement, et coupa les deux mainstendues. Mais l’être poursuivait son avance chancelante.

— Lesjambes ! s’écria, très vite, Garion.

Il se pencha etentreprit de flanquer des coups sur la main bourbeuse qui lui entourait lacheville. Barak faucha les jambes de la créature de limon, qui s’effondra, maisles membres amputés se mirent à ramper vers lui. D’autres hommes de boueavaient fait leur apparition ; Hettar et Mandorallen leur flanquaient degrands coups d’épée, faisant voler dans l’air des tronçons et des lambeauxd’argile vivante.

Barak se penchasur la créature qui retenait toujours Ce’Nedra prisonnière et lui arracha lebras, puis, relevant la fille sans ménagements, la jeta vers Garion.

— Ramène-laaux tentes ! ordonna-t-il. Où est Durnik ?

— Il estresté en arrière pour les retenir, répondit Garion.

— Nousallons l’aider, décréta Barak. Vas-y, cours ! Ce’Nedra était complètementhystérique, et Garion dut la traîner tout le long du chemin qui les séparaitdes tentes.

— Que sepasse-t-il ? demanda tante Pol.

— Desmonstres, là-bas, dans les bois, expliqua brièvement Garion en poussantCe’Nedra vers elle. Des créatures de boue qu’on ne peut pas tuer. Ellestiennent Durnik.

Il plongea sousl’une des tentes et en émergea la seconde d’après, son épée à la main, lecerveau en feu.

— Garion !s’écria tante Pol, en s’efforçant de se débarrasser de la princesse qui secramponnait à elle en sanglotant. Qu’est-ce que tu fais ?

— Jeretourne aider Durnik.

— Tu vas resterici.

— Non !hurla-t-il. Durnik est mon ami.

Il repartit àfond de train vers le théâtre des opérations, en brandissant son épée.

— Garion !Reviens ici tout de suite !

Mais il ignorases cris et se précipita en courant dans les bois sombres.

Le combatfaisait rage à une centaine de mètres des tentes. Barak, Hettar et Mandorallendébitaient en tronçons les hommes de boue couverts de vase purulente, tandisque Silk plongeait alternativement dans et hors de la mêlée, sa courte lamelaissant de grands trous béants dans les monstrueuses créatures pourrissantes.Garion s’engagea dans la bataille, les oreilles tintantes, tout son corpsvibrant d’une sorte d’exaltation désespérée.

Puis sire Loupet tante Pol furent parmi eux, une Ce’Nedra au visage de cendre, toutetremblante, sur leurs talons. Les yeux de sire Loup jetaient des éclairs et ilsemblait infiniment plus grand qu’eux, tout à coup. Bandant sa volonté, iltendit une main devant lui, la paume tournée vers le haut.

— Feu !commanda-t-il.

Un éclair crépitantjaillit de sa main, monta vers les nuages qui roulaient, houleux, au-dessus deleurs têtes. La terre se mit à trembler sous la violence du coup de tonnerrequi l’accompagna. Garion recula, frappé par la force du rugissement qui sefaisait entendre dans sa tête.

Tante Pol levala main à son tour.

— Eau !ordonna-t-elle d’une voix puissante.

Les nuagess’ouvrirent, et il se mit à pleuvoir, si fort qu’on aurait dit que l’airlui-même s’était changé en pluie.

Les hommes deboue qui avançaient toujours à l’aveuglette, droit devant eux, commencèrent àfondre et à se dissoudre sous l’averse torrentielle. Avec une sorte defascination perverse, Garion les regarda se désintégrer en masses détrempées defange suintante et de végétation sanieuse, tressaillantes et palpitantes sousle harcèlement de la pluie torrentielle qui les anéantissait.

Barak se penchaen avant et enfonça, pour voir, son épée dégoulinante dans la masse informe delimon qui avait été la tête de l’un de leurs assaillants. La motte de glaise sedésagrégea, révélant un serpent qui déroulait ses anneaux. Comme il seredressait pour frapper, Barak le coupa en deux.

Alors que lafange qui les abritait se dissolvait sous le déluge rugissant, d’autresserpents commencèrent à apparaître.

— Celui-là,déclara tante Pol en indiquant un reptile d’un vert terne qui s’efforçait des’arracher à la vase. Apporte-le-moi, Garion.

— Moi ?hoqueta Garion, dont la chair se hérissait à cette idée.

— Je m’enoccupe, dit Silk.

Il ramassa unbâton fourchu, sous le bout duquel il coinça la tête du serpent. Puis ilempoigna précautionneusement l’animal trempé de pluie derrière le cou etbrandit le reptile qui se tortillait.

— Amenez-le-moi,ordonna tante Pol en essuyant l’eau qui lui ruisselait sur la figure.

Silk s’approchad’elle et lui tendit le serpent qui se mit à darder spasmodiquement sa languefourchue, tandis que ses yeux morts se posaient sur elle.

— Qu’est-ceque ça veut dire ? demanda-t-elle au serpent.

Le serpent émitun sifflement avant de lui répondre d’un chuchotement râpeux.

— Ça,Polgara, c’est l’affaire de ma maîtresse.

Le visage deSilk blêmit lorsqu’il entendit parler le serpent dégoulinant, et il resserra saprise.

— Je vois,répondit tante Pol.

— Abandonneta quête, siffla le serpent. Ma maîtresse ne vous permettra pas d’aller plusloin.

Tante Pol éclatad’un rire méprisant.

— Permettre ?releva-t-elle. Ta maîtresse n’a pas le pouvoir de me permettre ou de me refuserquoi que ce soit.

— Mamaîtresse est la reine de Nyissie, siffla le serpent de sa voix rauque. Sonpouvoir y est absolu. Les voies des serpents ne sont pas celles des hommes, etma maîtresse est la reine des serpents. Vous entrerez en Nyissie à vos risqueset périls. Nous sommes patients et nous ne vous craignons pas. Nous vousguetterons là où vous nous attendrez le moins. Notre morsure ne laisse qu’unepetite blessure, à peine visible, mais elle est mortelle.

— Quel estl’intérêt de Salmissra dans cette affaire ? s’enquit tante Pol.

Le serpent dardavers elle sa langue agitée de mouvements rapides.

— Elle n’apas jugé utile de me le révéler, et il n’est pas dans ma nature de chercher àsavoir. J’ai délivré mon message, et j’ai déjà reçu ma récompense. Maintenant,tu peux disposer de moi à ta guise.

— Trèsbien, déclara tante Pol.

Elle regardafroidement le serpent, son visage ruisselant sous la pluie drue.

— Dois-jele tuer ? interrogea Silk, le visage tendu, les jointures de ses doigtsblanchissant sous l’effort qu’il faisait pour maintenir le serpent qui sedébattait énergiquement.

— Non. Nousn’avons aucune raison de supprimer un messager aussi zélé, répondit-elledoucement en fixant sur le serpent un regard inflexible. Retournez, tes pareilset toi-même, auprès de Salmissra. Dis-lui que si elle tente encore une fois defaire obstacle à ma mission, elle aura affaire à moi, et que le puits de vasele plus profond de toute la Nyissie ne la protégera pas de ma fureur.

— Et marécompense ?

— Je telaisse la vie.

— C’estjuste, siffla le serpent. Je délivrerai ton message, Polgara.

— Remettez-leà terre, demanda-t-elle à Silk.

Le petit hommese pencha en avant et tendit le bras vers le sol. Le serpent déroula sesanneaux de son bras, et Silk ouvrit le poing en faisant un bond en arrière. Leserpent lui jeta un coup d’œil avant de s’éloigner prestement en rampant.

— Je pensequ’il a assez plu, Pol, suggéra sire Loup en s’épongeant la figure.

Tante Pol agitala main dans un geste presque désinvolte, et le déluge cessa, comme un seaufinit de se vider.

— Il fautque nous retrouvions Durnik, leur rappela Barak.

— Il étaitderrière nous, dit Garion en tendant le bras vers le cours d’eau, qui sortaitmaintenant de son lit.

Il avait lapoitrine comme prise dans un étau glacé à l’idée de ce qu’ils trouveraientpeut-être, mais il s’arma de courage et les guida entre les arbres ruisselants,vers l’endroit où était resté Durnik.

— Excellentcompagnon que le forgeron, déclara Mandorallen. Je n’aimerais pas à le perdre.

Il y avaitquelque chose d’étrangement réservé dans la voix du chevalier, et son visageétait anormalement pâle dans la pénombre. Mais la main qui tenait son épéeétait toujours aussi ferme. Seuls ses yeux trahissaient comme un doute queGarion n’y avait encore jamais vu.

— Il étaitpar là, confirma Garion en regardant autour de lui. Mais je ne le vois pas.

— Je suislà ! appela, au-dessus de leurs têtes, la voix de Durnik, qui, perchéassez haut dans un grand chêne, plongeait le regard sur eux. Ils sont partispour de bon ? demanda-t-il avant de commencer à descendre prudemment lelong du tronc glissant puis en se laissant tomber à terre. La pluie est arrivéejuste à temps. Je commençais à avoir du mal à les empêcher de grimper àl’arbre.

Alors, trèsvite, sans un mot, tante Pol embrassa le brave homme et, comme si elle s’envoulait de son geste impulsif, elle se mit à le gronder.

Durnik endurapatiemment ses remontrances, une drôle d’expression sur le visage.

Chapitre 21

Garion ne dormitpas très bien, cette nuit-là. Il se réveilla souvent, agité de frissons ausouvenir du contact des hommes de boue. Mais la nuit finit par prendre fin,comme toutes les nuits, et le jour se leva sur un matin clair et radieux. Ilresta encore un moment blotti dans ses couvertures, à somnoler, jusqu’à ce queCe’Nedra vienne lui dire de se lever.

— Garion,souffla-t-elle doucement, en lui effleurant l’épaule, tu dors ?

— Bonjour,dit-il en ouvrant les yeux et en les levant sur elle.

— DamePolgara a dit qu’il fallait que tu te lèves. Garion bailla à se décrocher lamâchoire, s’étira, s’assit et jeta un coup d’œil de l’autre côté du rabat de latente. Le soleil brillait.

— Elle vam’apprendre à faire la cuisine, annonça Ce’Nedra, non sans fierté.

— C’estbien, ça, répondit Garion en écartant ses cheveux.

Elle le regardaun long moment, ses yeux verts le fixant intensément dans son petit visagegrave.

— Garion ?

— Oui ?

— Tu as ététrès brave, hier.

Il eut un petithaussement d’épaules.

— Je vaissûrement me faire disputer, aujourd’hui.

— Pourquoi ?

— Tante Polet mon grand-père n’aiment pas que j’essaie de faire preuve de bravoure,expliqua-t-il. Ils me prennent pour un gamin, et ils ont toujours peur que jeme fasse mal.

— Garion !appela tante Pol, depuis le petit feu au-dessus duquel elle faisait la cuisine.Il me faudrait du bois !

Garion poussa unsoupir et roula ses couvertures, puis il enfila ses demi-bottes, ceignit sonépée et s’enfonça entre les arbres.

Il faisaitencore humide sous les chênes immenses, après le déluge que tante Pol avaitprovoqué la veille, et il eut du mal à trouver du bois sec. Il erra un peu de-ci,de-là, tirant à lui les branches qui se trouvaient sous les arbres abattus etles roches en surplomb. Les arbres silencieux l’observaient toujours, maissemblaient, il n’aurait su dire pourquoi, moins inamicaux ce matin.

— Qu’est-ceque tu fais ? fit une petite voix, au-dessus de sa tête.

Il levarapidement les yeux en portant la main à son épée.

Une fille étaitdebout sur une grosse branche, juste au-dessus de lui. Elle portait une tuniquenouée à la taille et des sandales, elle avait les cheveux fauves, des yeux grisau regard curieux, et les reflets verdâtres de sa peau claire révélaient uneDryade. Elle tenait un arc de la main gauche, et, de la droite, un traitencoche sur la corde tendue. La flèche était pointée droit sur Garion.

Il retiraprudemment sa main de la garde de son épée.

— Jeramasse du bois, répondit-il.

— Pour quoifaire ?

— Ma tanteen a besoin pour le feu, expliqua-t-il.

— Dufeu ?

Le visage de lafille se durcit, et elle banda son arc.

— Un toutpetit feu, reprit-il très vite. Juste pour faire la cuisine.

— On n’apas le droit de faire du feu ici, déclara la fille d’un ton sans réplique.

— Il faudraque tu expliques ça à tante Pol, rétorqua Garion. Moi, je fais ce qu’on me dit.

Elle poussa unsifflement, et une autre fille surgit de derrière un arbre, tout près de là.Elle aussi tenait un arc. Ses cheveux étaient presque aussi rouges que ceux deCe’Nedra, et sa peau évoquait aussi vaguement la couleur des feuilles.

— Il ditqu’il ramasse du bois pour faire du feu, rapporta la première fille. Tu croisqu’il faut que je le tue ?

— Xantha adit que nous devions d’abord voir qui c’était, répondit pensivement la filleaux cheveux rouges. S’il s’avère qu’il n’a rien à faire ici, alors tu pourrasle tuer.

— Oh !bon, tant pis, acquiesça la fille aux cheveux ambrés, avec une évidentedéception. Mais n’oublie pas que c’est moi qui l’ai trouvé. Le moment venu,c’est moi qui le tuerai.

Garion sentitses cheveux se dresser sur sa nuque.

La fille auxcheveux rouges poussa un sifflement, et une demi-douzaine d’autres Dryadesarmées sortirent comme par magie des arbres. Elles étaient toutes d’assezpetite taille, et les ors et les rouges de leurs cheveux n’étaient pas sansrappeler la couleur des feuilles d’automne. Elles entourèrent Garion et l’examinèrentsous toutes les coutures en babillant et en gloussant.

— Il est àmoi, celui-là, protesta la Dryade aux cheveux d’ambre, tout en descendant deson arbre. C’est moi qui l’ai trouvé, et Xera a dit que c’est moi qui letuerais.

— Il al’air en bonne santé, observa l’une des autres. Et plutôt docile. Nouspourrions peut-être le garder. C’est un mâle ?

— Regardons,nous verrons bien, répliqua une autre Dryade en gloussant.

— Je suisun mâle, riposta Garion très vite, en rougissant jusqu’à la racine des cheveux.

— C’esttout de même dommage, reprit la Dryade qui venait de parler. Nous pourrionspeut-être le garder un moment avant de le tuer, non ?

— Il est àmoi, répéta obstinément la Dryade aux cheveux d’ambre. Et c’est moi qui letuerai, si je veux.

Elle s’empara dubras de Garion d’un geste possessif.

— Allonsvoir ses compagnons, suggéra celle qui s’appelait Xera. Ils font du feu. Ilfaut que nous les arrêtions.

— Dufeu ? hoquetèrent les autres, en regardant Garion d’un air accusateur.

— Juste unpetit feu de rien du tout, assura très vite Garion.

— Amenez-le,ordonna Xera en repartant vers les tentes, à travers les arbres.

Loin au-dessusde leurs têtes, les arbres murmuraient entre eux. Tante Pol attendait calmementdans la clairière où ils avaient planté leurs tentes. Elle regarda les Dryadesmassées autour de Garion sans changer d’expression.

— Bonjours,Demoiselles, dit-elle.

Les Dryadescommencèrent à chuchoter entre elles.

— Ce’Nedra !s’exclama celle qu’elles appelaient Xera.

— CousineXera ! s’écria Ce’Nedra, en réponse. Elles coururent l’une vers l’autrepour s’embrasser.

Les autresDryades avancèrent un peu dans la clairière, en jetant des regards inquiets endirection du feu. Ce’Nedra expliqua rapidement à sa cousine qui ils étaient, etXera fit signe à ses compagnes d’approcher.

— Ce sontapparemment des amis, déclara-t-elle. Nous allons les amener à ma mère, lareine Xantha.

— Est-ceque ça veut dire que je ne pourrai pas tuer celui-ci ? demanda d’un tonboudeur la Dryade aux cheveux d’ambre liquide, en tendant un doigt minuscule endirection de Garion.

— J’ai bienpeur que non, déplora Xera.

La fille auxcheveux d’ambre s’éloigna en tapant du pied, boudeuse. Garion poussa un brefsoupir de soulagement. C’est alors que sire Loup sortit de l’une des tentes etbraqua sur la nuée de Dryades un large sourire.

— C’estBelgarath ! couina l’une des Dryades, en se précipitant vers lui d’un airjoyeux.

Elle passa sesbras autour de son cou, lui tira la tête vers le bas et lui appliqua sur lajoue un baiser retentissant.

— Tu nousas apporté des bonbons ? s’enquit-elle. Le vieil homme fit mine deréfléchir et commença à fouiller dans ses nombreuses poches. Des petitsmorceaux de sucrerie commencèrent à apparaître pour disparaître aussi vite, lesDryades qui s’agglutinaient autour de lui comme un essaim s’en emparant aussivite qu’il les tirait de ses vêtements.

— Tu as denouvelles histoires à nous raconter ? questionna l’une des Dryades.

— Des tas,assura sire Loup en mettant le bout de son doigt sur le côté de son nez, d’unair rusé. Mais je pense qu’il vaudrait mieux attendre que vos sœurs puissentles entendre aussi, non ?

— Nous envoulons une tout de suite, rien que pour nous, décréta la Dryade.

— Etqu’est-ce qu’on me donnera en échange de cette histoire spéciale ?

— Desbaisers, proposa rapidement la Dryade. Cinq baisers de chacune d’entre nous.

— J’ai uneexcellente histoire, marchanda sire Loup. Elle en vaut plus de cinq. Disonsdix.

— Huit,négocia la petite Dryade.

— Trèsbien, accepta sire Loup. Huit, ça me paraît pas mal.

— Je voisque tu es déjà venu dans le coin, vieux Loup solitaire, remarqua sèchementtante Pol.

— Je viensleur rendre visite de temps en temps, convint-il en affectant l’indifférence.

— Lesbonbons ne leur valent rien, tu sais, le gronda-t-elle.

— Unepetite gâterie de temps en temps ne peut pas leur faire de mal, Pol. Et ellesaiment tellement ça. Une Dryade ferait n’importe quoi pour des douceurs.

— Tu esécœurant, conclut-elle.

Les Dryadesétaient presque toutes réunies autour de sire Loup, maintenant, et faisaientpenser à un jardin de fleurs printanières. Presque toutes, parce que celle auxcheveux d’ambre liquide qui avait capturé Garion se tenait un peu à l’écart desautres, et tripotait d’un air boudeur la pointe de sa flèche. Elle s’approchafinalement de Garion.

— Tu n’aspas l’intention d’essayer de t’enfuir ? lui suggéra-t-elle, l’air pleind’espoir.

— Jamais !proclama Garion avec emphase. Elle poussa un soupir navré.

— J’imagineque tu ne ferais pas ça, disons, par faveur spéciale pour moi ?essaya-t-elle encore.

— Jeregrette, s’excusa-t-il.

Elle poussa unnouveau soupir, plus amer, cette fois.

— Je nepeux jamais m’amuser, se lamenta-t-elle avant de rejoindre les autres.

Silk émergea desa tente, lentement et précautionneusement. Et lorsque les Dryades se furenthabituées à lui, Durnik fit son apparition à son tour.

— Ce nesont que des enfants, n’est-ce pas ? commenta Garion, à l’intention detante Pol.

— C’est cequ’on dirait, en effet, répondit-elle, mais elles sont bien plus âgées qu’ellesn’en ont l’air. Une Dryade vit aussi longtemps que son arbre, et les chênesvivent très, très vieux.

— Où sontles garçons ? demanda-t-il. Je ne vois que des filles.

— Il n’y apas de Dryades garçons, mon chou, lui expliqua-t-elle en retournant à sacuisine.

— Alorscomment... ? Je veux dire... commença-t-il. Mais il préféra ne pasinsister ; il avait déjà les oreilles toutes rouges.

— Pour ça,elles capturent des mâles humains, l’éclaira-t-elle. Des voyageurs, des genscomme ça.

— Oh.

Il décida delaisser tomber la question.

Lorsqu’ilseurent pris leur petit déjeuner et soigneusement éteint le feu avec de l’eautirée du ruisseau, ils se remirent en selle et repartirent à travers la Sylve.Sire Loup marchait en avant, les petites Dryades toujours groupées autour delui, riant et bavardant comme des enfants heureuses. Le murmure des arbresautour d’eux n’était plus hostile, et leur avance était accompagnée par le douxbruissement d’un million de feuilles.

Ils arrivèrentvers la fin de l’après-midi à une vaste clairière au milieu de la Sylve. Unarbre unique se dressait au centre, un arbre si gros que Garion avait du mal àaccepter l’idée que quelque chose de si énorme puisse être vivant. Devéritables cavernes s’ouvraient çà et là dans son tronc moussu, et ses branchesbasses, aussi larges que des grand-routes, couvraient presque toute laclairière. Il émanait de l’arbre une impression de pérennité, de sagesse et delonganimité. Garion sentit une tentative d’approche de son esprit, un peu commesi une feuille lui effleurait doucement le visage. Le contact ne ressemblait àrien de ce qu’il avait pu connaître, mais il semblait bienveillant.

L’arbregrouillait littéralement de Dryades, qui nimbaient les branches comme desbourgeons, et leur rire et leurs bavardages enfantins emplissaient l’air,pareils à des chants d’oiseaux.

— Je vaisdire à ma mère que vous êtes arrivés, annonça celle qu’on appelait Xera en sedirigeant vers l’arbre.

Garion et sescompagnons mirent pied à terre et restèrent plantés à côté de leurs chevaux,incertains sur la conduite à tenir. Les Dryades perchées au-dessus de leurstêtes plongeaient sur eux des regards curieux en chuchotant entre elles avecforce gloussements.

Pour une raisonou une autre, les regards directs, enjoués, que les Dryades braquaient sur luimettaient Garion mal à l’aise. Il se rapprocha de tante Pol et remarqua que lesautres en faisaient autant, comme si, inconsciemment, ils recherchaient saprotection.

— Où est laprincesse ? demanda-t-elle.

— Par ici,Dame Pol, répondit Durnik. Elle rend visite à ce groupe de Dryades.

— Ne laperdez pas de vue, surtout, ordonna tante Pol. Et où est mon vieux débauché depère ?

— Près del’arbre, révéla Garion. Les Dryades ont l’air de bien l’aimer, dis donc.

— Le vieilimbécile, laissa tomber tante Pol, d’un ton tragique.

Puis une autreDryade sortit d’un creux de l’arbre, un peu au-dessus des premières grossesbranches. Mais au lieu de la courte tunique que portaient les autres, elleétait vêtue d’une longue robe verte, et ses cheveux d’or étaient retenus par unanneau de quelque chose qui ressemblait à du gui. Elle se laissa gracieusementglisser vers le sol.

Tante Pols’avança à sa rencontre, et les autres la suivirent à distance respectueuse.

— ChèrePolgara, s’exclama la Dryade d’un ton cordial. Ça fait tellement longtemps.

— Nousavons tous nos obligations, Xantha, expliqua tante Pol.

Elless’embrassèrent chaleureusement.

— Seraient-cedes présents ? demanda la reine Xantha en regardant avec admiration les hommesdebout derrière tante Pol.

— Malheureusementnon, répondit celle-ci en riant. Je voudrais bien pouvoir vous les laisser,mais je crains d’en avoir besoin plus tard.

— Tant pis,soupira la reine, faussement désolée. Bienvenue à tous, les salua-t-elle. Vousallez partager notre souper, bien sûr.

— Avec leplus grand plaisir, acquiesça tante Pol, avant de prendre le bras de la reine.Mais pourrions-nous d’abord nous entretenir un moment, Xantha ?

Elless’écartèrent un peu et échangèrent quelques paroles, tandis que les Dryadestiraient des sacs et des fardeaux des creux de l’arbre et commençaient àpréparer un festin sur l’herbe, sous les larges branches.

Le repas leurfaisait une impression bizarre, la nourriture de base des Dryades semblantuniquement constituée de fruits, de noix et de champignons, dont aucun n’étaitcuit. Barak s’assit et braqua un regard lugubre sur les mets offerts.

— Pas deviande, grommela-t-il.

— Çat’échauffe le sang, n’importe comment, le consola Silk.

Barak plongeales lèvres dans sa tasse d’un air circonspect.

— De l’eau,grimaça-t-il, comme si ses pires craintes se trouvaient confirmées.

— Ça vouschangera d’aller vous coucher autrement qu’ivre mort, pour une fois, observatante Pol en les rejoignant.

— Je suissûr que ça n’est pas bon pour la santé, rumina Barak.

Ce’Nedra s’assitprès de la reine Xantha. Elle avait apparemment quelque chose à lui dire, maiscomme il n’y avait pas moyen de le faire en privé, elle finit par parler devanttout le monde.

— J’ai unefaveur à vous demander, Votre Grandeur.

— De quois’agit-il, mon enfant ? s’enquit la reine en souriant.

— Ce n’estqu’une petite chose, précisa Ce’Nedra. J’ai besoin d’un asile pendant quelquesannées. Mon père devient de plus en plus excentrique avec l’âge, et il est indispensableque je m’en tienne à l’écart tant qu’il n’aura pas repris ses esprits.

— Etcomment se manifeste l’excentricité croissante de Ran Borune ? interrogeaXantha.

— Il neveut pas me laisser quitter le palais, et il insiste pour que j’aille à Rivapour mon seizième anniversaire, révéla Ce’Nedra d’un ton outré. A-t-on jamaisentendu une chose pareille ?

— Etpourquoi veut-il vous envoyer à Riva ?

— Unehistoire de traité stupide, dont personne ne se rappelle au juste la raisond’être.

— Si c’estun traité, il faut l’honorer, ma chère petite, affirma doucement la reine.

— Je n’iraipas à Riva, décréta Ce’Nedra. Je resterai ici jusqu’après mon seizièmeanniversaire, et voilà tout.

— Non, machère petite, déclara fermement la reine. C’est impossible.

Comment ?

Ce’Nedra n’encroyait pas ses oreilles.

— Nousavons nous aussi des engagements à respecter, expliqua Xantha. Notre accordavec la maison de Borune est des plus explicites. L’intégrité de notre Sylven’est garantie que pour autant que les descendantes de la princesse Xoriademeurent parmi les Borune. Il est de votre devoir de rester auprès de votrepère et de lui obéir.

— Mais jesuis une Dryade, gémit Ce’Nedra. Je suis ici chez moi.

— Vous êtesaussi humaine, souligna la reine, et votre place est auprès de votre père.

— Je neveux pas aller à Riva, protesta Ce’Nedra, c’est humiliant.

Xantha braquasur elle un regard inflexible.

— Ne soyezpas stupide, ma chère petite, la rabroua-t-elle. Votre devoir est clair. Vousavez des obligations en tant que Dryade, en tant que Borune et en tant queprincesse impériale. Vos petits caprices puérils ne sont pas de mise. Si vousêtes tenue d’aller à Riva, eh bien, vous irez. Vous ne pourrez pas faireautrement.

Ce’Nedra parutébranlée par la fermeté du ton de la reine, et s’absorba après cela dans unsilence morose. Ce fut le moment que choisit la reine pour se tourner vers sireLoup.

— On entendbien des rumeurs, au-dehors, confia-t-elle. Et de toutes celles qui nous sontrevenues aux oreilles, une, persistante, nous porte à penser qu’il se passeactuellement, dans le monde des hommes, des événements d’une portéeincalculable, et qu’il se pourrait même que ceux-ci aient une influence surl’existence du peuple de la Sylve. Je pense que j’ai le droit de savoir de quoiil retourne.

Sire Loup hochagravement la tête.

— C’estbien mon avis, acquiesça-t-il. L’Orbe d’Aldur a été dérobée dans la salle dutrône du roi de Riva par Zedar l’Apostat.

— Comment ?demanda Xantha, en retenant son souffle.

— C’est ceque nous ignorons, répondit sire Loup, en écartant les mains dans un gested’impuissance. Zedar tente maintenant de regagner les royaumes angaraks avecl’Orbe. Une fois là-bas, il tentera de mettre son pouvoir à profit pourréveiller Torak.

— Il nefaut pas que cela se produise, souffla la reine. Qu’a-t-on fait pour empêchercela ?

— LesAloriens et les Sendariens s’apprêtent à prendre les armes, révéla sire Loup,et les Arendais nous ont assuré de leur appui. Mais Ran Borune, qui a étéinformé, n’a fait aucune promesse. Les Borune ne sont pas toujours d’uncommerce facile.

Il jeta un coupd’œil en direction de Ce’Nedra, qui boudait de plus belle.

— Ce seraitdonc la guerre ? reprit tristement la reine.

— Je lecrains fort, Xantha. Nous sommes, mes compagnons ici présents et moi-même, à lapoursuite de Zedar, et j’espère que nous parviendrons à le rattraper et à luireprendre l’Orbe avant qu’il ne réussisse à atteindre Torak avec. Mais même sinous y parvenons, il est à craindre que les Angaraks n’attaquent le Ponant, parpur désespoir. Certaines anciennes prophéties approchent de leuraccomplissement, tous les signes viennent le confirmer. Des signes que même lesperceptions abâtardies des Grolims peuvent déchiffrer.

— Nousavons nous-même discerné certains de ces signes, Belgarath, confirma la reine,dans un soupir. Mais nous espérions nous tromper. A quoi ce Zedarressemble-t-il ?

— Il meressemble beaucoup. Nous avons très longtemps servi le même Maître, et celaimprime sa marque sur les individus.

— Quelqu’undans ce genre-là est passé, la semaine dernière, par les marches supérieures denotre Sylve, et a pénétré en Nyissie, l’informa Xantha. Si nous avions su, nousaurions pu le retenir.

— Noussommes donc plus près de lui que je ne pensais. Il était seul ?

— Non. Il étaitaccompagné de deux serviteurs de Torak, et d’un enfant.

— Unenfant ? répéta sire Loup, surpris.

— Oui. Unpetit garçon, de six ans environ.

Le vieil hommefronça les sourcils, puis il écarquilla les yeux.

— C’estdonc ainsi qu’il s’y est pris, s’exclama-t-il. Je n’y aurais jamais songé.

— Nouspouvons vous faire voir où il a traversé la rivière pour entrer en Nyissie,proposa la reine. Mais nous devons vous avertir qu’il ne serait pas prudentpour un groupe aussi important de s’y engager. Salmissra a des yeux partoutdans ces marécages.

— J’ai déjàtout prévu à ce sujet, assura sire Loup. Vous êtes absolument certain que lebateau nous attendra bien à l’embouchure de la rivière de la Sylve ?demanda-t-il, en se tournant vers Barak.

— Il ysera, gronda Barak en réponse. Son capitaine est un homme de confiance.

— Parfait.Nous continuerons, Silk et moi, à filer Zedar, pendant que vous autres, voussuivrez la rivière jusqu’à la mer, puis vous longerez la côte en bateau et vousprendrez la rivière du Serpent jusqu’à Sthiss Tor. Nous nous retrouveronslà-bas.

— Penses-Tu,ô vénérable Belgarath, qu’il soit bien sage de nous séparer dans un endroitaussi périlleux que la Nyissie ? demanda Mandorallen.

— Il n’y apas moyen de faire autrement, répondit sire Loup. Le Peuple Serpent est chezlui dans la jungle, et il n’aime pas les étrangers. Nous serons plus libres denos mouvements et nous nous déplacerons plus rapidement tout seuls, Silk etmoi.

— Où nousretrouverons-nous ? s’enquit Barak.

— Il y a uncomptoir drasnien sur les quais de Sthiss Tor, suggéra Silk. J’y compteplusieurs amis parmi les négociants. Demandez simplement Radek de Boktor. Sinous ne pouvons pas venir, je vous ferai parvenir, par l’intermédiaire desmarchands, une indication de l’endroit où nous retrouver.

— Etmoi ? fit Ce’Nedra.

— Je croisqu’il va falloir que vous restiez avec nous, déclara tante Pol.

— Je n’airien à faire en Nyissie, rétorqua Ce’Nedra.

— Vousviendrez parce que je vous le dis, répliqua tante Pol. Je ne suis pas votre père,Ce’Nedra. Vos petits airs boudeurs ne me brisent pas le cœur, et vos cilspapillonnants ne m’impressionnent pas davantage.

— Je m’enfuirai,menaça Ce’Nedra.

— Ce neserait vraiment pas malin, riposta fraîchement tante Pol. Il faudrait que jevous récupère et vous ne trouveriez pas ça très agréable. Les problèmes dumonde qui nous entoure revêtent une telle gravité actuellement que vos capricesd’enfant gâtée ne pèsent pas lourd à côté. Vous resterez avec moi, et vous vousprésenterez à la cour du roi de Riva le jour de votre seizième anniversaire,même s’il faut pour cela que je vous y traîne enchaînée. Nous avons tous deschoses beaucoup trop importantes à faire en ce moment pour nous permettre devous ménager plus longtemps.

Ce’Nedra laregarda fixement, puis elle éclata en sanglots

Chapitre 22

Le lendemainmatin, le soleil n’était pas levé et un brouillard impalpable planait encoresous les branches des grands chênes que Silk et sire Loup faisaient déjà leurspréparatifs de départ pour la Nyissie, sous le regard affligé de Garion, assissur un tronc d’arbre.

— Pourquoicette triste figure ? l’interrogea sire Loup, en emballant des vivres.

— Jevoudrais bien que nous ne soyons pas obligés de nous séparer comme ça, expliquaGarion.

— C’estjuste pour une semaine ou deux.

— Je saisbien, mais quand même... Garion haussa les épaules.

— Tut’occuperas de ta tante à ma place, pendant que je ne serai pas là, reprit sireLoup, en ficelant son paquet.

— D’accord.

— Etn’enlève jamais ton amulette. La Nyissie est un endroit dangereux.

— Jen’oublierai pas, promit Garion. Tu feras bien attention, hein,grand-père ?

— Je faistoujours attention, Garion, déclara le vieil homme avec un regard grave, sabarbe blanche étincelant dans le brouillard iridescent.

— L’heuretourne, Belgarath, appela Silk, qui menait deux chevaux par la bride.

Sire Loup hochala tête.

— Rendez-vousdans deux semaines, à Sthiss Tor, dit-il à Garion.

Garionl’embrassa rapidement, puis il se détourna pour ne pas les voir partir ets’approcha de Mandorallen, assis à l’autre bout de la clairière, le regardperdu dans le brouillard.

— Amertoujours est le goût des adieux, soupira le chevalier, d’un air lugubre.

— Mais il ya autre chose, n’est-ce pas, Mandorallen ? insinua Garion.

— Tu es ungarçon observateur.

— Qu’est-cequi ne va pas ? Vous avez l’air bizarre, depuis deux jours.

— Je suishabité d’un sentiment étrange, Garion, et c’est un hôte indésirable.

— Oh ?Et qu’est-ce que c’est ?

— La peur,avoua brièvement Mandorallen.

— Lapeur ? Mais de quoi ?

— Deshommes d’argile. Je ne sais pourquoi, la découverte de leur existence m’a misl’âme en déroute.

— Ils nousont glacé le sang à tous, Mandorallen, lui confia Garion.

— Jen’avais encore jamais connu la peur, poursuivit tout bas Mandorallen.

— Jamais ?

— Pas mêmeétant enfant. Les hommes de boue m’ont transi d’horreur, et j’ai eudésespérément envie de fuir à toutes jambes.

— Mais vousn’en avez rien fait, souligna Garion. Vous êtes resté, et vous les avezcombattus.

— Cettefois, oui, admit Mandorallen. Mais la prochaine ? Maintenant que la peur atrouvé le chemin de mon âme, qui peut dire à quel moment elle choisira de mevisiter à nouveau ? La vile peur ne reviendra-t-elle pas à l’instantdécisif, quand l’issue de notre quête sera en jeu, pour étreindre mon cœur desa main glaciale et me couper bras et jambes ? C’est cette perspective quime ronge. Cruelle est la honte que m’infligent ma faiblesse et ma faute.

— Quellehonte ? De n’être qu’un homme ? Vous êtes trop dur avec vous-même,Mandorallen.

— Grandeest la mansuétude de mon jeune ami, mais trop grave est ma défaillance pour unsimple pardon. J’ai tendu vers la perfection et je pensais n’être pas arrivétrop loin du but. Et voilà que cette perfection, dont tout le mondes’émerveillait, est entachée. Amère est la découverte de cette réalité,déclara-t-il en se retournant, et Garion eut la surprise de voir des larmesdans ses yeux. M’aideras-Tu à revêtir mon armure ? lui demanda-t-il.

— Bien sûr.

— De cettecarapace d’acier je ressens profondément le besoin. Peut-être, avec un peu dechance, mon cœur pusillanime s’en trouvera-t-il affermi.

— Mais vousn’êtes pas un lâche ! insista Garion.

— Seul letemps en jugera, souffla Mandorallen, dans un soupir à fendre l’âme.

Lorsque lemoment fut venu pour eux de prendre congé, la reine Xantha tint à leur adresserquelques paroles.

— Nous voussouhaitons bonne route à tous. C’est bien volontiers que nous vous aiderionsdans votre quête, si cela était en notre pouvoir, mais une Dryade est liée àson arbre par des liens qui ne peuvent être distendus, fit-elle avec un regardchargé de sentiment sur le chêne majestueusement dressé dans le soleil dumatin. Indissociable est la chaîne d’amour qui nous unit.

Comme la veille,lorsqu’il avait vu le gros arbre pour la première fois, Garion eut à nouveaul’impression que quelque chose lui effleurait légèrement l’esprit. Et dans cecontact, il crut discerner un adieu, mais aussi quelque chose qui ressemblait àune mise en garde.

La reine Xanthaéchangea un coup d’œil surpris avec tante Pol puis elle observa attentivementGarion, et c’est d’une voix inchangée mais le regard pensif qu’elle reprit laparole.

— Quelques-unesde nos plus jeunes filles vont vous conduire jusqu’à la rivière qui marque lalimite sud de notre Sylve. A partir de là, vous ne devriez avoir aucun mal àtrouver la mer.

— Merci,Xantha, répondit tante Pol, en embrassant chaleureusement la reine des Dryades.Si vous pouviez faire savoir aux Borune que Ce’Nedra va bien, et qu’elle estsous ma protection, peut-être l’empereur serait-il un peu soulagé.

— Je n’ymanquerai pas, Polgara, promit Xantha. Ils montèrent en selle et suivirent lademi-douzaine de Dryades qui les guidaient vers le sud à travers la forêt, enfolâtrant devant eux comme des papillons. Mais Garion, qui suivait la pisteforestière sinueuse en compagnie de Durnik, ne faisait guère attention à ce quil’entourait. Il se sentait profondément déprimé, sans savoir pourquoi.

Vers le milieude la matinée, il se mit à faire très sombre sous les arbres, et c’est ensilence qu’ils chevauchèrent dans la Sylve maintenant obscure. L’avertissementque Garion avait cru percevoir dans la clairière de la reine Xantha semblaittrouver un écho dans le grincement des branches et le bruissement des feuilles.

— Le tempsdoit être en train de changer, remarqua Durnik en levant les yeux. Je voudraisbien voir le ciel.

Garion hocha latête et tenta de chasser le pressentiment d’un danger imminent.

Mandorallen etBarak avaient pris la tête de la colonne, l’un en armure, l’autre en cotte demailles, tandis que Hettar fermait la marche avec sa veste de peau de chevalornée de plaques d’acier rivetées. Ils semblaient maintenant tous harcelés parle sentiment inquiétant qu’une menace planait sur eux, et chevauchaient aveccirconspection, la main prête à se poser sur leur arme, les yeux à l’affût dumoindre danger.

Puis, tout d’uncoup, ils furent encerclés par les légionnaires tolnedrains aux cuirasses étincelantes.Il en surgissait de partout, des buissons et de derrière les arbres, mais bienque leurs courtes épées fussent prêtes à entrer en action, ils ne livrèrent pasassaut.

Barak poussa unjuron et Mandorallen tira violemment sur les rênes de son destrier.

— Ecartez-vous !ordonna-t-il aux soldats, en abaissant sa lance.

— Du calme,le mit en garde Barak.

Les Dryades,après un regard surpris en direction des soldats, disparurent dans les boislugubres.

— Qu’endis-Tu, ô Messire Barak ? demanda allègrement Mandorallen. Ils ne doiventpas être plus d’une centaine. Les attaquerons-nous ?

— Il faudraqu’un jour nous ayons une bonne conversation, tous les deux, fit Barak enjetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Allons, soupira-t-il, en voyant queHettar se rapprochait, autant en finir tout de suite, j’imagine. Qu’en pensez-vous,Mandorallen ? On leur laisse encore une chance de prendre la fuite ?suggéra-t-il en resserrant les sangles de son bouclier et en dégainant sonépée.

— Fortcharitable proposition, ô Messire Barak, acquiesça Mandorallen.

C’est alorsqu’un détachement de cavaliers sortit de l’ombre des arbres, un peu plus loinsur la piste. Leur chef était un homme de grande taille, vêtu d’une cape bleuebordée d’argent. Son plastron et son casque étaient incrustés d’or, et ilmontait un étalon bondissant à la robe baie, qui piaffait sur les feuilleshumides couvrant le sol.

— Magnifique,déclara-t-il en se rapprochant. Absolument magnifique.

Tante Pol braquaun œil glacial sur le nouveau venu.

— Leslégions n’ont-elles donc pas mieux à faire que de tendre des embuscades auxvoyageurs ? s’exclama-t-elle.

— C’est malégion, ma Dame, lui signifia l’homme à la cape bleue, d’un ton arrogant. Etelle fait ce que je lui ordonne de faire. Je vois que la princesse Ce’Nedra estavec vous.

— L’endroitoù je vais et avec qui j’y vais sont mon affaire, Messire, rétorqua Ce’Nedra,d’un petit air désinvolte. Cela ne regarde pas le grand-duc Kador de la maisonde Vordue.

— Votrepère est extrêmement inquiet, Princesse, reprit Kador. Toute la Tolnedrie est àvotre recherche. Qui sont ces gens ?

Garion tenta dela prévenir en lui jetant un regard noir et en secouant la tête, mais il étaittrop tard.

— Les deuxchevaliers qui mènent la marche sont messire Mandorallen, baron de Vo Mandor,et messire Barak, comte de Trellheim, proclama-t-elle. Le guerrier algarois quigarde nos arrières est Hettar, fils de Cho-Hag, chef des Chefs de Cland’Algarie. Quant à la dame...

— Je peuxparler pour moi, ma chère petite, la remercia doucement tante Pol. Je suiscurieuse de savoir ce qui peut bien amener le grand-duc de Vordue si loin deson fief.

— J’y ai àfaire, ma Dame.

— C’estl’évidence même.

— Toutesles légions de l’Empire sont à la recherche de la princesse, mais c’est moi quil’ai retrouvée.

— Ons’étonne de voir un Vordueux aussi disposé à retrouver une princesse Borune,observa tante Pol. Surtout quand on songe aux siècles d’inimitié qui ont opposéles deux maisons.

— Nepourrions-nous mettre fin à ces propos oiseux ? suggéra Kador d’un tonglacial. Disons que j’ai mes raisons d’agir.

— Peuragoûtantes, cela va sans dire, ajouta-t-elle.

— Je penseque vous vous oubliez, Madame, dit Kador. Je ne suis pas n’importe qui, et— mieux — je vais être quelqu’un.

— Et quiallez-vous être, Votre Honneur ? s’enquit-elle.

— RanVordue, empereur de Tolnedrie, annonça Kador.

— Tiens,tiens ? Et que fait au juste le futur empereur de Tolnedrie dans la Sylvedes Dryades ?

— J’ydéfends mes intérêts, répondit Kador, non sans raideur. Et pour l’instant, ilest essentiel que la princesse Ce’Nedra se trouve sous ma protection.

— Mon pèrepourrait trouver à y redire, duc Kador, fit Ce’Nedra, de même qu’à vosambitions.

— Ce queRan Borune peut dire ou penser ne m’intéresse aucunement, Votre Grâce, ripostaKador. La Tolnedrie a besoin de moi, et aucun stratagème borune ne m’empêcherade ceindre la couronne impériale. Il est évident que ce vieillard sénileprojette de vous faire épouser un Honeth ou un Horbite afin de susciter desrevendications illégitimes au trône, ce qui ne ferait que compliquer lasituation, mais j’ai l’intention d’y mettre bon ordre.

— Enm’épousant vous-même, peut-être ? insinua Ce’Nedra avec un insondablemépris. Vous ne vivrez pas assez vieux pour cela.

— Non,répliqua Kador. Loin de moi l’idée de briguer une épouse dryade. Contrairementaux Borune, la maison de Vordue tient à la pureté et à l’intégrité de sadescendance.

— Vousauriez donc l’intention de me séquestrer ? suggéra Ce’Nedra.

— Cela mesera impossible, je le crains. L’empereur a des oreilles partout. Je regrettevraiment que vous ayez choisi ce moment précis pour vous enfuir, VotreGrandeur. J’ai dilapidé des sommes importantes pour faire entrer l’un de mesagents dans les cuisines impériales, et obtenir une certaine quantité d’unpoison nyissien très rare. J’avais même pris la peine de rédiger une jolielettre de condoléances pour votre père.

— Tropaimable, déclara Ce’Nedra en blêmissant.

— Je mevois maintenant contraint d’agir sans détour, hélas, poursuivit Kador. Vousm’en voyez vivement désolé, mais il est probable que votre malencontreuseimplication dans la politique tolnedraine trouvera un terme sous une lameaiguisée et quelques pieds de terre. N’y voyez surtout rien de personnel,Princesse ; il faut bien que je veille à mes intérêts, vous comprenez.

— Tesprojets ne présentent qu’un petit défaut, ô duc Kador, intervint Mandorallen,en appuyant consciencieusement sa lance contre un arbre.

— Je nevois pas lequel, baron, rétorqua Kador, d’un ton suffisant.

— Tonerreur aura consisté à T’approcher inconsidérément de mon épée. Tu peux d’oreset déjà tenir Ta tête pour perdue, or un homme sans tête n’a que faire d’unecouronne.

Garion savaitqu’une partie de la bravoure de Mandorallen provenait d’un besoin désespéré dese prouver à lui-même qu’il n’avait plus peur.

— Vousn’oseriez jamais faire une chose pareille, s’exclama Kador d’une voix malassurée, en regardant le chevalier avec appréhension. Vous n’êtes pas asseznombreux.

— Tu esbien malavisé de penser cela, répliqua Mandorallen. Je suis le plus hardichevalier actuellement en vie, et dûment armé. Tes soldats ne seront que fétusde paille en face de moi. Tu es perdu, Kador.

A ces mots, iltira sa grande épée.

— Ça devaitfinir par arriver, fit Barak avec un sourire tordu à Hettar, en dégainant à sontour.

— Je nepense pas que ce soit la chose à faire, feula une voix inconnue, âprement.

Un homme vêtu dela robe noire maintenant familière et monté sur un cheval d’ébène sortit dederrière un arbre, non loin d’eux. Il marmonna rapidement quelques mots et fitun geste impérieux avec sa main droite. Une force obscure submergea Garion etun rugissement se fit entendre dans son esprit. L’épée de Mandorallen bondithors de sa main.

— Grandmerci, Asharak, s’exclama Kador avec soulagement. Je n’avais pas prévu cela.

Mandorallenretira son gantelet de mailles et se palpa la main comme s’il avait reçu unchoc sévère. Hettar plissa les yeux et devint étrangement pâle. La monturenoire du Murgo lui jeta un regard étonné et détourna les yeux comme avecmépris.

— Eh bien,Shadar, railla Asharak tandis qu’un sourire affreux s’inscrivait sur son visagecouturé de cicatrices. Tu ne voudrais pas recommencer, je te prie ?

— Ce n’estpas un cheval, dit Hettar avec un insondable dégoût. On dirait un cheval, maisc’est autre chose.

— Oui,confirma Asharak. Quelque chose de bien différent, en effet. Tu peux plongerdans son esprit si tu y tiens, mais je pense que tu n’aimeras pas ce que tu vasy trouver.

Il se laissaglisser à bas de sa monture et avança vers eux, les yeux brûlants comme de labraise. Il s’arrêta devant tante Pol et s’inclina avec une courbette ironique.

— Je savaisbien que nos routes se croiseraient à nouveau, Polgara.

— Tu n’aspas perdu de temps, Chamdar. Kador, qui était sur le point de mettre pied àterre à son tour, sembla surpris.

— Vousconnaissez cette femme, Asharak ?

— Son nomest Chamdar, duc Kador, précisa tante Pol. Et c’est un prêtre grolim. Vouspensiez qu’il se contentait d’acheter votre honneur, mais vous vous rendrezbientôt compte qu’il s’offrait bien plus que cela. Tu auras été un adversaireintéressant, Chamdar, déclara-t-elle en se redressant sur sa selle, et la mècheblanche, au-dessus de son front, se mit soudain à briller intensément. Je teregretterai presque.

— Ne faispas ça, Polgara, dit très vite le Grolim. Je tiens le cœur du petit dans mamain, et à l’instant où tu banderas ton énergie, il mourra. Je sais qui il est,et le prix que tu accordes à sa vie.

— C’estvite dit, Chamdar, riposta-t-elle en plissant les yeux.

— Tu esprête à courir le risque ? railla-t-il.

— Descendeztous de cheval, commanda Kador d’un ton sec, et, comme un seul homme, leslégionnaires firent un pas en avant, d’un air menaçant.

— Faites cequ’il dit, ordonna calmement tante Pol.

— Lapoursuite aura été longue, Polgara, reprit Chamdar. Où est Belgarath ?

— Pas loind’ici, répondit-elle. Si tu pars en courant tout de suite, tu as une chance det’échapper avant qu’il ne revienne.

— Non,Polgara. Je le saurais s’il était par ici, rétorqua-t-il en riant, avant de seretourner pour braquer sur Garion un regard intense. Tu as grandi, petit. Il yavait longtemps que nous n’avions pas eu l’occasion de bavarder, hein ?

Garion soutintson regard, tous les sens en éveil. Curieusement, il n’avait pas peur. Lecombat qu’il avait attendu toute sa vie allait bientôt commencer, et quelquechose au fond de son esprit lui disait qu’il était prêt.

L’homme auvisage balafré le regardait droit dans les yeux, en sondant son esprit.

— Il nesait rien, n’est-ce pas ? Tu es bien une femme, Polgara, s’exclama-t-il enriant. Tu lui as celé la vérité rien que par amour du secret. Il y a des annéesque j’aurais dû te l’enlever.

— Laisse-letranquille, Chamdar, fit-elle d’un ton impérieux.

Mais il ignorasa réplique.

— Quel estson vrai nom, Polgara ? Le lui as-tu dit ?

— Cela nete regarde pas, répondit-elle platement.

— Mais si,Polgara. J’ai veillé sur lui presque aussi attentivement que toi, déclara-t-ilen éclatant de rire à nouveau. Si tu as été une mère pour lui, moi, je lui aiservi de père. C’est un beau garçon que nous avons élevé à nous deux. Mais tune m’as toujours pas dit son vrai nom.

Elle se redressade toute sa hauteur.

— En voilàassez, Chamdar, dit-elle d’un ton froid. Que veux-tu, à la fin ?

— Je neveux plus rien, Polgara, répondit le Grolim. J’ai ce que je voulais. Vous allezm’accompagner, le garçon et toi, jusqu’à l’endroit où le Dieu Torak attendl’heure de son réveil. Je ne relâcherai pas un instant mon emprise sur le cœurdu garçon, ce qui devrait m’assurer de ta docilité. Zedar et Ctuchik vonts’entre-tuer pour l’Orbe, à moins que Belgarath ne les retrouve avant et nemette lui-même fin à leurs jours — mais je n’ai que faire de l’Orbe. C’estau garçon et à toi que je m’intéresse depuis le début.

— Tun’essayais donc pas vraiment de nous arrêter, n’est-ce pas ?

— Vousarrêter ? répéta Chamdar, en éclatant de rire. Mais j’ai fait tout ce quiétait en mon pouvoir pour vous aider, au contraire ! Ctuchik et Zedar onttous deux des séides dans le Ponant. J’ai dû les abuser et les retarder àchaque tournant de la route afin de vous permettre de poursuivre votre chemin.Je savais que tôt ou tard Belgarath déciderait de la nécessité de poursuivrel’Orbe tout seul, et que je pourrais profiter de cette occasion pour remettrela main sur le garçon et sur toi.

— Mais dansquel but ?

— Tu n’aspas encore compris ? Quelles sont les deux premières choses que verra leDieu Torak en rouvrant les yeux ? Sa promise et son pire ennemi, couvertsde chaînes, à genoux devant lui. Je serai récompensé au-delà de toute espérancepour un aussi grandiose présent.

— Laissepartir les autres, alors.

— Lesautres n’ont aucun intérêt pour moi, rétorqua Chamdar. Je les abandonne aunoble Kador. Je doute fort qu’il trouve un avantage quelconque à les mainteniren vie, mais c’est à lui d’en décider.

— Espèce deporc ! enragea tante Pol, impuissante. Espèce de porc immonde !

Avec un souriremielleux, Chamdar lui assena une claque violente en travers du visage.

— Tudevrais apprendre à contrôler ta langue, Polgara.

Garion eutl’impression que son esprit allait exploser. Dans un brouillard, il vit que leslégionnaires exerçaient une étroite surveillance sur Durnik et les autres, maisqu’aucun d’eux ne semblait penser qu’il constituait un danger. Sans prendre lapeine de réfléchir, il s’apprêta à fondre sur son ennemi en portant la main àsa dague.

Pascomme ça ! C’était la voix intérieure, qu’il avait toujours entendue,mais elle n’était plus ni passive, ni désintéressée.

Jevais le tuer ! dit silencieusement Garion, dans le secret de sonesprit.

— Pascomme ça ! répétala voix, d’un ton impérieux. Tu n’as pas une chance. Pas avec ton couteau.

Comment,alors ?

Rappelle-toice que Belgarath t’a dit : le Vouloir et le Verbe.

Maisje ne sais pas comment faire. Je n’y arriverai jamais.

Tu esce que tu es. Je vais te montrer. Regarde ! Sans qu’il eût manifestéquelque velléité que ce fût, mais aussi clairement que si la chose seproduisait à l’instant, il eut devant les yeux l’image du Dieu Torak se tordantde douleur dans le feu de l’Orbe d’Aldur. Il vit fondre le visage de Torak, etses doigts s’embraser. Puis le visage se déforma et ses traits se modifièrentpour devenir ceux de l’observateur ténébreux dont l’esprit était lié au siend’aussi loin que remontaient ses souvenirs. Une force terrible l’envahit tandisque l’image de Chamdar se dressait devant lui, environnée de flammesdévorantes.

Maintenant !ordonna la voix. Vas-y !

Il fallait qu’ille frappe. Sa rage ne se contenterait pas d’autre chose. Il bondit si vite surle Grolim ricanant qu’aucun des légionnaires n’eut le temps de l’arrêter. Illeva le bras droit, et à l’instant où sa main frappait la joue gauche, couturéede cicatrices, de Chamdar, il sentit toute la force qui s’était accumulée enlui surgir de la marque argentée qui lui couvrait la paume.

— Brûle !enjoignit-il avec une volonté farouche. Surpris, Chamdar fit un bond enarrière. Son visage se tordit de colère, puis il prit tout à coup conscience dela terrible réalité. L’espace d’un instant, il contempla Garion, les yeuxexorbités, en proie à une horreur indicible, et ses traits se convulsèrentatrocement.

— Non !s’écria-t-il d’une voix rauque.

La peau de sajoue se mit à fumer et à se racornir à l’endroit où il avait été atteint par lamarque que Garion avait dans la main, et des volutes de fumée commencèrent às’élever de sa robe noire comme si elle s’était tout à coup trouvée sur unpoêle chauffé au rouge. Il poussa un cri perçant et s’agrippa le visage à deuxmains, mais ses doigts s’embrasèrent. Alors il poussa une nouvelle clameur, ets’effondra sur la terre humide en se tordant de douleur.

Nebouge pas, surtout !

Cette fois,c’était la voix de tante Pol qui retentissait comme un cri dans l’esprit mêmede Garion.

Les hurlementsstridents de Chamdar, dont le visage était maintenant entièrement environné deflammes, éveillaient des échos dans les bois obscurs, et les légionnairess’écartèrent précipitamment de cette torche humaine. En proie à une nausée,Garion allait se détourner lorsque la voix de tante Pol se fit entendre ànouveau.

Nefaiblis pas ! lui intimait-elle. Ne relâche pas ta volonté !

Garion restapenché sur le Grolim en flammes. Les feuilles mouillées qui tapissaient le solse mettaient à fumer et se carbonisaient à l’endroit où Chamdar se débattaitdésespérément contre le feu qui l’embrasait maintenant tout entier. Des languesde feu jaillissaient de sa poitrine et ses râles allaient en s’affaiblissant.Il se releva dans un effort surhumain et tendit une main implorante endirection de Garion. Il n’avait plus de visage, et de lourdes volutes de fuméenoire, huileuse, s’élevaient de son corps pour retomber sur le sol, à sespieds.

— Grâce,Maître ! croassa-t-il. Grâce !

Le cœur deGarion se tordit de pitié. Toutes les années de cette proximité secrète quis’était établie entre eux pesèrent sur lui.

Non !décréta la voix impitoyable de tante Pol. Il va te tuer si tu relâches tonemprise !

Je nepeux pas ! fit Garion. Il faut que j’arrête ça !

Comme une autrefois, déjà, il commença à bander sa volonté, la sentant s’élever en lui telleune immense vague miséricordieuse, compatissante. Il se pencha à moitié versChamdar, tout entier tendu dans un intense désir de guérison.

Garion !retentit la voix de tante Pol. C’est lui qui a tué tes parents !

La notion qui seformait dans son esprit se figea.

C’estChamdar qui a tué Geran et Ildera. Il les a fait brûler vifs, exactement commeil est en train de brûler en ce moment. Venge-les, Garion ! Que le feureste sur lui !

La rage, lacolère qu’il avait portées en lui depuis que sire Loup lui avait parlé de lamort, de ses parents s’attisèrent dans son esprit. Le feu qu’il avait presqueéteint l’instant d’avant ne lui suffisait plus tout à coup. La main qu’ils’apprêtait à tendre dans un geste salvateur se raidit. En proie à une fureurinextinguible, il la brandit devant lui, l’éleva vers le ciel. Une étrangesensation se fit sentir, comme un picotement, dans sa paume qui s’embrasa toutà coup, mais sans lui faire de mal, sans même qu’il éprouve la moindresensation de chaleur, et une flamme bleue jaillit de la marque qui lui couvraitle fond de la main, s’enroula autour de ses doigts, brillant avec une telleintensité qu’il ne pouvait même plus la regarder.

Rongé par unemortelle agonie, Chamdar le Grolim recula devant ce flamboiement. Dans unultime râle de désespoir, il tenta de masquer de ses deux mains son visagecalciné, puis il fit quelques pas en arrière, s’écroula sur lui-même, comme unemaison incendiée, et retourna à la terre.

Lavengeance est consommée ! fit à nouveau la voix de tante Pol. Ilssont vengés !

Et c’est avecune exultation croissante que sa voix retentissait maintenant dans lesprofondeurs de son esprit.

Belgarion !entonna-t-elle. Mon Belgarion ! Kador, dont le visage avait prisune vilaine couleur de cendre, recula en tremblant d’horreur devant les braisesincandescentes qui avaient été Chamdar le Grolim.

— Sorcellerie !s’écria-t-il.

— Commevous dites, releva fraîchement tante Pol. Je pense que vous n’êtes pas encoremûr pour ce genre de jeux, Kador.

Les légionnairesterrifiés prenaient également leurs distances, les yeux encore exorbités àl’idée du spectacle auquel ils venaient d’assister.

— J’imagineque l’empereur va prendre toute cette affaire très au sérieux, leur expliquatante Pol. Lorsqu’il apprendra que vous étiez prêts à tuer sa fille, il estprobable qu’il en fera une affaire personnelle.

— Nous n’ysommes pour rien, se récria très vite l’un des soldats. C’est Kador. Nousn’avons fait que suivre ses ordres.

— Il sepeut qu’il accepte cette excuse, reprit-elle d’un ton dubitatif. Mais en ce quime concerne, je ferais en sorte de lui ramener une sorte de gage de loyauté.Quelque chose de particulièrement approprié aux circonstances...

Elle complétases paroles d’un regard significatif en direction de Kador. Plusieurs deslégionnaires comprirent le message, car ils tirèrent leur épée et encerclèrentle grand-duc.

— Quefaites-vous ? protesta Kador.

— Je pensequ’aujourd’hui, vous n’avez pas seulement perdu tout espoir d’accéder au trône,Kador, insinua tante Pol.

— Maisenfin, vous ne pouvez pas faire ça ! s’écria Kador.

— Noussommes loyaux envers l’empereur, Messire, déclara l’un des soldats d’un tonsinistre, en appuyant la pointe de son épée sur la gorge du grand-duc. Vousêtes aux arrêts pour haute trahison, et si vous faites des histoires, nous nousrésoudrons à ne rapporter à Tol Honeth que votre tête — si vous voyez ceque je veux dire.

— Quepouvons-nous faire pour Votre Altesse Impériale ? demanda l’un des officiersde la légion en mettant respectueusement un genou en terre devant Ce’Nedra.

La princesse,encore un peu pâle et tremblante, se redressa de toute sa petite taille.

— Livrez cetraître à mon père, exigea-t-elle d’une voix claire, et faites-lui part de cequi s’est passé ici. Informez-le que c’est sur mon ordre que vous avez arrêtéle grand-duc Kador.

— Nous n’ymanquerons pas, Votre Grâce, répondit l’officier en se relevant d’un bond.Enchaînez le prisonnier ! ordonna-t-il d’une voix âpre, avant de se retournervers Ce’Nedra. Votre Altesse souhaite-t-elle que nous l’escortions jusqu’aulieu de sa destination ?

— Ce nesera pas nécessaire, Capitaine. Contentez-vous d’ôter ce traître de ma vue.

— Auxordres de Votre Grâce, acquiesça le capitaine avec une profonde révérence.

Il fit un gesteimpérieux, et les soldats emmenèrent Kador.

Garion regardaitla marque dans la paume de sa main. On n’y lisait aucune trace du feu qui yavait brûlé. Durnik, maintenant libéré de la poigne des soldats, le regardaiten ouvrant de grands yeux.

— Jecroyais te connaître, chuchota-t-il, mais qui es-tu, Garion ? Et commentas-tu fait cela ?

— Ce cherDurnik, qui ne veut jamais croire que ce qu’il voit, dit gentiment tante Pol,en lui effleurant le bras. Garion n’a pas changé ; il est toujours lemême.

— Vousvoulez dire que c’était vous ?

Durnik regardales restes de Chamdar et détourna précipitamment les yeux.

— Evidemment.Vous connaissez Garion. C’est le garçon le plus ordinaire du monde.

Mais Garionsavait bien qu’il n’en était rien. Le Vouloir qui avait agi était le sien, etle Verbe venait bien de lui aussi.

Tais-toi !s’exclama la voix de sa tante, dans sa tête. Personne ne doit savoir !

Pourquoim’as-tu appelé Belgarion ? demanda-t-il.

Parceque tel est ton nom, répondit la voix de tante Pol. Maintenant, essaie defaire comme si de rien n’était, et ne me harcèle pas de questions. Nous enreparlerons plus tard.

Puis la voix nefut plus là.

Les autresattendirent, un peu embarrassés, le départ des légionnaires encadrant Kador.Puis, lorsque les soldats furent hors de vue et que le besoin de garder uneposture impériale ne se fit plus sentir, Ce’Nedra se mit à pleurer. Tante Polprit la jeune fille dans ses bras et tenta de la réconforter.

— Je penseque nous ferions mieux d’enterrer ça, suggéra Barak avec un petit coup de pieddans ce qui avait naguère été Chamdar. Les Dryades n’apprécieraient peut-êtrepas que nous leur abandonnions ces restes encore fumants.

— Je vaischercher ma pelle, proposa Durnik. Garion se détourna et passa à côté deMandorallen et Hettar. Il tremblait encore de tous ses membres, et il étaittellement épuisé que c’est à peine s’il tenait sur ses jambes.

Elle l’avaitappelé Belgarion, et ce nom avait éveillé un écho dans son esprit, comme s’ilavait toujours su que c’était le sien — comme s’il avait été incompletpendant toutes les années qu’avait duré sa brève existence, jusqu’à l’instantoù ce nom était venu le parachever. Mais Belgarion était un être qui pouvaitchanger la chair en flammes, par le Vouloir et par le Verbe, et par le seul contactde sa main.

C’est toi qui as fait ça ! accusa-t-il un coin bien précis de son esprit.

Non, répondit la voix. Je t’ai seulement montré comment faire. Le Vouloir et leVerbe étaient les tiens. Garion savait que c’était vrai. Il se rappela avechorreur les supplications de son ennemi agonisant, et la langue de feu quiavait jailli de la main avec laquelle il avait repoussé cet ultime appel à lapitié. La vengeance qu’il avait désespérément appelée de ses vœux au cours desderniers mois s’était horriblement accomplie, mais le goût en était amer, bienamer.

Puis ses genoux ployèrent sous lui, il se laissa tomber à terre et se mit à pleurer comme unenfant, le cœur brisé.

Chapitre 23 : En Nyissie

La terre étaitcomme d’habitude. Le ciel, les arbres n’avaient pas changé. On était toujoursau printemps, car les saisons n’avaient pas modifié leur avance implacable.Mais pour Garion, rien ne serait plus jamais comme avant.

Ils achevèrentla traversée à cheval de la Sylve des Dryades et atteignirent la rivière de laSylve, qui marquait la limite sud de la Tolnedrie. De temps en temps, Garionsaisissait d’étranges coups d’œil de ses compagnons, des regards pensifs,spéculatifs, et c’est tout juste si Durnik, le brave, solide Durnik, ne donnaitpas l’impression d’avoir peur de lui. Seule tante Pol semblait égale à ellemême, impassible.

Ne temets donc pas martel en tête, Belgarion, faisait sa voix, dans la tête deGarion.

Nem’appelle pas comme ça, répondait-il avec irritation.

C’estton nom, répliquait la voix silencieuse. Il faudra bien que tu t’yfasses.

Laisse-moitranquille.

Alors lasensation de sa présence disparaissait de son esprit.

Il leur fallutencore plusieurs jours pour arriver à la mer. Le temps resta couvert la plupartdu temps, mais il ne tomba pas une goutte de pluie. Lorsqu’ils parvinrent àl’embouchure du fleuve, une brise régulière soufflait du large, coiffant d’uneécume blanche la crête des vagues qui bondissaient sur la vaste grève.

Loin à lasurface des flots, l’étroit fuseau noir d’un navire de guerre cheresque tiraitsur son ancre, sous des nuées de mouettes criardes. Barak retint son cheval etmit sa main en lisière sur ses yeux.

— C’estmarrant, j’ai l’impression qu’il me dit quelque chose, ce bateau, gronda-t-ilen regardant avec intensité l’étroit vaisseau.

— Pour moi,ils se ressemblent tous, avoua Hettar en haussant les épaules.

— C’est unmonde, ça, s’offusqua Barak. Comment réagiriez-vous si je vous disais que pourmoi, tous les chevaux se ressemblent ?

— Jepenserais que vous êtes devenu aveugle.

— Eh bien,c’est exactement la même chose, rétorqua Barak avec un grand sourire.

— Commentallons-nous leur faire savoir que nous sommes arrivés ? s’enquit Durnik.

— Ils lesavent déjà, répliqua Barak. A moins d’être ivres morts. Les marins surveillenttoujours très soigneusement les rivages hostiles.

— Pourquoihostiles ? releva Durnik.

— Tous lesrivages le deviennent quand un navire de guerre cheresque se pointe àl’horizon. Ça doit être un genre de superstition, j’imagine.

Le navire virade bord et ses matelots levèrent l’ancre, puis des avirons sortirent de sesflancs comme de longues pattes filiformes, de sorte qu’il sembla marcher surles eaux écumantes, en direction de l’embouchure de la rivière. Barak mena sescompagnons vers la berge, puis longea le vaste cours d’eau jusqu’à un endroitassez profond pour que le vaisseau puisse y mouiller.

Les matelotsvêtus de fourrures jetèrent un bout à Barak. Ils avaient un petit air defamille, et, de fait, le premier qui sauta à terre fut Greldik, le vieil ami deBarak.

— Te voilàbien au sud, dis donc, remarqua Barak, comme s’ils venaient de se quitter.

— J’aientendu dire que tu avais besoin d’un bateau, expliqua Greldik, avec unhaussement d’épaules. Je n’avais rien de spécial à faire, alors je me suis ditque j’allais venir voir un peu ce que tu fabriquais.

— Tu asparlé à mon cousin ?

— Grinneg ?Non. Nous sommes allés d’une seule traite de Kotu à Tol Horb, pour le compte demarchands drasniens. C’est là que j’ai rencontré Elteg — tu te souviens delui ? Un borgne, avec une barbe noire ?

Barak hocha latête.

— Eh bien,c’est lui qui m’a raconté que Grinneg le payait pour venir te rejoindre ici. Jesavais que tu ne t’entendais pas très bien avec lui, alors je lui ai proposéd’y aller à sa place.

— Et il aaccepté ?

— Non,confia Greldik en tiraillant sa barbe. En fait, il m’a plutôt envoyé promener.

— Ça nem’étonne pas. Elteg a toujours été âpre au gain, et Grinneg a dû lui proposerla forte somme.

— C’estplus que vraisemblable, acquiesça Greldik avec un grand sourire. Mais je doisdire qu’Elteg n’a pas été très loquace.

— Commentas-tu réussi à le convaincre ?

— Ce qu’ily a, c’est qu’il a eu des ennuis avec son bateau, le pauvre, poursuivitGreldik, le visage impassible.

— Quelgenre d’ennuis ?

— Ilsemblerait qu’une nuit, après que tout son équipage et lui-même s’étaientcopieusement soûlé la gueule, un salopard se soit faufilé à bord et lui aitabattu son mât.

— Mais oùva-t-on, où va-t-on, vraiment ? s’indigna Barak en hochant la tête.

— Ne medemande pas ça à moi, renchérit Greldik.

— Commenta-t-il pris la chose ?

— Pas trèsbien, j’en ai peur, répondit tristement Greldik. Toutefois, lorsque nous avonsmis à la rame pour quitter le port, nous avons constaté que, même dansl’adversité, il restait assez créatif dans l’injure. Et, ma foi, il a encore lavoix qui porte.

— Ildevrait apprendre à se contrôler. C’est ce genre d’attitude qui vaut uneréputation déplorable aux marins cheresques dans les ports du monde entier.

Greldik hochasobrement la tête avant de se tourner vers tante Pol.

— Gentedame, déclara-t-il avec une inclination courtoise. Mon vaisseau est à votredisposition.

— Combiende temps vous faudra-t-il pour nous emmener à Sthiss Tor, Capitaine ?demanda-t-elle.

— Toutdépend du temps, répondit-il en lorgnant le ciel. Je dirais dix jours, guèredavantage. Nous avons embarqué du fourrage pour vos chevaux en venant ici, maisil faudra que nous nous arrêtions de temps en temps pour faire de l’eau.

— Eh bien,autant partir sans tarder, décida-t-elle. Il leur fallut déployer des trésorsde persuasion pour faire monter les chevaux à bord, mais Hettar y parvint sanstrop de difficultés. Puis ils se détachèrent de la rive, franchirent lemascaret qui barrait l’embouchure du fleuve et atteignirent la pleine mer.L’équipage mit à la voile et tira des bords le long de la côte vert-de-gris deNyissie.

Garion alla,selon sa bonne habitude, s’asseoir à la proue du bateau pour contempler d’unair morne la mer agitée. Il n’arrivait pas à chasser de son esprit la vision del’homme environné de flammes, dans la forêt.

Il entendit unpas ferme dans son dos, et reconnut le parfum discret, familier.

— Tu veuxqu’on parle, tous les deux ? suggéra tante Pol.

— Dequoi ?

— De tout.

— Tu savaisque j’étais capable de faire ce genre de choses, n’est-ce pas ?

— Je m’endoutais, répondit-elle en s’asseyant à côté de lui. J’en avais eu plusieursindices. Mais on ne peut jamais en être sûr tant qu’on ne l’a pas fait. J’aiconnu bien des gens qui disposaient du pouvoir et n’y ont jamais eu recours.

— J’auraisbien voulu ne jamais être amené à l’employer, rétorqua Garion.

— Je penseque tu n’avais pas vraiment le choix. Chamdar était ton ennemi.

— Maisfallait-il vraiment que cela se passe de cette façon ? Fallait-il que cesoit le feu ?

— C’est toiqui as décidé. Si c’est le feu qui t’ennuie tant que ça, utilise autre chose,la prochaine fois.

— Il n’yaura pas de prochaine fois, déclara-t-il d’un ton péremptoire. Plus jamais.

— Trêvede billevesées, Belgarion,s’exclama-t-elle brusquement, dans sa tête. Et cesse un peu de t’apitoyersur ton sort !

— Arrête çatout de suite, ordonna-t-il à haute voix. Ne fais pas irruption comme ça dans monesprit. Et ne m’appelle plus Belgarion.

— Belgariontu es et tu resteras, riposta-t-elle d’un ton insistant. Et que ça te plaise ounon, tu recourras à nouveau au pouvoir. Une fois qu’il est libéré, on ne peutplus l’endiguer. Que ce soit sous le coup de l’émotion, de l’énervement ou dela peur, tu l’utiliseras à nouveau, sans même y penser. Il serait aussi vain deprendre la résolution de ne plus en faire usage que de décider d’arrêter de teservir de l’une de tes mains. La seule chose qui compte maintenant, c’est quetu apprennes à le canaliser. Nous ne pouvons pas te laisser partir àl’aveuglette dans le monde, au risque de déraciner les arbres et d’aplatir lescollines à coups de pensées vagabondes. Il faut que tu apprennes à lemaîtriser, et à te dominer toi-même. Je ne t’ai pas élevé pour te laisserdevenir un monstre.

— C’esttrop tard, dit-il. Je suis un monstre. Tu n’as pas vu ce que j’ai fait,là-bas ?

Toutesces pleurnicheries commencent à m’ennuyer, Belgarion, fit sa voix. Nousn’arriverons à rien comme ça.

Puis elle sereleva.

— Essaie unpeu de ne plus te comporter comme un petit bébé, mon chou, reprit-elle à hautevoix. C’est vraiment pénible de tenter de faire rentrer quelque chose dans lecrâne de quelqu’un qui est tellement imbu de ses petits problèmes qu’iln’écoute pas ce qu’on lui dit.

— Je n’yferai plus jamais appel, répéta-t-il d’un ton provocant.

Oh !mais si, Belgarion. Tu apprendras à le contrôler, tu t’exerceras, et tuparviendras à acquérir la discipline que cela implique. Si tu ne veux pas lefaire de ton plein gré, il faudra bien que nous nous y prenions autrement.Réfléchis à tout ça, mon chou, et décide-toi. Mais ne traîne pas trop ;c’est beaucoup trop important pour être remis à plus tard.

Elle tendit lamain et lui effleura doucement la joue ; puis elle tourna les talons ets’éloigna.

Elle araison, tu sais, intervint sa voix intérieure.

Ne temêle pas de ça, toi, répliqua Garion.

Il fit tout sonpossible pour éviter tante Pol, pendant les jours qui suivirent, mais il nepouvait pas esquiver son regard. Où qu’il allât sur le vaisseau étroit, ilsavait qu’elle l’observait de ses yeux calmes, méditatifs.

Mais au petitdéjeuner, le matin du troisième jour, elle regarda son visage attentivement,comme si elle y remarquait quelque chose pour la première fois.

— Garion,commença-t-elle, tu commences à avoir de la barbe. Tu devrais te raser.

Garion devintrouge comme une pivoine et passa son doigt sur son menton. Il était, en effet,bel et bien couvert de poils follets, légers, plutôt du duvet qu’autre chose,mais de la barbe tout de même.

— Tuapproches en vérité de l’âge d’homme, ô jeune Garion, déclara Mandorallen, d’unton plutôt approbateur.

— Il n’estpeut-être pas obligé de prendre sa décision tout de suite, Polgara, fit Baraken caressant sa propre barbe rouge, luxuriante. Il devrait tout au moinsessayer de voir ce que ça donne pendant un moment. Il aura toujours le temps dese raser par la suite, si ça ne lui va pas.

— Votreneutralité en la matière me paraît plus ou moins suspecte, Barak, remarquaHettar. La plupart des Cheresques portent la barbe, je crois ?

— Le fil durasoir n’a jamais effleuré mon menton, admit Barak. Mais j’estime qu’on nedevrait jamais précipiter ce genre de choix. Il est trop difficile d’essayer dese faire pousser une belle barbe par la suite, si on change d’avis.

— Je trouveça plutôt marrant, moi, intervint Ce’Nedra.

Et avant queGarion ait eu le temps de l’arrêter, elle tendit deux minuscules doigts et tirasur les petits poils de son menton. Il réprima une grimace et s’empourpra deplus belle.

— Je neveux plus voir ça, ordonna fermement tante Pol.

Durnik s’enfonçasans dire un mot dans les profondeurs du navire, et en revint porteur d’unecuvette, d’un pain de savon bis, d’une serviette et d’un bout de miroir.

— Ce n’estpas très difficile, Garion, dit-il en déposant son chargement sur la table,devant le jeune garçon, puis en tirant d’un étui qu’il avait à la ceinture unrasoir soigneusement plié. Il faut juste faire attention à ne pas se couper,c’est tout. Et pour ça, le secret, c’est de ne pas se presser.

— Fais bienattention en t’approchant du nez, conseilla Hettar. Ça fait vraiment bizarre,un homme sans nez.

Il fut abreuvéde conseils pendant tout le temps que dura l’opération, mais l’un dans l’autre,la séance ne se passa pas trop mal. La plupart des coupures cessèrent desaigner au bout de quelques minutes, et s’il n’avait pas eu l’impression qu’onlui avait pelé le visage, Garion aurait été plutôt satisfait du résultat.

— Ah !c’est tout de même mieux comme ça, approuva tante Pol.

— Il vas’enrhumer la figure, maintenant, pronostiqua Barak.

— Vous nepouvez pas lui fiche un peu la paix, non ? dit-elle.

La côte deNyissie dérivait sur leur gauche, mur inextricable de végétation festonné delianes et de longues guirlandes de lichens. Les hasards de la brise ramenaientvers Garion et Ce’Nedra, debout côte à côte à la proue du bateau, les relentsputrides des marais.

— Qu’est-ceque c’est que ça ? demanda Garion en tendant le doigt en direction de lajungle.

De grossescréatures munies de pattes grouillaient autour d’un banc de boue, dansl’embouchure d’un cours d’eau qui se vidait dans la mer.

— Descrocodiles, répondit Ce’Nedra.

— Desquoi ?

— Descrocodiles. Ce sont des sortes de gros lézards.

— C’estdangereux ?

— Très. Çamange les gens. Tu n’as jamais rien lu à ce sujet ?

— Je nesais pas lire, avoua sans réfléchir Garion.

— Comment ?

— Je nesais pas lire, répéta Garion. Personne ne m’a jamais appris.

— Maisc’est ridicule !

— Ce n’estpas ma faute, fit-il, sur la défensive.

Elle le regardad’un air pensif. Elle donnait l’impression d’avoir un peu peur de lui depuis laconfrontation avec Chamdar, et il n’était pas exclu que son inquiétude setrouvât légèrement accrue par le fait que, tout bien considéré, elle ne s’étaitpas comportée au mieux avec lui. Il faut dire qu’en partant du principe qu’iln’était qu’un domestique, elle n’avait peut-être pas donné le meilleur coupd’envoi à leurs relations, mais elle était beaucoup trop orgueilleuse pourreconnaître son erreur. Garion aurait pu entendre les rouages cliqueter dans sapetite tête.

— Tu veuxque je t’apprenne ? offrit-elle.

Ellen’arriverait probablement jamais à dire quoi que ce fût qui ressemblâtdavantage à des excuses, il le savait.

— Ça seralong ?

— Ça dépendde ton intelligence.

— Quandest-ce qu’on pourrait commencer ?

— J’aiquelques livres, dit-elle en fronçant les sourcils, mais il nous faudrait dequoi écrire.

— Je necrois pas que j’aie aussi besoin d’apprendre à écrire pour le moment,reprit-il. Je pourrais peut-être commencer par apprendre à lire.

Elle éclata derire.

— Maisc’est la même chose, espèce de buse !

— Je nesavais pas, répondit Garion en devenant rouge comme une écrevisse. Jepensais... Au fond, je ne sais pas très bien ce que je pensais. Il faut croireque je n’y avais jamais vraiment réfléchi, conclut-il lamentablement. De quoiavons-nous besoin pour écrire ?

— L’idéal,ce serait un peu de parchemin et un morceau de charbon de bois. Comme ça, onpourrait l’effacer et écrire dessus à nouveau.

— Je vaisen parler à Durnik, décida-t-il. Il arrivera bien à trouver quelque chose.

Durnik leurproposa un coin de toile à voile et un bout de bois calciné, et moins d’uneheure plus tard, Garion et Ce’Nedra étaient installés dans un coin tranquille,à la proue du bateau, leurs têtes penchées l’une à côté de l’autre sur un carréde tissu tendu sur une planche. A un moment donné, Garion leva les yeux, maisen voyant que tante Pol les regardait, non loin de là, avec une expressionindéchiffrable, il se hâta de les ramener sur les symboles énigmatiques quisemblaient le narguer sur le bout de chiffon.

Sonapprentissage se poursuivit pendant les jours qui suivirent. Comme il étaithabile de ses doigts, il ne lui fallut pas longtemps pour apprendre à formerles lettres.

— Mais non,le reprit Ce’Nedra, un après-midi. Ce n’est pas comme ça. Tu t’appelles Garion,pas Belgarion.

Il eut comme unfrisson et regarda plus attentivement le carré de tissu. Le nom étaitclairement épelé : Belgarion.

Il levarapidement les yeux. Tante Pol était debout à l’endroit habituel et leregardait, comme toujours.

Resteen dehors de mon esprit ! cracha-t-il à son intention.

— Travaillebien, mon chou,l’encouragea-t-elle en silence. Toutes les formes d’expérience sont bonnes,et tu as encore beaucoup à apprendre. Plus vite tu t’y mettras, mieux ça vaudra.Puis elle se détourna avec un sourire.

Le lendemain,ils arrivèrent en vue de l’embouchure de la rivière du Serpent, qui traversaitla Nyissie centrale. Les hommes de Greldik amenèrent les voiles et placèrentles avirons dans les tolets, de chaque côté du navire, s’apprêtant à la longueremontée de la rivière en direction de Sthiss Tor.

Chapitre 24

Il n’y avait pasun souffle d’air, à croire que le monde s’était subitement métamorphosé en unevaste mare d’eau stagnante, qui exhalait une odeur méphitique. La rivière duSerpent comptait une centaine de bras qui s’abandonnaient nonchalamment aubourbier gluant du delta, comme s’il leur répugnait de s’engloutir dans lesflots tumultueux de l’océan. A vingt pieds au-dessus de leurs têtes, le ventfaisait bruire le haut des roseaux qui proliféraient dans ce vaste marécage,les mettant au supplice, car ici au fond, la seule idée de brise était bannie.Ils étouffaient. Le delta bouillonnait, fétide, sous le soleil qui les auraitplutôt fait cuire à petit feu que rôtir. Ils avaient l’impression d’avalerautant d’eau que d’air à chaque inspiration. Des nuées d’insectes s’élevaientdes roseaux et s’abattaient avec une gloutonnerie aveugle sur le moindre coinde peau dénudée, mordant, piquant, se gavant de sang.

Ils passèrentune journée et demie au milieu des rideaux serrés de roseaux avant de voir lespremiers arbres, des plantes ligneuses, à peine plus hautes que des buissons,mais à partir de ce moment-là le cours de la rivière principale sembla prendreforme. Alors les matelots qui suaient sang et eau appuyèrent en jurant tout cequ’ils savaient sur les avirons, et le bateau commença à remonter le courant auralenti, comme s’il luttait contre une marée d’huile épaisse qui tentait de leretenir telle une glu répugnante. Et ils s’enfoncèrent lentement au cœur de laNyissie.

Les rives sepeuplèrent bientôt d’arbres plus hauts, puis immenses, et du magma immonde quiles bordait émergèrent bientôt d’énormes racines enchevêtrées, difformes,pareilles à des jambes grotesquement tordues, d’où s’élevaient dans le cielmoite des troncs aussi gros que des châteaux. Des lianes variqueuses,contrefaites, dégringolaient des branches en se contorsionnant dans l’airétouffant, comme animées d’une volonté végétale propre, et des lambeauxdéchiquetés de lichens velus, gris-vert, pendaient au-dessus de leurs têtes enbanderoles de cent pieds de long. Ils commençaient à se demander si ce n’étaitpas par pure méchanceté que la rivière décrivait ces vastes méandres, quirallongeaient dix fois leur trajet.

— Pas trèsagréable, comme endroit, marmonna Hettar, en regardant d’un air accablé larivière qui disparaissait sous les lentilles d’eau, devant la proue du navire.

Il avait enlevésa veste en peau de cheval et sa tunique de lin, et son torse nu luisait desueur. Comme la plupart d’entre eux, il était couvert de vilains abcèsprovoqués par les morsures d’insectes.

— C’estexactement ce que j’étais en train de me dire, acquiesça Mandorallen.

L’un desmatelots poussa un cri et se releva d’un bond en flanquant des coups de pied aubout du manche de son aviron. Une longue créature invertébrée, visqueuse, avaitrampé sans qu’il la vît le long de sa rame, cherchant sa chair avec unevoracité aveugle.

— Unesangsue, expliqua Durnik avec un frisson, alors que l’horrible chose retournaitavec un bruit flasque à la puanteur de la rivière. Je n’en avais jamais vu desi grosse. Elle faisait au moins un pied de long.

— Ça nedoit pas être l’endroit rêvé pour piquer une tête, observa Hettar.

— Ça ne meserait même pas venu à l’idée, lui confia Durnik.

— Tantmieux.

Tante Polremonta, vêtue d’une légère robe de lin vert, de la cabine située sous lapoupe, où Greldik et Barak tenaient la barre à tour de rôle. Elle s’occupait deCe’Nedra, qui n’avait pas supporté le redoutable climat de la rivière ets’était mise à pencher languissamment, comme une fleur qui manque d’eau.

Tu nepourrais pas faire quelque chose ? lui demanda silencieusement Garion.

Apropos de quoi ?

Detout ça. Il jeta autour de lui un regard impuissant.

Et qu’est-ceque tu voudrais que je fasse ?

Tupourrais au moins chasser les insectes, à défaut d’autre chose.

Pourquoine le fais-tu pas toi-même, Belgarion ?

Non.Il serra la mâchoire sur ce cri silencieux.

Cen’est pas très difficile.

— Jamais !

Elle haussa lesépaules et se détourna, l’abandonnant, tout fulminant, à sa frustration.

Il leur fallutencore trois jours pour atteindre Sthiss Tor. La ville de pierre noire étaitlovée dans un large méandre du fleuve. Au centre, un vaste édifice à l’allureinsolite, comme étrangère à ce monde, élevait ses spires, ses dômes et sesterrasses au-dessus des maisons basses, pour la plupart dépourvues de fenêtres.Des quais et des jetées s’enfonçaient dans les eaux bourbeuses de la rivière etGreldik mena son vaisseau vers une avancée plus large que les autres.

— Il fautque nous nous arrêtions aux douanes, expliqua-t-il.

— Fatalement,dit Durnik.

L’échange futbref. Le capitaine Greldik déclara aux douaniers qu’il venait livrer lesmarchandises de Radek de Boktor au comptoir commercial drasnien, puis il tenditune bourse tintinnabulante au chef, un homme au crâne rasé, et le bateau futautorisé à passer sans autre forme de procès.

— Ça, necompte pas sur moi pour t’en faire cadeau, Barak, annonça Greldik. Le voyagejusqu’ici, on l’a fait par amitié, mais l’argent, c’est autre chose.

— Marque çaquelque part, suggéra Barak. Je m’en occuperai en rentrant au Val d’Alorie.

— Si turentres jamais au Val d’Alorie, fit aigrement Greldik.

— Eh biencomme ça, au moins, je suis sûr que tu ne m’oublieras pas dans tes prières. Jesais que tu pries tout le temps pour moi, bien sûr, mais ça te donnera unemotivation supplémentaire.

— Tous lesfonctionnaires du monde entier sont-ils donc corrompus ? demanda Durnik,d’un ton hargneux. Personne ne fait-il son travail comme il est censé le faire,sans prendre de dessous de table ?

— Le mondeentier s’écroulerait si un seul s’avisait de faire ça, répondit Hettar. Noussommes tous les deux trop simples et trop honnêtes pour ces affaires, Durnik.Mieux vaut laisser ce genre de démarches aux autres.

— C’esttout simplement révoltant.

— Sansdoute, acquiesça Hettar, mais dans ce cas précis, je ne suis pas mécontent quel’employé des douanes n’ait pas regardé plus bas que le pont. Nous aurionspeut-être eu du mal à justifier la présence des chevaux.

Les matelotsavaient ramené le vaisseau dans le cours de la rivière et ramaient en directiond’une série de jetées de dimensions imposantes. Ils s’arrêtèrent le long dudernier quai, relevèrent les avirons et passèrent les amarres autour despiliers noirs de bitume du môle.

— Vous nepouvez pas rester ici, déclara un garde luisant de sueur, depuis le quai. Cetemplacement est réservé aux vaisseaux drasniens.

— J’accosteoù je veux, répondit sèchement Greldik.

— Je vaisappeler les soldats, menaça le garde, en prenant l’une des amarres et enbrandissant un grand couteau.

— Tu coupescette corde, et moi, je t’arrache les oreilles, mon vieux, l’avertitcharitablement Greldik.

— Explique-lui,suggéra Barak. Il fait trop chaud pour se battre.

— Jetransporte des marchandises drasniennes appartenant à un certain Radek— de Boktor, je crois, raconta Greldik, au garde resté sur le quai.

— Ah !bon, fit l’homme en rengainant son couteau. Pourquoi ne l’avez-vous pas ditplus tôt ?

— Parce quej’aimais pas tes manières, répondit abruptement Greldik. Bon, où peut-ontrouver le responsable ?

— Droblek ?Il habite dans la rue, là, juste après les boutiques. La maison avec un emblèmedrasnien sur la porte.

— Il fautque je lui parle. Je peux monter sur le quai ou il faut unlaissez-passer ? J’ai entendu dire des choses étranges sur Sthiss Tor.

— Vouspouvez vous déplacer librement à l’intérieur de l’enclave, répliqua le garde.Vous n’aurez besoin d’un laissez-passer que si vous voulez aller en ville.

Greldik poussaun grognement et disparut sous le pont, d’où il remonta un instant plus tard,avec plusieurs liasses de parchemins pliés.

— Vousvoulez parler à ce fonctionnaire, ou vous préférez que je m’en occupe ?demanda-t-il à tante Pol.

— Nousferions peut-être mieux de vous accompagner, décida-t-elle. La petite s’estendormie. Dites à vos hommes de ne pas la déranger.

Greldik hocha latête et donna quelques ordres à son second. Les matelots poussèrent une planchepar-dessus le bord en guise de passerelle, et Greldik aida ses compagnons àmettre pied à terre. De lourds nuages roulaient maintenant au-dessus de leurstêtes, obscurcissant le soleil.

La rue quipartait du quai était bordée des deux côtés par des échoppes drasniennes, etdes Nyissiens allaient dans une sorte de torpeur de l’une à l’autre, s’arrêtantde temps en temps pour marchander avec les boutiquiers luisants de sueur. Leshommes portaient des robes vagues, coupées dans un tissu irisé, léger, et ilsavaient tous la tête complètement rasée. Garion, qui marchait derrière tantePol, remarqua non sans dégoût qu’ils se maquillaient outrageusement les yeux etse mettaient du rouge aux lèvres et sur les joues. Ils parlaient une languerâpeuse, sibilante, et semblaient tous affecter une sorte de zézaiement.

Le cieldisparaissait maintenant complètement derrière les lourds nuages, et la ruesemblait étrangement sombre, tout à coup. Une douzaine de pauvres hères presquenus remplaçaient les pavés de la chaussée. A leurs cheveux mal soignés et àleurs barbes hirsutes, on voyait qu’ils n’étaient pas nyissiens. Ils avaientdes anneaux et des chaînes aux chevilles. Un Nyissien à tête de brute lessurveillait, armé d’un fouet, et les plaies et les bosses toutes récentes quileur zébraient le corps en disaient long sur la libéralité avec laquelle il enusait. L’un de ces misérables esclaves se laissa accidentellement tomber sur lepied une brassée de pierres grossièrement équarries et ouvrit la bouche sur uncri de douleur qui évoquait le hurlement d’on ne sait quel animal. Garionconstata avec horreur que l’esclave avait la langue coupée.

— Ilsréduisent les hommes à l’état de bêtes, grommela Mandorallen, les yeux brûlantd’une colère terrible. Pourquoi ce cloaque n’a-t-il pas encore éténettoyé ?

— Il l’aété une fois, répondit Barak, d’un air sombre. Juste après l’assassinat du roide Riva. Les Aloriens sont venus et ils ont tué tous les Nyissiens qu’ils ontpu trouver.

— On ne ledirait pas, objecta Mandorallen, en regardant autour de lui.

— Treizecents ans ont passé depuis, releva Barak, avec un haussement d’épaules. Un seulcouple de rats aurait suffi à repeupler le pays, au bout de tout ce temps.

Durnik, quimarchait à côté de Garion, étouffa tout à coup un hoquet et détourna les yeuxen s’empourprant.

Une Nyissiennevenait de descendre d’une litière portée par huit esclaves. Le tissu de sa robevert pâle était tellement nébuleux qu’il en était presque transparent etlaissait peu de chose à deviner de son anatomie.

— Ne laregarde pas, Garion, chuchota Durnik d’une voix rauque, plus cramoisi quejamais. C’est une mauvaise femme.

— J’avais oubliéça, dit tante Pol en fronçant les sourcils d’un air ennuyé. Il aurait peut-êtremieux valu que Garion et Durnik restent à bord.

— Pourquoiest-elle habillée comme ça ? interrogea Garion en regardant la femme sisuccinctement vêtue.

— Déshabillée,tu veux dire, rétorqua Durnik, qui s’étranglait presque de rage.

— C’estl’usage, expliqua tante Pol. C’est à cause du climat. Il y a d’autres raisons,évidemment, mais je ne crois pas que ce soit le moment de les aborder. Toutesles Nyissiennes s’habillent comme ça.

Barak et Greldikregardaient aussi la femme, mais avec de larges sourires appréciateurs.

— N’yfaites pas attention, ordonna fermement tante Pol.

Non loin de là,un Nyissien, tête rasée, était appuyé contre un mur et regardait sa main engloussant sans raison.

— Ze vois àtravers mes doigts, zézaya-t-il d’une voix chuintante. Droit à travers.

— Il a tropbu ? demanda Hettar.

— Pasexactement, répondit tante Pol. Les Nyissiens ont des distractionsparticulières : des feuilles, des baies, certaines racines. Leursperceptions en sont altérées. C’est un peu plus grave que l’ivresse communechez les Aloriens.

Un autreNyissien passa en titubant, d’une démarche curieusement saccadée, le visagevide de toute expression.

— Cet étatest-il largement répandu ? s’informa Mandorallen.

— Je n’aiencore jamais rencontré un Nyissien qui ne soit en partie drogué, répliquatante Pol. Ça ne facilite pas les rapports avec eux. Mais ne serait-ce pas lamaison que nous cherchons ? fit-elle en tendant le doigt vers une bâtissesolidement plantée de l’autre côté de la rue.

Un formidablecoup de tonnerre se fit entendre vers le sud au moment où, traversant la rue,ils frappaient à la porte de la maison trapue. Un serviteur drasnien en tuniquede lin vint leur ouvrir, les conduisit dans une antichambre mal éclairée etleur demanda d’attendre.

— Cetteville est malsaine, commenta calmement Hettar. Je ne vois pas ce qu’un Alorienen pleine possession de ses moyens peut bien venir chercher ici.

— Del’argent, répondit brièvement le capitaine Greldik. Le commerce avec la Nyissieest très profitable.

— Il y ades valeurs plus importantes que l’argent marmonna Hettar.

Un hommeprodigieusement obèse entra dans la salle mal éclairée.

— Vachercher de la lumière, ordonna-t-il d’un ton sec au domestique. Tu auraisquand même pu éviter de les laisser dans le noir.

— C’estvous qui racontez tout le temps que les lampes ne servent qu’à faire monter lachaleur, riposta le serviteur d’un ton hargneux. Il faudrait tout de mêmesavoir ce que vous voulez.

— Net’occupe pas de ce que je raconte, fais ce que je te dis, et tout de suite.

— Lachaleur vous monte au cerveau, Droblek, repartit aigrement le serviteur.

Il allumaplusieurs lampes et quitta la pièce en ronchonnant.

— Ah, cesDrasniens ! Ce sont les plus mauvais serviteurs du monde, grommelaDroblek. Bon, et si nous en venions à ce qui vous amène ?

Il se laissatomber de tout son poids dans un fauteuil. La sueur lui dégoulinait sur levisage et dans le col trempé de sa robe de soie marron.

— Jem’appelle Greldik, révéla le marin barbu. Je viens d’arriver au port avec unchargement de marchandises appartenant à un certain Radek de Boktor, marchandde son état.

Il lui présentala liasse de parchemins pliés.

— Je nesavais pas que Radek s’intéressait aux échanges avec le sud, commenta Droblek,en plissant les yeux. Je pensais qu’il traitait essentiellement avec laSendarie et l’Arendie.

Greldik haussales épaules d’un air évasif, le visage ruisselant de sueur. Puis il se mit àesquisser de petits mouvements avec les doigts.

Les chosessont-elles bien ce qu’elles semblent être ? La langue secrète drasnienne déliaittout à coup ses grosses pattes.

Pouvons-nousparler librement ici ?demandèrent les doigts de tante Pol.

Ses gestesavaient quelque chose de guindé, d’archaïque, presque. Garion leur trouvait unair compassé qu’il n’avait jamais vu dans les signes faits par les autres.

Aussilibrement que n’importe où dans ce trou à rats, répondit Droblek. Vous avez un drôled’accent, ma petite dame. C’est bizarre, mais vous me rappelez quelqu’un...

J’ai apprisla langue il y a très longtemps,répliqua-t-elle. Vous savez qui est Radek de Boktor, évidemment.

— Evidemment,reprit Droblek à haute voix. Tout le monde le sait. Il se fait parfois appelerAmbar de Kotu, quand il veut traiter des affaires qui ne sont pas légitimes ausens strict du terme.

— Si nouscessions cette joute oratoire, Droblek ? proposa calmement tante Pol. Jesuis quasiment certaine que vous avez reçu des instructions du roi Rhodar, à l’heurequ’il est. Toutes ces simagrées sont épuisantes.

Le visage deDroblek s’assombrit.

— Jeregrette, riposta-t-il avec raideur. J’ai besoin de quelques informationscomplémentaires.

— Ne faitespas l’imbécile, Droblek, gronda Barak. Ouvrez les yeux. Vous êtes un Alorien.Vous savez qui est cette dame.

Droblek regardatout à coup tante Pol en haussant les sourcils.

— Ce n’estpas possible, hoqueta-t-il.

— Vousvoulez qu’elle vous prouve son identité ? suggéra Hettar.

La maison futébranlée par un prodigieux coup de tonnerre.

— Non, non,protesta précipitamment Droblek, qui ne pouvait plus détacher son regard detante Pol. Je n’aurais jamais cru que... Je veux dire, je n’avais jamais...

Incapable des’expliquer, il préféra laisser tomber.

— Avez-vouseu des nouvelles du prince Kheldar, ou de mon père ? s’enquit tante Pold’un ton tranchant.

— De votrepère ? Vous ... vous voulez dire qu’il est lui aussi impliqué dans cetteaffaire... ?

— Vraiment,Droblek, le gourmanda-t-elle, voilà tout le cas que vous faites des missivesque le roi Rhodar vous adresse ?

Droblek secouala tête comme pour s’éclaircir les idées.

— Jeregrette, Dame Polgara. Vous m’avez pris au dépourvu. Il faut un moment pours’habituer à cette idée. Nous n’aurions jamais pensé que vous descendriez siloin au sud.

— J’endéduis donc que vous n’avez reçu aucune nouvelle de Kheldar ou de mon vieuxpère.

— Non, maDame, confirma Droblek. Rien du tout. Ils sont censés venir ici ?

— C’est cequi était convenu. Ils devaient nous rejoindre ici, ou nous faire parvenir unmessage.

— Lescommunications sont très difficiles en Nyissie, révéla Droblek. Les gens d’icine sont vraiment pas fiables. Il se peut très bien que le prince ou votre pèresoient au nord du pays et que leur messager se soit fourvoyé. Une fois, j’aienvoyé une dépêche à moins de dix lieues de la ville ; elle a mis six moisà arriver. Le Nyissien qui en était chargé était tombé sur un certain carré debaies, en cours de route. On l’a retrouvé assis au milieu du terrain, un grandsourire aux lèvres. La mousse avait commencé à lui pousser dessus, ajoutaDroblek avec une drôle de grimace.

— Il étaitmort ? demanda Durnik.

— Oh !non, répondit Droblek en haussant les épaules. Il était même très heureux. Iladorait ces baies. Je l’ai aussitôt remercié, bien sûr, mais il s’en fichaitapparemment pas mal. Pour ce que j’en sais, il est peut-être encore assislà-bas.

— Vousdisposez d’un réseau extensif ici, à Sthiss Tor ? s’enquit tante Pol.

— Jeparviens à obtenir quelques informations par-ci par-là, expliqua Droblek enétendant modestement ses mains boudinées devant lui. Je me suis assuré lesservices de quelques agents au palais, et d’un petit fonctionnaire àl’ambassade de Tolnedrie. Les Tolnedrains sont des gens très efficaces,commenta-t-il avec un petit sourire rusé. Ça revient moins cher de leur laisserfaire le travail et de leur acheter l’information une fois qu’ils l’ontrecueillie.

— Acondition de pouvoir se fier à ce qu’ils racontent, suggéra Hettar.

— Je neprends jamais ce qu’ils me disent au pied de la lettre. L’ambassadeur deTolnedrie sait que j’ai acheté son homme. Il tente parfois de m’envoyer sur defausses pistes.

— Etl’ambassadeur sait que vous êtes au courant ? demanda Hettar.

— Mais biensûr, répondit le gros bonhomme en éclatant de rire. Mais ce qu’il ne sait pas,c’est que je sais qu’il sait que je suis au courant, reprit-il en riant de plusbelle. C’est un peu compliqué, non ?

— Comme laplupart des jeux drasniens, observa Barak.

— Le nom deZedar vous dit-il quelque chose ? demanda tante Pol.

— Il nem’est pas inconnu, bien sûr, acquiesça Droblek.

— Est-ilentré en contact avec Salmissra ?

— Je nesaurais l’affirmer, répliqua Droblek en fronçant les sourcils. Je n’en ai pasentendu parler, mais cela ne veut pas dire qu’il ne l’a pas fait. La Nyissieest un endroit glauque, et le palais de Salmissra est l’endroit le pluspernicieux de tout le pays. Vous ne croiriez jamais tout ce qui peut s’ypasser.

— Oh !si, soupira tante Pol, et il s’y passe probablement des choses que même vous,vous n’imaginez pas. Eh bien, je crains que nous ne soyons au point mort,dit-elle en se tournant vers les autres. Nous ne pouvons rien faire tant quenous n’aurons pas eu de nouvelles de Silk et du vieux Loup solitaire.

— Puis-jemettre ma maison à votre disposition ? proposa Droblek.

— Je croisque nous allons rester à bord du vaisseau du capitaine Greldik, dit-elle. Commevous le disiez, la Nyissie est un endroit glauque, et je ne serais pas étonnéeque les représentants de l’Empire tolnedrain aient réussi à acheter quelquespersonnes dans votre établissement.

— Mais biensûr, renchérit Droblek. Je sais même lesquelles.

— Mieuxvaut ne pas courir de risques, poursuivit-elle. Nous avons toutes sortes deraisons de préférer éviter les Tolnedrains en ce moment précis. Nous nouscantonnerons donc à bord et nous ne mettrons pas le nez dehors. Dès que leprince Kheldar entrera en contact avec vous, faites-le-nous savoir.

— Naturellement,assura Droblek. Mais vous allez être obligés d’attendre la fin de l’averse,écoutez...

On entendait letambourinement d’une pluie torrentielle sur le toit, au-dessus de leurs têtes.

— Ça vadurer longtemps ? demanda Durnik.

— C’estgénéralement l’affaire d’une heure, répondit Droblek en haussant les épaules.Il pleut tous les après-midis, en cette saison.

— Au moins,ça rafraîchit un peu l’air, j’imagine.

— Pasbeaucoup, démentit le Drasnien en essuyant la sueur qui lui roulait sur levisage. La plupart du temps, ça ne fait qu’aggraver les choses.

— Commentpouvez-vous vivre ici ? s’enquit Durnik. Droblek eut un drôle de souriredésabusé.

— Les gensgros n’aiment pas beaucoup le mouvement. Je me fais énormément d’argent, et lejeu auquel je me livre avec l’ambassadeur de Tolnedrie m’occupe l’esprit. Cen’est pas si terrible, une fois qu’on y est habitué. Enfin, c’est ce que je medis pour me consoler.

Puis le silencene fut plus rompu que par le bruit de la pluie qui tombait.

Chapitre 25

Ils passèrentles jours suivants à bord du vaisseau de Greldik, en attendant que Silk et sireLoup se manifestent. Ce’Nedra, remise de son malaise, reparut sur le pont vêtued’une tunique de Dryade de couleur claire qui sembla à Garion à peine moinssuggestive que les robes portées par les Nyissiennes, mais lorsqu’il luisusurra, d’un ton quelque peu guindé, qu’elle pourrait tout de même se couvrirun peu plus, elle se contenta de lui rire au nez. Avec une constance qui luidonnait envie de mordre, elle s’employa de nouveau à lui apprendre à lire et àécrire. Ils s’asseyaient tous les deux dans un coin tranquille, sur le pont, ets’absorbaient dans un ouvrage fastidieux sur la diplomatie tolnedraine. Garioncommençait à se demander s’il en verrait jamais le bout, bien qu’il eût en faitl’esprit vif et apprît avec une rapidité stupéfiante, mais Ce’Nedra était troppeu attentionnée pour lui faire des compliments, et il avait même plutôtl’impression qu’elle n’attendait que l’occasion de le ridiculiser et seréjouissait avec perversité de chacune de ses erreurs. A la sentir si près delui, avec son léger parfum épicé, il avait du mal à se concentrer, et iltranspirait autant à cause du contact occasionnel de leurs mains, de leurs brasou de leurs hanches, que du climat. Et comme elle manquait pour le moinsd’indulgence et de compréhension et qu’il était têtu comme une mule— péché de jeunesse —, parce que la chaleur humide et collante leurportait aussi sur les nerfs à tous les deux, les rendant irritables, les leçonsfinissaient plus souvent qu’à leur tour en chamailleries.

Lorsqu’ils selevèrent, un matin, un vaisseau nyissien noir, aux voiles carrées, se balançaitdans le courant de la rivière, le long d’un quai voisin. Les caprices de labrise matinale charriaient jusqu’à eux les miasmes nauséabonds, pestilentiels,qui en émanaient.

— Qu’est-ceque c’est que cette puanteur ? demanda Garion à l’un des matelots.

— Un bateaud’esclaves, répondit le matelot, avec un coup d’œil sinistre en direction dubâtiment nyissien. On les renifle à vingt milles à la ronde quand on est enmer.

Garion regarda levilain bateau noir avec un frisson. Barak et Mandorallen s’avancèrent sur lepont et vinrent s’accouder au bastingage, près de lui. Barak était nu jusqu’àla taille et son torse velu dégoulinait de sueur.

— On diraitun genre de chaland, fit Barak d’un ton méprisant.

— C’est unbateau d’esclaves, lui expliqua Garion.

— Al’odeur, on dirait plutôt un égout, maugréa Barak. Un bon incendie arrangeraitgrandement les choses.

— Tristemétier, ô Messire Barak, dit Mandorallen. La Nyissie fait commerce de la misèrehumaine depuis des temps immémoriaux.

— Mais jecroyais que c’était un quai drasnien ? supputa Barak en plissant les yeux.

— Non,démentit Garion. D’après les matelots, tout ce qui se trouve de ce côté-là estnyissien.

— Dommage,grommela Barak.

Un grouped’hommes en cottes de mailles et capes noires s’engagèrent sur le quai le longduquel le vaisseau esclave était amarré et s’arrêta près de la poupe.

— Oh-oh,fit Barak. Où est Hettar ?

— Il estencore en bas, répondit Garion. Il y a un problème ?

— Faisattention, quand il va remonter. Ce sont des Murgos.

Les matelotsnyissiens, à la tête rasée, ouvrirent une trappe sur le pont du bateau etaboyèrent quelques ordres d’un ton âpre vers les profondeurs de la cale. Deshommes à l’air incroyablement désespéré en émergèrent lentement, à la queue leuleu, attachés les uns aux autres par une longue chaîne fixée à un collier defer.

Mandorallen seraidit et commença à jurer.

— Qu’est-cequi ne va pas ? s’enquit Barak.

— Ah !ces Arendais ! s’exclama le chevalier. Je l’avais entendu dire, mais je nevoulais pas le croire.

— Maisquoi ?

— Unevilaine rumeur qui persistait en Arendie depuis quelques années, répliquaMandorallen, le visage blême de colère. D’aucuns prétendaient que certains denos nobles n’auraient pas hésité, pour s’enrichir, à vendre leurs serfs auxNyissiens.

— Eh bien,apparemment, ce n’était pas qu’une rumeur, lâcha Barak.

— Là,gronda Mandorallen. Vois-Tu, ô Barak, ces armoiries, sur la tunique decelui-là ? Ce sont les armes de Vo Toral. Je savais que le baron de VoToral avait dévoré son patrimoine, mais je ne le croyais pas perdu d’honneur àce point. En rentrant en Arendie, je le démasquerai publiquement.

— A quoibon ? soupira Barak.

— Il seracontraint et forcé de me demander raison de mes accusations, vociféraMandorallen d’un ton sinistre. Et son cadavre répondra de sa vilenie.

— Serf ouesclave, rétorqua Barak en haussant les épaules, qu’est-ce que ça change ?

— Ceshommes ont des droits, Messire, déclara Mandorallen. Leur seigneur est censéles protéger et s’occuper d’eux. C’est ce qu’exige le serment de chevalerie.Cette vile transaction a sali l’honneur de tout chevalier arendais digne de cenom. Je ne connaîtrai pas le repos tant que je n’aurai pas privé ce baronpervers de sa misérable existence.

— C’est uneidée intéressante, commenta Barak. Je vous accompagnerai peut-être.

C’est alors queHettar remonta sur le pont. Barak vint immédiatement se placer à côté de lui etcommença à lui parler d’un ton apaisant en le prenant fermement par un bras.

— Fais-lessauter un peu, ordonna durement l’un des Murgos. Je veux voir combien il y ad’éclopés.

Un Nyissien auxlarges épaules déroula un long fouet et entreprit de le faire claquer avecdextérité sur les jambes des hommes enchaînés, qui se mirent à danser commepiqués de la tarentule sur le quai, le long du vaisseau d’esclaves.

— Leshyènes puantes ! jura Mandorallen, et les jointures de ses mains crispéessur le bastingage se mirent à blanchir.

— Du calme,l’apaisa Garion. Tante Pol a dit que nous devions éviter de nous faireremarquer.

— Je nesupporterai pas ça une seconde de plus, s’écria Mandorallen.

Mais l’un desesclaves trébucha, tomba, et l’un des maillons de sa chaîne, qui était vieilleet toute mangée de rouille, se rompit, le libérant subitement. Avec l’énergiedu désespoir, il roula sur lui-même, se releva d’un bond, traversa le quai endeux enjambées et plongea dans les eaux turpides de la rivière.

— Par ici,mon vieux ! hurla Mandorallen. Le Nyissien au fouet éclata d’un gros rire.

— Regardez !dit-il aux Murgos, en tendant le doigt dans sa direction.

— Arrête-le,plutôt, espèce d’imbécile ! cracha l’un des Murgos. J’ai dépensé du bon orpour l’avoir.

— Troptard, riposta le Nyissien avec un rictus sinistre. Regardez !

L’esclave quitentait de s’enfuir à la nage se mit tout à coup à hurler et s’enfonça dansl’eau, disparaissant à leur vue. Lorsqu’il réapparut, il avait le visage et lesbras couverts des sangsues gluantes, d’un pied de long, qui infestaient larivière. L’homme se débattait frénétiquement en poussant des cris stridents ettentait de se débarrasser des bêtes répugnantes qui grouillaient sur lui,s’arrachant, dans ses efforts, de grands lambeaux de sa propre chair.

Les Murgosriaient à gorge déployée.

Garion eutl’impression que sa tête allait exploser. Il fit un terrible effort deconcentration, tendit une main en direction du quai, juste derrière leur proprebateau, et dit simplement : « Sois là ! » Il eut l’impressionqu’une gigantesque lame de fond l’emportait tandis qu’une force prodigieuses’échappait de lui et qu’un vacarme assourdissant lui emplissait la tête. Il manquaperdre connaissance et vint buter contre Mandorallen.

L’esclave seretrouva tout à coup allongé sur le quai, où il continua à se tordre dedouleur, toujours couvert de sangsues suintantes. Une vague d’épuisementdéferla sur Garion. Si Mandorallen ne l’avait pas rattrapé, il serait tombé.

— Où est-ilpassé ? s’interrogea Barak, en scrutant les remous qui agitaient lefleuve, à l’endroit où l’esclave se trouvait un instant plus tôt. Il acoulé ?

Mandorallen secontenta de lui indiquer d’une main tremblante l’esclave qui se débattaitmaintenant faiblement sur le quai drasnien, à une vingtaine de mètres versl’avant de leur propre bateau.

Barak regarda l’esclave,puis de nouveau la rivière, et le gros homme cligna les yeux de surprise.

Une barquepropulsée par quatre rameurs nyissiens quitta l’autre quai et se dirigea toutdroit vers le vaisseau de Greldik. Un grand Murgo se dressait à la proue, sonvisage couturé de cicatrices déformé par la colère.

— Vousdétenez quelque chose qui m’appartient, hurla-t-il par-dessus l’eau boueuse quiles séparait. Rendez-moi immédiatement cet esclave.

— Viensdonc le chercher, Murgo ! beugla Barak, sur le même ton.

Il lâcha le brasde Hettar. L’Algarois longea le bastingage, ramassant une longue gaffe aupassage.

— Vous neme ferez pas de mal ? questionna le Murgo, d’un ton quelque peu dubitatif.

— Et si tuvenais en discuter ici, plutôt ? suggéra plaisamment Barak.

— Vous medéniez le droit à mon propre bien, se lamenta le Murgo.

— Pas dutout, réfuta Barak. Cela dit, tu soulèves peut-être là un point de droitdélicat : ce quai étant considéré comme territoire drasnien et l’esclavageétant illégal en Drasnie, subséquemment cet homme n’est plus esclave.

— Je vaischercher mes hommes, dit le Murgo. Nous le récupérerons par la force, s’il lefaut.

— Je penseque nous nous verrions contraints d’envisager cette démarche comme une invasiond’un territoire alorien, le prévint Barak, en affectant une vive affliction.Nos cousins drasniens n’étant pas là pour défendre leur quai, tu nous acculespratiquement à prendre les mesures qui s’imposent pour le faire à leur place.Qu’en dites-vous, Mandorallen ?

— Ta visiondes choses est des plus percutantes, ô Messire, confirma Mandorallen. Il estd’usage, en effet, que les hommes d’honneur s’estiment moralement obligés dedéfendre le territoire de leurs frères de sang en leur absence.

— Tiens, tuvois, dit Barak au Murgo. C’est bien ce que je disais. Et comme mon ami iciprésent est arendais, il ne saurait être soupçonné de partialité dans cetteaffaire. Je pense donc que nous devrions nous en tenir à son interprétation desfaits.

Les matelots deGreldik, qui avaient déjà commencé à grimper dans le gréement, s’agrippaientaux cordages comme de vilains grands singes et caressaient ostensiblement leursarmes en souriant au Murgo de toutes leurs dents.

— Il y aencore un autre moyen, fit le Murgo d’un ton menaçant.

Garion sentitune force puissante monter en lui, et un faible bruit commença à se faireentendre dans sa tête. Il se redressa et agrippa le bastingage, devant lui. Ilétait vidé, mais il banda son énergie et s’efforça de rassembler ses forces.

— Çasuffit, trancha sèchement tante Pol, en remontant sur le pont avec Durnik,Ce’Nedra sur leurs talons.

— Nous nousentretenions simplement de quelques problèmes juridiques, raconta Barak, d’unton innocent.

— Je saisce que vous étiez en train de faire, cracha-t-elle, les yeux pleins de colère,puis elle jeta un regard glacial par-dessus les eaux qui la séparaient duMurgo. Tu ferais mieux de t’en aller, lui enjoignit-elle.

— Je veuxd’abord récupérer mon bien, revendiqua l’homme dans la barque.

— A taplace, je m’en abstiendrais !

— C’est ceque nous allons voir.

Il se redressade toute sa hauteur et commença à marmonner quelque chose, ses mains décrivantrapidement une série de gestes compliqués. Garion eut l’impression que quelquechose le poussait en arrière, comme si le vent s’était levé, et pourtant il n’yavait pas un souffle d’air.

— Prendsgarde à ne pas te tromper, conseilla calmement tante Pol au Murgo. Il suffiraitque tu en oublies ne fût-ce qu’une infime partie pour que tout t’explose à lafigure.

L’homme se figeaet fronça les sourcils d’un air préoccupé. Le vent mystérieux qui repoussaitGarion cessa. Puis l’homme se remit à décrire des signes dans le vide, sonvisage trahissant une intense concentration.

— Voilàcomment il faut faire, Grolim, reprit tante Pol.

Elle fit unpetit geste de la main, et Garion eut soudain l’impression que le vent avaittourné et commençait à souffler violemment dans l’autre sens. Déséquilibré, leGrolim leva précipitamment les mains en l’air et tomba à la renverse dans lefond de son bateau, qui recula de plusieurs mètres, comme s’il avait reçu unchoc puissant.

Le Grolim seredressa à moitié, les yeux exorbités et le visage d’une pâleur mortelle.

— Retournechez ton maître, chien galeux ! s’exclama tante Pol, d’un ton méprisant.Dis-lui de te donner le fouet pour n’avoir pas bien appris ta leçon.

Le Grolim aboyarapidement quelques ordres à ses rameurs nyissiens, qui firent immédiatementdemi-tour et repartirent, à force de rames, en direction du vaisseaud’esclaves.

— Nousétions en train de chauffer une jolie petite bagarre, Polgara, pleurnichaBarak. Pourquoi a-t-il fallu que vous veniez tout gâcher ?

— Quanddonc vous déciderez-vous à devenir adulte ? vociféra tante Pol, avant dese tourner vers Garion, la mèche blanche de son front flamboyant comme unelangue de feu livide. Espèce de crétin ! s’écria-t-elle, les yeuxétincelants de colère. Tu refuses toute espèce d’instruction, et tu ne trouvesrien de mieux à faire que de te déchaîner comme un taureau furieux. As-tu lamoindre idée des conséquences d’une délocalisation non contrôlée ? Par tafaute, maintenant, tous les Grolims de Sthiss Tor sont informés de notreprésence !

— Il allaitmourir, protesta Garion avec un geste d’impuissance en direction de l’esclavequi gisait sur le quai. Il fallait bien que je fasse quelque chose.

— Il avaitcessé de vivre à l’instant où il est tombé dans l’eau, dit-elle d’un ton sansréplique. Regarde-le.

L’esclave étaitfigé dans une posture d’agonie mortelle, le corps cambré en arrière, la têtetordue selon un angle bizarre, la bouche grande ouverte — on ne peut plusmort.

— Qu’est-cequi lui est arrivé ? demanda Garion, en proie à un malaise soudain.

— Lessangsues sont venimeuses. Elles paralysent leur victime de façon à pouvoir senourrir sans être dérangées. Les morsures ont provoqué un arrêt du cœur. Tunous as livrés aux Grolims pour sauver un cadavre.

— Iln’était pas mort quand je l’ai fait ! répondit-il, dans un hurlement. Ilcriait, il appelait à l’aide.

Garion n’avaitjamais été aussi furieux de toute sa vie.

— Personnene pouvait plus rien pour lui, reprit-elle d’une voix glaciale, presqueagressive.

— Mais tues un monstre ! accusa-t-il entre ses dents serrées. Tu n’as donc aucunesensibilité ? Tu l’aurais laissé mourir sans rien faire, toi ?

— Je penseque ce n’est ni le moment ni le lieu d’en discuter.

— Aucontraire ! C’est le moment ou jamais, tante Pol. Tu n’as plus riend’humain, tu le sais, ça ? Il y a si longtemps que tu as arrêté d’êtrehumaine que tu ne peux même pas te rappeler quand tu as cessé de l’être. Tu asquatre mille ans. Des vies entières s’écoulent le temps que tu clignes del’œil. Nous ne sommes qu’une distraction pour toi, une diversion d’une heure àpeine. Tu nous manipules tous comme autant de marionnettes destinées à tonamusement. Eh bien, j’en ai assez d’être manipulé. Il n’y a plus rien entre toiet moi, c’est fini !

Les chosesétaient probablement allées un peu plus loin qu’il ne l’aurait voulu, mais ils’était laissé emporter par la colère, et les paroles semblaient lui échappersans qu’il pût les arrêter.

Elle le regarda,le visage aussi pâle que s’il l’avait soudain frappée. Puis elle se redressa.

— Espèce depetit imbécile, dit-elle d’une voix d’autant plus terrible qu’elle était d’uncalme absolu. Plus rien, entre toi et moi ? Comment peux-tu seulementespérer comprendre ce que j’ai été obligée de faire pour que tu voies lejour ? Je ne me suis occupée que de toi pendant plus d’un millierd’années. Pour toi, j’ai dû supporter des angoisses, des chagrins et desdouleurs qui passeraient ta compréhension. Pour toi, j’ai vécu pendant descentaines d’années dans la crasse et la misère. Pour toi, j’ai dit adieu àl’amour d’une sœur à laquelle je tenais plus qu’à ma propre vie. Pour toi, unedouzaine de fois, j’ai connu le bûcher et un désespoir plus terrible que lesflammes, et tu crois peut-être que j’ai fait ça pour mon plaisir, que je mesuis amusée ? Tu penses que tout ce que j’ai pu faire pour toi pendant unmillier d’années et davantage ne m’a rien coûté ? Les choses ne serontjamais finies entre nous, Belgarion. Jamais ! Nous continuerons notreroute ensemble, jusqu’à la fin des temps s’il le faut, mais rien ne sera jamaisfini. Tu me dois trop pour ça !

Il y eut unsilence mortel. Frappés par l’intensité des paroles de tante Pol, les autresétaient restés plantés là à les regarder, elle d’abord, puis Garion.

Tante Pol sedétourna, sans ajouter un mot, et redescendit sous le tillac.

Garion regardaautour de lui, désarmé. Il avait terriblement honte de lui, tout à coup, et ilse sentait affreusement seul.

— Je nepouvais pas faire autrement, n’est-ce pas ? demanda-t-il, à personne enparticulier, et pas très sûr non plus que c’était ce qu’il voulait dire.

Tous leregardèrent, mais personne ne répondit à sa question.

Chapitre 26

Vers le milieude l’après-midi, les nuages reparurent, plus menaçants que jamais, et letonnerre commença à gronder dans le lointain, accompagnant la pluie revenuenoyer la cité qui fumait comme une marmite à pression. L’orage éclataitapparemment à la même heure tous les jours, mais ils avaient fini par s’yhabituer. Quand il s’annonça, cet après-midi là, ils descendirent touss’asseoir sous le pont, et y restèrent à cuire dans leur jus pendant que lespluies diluviennes se déversaient au-dessus de leurs têtes.

Assis, le doscollé à l’une des côtes de chêne grossièrement taillées qui constituaient lacarcasse du bateau, raide comme la justice et le visage austère, Garionentreprit de braquer un œil impitoyable sur tante Pol, mais elle l’ignora superbementpour continuer à bavarder tranquillement avec Ce’Nedra.

Le capitaineGreldik apparut par l’écoutille, la barbe et le visage ruisselants.

— Droblek,le Drasnien, est là, annonça-t-il. Il dit qu’il a un message pour vous.

— Fais-ledescendre, dit Barak.

Droblek insinuasa vaste masse dans l’étroite ouverture. Il était trempé jusqu’aux os.

— Çamouille, dehors, commenta-t-il en s’essuyant le visage tout en s’égouttant surle plancher.

— C’est ceque nous avions cru remarquer, laissa tomber Hettar.

— J’ai reçuun message du prince Kheldar, Dame Polgara, déclara Droblek.

— Ah !tout de même, répondit-elle.

— Ilsarrivent par le fleuve, Belgarath et lui, révéla Droblek. Pour autant que jepuisse en juger, ils devraient arriver d’ici quelques jours, une semaine tout auplus. Le messager n’est pas très cohérent.

Tante Pol luijeta un regard inquisiteur.

— Lafièvre, expliqua Droblek. Sinon, on peut lui faire confiance, c’est un Drasnien— l’un de mes agents dans un comptoir du nord du pays. Mais il a falluqu’il ramasse une des cochonneries qui infestent ce marécage putride. Il délireun peu, en ce moment. Nous espérons arriver à faire tomber la fièvre d’ici unjour ou deux ; il devrait alors reprendre ses esprits. Je suis venu dèsque j’ai réussi à comprendre l’idée générale de son message. Je me suis dit quevous aimeriez être tenue au courant sans attendre.

— Nousapprécions votre prévenance, fit tante Pol.

— J’auraisbien envoyé un serviteur, reprit Droblek, mais les messages ont une fâcheusetendance à s’égarer, à Sthiss Tor, et ceux qui les portent, une regrettablepropension à en mélanger le contenu. Allons, ce n’est pas la vraie raison,évidemment, ajouta-t-il, en se fendant d’un grand sourire.

— Evidemmentpas, renchérit tante Pol, en lui rendant son sourire.

— Les gensobèses ont tendance à rester sur place et à laisser les autres faire lescourses à leur place. J’ai cru comprendre, d’après le ton du message du roiRhodar, que cette affaire était peut-être la chose la plus importante au monde,en ce moment, et j’ai eu envie, tout à coup, d’y jouer mon rôle. Il nous arriveà tous de retomber en enfance de temps à autre, j’imagine, conclut-il avec unegrimace.

— Quelleest la gravité de l’état du messager ? demanda tante Pol.

— Commentsavoir ? répondit Droblek en haussant les épaules. La moitié des maladiespestilentielles nyissiennes n’ont même pas de nom, et c’est à peine si onarrive à les distinguer les unes des autres. Certains en meurent tout desuite ; d’autres traînent pendant des semaines. Il y en a même parfois quis’en remettent.

Tout ce qu’onpeut faire pour les malades, c’est de les installer confortablement enattendant de voir venir.

— J’arrivetout de suite, déclara tante Pol, en se levant. Durnik, vous pourriez me passerle sac vert qui est dans nos paquets ? J’ai besoin des herbes qui setrouvent à l’intérieur.

— Il n’estpas prudent de s’exposer à certaines de ces fièvres, ma Dame, risqua Droblek.

— Je n’airien à craindre, mais j’ai des questions précises à poser à votre messager, etla seule façon d’en obtenir des réponses, c’est de le débarrasser de sa fièvre.

— Nous vousaccompagnons, Durnik et moi, proposa Barak.

Elle le regarda.

— On nesait jamais, insinua le gros bonhomme en ceignant son épée.

— Si vous ytenez, concéda-t-elle en jetant sa cape sur ses épaules et en relevant sacapuche. Nous risquons d’en avoir pour une bonne partie de la nuit,annonça-t-elle à Greldik. Il y a des Grolims dans le coin, alors dites à vosmatelots de rester vigilants. Faites monter le quart par les plus sobres.

— Sobres,ma Dame ? releva Greldik, l’air innocent.

— J’aientendu chanter dans les quartiers de l’équipage, capitaine, précisa-t-elled’un ton un peu pincé. Les Cheresques ne chantent que lorsqu’ils sont ivres.Mettez un couvercle sur le tonneau de bière, ce soir, d’accord ? Je voussuis, Droblek.

— A vosordres, ma Dame, acquiesça le gros homme, avec un regard entendu à Greldik.

Garion se sentitun peu soulagé après leur départ. Il n’était vraiment pas à l’aise devant tantePol. L’effort de devoir maintenir sa bouderie en sa présence commençait à luipeser. L’horreur et le dégoût de lui-même qui le torturaient depuis qu’il avaitdéchaîné ce feu mortel sur Chamdar, dans la Sylve des Dryades, avait si biencrû et embelli qu’il ne les supportait plus que difficilement. Il attendaitchaque nuit avec angoisse, car il faisait toujours les mêmes rêves. Il voyaitencore et toujours Chamdar, le visage carbonisé, implorant : « Grâce,Maître, grâce ». Et il revoyait encore et toujours la terrible flammebleue qui avait surgi de sa main en réponse à cette agonie. La haine qu’ilavait nourrie depuis le Val d’Alorie avait disparu en fumée dans cette flamme.Sa vengeance avait été tellement absolue qu’il n’avait pas moyen d’y échapperou d’en rejeter la responsabilité sur quelqu’un d’autre, et sa sortie de cematin-là était certainement plus dirigée contre lui-même que contre tante Pol.Il l’avait traitée de monstre, mais c’était après le monstre en lui qu’il enavait. Le catalogue terrifiant des souffrances qu’elle avait endurées pour luitout au long de ces années sans nombre et la passion avec laquelle elle avaitparlé — preuve du mal que ses paroles lui avaient fait — letorturaient cruellement. Il avait honte, tellement honte qu’il ne pouvait mêmepas supporter de croiser le regard de ses amis, et il resta assis tout seuldans son coin, le regard vide, tandis que les paroles de tante Pol résonnaientencore et encore dans sa tête.

Mais l’oragepassait au-dessus de leurs têtes, et la pluie semblait vouloir diminuerd’intensité, sur le pont. De petits tourbillons de gouttelettes filaient encoredans un vent féroce, à la surface du fleuve de boue, et pourtant le cielcommençait à s’éclaircir, et le soleil s’abîmait dans les nuages tumultueux,les tachant d’un rouge malsain. Garion monta sur le pont pour se colleter toutseul avec sa conscience troublée.

Au bout d’unmoment, il entendit un pas léger derrière lui.

— Jesuppose que tu es fier de toi ? s’exclama Ce’Nedra, d’un ton aigre.

— Fichez-moila paix.

— N’ycompte pas. J’ai trop envie de te dire avec précision ce que nous pensons tousde ton petit discours de ce matin.

— Je n’aipas envie de le savoir.

— C’estvraiment dommage, parce que je vais te le dire quand même.

— Jen’écouterai pas.

— Oh !si, tu m’écouteras.

Elle le prit parle bras et l’obligea à se retourner. Ses yeux jetaient des éclairs et son petitvisage reflétait une intense colère.

— Ce que tuas fait est absolument inexcusable, dit-elle. Ta tante t’a élevé depuis que tues tout bébé. Elle a été comme une mère pour toi.

— Ma mèreest morte.

— DamePolgara est la seule mère que tu aies jamais connue, et qu’est-ce que tu asfait pour la remercier ? Tu l’as traitée de monstre. Tu l’as accusée de nepas se soucier de toi.

— Je nevous écoute pas, s’écria Garion.

Il savait quec’était puéril, voire infantile, mais il mit ses mains sur ses oreilles.Décidément, la princesse Ce’Nedra ne lui apporterait jamais rien de bon.

— Enlèvetes mains de tes oreilles ! ordonna-t-elle d’une voix vibrante. Tuentendras ce que j’ai à te dire même s’il faut que je hurle pour ça.

Garion préféraobtempérer. Elle avait peut-être l’intention de mettre sa menace à exécutionpour de bon.

— Elle t’aporté quand tu n’étais qu’un tout petit bébé, poursuivit Ce’Nedra, qui semblaitavoir vraiment le chic pour appuyer là où ça faisait mal. C’est elle qui aguidé tes premiers pas. Elle t’a nourri, elle a veillé sur toi à chaqueinstant. Elle t’a tenu dans ses bras quand tu avais peur, quand tu t’étais faitmal. Tu penses vraiment que c’est un monstre ? Elle ne te quitte pas desyeux, tu le sais, ça ? Elle se retient pour ne pas tendre la main quand tutrébuches. Je l’ai vue remonter les couvertures sur toi quand tu dormais. Tupenses vraiment qu’elle se fiche pas mal de toi ?

— Vousparlez de quelque chose à quoi vous ne pouvez rien comprendre, répondit Garion.Laissez-moi tranquille, s’il vous plaît.

S’ilvous plaît ? répéta-t-elle d’un ton moqueur. Quel drôle de moment pourretrouver tes bonnes manières. Je ne t’ai pas entendu dire « s’il vous plaît »,ce matin. Je n’ai pas entendu un seul « s’il vous plaît », pas plusqu’un seul « merci », d’ailleurs. Tu sais ce que tu es, Garion ?Tu es un sale gosse trop gâté, voilà ce que tu es.

La coupe étaitpleine. Se laisser traiter, lui, de sale gosse trop gâté par cette petiteprincesse choyée et capricieuse était plus que Garion n’en pouvait supporter.Fou de rage, il se mit à hurler, des choses incohérentes, pour la plupart, maiscela lui faisait du bien de crier.

Ils commencèrentpar des accusations, mais la discussion dégénéra bientôt en insultes etinjures. Ce’Nedra braillait comme une marchande de poisson de Camaar tandis quela voix de Garion hésitait entre un ténor enfantin et un baryton bien mâle.Ce’Nedra tapa souvent du pied, Garion agita beaucoup les bras et ils semenacèrent pas mal de toutes sortes de doigts mutuellement brandis sous le nez— autant dire que, l’un dans l’autre, ce fut une belle petite dispute.D’ailleurs, Garion se sentit beaucoup mieux après. Beugler des insultes à la facede Ce’Nedra constituait une innocente diversion par rapport à certaines deschoses irréparables qu’il avait dites à tante Pol ce matin-là, tout en luipermettant de donner impunément libre cours à sa colère et à sa confusion.

Au bout ducompte, évidemment, Ce’Nedra finit par s’en remettre aux larmes et par prendrela fuite, de sorte qu’il se retrouva enfin seul, se sentant plus bête quehonteux. Il fulmina encore un peu en marmonnant quelques insultes choisiesqu’il n’avait pas eu l’occasion de lui servir, puis il poussa un soupir ets’appuya pensivement au bastingage pour regarder la nuit envahir la citéhumide.

Pour rien aumonde il n’aurait voulu l’accorder, et surtout pas à lui-même, mais au fond, ilétait plutôt reconnaissant à la princesse. Leur plongée dans l’absurde luiavait éclairci les idées. Il voyait très clairement maintenant qu’il devait uneexcuse à tante Pol. Il s’était déchaîné contre elle par suite d’un profondsentiment de culpabilité, dans l’espoir, sans doute, de reporter la faute surelle, mais il était évident qu’il n’avait pas moyen de fuir ses propresresponsabilités. Et il n’aurait su dire pourquoi, mais depuis qu’il avaitaccepté ce fait, il avait l’impression de se sentir mieux.

Il faisait deplus en plus noir. La nuit tropicale était d’une chaleur écrasante, et l’odeurde végétation pourrie et d’eau croupie s’élevait par vagues étouffantes desmarécages impénétrables. Un petit insecte pervers avait réussi à s’insinuersous sa tunique et s’était mis à le mordre entre les épaules, à un endroit oùil n’arrivait pas à l’atteindre.

Il n’y eutabsolument aucun signe avant-coureur, pas un bruit, pas la moindre oscillationdu bateau ou le plus infime indice de danger. On lui rabattit les braspar-derrière et on lui appliqua un tampon humide sur la bouche et le nez. Iltenta de se dégager, mais les mains qui le tenaient étaient animées d’une forceprodigieuse. Il essaya de tourner la tête afin de dégager suffisamment sonvisage pour appeler à l’aide, mais le chiffon avait une drôle d’odeur sucrée,écœurante comme un sirop, la tête lui tournait, et les mouvements qu’il faisaitpour se débattre perdaient de leur force. Il fit une dernière tentative avantde sombrer dans un tourbillon et de s’engloutir dans le néant.

Chapitre 27

Ils étaient dansune sorte de long couloir. Garion voyait distinctement les dalles de pierre dusol. Trois hommes le transportaient, face contre terre, et sa tête pendouillaitet ballottait péniblement au bout de son cou. Il avait la bouche sèche, et lenez encore imprégné de l’odeur douceâtre, écœurante, du chiffon qu’on lui avaitappliqué sur la figure. Il leva la tête dans l’espoir de voir ce qui se passaitautour de lui.

— Il estréveillé, commenta l’homme qui lui tenait l’un des bras.

— Ah !tout de même, répondit l’un des autres. Tu lui as laissé le chiffon troplongtemps sur le nez, Issus.

— Je saisce que je fais, reprit le premier. (C’était le dénommé Issus.) Déposez-le àterre. Tu peux marcher ? demanda-t-il à Garion.

Son crâne raséétait hérissé de petits poils raides, et une longue balafre lui traversait levisage du front au menton, en passant par le trou ratatiné d’une orbite vide.Sa robe ceinturée était sale et pleine de taches.

— Lève-toi,ordonna Issus d’une voix sifflante, en lui flanquant un coup de pied dans lescôtes.

Garion essaya dese redresser. Il avait les jambes flageolantes, et dut s’appuyer d’une maincontre le mur pour ne pas tomber. Les pierres étaient luisantes d’humidité etcouvertes d’une sorte de moisissure.

— Amenez-le,commanda Issus.

Les deux autresprirent Garion par les bras et, le tirant plus qu’ils ne le portaient,l’entraînèrent le long du couloir humide, à la suite du borgne. Ilsdébouchèrent dans un vaste endroit voûté qui évoquait davantage une gigantesqueplace couverte qu’une salle. Le plafond était supporté par d’immenses pilierscouverts de sculptures et de petites étagères de pierre sur lesquelles étaientposées des myriades de lampes à huile, tandis que d’autres pendaient au bout delongues chaînes, haut au-dessus de leurs têtes. On avait une vague impressiond’animation confuse, car des groupes d’hommes en robes multicolores allaientd’un endroit à l’autre comme dans une sorte de stupeur rêveuse.

— Toi !éructa Issus à l’intention d’un jeune homme adipeux, aux yeux langoureux. Vadire à Saadi, le chef eunuque, que nous avons le garçon.

— Va le luidire toi-même ! riposta le jeune homme d’une petite voix flûtée. Je n’aipas d’ordres à recevoir des gens de ton espèce, Issus.

Issus luiflanqua une méchante claque sur la figure.

— Tu m’asfrappé ! se lamenta le petit gros en portant ses doigts à sa bouche.Regarde, je saigne !

Il tendit lamain pour montrer son sang.

— Si tu nefais pas ce que je te dis, c’est pour de bon que je vais te saigner, espèce degros lard, rétorqua Issus d’une voix atone, indifférente.

— Je vaisdire à Sadi ce que tu m’as fait.

— Ne tegêne surtout pas. Et tant que tu y seras, dis-lui que nous avons le garçon quela reine voulait.

Le jeune hommebedonnant s’empressa de détaler.

— Ah !ces eunuques ! cracha l’un des hommes qui soutenaient Garion.

— Ils ontleur utilité, gouailla l’autre, avec un rire rauque.

— Amenez legamin, ordonna Issus. Sadi n’aime pas qu’on le fasse attendre.

Ils traversèrentla zone éclairée, traînant toujours Garion.

Un groupe d’hommeshirsutes, en haillons, étaient assis, enchaînés, par terre.

— De l’eau,croassa l’un d’eux. Par pitié ! Il tendait une main implorante.

Issus s’arrêtapour regarder l’esclave avec étonnement.

— Pourquoia-t-il encore sa langue, celui-ci ? demanda-t-il au garde qui surveillaitles esclaves.

— Nousn’avons pas encore eu le temps de nous en occuper, répondit le garde avec unhaussement d’épaules.

— Prenez-le,fit Issus d’un ton comminatoire. Si l’un des prêtres l’entend parler, il teposera des questions, et ça risque de ne pas te plaire.

— Lesprêtres ne me font pas peur, rétorqua le garde, en jetant tout de même un coupd’œil plein d’appréhension par-dessus son épaule.

— Graveerreur, reprit Issus. Et apporte à boire à ces animaux. A quoi veux-tu qu’ils servent,une fois morts ?

Il repartit versun coin obscur, entre deux piliers, toujours suivi par les hommes quisoutenaient Garion, puis il s’arrêta à nouveau.

— Ecarte-toide mon chemin, intima-t-il à une créature tapie dans l’ombre.

La chose sedéplaça comme à contrecœur. Garion se rendit compte à sa grande horreur quec’était un énorme serpent.

— Valà-bas, avec les autres, lui signifia Issus en indiquant un coin plongé dans lapénombre, où une énorme masse semblait animée d’un mouvement confus, d’une sortede grouillement flasque. Garion entendait le faible crissement des écaillesfrottant les unes sur les autres. Le serpent qui leur avait barré le chemindarda frénétiquement sa langue en direction d’Issus, puis se glissasournoisement dans les ténèbres.

— Un jour,tu vas finir par te faire mordre, Issus, l’avertit l’un des hommes. Ilsn’aiment pas qu’on leur donne des ordres.

Issus eut unhaussement d’épaules dédaigneux et poursuivit son chemin.

— Sadi veutte parler, l’informa d’un ton méprisant le jeune eunuque grassouillet, alorsqu’ils arrivaient devant une large porte luisante. Je lui ai dit que tu m’avaisfrappé. Il est avec Maas.

— Parfait,répondit Issus en poussant la porte. Sadi, appela-t-il d’un ton impérieux, disà ton ami que j’arrive. Je ne voudrais pas qu’il commette l’irréparable parmégarde.

— Il teconnaît, Issus, fit une voix, de l’autre côté de la porte. Et il ne fait jamaisrien par erreur.

Issus entra etreferma la porte derrière lui.

— Tu peuxnous laisser, maintenant, annonça au jeune eunuque l’un des hommes quisoutenaient Garion.

— Je vaisoù Sadi me dit d’aller, répliqua le petit grassouillet, avec un reniflement.

— Et tuaccours au coup de sifflet de Sadi, aussi.

— C’estnotre problème, à Sadi et à moi, il me semble.

— Amenez-le,ordonna Issus en rouvrant la porte. Les deux hommes poussèrent Garion dans lapièce.

— Ont’attend ici, fit l’un d’eux nerveusement. Issus eut un gros rire, referma laporte avec le pied et traîna Garion devant un homme étique au regard mort,assis à une table sur laquelle était posée une unique lampe à huile dont lapetite flamme vacillante réussissait à peine à faire reculer les ténèbres. Ilcaressait doucement son crâne rasé avec les longs doigts d’une de ses mains.

— Tu peuxparler, mon garçon ? demanda-t-il à Garion.

Il avait unedrôle de voix de contralto, et sa robe soyeuse n’était pas multicolore maisd’un rouge intense.

— Jepourrais avoir un verre d’eau ? s’enquit Garion.

— Dans uninstant.

— Jevoudrais mon argent, maintenant, Sadi, décréta Issus.

— Quandnous serons sûrs que c’est bien le garçon qui nous intéresse, répondit Sadi.

— Demande-luicomment il s’appelle, souffla une voix chuintante dans l’obscurité, derrièreGarion.

— Je n’ymanquerai pas, Maas, rétorqua Sadi, l’air un peu agacé par cette suggestion. Cen’est pas la première fois que je fais ce genre de choses.

— Tu enmets un temps, commenta la voix sifflante.

— Dis-nouston nom, mon garçon, questionna Sadi.

— Doroon,mentit promptement Garion. J’ai vraiment très soif.

— Tu meprends pour un imbécile, Issus ? s’écria Sadi. Tu pensais que je mecontenterais de n’importe quel gamin ?

— C’estcelui que tu m’as demandé d’aller chercher, déclara Issus. Je n’y peux rien sites informations sont erronées.

— Tu as ditque tu t’appelais Doroon ? poursuivit Sadi.

— Oui,répondit Garion. Je suis mousse à bord du vaisseau de Greldik. Oùsommes-nous ?

— C’est moiqui pose les questions, ici, riposta Sadi.

— Il ment,susurra le sifflement sibilant, dans le dos de Garion.

— Je saisbien, Maas, répliqua calmement Sadi. C’est toujours comme ça au début. Ilscommencent tous par mentir.

— Nousn’avons pas le temps de finasser, reprit la voix sifflante. Donne-lui del’oret. Je veux la vérité, tout de suite.

— Comme tuvoudras, Maas, acquiesça Sadi.

Il se leva etdisparut un instant dans l’obscurité, de l’autre côté de la table. Garion entenditun petit cliquetis, puis le bruit d’un liquide coulant dans un récipient.

— Je terappelle que c’était ton idée, Maas, reprit Sadi. Si Belle s’énerve, je ne veuxpas être seul à porter le chapeau.

— Ellecomprendra, Sadi.

— Tiens,gamin, fit Sadi en revenant dans la lumière avec un gobelet de terre cuite.

— Euh...non, merci, dit Garion. Je n’avais pas si soif que ça, finalement.

— Tu feraismieux de boire ça, petit, insista Sadi. Si tu ne veux pas, je serai obligé dedemander à Issus de te tenir, et de te le verser dans la gorge. Ça ne te ferapas de mal, va.

— Avale,ordonna la voix sifflante.

— Ilvaudrait mieux que tu obéisses, conseilla Issus. Impuissant, Garion prit latasse. L’eau avait un drôle de goût amer, et semblait lui brûler la langue.

— Voilà quiest plus raisonnable, commenta Sadi en reprenant sa place derrière la table.Allons, tu disais donc que tu t’appelais Doroon.

— Oui.

— D’oùviens-tu, Doroon ?

— DeSendarie.

— Et d’oùça, en Sendarie ?

— Près deDarine, sur la côte septentrionale.

— Quefais-tu sur ce vaisseau cheresque ?

— Lecapitaine Greldik est un ami de mon père, raconta Garion, qui éprouvait tout àcoup, il n’aurait su dire pourquoi, le besoin de s’épancher. Mon père voulaitque j’apprenne le métier de marin. Il pensait qu’il valait mieux être matelotque fermier. Le capitaine Greldik a accepté de m’apprendre tout ce qui concerneles bateaux. Il dit que je ferai un bon moussaillon parce que je n’ai pas lemal de mer et que je n’ai pas peur de grimper dans les cordages qui retiennentles voiles. Je suis déjà presque assez fort pour manier les avirons moi-mêmeet...

— Commentas-tu dit que tu t’appelais, petit ?

— Garion,euh... je veux dire Doroon. Oui, Doroon, c’est ça, et...

— Quel âgeas-tu, Garion ?

— J’ai euquinze ans à Erastide dernier. Tante Pol dit que les gens qui sont nés àErastide ont beaucoup de chance, sauf que je n’ai pas remarqué que j’avais plusde chance que...

— Et quiest tante Pol ?

— C’est matante. Nous vivions à la ferme de Faldor, mais sire Loup est venu et...

— Commentles autres appellent-ils ta tante Pol ?

— Le roiFulrach l’a appelée Polgara, quand le capitaine Brendig nous a tous emmenés aupalais, en Sendarie. Et puis après nous sommes allés au palais du roi Anheg, auVal d’Alorie, et...

— Qui estsire Loup ?

— Mon grand-père.On l’appelle Belgarath. Je n’y croyais pas, mais il faut bien que ce soit vrai,parce qu’une fois il a...

— Etpourquoi avez-vous tous quitté la ferme de Faldor ?

— Je nesavais pas pourquoi, au début, mais j’ai appris par la suite que c’est parceque Zedar a volé l’Orbe d’Aldur du pommeau de l’épée du roi de Riva, et qu’ilfaut que nous la récupérions avant que Zedar ne l’apporte à Torak et ne leréveille et que...

— C’estbien le garçon que nous voulions, chuchota la voix sifflante.

Garion seretourna lentement. La pièce semblait mieux éclairée, maintenant, comme si lapetite flamme donnait davantage de lumière. Un très gros serpent au cou étrangementaplati et aux yeux brillants était dressé sur ses anneaux, dans un coin de lapièce.

— Nouspouvons l’emmener à Salmissra, maintenant, siffla le serpent.

Il redescenditau niveau du sol et rampa jusqu’à Garion qui sentit son museau sec et froid luieffleurer le mollet, mais bien qu’une partie secrète de sa conscience se fûtmise à hurler d’horreur en silence, il n’offrit aucune résistance tandis que lecorps écailleux montait lentement le long de sa jambe et s’enroulait autour delui, de sorte que la tête du serpent se trouva bientôt au niveau de son visageet que sa langue animée de mouvements spasmodiques lui caressa le visage.

— Sois ungentil garçon, lui sifflait le serpent à l’oreille. Très, très gentil.

Le reptile étaitlourd, et ses anneaux épais et froids.

— Par ici,petit, dit Sadi à Garion en se levant.

— Je veuxmon argent, répéta Issus.

— Oh !ça va, rétorqua Sadi, d’un ton presque méprisant. Il est là, ton argent :dans la bourse, sur la table.

Puis il seretourna et fit sortir Garion de la pièce.

Garion. La voix sèche qui s’était toujours faitentendre dans son esprit s’éleva tout à coup. Je veux que tu m’écoutesattentivement. Ne dis rien, et ne manifeste rien par ton expression.Ecoute-moi, c’est tout.

Q-quiêtes-vous ? demandasilencieusement Garion en luttant contre le brouillard qui lui embrumait lesidées.

Tu me connais, répondit la voix sèche. Maintenant,écoute-moi. Ils t’ont donné quelque chose qui te fait faire tout ce qu’ilsveulent. Laisse-toi aller, détends-toi et n’essaie pas de lutter.

Mais j’ai ditdes choses que je n’aurais pas dû dire et...

Ça n’a pasd’importance, maintenant. Fais ce que je dis, c’est tout. S’il se passe quelquechose et si ça devient dangereux, ne te débats pas. Je m’occuperai de tout,mais je ne peux pas le faire si tu résistes. Il faut que tu t’abandonnes pourque je puisse faire ce qui doit être fait.

Si tu terends compte tout d’un coup que tu es en train de faire ou de dire des chosesque tu ne comprends pas, n’aie pas peur et n’essaie surtout pas de résister. Cene sera pas eux ; ce sera moi.

Rassuré par ceréconfort silencieux, Garion suivit docilement Sadi l’eunuque, les anneaux deMaas pesant lourdement sur sa poitrine et ses épaules, le museau émoussé dureptile comme affectueusement blotti contre sa joue.

Ils entrèrentdans une vaste salle tendue de lourdes draperies. Des lampes à huile en cristalétincelaient au bout de chaînes d’argent. Une colossale statue de pierre, dontle tiers supérieur se perdait dans les ombres, loin au-dessus de leurs têtes,dressait sa masse titanesque à l’un des bouts de la salle, au-dessus d’unelarge estrade de pierre couverte de tapis et jonchée de coussins, sur laquelleétait placé un vaste divan qui n’était ni tout à fait un fauteuil ni tout àfait un canapé.

Une femme étaitvoluptueusement alanguie sur le divan. Elle s’admirait dans un grand miroir aucadre doré, placé sur un piédestal. Ses cheveux d’un noir d’encre cascadaientsur ses épaules et son dos. Elle portait une couronne d’or admirablementciselée, incrustée de joyaux, et une robe blanche de gaze diaphane qui necontribuait en rien à dissimuler son corps mais semblait bien plutôt fournir unsupport à ses parures de pierres précieuses. Sa peau était d’un blanc presquecrayeux sous le voile impalpable, et ses yeux très clairs, presque dépourvus decouleur, éclairaient un visage d’une beauté stupéfiante. Assis sur le côté decette plate-forme, les jambes repliées sous eux, deux douzaines d’eunuques aucrâne rasé, vêtus de robes écarlates, adoraient béatement du regard la femme etla statue qui se trouvait derrière elle.

Un jeune homme àl’air indolent, vêtu en tout et pour tout d’un pagne des plus succincts, seprélassait au milieu des coussins, sur l’un des côtés du divan. Il n’avait pasla tête rasée. Au contraire, ses cheveux et sa barbe étaient soigneusementbouclés. Il avait les yeux incroyablement maquillés, et arborait une moued’enfant gâté, boudeur.

La femme passaitdistraitement ses doigts dans ses boucles sans cesser de s’admirer dans lemiroir.

— La Reinea des visiteurs, annonça d’une voix chantante l’un des eunuques vautrés parterre.

— Ah !reprirent les autres, à l’unisson. Des visiteurs.

— Salut àtoi, Eternelle Salmissra, dit Sadi l’eunuque en se prosternant devant l’estradesur laquelle était nonchalamment étendue la femme aux yeux clairs.

— Qu’ya-t-il, Sadi ? demanda-t-elle, d’une voix profonde, vibrante d’une étrangesonorité rauque.

— Legarçon, ma Reine, annonça Sadi, le visage toujours collé au sol.

— Ons’agenouille devant la Reine des Serpents, siffla le serpent à l’oreille deGarion.

Les anneaux dureptile se resserrèrent sur le corps de Garion, et il tomba à genoux, terrassépar leur soudaine étreinte.

— Approche-toi,Maas, ordonna Salmissra.

— La Reineappelle le serpent bien-aimé, entonna l’eunuque.

— Ah.

Le reptile défitses lourds anneaux d’autour du corps de Garion et rampa en ondulant jusqu’aupied du divan, se redressa de la moitié de sa longueur au-dessus de la femmeallongée, puis se lova sur son corps, s’incurvant pour épouser ses formes. Lemuseau émoussé du serpent se tendit vers les lèvres de la femme, qui l’embrassaaffectueusement. La longue langue fourchue se darda vers son visage et Maascommença à lui susurrer quelque chose à l’oreille. Elle resta un momentalanguie sous l’étreinte du serpent, écoutant sa voix sifflante et regardantGarion de ses yeux aux paupières lourdes. Puis, écartant le reptile, la reinese leva et se pencha sur Garion.

— Bienvenueau pays des Hommes-Serpents, Belgarion, ronronna-t-elle.

Ce nom, qu’iln’avait jusque-là entendu que dans la bouche de tante Pol provoqua un chocétrange en lui. Il s’efforça de chasser le brouillard qui lui obscurcissaitl’esprit.

Pas encore, le prévint sa voix intérieure.

Salmissradescendit de l’estrade, son corps se mouvant avec une grâce sinueuse sous sarobe transparente. Elle prit Garion par un bras et le releva doucement, puis,quand il fut debout, elle lui effleura languissamment le visage. Elle avait lamain très froide.

— Quel beaujeune homme, souffla-t-elle, comme réfléchissant à haute voix. Si jeune, sichaud.

Son regardsemblait affamé.

Garion eutl’impression qu’une étrange confusion lui envahissait l’esprit. La boissonamère que Sadi lui avait fait prendre lui voilait la conscience comme un daissous lequel il se terrait, à la fois transi de crainte et étrangement attirépar la reine. Sa peau crayeuse, ses yeux morts lui faisaient horreur, mais enmême temps toute sa personne recelait comme une sorte d’invitation lascive, unepromesse de délices indicibles. Il fit, sans le vouloir, un pas en arrière.

— N’aie paspeur, mon Belgarion, lui dit-elle en feulant de plus belle. Je ne te ferai pasde mal — à moins que tu ne me le demandes. Tu ne seras investi ici que dedevoirs infiniment doux, et je t’enseignerai des choses dont Polgara elle-mêmen’a jamais rêvé.

— Ecarte-toide lui, Salmissra, fit le jeune homme d’un ton hargneux. Tu sais que je n’aimepas que tu t’occupes de quelqu’un d’autre.

Une lueurennuyée passa dans les yeux de la reine. Elle se détourna et braqua sur lejeune homme un regard plutôt froid.

— Je ne mesoucie plus guère de ce que tu aimes et de ce que tu n’aimes pas, Essia,déclara-t-elle.

Comment ?s’écria Essia, incrédule. Fais ce que je te dis, et tout de suite !

— Non,Essia, répondit-elle.

— Je vaiste punir ! menaça-t-il.

— Non,reprit-elle. Tu n’en feras rien. Ce genre de choses ne m’amuse plus. Tes petitsairs boudeurs et tes caprices commencent à m’ennuyer. Tu peux déguerpir.

Déguerpir ?

Essia ouvrit degrands yeux incrédules.

— Tu es répudié,Essia.

— Répudié ?Mais tu ne peux pas vivre sans moi. Tu l’as dit toi-même.

— Il nousarrive à tous de dire de temps en temps des choses que nous ne pensons pas.

Le jeune hommesembla se vider de sa morgue comme un seau d’où s’écoulerait l’eau. Il avalapéniblement sa salive et se mit à trembler.

— Quandpourrai-je revenir ? geignit-il.

— Jamais,Essia.

— Jamais ?hoqueta-t-il.

— Jamais,répéta-t-elle. Allez, maintenant, va-t’en sans faire d’histoires.

— Maisqu’est-ce que je vais devenir ? s’écria Essia. Il commença à pleurnicher,et le maquillage qui lui entourait les yeux se mit à couler grotesquement surson visage.

— Ne nousfatigue pas, Essia, laissa tomber Salmissra. Prends tes cliques et tes claques,et fiche le camp tout de suite ! J’ai un nouveau sigisbée.

Elle reprit saplace sur l’estrade.

— La Reines’est choisi un nouveau sigisbée, entonna l’eunuque.

— Ah !reprirent les autres en chœur. Bienvenue au sigisbée de l’Eternelle Salmissra,le plus heureux des hommes.

Le jeune hommeempoigna en sanglotant une robe rose et un coffret à bijoux orné de ciseluresprécieuses et descendit de l’estrade en titubant.

— C’est tafaute ! dit-il à Garion, d’un ton accusateur. Tu l’auras voulu !

Tout d’un coup,il tira une petite dague des plis de la robe drapée sur son bras.

— Je vaiste régler ton compte, hurla-t-il en élevant sa dague, prêt à frapper.

Il n’y eut pasde pensée consciente, cette fois, aucun effort de volonté. La force déferla surlui sans prévenir, repoussant Essia, détournant le bras du giton, qui frappafurieusement le vide avec son stylet, puis la force reflua, comme une vague seretire.

Essia plongea ànouveau en avant, les yeux fous et la dague levée. La force submergea à nouveauGarion, plus forte, cette fois, refoulant le jeune homme, lequel tomba à terre,lâchant sa dague qui rebondit sur les dalles de pierre avec un tintement clair.

Ses yeux jetantdes éclairs, Salmissra tendit la main vers Essia, prostré par terre, et claquadeux fois des doigts. Si vite qu’on aurait presque dit une flèche tirée par unarc, un petit serpent vert fila de sous le divan, la gueule grande ouverte surun sifflement qui évoqua le grondement d’un chien hargneux. Il frappa une seulefois, mordant Essia en haut de la jambe, puis s’esquiva rapidement sur le côtéavant de braquer sur lui le regard de ses yeux morts.

Essia étouffa unhoquet et devint blanc d’horreur. Il tenta de se relever, mais ses jambes etses bras se dérobèrent soudain sous lui, glissant sur les pierres luisantes. Ilpoussa un cri étranglé, puis entra en convulsions et se mit à heurterfrénétiquement le sol de ses talons en battant l’air de ses deux bras. Ses yeuxse révulsèrent, se braquant dans le vide, et un jet de bave verte lui jaillitde la bouche comme d’une fontaine. Il s’arqua en arrière, chacun de ses musclesse crispant sous sa peau, puis il eut un spasme de tout le corps, comme un coupde fouet, dans lequel il se souleva du sol. Et lorsqu’il retomba, il étaitmort.

Salmissra leregarda mourir de ses yeux inexpressifs et incolores, sans manifester lemoindre intérêt, sans une once de colère ou de regret.

— Justiceest faite, annonça l’eunuque.

— Prompteest la justice de la Reine du Peuple des Serpents, répondirent les autres, enécho.

Chapitre 28

Ils lui firentprendre toutes sortes de mixtures, certaines amères, d’autres d’une douceurécœurante, et son esprit semblait s’abîmer plus profondément dans le néantchaque fois qu’il portait une coupe à ses lèvres. Ses yeux commençaient à luijouer des tours étranges. Il avait confusément l’impression que le monde avaitété subitement englouti et que tout se déroulait maintenant sous l’eau. Lesmurs ondoyaient et les silhouettes des eunuques à genoux semblaient vaciller etonduler comme des algues dans le courant, au gré du flux et du reflux de lamarée. Les lampes étincelaient, telles de lentes fontaines lumineuses d’oùauraient jailli des joyaux flamboyant de mille couleurs. Garion s’était laissétomber, comme grisé, les yeux noyés de lumières et la tête vide, sur l’estrade,à côté du divan de Salmissra. Il n’avait plus aucune notion du temps, plus dedésirs, plus de volonté. Il songeait parfois brièvement, assez distraitement, àses amis, mais la pensée qu’il ne les reverrait jamais ne lui procurait qu’unregret fugitif, une mélancolie temporaire plutôt agréable. Et lorsqu’une foisil versa un pleur de cristal sur leur perte, la larme roula sur son poignet etse mit à resplendir d’une beauté tellement étrangère à cette terre qu’ils’absorba complètement dans sa contemplation.

— Commenta-t-il fait ça ? demandait la voix de la reine, quelque part dans son dos.

Et sa voix étaitd’une telle beauté que sa musique transperçait l’âme de Garion.

— Il a despouvoirs, répondit Maas, sa voix de serpent raclant les nerfs de Garion, lesfaisant vibrer comme les cordes d’un luth. Son pouvoir est encore indompté, iln’est pas canalisé, mais très puissant. Attention à lui, bien-aimée Salmissra.Il est capable de détruire sans le vouloir.

— Je ledominerai, dit-elle.

— Peut-être,reprit le serpent.

— Lasorcellerie requiert de la volonté, souligna Salmissra. Eh bien, je l’enpriverai à jamais. Tu as le sang froid, Maas, tu ne connais pas le feu quiemplit les veines au goût de l’oret, de l’athal ou du kaldiss. Tu n’es en proiequ’à de froides passions, tu ne peux pas savoir combien le corps peut réduirel’esprit en esclavage. Je lui endormirai l’esprit et j’ensevelirai sa volontésous l’amour.

— L’amour,Salmissra ? releva le serpent d’un air vaguement amusé.

— Ce termeen vaut un autre. Appelle ça de l’appétit, si tu veux.

— Voilàquelque chose que je peux comprendre, acquiesça Maas. Mais ne le sous-estimepas — et ne surestime pas non plus ton propre pouvoir. Son esprit n’estpas celui d’un être ordinaire. Il y a en lui quelque chose d’étrange que je n’arrivepas à cerner.

— On verrabien. Sadi ! appela-t-elle.

— Oui, maReine, répondit l’eunuque.

— Emmène-le.Fais-lui prendre un bain et dis qu’on le parfume. Il sent les bateaux, legoudron et le sel de la mer. Je n’aime pas cette odeur qu’ont les Aloriens.

— Tout desuite, Eternelle Salmissra.

Garion fut menévers un endroit où il y avait de l’eau chaude. On lui ôta ses vêtements, on leplongea dans l’eau, on le savonna et on le replongea dans l’eau. On luienduisit le corps d’huiles parfumées et on lui noua un court pagne autour deshanches. Puis on le prit assez fermement par le menton et on lui appliqua durouge sur les joues. C’est alors seulement qu’il se rendit compte que lapersonne qui lui fardait le visage était une femme. Lentement, presque sanscuriosité, il laissa ses yeux dériver autour de la salle d’eau et se renditcompte qu’en dehors de Sadi, il n’était entouré que de femmes. Il lui semblaitque quelque chose aurait dû l’ennuyer, quelque chose qui avait un rapport avecle fait de se montrer nu en présence de femmes — mais il n’arrivait pas àse rappeler ce que c’était.

Lorsque lamaquilleuse eut fini de lui peindre le visage, Sadi l’eunuque lui prit le braset le mena de nouveau à travers les corridors étroits, mal éclairés, quiconduisaient à la salle où Salmissra se prélassait sur son divan, au pied de lastatue, et s’admirait dans la psyché placée à côté d’elle.

— C’esttellement mieux comme ça, déclara-t-elle en toisant Garion des pieds à la têted’un air appréciatif. Il est bien plus musclé que je ne pensais. Amenez-le-moi.

Sadi conduisitGarion sur le côté du divan de la reine et le fit asseoir, d’une légèrepoussée, au milieu des coussins, à la place qu’avait occupée Essia.

Salmissra tenditla main et lui effleura le visage et la poitrine du bout de ses doigts froids,d’un mouvement languide de la main. Ses pupilles semblaient brûler d’une flammeintérieure ; elle écarta légèrement les lèvres. Les yeux de Garion sefixèrent sur son bras pâle. Il n’y avait pas trace de poils sur cette peaublanche.

— Lisse,dit-il vaguement en s’efforçant de se fixer sur cette particularité.

— Bien sûr,mon Belgarion, murmura-t-elle. Les serpents n’ont pas de poils, et je suis laReine des Serpents.

Lentement, illeva un regard étonné sur les tresses noires, luxuriantes, qui retombaient surl’une de ses épaules d’albâtre.

— Queceux-là, reprit-elle en effleurant ses boucles avec une sorte de vanitésensuelle.

— Comment ?articula-t-il.

— C’est unsecret, répondit-elle en riant. Un jour, peut-être, je te montrerai. Tuvoudrais savoir ?

— Sansdoute.

— Dis-moi,Belgarion, tu me trouves belle ?

— Sûrement.

— Quel âgeme donnerais-tu ?

Elle tendit lesbras pour lui faire admirer son corps à travers la gaze diaphane de sa robe.

— Je nesais pas, fit Garion. Plus que moi, mais pas beaucoup.

Un soupçon decontrariété effleura son visage.

— Devine,ordonna-t-elle non sans rudesse.

— Trenteans, peut-être, risqua-t-il, troublé.

— Trente ?répéta-t-elle, offusquée.

Elle se tournaprécipitamment vers son miroir et examina attentivement son visage.

— Tu esaveugle, petit imbécile ! cracha-t-elle en se livrant à un nouvel examenattentif. Ce n’est pas là le visage d’une femme de trente ans. Vingt-trois,vingt-cinq, tout au plus.

— Commevous voudrez, acquiesça-t-il.

— Vingt-troisans, déclara-t-elle fermement. Pas un jour de plus.

— Bien sûr,dit-il doucement.

— Croirais-tuque j’ai bientôt soixante ans ? demanda-t-elle, les yeux durs comme dusilex, tout à coup.

— Non,répondit Garion en hochant la tête en signe de dénégation, je ne le croiraisjamais. Pas soixante ans.

— Tu esvraiment un charmant garçon, Belgarion, souffla-t-elle avec un regard fondant.

Ses doigtsretrouvèrent le chemin de son visage, l’effleurant, le caressant, esquissantses traits. Doucement, sous la peau diaphane de son épaule et de sa gorge nues,de curieuses taches de couleur commencèrent à apparaître, des marbruresindistinctes, vertes et mauves, qui semblaient changer et palpiter, devenanttrès visibles puis s’estompant. Les tavelures gagnèrent son torse, et il putbientôt voir, sous sa robe transparente, les couleurs qui semblaient grouillersous sa peau.

Maas serapprocha en rampant, ses yeux morts s’avivant soudain d’une étrange adoration.Le réseau de couleurs de sa propre peau écailleuse faisait si bien écho auxteintes qui commençaient à apparaître sur le corps de la reine des serpents quelorsqu’il vint draper l’une de ses circonvolutions autour de ses épaules, ildevint impossible de distinguer avec précision la frontière entre la femme et lereptile.

Si Garionn’avait pas été anéanti dans une sorte de stupeur, il aurait reculé avechorreur devant le spectacle qu’offrait maintenant la reine. Ses yeux sanscouleur, sa peau jaspée avaient quelque chose de reptilien, et son expressionouvertement lubrique évoquait des appétits terrifiants. Pourtant, elle était enmême temps terriblement séduisante, et il se sentait attiré malgré lui par sasensualité débridée.

— Viensplus près, mon Belgarion, ordonna-t-elle doucement. Je ne vais pas te faire demal.

Elle le dévoraitdes yeux, se repaissant de la joie de sa possession. Sadi l’eunuque s’éclaircitalors la voix.

— Divinereine, annonça-t-il, l’émissaire de Taur Urgas souhaiterait vous dire un mot.

— L’envoyéde Ctuchik, tu veux dire, fit Salmissra, un peu agacée.

Puis une idéesembla lui passer par la tête, et elle esquissa un sourire malicieux. Lesmarbrures de sa peau s’estompèrent.

— Faisentrer le Grolim ! commanda-t-elle à Sadi. Sadi s’inclina et se retirapour revenir un moment plus tard avec un homme au visage balafré, vêtu comme unMurgo.

— Bienvenueà l’émissaire de Taur Urgas, entonna l’eunuque.

— Bienvenue,reprit le chœur.

Attention,maintenant, fit la voixsèche dans l’esprit de Garion. C’est celui que nous avons vu au port.

Garion regardaplus attentivement le Murgo ; c’était bien lui, en effet.

— Salut àToi, Eternelle Salmissra, déclara le Murgo, d’un ton cérémonieux, ens’inclinant d’abord devant la reine, puis devant la statue qui la dominait detoute sa hauteur. Taur Urgas, roi de Cthol Murgos adresse ses salutations àl’Esprit d’Issa et à sa servante.

— EtCtuchik, Grand Prêtre des Grolims, ne me fait-il point rendre hommage ?demanda-t-elle les yeux brillants.

— Certes,opina le Grolim. Mais cela se fait d’ordinaire en privé.

— Le messageque tu transmets ici, l’apportes-tu pour le compte de Taur Urgas ou deCtuchik ? insista-t-elle, en se retournant pour examiner son reflet dansle miroir.

— Pourrais-jem’entretenir en privé avec Votre Grandeur ? demanda le Grolim.

— Noussommes en privé.

— Mais...fit-il, avec un coup d’œil évocateur sur les eunuques vautrés par terre.

— Lesdomestiques attachés à ma personne, précisa-t-elle. Une reine nyissienne nereste jamais seule. Tu devrais le savoir, depuis le temps.

— Etcelui-ci ? s’enquit le Grolim en indiquant Garion.

— Ce n’estqu’un serviteur d’une espèce un peu particulière.

— Comme ilplaira à Votre Grandeur, fit le Grolim en haussant les épaules. Je vous salueau nom de Ctuchik, Grand Prêtre des Grolims et Disciple de Torak.

— La servanted’Issa salue Ctuchik de Rak Cthol, déclama-t-elle protocolairement. Qu’attendde moi le Grand Prêtre des Grolims ?

— Legarçon, Votre Grandeur, lâcha abruptement le Grolim.

— Quelgarçon ?

— Celui quevous avez enlevé à Polgara et qui est maintenant assis à vos pieds.

— Transmetsmes regrets à Ctuchik, répondit-elle avec un rire méprisant, mais ce seraimpossible.

— Il n’estpas prudent de refuser d’accéder aux désirs de Ctuchik, l’avertit le Grolim.

— Il estencore moins prudent d’exiger quoi que ce soit de Salmissra dans son proprepalais. Que m’offre Ctuchik en échange du garçon ?

— Sonindéfectible amitié.

— Quelbesoin la Reine des Serpents aurait-elle d’avoir des amis ?

— De l’or,alors, proposa le Grolim, un peu ennuyé.

— Jeconnais le secret de l’or rouge des Angaraks. Il n’entre pas dans mesintentions d’en devenir l’esclave. Garde ton or, Grolim.

— Puis-jeme permettre de vous dire que vous jouez un jeu très dangereux, VotreGrandeur ? proféra froidement le Grolim. Vous vous êtes déjà attiré l’inimitiéde la reine Polgara. Avez-vous vraiment les moyens de vous faire un ennemi deCtuchik ?

— Je n’aipas peur de Polgara, rétorqua-t-elle. Ni de Ctuchik.

— Labravoure de la reine est digne d’éloges, articula-t-il sèchement.

— Celacommence à devenir fastidieux. Mes conditions sont simples. Va dire à Ctuchikque je détiens l’ennemi de Torak, et que je le garderai, à moins que...

Elle ne finitpas sa phrase.

— A moinsque quoi, Votre Grandeur ?

— Peut-être,si Ctuchik voulait bien parler pour moi à Torak, pourrions-nous parvenir à unaccord.

— Quellesorte d’accord ?

— J’apporteraisle garçon à Torak en cadeau de noces.

Le Grolim accusale coup.

— Si Torakveut faire de moi son épouse et me donner l’immortalité, je lui livreraiBelgarion.

— Le mondeentier sait que le Dieu Dragon des Angaraks est plongé dans le sommeil, objectale Grolim.

— Mais ilne dormira pas éternellement, énonça platement Salmissra. Les prêtres angarakset les sorciers d’Alorie ont toujours paru oublier que Salmissra l’Eternellesavait tout aussi bien qu’eux lire les signes dans les cieux. L’heure du réveilde Torak approche. Dis à Ctuchik que le jour où j’épouserai Torak, Belgarionsera à lui. Mais que jusqu’à ce jour, il demeurera entre mes mains.

— Jetransmettrai votre message à Ctuchik, dit le Grolim avec une courbette raide,glaciale.

— Tu peuxdonc disposer, déclara-t-elle en accompagnant ses paroles d’un geste désinvoltede la main.

C’est donc ça, fit la voix intérieure de Garion aprèsle départ du Grolim. J’aurais dû m’en douter.

Maas, leserpent, leva soudain la tête, son grand capuchon s’enflant et ses yeux brûlantcomme des braises.

— Prendsgarde ! siffla-t-il.

— AuGrolim ? répliqua Salmissra en riant. Je n’ai rien à craindre de lui.

— Pas auGrolim, à celui-là, chuinta Maas en dardant sa langue en direction de Garion.Son esprit est en éveil.

— C’estimpossible, objecta-t-elle.

— Pourtant,son esprit est bel et bien éveillé. Je pense que ce n’est pas sans rapport aveccette chose en métal qu’il porte autour du cou.

— Eh bien,retire-la-lui ! ordonna-t-elle au serpent.

Reste bientranquille, dit à Garionsa voix intérieure. N’essaie pas de lutter.

Incapable deréagir, Garion regarda le museau émoussé se rapprocher. Maas leva la tête, soncapuchon se renflant, sa langue se dardant frénétiquement. Lentement, il sepencha en avant. Son nez effleura l’amulette d’argent accrochée au cou deGarion.

Une formidableétincelle bleue jaillit au moment où la tête du serpent entrait en contact avecl’amulette. Garion reconnut la houle familière, maintenant étroitementcontrôlée, circonscrite en un seul point. Maas s’enroula sur ses anneaux etl’éclair bondit de l’amulette, grésilla dans l’air, unissant le disque d’argentau nez du reptile. Les yeux du serpent commencèrent à se racornir tandis que dela fumée s’échappait de ses narines et de sa gueule béante.

Puis il n’y eutplus d’étincelle, et le corps du serpent mort se recroquevilla et se mit à setortiller convulsivement sur le sol de pierre polie de la salle.

— Maas !hurla Salmissra.

Les eunuquess’écartèrent précipitamment du serpent, agité de mouvements spasmodiques.

— MaReine ! balbutia un fonctionnaire au crâne rasé, depuis la porte. C’est lafin du monde !

— Qu’est-ceque tu racontes ? s’écria Salmissra, en détachant son regard du corpstétanisé du reptile.

— Le ciels’est éteint ! Le midi est aussi noir que la minuit ! La ville estplongée dans la terreur !

Chapitre 29

Dans le tumultequi suivit cette déclaration, Garion resta calmement assis sur les coussins àcôté du trône de Salmissra, tandis que sa voix intérieure lui parlait trèsvite.

Reste bientranquille, surtout, luidisait-elle. Pas un mot, pas un geste.

— Que l’onfasse immédiatement venir mes astronomes ! ordonna Salmissra. Je veuxsavoir pourquoi je n’ai pas été avertie de cette éclipse.

— Ce n’estpas une éclipse, ma Reine, gémit le fonctionnaire au crâne rasé en rampant surle sol luisant, non loin de Maas, toujours agité de spasmes. L’obscurité esttombée comme un grand rideau noir. On aurait dit un mur en mouvement. Il aenglouti le soleil sans un bruit. Il n’y a pas eu un souffle de vent, pas unegoutte de pluie, pas un coup de tonnerre. Nous ne reverrons jamais le soleil,fit-il en éclatant en sanglots.

— Vas-tucesser, espèce d’imbécile ! vociféra Salmissra. Lève-toi tout desuite ! Emmène-le, Sadi, il parle à tort et à travers. Va voir le ciel, etreviens ici. Il faut que je sache ce qui se passe.

Sadi s’ébroua unpeu comme un chien qui sort de l’eau et détacha ses yeux fascinés du souriremortel figé sur la tête de Maas. Il releva sans ménagements le fonctionnairebouffi de larmes et le fit sortir de la pièce.

Salmissra setourna alors vers Garion.

— Commentas-tu fait cela ? demanda-t-elle en tendant le doigt vers la formeconvulsée de Maas.

— Je nesais pas, répondit-il.

Son esprit étaittoujours englouti dans le brouillard. Seul le recoin tranquille d’où s’élevaitla voix était en éveil.

— Retirecette amulette, commanda-t-elle.

Docilement,Garion tendit les mains vers le médaillon. Mais tout à coup, ses mains sefigèrent. Elles ne voulaient pas bouger. Il les laissa retomber.

— Je nepeux pas, dit-il.

— Enlève-la-lui,enjoignit-elle à l’un des eunuques. L’homme jeta un coup d’œil au serpent mort,puis regarda Garion et secoua la tête en reculant, terrifié.

— Tu vasfaire ce que je te dis, oui ? tempêta la Reine des Serpents d’un tonaigre.

Mais un bruitformidable ébranlait le palais, se réverbérant dans les corridors. Il y eutd’abord un bruit de griffes grattant un bois épais, puis le vacarme d’une murailleen train de s’écrouler, et tout au bout d’une galerie obscure, quelqu’un poussaun hurlement d’agonie.

La consciencesèche qui lui parlait intérieurement s’étendit, s’informant.

Ah, tout demême, dit-elle avec unsoulagement évident.

— Qu’est-cequi se passe là-bas ? éclata Salmissra.

Viens avecmoi, fit la voix dansl’esprit de Garion. J’ai besoin de ton aide.

Garion mit sesmains sous lui comme pour se lever

Non. Pascomme ça.

Une étrangeimage de division se présenta à l’esprit de Garion. Abstraitement, il voulut laséparation et sentit qu’il s’élevait tout en restant immobile. Tout d’un coup,il ne sentit plus son corps, ses bras, ses jambes, et pourtant, il avait uneimpression de mouvement. Il se vit, il vit son propre corps, stupidement assissur les coussins, aux pieds de Salmissra.

Vite, lui dit sa voix intérieure.

Il n’occupaitplus son propre corps ; il lui semblait être ailleurs, à côté. Une formevague était là, auprès de lui, informe et en même temps très familière. Labrume qui lui obscurcissait le cerveau s’était dissipée ; il se sentait enpleine possession de ses moyens.

— Quiêtes-vous ? demanda-t-il à la forme, à côté de lui.

— Ce n’estpas le moment de t’expliquer. Vite, il faut que nous les ramenions avant queSalmissra n’ait le temps d’intervenir.

— Ramenerqui ?

— Polgaraet Barak.

— TantePol ? Où est-elle ?

Viens,reprit la voix d’un ton pressant. Ensemble, Garion et l’étrange présence à soncôté parurent planer dans l’air vers la porte fermée. Ils passèrent au travers,comme s’ils n’étaient qu’une vapeur inconsistante, et se retrouvèrent dans lecouloir, de l’autre côté.

Puis ilss’élevèrent, comme s’ils volaient, dans le corridor, mais sans la moindresensation de vent sifflant à leurs oreilles ou même de mouvement, et un instantplus tard, ils émergeaient dans la vaste salle couverte où Issus avait amenéGarion en arrivant au palais. Alors ils se stabilisèrent au beau milieu duvide.

Environnée d’unhalo de haine, ses yeux splendides lançant des éclairs, tante Pol arpentait l’immensehalle, accompagnée d’un ours hirsute qui la dominait de toute sa hauteur et queGarion connaissait bien. On avait vaguement l’impression de reconnaître levisage de Barak dans ce faciès bestial, mais toute trace d’humanité en étaitbannie. Les yeux de l’animal brûlaient d’une rage démente et il ouvrait unegueule démesurée.

Les gardestentèrent désespérément de repousser l’ours à l’aide de longues piques, mais labête les balaya comme autant d’allumettes et abattit sur les hommes ses griffesqui fouaillaient l’air, les écrasant dans son étreinte avant de les ouvrir endeux. On aurait pu suivre tante Pol et l’ours à la trace de cadavresdéchiquetés et de morceaux de chair encore palpitante qu’ils abandonnaientderrière eux.

Les serpents quise blottissaient naguère dans les coins grouillaient maintenant sur le sol,mais sitôt qu’ils entraient en contact avec la lumière fulgurante qui nimbaittante Pol, ils mouraient comme Maas avait succombé.

Tante Polabattait systématiquement toutes les portes, d’un mot et de quelques gestes.Qu’un mur épais lui barrât le chemin, et elle le faisait disparaître enpoussière, comme s’il avait été fait de toiles d’araignées.

Barak seprécipita avec un rugissement dément dans la salle chichement éclairée, endétruisant tout sur son passage. Un eunuque fit en glapissant une tentativedésespérée pour grimper à l’un des piliers. Mais, se dressant sur ses pattes dederrière, la grande bête lui enfonça ses griffes dans le dos et le fit tomber àterre. Les hurlements de l’homme s’achevèrent brutalement dans un jaillissementde sang et de cervelle lorsque les redoutables mâchoires se refermèrent avec uncraquement écœurant sur sa tête.

— Polgara !appela silencieusement la présence à côté de Garion. Par ici !

Tante Pol fitvolte-face.

— Suis-nous,dit l’entité. Vite !

Puis, suivis detante Pol et de Barak, fou furieux, Garion et cette autre partie de lui-même seretrouvèrent en train de planer le long du couloir qui les ramenait versSalmissra et le corps à demi inconscient qu’ils venaient de quitter.

Garion et sonétrange compagnon franchirent à nouveau la lourde porte fermée.

Salmissra, dontla nudité marbrée de taches à peine voilées par la robe diaphane évoquaitmaintenant davantage la colère que la lubricité, était penchée sur la forme auregard vide avachie sur les coussins.

— Réponds-moi !hurlait-elle. Réponds-moi !

— Quandnous serons revenus à nous,fit la présence immatérielle, laisse-moi prendre les choses en mains. Nousn’aurons pas trop de temps devant nous.

Alors ils furentde retour. L’espace d’un instant, Garion sentit son corps frémir, et il seretrouva en train de regarder au-dehors par ses propres yeux, mais lebrouillard qui le submergeait auparavant revint en force.

— Quoi ?articulèrent ses lèvres, bien qu’il n’eût pas consciemment formé ce mot.

— Je tedemande si tout ceci est ton œuvre ? demanda Salmissra.

— Quoidonc ?

La voix quisortait de sa bouche ressemblait à la sienne, mais avec une différence subtile.

— Tout ça,reprit-elle. Les ténèbres. Cette offensive sur mon palais.

— Je nepense pas. Comment aurais-je pu faire tout ça ? Je ne suis qu’un pauvregarçon.

— Ne menspas, Belgarion, s’exclama-t-elle d’un ton impérieux. Je sais qui tu es et ceque tu es. Il faut que ce soit toi. Belgarath lui-même n’aurait pas puobscurcir le soleil. Je t’avertis, Belgarion, ce que tu as bu aujourd’hui estla mort. En cet instant précis, le poison qui coule dans tes veines est entrain de te tuer.

— Pourquoim’as-tu fait ça ?

— Pour tegarder. Il te faudra en reprendre, ou c’est la mort. Tu devras boire, tous lesjours de ta vie, ce que je suis seule à pouvoir te donner, ou tu mourras. Tu esà moi, Belgarion. A moi !

Des hurlementsde désespoir s’élevaient de l’autre côté de la porte.

La Reine desSerpents leva les yeux, surprise, et se tourna vers la gigantesque statue quise trouvait derrière elle. Elle s’inclina en une révérence cérémonieuse et semit à décrire dans le vide une série de mouvements compliqués avec ses mains,en prononçant une formule interminable dans une langue que Garion n’avaitencore jamais entendue, une langue au rythme étrange, pleine de sifflementsgutturaux.

La lourde portevola en éclats, et tante Pol se dressa dans l’ouverture, les yeux pleins d’unecolère mortelle, sa mèche blanche étincelant sur son front. L’ours énorme quiétait à ses côtés poussa un rugissement. Il avait les dents dégoulinantes desang, et des lambeaux de chair pendaient de ses griffes.

— Jet’avais prévenue, Salmissra, déclara tante Pol, et sa voix recelait une menacemortelle.

— Ne faispas un pas de plus, Polgara, intima la reine, sans se retourner, ou le garçonmourra. Rien ne pourra le sauver si tu t’attaques à moi.

Tante Pols’immobilisa.

— Que luias-tu fait ? demanda-t-elle.

— Regarde-le,répondit Salmissra. Il a bu de l’athal et du kaldiss. Leur feu coule dans sesveines en cet instant même. Et il en aura très bientôt à nouveau besoin.

Ses doigtsesquissaient toujours leurs mouvements sinueux dans le vide, et son visageétait tendu dans une extrême concentration. Ses lèvres se remirent à articulerde rauques chuintements.

— Est-cevrai ? questionnala voix de tante Pol, dans l’esprit de Garion.

On ledirait bien, répondit la voix sèche. Ils lui ont fait boire des choses,et il n’est plus lui-même.

— Quiêtes-vous ? interrogeatante Pol, en ouvrant de grands yeux.

— J’aitoujours été là, Polgara. Tu ne le savais pas ?

— Garionle sait-il ?

— Ilsait que je suis là. Il ne sait pas ce que cela veut dire.

— Nousen reparlerons plus tard,décida-t-elle. Faites bien attention. Voilà ce qu’il faut faire.

Une vagued’images confuses se succédèrent dans l’esprit de Garion.

Vousavez compris ?

— Biensûr. Je vais lui montrer.

— Vousne pouvez pas le faire vous même ?

— Non,Polgara, répondit lavoix sèche. Le pouvoir en jeu est le sien. Pas le mien. Ne t’inquiète paspour lui. Nous nous comprenons, tous les deux.

Garion sesentait étrangement à l’écart de la conversation qui se déroulait dans sonesprit.

Garion,dit calmement sa voix intérieure. Je veux que tu penses à ton sang.

— Monsang ?

— Nousallons être obligés d’en changer pendant un moment.

— Pourquoi ?

— Pourbrûler le poison qu’ils t’ont fait prendre. Allons, concentre-toi sur ton sang,maintenant.

Garions’exécuta.

Voilàcomment tu veux qu’il devienne. Garion eut une vision de jaune.

— Tu ascompris ?

— Oui.

— Alorsvas-y. Maintenant !

Garion plaça lebout de ses doigts sur sa poitrine et banda sa volonté sur son changement desang. Il eut tout à coup l’impression de s’embraser. Son cœur se mit à battre àgrands coups, et une sueur gluante commença à lui ruisseler sur tout le corps.

Encore un peu, dit la voix.

Garion allaitmourir. Le sang modifié rugissait dans ses veines et il se mit à tremblerviolemment. Son cœur faisait des embardées dans sa poitrine. Un voile noir luitomba devant les yeux, et il s’inclina lentement vers l’avant.

Maintenant ! ordonna brutalement la voix. Change-leà nouveau.

Et puis tout futfini. Les battements du cœur de Garion se calmèrent, puis reprirent un rythmenormal. Il était épuisé, mais l’hébétude dans laquelle il avait été plongés’était dissipée.

C’est fini,Polgara, dit l’autreGarion. Tu peux faire ce qui doit être fait, maintenant.

Le visage detante Pol, jusqu’alors tendu par l’angoisse, devint implacable. Elle s’avançasur le sol luisant en direction de l’estrade.

— Retourne-toi,Salmissra, commanda-t-elle. Retourne-toi, et regarde-moi.

Mais la reineavait élevé les mains au-dessus de sa tête, et les sifflements âpres quis’échappaient de ses lèvres avaient maintenant la force d’un hurlement.

Alors, loinau-dessus de leurs têtes, dans les ténèbres du plafond, les yeux de lagigantesque statue s’ouvrirent et se mirent à brûler d’un feu d’émeraude,intense, auquel fit écho la soudaine luminescence d’un joyau vert qui ornait lacouronne de Salmissra.

Et la statue semit en mouvement, dans un grincement formidable de montagne qui s’ébranle.L’immense bloc de roche dans lequel le colosse avait été taillé fléchit,s’arqua, et la statue fit un pas en avant, puis un autre.

— Pourquoim’as-tu appelé ? demanda une voix terrible, issue de lèvres inflexibles,et la voix retentissait dans la poitrine de la formidable créature de pierre.

— Viens ausecours de Ta servante, Incommensurable Issa, implora Salmissra en se tournantd’un air triomphant vers tante Pol. Cette vile sorcière a fait intrusion dansTon domaine pour m’assassiner. Ses pouvoirs maléfiques sont d’une tellepuissance que nul ne peut lui résister. Je suis Ta promise, et je me place sousTa protection.

— Quiest-elle pour profaner mon temple ? questionna la statue dans un immensegrondement. Qui ose lever la main sur mon élue et ma bien-aimée ?

Les yeuxd’émeraude brillaient d’une terrible colère dans la face de l’énorme statue,qui dominait de toute sa hauteur tante Pol, plantée toute seule au milieu dusol luisant.

— Tu esallée trop loin, Salmissra, déclara tante Pol, impavide. Tu n’avais pas ledroit.

La Reine desSerpents éclata d’un rire méprisant.

— Pas ledroit ? Que signifient tes interdits ? Disparais, maintenant, ouapprête-toi à affronter la colère du Divin Issa. Libre à toi de t’opposer à unDieu, si tel est ton désir !

— Tul’auras voulu, annonça tante Pol.

Elle se redressaet prononça un mot, un seul. Le rugissement qui se fit entendre dans l’espritde Garion à ce mot fut effroyable. Puis, tout d’un coup, elle se mit à grandir.Pied après pied, elle s’éleva, poussant comme un arbre, grossissant,grandissant, prenant des proportions gigantesques devant les yeux éberlués deGarion. En moins d’un instant, elle était face à face avec le grand Dieu depierre et le considérait d’égal à égal.

— Polgara ?La voix du Dieu avait des accents étonnés. Pourquoi as-tu fait ça ?

— Je suisvenue en accomplissement de la Prophétie, Seigneur Issa, expliqua-t-elle. Taservante vous a trahis, Tes frères et Toi-même.

— Cela nese peut, répliqua Issa. Elle est mon élue. Son visage est le visage de mabien-aimée.

— C’estbien son visage, mais ce n’est pas la Salmissra qu’aimait Issa. Une centaine deSalmissra T’ont servi dans ce temple, depuis la mort de Ta bien-aimée.

— Samort ? releva le Dieu.

Et terribleétait son incrédulité.

— Ellement ! glapit Salmissra. Je suis Ta bien-aimée, ô Seigneur. Ne Te laissepas détourner de moi par ses mensonges. Tue-la !

— L’issuede la Prophétie est proche, annonça tante Pol. Le jeune garçon qui se trouveaux pieds de Salmissra est son instrument. Il doit m’être restitué, ou laProphétie ne verra pas son accomplissement.

— L’aboutissementde la Prophétie sera bien vite venu, reprit le Dieu.

— Pas sivite que cela, Seigneur Issa. Il est plus tard que Tu ne penses. Ton sommeil aexcédé les siècles.

— C’est uneimposture ! Un blasphème ! s’écria désespérément Salmissra en secramponnant à la cheville du gigantesque Dieu de pierre.

— Il va mefalloir éprouver la vérité de tout ceci, articula lentement le Dieu. Long etprofond fut mon sommeil, et le monde qui me rappelle à lui me prend audépourvu.

— Détruis-la,ô Seigneur ! implora Salmissra. Ses mensonges constituent une abominationet profanent Ta sainte présence !

— La véritém’apparaîtra, Salmissra, déclara Issa.

Garion éprouvaun contact mental, bref mais prodigieux. Quelque chose l’avait effleuré,quelque chose dont l’immensité le frappait de terreur. Puis le contactdisparut.

— Aaah...

Un soupirs’élevait du sol. Maas, le serpent mort, s’agitait dans son sommeil.

— Aaah...Laissez-moi dormir, siffla-t-il.

— Dans uninstant, tonna Issa. Comment t’appelait-on ?

— Maasétait mon nom, répondit le serpent. J’étais le conseiller et le compagnon deSalmissra l’Eternelle. Renvoie-moi à l’oubli, Seigneur mon Dieu. Je ne puisplus supporter de vivre.

— Est-ce làma bien-aimée Salmissra ? demanda le Dieu.

— Sacontinuatrice, soupira Maas. Ta bien-aimée prêtresse est morte il y a desmilliers d’années. Chacune de celles qui succèdent à Salmissra est choisie poursa ressemblance avec ta promise.

— Ah !gronda Issa, son immense voix retentissant d’une infinie douleur. Et quellesétaient les intentions de cette femme en soustrayant Belgarion aux soins dePolgara ?

— Ellecherchait à contracter alliance avec Torak, répondit Maas. Elle avait ledessein d’apporter Belgarion au Maudit en échange de l’immortalité que sonétreinte lui aurait procurée.

— Sonétreinte ? Ma prêtresse, s’abandonner à l’étreinte de mon frère fou ?

— Avidement,ô Seigneur. Il est dans sa nature de rechercher l’embrasement dans les bras detoute entité, divine, humaine ou animale, qui s’offre à elle.

Une expressiond’indicible dégoût passa sur le visage de pierre d’Issa.

— En a-t-iltoujours été ainsi ? s’enquit-il.

— Toujours,Seigneur, répondit Maas. La potion qui conserve sa jeunesse et sa beauté à tabien-aimée lui enflamme les veines d’un désir qui restera inassouvi jusqu’audernier jour de ses jours. Laisse-moi m’en aller, Seigneur. Terrible est masouffrance...

— Dors,Maas, accorda miséricordieusement Issa. Emporte ma gratitude avec toi dans lesilence du trépas.

— Aaah...soupira Maas avant de s’effondrer à nouveau.

— Je vaiségalement sombrer à nouveau dans le sommeil, déclara Issa. Je ne puism’éterniser, car ma présence risquerait d’éveiller Torak et de lui fairereprendre la guerre dont le monde sortirait anéanti.

La colossaleeffigie de pierre regagna l’endroit où elle se tenait depuis des milliersd’années. Le grincement assourdissant et le grondement de la pierre quis’ébranlait retentirent à nouveau dans l’immense salle.

Dispose de cette femme comme bon tesemblera, Polgara, décréta le Dieu de pierre. Mais épargne sa vie, en souvenirde ma bien-aimée.

— Ainsisoit-il, Seigneur Issa, fit tante Pol en s’inclinant devant la statue.

— Transmetsmon amour à mon frère Aldur, ordonna encore la voix, dont les derniers échosmoururent dans le silence.

— DorsSeigneur, dit tante Pol. Puisse ton sommeil effacer ton chagrin.

— Non !gémit Salmissra d’un ton plaintif, mais la flamme verte était déjà morte dansles yeux de la statue, et le joyau, sur la couronne, s’éteignit pareillementaprès un ultime éclair.

— Ton heureest venue, Salmissra, annonça tante Pol, titanesque et implacable.

— Ne me tuepas, Polgara, implora la reine, en se laissant tomber à genoux. Ne me tue pas,par pitié.

— Je net’ôterai point la vie, Salmissra. J’ai promis au Seigneur Issa de t’épargner.

— Je n’airien promis de tel, intervint Barak, depuis la porte.

Garion jeta unrapide coup d’œil en direction de son gigantesque ami, qui paraissait toutpetit face à l’immensité de tante Pol. L’ours avait disparu, cédant la place augrand Cheresque, l’épée à la main.

— Non,Barak. Je vais régler le problème de Salmissra, une fois pour toutes, proclamatante Pol en se retournant vers la reine transie de terreur. Tu ne vas pascesser de vivre, Salmissra. Tu vivras longtemps — à jamais, peut-être.

Un impossibleespoir se fit jour dans les yeux de Salmissra. Lentement, elle se redressa etleva les yeux sur la silhouette titanesque qui la dominait de toute sa hauteur.

— Eternellement,Polgara ? demanda-t-elle.

— Mais jedois te métamorphoser, reprit tante Pol. Le poison que tu as absorbé pourrester jeune et belle te tue lentement. Ses traces commencent déjà à apparaîtresur ton visage.

Les mains de lareine volèrent à ses joues, et elle se retourna rapidement pour se regarderdans son miroir.

— Tu tedégrades, Salmissra, poursuivit tante Pol. Bientôt, tu seras vieille et laide.La passion qui te consume s’éteindra, et tu mourras. Tu as le sang tropchaud ; voilà ton problème.

— Maiscomment...

Salmissra netermina pas sa phrase.

— Unepetite modification, lui assura tante Pol. Juste un petit changement, et tuvivras éternellement. Garion sentit la puissance de sa volonté s’enfler démesurément.

— Je vaiste donner la vie éternelle, Salmissra, reprit-elle en levant la main.

Elle prononça unmot dont la force terrible ébranla Garion comme une feuille dans la tourmente.

Ils ne virentpas grand-chose au début. Salmissra resta drapée dans sa pâle nudité quisemblait luire à travers sa robe. Puis les étranges marbrures vertess’accentuèrent et ses cuisses se rapprochèrent étroitement l’une de l’autre,tandis que son visage se distendait en un long museau pointu. Alors sa bouches’étira d’une oreille à l’autre et ses lèvres s’estompèrent, leurs commissuresse figeant en un rictus reptilien.

Garion laregardait avec horreur, incapable de détourner les yeux. Les épaules de lareine s’effacèrent, sa robe glissa sur elle et ses bras se collèrent à sesflancs. Puis son corps s’allongea et ses jambes, maintenant complètementsoudées l’une à l’autre, commencèrent à s’incurver en larges anneaux. Sescheveux lustrés disparurent avec les derniers vestiges d’humanité qui s’attardaientencore sur son visage, mais sa couronne d’or resta inébranlablement fixée sursa tête. Elle se laissa glisser sur la masse de ses anneaux et de sescirconvolutions en dardant sa langue, et le capuchon en lequel s’élargissaitson cou s’enfla comme elle braquait le regard mort de ses yeux plats sur tantePol.

— Remontesur ton trône, Salmissra, ordonna tante Pol, qui avait retrouvé sa taillehabituelle pendant la métamorphose de la reine.

La tête de lareine demeura immobile tandis qu’elle déroulait ses anneaux et gravissait ledivan garni de coussins dans un frottement sec, un crissement poussiéreux.

Tante Pol setourna vers Sadi, l’eunuque.

— Veillesur la Servante d’Issa, la reine du Peuple des Serpents, dont le règne dureraéternellement, car elle est véritablement immortelle maintenant, et arborerajusqu’à la fin des temps la couronne de Nyissie.

Sadi, qui étaitd’une pâleur mortelle et roulait des yeux affolés, déglutit péniblement ethocha la tête en signe d’assentiment.

— Je teconfie donc ta reine, reprit-elle. Je préférerais partir paisiblement, maisd’une façon ou d’une autre, nous nous en irons ensemble, le garçon et moi.

— Je feraipasser le message, acquiesça Sadi, avec empressement. Personne ne tentera de semettre en travers de votre chemin.

— Sagedécision, commenta sèchement Barak.

— Saluonstous la Reine des Serpents de Nyissie, articula d’une voix tremblante l’un deseunuques en robe écarlate, en se laissant tomber à deux genoux devantl’estrade.

— Louéesoit-elle, répondirent rituellement les autres, en s’agenouillant à leur tour.

— Sa gloirenous est révélée.

— Adorons-la.

En suivant tantePol vers la porte fracassée, Garion jeta un coup d’œil en arrière. Alanguie surson trône, ses anneaux tavelés lovés les uns sur les autres, Salmissracontemplait son reflet dans le miroir, sa couronne dorée bien droite sur satête encapuchonnée. Mais son museau reptilien était totalement dépourvud’expression, et il était impossible de deviner ce qu’elle pensait.

Chapitre 30

Ils laissèrentles eunuques chanter les louanges de la Reine des Serpents, agenouillés dans lasalle du trône, pour suivre tante Pol à travers les galeries et les sallesvoûtées désertes. Son épée à la main, Barak refaisait à grandes enjambées lechemin qu’il avait suivi en arrivant, reconnaissable aux cadavres sauvagementmutilés qui le jonchaient. Le visage livide du grand bonhomme arborait uneexpression sinistre, et il lui arriva plus d’une fois de détourner les yeuxdevant le terrible carnage qui marquait leur trajet.

Ils émergèrentdu palais pour trouver Sthiss Tor plongée dans des ténèbres plus sombres que lanuit la plus noire. Une torche prise au palais dans une main, son épée dansl’autre, Barak leur ouvrit un chemin dans la foule hystérique qui se lamentaitdans les rues, en proie à une terreur abjecte, et il devait être si terribleque, bien qu’aveuglés par la panique, les Nyissiens s’écartaient devant lui.

— Qu’est-ceque c’est que ça, Polgara ? grommela-t-il en se retournant pour laregarder, avec un ample mouvement de sa torche, comme pour écarter l’obscurité.Encore un de vos tours de magie ?

— Non,répondit-elle. Ce n’est pas de la sorcellerie. Des sortes de flocons grisvoltigeaient dans la lumière de la torche.

— De laneige ? demanda Barak, incrédule.

— Non. Descendres.

— Qu’est-cequi brûle ?

— Unemontagne. Retournons le plus vite possible au bateau. Nous avons plus àcraindre de la foule que de tout ceci. Allons par là, suggéra-t-elle en jetantsa cape légère sur les épaules de Garion et en leur indiquant une rue où l’onvoyait s’agiter quelques torches.

Les cendrescommencèrent à tomber plus lourdement. On aurait dit qu’une farine grise, sale,et qui distillait une puanteur méphitique, se répandait à travers le tamis del’air chargé d’humidité.

Lorsqu’ils arrivèrentaux quais, l’obscurité commençait à céder du terrain. Les cendres dérivaientmaintenant vers le bas, s’insinuant dans les fissures entre les pavés ets’accumulant en ruisselets secs le long des bâtiments. Mais il avait beau fairede plus en plus clair, ils n’y voyaient pas à dix pas dans cette pluie decendres, plus dense qu’un brouillard.

Les quaisétaient plongés dans le chaos absolu. Des hordes de Nyissiens, hurlant etgémissant, tentaient de grimper dans les bateaux pour fuir la cendre étouffantequi dérivait dans un silence mortel à travers l’air humide. Nombreux étaientmême ceux qui, succombant à l’affolement, préféraient s’engloutir dans les eauxfatales de la rivière.

— Nousn’arriverons jamais à traverser cette populace, Polgara, décida Barak.Attendez-moi un instant.

Il rengaina sonépée, bondit et s’agrippa au rebord d’une toiture basse. Un rétablissement, etl’instant d’après, il était campé au bord du toit, au-dessus d’eux. Ils nevoyaient plus de lui qu’une vague silhouette.

— Holà, Greldik !rugit-il d’une voix de tonnerre qui portait par-dessus le vacarme même de lafoule.

— Barak !retentit la voix de Greldik. Où es-tu ?

— Au boutdu quai, hurla Barak en réponse. Nous ne pouvons pas passer, avec tous cesgens.

— Reste oùtu es, fit Greldik. Nous allons venir te chercher.

Au bout dequelques instants, ils entendirent un vacarme de pieds frappant lourdement lespavés du quai. Quelques horions auxquels répondaient des cris de douleurponctuèrent les hurlements de la foule au paroxysme de l’épouvante, puisGreldik, Mandorallen et une poignée de matelots particulièrement costauds,armés de gourdins, émergèrent de la pluie de cendres, se frayant un chemin avecune redoutable efficacité.

— Vous vousétiez perdus ? beugla Greldik à l’attention de Barak.

Barak bondit àbas du toit.

— Nousavons dû nous arrêter un moment au palais, répondit-il, sans s’étendre.

— Ilcommençait à nous venir de grandes craintes pour votre personne, gente dame,déclara Mandorallen, en écartant de son chemin un Nyissien éperdu de terreur.Le brave Durnik est rentré depuis plusieurs heures, déjà.

— Nousavons été retardés, commenta-t-elle. Capitaine, pouvez-vous nous amener à bordde votre bateau ?

Greldik réponditpar un sourire inquiétant.

— Eh bien,allons-y, pressa-t-elle. Dès que nous serons à bord, je pense qu’il vaudraitmieux nous ancrer un peu plus loin du rivage. Les cendres vont bien finir parcesser de tomber, mais en attendant, ces gens vont continuer à s’affoler.Avez-vous eu des nouvelles de Silk ou de mon père ?

— Pasencore, ma Dame, répondit Greldik.

— Mais quefait-il donc ? se demanda-t-elle à elle-même avec agacement.

Mandorallen tirasa large épée et marcha droit sur la foule, sans ralentir ou infléchir satrajectoire. Les Nyissiens s’évanouissaient littéralement devant lui.

La cohue étaitencore pire le long du vaisseau de Greldik. Alignés derrière le bastingage,Durnik, Hettar et tous les membres de l’équipage repoussaient à l’aide delongues gaffes les gens frappés de terreur.

— Sortez lapasserelle, hurla Greldik au moment où ils arrivaient au bord du quai.

— Noblecapitaine, balbutia un Nyissien au crâne chauve, en s’agrippant au gilet defourrure de Greldik. Laisse-moi monter à bord de ton bateau et je te donneraicent pièces d’or.

Greldik le repoussad’un air dégoûté.

— Unmillier de pièces d’or, promit le Nyissien en se cramponnant au bras de Greldiket en lui agitant une bourse sous le nez.

— Que l’onéloigne ce babouin de moi, ordonna Greldik.

D’un coup degourdin, l’un des matelots mit négligemment le Nyssien hors d’état de nuireavant de le délester de sa bourse. Il l’ouvrit et en versa le contenu dans lecreux de sa main.

— Troispièces d’argent, dit-il avec écœurement. Le reste n’est que du cuivre.

Il se retournapour flanquer à l’homme un bon coup de pied dans le ventre.

Ils montèrent àbord l’un après l’autre, tandis que Barak et Mandorallen repoussaient la fouleen la menaçant des pires sévices.

— Larguezles amarres ! tonna Greldik lorsqu’ils furent tous à bord.

Les matelotscoupèrent les lourdes amarres au grand désespoir des Nyissiens agglutinés lelong du quai. Le bâtiment s’écarta lentement au gré du courant visqueux, suivid’un concert de gémissements et de lamentations.

— Garion,dit tante Pol, tu devrais descendre mettre quelque chose de décent et enleverce rouge dégoûtant que tu as sur la figure. Et puis reviens ici tout de suite.Je veux te parler.

Garion, quiavait oublié sa tenue succincte, piqua un fard et s’empressa de descendre sousle tillac.

Il faisaitnettement plus clair lorsqu’il réapparut, revêtu d’une tunique et de chausses,mais les cendres grises dérivaient toujours dans l’air immobile, embrumant lemonde autour d’eux, recouvrant toute chose d’une épaisse couche de poussièreimpalpable. Les matelots de Greldik avaient mouillé l’ancre, et le bateau sebalançait mollement dans le courant léthargique, assez loin du bord.

— Par ici,Garion, appela tante Pol.

Debout à laproue, elle scrutait le brouillard poussiéreux. Garion s’approcha avec unecertaine appréhension, le souvenir de ce qui s’était passé au palais encorebien vivace dans son esprit.

— Assieds-toi,mon chou, suggéra-t-elle. Je voudrais voir quelque chose avec toi.

— Oui,M’dame, acquiesça-t-il en s’asseyant sur le banc, près d’elle.

— Garion,dit-elle en se tournant vers lui et en le regardant droit dans les yeux. Est-cequ’il s’est passé quelque chose pendant que tu étais au palais deSalmissra ?

— De quelgenre de chose veux-tu parler ?

— Tu saisbien ce que je veux dire, répondit-elle plutôt sèchement. Tu ne vas pas nousmettre tous les deux dans l’embarras en m’obligeant à te poser des questionsplus précises, j’espère ?

— Ah !fit-il en s’empourprant. Des choses comme ça ! Non, il ne s’est rienpassé.

Il évoqua, nonsans regrets, le souvenir de la reine si tentante, comme un fruit presque tropmûr.

— Trèsbien. C’est tout ce que je craignais. Tu ne peux pas te permettre de te laisserentraîner dans ce genre de situation pour l’instant. Compte tenu des conditionsspécifiques dans lesquelles tu te trouves, cela pourrait avoir des conséquencesparticulières.

— Je nesuis pas sûr de comprendre, dit-il.

— Tudisposes de certaines facultés, précisa-t-elle, et le fait de commencer à avoirdes expériences dans certain domaine avant qu’elles n’aient atteint leur pleinematurité pourrait déterminer des résultats quelque peu imprévisibles. Mieuxvaut ne pas confondre les registres pour le moment.

— Il auraitpeut-être mieux valu qu’il se passe quelque chose, au contraire, balbutiaGarion. Ça aurait peut-être mis ces facultés hors d’état d’agir — et denuire à qui que ce soit par la même occasion.

— J’endoute. Ton pouvoir est trop grand pour être neutralisé si facilement. Tu tesouviens de ce dont nous avons parlé le jour où nous avons quitté la Tolnedrie,ton instruction ?

— Je n’aipas besoin d’instruction, protesta-t-il en s’assombrissant.

— Oh !que si. Et maintenant plus que jamais. Tu es doté d’un pouvoir énorme, d’unepuissance inconnue à ce jour, et si complexe que je n’arrive même pas à lecomprendre complètement. Il faut que tu apprennes à le maîtriser avant dedéclencher une catastrophe. Tu échappes à tout contrôle, Garion. Si tu tiensvraiment à éviter de faire du mal aux gens, tu devrais être plus que disposé àapprendre comment empêcher les accidents.

— Je ne veuxpas être un sorcier, objecta-t-il. Tout ce que je demande, c’est d’êtredébarrassé de ce pouvoir. Tu ne peux pas m’y aider ?

— Non,répondit-elle en secouant la tête. Et même si j’en étais capable, je ne leferais pas. Tu ne peux pas y renoncer, mon Garion. Ça fait partie de toi.

— Alors,toute ma vie je serai un monstre ? demanda amèrement Garion. Il va falloirque je passe le restant de mes jours à changer les gens en crapauds ou enserpents, ou à les brûler vifs ? Et peut-être même qu’au bout d’un momentj’y serai tellement habitué que ça ne me fera plus rien. Je vivraiéternellement — comme grand-père et toi — mais je ne serai plushumain. Tante Pol, je crois que je préfère mourir.

— Vousne pouvez pas le raisonner ?

Sa voixs’adressait directement, dans son esprit, à l’autre conscience qui l’habitait.

— Paspour l’instant, Polgara,répondit la voix sèche. Il est trop occupé à s’apitoyer sur son sort.

— Ilfaut qu’il apprenne à maîtriser le pouvoir dont il dispose, dit-elle.

— Jel’empêcherai de faire des bêtises,promit la voix. Je ne pense pas que nous puissions faire grand’chose d’autreavant le retour de Belgarath. Il traverse une crise morale, et nous ne pourronspas vraiment nous entendre avec lui tant qu’il n’aura pas lui-même trouvé desolution au problème.

— Jen’aime pas le voir souffrir comme cela.

— Tu estrop sensible, Polgara. Il est solide, et ça ne peut pas lui faire de mal desouffrir un peu.

— Vousallez arrêter de me traiter comme si je n’existais pas, tous les deux ?demanda Garion, furieux.

— Dame Pol,fit Durnik, qui venait vers eux, je pense que vous feriez mieux de venir toutde suite. Barak veut se tuer.

— Il veut quoi ?releva tante Pol.

— Ça auraitun rapport avec une malédiction, expliqua Durnik. Il dit qu’il va se laisser tombersur son épée.

— Quelimbécile ! Où est-il ?

— Il estretourné à l’arrière, répondit Durnik. Il a dégainé son épée, et il ne laisseapprocher personne.

— Venezavec moi.

Elle se dirigeavers la poupe, Garion et Durnik sur ses talons.

— La foliedu combat nous est à tous familière, ô Messire, disait Mandorallen en tentantde raisonner le grand Cheresque. Ce n’est pas une chose dont on ait à seglorifier, mais ce n’est pas non plus une raison pour se laisser aller à un teldésespoir.

Barak nerépondit pas. Il était campé sur le gaillard d’arrière, les yeux révulsésd’horreur, et balançait lentement son énorme épée d’un air menaçant, écartanttous ceux qui faisaient mine d’avancer.

Tante Pol fenditla foule des matelots et fonça droit sur lui.

— N’essayezpas de m’arrêter, Polgara, la menaça-t-il. Impavide, elle tendit la main eteffleura du bout du doigt la pointe de son épée.

— Elle estun peu émoussée, dit-elle d’un ton pensif. Pourquoi ne pas demander à Durnik del’aiguiser ? Elle glisserait mieux entre vos côtes lorsque vous vouslaisserez tomber dessus.

Barak eut l’airun peu surpris.

— Vous avezbien pris toutes vos dispositions, j’espère ?

— Quellesdispositions ?

— Eh bien,concernant votre dépouille. Vraiment, Barak, je pensais que vous aviez plus desavoir-vivre. Un homme du monde n’encombrerait pas ses amis avec ce genre decorvée. Le procédé le plus généralement employé est l’incinération, bien sûr,mais le bois est très humide, en Nyissie, et vous mettriez plus d’une semaine àvous consumer. J’imagine qu’il faudra que nous nous résolvions à vous balancerà la rivière. Les sangsues et les écrevisses vous auront nettoyé jusqu’aux osen un jour ou deux.

Barak prit unair blessé.

— Voulez-vousque nous ramenions votre épée et votre bouclier à votre fils ?demanda-t-elle.

— Je n’aipas de fils, répondit-il d’un ton morose.

Il nes’attendait évidemment pas à cette brutale démonstration de sens pratique.

— Allons,je ne vous ai donc rien dit ? Je suis vraiment distraite.

— Mais dequoi parlez-vous ?

— Peuimporte, dit-elle. C’est sans intérêt, à présent. Comptiez-vous vous laissertout simplement tomber sur votre épée, ou vous précipiter contre le mât, lagarde en avant ? Les deux façons sont bonnes. Voudriez-vous vous écarter,fit-elle en se retournant vers les matelots, de sorte que le comte de Trellheimpuisse prendre son élan et courir jusqu’au mât ? Les matelots laregardèrent en ouvrant de grands yeux.

— Quevouliez-vous dire à propos de mon fils ? reprit Barak en baissant sonépée.

— Cela neferait que vous perturber, Barak. Il est probable que vous vous massacreriezignoblement si je vous racontais tout ça maintenant. Nous ne tenons vraimentpas à ce que vous nous encombriez en geignant pendant des semaines. Ce seraitbeaucoup trop déprimant, vous savez.

— Je veuxque vous me disiez de quoi vous parliez !

— Oh !très bien, soupira-t-elle. Merel, votre femme, attend un enfant. Le résultat decertains hommages que vous lui avez rendus lors de notre visite au Vald’Alorie, j’imagine. Elle est plus grosse que la pleine lune, en ce moment, etvotre exubérante progéniture lui fait une vie d’enfer avec ses coups de pied.

— Unfils ? articula Barak, les yeux comme des soucoupes, tout à coup.

— Vraiment,Barak, protesta-t-elle. Vous devriez faire un peu plus attention à ce qu’onvous dit. Vous n’arriverez jamais à rien si vous ne vous décidez pas à vousdéboucher les oreilles.

— Unfils ? répéta-t-il, en laissant échapper son épée.

— Voilà quevous l’avez laissée tomber, maintenant, le gourmanda-t-elle. Allons, ramassez-la,et finissons-en. C’est vraiment un manque d’égards et de considération enversautrui que de mettre toute la journée à se tuer comme ça.

— Ah, maisje ne me tue plus, déclara-t-il avec indignation.

— Vous nevous tuez plus ?

— Sûrementpas, alors, balbutia-t-il.

Puis il aperçutl’ombre de sourire qui s’épanouissait à la commissure des lèvres de tante Pol,et il pencha la tête d’un air penaud.

— Espèce degrosse andouille, dit-elle.

Puis elle luiempoigna la barbe à deux mains, lui tira la tête vers le bas, et appliqua ungros baiser sonore sur son visage sali par les cendres. Greldik eut ungloussement d’allégresse ; Mandorallen fit un pas en avant et étreignitBarak dans une accolade bourrue.

— Je meréjouis pour Toi, ô mon ami, déclama-t-il, et mon cœur s’enfle d’allégresse.

— Qu’onapporte un tonneau de bière ! ordonna Greldik à ses matelots en flanquantde grandes claques dans le dos de son ami. Nous allons saluer l’héritier desTrellheim avec la bonne vieille bière brune de Cherek.

— Je penseque ça ne va pas tarder à dégénérer, maintenant, dit calmement tante Pol àGarion. Viens avec moi.

Ils retournèrentà la proue du bateau.

— Est-cequ’elle reprendra sa forme un jour ? demanda Garion quand ils furent ànouveau seuls.

— Qui donc,mon chou ?

— La reine,précisa Garion. Est-ce qu’elle retrouvera sa forme ?

— Avec letemps, elle n’en aura même plus envie, répondit tante Pol. La forme que l’onadopte finit par dominer la pensée, au bout d’un moment. Avec les années, cesera de plus en plus un serpent et de moins en moins une femme.

— Il auraitété plus clément de la tuer, commenta Garion, avec un frisson.

— J’avaispromis au Dieu Issa de ne pas le faire, dit-elle.

— C’étaitvraiment le Dieu ?

— Sonesprit, répondit-elle, et son regard se perdit dans les cendres qui tombaienttoujours. Salmissra a investi l’effigie d’Issa de son esprit, et l’espace d’unmoment au moins, la statue a été le Dieu. C’est très compliqué. Mais où peut-ilbien être passé ? fit-elle, l’air tout à la fois préoccupé et irrité,subitement.

— Quiça ?

— Mon père.Il y a des jours qu’ils devraient être ici, maintenant.

Ils restèrentplantés l’un à côté de l’autre à regarder les flots boueux.

Finalement, ellese détourna du bastingage et épousseta les épaules de sa cape d’un air dégoûté,soulevant de petits nuages de cendre.

Je descends,dit-elle en faisant une grimace. Ça commence à devenir vraiment trop sale pourmoi, ici.

— Jecroyais que tu voulais me parler.

— Je nepenses pas que tu sois prêt à écouter ce que j’ai à te dire. J’attendrai.

Elle fit un pas,puis s’arrêta.

— Au fait,Garion ?

— Oui ?

— A taplace, je m’abstiendrais de boire la bière que les matelots sont en traind’ingurgiter. Après ce qu’ils t’ont fait prendre au palais, ça te rendraitsûrement malade.

— Ah !bon, répondit-il, non sans regrets. D’accord.

— Tu ferasce que tu veux, bien sûr, reprit-elle. Mais je me disais que tu préférerais lesavoir avant.

Puis elle sedétourna à nouveau, et s’enfonça par l’écoutille dans les profondeurs dunavire.

Garion était enproie à des émotions mitigées. La journée avait été fertile en événements, etil avait la tête farcie d’un tourbillon d’images confuses.

Ducalme, lui dit sa voix intérieure.

— Comment ?

J’essaied’entendre quelque chose. Ecoute.

— Ecouterquoi ?

Là. Tun’entends rien ?

Faiblement,comme venant de très loin, Garion eut l’impression d’entendre un bruit desabots étouffé.

— Qu’est-ceque c’est ?

La voix nerépondit pas, mais l’amulette qu’il avait autour du cou se mit à palpiter aurythme du martèlement lointain. C’est alors qu’un bruit de pas précipités sefit entendre derrière lui.

— Garion !

Il se retournajuste à temps pour se retrouver prisonnier de l’étreinte de Ce’Nedra.

— Je mefaisais tellement de souci pour toi. Où étais-tu passé ?

— Des genssont montés à bord et se sont emparés de moi, dit-il en tentant de sedébarrasser d’elle. Ils m’ont emmené au palais.

— Maisc’est terrible ! s’exclama-t-elle. Tu as rencontré la reine ?

Garion hocha latête et eut un frisson en repensant au serpent encapuchonné qui se regardaitdans un miroir, alangui sur son divan.

— Qu’est-cequi ne va pas ? demanda la fille.

— Il s’estpassé beaucoup de choses, répondit-il. Pas toutes agréables.

Quelque part, aufin fond de sa conscience, le tambourinement continuait.

— Tu veuxdire qu’ils t’ont torturé ? interrogea Ce’Nedra, en écarquillant les yeux.

— Non, pasdu tout.

— Alors,que s’est-il passé ? insista-t-elle. Raconte-moi. Il savait qu’elle ne lelaisserait pas en paix tant qu’il ne se serait pas exécuté, de sorte qu’il luidécrivit du mieux qu’il put ce qui s’était passé. Le bruit sourd semblait serapprocher pendant qu’il parlait, et la paume de sa main droite se mit à lepicoter. Il la frotta sans y penser.

— C’estabsolument affreux, déclara Ce’Nedra, quand il eut fini. Tu n’as pas eupeur ?

— Pasvraiment, tempéra Garion en se grattouillant toujours la paume de la main.J’étais tellement abruti, la plupart du temps, par les choses qu’ils m’avaientfait boire que j’aurais été bien incapable d’éprouver quoi que ce soit.

— C’estvraiment toi qui as tué Maas, juste comme ça ? demanda-t-elle en claquantles doigts.

— Ça nes’est pas passé tout à fait comme ça, tenta-t-il d’expliquer. Ce n’est pas sisimple.

— Je savaisbien que tu étais un sorcier, dit-elle. Je te l’ai dit le jour où nous étions àla piscine, tu te souviens.

— Mais jene veux pas être sorcier, protesta-t-il. Je n’ai jamais demandé à l’être.

— Je n’aipas demandé à être princesse non plus.

— Ce n’estpas la même chose. Etre un roi ou une princesse, c’est être ce qu’on est. Etreun sorcier, ça a un rapport avec ce qu’on fait.

— Je nevois pas la différence, objecta-t-elle d’un ton obstiné.

— Je peuxamener des choses à se produire, précisa-t-il. Des choses terribles, la plupartdu temps.

— Etalors ? riposta-t-elle, exaspérante. Moi aussi, je peux déclencher deschoses horribles. Ou du moins, je pouvais, à Tol Honeth. Un mot de moi auraitpu envoyer un serviteur au poteau de torture, ou au billot. Je ne l’ai jamaisprononcé, évidemment, mais j’aurais pu. Le pouvoir, c’est le pouvoir, Garion.Le résultat est le même. Tu n’es pas obligé de faire du mal aux gens si tu neveux pas.

— Maisc’est pourtant ce qui arrive de temps en temps, sans que j’en aie envie.

La palpitationdevenait obsédante, maintenant, presque comme un mal de tête assourdi.

— Eh bien,il faut que tu apprennes à contrôler ton pouvoir.

— J’ail’impression d’entendre parler tante Pol.

— Elleessaie seulement de t’aider, déclara la princesse. Elle n’arrête pas d’essayerde te faire faire de ton plein gré ce que tu seras bien obligé de faire, en finde compte. Combien de gens vas-tu transformer en torches humaines avant definir par accepter ce qu’elle te dit ?

— Ça, cen’était pas nécessaire, rétorqua Garion, piqué au vif.

— Oh !si, assura-t-elle. Je crois que si. Tu as de la chance que je ne sois pas tatante. Je ne supporterais pas tes caprices comme elle.

— Vous necomprenez rien, marmonna Garion d’un ton sinistre.

— Jecomprends bien mieux que toi, Garion. Tu sais quel est ton problème ? Tu neveux pas grandir. Tu voudrais rester un petit garçon jusqu’à la fin de tesjours. Mais ce n’est pas possible. Personne ne peut empêcher le passage dutemps. Quel que soit ton pouvoir, que tu sois un empereur ou un sorcier, tu nepeux pas empêcher les années de filer. Il y a longtemps que je m’en suis renducompte, mais enfin, c’est sûrement que je suis beaucoup plus intelligente quetoi.

Puis, sans unmot d’explication, elle se dressa sur la pointe des pieds et lui déposa unléger baiser en plein sur les lèvres. Garion s’empourpra et baissa la tête,tout embarrassé.

— Dis-moi,poursuivit Ce’Nedra en jouant avec la manche de sa tunique. La reine Salmissraétait-elle aussi belle qu’on le dit ?

— C’étaitla plus belle femme que j’ai jamais vue de ma vie, répondit Garion sansréfléchir. La princesse inspira brutalement.

— Je tedéteste ! s’écria-t-elle entre ses dents serrées. Puis elle fit volte-faceet partit en courant, tout éplorée, à la recherche de tante Pol.

Garion la suivitdes yeux, perplexe, puis se détourna pour regarder rêveusement la rivière etles cendres qui dérivaient, emportées par le courant. Le picotement dans sapaume devenait vraiment intolérable et il se gratta le fond de la main,enfonçant férocement ses ongles dans sa chair.

Tu vaste faire mal et c’est tout, dit sa voix intérieure.

— Ça megratte. Je ne peux pas le supporter.

Arrêtede faire l’enfant.

— Mais d’oùça vient ?

Tuveux dire que tu n’as vraiment pas compris ? Tu as davantage à apprendreque je ne pensais. Prends ton amulette dans la main droite.

— Pour quoifaire ?

Faisce que je te dis, c’est tout, Garion.

Garion fouillasous sa tunique et mit sa paume brûlante sur son pendentif. Le contact entre samain et l’amulette palpitante lui fit l’impression d’approcher la perfection,un peu comme une clef rentrant dans la serrure pour laquelle elle a été faite,mais en plus ample. Le picotement devint la vague impérieuse qui lui étaitmaintenant familière, et la palpitation sembla éveiller un écho vide dans sesoreilles.

Pastrop fort, fit la voix intérieure, comme pour le mettre en garde. Tun’essaies pas d’assécher la rivière, tu sais.

— Que sepasse-t-il ? Mais qu’est-ce que c’est, à la fin ?

Belgarathtente de nous retrouver.

— Grand-père ?Où est-il ?

Un peude patience.

Garion avaitl’impression que la palpitation devenait de plus en plus forte, et bientôt soncorps tout entier se mit à frémir à chaque pulsation. Il plongea le regardpar-dessus le bastingage, dans l’espoir d’apercevoir quelque chose dans labrume, mais la cendre qui se posait à la surface de la rivière boueuse, silégère qu’elle la recouvrait sans s’y engloutir, empêchait d’y voir à plus devingt pas. On n’apercevait même pas la cité, et la pluie sèche donnait presquel’impression d’étouffer les cris et les gémissements qui s’élevaient des ruesinvisibles. On ne distinguait à vrai dire que le lent passage du courant contrela coque.

C’est alors quequelque chose se mit à bouger, loin sur la rivière. Quelque chose de pas trèsgros, qui semblait n’être, au départ, qu’une silhouette sombre dérivant,fantomatique et silencieuse, au gré du courant.

La palpitationdevint encore plus forte. Puis l’ombre se rapprocha, et Garion commença àdistinguer la forme d’une petite barque. Une rame entra dans l’eau, lui arrachantun petit clapotement. L’homme qui était aux avirons se tourna pour regarderpar-dessus son épaule. Garion reconnut Silk. Son visage était couvert de cendregrise, et des ruisselets de sueur lui sillonnaient les joues.

Sire Loup étaitassis à l’arrière de la petite embarcation, emmitouflé dans sa cape dont ilavait relevé le capuchon.

Bienvenueà toi, Belgarath, dit la voix sèche.

Quiest-ce ? La voix de sire Loup paraissait surprise, dans l’esprit deGarion. C’est toi, Belgarion ?

Pastout à fait, répondit la voix. Pas encore, en tout cas, mais nous yarriverons.

— Je medemandais qui pouvait causer tout ce bruit.

— Il aparfois tendance à en faire un peu trop. Mais il finira par s’y mettre.

L’un desmatelots réunis autour de Barak, à la poupe, poussa un beuglement et ils seretournèrent tous pour regarder la barque qui venait lentement vers eux.

Tante Polremonta des profondeurs de la coque et s’approcha du bastingage.

— Vousn’êtes pas en avance, dit-elle.

— Nousavons été retardés, répondit le vieil homme par-dessus le vide qui diminuait àchaque coup de rame.

Il repoussa sacapuche et secoua la cendre impalpable qui recouvrait sa cape. Puis Garion vitque le vieil homme avait le bras retenu par une ficelle sale, sur la poitrine.

— Qu’est-ceque tu t’es fait au bras ? demanda tante Pol.

— Jepréfère ne pas en parler.

Sire Loup avaitla joue marquée d’une vilaine balafre qui se perdait dans sa courte barbeblanche, et ses yeux semblaient briller d’une prodigieuse contrariété.

Le visagecouvert de cendres du petit homme qui, d’un coup de rame, amena habilement labarque le long du vaisseau de Greldik dans un choc insignifiant, arborait unsourire incroyablement rusé.

— Jen’imagine pas pouvoir arriver à vous convaincre de fermer votre bec ?lâcha sire Loup d’un ton peu amène.

— Commentpouvez-vous penser que j’oserais dire quoi que ce soit, puissant sorcier ?riposta Silk, d’un ton moqueur, en ouvrant tout grand ses petits yeux de fouinedans une superbe démonstration de fausse ingénuité.

— Aidez-moiplutôt à monter à bord, rétorqua sire Loup d’un ton hargneux.

Tout soncomportement était celui d’un homme qui a été victime d’une insulte mortelle.

— A vosordres, vénérable Belgarath, s’empressa Silk, en faisant des efforts visiblespour ne pas éclater de rire.

Il aida tantbien que mal le vieil homme à passer par-dessus le bastingage du bateau.

— Ne nouséternisons pas ici, déclara sire Loup, laconique, au capitaine Greldik venul’accueillir.

— Par oùvoulez-vous aller, vénérable Ancien ? s’enquit prudemment Greldik,apparemment peu désireux d’aggraver l’humeur du vieil homme.

Sire Loup luijeta un regard féroce.

— Versl’aval ou vers l’amont ? précisa Greldik d’un ton conciliant.

— Versl’amont, évidemment, cracha sire Loup.

— Commentvouliez-vous que je le sache ? demanda Greldik, en prenant tante Pol àtémoin.

Puis il sedétourna et commença à aboyer des ordres à ses hommes.

L’expression detante Pol était un mélange complexe de soulagement et de curiosité.

— Je suissûre que tu vas avoir une histoire fascinante à nous raconter, père,insinua-t-elle comme les matelots commençaient à relever les lourdes ancres.J’ai hâte de l’entendre.

— Je mepasserai avantageusement de tes sarcasmes, Pol, déclara sire Loup. J’ai eu unedure journée. Essaie de ne pas me rendre les choses encore plus pénibles, si tupeux.

C’en fut troppour Silk. A ces mots, le petit homme, qui était en train d’escalader lebastingage, s’écroula, en proie à un fou rire incontrôlable. Il s’effondra surle pont en hurlant de rire.

Sire Loupobserva son compagnon hilare avec l’expression du plus profond courroux, tandisque les marins de Greldik se mettaient aux avirons et ramenaient le navire dansle sens du courant paresseux.

— Qu’est-ceque tu t’es fait au bras, père ? demanda tante Pol avec un regard acéré,et d’un ton qui indiquait clairement qu’elle n’entendait pas se faire mener enbateau un instant de plus.

— Je me lesuis cassé, répondit platement sire Loup.

— Commentas-tu fait ça ?

— Unstupide accident, Pol. Le genre de choses qui arrivent de temps en temps.

— Fais-moivoir ça.

— Oui, toutde suite. Vous ne pourriez pas arrêter un peu, gronda-t-il, en stigmatisant duregard Silk toujours hilare, et dire aux matelots où nous allons ?

— Et oùallons-nous, père ? s’informa tante Pol. Tu as retrouvé la piste deZedar ?

— Il estpassé en Cthol Murgos. Ctuchik l’attendait.

— Etl’Orbe ?

— Elle estentre les mains de Ctuchik, maintenant.

— Penses-tuque nous allons réussir à l’intercepter avant qu’il n’arrive à Rak Cthol ?

— J’endoute. De toute façon, il faut d’abord que nous allions au Val.

— AuVal ? Mais enfin, père, ça n’a pas de sens.

— NotreMaître nous appelle, Pol. Il veut que nous allions au Val, et c’est là que nousirons.

— Etl’Orbe, alors ?

— C’estCtuchik qui l’a, et je sais où le retrouver. Il n’ira pas loin. Pour l’instant,nous partons pour le Val.

— Trèsbien, père, conclut-elle d’un ton implacable. Ne t’excite pas. Tu t’es battu ouquoi ? demanda-t-elle d’un ton inquiétant, en le regardant sous le nez.

— Non, jene me suis pas battu, répondit-il d’un air écœuré.

— Ques’est-il passé, alors ?

— Un arbrem’est tombé dessus.

— Hein ?

— Tu asbien entendu.

Et tandis que levieil homme leur avouait, bien à contrecœur, ses exploits, arrachant un nouvelaccès d’hilarité à Silk, à l’avant du bateau où Greldik et Barak tenaient labarre, le tambour se mit à battre sur un rythme lent. Alors les matelotsplongèrent leurs avirons en cadence dans les eaux huileuses, et le vaisseaucommença à remonter le courant, accompagné des éclats de rire de Silk, quistriaient l’air chargé de cendres.

(Fin)

L’aventure continue dans le tome 3 : Le gambit du magicien