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Blog d'un condamné

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J-15

mardi 18 juin 2013 à 15:51

Je voulais éviter cet endroit à tout prix. Trop tard.

Longue discussion avec le médecin et ma famille aujourd'hui. La douleur dans ma jambe et dans tout mon flanc est intense et serait tout bonnement insupportable sans les comprimés de morphine. Aucun traitement n'est envisageable. Il n'y a rien à faire si ce n'est tenter d'atténuer la douleur. Le mot a été lâché : « soins palliatifs ».

Et pourquoi pas directement la morgue ? Au moins, là, je n'aurai pas trop chaud.

Le docteur s'est livré à un véritable argumentaire commercial en faveur de ce service. Le service des soins palliatifs va stabiliser mon état, organiser mon traitement afin que je puisse rentrer chez moi. Il existe des soins palliatifs à domicile si ma famille est d'accord. Mon épouse peut également bénéficier d'un mois de congés « soins palliatifs » afin s'occuper de moi.

Après, il faut juste espérer que je meure avant la fin du mois. Ça serait très embêtant qu'elle doive recommencer à travailler sans que son paralytique cacochyme soit totalement refroidit, vous ne trouvez pas ?

Oui, je suis cynique. Mais dans quelques instants, on va venir me chercher pour me transférer aux soins palliatifs, alors j'ai le droit. D'ailleurs, la bouffe de cet hôpital est infecte.

À demain…

J-16

lundi 17 juin 2013 à 16:53

J'observe le plafond de ma chambre des urgences. Vaseux, je flotte dans un état de conscience altérée. Peu à peu, je reprends pied dans un gluant et étouffant brouillard. Mon estomac criait, j'ai mangé. Mon fils m'a apporté mon netbook pour que je puisse taper quelques mots. Arrêter ce journal, ce serait comme accepter la mort. Je veux écrire.

Hier soir, en voulant sortir de la voiture après un long voyage de retour, ma jambe s'est paralysée en une infinie douleur. Je suis tombé dans les graviers de notre allée. Un énorme hématome orne à présent mon arcade sourcilière droite. En me voyant cet après-midi, mon fils m'a suggéré de crier « Adrienne ! », histoire de coller à mon physique.

Pour contrecarrer la douleur, j'ai eu droit à un comprimé de morphine. Ou un quelconque produit similaire. C'est léger, m'a dit le docteur. Me voilà un junkie. J'ai dormi. Plus de douze heures. Je suis fatigué. Cela fait deux heures que je rédige ce billet, alternant entre périodes d'écriture et de rêve éveillé. Sommeil.

À demain…

J-18

samedi 15 juin 2013 à 21:17

L'eau est froide, le vent me semble glacial. Mais pour rien au monde je n'aurais manqué de tremper mes pieds dans l'océan.

Ce matin, nous avons pris la voiture. Nous avons roulé longtemps avant d'arriver à cette plage que j'affectionne particulièrement.

J'aime la sensation du sable qui s'écoule entre mes orteils lorsque l'onde recule. Puis vient le coup de fouet d'écume sur mes mollets transis. L'air est magnifique, diaphane. Mes poumons se gonflent de lumière alors que mes yeux se perdent sur l'horizon infini.

Nous logeons dans une mignonne chambre d'hôte. Le propriétaire nous fait goûter sa spécialité de confits, la conversation tourne vite à l'œnologie. Comme à chaque fois que mon épouse a bu un peu trop de vin, ses yeux sourient et ses pommettes luisent.

Quelle belle journée. J'ai l'impression que mon état s'améliore…

Ah ? J'entends qu'on m'appelle pour le fromage !

À demain…

J-19

vendredi 14 juin 2013 à 15:30

Ma femme et moi avons eu une longue conversation au sujet de mes derniers écrits. Je ne savais pas que tu pensais tout ça, m'a-t-elle dit en substance. Et pourquoi perdre ton temps à philosopher plutôt que de raconter tes sentiments afin que tes enfants gardent un souvenir personnel ?
 
À la vérité, je ne pensais pas exhumer de telles réflexions. Je n'imaginais pas me trouver une quelconque aptitude à la philosophie.  Ou plutôt, je le subodorais sans jamais avoir osé y mettre des mots. Après tout, ne sommes-nous pas tous philosophes lorsque nous avons le courage d'ouvrir les yeux ?
 
L'urgence à cela de bon qu'elle me plie à cet exercice quotidien. Combien de fois au cours de ma vie ai-je voulu agir avant de hausser les épaules et de remettre au lendemain ? Combien d'envies ai-je refrénées sous le prétexte que ce n'était pas sérieux, pas le bon moment ? Trop ! Mais aujourd'hui, il n'y a plus de lendemains. Les pensées, les idées trop longtemps contenues doivent trouver un exutoire. J'écris comme si ma vie en dépendait. Malgré la douleur et l'inconfort, mes doigts trouvent encore la force d'enfoncer les touches du clavier.
 
Je ne veux pas que mes enfants aient en mémoire l'image d'un père aimant, d'une théorie de bons sentiments et d'émotions. Je veux qu'ils héritent de l'intelligence, de la capacité d'analyse et de la volonté de faire du monde un endroit légèrement meilleur que quand ils y sont entrés.
 
Ils sont le seul réel fruit de ma vie. Sans eux, on pourrait mettre sur ma tombe : Ci-gît L…, n'a strictement rien fait.
 
Cependant, s'ils devaient perpétuer aveuglément l'espèce, tout cela serait vain. Dans un cri de désespoir, je tente d'utiliser mes derniers jours pour les convaincre de donner un sens à ce monde, d'agir selon leurs convictions mais, surtout, de ne pas se laisser emporter par le flot quotidien. De ne pas se retrouver au crépuscule de leur vie face à l'addition de ces instants perdus, de ces occasions manquées.
 
Si une seule personne au monde, un seul individu dans la foule décide, suite à mes écrits, de remettre en question son hypnotique train-train, ses croyances héréditaires et arrête de remettre au lendemain la recherche du sens de sa vie, j'aurais réussi. Mon existence sera un succès. Il m'a fallu 58 ans et une échéance ultime pour agir. Mais peut-être qu'il n'est pas nécessaire que vous, mes enfants, attendiez si longtemps.
 
À demain…

J-20

jeudi 13 juin 2013 à 18:23

Une autre nuit, un autre cauchemar.

Il était six heures du matin. Brusquement, je me suis levé, les poings enserrant un drap froissé et souillé de transpiration.

L'examen ! Je n'ai pas étudié ! Vite, il faut que je relise mon syllabus !

Il m'a fallu regarder autour de moi, toucher les objets familiers avant de me rendre compte que j'étais chez moi, dans ma maison avec ma femme. Curieusement, lorsque j'ai réalisé que je n'avais pas d'examen, que j'étais un adulte sur le point de mourir, je me suis senti soulagé.

Au petit-déjeuner, en racontant l'anecdote à mon épouse, nous nous sommes interrogés. Quel monde avons nous construit si la crainte de la mort elle-même nous semble un soulagement face à la terreur d'examens passés plus de trente ans auparavant ?

Régulièrement, la presse se fait l'écho de vagues de suicides au sein d'une entreprise. Je l'avoue aujourd'hui, j'avais peu de considération pour ces histoires. Les suicidés me semblaient des faibles. Ils étaient coupables de leur propre déficience. Il m'a fallu ce matin pour réaliser à quel point certains stress peuvent outrepasser la crainte ultime, être pires que la mort elle-même.

Nous avons les ressources pour que chacun puisse satisfaire ses besoins fondamentaux, sans aucune contrepartie. Même au plus profond de ma révolte pubère, jamais je n'ai eu la moindre tendance communiste. L'égalité ? Très peu pour moi. Que ceux qui font le plus d'efforts, qui sont les plus créatifs récoltent le fruit de leur travail. Détruire la richesse ne serait qu'un triste nivellement par le bas. Néanmoins, il y a un seuil minimum. Un palier auquel même le plus criminel feignant devrait avoir droit. Manger, dormir et ne pas craindre pour sa vie. Ne pas subir de pressions telles qu'elles mettraient sa vie en danger.

Discours de gauche ? Je ne pense pas. La gauche prétend s'évertuer à faire tomber ceux qui sont en haut de l'échelle. La droite déclare ne chercher qu'à les protéger en retirant les échelons intermédiaires. En bas, une foule grandissante à qui on fournit allègrement des kyrielles de programmes télévisuels en échange d'un bulletin dans l'urne une fois tous les lustres. Que leur chaut la vie à ceux qui, enivrés de pouvoir, ont pourtant la sincère conviction d'œuvrer pour le bien commun tout en s'empressant de le détruire systématiquement ? Peut-on avoir la moindre confiance envers celui qui prétend savoir ce qui est bon pour l'humanité ? Mais s'il était si heureux, si certain de lui, pourquoi s'abaisse-t-il à pavoiser, à mendier des votes pour accéder à un succédané de pouvoir ?

Me lamenter sur mon propre sort ? N'est-ce pas risible alors que je lègue à mes enfants un monde où l'ambition ultime n'est plus de s'élever mais de faire tomber ceux d'en haut ? La mesquinerie et la jalousie ne s'effacent que dans un seul et unique dessein : passer à la télévision.

Je radote comme un vieux conservateur mais oserais-je me convaincre que je n'ai pas ma part de responsabilité ? Ou peut-être ne suis-je qu'un sexagénaire moyen, incapable d'accepter les changements du monde et infligeant ma morale périmée à une génération en constante évolution ? Peut-être devrais-je arrêter de juger. Après tout, le bien et le mal ne sont que des valeurs arbitraires que nous aimerions absolues. Quelques prétentieux gloseurs ont la vanité de vouloir changer le monde. Mais celui-ci est -il façonné par la scolie ou par l'action ? Ce jeune homme qui aide une vieille dame n'a-t-il au fond pas fait plus pour notre monde que des millions de pages écrites par d'alchimistes philosophes ?

La vérité est que je ne sais rien. La notion de bien et de mal ont elles le moindre sens ? Et si, au lieu de lutter contre les changements, au lieu de vouloir contrôler à tout prix les impétueux flots du progrès, nous laissions libre cours aux nouvelles idées, aux jeunes esprits, à l'inventivité ?

Je quitte un monde sans l'avoir compris mais avec un seul avis pour mes enfants : méfiez-vous de ceux qui prétendent comprendre, ceux pour qui le bien et le mal sont des certitudes, ceux qui offrent plus de réponses que de questions.

À demain…