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28 ans d’existence du World Wide Web : vous reprendrez bien un peu d’exploitation ?

mardi 14 mars 2017 à 20:22

À l’occasion du 28e anniversaire du World Wide Web, son inventeur Tim Berners-Lee a publié une lettre ouverte dans laquelle il expose ses inquiétudes concernant l’évolution du Web, notamment la perte de contrôle sur les données personnelles, la désinformation en ligne et les enjeux de la propagande politique.

Aral Balkan, qui n’est plus à présenter sur ce blog, lui répond par cet article en reprenant son concept de Capitalisme de surveillance. Comment pouvons-nous arrêter de nous faire exploiter en coopérant avec des multinationales surpuissantes, alors que cela va à l’encontre de leurs intérêts ? Réponse : c’est impossible. À moins de changer de paradigme…

Article original d’Aral Balkan sur son blog :  We did not lose control, it was stolen

Traduction Framalang : Dark Knight, audionuma, bricabrac, dominix, mo, Jerochat, Luc, goofy, lyn, dodosan et des anonymes

Aral Balkan est un militant, concepteur et développeur. Il détient 1/3 de Ind.ie, une petite entreprise sociale qui travaille pour la justice sociale à l’ère du numérique.

Nous n’avons pas perdu le contrôle du Web — on nous l’a volé

12 mars 2017. Le Web que nous avons fonctionne bien pour Google et Facebook. Celles et ceux qui nous exploitent ne respectent pas nos vies privées et en sont récompensé·e·s chaque année par des chiffres d’affaires atteignant des dizaines de milliards de dollars. Comment pourraient-ils être nos alliés ?

Le Web que nous connaissons fait parfaitement l’affaire pour Google.

Crédit photo : Jeff Roberts 

Pour marquer le vingt-huitième anniversaire du World Wide Web, son inventeur Tim Berners-Lee a écrit une lettre ouverte distinguant trois « tendances » principales qui l’inquiètent de plus en plus depuis douze mois :

1.    Nous avons perdu le contrôle de nos données personnelles

2.    Les fausses informations se répandent trop facilement sur le Web

3.    La propagande politique en ligne nécessite de la transparence et de la compréhension

Il est important de noter que ce ne sont pas que des tendances et qu’elles sont entrées en œuvre il y a bien plus de douze mois. Ce sont des symptômes inextricablement liés à l’essence même du Web tel qu’il existe dans le contexte socio-technologique dans lequel nous vivons aujourd’hui, que nous appelons le Capitalisme de surveillance.

Ils sont le résultat du cercle vicieux entre l’accumulation d’informations et de capital, qui nous a laissé une oligarchie de plateformes en situation de monopole qui filtrent, manipulent et exploitent nos vies quotidiennes.

Nous n’avons pas perdu le contrôle du Web — on nous l’a volé

Google et Facebook ne sont pas des alliés dans notre combat pour un futur juste : ils sont l’ennemi.

Tim dit que nous avons « perdu le contrôle de nos données personnelles. »

C’est inexact.

Nous n’avons pas perdu le contrôle : la Silicon Valley nous l’a volé.

Ceux qui nous exploitent, les Google et les Facebook du monde, nous le volent tous les jours.

Vous vous le faites voler par une industrie de courtier·e·s de données, l’industrie de la publicité comportementale (« adtech ») et une longue liste de startups de la Silicon Valley qui cherchent une issue vers un des acteurs les plus établis ou qui essayent de rivaliser avec eux pour posséder une partie de vous.

Tim touche au cœur du problème dans son billet : « Le modèle commercial actuel appliqué par beaucoup de sites Web est de vous offrir du contenu en échange de vos données personnelles. »1

En revanche, aucun exemple ne nous est donné. Aucun nom. Aucune responsabilité n’est attribuée.

Ceux qu’il ne veut pas nommer – Google et Facebook – sont là, silencieux et en retrait, sans être jamais mentionnés, si ce n’est en étant décrits un peu plus loin dans la lettre comme des alliés qui tentent de « combattre le problème » de la désinformation. Est-ce stupide de s’attendre à plus quand on sait que Google est un des plus importants contributeurs aux standards récents du Web du W3C et que ce dernier et Facebook participent tous les deux au financement de la Web Foundation ?

Ceux qui nous exploitent ne sont pas nos alliés

Permettez-moi d’énoncer cela clairement : Google et Facebook ne sont pas des alliés dans notre combat pour un futur juste, ils sont l’ennemi.

Ces plateformes monopolistiques font de l’élevage industriel d’êtres humains et nous exploitent pour la moindre prospection qu’ils pourront tirer.

Si, comme le déclare Tim, le principal défi pour le Web aujourd’hui est de combattre l’exploitation des personnes, et si nous savons qui sont ces exploiteurs, ne devrions-nous pas légiférer pour réfréner leurs abus ?

Le Web, à l’instar du Capitalisme de surveillance, a remarquablement réussi.

La Web Fondation va-t-elle enfin encourager une régulation forte de la collecte, de la conservation et de l’utilisation des données personnelles par les Google, Facebook et consorts ? Va-t-elle promouvoir une forme de réglementation visant à interdire la privatisation des données du monde entier par ces derniers de façon à encourager les biens communs ? Aura-t-elle le cran, dont nous avons plus que jamais besoin, de rejeter la responsabilité à qui de droit et de demander à contrer les violations quotidiennes de nos droits humains perpétrées par les partenaires du W3C et de la Web Foundation elle-même ? Ou est-il insensé de s’attendre à de telles choses de la part d’une organisation qui est si étroitement liée à ces mêmes sociétés qu’elle ne peut paraître indépendante de quelque manière que ce soit ?

Le Web n’est pas cassé, il est perdu.

Le Web est perdu mais il n’est pas cassé. La distinction est essentielle.

Le Web, tout comme le Capitalisme de surveillance lui-même, a réussi de façon spectaculaire et fonctionne parfaitement pour les entreprises. En revanche, la partie est perdue pour nous en tant qu’individu·e·s.

Google, Facebook, et les autres « licornes » multimilliardaires sont toutes des success stories du Capitalisme de surveillance. Le Capitalisme de surveillance est un système dont, comme le cancer, la réussite se mesure à sa capacité d’évolution rapide et infinie dans un contexte de ressources finies. Et, tout comme le cancer à son paroxysme, le succès du Capitalisme de surveillance aujourd’hui est sur le point de détruire son hôte. Et d’ailleurs, là encore comme le cancer, non sans nous avoir volé notre bien-être, notre pouvoir et notre liberté d’abord. Le problème est que nos critères de réussite pour le Capitalisme de surveillance ne se préoccupent pas de notre équité, de notre bien-être, de notre capacité d’action et de notre liberté individuelle. Nous ne sommes que du bétail à exploiter, une source infinie de matières premières.

Le Web que nous avons n’est pas cassé pour Google et Facebook. Ceux qui nous exploitent sont récompensés à hauteur de dizaines de milliards de chiffre d’affaires pour s’être introduits dans nos vies. Comment pourraient-ils être nos alliés ?

Tim suggère que « nous devons travailler avec les entreprises du Web pour trouver un équilibre qui redonne aux personnes un juste niveau de contrôle de leurs données. »

Quoi de plus naïf que de nous suggérer de travailler avec les plus gros exploiteurs du Web pour leur rendre cette tâche plus difficile et donc réduire leurs bénéfices ? 2  Quelle raison Google ou Facebook pourraient avoir de réparer le Web que nous avons alors qu’il n’est pas cassé pour eux ? Aucune. Absolument aucune.

Tim dit « Il a fallu chacun de nous pour construire le Web que nous avons, et désormais il est de notre ressort à toutes et tous de construire le Web que nous voulons. »

Je ne suis pas d’accord.

Il a fallu la Silicon Valley (subventionnée par le capital-risque et suivant le modèle commercial de l’exploitation des personnes) pour construire le Web que nous avons.

Et maintenant c’est à nous, qui n’avons aucun lien avec ces entreprises, nous qui ne sommes pas de mèche ou qui ne sommes pas sponsorisé·e·s par ces entreprises, nous qui comprenons que le Big Data est le nouveau nerf de la guerre, de faire pression pour une réglementation forte, de contrer les abus des exploiteurs et de jeter un pont entre le Web que nous avons et celui que nous voulons : du Capitalisme de surveillance vers un monde de souveraineté individuelle et de biens communs.

Pour aller plus loin

, la série du Framablog sous la plume de Christophe Masutti.

Notes de bas de page

1 La réserve étant que même quand vous payez effectivement pour des produits ou des services, il est très probable qu’ils violeront quand même votre identité numérique, à moins qu’ils ne soient conçus par éthique pour être décentralisés et/ou amnésiques.

2 Avant de vous laisser penser que je m’en prends à Tim, ce n’est pas le cas. Par deux fois je l’ai rencontré et nous avons discuté, je l’ai trouvé sincèrement honnête, passionné, humble, attentionné, quelqu’un de gentil. Je pense réellement que Tim se soucie des problèmes qu’il soulève et veut les résoudre. Je pense vraiment qu’il veut un Web qui soit un moyen d’encourager la souveraineté individuelle et des communs. Je ne crois pas, néanmoins, qu’il soit humainement possible pour lui, en tant qu’inventeur du Web, de se détacher assez du Web que nous avons afin de devenir le défenseur du Web que nous voulons. Les entreprises qui ont fait du Web ce qu’il est aujourd’hui (un poste de surveillance) sont sensiblement les mêmes qui composent le W3C et soutiennent la Web Foundation. En tant que leader des deux, les conflits d’intérêts sont trop nombreux pour être démêlés. Je ne suis pas jaloux de la position peu enviable de Tim, dans laquelle il ne peut pas délégitimer Google et Facebook sans délégitimer les organisations qu’il conduit et dans lesquelles leur présence est si importante.

En outre, je pense sincèrement que Tim pensait avoir conçu le Web en lien avec sa philosophie sans réaliser qu’une architecture client/serveur, une fois installée dans un savant mélange de Capitalisme, aurait pour résultat des pôles (les serveurs) se structurant verticalement et s’unifiant — pour finalement devenir des monopoles — comme les Google et Facebook que nous connaissons aujourd’hui. A posteriori, tout est clair et il est facile de faire la critique de décisions d’architecture qui ont été prises 28 ans plus tôt en soulignant les défauts d’un système que personne n’aurait cru capable de grandir autant ni de prendre un rôle central dans nos vies. Si j’avais conçu le Web à l’époque, non seulement j’aurais été un prodige, mais j’aurais probablement pris exactement les mêmes décisions, sans doute en moins bien. Je ne possède rien qui ressemble au cerveau de Tim. Tim a suivi son intuition, et il l’a fait de façon très élégante en construisant les choses les plus simples qui pourraient fonctionner. Cela, ainsi que le fait de l’avoir partagé avec le monde entier, et sa compatibilité avec l’architecture du capitalisme, ont été les raisons du succès du Web. S’il y a une leçon à retenir de cela, c’est que les protocoles sociaux et économiques sont au moins aussi importants que les protocoles réseau et que nous devons leur offrir autant de réflexion et de notoriété dans nos alternatives.