PROJET AUTOBLOG


BugBrother

source: BugBrother

⇐ retour index

Mise à jour

Mise à jour de la base de données, veuillez patienter...

« Faites chier, vous avez encore ramené un mineur ! »

vendredi 13 juillet 2012 à 08:33

Les policiers racontent rarement aux journalistes l'absurdité de leurs conditions de travail. Les gendarmes, encore plus rarement. Des témoignages de gendarmes dont le métier est d'interpeller les "sans papiers", je n'en avais encore jamais lu. Fred (le prénom a bien évidemment été modifié) m'avait demandé d'attendre quelques mois avant de publier son témoignage -que j'avais recueilli du temps où Nicolas Sarkozy était président de la république-, de sorte de brouiller les pistes et d'empêcher quiconque de remonter jusqu'à lui. J'ai attendu plus d'un an.

Son témoignage est édifiant, consternant, et montre à quel point la gestion sécuritaire de l'immigration dite "clandestine" ne fonctionne pas, en l'état.

J'ai déjà eu l'occasion de raconter comment des réfugiés en arrivent, en mode "Minority Report", à se brûler les doigts pour ne pas être identifiés par leurs empreintes digitales, et donc expulsés (cf Calais : des réfugiés aux doigts brûlés).

J'ai également pris le temps de dresser la liste, et la carte, de cette "guerre aux migrants" qui a d'ores et déjà fait plus de 15 000 morts aux frontières de l'Europe (cf le Mémorial des morts aux frontières de l'Europe, le plus dur des articles qu'il m'ait jamais été donné d'écrire).

Je ne mesurais pas à quel point les forces de l'ordre chargées d'interpeller ces "sans papiers" en étaient réduites, de leur côté, à avoir le sentiment d'être payé pour vider la mer avec une petite cuiller.

Une cinquantaine d'organisations, dont France Terre d'asile et la Plateforme 12, ont récemment déploré la décision de François Hollande, Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls de maintenir l'immigration dans le giron du ministère de l'intérieur, et dénoncé "la poursuite assumée de la politique sarkozyste" en la matière.

Je ne sais pas si l'élection de François Hollande a changé quoi que ce soit, mais notre soi-disant "patrie des droits de l'homme" n'en sort pas grandie.

"Candidat à rien, potentiel atteint"

Les médias les présentent souvent comme des "sans papiers"; les associations de défense des droits de l'homme comme des "migrants", ou des "réfugiés"; les autorités préfèrent parler d'"étrangers en situation irrégulière", ou "ESI", pour reprendre le terme utilisé par Fred, qui les qualifie de "clandestins".

La tenue 4S des gendarmes mobilesFred est un gendarme mobile, et donc tenu au devoir de réserve auquel sont soumis les militaires. On en compte 30 000. "Dans l'absolu, on fait le même travail que les CRS : du maintien de l'ordre". On les retrouve souvent en fin de manifestation, ou pour sécuriser des évènements publics tels que des matchs de foot.

Fred (un pseudo) se définit lui même comme un "CARPA" ("candidat à rien, potentiel atteint") qui n'a aucune envie de monter dans la hiérarchie. En bon militaire, il n'a pas vraiment d'état d'âme, mais fait ce qu'on lui ordonne de faire. Il n'empêche : quand je l'avais interviewé, il m'avait demandé de ne pas publier son interview trop rapidement, afin d'empêcher la gendarmerie de pouvoir remonter jusqu'à lui.

Fred m'avait en effet raconté qu'aux alentours de Calais, là où il est régulièrement cantonné, les gendarmes mobiles n'arrêtaient quasiment plus aucun "clandestin", que 90% de ceux qui étaient interpellés n'étaient pas expulsés, et que de plus en plus de ses collègues, blasés, se demandaient pourquoi ils devaient continuer à en interpeller puisque... "ça ne sert à rien".

Des témoignages de sans-papiers, de défenseurs des droits de l'homme, de militants de RESF, du GISTI, de la CIMADE ou des Amoureux au ban public, j'en avais lu plein. Mais je n'avais encore jamais vu quelqu'un donner la parole à l'une de ces petites mains chargées d'interpeller les "clandestins".

Au vu de ce que Fred m'a raconté, et du fossé qui sépare ceux qui décident du nombre de personnes à expulser de ceux qui sont chargés d'aider à les expulser, nul doute que le débat démocratique gagnerait à entendre ce que ces "petites mains" ont à raconter.

Fred m'avait ainsi parlé de ces chefs qui ne voulaient surtout pas qu'on leur ramène des mineurs, "parce que c'est chiant, gourmand en personnel, qu'il faut aller à l'hôtel et les garder 24h/24", mais également de l'histoire de ces deux jeunes filles de 18 ans qu'un collègue avait refusé d'interpeller, en toute illégalité, préférant leur payer une chambre d'hôtel, et prévenir une association, ou encore de ces blagues qu'ils faisaient parfois aux sans-papiers dans les centres de rétention...

Quand, à l'issue de nos deux heures d'entretien, je lui demandais s'il avait quelque chose à rajouter, Fred me raconta l'histoire de ce gendarme mobile qui avait refilé la gale à toute sa famille, et m'expliqua comment, depuis, ils "désinfectaient" leurs voitures en asseyaient les clandestins interpellés sur des sacs poubelles...

Vous êtes policier, gendarme, employé dans une préfecture ou au ministère de l'Intérieur, en charge de la lutte contre les "clandestins" ? N'hésitez pas à réagir, en commentaire, voire en me contactant directement de façon sécurisée et en toute confidentialité. Le témoignage de Fred est d'autant plus intéressant qu'il n'est pas motivé par des objectifs ou considérations politiques, mais parce que ce qu'on lui demande de faire ne sert à rien, et vire au kafkaïen. Je vous laisse juge :

"Avant, on faisait entre 300 et 700 interpellations par mois. Aujourd'hui, si on en attrape 10, c'est formidable !"

Nous avons deux missions : empêcher les clandestins de monter dans le TGV et dans les camions. Mais ce n'est pas une "traque", et ça a changé : au début, c'était une mission spécifique, qui ne devait pas durer, mais elle a évolué au fil du temps, et ça fait des années qu'on se relaie.

Avant, on était réquisitionnés, aujourd'hui plus besoin : il y a toujours un peloton de gendarmes mobiles à Calais, au lieu de prendre des CRS qui sont plus exigeants et compliqués à loger, on nous envoie nous, les gendarmes mobiles.

Avant, on avait une réquisition du préfet qui nous autorisait à contrôler les identités de toutes les personnes qui se trouvaient dans la zone d'attente des poids lourds de Transmarck, où se trouvent de gros magasins d'alcool, plus toute la zone très sécurisée de Fréthun où se trouve l'accès, très sécurisé et grillagé, à l'entrée du tunnel sous la Manche. A la gare il y a aussi des vigiles et des patrouilles vigie-pirate, mais ils n'ont pas le droit de les interpeller, alors ils nous appellent.

Mais depuis quelques temps, on n'a plus besoin des réquisitions. J'ai eu plusieurs sons de cloches : le plus probable c'est que vu la diminution du nombre de clandestins, ça ne sert à rien; et puis on est quand même un pays des droits de l'homme, c'est pas très républicain de dire qu'on peut contrôler tout le monde et n'importe qui...

Pourtant, on en voit, des clandestins, quand on arrive sur zone, mais on ne peut pas les arrêter, et on n'a pas le droit de les contrôler, même si on les connaît : il faut qu'on attende qu'ils soient dans la gare, ou proche des voies ferrées; sinon, il n'y a pas de motif légal, et la procédure est cassée.

J'en ai attrapé beaucoup depuis que je suis à Calais, mais là, je n'ai jamais vu ça : avant, on faisait 3-400 interpellations par mois, voire 5-700, au pire 100. Maintenant, si on en attrape 10 sur un mois, c'est formidable : on ne les trouve plus.

On attrape souvent bêtement des gens qui arrivent de Paris et qui se trompent de gare, mais globalement, ils sont plus renseignés et se méfient plus des patrouilles. Avant, on les appelait et ils venaient. Ils ont du être briefés par les associations : aujourd'hui, ils se méfient plus de nous.

A l'époque, ils savaient qu'ils faisaient une connerie quand ils franchissaient les barrières. Mais sinon, on les appelait, on trouvait celui qui parlait anglais, et la plupart nous suivaient. Maintenant, c'est plus comme ça, ceux qui nous suivent sont ceux qui ne sont pas méchants, les pères de famille. Les plus virulents partent en courant.

"On leur laisse une chance de les attraper le lendemain"

Mais on n'a pas de quota : on sait que d'autres escadrons en ont arrêté tant, mais c'est juste pour notre information, on ne nous impose pas de quota d'interpellations. Ceux qui sont interpellés aujourd'hui sont soit mal informés, soient paumés dans la mauvaise gare, souvent les deux à la fois.

Quand on arrive, on sait a peu près où ils sont : on en trouve des fois qui se balladent, mais les plus informés, on ne les trouve plus, ils savent qu'ils peuvent être expulsés. Je suis persuadé que certains sont là depuis longtemps, un an ou plus, et ils savent qu'à Calais même la police est plus souple que nous, parce que dans la zone police, il y a une "zone intouchable" où ils ne sont pas interpellés : on sait qu'ils sont clandestins, mais on est un pays des droits de l'homme, et donc on les laisse aller voir les associations, mais ça, ça ne sera jamais dit.

On mange à l'escadron de Calais, on est logé à l'hotel, on a nos véhicules de service, et on en croise tout le temps quand on va manger. On se demande ce qui se passe dans la zone police, parce que toute la zone n'est pas sécurisée : mais on ne communique pas trop avec les policiers. Nous, on doit trimer pour les expulser alors que eux, ils en ont plein...

On a quand même pitié d'eux : ils sont souvent assez sales, et n'ont pas forcément à manger, donc on les laisse dans cette zone à Calais. Si les associations ne les nourrissaient pas, certains désespérés feraient peut-être aussi des conneries en ville, mais ça c'est un autre non-dit. Enfin, il y a aussi le facteur humain : on leur laisse une chance de les attraper le lendemain...

Les procédures ont été longues à mettre en place pour qu'elles ne soient pas cassées par les avocats. Au début, on les remettait dans la zone police sécurisée, où la police ne pouvait pas les toucher. Donc au bout d'un moment, on en a vu beaucoup y aller. Les procédures n'étaient pas bien connues, et on n'aimait pas faire des procédures pour rien. Ca a duré le temps que la politique d'immigration se mette en place, jusqu'en 2003-2004.

Fin 2004, à la fin de Sangatte, c'était le début des grosses interpellations en masse, c'était un peu des "rafles", on affrêtait des bus. Entre 40 et 45 0000 clandestins sont passés à la brigade de Fréthun. Tous n'ont pas été ramenés dans leurs pays, énormément ont été relâchés.

"Sur 10 interpellés, un seulement sera expulsé"

Moi, je fais mon travail : quand j'interpelle un étranger, je suis dans la zone Schengen de la gare, donc j'ai le droit de contrôler toutes les personnes. On n'a pas le droit de faire du délit de sale gueule, mais ça se voit : souvent ils ont plein de blousons sur eux pour le froid, et ils sont assez sales.

Admettons que j'ai attrapé quelqu'un d'un pays expulsable, d'un quelconque pays d'Afrique ou de l'Est. On doit leur faire une palpation de sécurité, et ils nous disent rien alors que c'est choquant de les fouiller, de les mettre dans un véhicule : ils n'ont pas de chance et ne s'attendent pas à ça en arrivant en France.

Si la Police aux frontières (PAF) a de la place, on fait une première procédure d'ESI (Etrangers en Situation Irrégulière - NDLR), un simple papier qui résume la situation, on va à la PAF, qui prend en charge la personne. Si elle n'a jamais été interpellée, on lui donne un papier qui lui indique qu'elle a sept jours pour quitter le territoire, et elle sort, libre, et la plupart s'en foutent. Parce que si vous en attrapez un, et qu'il a déchiré son papier, qu'on n'arrive pas à le reconnaître, il se reprend un papier de 7 jours...

Celui qui est intelligent se fait attraper une fois, mais reste très serein : il déchire le papier, et la fois d'après il prend un autre nom, et c'est reparti... A la gendarmerie, on ne prend pas les empreintes digitales. Mais s'il est assez bête, ou qu'il ne comprend pas le français et qu'il a encore ce papier depuis plus de sept jours, alors la procédure peut être faite, on l'auditionne, et c'est seulement à partir de ce moment-là que la personne peut aller en centre de rétention.

Au final, c'est assez complexe : sur 10 interpellations, une personne seulement sera expulsée. On a l'impression de travailler à perte. La France est une terre d'accueil, mais on a tous l'impression de repousser le problème, et de ne travailler pour rien. J'en connais aussi qui, quand ils arrêtent quelqu'un, se demandent "à quoi ça sert", et le remettent hors de la gare. On est complètement blasés. Il y en a beaucoup qui se demandent à quoi ça sert de les attraper puisque... ça ne sert à rien.

On voudrait qu'il y ait une politique d'immigration cohérente : il a un papier, 7 jours pour partir, sauf s'il le déchire... On est une terre d'accueil, mais si les politiques ne veulent pas ce problème de clandestins à Calais, il faut trouver une solution.

Ca fait des années que je suis là, et la seule chose qui a changé, c'est qu'il y en a moins sur la zone, mais ils sont toujours là. Maintenant, les ESI se cachent, on a juste fait que repousser le problème, ils se décalent, s'étalent...

Personne ne craque parce que nos missions durent un mois maximum, c'est pas horrible. Et dans nos autres missions on voit bien pire : quand vous êtes au palais de justice, que vous entendez des histoires de viols, de meurtres, d'actes de barbarie... on voit vraiment la misère humaine.

Le mot d'ordre, c'est "pas de couilles, pas d'embrouilles"

Les préfets ? Soit ils sont contents d'en avoir attrapé plein, soit ils sont contents de ne pas en avoir sur zone... En fait, à Calais, ce qu'ils veulent c'est qu'il n'y en ait plus, mais ils se foutent de savoir s'ils sont dans d'autres zones. L'objectif du préfet n'est pas de les attraper mais que le caca ne soit pas chez lui.

Quand je vois ce qui transparaît à la télévision, ils (responsables politiques, policiers ou de la gendarmerie -NDLR) se font mousser, se mettent en avant pour leur carrière, mais à chaque fois on est mort de rire. La réalité du terrain n'a rien à voir avec les reportages, et ce n'est pas un petit décalage, c'est un décalage complet.

Ce qui est choquant, ce n'est pas tant la presse que les gens, et la perception qu'ils se font de nous : la plupart du temps y'a du respect, même si on voit toujours des CRS taper un pauvre noir la matraque plein de sang. Mais on n'a pas de matraques pleine de sang ! D'ailleurs, c'est limite à nous empêcher de travailler tellement faut respecter la personne en face : faites pas ci parce que la procédure tiendra pas, parce qu'elle risque de porter plainte...

Le mot d'ordre, c'est "pas de couilles, pas d'embrouilles" : donc on ne fait jamais d'excès de zèle, et on prend toujours un gros parapluie pour se couvrir.

Cela dit, chez nous aussi, comme dans la police, on a des gens qui ne les traitent pas comme des êtres humains, mais comme des numéros. Moi, je leur dis toujours Monsieur, je les vouvoie, je mets de la distance. Certains leur font signe de venir, leur demandent leurs papiers, et ne leur parlent plus.

Ca arrive partout, on a tous été controlés par des gros cons. Mais je n'ai jamais vu ce qu'on prétend : on n'arrive pas avec nos matraques pour les courser et les tabasser. Ca n'arrive jamais : on ne peut pas se permettre ce genre de choses. Je pense que ça a du arriver il y a 40 ans, mais à part des dérapages qui sont médiatisés, personne ne prendrait le risque d'aller en prison.

Si un Marocain moufte devant les gendarmes marocains, il va avoir des problèmes, alors qu'avec nous non. Parfois si on contrôlait un Français comme on leur parle, il ne serait pas content, mais je n'ai jamais vu de gestes violents : ça ne sert à rien, on sait qu'ils sont déjà dans une merde noire.

"Ils ne sont pas tous gentils et mignons"

L'image que donnent les médias de notre action est bonne s'ils ne relaient pas la parole des autorités, même s'il y a toujours des journalistes qui grossissent les traits pour déformer la réalité. Parce que l'image du pauvre clandestin et du méchant gendarme, c'est pas vrai : nous on fait notre travail, et eux, ils tentent de passer... La seule chose qu'ils ont fait c'est de quitter leur pays. Et la plupart du temps, ça se passe bien. C'est pas une interpellation, où on doit être très ferme, plaquer les gens au sol.

Mais ils sont pas tous gentils, mignons, et venus de pays en guerre... J'ai déjà attrapé des petits couples, des gens de 60 ans qui avaient pris de vrais risques. Certains nous font pitié, on est des êtres humains avant tout, mais des fois il faut passer outre. Parce qu'à côté de ça, c'est comme partout, il y a quelques crapules, et dans certaines ethnies, certains endroits d'Afrique ou des pays de l'Est, on trouve des hommes assez virulents, voire violents. Il y a aussi de véritables crapules, c'est rare, mais ça arrive.

La plupart du temps on s'imagine qu'ils sont gentils, mais on commence à se méfier aujourd'hui : ça a commencé à devenir violent depuis 2009. En général ils ne sont pas assez bêtes pour sauter sur un gendarme avec un couteau : ils se présentent tout gentiment lors du controle, et on ne les menotte pas, mais s'ils voient une opportunité, certains n'hésiteront pas à pousser un gendarme pour s'en aller... Et il a déjà eu des gendarmes poussés, mais jamais d'agressés.

Par contre, certains routiers se font agresser à la barre de fer ou au couteau parce qu'ils dénoncent les sans papiers, ou qu'ils leur crient dessus. Des fois, on a 3-4 agressions en un mois, des fois pas d'agressions pendant 3-4 mois...: dans certaines zones, les entreprises et certains routiers ont commencé à dénoncé les ESI, parce que j'ai eu ouïe dire qu'ils se prennent des amendes par la Grande-Bretagne : chaque clandestin qui passait leur coûterait 25 000 euros d'amende; ce sont des bruits de couloir, mais je ne pense pas que ce soit faux.

On prévoit toujours le pire, donc dans le doute on prend tous les équipements, et je peux comprendre que ça choque. Mais moi je suis militaire, j'obéis aux ordres. J'aimerais qu'il y ait une solution, mais il n'y en a pas : on ne peut pas régulariser tout le monde, on est coincé.

"Les clandestins sont surpris qu'on soit des êtres humains"

En centre de rétention, ça se passe bien en général, mais d'un point de vue physique c'est très dur : au bout d'un mois on est lessivé. Parce qu'on n'est pas aux 35h, et on peut avoir une garde extérieure de 24h, dans des petites guérites, avec des petites siestes d'1/2h, sans musique, sans PSP, suivie d'une pause de 8h, pour ensuite être rappelé à 16h. Si le gradé est sympa, on reprend le lendemain à 8h, mais parfois on rempile avec de l'entraînement ou bien pour nettoyer (on n'a pas d'agent d'entretien), donc ça dépend de notre capitaine. Et si on est fatigué, on s'énerve facilement, et il y a moins de cohésion.

A l'intérieur du centre de rétention, il y a la fouille, une zone tampon où la PAF nous amène les ESI : on leur retire leurs couteaux, rasoirs, tout ce qui est dangereux, mais ce n'est pas une prison, ils sont libres à l'intérieur et font un peu ce qu'ils veulent. Ca dépend des centres de rétention administrative (CRA), mais généralement ils ont des chambres. Par contre, le poste de télévision est derrière un grillage : là, ça fait un peu prison, mais sinon ils la casseraient. Ils ont aussi leurs affaires, ce qui entraîne donc des problèmes inhérents de vols, etc.

Les ESI sont aussi surpris qu'on soit des êtres humains : on apprend un peu leur vie et on rigole; je dis pas jusqu'à sympathiser, mais... quand on est aux guérites, on voit les cabines téléphoniques et quand on en voit attendre des coups de fil, certains gendarmes prenaient les n° de téléphone des cabines et appelaient pour faire des blagues; et les ESI en rigolaient aussi.

"Faites chier, vous avez encore ramené un mineur !"

Les enfants, on ne s'en occupe pas, c'est un très gros problème; s'ils sont avec leur famille, ils ne vont pas au CRA : les enfants vont pas en centre de rétention, ils ne sont pas expulsables, ce sont les services sociaux qui le prennent, et après je sais pas ce qu'il en advient.

Mais des fois, on attrape des enfants, et le côté inhumain, il est là; si on a un enfant de 16 ans qui ne le précise pas, il va en rétention; et il y a un autre effet pervers : certains adultes se font passer pour des enfants, parce qu'ils ne sont pas expulsables; et dans le doute il sont considérés comme mineurs.

Nos chefs n'aiment pas qu'on ramène des mineurs parce que c'est chiant, gourmand en personnel, qu'il faut aller à l'hôtel et les garder 24h/24. Alors ils traînent les pieds, mais on est obligé de le faire. Certains préféreraient qu'on les ramène en zone sécurisée. Cela dit, les mineurs c'est très très rare, un ou deux par an, et souvent ils sont très protégés par les adultes, notamment par les membres de leurs familles.

J'ai vu une fois un gendarme qui a fait un truc un peu exceptionnel, il y a quelques années : on a trouvé deux jeunes filles de l'Est, très jolies, paumées dans une gare. C'était la fin de la patrouille, on risquait d'entendre le traditionnel "vous faites chier vous nous avez encore ramené des mineures", et on savait qu'elles risquaient donc d'être prises pour des plus de 18 ans et relachées. Elles étaient mignonnes, mineures, encore assez propres sur elles, mais si elles étaient aller se ballader, on ne sait pas ce qui leur serait arrivé, donc un collègue leur a payé une chambre d'hôtel et a prévenu les associations.

"Il y en a qui sont sales, qui puent, qui ont la gale; on a du dégoût, de la pitié : ça fout les boules cette misère"

La plupart sont fatalistes : on les a attrapé, ils ont perdu. Mais ça m'est arrivé d'en voir pleurer parce qu'on les emmenait. J'ai même vu un ESI embrasser les pieds d'un gendarme parce que dans son pays ça veut dire "je suis une merde".

On est habillé en 4s, des tenues toutes noires, parce que c'est moins salissant vu qu'on sait qu'ils sont souvent sales. On a toujours le baton, les menottes, le chargeur : ça peut faire peur, surtout pour les gens qui n'ont pas vécu en France, et qui peuvent se demander si on va les tabasser. Mais si on a un ESI très virulent, on a le droit de le menotter : la plupart du temps on ne le fait pas, la plupart sont très gentils.

Il y en a qui sont assez sales, qui puent, qui ont la gale, parce qu'ils vivent dehors et n'ont pas moyen de se laver, donc on a un peu de dégoût, et de la pitié, des fois ça fout les boules cette misère. Mais globalement, ce sont tous des jeunes, ils tiennent debout, tiennent le choc, mais leur situation est pas plus alarmante que le clochard de Calais dont personne ne s'occupe.

Un point que je n'ai pas abordé : la gendarmerie s'occupe bien de ses gars pour la santé, mais je connais quelqu'un qui a ramené la gale à la maison, et qui l'a refilé à toute sa famille. Avant on avait des véhicules tout pourris, alors qu'on y passe notre vie, mais dernièrement on a eu trois beaux Ford Ka neufs estampillés gendarmerie.

Donc on a pris des bombes désinfectantes, et même si le gars paraît sain, on passe toujours un coup de bombe désinfectante : des fois on bouffe notre Mac Do dans la voiture, on vit, on mange, et passe 90% de notre temps dans la voiture. Comme beaucoup sont très sales, que certains ont la gale, on utilise des gants de fouille en plastique, et on découpe des sacs poubelles pour protéger les sièges de la voiture. Je sais que ça peut choquer des ESI qu'on mette des sacs poubelles avant de les embarquer, mais on est bien obligé... C'est pour nous et notre famille.


Voir aussi :
Calais: des réfugiés aux doigts brûlés
Peut-on obliger les policiers à violer la loi ?
80% des sans papiers arrêtés sont relâchés
La France refoule 12% des artistes africains
Le viol des réfugiées « relève de leur vie privée »
Au pays des droits de l'homme, il est possible de placer en centre de rétention des nourrissons

La photo du gendarme mobile n'est bien évidemment pas celle de Fred, mais celle de leur uniforme 4S. Ce pour quoi, aussi, j'ai rajouté un bandeau noir sur les yeux de son porteur. Les photographies des Bourgeois de Calais ont quant à elles été publiées, en Creative Commons, par natamagat et tom jervis.

Pour me contacter de façon anonyme et sécurisée, en toute confidentialité, utilisez donc ma clef GPG. Si vous ne savez pas utiliser GPG, passez par ma privacybox (n'oubliez pas d'y préciser votre mail pour que je puisse vous recontacter -pour plus d'explications, cf Gorge profonde, le mode d'emploi).