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L’étrange domaine public payant du Sénégal (et ce qu’il nous apprend)

lundi 15 décembre 2014 à 00:43

Au début du mois, à l’occasion d’une rencontre organisée par la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, l’idée est venue à nouveau sur la table d’instaurer un système de domaine public payant. C’est cette fois Marie Sellier, l’actuelle présidente de la Société des Gens de Lettres qui a proposé de créer une taxe prélevée sur les rééditions d’ouvrages du domaine public, destinée à co-financer la retraite des auteurs :

Il s’agirait alors de taxer la vente d’œuvres entrées dans le domaine public, ce qui n’impacterait l’éditeur que de quelques centimes par ouvrage. Un procédé relativement indolore, qui apporterait un financement à la retraite des auteurs.

Depuis 2010, j’ai écrit plusieurs fois sur S.I.Lex pour m’opposer à cette idée du domaine public payant. Plusieurs sociétés d’ayants droit français la défendent (ou du moins s’y intéressent), qu’il s’agisse de la SACD, de l’ADAMI, du Droit du Serf et à présent de la SGDL. Cette fois encore, on invoque la figure tutélaire de Victor Hugo au soutien de cette idée, car il a évoqué le domaine public payant dans plusieurs de ses discours sur le droit d’auteur. Mais j’avais eu l’occasion de montrer en avril dernier que cette référence à Victor Hugo était assez largement usurpée, dans la mesure où ses propositions sur la question étaient beaucoup plus complexes et nuancées que ce que les sociétés d’auteurs nous en racontent aujourd’hui.

Je n’ai pas l’intention de reprendre ici ces arguments et je vous renvoie aux billets cités en lien ci-dessus pour cela. Mais je voudrais ici profiter de cette nouvelle irruption du domaine public payant dans le débat public français pour évoquer un voyage que j’ai fait en mai dernier au Sénégal. Il fut important pour moi, car j’y ai  découvert que ce pays appliquait un système de domaine public payant.

Flag-map_of_Senegal

Flag map of Senegal. Public Domain. Source : Wikimedia Commons.

J’ai eu en effet la chance d’être invité par l’association Kër Thiossane à participer à la quatrième édition du festival Afropixel, consacré aux Biens Communs et à la Culture libre. L’un des événements auquel j’ai pu participer dans ce cadre était une table-ronde dédiée aux licences libres et à leur adoption par les artistes sénégalais. C’est en préparant ce débat qu’avec Primavera de Filippi de l’Open Knowledge Foundation, nous nous sommes rendus compte que la législation sénégalaise contenait des disposition très particulières concernant le domaine public et les oeuvres du folklore. Il était prévu qu’un atelier Public Domain Remix soit organisé ensuite, pour inviter le public à produire des créations dérivées à partir d’oeuvres sénégalaises du domaine public, mais nous avons rapidement constaté que le régime en vigueur rendait une telle activité compliquée et il a même fallu finalement y renoncer.

Il est assez intéressant d’examiner en quoi consiste exactement ce domaine public payant au Sénégal et comment le dispositif fonctionne. Cet exemple montre à mon sens le danger qu’il y aurait à instaurer un tel système en France, y compris avec de bonnes intentions comme celle de contribuer au financement d’une retraite des auteurs. En touchant au domaine public, on porte atteinte aux libertés sous-jacentes dont il est la condition et c’est au final la création elle-même qui en sort diminuée.

Au Sénégal, folklore et domaine public payants

La loi sur le droit d’auteur au Sénégal a connu une réforme importante en 2008, avec notamment la reconnaissance de droits voisins au profit des interprètes et des producteurs. Cette loi (que vous pouvez consulter ici sur le site de l’OMPI) ressemble par beaucoup d’aspects au Code de Propriété Intellectuelle français. Mais, il comporte une quatrième partie, intitulée « Folklore et domaine public payant », que je copie ci-dessous in extenso :

Quatrième Partie -Folklore et domaine public payant

Art.156. Définition du folklore. -Le folklore s’entend de l’ensemble des productions littéraires et artistiques créées par des auteurs présumés de nationalité sénégalaise, transmises de génération en génération et constituant l’un des éléments fondamentaux du patrimoine culturel traditionnel sénégalais.

Art.157. Exploitation du folklore et d’œuvres du domaine public. -1. L’exploitation du folklore ou d’œuvres inspirées du folklore, ainsi que celle des oeuvres tombées dans le domaine public à l’expiration des délais prévus par les articles 51 à 55, donnent lieu à déclaration auprès de la société de gestion collective agréée à cette fin, et au paiement d’une redevance.

2. Le taux de la redevance est fixé par le Ministre chargé de la Culture. Il ne peut excéder 50% du taux des rémunérations habituellement allouées aux auteurs d’après les contrats ou usages en vigueur.

Art.158. Affectation du produit de la redevance. -1. Les sommes provenant de la redevance prévue à l’alinéa précédent sont réparties ainsi: a) Collecte sans arrangement ni apport personnel: 50% à la personne ayant réalisé la collecte, 50% à la société de gestion collective agréée; b) Collecte avec arrangement ou adaptation: 75% à l’auteur, 25% à la société de gestion collective agréée.

2. Les sommes revenant à la société de gestion collective sont consacrées à des fins sociales et culturelles.

Art.159. Procédure. -En cas d’exploitation illicite du folklore ou d’œuvres tombées dans le domaine public, l’Agent judiciaire de l’Etat, sur demande du Ministre chargé de la Culture a qualité pour ester en justice. La procédure de saisie-contrefaçon prévue par les articles 131 et suivants de la présente loi est applicable.

Art.160. Sanctions. -L’exploitation illicite du folklore ou d’œuvres tombées dans le domaine public est punie d’une amende égale à cinq cent mille francs CFA, sans préjudice des dommages et intérêts susceptibles d’être alloués à la partie civile.

D’après ce que j’ai pu apprendre en discutant avec des officiels sénégalais, ce dispositif est plus ancien que la réforme de 2008 et c’est d’ailleurs ce qui permet d’expliquer à l’origine son existence. Avant 2008, il n’existait en effet pas de droits voisins dans la loi sénégalaise (voir ici si vous ne connaissez pas cette notion). Cela signifie que lorsqu’ils reprenaient des oeuvres appartenant au domaine public ou des airs du folklore national, les artistes interprètes sénégalais ne pouvaient prétendre à aucun droit ni rémunération, n’ayant pas la qualité d’auteurs. Cette situation était jugée insatisfaisante, car elle risquait de détourner les artistes sénégalais des oeuvres du patrimoine, qui n’auraient alors plus été diffusées, au profit de créations originales sur lesquelles il était possible de revendiquer un droit d’auteur.

Pour remédier à cet état de fait, on instaura un système de domaine public payant (qui était en fait davantage à cette époque un domaine public « payé », vous allez voir pourquoi). En cas de reprise « tel quel » d’un air traditionnel, les artistes interprètes se voyaient reconnaître des droits, mais 50% des recettes devaient être versées au Bureau du Droit d’auteur. S’il y avait au contraire production d’un nouvel arrangement ou d’un apport personnel, l’artiste pouvait garder 75% des recettes et reverser le reste à l’État, de façon à encourager les réutilisations créatives.

En 2008, la loi a donc été réformée avec l’introduction de droits voisins au bénéfice des artistes interprètes. En toute logique, le système que je viens de décrire ci-dessus aurait dû disparaître, car un artiste réutilisant des airs du patrimoine au Sénégal se voit bien reconnaître désormais des droits, en tant qu’auxiliaire de la création. C’est le cas aussi en France depuis 1985 avec la loi Lang : les musiciens d’un orchestre produisant une interprétation d’un opéra de Mozart bénéficient bien d’un droit voisin, leur ouvrant divers droits à rémunération et ils n’ont rien à payer pour l’usage de cette oeuvre du domaine public. Mais au Sénégal, les deux systèmes vont co-exister : les musiciens auront un droit voisin lorsqu’ils reprennent des airs traditionnels appartenant au domaine public, mais ils devront également s’acquitter des redevances prévues dans cette partie IV de la loi.

Ce qui à l’origine avait été conçu comme un dispositif d’incitation à la diffusion des oeuvres traditionnelles s’est donc transformé par l’effet de ce cumul en une taxe instaurée sur l’usage du domaine public et l’on peut bien parler à présent d’un « domaine public payant ».

Bureaucratisation du domaine public

En 2008, la réforme de la loi sénégalaise a aussi prévu l’instauration de sociétés de gestion collective, alors qu’auparavant les fonctions de collecte et de répartition étaient assurées directement au niveau du Ministère de la Culture, par un Bureau du droit d’auteur comme on en trouve encore dans plusieurs pays d’Afrique. Lorsque j’étais à Dakar en mai dernier, une sorte de « super-SACEM » était en train de se monter, qui doit regrouper les auteurs des différents secteurs de la création : écrit, audiovisuel, musique, etc.

Lorsque l’on lit la partie IV de la loi, on voit que cette société de gestion collective joue un rôle important dans l’administration de ce domaine public payant. Ceux qui désirent réutiliser une oeuvre du domaine public sont d’abord tenus de faire une déclaration auprès de cette société. Ils doivent également s’acquitter d’une redevance, selon les modalités dont j’ai parlé plus haut. La loi est cependant rédigée d’une manière relativement ambigüe, car elle ne semble pas faire de distinction entre les usages commerciaux des oeuvres du domaine public et les usages non-commerciaux. Pour ces derniers, il n’y a pas de recettes générées et donc la redevance devrait être égale à zéro, puisqu’elle est fixée de manière proportionnelle. Mais l’obligation de faire une déclaration tient-elle toujours dans ce cas ? Nous n’avons pas réussi à obtenir de réponse définitive à la question.

Par exemple pour l’organisation d’un atelier Public Domain Remix, nous n’étions pas certains de pouvoir réutiliser des oeuvres du patrimoine culturel sénégalais. Nous avons alors songé à proposer à des artistes locaux de placer volontairement certaines de leurs créations dans le domaine public, par le biais d’une licence comme la Creative Commons Zéro (CC0). Mais là encore, l’articulation avec la loi s’est révélée complexe. Lorsqu’elle parle du domaine public, la loi sénégalaise évoque des oeuvres pour lesquels les droits sont échus à l’issue des 70 ans après la mort de l’auteur. Mais qu’en est-il des oeuvres du domaine public volontaire ? Quand le domaine public est « payant », l’auteur a-t-il encore la possibilité de libérer ses oeuvres de son vivant ? En réfléchissant à la question, nous nous sommes rendus compte que ce régime risquait d’aboutir en réalité à une situation assez ubuesque : les oeuvres versées volontairement dans le domaine public sont sans doute vraiment libres au Sénégal à partir du moment où l’auteur le décide et 70 ans après sa mort. Mais à ce moment où l’oeuvre rejoint le domaine public « classique », alors la loi prend le relai et l’oeuvre devient payante !

Nous avons pu à l’occasion du festival discuter avec des activistes marocains de la Culture libre, qui nous ont expliqué qu’un système similaire existe visiblement au Maroc. Une obligation de déclaration est également due en théorie au Ministère de la Culture pour la réutilisation d’oeuvres du folklore et ils nous ont raconté que cela avait fait échouer un projet de site internet consacré à la mise en valeur d’oeuvres du domaine public.

On le voit, ce système de domaine public payant aboutit dans les faits à une forme de « bureaucratisation » qui annule ce qui est l’intérêt premier de l’existence de domaine public : la possibilité de pouvoir enfin réutiliser les oeuvres sans avoir à demander d’autorisation à quiconque. Et étant orienté vers la collecte de redevances, ce dispositif favorise aussi mécaniquement les réutilisations commerciales au détriment des usages non-commerciaux réalisés par des amateurs qui ne rentrent pas bien dans les « cases » prévues par la loi.

De la redevance au contrôle… 

Mais le plus inquiétant à mon sens avec ce système réside dans le fait qu’immanquablement l’instauration de redevances tend à glisser peu à peu vers une forme de contrôle des usages. La loi sénégalaise n’est en effet pas très claire non plus sur le rôle exact de la société de gestion collective : doit-elle seulement enregistrer les déclarations d’usage des oeuvres du domaine public et vérifier le paiement des redevances ou peut-elle également se prononcer sur le bien fondé des réutilisations ?

Là encore, nous n’avons pas obtenu de réponses très claires à ces questions. Mais on nous a expliqué que la reprise d’oeuvres traditionnelles pouvaient parfois poser problème dans certains contextes. Par exemple, on nous a cité le cas d’un scandale survenu en 2001 à propos du film Karmen, dans lequel un chant religieux musulman avait été utilisé pour accompagner la scène de l’enterrement d’une lesbienne s’étant suicidée. L’affaire avait visiblement suscité des troubles, avec des émeutes aux abords des cinéma, et elle était prise en exemple pour montrer l’intérêt qu’il y aurait à exercer une forme de vérification sur l’usage des oeuvres traditionnelles.

Articulé avec le dispositif de domaine public payant fixé par la loi sénégalaise, une telle volonté aboutirait non plus seulement à une bureaucratisation, mais à une forme de contrôle a priori sur l’usage du domaine public, avec un dérapage possible vers de la censure.

Je n’ai pas pu m’empêcher de penser en apprenant cette histoire que ce film Karmen qui fit scandale au Sénégal était lui-même inspiré de la Carmen de Mérimée et de Bizet. Et Joseph Gaï Ramaka, le réalisateur sénégalais qui est allé puiser dans cette oeuvre du domaine public n’a heureusement pas été obligé d’accomplir des formalités devant une société de gestion collective française, ni de payer une quelconque redevance !

La liberté de création qu’offrent les oeuvres du domaine public est fondamentale, mais il me semble que c’est encore plus vrai pour les oeuvres du folklore (mythes, contes, légendes, etc). Ainsi par exemple, on a vu cet été la maison d’édition Marvel Comics décider de produire de nouvelles histoires de son super-héros Thor, en annonçant que celui-ci serait dorénavant une déesse et non un dieu, comme c’est le cas normalement dans la mythologie scandinave.

Le nouveau Thor sera dorénavant une déesse.

Ce choix a suscité de nombreuses discussions parmi les fans du comics. Mais il n’en reste pas moins que cette adaptation reste libre et on imagine mal une société de gestion collective scandinave pouvoir intervenir pour l’interdire, au motif que selon elle, voir Thor ainsi transformé en déesse du tonnerre dénaturerait le sens original des sagas nordiques !

Pour revenir au Sénégal, il se trouve que le bâtiment dans lequel avait lieu la table-ronde au cours de laquelle nous avons évoqué cette question du domaine public payant était aussi un lieu d’exposition d’artistes-peintres sénégalais contemporains. Or en sortant, je me suis rendu compte que l’un d’eux avait repris dans une de ses toiles la célèbre fresque de Michel Ange, montant la création d’Adam par Dieu.

Michel Ange. La Création d’Adam. Domaine Public.

Sauf que dans sa version, Dieu et Adam étaient devenus deux personnages noirs. Pour faire passer son message, cet artiste a bien détourné une oeuvre patrimoniale. Mais il n’a pu produire justement ce remix qu’en bénéficiant des libertés conférées par le domaine public. Et là encore, une telle réinterprétation aurait-elle été possible s’il avait fallu passer par une société de gestion collective, ne serait-ce que pour produire une déclaration ?

***

Il me semble que nous devrions méditer sur ce genre d’exemples, lorsque nous entendons des représentants d’auteurs – même avec la meilleure intention du monde – proposer d’instaurer un domaine public payant. La valeur du domaine public est dans la liberté qu’il nous donne pour produire de nouvelles oeuvres. S’en servir comme support pour lever des taxes, c’est le vider de son sens le plus profond. Il ne s’agit pas de nier que la situation financière de beaucoup d’auteurs est précaire et qu’elle tend à le devenir de plus en plus. Mais tordre le cou au domaine public n’apportera pas de solutions à cet état de fait. Le domaine public payant est un concept en réalité poussé par des maximalistes du droit d’auteur qui cherchent à faire disparaître cet élément essentiel d’équilibrage du droit d’auteur. Espérons dans l’intérêt même de la création que les auteurs sauront le comprendre…


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: auteurs, Domaine public, droits voisins, gestion collective, Sénégal

Livre numérique en bibliothèque : une démission de la politique de lecture publique

jeudi 11 décembre 2014 à 23:02

Lundi dernier en conclusion des Assises des bibliothèques organisées à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, la Ministre de la Culture Fleur Pellerin a annoncé la signature d’un protocole d’accord entre l’État, les bibliothèques, les éditeurs, les auteurs, les libraires et les élus culturels concernant la « diffusion du livre numérique par les bibliothèques publiques« . Ce texte qui prend la forme de 12 recommandations a été publié le lendemain sur le site de l’ABF, accompagné d’un communiqué où l’association annonce qu’elle a accepté de le signer, mais en prenant assez nettement ses distances. L’ABF déplore notamment que seule la voie contractuelle soit ouverte aux bibliothèque, les pouvoirs publics ayant renoncé à adapter le cadre législatif en vigueur.

Fleur Pellerin dans son discours de clôture des Assises avait pourtant affirmé que cet accord constituait « l’acte fondateur du prêt numérique en bibliothèque » et le « fruit d’une démarche pionnière en Europe ». Mais une lecture attentive des 12 recommandations montre que si les bibliothécaires ont réussi à faire admettre plusieurs principes importants par les autres acteurs de la chaîne du livre, ce texte ne résoudra pas les difficultés majeures que rencontrent les bibliothèques pour développer une offre d’eBooks dans des conditions satisfaisantes pour leurs usagers, s’il ne contribue pas à aggraver encore les choses.

Mensonge sur l’état du droit européen 

Le passage qui pose le plus de difficultés à mon sens avec cet accord se situe dans son préambule, où est exclue d’emblée toute modification du cadre juridique en vigueur concernant le livre numérique en bibliothèque :

En droit européen, le prêt de livres numériques par les bibliothèques relève, à ce jour, du droit exclusif de l’auteur. C’est donc aujourd’hui dans le seul cadre de la voie contractuelle que le développement d’une offre numérique en bibliothèque favorable à l’ensemble du secteur du livre peut et doit être recherché, en encourageant notamment les expérimentations.

Cette affirmation – dont découle tout le reste –  est très largement abusive. Certes, il existe une directive européenne de 1992 concernant le prêt public des oeuvres protégées par le droit d’auteur, dont l’application à l’environnement numérique est incertaine. Mais pour autant, cela ne signifie pas que toutes les pistes juridiques qui pourraient servir de fondement à la mise à disposition d’eBooks par les bibliothèques aient été actuellement explorées. La Cour de Justice de l’Union Européenne a été saisie en septembre dernier d’une question en provenance des Pays-Bas, pays où les bibliothécaires revendiquent un droit de prêt pour les livres numériques et sont entrés en conflit à ce sujet avec les éditeurs. Ils demandent à ce que la Cour statue pour savoir si la directive de 1992 est applicable aux livres numériques et à défaut, si le principe de l’épuisement des droits ne pourrait pas s’appliquer au livre numérique en bibliothèque. Ces bibliothécaires, dont il faut saluer l’audace, s’appuient notamment sur la décision d’un tribunal hollandais ayant admis que l’épuisement des droits pouvait permettre la revente en occasion des eBooks.

Le principe de l’épuisement des droits est un mécanisme essentiel d’équilibrage du système du droit d’auteur. C’est grâce à lui que nous pouvons prêter, donner, revendre ou léguer à nos enfants des livres sous forme physique. Son application à l’environnement numérique fait l’objet actuellement de débats épineux et de plusieurs contentieux, mais elle a déjaà été admise en matière de logiciels. Nul ne sait quelle sera la réponse de la CJUE sur ces questions complexes, mais on peut noter que celle-ci  a rendu il y quelques semaines une décision favorable aux bibliothèques en matière de numérisation. Il est donc impossible comme le fait l’accord de clamer que le droit de l’Union européenne est fixé en la matière et que la seule voie praticable réside dans la négociation contractuelle. Car si la Cour admet que l’épuisement des droits peut couvrir la mise à disposition de contenus numériques en bibliothèque, il n’y aura plus de contrats qui tiennent : les bibliothèques disposeront bien de la faculté de prêter des eBooks et les titulaires de droits ne pourront s’y opposer.

Manque de courage politique

L’ABF dans son communiqué explique que c’est le Ministère de la Culture qui a directement pesé pour que la réflexion sur ces recommandations s’effectuent « à droit constant », sans envisager de modification du cadre légal :

Ainsi, ce sont les ayants droits qui définissent exclusivement les offres et les conditions d’accès aux livres numériques en bibliothèque publique. Le Ministère a souhaité que ces recommandations ne portent donc que sur le seul cadre légal possible, celui de la voie contractuelle.

Ce refus de toucher à la loi constitue à mon sens une démission pure et simple de la politique de lecture publique, habilement masquée par l’écran de fumée que constitue cet accord. En 2003, lorsque la France avait transposé la directive européenne sur le droit de prêt, les pouvoirs publics avaient pris leurs responsabilités en mettant en place un mécanisme de licence légale pour le prêt de livres en bibliothèques, alors que celui-ci avait fait l’objet de fortes remises en question pendant plus de 10 ans de débats houleux. En vertu de ce dispositif, les titulaires de droits ne peuvent plus s’opposer à ce que les livres papier soient acquis et proposés en prêt par les bibliothèques ouvertes au public, dans des conditions fixées par la loi, assorties d’une compensation financière versée par l’État et les établissements pour être répartie entre auteurs et éditeurs.

Mais pour le livre numérique, le gouvernement refuse cette fois de passer par la loi. On pourra s’étonner de cette réticence, étant donné que les lois se sont succédées à bon rythme ces dernières années en ce qui concerne le livre numérique. Lorsqu’il s’est agi par exemple de protéger éditeurs et libraires contre les pratiques tarifaires d’acteurs comme Amazon, la loi sur le prix unique du livre numérique a été votée en 2011. Quand on a cherché à mettre en place une alternative à la numérisation entreprise par Google, c’est encore par la voie légale que l’on est passée, avec le vote en 2012 de la loi sur les livres indisponibles du 20ème siècle, et le gouvernement avait même alors déclaré à cette occasion une procédure d’urgence. L’an dernier, à nouveau dans l’optique de protéger les libraires, une loi « anti-Amazon » a été adoptée à l’unanimité afin de mettre fin à la gratuité des frais de port, alors même qu’on la savait plus symbolique qu’autre chose. Et pour adapter le contrat d’édition à l’environnement numérique, le Code de Propriété Intellectuelle vient de connaître une réforme importante, pour laquelle le gouvernement a demandé à procéder par voie d’ordonnance pour être plus efficace.

Il y a donc eu quatre réformes récentes des lois applicables au livre numérique, dont trois majeures. Pour intervenir en faveur des auteurs, des éditeurs ou des libraires, le Ministère de la Culture n’a pas hésité à emprunter à chaque fois la voie législative, alors même que plusieurs de ces projets ont été très contestés, comme la loi sur les indisponibles. Les bibliothèques seraient donc au final les seuls acteurs de la fameuse chaîne du livre qui ne méritent pas que la loi soit modifiée ? Au nom de quoi, au juste ! On nage en pleine tartufferie, hâtivement barbouillée de pseudo-arguments juridiques et c’est le public qui sera le premier à payer ce manque criant de courage politique…

Que vaut un accord non contraignant ? 

La principale conséquence de cette « religion » de la voie contractuelle prêchée par le Ministère de la Culture, c’est que l’accord signé cette semaine n’aura aucune valeur contraignante pour les parties. Pour les bibliothèques, cela signifie qu’elles doivent s’en remettre aux licences que les éditeurs voudront bien mettre en place pour qu’elles puissent proposer des livres numériques à leurs usagers.

Jusqu’à présent, c’est ce système qui a été appliqué en France, avec un résultat éloquent : 98,5% des bibliothèques françaises ne proposaient pas de livres numériques en 2013, alors qu’elles sont près de 95% à le faire aux États-Unis. Un désastre absolu donc, du point de vue de la lecture publique… Certes les choses sont en train d’évoluer en la matière, avec le déploiement progressif du projet PNB (Prêt Numérique en Bibliothèque) porté par la société Dilicom et fortement soutenu par le Ministère. Mais celui-ci soulève de très sérieuses réserves, exprimées depuis plusieurs mois notamment par l’ABF, que ce soit au niveau de la politique tarifaire, du contenu des livres proposés ou du modèle de mise à disposition qui privilégie le téléchargement des fichiers avec DRM chronodégradable.

Dans ce contexte de tensions autour de la définition des offres, quel sera l’intérêt de cet accord non-contraignant ? Certainement très faible… Le premier principe énoncé dans ce texte concerne par exemple « l’accès aux bibliothèques publiques à l’intégralité de la production éditoriale » :

Dans la limite des droits cédés par les auteurs à leurs éditeurs, le catalogue proposé aux collectivités territoriales pour leurs bibliothèques doit être identique à celui proposé aux particuliers. Les conditions, notamment tarifaires et d’utilisation, peuvent cependant varier, dans le cadre des offres définies par les éditeurs.

Cette « homologie » entre l’offre aux acheteurs particuliers et l’offre en bibliothèque existe déjà pour le papier : une bibliothèque peut proposer à ses lecteurs tout ce qui sort en librairie, y compris (et surtout !) les dernières nouveautés. Il en est ainsi parce que la loi permet aux bibliothèques d’acheter les mêmes livres que ceux qui sont disponibles en librairie, dès leur sortie, sans que les titulaires de droits puissent le refuser. Pour les eBooks, on sait que ce n’est pas le cas. Les éditeurs ont utilisé les contrats pour se « bricoler » une petite chronologie des médias maison : ils refusent aux bibliothèques la plupart des titres les plus récents par crainte (dans leur esprit…) que les ventes ne soient « cannibalisées » par l’accès en bibliothèque. Une étude IDATE sur le livre numérique parue en mars dernier avait montré que cette pénurie organisée de nouveautés en bibliothèque était très importante. Le protocole signé cette semaine dit explicitement que l’intégralité de l’offre éditoriale doit être proposée aux bibliothèques, mais que se passera-t-il si Gallimard, Flammarrion, Editis ou Hachette continuent à faire obstruction ? Certainement pas grand chose.

L’accord affirme par ailleurs qu’il faudra « veiller à la stabilité des contrats passés avec des collectivités« . C’est certainement une chose souhaitable, mais que se passera-t-il si un éditeur décide brutalement d’augmenter ses tarifs de 300% d’une année sur l’autre comme Hachette l’a fait en juin dernier ? Suffira-t-il de lui montrer ces recommandations auréolées du sceau ministériel pour qu’il fasse machine arrière ? Soyons sérieux !

Mais il y a encore pire. L’accord mentionne dans son préambule l’importance de respecter « la règlementation relative au traitement des données personnelles« . Fort bien… Mais les principaux éditeurs imposent l’usage du DRM Adobe Digitial Editions sur les livres numériques mis à disposition par les bibliothèques. Or on sait que ce DRM permet à Adobe de collecter massivement des données très précises concernant les usages des lecteurs. Un véritable scandale a éclaté à ce sujet, il y a quelques semaines, lorsqu’une fuite de ces données a révélé l’ampleur de l’espionnage auquel se livre cette entreprise, sans pour autant qu’Adobe renonce à collecter ces informations. Ce DRM va continuer à être utilisé dans le cadre de PNB et ce n’est certainement pas cet accord qui pourra faire obstacle à ces pratiques douteuses, mettant à mal la vie privée des lecteurs en bibliothèque.

Il est clair qu’une telle situation méritait bien plus qu’un accord non-contraignant…

Diversité des modèles ? 

Je ne jetterai pas la pierre aux bibliothécaires qui ont négocié cet accord, car ils ont quand même réussi à faire entendre quelques principes importants, notamment celui de la nécessaire diversité des modèles de mise à disposition des livres numériques en bibliothèque. C’est l’une des critiques les plus fortes que l’on peut d’ailleurs faire au projet PNB, car il a choisi parmi toutes les possibilités envisageables de retenir l’une des pires de toutes :  celle que j’appelle le « DRM Terminator ».

Tout comme Monsanto  a cherché à implanter un gène appelé Terminator dans les semences qu’ils vend pour rendre les plantes stériles et forcer les paysans à en racheter chaque année, les éditeurs français ont décidé que les fichiers pour lesquels les bibliothèques souscriront des licences finiront par s’auto-détruire au bout d’un certain nombre de prêts, obligeant les bibliothécaires à payer à nouveau. Ce système est censé prolonger la « physicalité du livre papier » (sic) aux eBooks en bibliothèque. Tout comme les livres s’usent et obligent les bibliothécaires au bout d’un certain temps à racheter des exemplaires, les eBooks finiront par disparaître. On cherche donc à faire en sorte que les eBooks « imitent » les livres papier, en niant les potentialités propres à l’environnement numérique ! Les éditeurs français n’ont pas inventé ce modèle : c’est l’éditeur américain Harper Collins qui l’a conçu et il l’impose depuis 2011 aux États-Unis, non sans avoir soulevé une vague de protestations parmi les bibliothécaires américains devant l’absurdité du système et les complications qu’il entraîne pour les usagers.

Concernant les DRM, le texte de l’accord est manifestement le fruit d’un compromis arraché par les bibliothécaires :

Les systèmes de gestion des droits numériques contribuent à la protection du droit d’auteur et permettent de gérer le service de prêt numérique.

Pour autant, le recours à des systèmes de gestion de droits ne doit pas rendre totalement impossibles les usages autorisés par la loi pour les bibliothèques et leur public. La conception de systèmes de gestion et de protection des droits numériques permettant une interopérabilité maximale et un accès aux œuvres le plus aisé possible doit être encouragée et leur adoption privilégiée.

Les mesures techniques de protection ne sont pas l’unique système de gestion et de protection des droits numériques. D’autres types de dispositifs que ceux qui sont communément utilisés aujourd’hui dans les offres aux collectivités peuvent être adoptés s’ils garantissent un service de qualité ou permettent de l’améliorer, dans le respect du droit d’auteur.

L’accord est nuancé sur ce point et laisse une porte ouverte à des modes de régulation des usages qui n’impliqueraient pas de DRM implantés dans les fichiers. Il existe d’ailleurs déjà des acteurs comme Publie.net ou NumerikLivres qui proposent des eBooks aux bibliothèques sans verrous numériques. Mais la mise en place progressive du projet PNB fait craindre que son système de « DRM Terminator » s’impose peu à peu en France comme le modèle dominant. Or les premiers retours d’expérience montrent qu’ils sont très contraignants, à la fois pour les bibliothécaires et pour les usagers…

Le modèle prôné dans le cadre de PNB a pourtant fait l’objet d’avis négatifs exprimés dans le rapport Lescure, par l’Inspection Générale des Bibliothèques ou par le consortium Couperin. Mais il existe une pression telle pour l’imposer que l’on peut craindre que les appels à la diversité figurant dans l’accord restent lettre morte.

Réapproprions-nous la politique de lecture publique !

Ce qui me choque le plus dans cette affaire, c’est tout le « decorum » mis en place lors de ces Assises des bibliothèques pour annoncer en grande pompe un accord qui traduit en réalité une véritable démission de la politique de lecture publique. Et tout cela est encore plus croustillant lorsque l’on sait que le Ministère de la Culture avait annoncé que 2014 serait « l’année des bibliothèques » !

Il n’y a cependant pas de fatalité et les choses sont encore loin d’être jouées. Si la piste d’une réforme législative est barrée en France, le changement pourra venir du niveau européen, que ce soit par la jurisprudence de la CJUE ou dans le cadre de la réforme de la directive sur le droit d’auteur annoncée pour 2016. L’ABF dans son communiqué rappelle qu’elle continue à soutenir la campagne « Legalize It » lancée par EBLIDA, qui vise à faire consacrer le droit pour les bibliothèques à mettre à disposition des livres numériques. Des travaux sont également engagés au niveau international à l’OMPI, où un traité sur les bibliothèques est en cours de négociation.

Mais d’ici-là, les bibliothécaires ont une responsabilité collective dans la manière dont le livre numérique se déploiera dans nos établissements. En effet, c’est avec leurs budgets que les bibliothèques votent et qu’elles peuvent aussi façonner l’avenir. Cet accord a beau être non contraignant, il peut aussi être utilisé comme un étalon à l’aune duquel juger les offres qui sont faites aux bibliothèques. Si des licences proposées par les éditeurs ou les e-distributeurs ne sont pas conformes aux principes énoncés dans ce texte, les établissements ne devraient tout simplement pas y souscrire.

Le faire, c’est scier la branche sur laquelle les bibliothèques sont assises. A cet égard, il est clair que PNB sera un enjeu majeur dans les mois à venir, car il constitue le canal par lequel on cherche à imposer un modèle unique aux bibliothèques. Plusieurs établissements, sous couvert « d’expérimentation », se sont déjà embarqués dans ce système qui, à mon sens, constitue un remède pire que le mal.

Quand la politique démissionne et abandonne à ce point la défense de l’intérêt général, il appartient à chacun de se la réapproprier…


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Exploration de données : un environnement juridique en évolution

vendredi 5 décembre 2014 à 04:05

Mardi dernier, l’ADBU et AEF organisaient une journée d’étude sur le thème « Quelle(s) stratégie(s) de recherche face à la nouvelle massification des données ?« . Dans ce contexte, on m’avait demandé de faire un point concernant l’évolution du cadre juridique des pratiques d’exploration de données (Text et Data Mining). Je poste ci-dessous ma présentation, qui étant donné le temps qui m’était imparti n’avait pas vocation à traiter le sujet en profondeur, mais à rappeler les points essentiels.

Depuis plusieurs années, la question du Text et Data Mining (TDM) suscite de nombreuses interrogations sur le plan juridique. Elle constitue un enjeu majeur pour le renouvellement des pratiques de recherche, mais elle est aussi l’illustration de la rigidification graduelle du cadre juridique de l’Information Scientifique et Technique.

Alors qu’à l’origine, les informations n’étaient pas véritablement saisies en elles-mêmes par le droit, un mouvement s’est dessiné depuis les années 90 pour faire en sorte que la propriété intellectuelle s’appliquent aux données. L’introduction du droit des bases de données en 1996 par le biais d’une directive européenne a consacré une étape importante dans la possibilité de soumettre à contrôle le traitement de l’information. Le droit d’auteur, qui normalement s’applique aux oeuvres et non aux données, a lui aussi pu être invoqué dans le cadre des pratiques de Text Mining, dans la mesure où celles-ci impliquent généralement de copier les contenus avant de les analyser.

Il en résulte que les opérations d’extractions de données que les chercheurs réalisaient mentalement sans entrave dans l’environnement analogique ont changé de nature dans l’environnement numérique. Relever manuellement les noms cités dans un livre constitue par exemple un acte complètement libre, sur lequel la propriété intellectuelle n’a pas de prise. Mais un repérage des entités nommées à partir de textes numérisés, conduit par des procédés automatiques, sera de son côté potentiellement soumis au droit d’auteur et/ou au droit des bases de données. L’exploration de données, qui était un corollaire naturel du « droit de lire », est devenu un acte conditionné avec le numérique, ce qui est susceptible d’avoir un impact majeur sur l’indépendance de la recherche.

Car les principaux éditeurs scientifiques ont rapidement compris qu’ils avaient intérêt à investir le terrain de l’exploration des données en faisant jouer leurs droits exclusifs. Pour cela, ils ont opéré en deux phases. En amont, il est de plus en plus fréquent que les éditeurs demandent aux auteurs de joindre à leurs articles les données ayant servi à les réaliser, de manière à obtenir par le biais de la cession des droits un contrôle sur celles-ci. En aval, sur la base des données et des textes sur lesquels ils possèdent des droits, les éditeurs proposent ensuite des licences de Text et Data Mining, qui leur permettent de déterminer les conditions techniques dans lesquelles ces pratiques seront conduites, ainsi que de récolter de nouvelles informations précieuses concernant les types de recherche qui sont entreprises à partir de leurs contenus.

Elsevier ou Springer proposent ainsi de telles licences, qui viennent prolonger les abonnements traditionnels aux revues électroniques vendus aux collectivités de recherche. Ces éditeurs font par ailleurs pression au niveau de l’Union européenne pour que cette solution contractuelle soit priorisée par rapport à une révision du cadre juridique qui passerait par exemple par la consécration d’une nouvelle exception au droit d’auteur (processus Licences for Europe en 2013).

Mais face aux critiques soulevées par ces licences de Text et Data Mining, certains pays ont pris les devants pour faire évoluer la loi afin de sécuriser ces pratiques de recherche innovante. Aux Etats-Unis, l’environnement juridique est traditionnellement plus favorable pour la recherche, grâce au mécanisme du fair use (usage équitable) et la jurisprudence récente (notamment celle fixée par l’affaire Google Books) a permis d’établir que l’exploration des données relevait d’une forme d’usage transformatif couvert par le fair use. Mais c’est surtout l’Angleterre qui a apporté récemment la preuve que même du côté européen, où le fair use n’existe pas, des marges de manoeuvre existaient pour instaurer au niveau des Etats un cadre favorable à l’exploration de données. La loi anglaise a ainsi consacré une nouvelle exception au droit d’auteur, couvrant les « analyses computationnelles » de contenus protégés effectuées dans un cadre de recherche sans but lucratif. Et ces dispositions ne peuvent être mises en échec par des clauses contractuelles que chercheraient à imposer des éditeurs.

Pendant ce temps en France, la situation stagne. Un rapport du CSPLA récemment remis au Ministère de la Culture à propos du TDM assimile ces pratiques à une forme de « parasitisme » des contenus protégés. Il préconise de respecter un moratoire pendant deux ans, en privilégiant l’approche contractuelle et repousse toutes les pistes qui auraient permis d’envisager l’introduction d’une exception dans le Code de Propriété Intellectuelle français. Par ailleurs, l’exploration de données est aussi au coeur de la polémique soulevée par la signature d’une licence nationale entre Couperin et Elsevier pour le corpus Science Direct. Les accords conclus contiennent en effet une clause relative au Text et Data Mining, qui a pu être assouplie au fil des négociations. Mais sa présence dans l’accord avalise l’approche contractuelle et elle apporte de l’eau au moulin des éditeurs qui s’opposent à une révision du cadre législatif, sans présenter de garantie à long terme pour les chercheurs qui resteront soumis aux conditions imposées par des acteurs comme Elsevier. Accepter de telles clauses revient à approuver une nouvelle enclosure sur les résultats de la recherche, qui va s’ajouter à celle qui existe déjà sur les articles scientifiques et une forme de « privation » de l’information. La Ligue des Bibliothèques de Recherche (LIBER) s’était pourtant prononcée clairement en défaveur des licences proposées par Elsevier, mais elles ont tout de même été acceptées en France.

Pour l’avenir, plusieurs enjeux importants se dessinent quant au Text et Data Mining. Le premier se situe au niveau européen, où une réforme de la directive sur le droit d’auteur a été annoncée par la Commission européenne à l’horizon 2016. Il y aurait là une occasion de consacrer une exception au niveau de l’Union, qui constitue l’échelon pertinent pour entreprendre une telle réforme. Mais encore faut-il que les intérêts propres du secteur de la recherche arrivent à se faire entendre dans un débat encore très largement dominé par la sphère Culture et les questions liées au piratage. La France joue d’ailleurs à ce niveau un jeu trouble, où parfaitement alignée avec les prétentions des industries culturelles, elle milite pour que la directive sur le droit d’auteur ne soit pas réouverte

Sans attendre une évolution du cadre juridique, il est possible d’agir également en amont, au niveau de la diffusion originelle des données de la recherche, pour créer des conditions favorables à l’exploration de données. Pour cela, il faudrait ouvrir directement les données de la recherche, en les plaçant sous des licences Open Data permettant largement la réutilisation. De cette manière, les données seraient ouvertes dès l’origine et la négociation avec les éditeurs deviendrait inutile. Cette politique d’Open Data appliquée aux données de la recherche viendrait prolonger la politique d’Open Access aux articles scientifiques. Mais elle a aussi ses spécificités propres, que ce soit en termes juridiques ou techniques, et elle nécessite également que des orientations politiques soient déterminées pour inciter les acteurs sur le terrain à ouvrir leurs données en utilisant des infrastructures adaptées.

Une étape importante de ce point de vue arrive en 2015, puisque la France doit transposer la directive européenne sur la réutilisation des informations du secteur public. Pour l’instant, les données de la recherche sont toujours exclues du dispositif de la directive et elles pourraient rester dans l’angle mort de cette transposition. Mais il n’y a pas de fatalité à cela et la France pourrait très bien choisir de faire de la recherche un des secteurs dans lequel l’Open Data pourrait se développer. A cet égard, la consultation en cours au niveau du CNNum en vue de la préparation d’une loi numérique pour 2015 constitue un lieu stratégique pour faire émerger l’importance des données de la recherche au sein du débat général.

Enfin des approches encore plus ambitieuses peuvent être envisagées, comme celle d’adopter une Charte Universelle de l’Open Science, actuellement à l’étude au niveau du CNRS et de l’ADBU. Encore assez vagues, ces travaux pourraient néanmoins aboutir sur des propositions visant à ne plus aborder les questions liées à l’Information Scientifique et Technique sous l’angle de la propriété littéraire et artistiques pour créer enfin un cadre juridique adapté.

Les mois à venir vont sans doute être décisifs concernant l’avenir juridique des pratiques d’exploration de données. Il est évident qu’une évolution ne pourra avoir lieu que si les communautés de la recherche les plus directement impliquées font entendre leur voix dans le débat, surtout dans un pays comme la France où ces sujets sont encore très largement accaparés par le champ de la Culture, avec l’approche restrictive que l’on sait.

La journée d’étude de l’ADBU et d’AEF aura eu le mérite de faire ressortir ces enjeux et d’entamer une discussion. Il est clair qu’une prise de conscience concernant l’ouverture des données de la recherche est en train de se dessiner, qui était très nette au niveau des présidents d’Université.


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Les licences à réciprocité : une piste pour la « transformation numérique » de l’économie ?

vendredi 14 novembre 2014 à 00:24

Cette semaine, Philippe Lemoine a remis au gouvernement le rapport dont la rédaction lui avait été confiée en janvier dernier, dans le cadre d’une mission sur la « transformation numérique » de l’économie française. Il comprend plus de 180 propositions très diverses, parmi lesquelles on peut relever une recommandation N°98, faisant allusion aux « licences à réciprocité » dont j’ai déjà eu l’occasion de parler à plusieurs reprises sur S.I.Lex :

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Le principe des licences à réciprocité consiste, selon l’expression employée par Pier-Carl Langlais qui leur a consacré un article détaillé, à « rendre aux communs le produit des communs« . Elles constituent une adaptation des licences Creative Commons – Pas d’usage commercial, requérant que les entités commerciales contribuent, d’une manière ou d’une autre, aux Communs pour pouvoir utiliser une ressource placée sous une telle licence, faute de quoi elles seraient tenues de payer pour le faire.

Pour Michel Bauwens, un des penseurs de l’économie des Communs, le point-clé de ces nouvelles licences réside dans le concept régulateur de réciprocité qu’elles véhiculent :

[…] je pense que la chose essentielle n’est pas l’argent ou même la création d’un flux de revenu du capital vers les communs. La chose essentielle, c’est la notion de réciprocité : l’idée d’une économie éthique, c’est-à-dire une économie ou un marché qui n’extériorisent pas les aspects environnementaux ou la justice sociale, mais qui les intègrent. C’est la possibilité d’un marché post-capitaliste qui n’est pas focalisé sur l’accumulation du capital et externalise tout le reste, mais un marché qui se régule lui-même à partir de la notion de réciprocité.

Le rapport Lemoine est le premier document officiel, depuis le projet FLOK en Équateur, à recommander l’usage des licences à réciprocité. Il comporte en outre une série de propositions, visant à soutenir la mise en place une économie ouverte, basée sur des licences libres. Cet aspect du rapport a été salué cette semaine par Louis-David Benyayer sur le blog de Without Model. En effet, plusieurs des mesures préconisées par le rapport Lemoine sont reprises des 14 propositions figurant dans l’ouvrage Open Models, dont j’ai eu récemment l’occasion de vous parler sur S.I.Lex, consacrés aux modèles économiques alternatifs.

Les recommandations en faveur de l’économie ouverte figurant dans le rapport Lemoine sont les suivantes :

Un point intéressant que l’on peut noter, c’est que le rapport envisage des actions des pouvoirs publics en soutien à l’économie ouverte, mais également une série de mesures concrètes visant à ce que les entreprises du secteur privé contribuent elles aussi aux Communs. Cette approche est particulièrement inspirante et il me semble même qu’elle permettrait peut-être de lever une des difficultés qui affectent encore aujourd’hui la conception des licences à réciprocité.

En effet à l’heure actuelle, il existe principalement deux propositions de licences réciproques, fonctionnant d’une manière différente en fonction de la façon dont elles conçoivent la question de la réciprocité. La Peer Production Licence, créée d’abord par Dmitry Kleiner, indique que seules les structures ayant une forme coopérative peuvent bénéficier des ressources sans avoir à payer. Elle fonctionne exclusivement sur un critère « organique », avec une opposition tranchée entre le secteur coopératif et les sociétés commerciales classiques, basées sur la maximisation du profit.

Cette première licence a pu être critiquée comme trop rigide ou idéologique, avec le désavantage de ne pas prendre en compte que des sociétés commerciales peuvent très bien « contribuer aux communs » d’une manière ou d’une autre. Une autre proposition, la Commons Reciprocity Licence imaginée par Miguel Said Viera et Primavera De Filippi, a donc été avancée, reposant cette fois selon une approche « fonctionnelle » et non organique. Elle ouvre la possibilité d’utiliser gratuitement les ressources communes à toute personne ou structure qui « contribue aux communs », quelle que soit sa nature. Mais pour intéressante qu’elle soit, cette nouvelle proposition s’est heurtée à la difficulté de devoir définir ce qu’est une contribution aux communs. Pour résoudre ce problème, ses concepteurs ont envisagé mettre en place un système complexe de « jetons », basé sur une crypto-monnaie, qui viendrait récompenser les contributions aux communs et les mesurer entre elles.

Outre sa complexité, une telle approche a été critiquée, notamment par Pier-Carl Langlais, comme faisant courir le risque d’établir une nouvelle forme de « monétisation des communs », qui modifierait en profondeur les motivations des acteurs contribuant à leur création et à leur gestion.

Arrivé à ce point, on peut se dire que les licences réciproques sont confrontées à une difficulté majeure pour définir la notion de réciprocité, qui constitue pourtant le cœur même de leur philosophie. Mais c’est là où, à mon sens, les propositions avancées par Without Model et reprises dans le rapport Lemoine peuvent offrir une piste pour essayer de dépasser cette contradiction.

Plutôt que de suivre une logique « organique » ou « fonctionnelle », les licences à réciprocité pourraient adopter une approche « institutionnelle ». Une charte pourrait en effet être établie pour définir ce qui constitue une « économie éthique », au sens fort où Michel Bauwens entend cette expression en lien avec les Communs. Cette Charte pourrait reprendre les propositions du rapport Lemoine, en exigeant que les entreprises – qu’il s’agisse de coopératives ou non – doivent consacrer a minima 1% de leur budget à des projets Open, ouvrir un Droit Individuel à la Contribution à leurs employés, souscrire aux principes d’une Responsabilité Numérique des Entreprises (RNE), contribuer aux financement de grands projets portés par des fondations comme Wikipédia, OpenStreetMap, Mozilla, etc.

Les entreprises qui respecteraient ces critères pourraient alors se voir ouverte la possibilité d’utiliser gratuitement les ressources placées sous des licences à réciprocité. On obtient de cette façon un système plus souple que la Peer Production Licence exclusivement organique de Dmitry Kleiner. On évite également d’avoir à recourir à des systèmes complexes et potentiellement dangereux de mesure des contributions, comme avec la Commons Reciprocity Licence. Le fait que des mesures concrètes, incarnant la « contribution aux communs », soient fixées par une Charte fournit des critères clairs aux entreprises, de manière à ce qu’elles sachent comment agir en faveur des Communs. Par ailleurs, rien n’empêche que la Charte comporte aussi des principes applicables aux personnes publiques, en suivant les recommandations reprises là aussi par le rapport Lemoine.

Bastien Guerry, qui est à l’origine de la notion de Responsabilité Numérique des Entreprises (RNE), a écrit hier un intéressant billet dans lequel il précise cette idée :

La RNE s’inspire de la Responsabilité Sociétale des Entreprises : un dispositif de responsabilisation des entreprises face aux effets qu’elles exercent sur la société.

La responsabilité numérique des entreprises serait un dispositif de responsabilisation des entreprises face aux effets qu’elles exercent sur l’infrastructure matérielle et logicielle soutenant Internet, et sur les biens communs numériques qui y fleurissent.

Quelques pistes pour la construction d’un indicateur RNE :

  • est-ce que l’entreprise soutient la neutralité du net?
  • est-ce que l’entreprise contribue au développement de logiciels libres?
  • est-ce que l’entreprise contribue à Wikipédia ou aux autres projets de la fondation Wikimédia?
  • est-ce que l’entreprise contribue à OpenStreetMap?
  • est-ce que l’entreprise contribue à la sensibilisation du public sur la façon dont les données personnelles sont commercialisées?
  • Etc.

On voit qu’à travers ce type de propositions se dessine déjà cette « Charte de l’économie éthique », à laquelle je faisais allusion plus haut et sur laquelle les licences à réciprocité pourraient être adossées.

Cette Chartene serait pas uniquement in instrument juridique : elle aurait bien sûr également une visée politique, et ce à deux niveaux différents. Elle peut constituer un programme de réformes à faire passer dans la loi pour rendre obligatoires les mesures en faveur de l’économie ouverte. Par exemple, un Droit Individuel à la Contribution (DIC) des salariés peut être mis en place par la loi et imposé aux entreprises. Mais sans attendre une telle évolution législative, la Charte pourrait aussi être mise progressivement en oeuvre de manière volontaire par les entreprises, avec pour elles à la clé la possibilité d’utiliser les ressources sous licence réciproque gratuitement. Évidemment, plus un nombre important d’acteurs créent des Communs pour pour les licences à réciprocité, plus ils renforcent pour les entreprises l’intérêt de respecter la Charte.

***

La principale difficulté soulevée par cette proposition consiste à savoir qui serait compétent pour adopter une telle Charte et comment s’accorder sur les grands principes d’une économie éthique orientée vers le soutien à la production de Communs. C’est en ce sens que je dis qu’une telle solution serait « institutionnelle », car elle suppose que les Communs se dotent d’institutions viables capables d’élaborer et de faire appliquer cette Charte.

Ce n’est assurément pas une entreprise facile, étant donné la diversité du secteur des Communs, mais cela constitue un défi qui pourrait servir à catalyser le mouvement autour d’un objectif politique fort.


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Oeuvres orphelines : l’Angleterre se dote d’une solution satisfaisante. Et la France ?

samedi 8 novembre 2014 à 18:16

Mercredi prochain, la Commission des Affaires culturelles de l’Assemblée nationale va examiner un projet de loi transposant trois directives européennes, dont celle portant sur les œuvres orphelines. Ces œuvres sont celles qui sont toujours protégées par le droit d’auteur, mais pour lesquelles il n’est pas possible d’identifier ou de retrouver le ou les titulaires de droits, afin d’obtenir une autorisation. Ce phénomène de « l’orphelinat » des œuvres est massif, notamment à cause de l’allongement continu de la durée des droits et on compte en dizaines de millions les œuvres se trouvant dans cette situation dans les collections des archives, musées et bibliothèques dans le monde.

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L’Angleterre a opéré une transposition ambitieuse de la directive sur les oeuvres orphelines, qui débouche sur un résultat utile. la France saura-t-elle faire de même ? (The Union Flag. Par Jza84. CC-BY. Source : Wikimedia Commons).

Une nouvelle exception au droit d’auteur à introduire en droit français

En 2012, le Parlement européen a adopté une directive visant à permettre certains usages des oeuvres orphelines par les institutions de type bibliothèques, musées, archives, ainsi que par les établissements d’enseignement et de recherche. Après avoir effectué une « recherche diligente », c’est-à-dire d’avoir tenté sans succès de trouver les titulaires de droits par une recherche approfondie, les institutions peuvent utiliser l’oeuvre orpheline, y compris pour la numériser et la mettre en ligne, sur le fondement d’une nouvelle exception au droit d’auteur. Mais la directive prévoit qu’en cas de réapparition d’un titulaire de droits, celui-ci pourra demander à faire cesser la diffusion de l’oeuvre, ainsi que revendiquer une « compensation raisonnable ».

Nombreux sont ceux qui ont estimé que cette directive, si elle constitue une avancée, ne permettra pas réellement de régler le problème des oeuvres orphelines, notamment à cause du cumul de l’obligation d’effectuer des recherches diligentes longues et complexes oeuvre par oeuvre et de celle de payer une compensation au titulaire de droits en cas de réapparition. C’est le cas par exemple de Michèle Battisti, qui en 2012 se demandait si cette directive n’avait pas été votée pour rien :

La recherche et l’indemnisation des ayants droit risquent fort de représenter un poste de coût écrasant. Est-ce justifié ? Est-ce même envisageable au regard de la mission d’intérêt public poursuivie par les établissements mentionnés dans la directive ? Le souci d’équilibre entre les intérêts des ayants droits et ceux de la société semble bien compromis.

Une transposition ambitieuse en Angleterre

Il est clair que cette directive n’apporte pas de solution miracle, notamment dans le cadre de la numérisation de masse des collections. Mais les États disposent d’une marge de manoeuvre appréciable pour la transposer et l’Angleterre vient de prouver qu’un mécanisme intéressant pouvait être mis en place dans un esprit d’équilibre pour favoriser la diffusion du patrimoine et des connaissances.

Le gouvernement anglais a en effet annoncé l’ouverture d’un dispositif qui selon lui, permettra la remise en circulation de 91 millions d’oeuvres orphelines (!!!). L’Angleterre a en effet transposé dans son droit national la nouvelle exception, mais dans un esprit constructif en instituant un système d’accompagnement qui favorisera grandement sa mise en oeuvre.

L’Angleterre a d’abord choisi de pallier au niveau national certaines lacunes de la directive, qui par exemple laisse de côté les images fixes et ne s’applique qu’aux textes, musiques et oeuvres audio-visuelles. Le législateur anglais a pourtant choisi d’inclure les images dans le dispositif, de manière à ce qu’aucune oeuvre ne soit tenue en dehors du champ de l’exception. Par ailleurs, alors que la directive européenne ne s’adresse qu’à des institutions culturelles pour des usages non-commerciaux (avec des possibilités limitées de lever des redevances), la loi anglaise a ajouté la possibilité d’utiliser les oeuvres orphelines pour des entités commerciales, comme des éditeurs ou des producteurs.

Des licences larges pour les usages non-commerciaux

Mais le plus intéressant dans ce dispositif ne se situe pas là. Les demandes d’utilisation des oeuvres orphelines doivent être adressées à l’IPO (Intellectual Property Office) qui a mis en place un formulaire en ligne pour faciliter la procédure. Ce formulaire exige de renseigner un certain nombre d’éléments comme le titre de l’oeuvre, ainsi que son type (texte, film, photo, musique, etc). L’utilisateur doit ensuite indiquer quel type d’usage il souhaite faire de l’oeuvre, en précisant s’il entend réaliser une exploitation commerciale ou non.

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J’ai fait le test pour différents types d’œuvres et d’usages et au bout du processus, pour un exploitation non-commerciale, l’Intellectual Property Office délivre une licence à l’utilisateur, couvrant ces différents usages :

Pour que cette licence soit valable, la demande doit être soumise et validée par l’Intellectual Property Office, qui va vérifier si les recherches diligentes effectuées par le demandeur ont bien été accomplies de manière sérieuse. Des guides sont mis à disposition par l’IPO, qui indiquent des sources à consulter et comportent des fiches facilitant la production des preuves de ces recherches.

Ne plus considérer l’usage des oeuvres systématiquement comme un préjudice

Le dispositif en ligne de l’IPO calcule ensuite le coût que devra payer l’utilisateur et c’est là que les choses deviennent vraiment intéressantes. Pour un usage non-commercial de n’importe quel type d’oeuvres (j’ai refait plusieurs fois le test), le coût de la licence est de 0,10 livres sterling, soit environ 0,12 euros. A l’inverse, pour un usage commercial, le coût sera beaucoup plus élevé (variable selon les usages, mais de l’ordre de plusieurs centaines d’euros). L’IPO demande en plus de payer des frais de dossier d’un montant de 20 livres par demande, sachant qu’une demande peut porter sur plusieurs oeuvres.

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Avec ce système de tarification, la loi anglaise a mis en place un dispositif intéressant dans la mesure où il fait une distinction claire entre usage commercial et usage non-commercial. Pour ce dernier, le montant de la licence n’est certes pas nul, mais il est très faible. Cela signifie que le droit anglais considère que l’usage d’une oeuvre orpheline réalisée par une institution culturelle ne constitue pas un préjudice pour les titulaires de droits. C’est au contraire un service rendu à la société dans son ensemble et un apport au rayonnement du patrimoine culturel. Outre le coût des recherches diligentes à effectuer, les établissements culturels doivent également investir pour numériser et diffuser ces oeuvres. Il est donc normal qu’ils puissent bénéficier d’une garantie juridique importante. Si le titulaire de droits réapparait, il pourra demander à faire cesser la diffusion, mais il ne pourra exiger qu’une somme minime en compensation de l’usage réalisé. Les choses sont par contre différentes en cas d’usage commercial, où la compensation à verser est plus forte et permettra à un titulaire de droits d’obtenir une somme substantielle.

Sans titre2

C’est à mon sens un grand mérite de cette transposition anglaise d’avoir clairement distingué selon les usages et surtout d’avoir entériné que l’usage d’une oeuvre ne constitue pas nécessairement un préjudice. Par ailleurs, le système est bien pensé, dans la mesure où les institutions culturelles doivent certes verser une somme en amont (les frais de dossier + un forfait de 0,10 livres par oeuvre), mais qu’elles obtiennent en échange une licence leur donnant une forte sécurité juridique et la garantie qu’en cas de réapparition du titulaire de droits, elles n’auront rien de plus à payer que ce qu’elles ont déjà versé. Ce système reste difficile à utiliser pour de la numérisation de masse, car il est nécessaire de conduire des recherches diligentes oeuvre par oeuvre, mais il permettra sans doute de manière significative aux institutions culturelles anglaises de numériser plus largement leurs collections.

Vers un nouveau « trompe-l’oeil législatif » en France ?

La France de son côté s’apprête elle aussi à transposer la directive européenne sur les oeuvres orphelines. Le projet de loi qui va être examiné à l’Assemblée a été précédé par une consultation conduite par le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA), à laquelle SavoirsCom1 a participé.

L’orientation retenue n’est pas celle qui a présidé à la transposition anglaise. La France est partie pour se contenter de se tenir au plus près du texte de la directive. Les établissements culturels devront effectuer des recherches diligentes oeuvre par oeuvre et les transmettre au Ministère de la Culture afin qu’il les envoie à une base de données européenne. Mais le Ministère ne jouera pas le même rôle que l’Intellectual Property Office en Angleterre. Il n’attribuera pas de licence aux établissements, ni ne leur garantira que leurs recherches ont été effectuées de manière conforme aux exigences de la loi. Certes, les établissements culturels n’auront rien à payer, mais en cas de réapparition du titulaire de droits, celui-ci pourra exiger une compensation qui devra être négociée avec l’établissement, sur la base du « préjudice » causé par la mise à disposition effectuée par l’établissement.

Cela signifie donc que les établissements resteront avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, sans savoir à l’avance combien ils auront à payer au cas où un titulaire de droits se manifesterait. Ce genre d’incertitudes est de nature à dissuader certains établissements de recourir au dispositif, là où le système anglais va au contraire les y encourager.

Depuis la loi DADVSI en 2006, la France s’est faite une spécialité de voter des « trompe-l’oeil législatifs » en matière d’exception au droit d’auteur. C’est le cas par exemple avec l’exception pédagogique et de recherche, effroyablement complexe à appliquer, qui n’offre pas un cadre satisfaisant au développement des usages alors même qu’elle fait l’objet d’une compensation financière de plusieurs millions d’euros par an. Assistera-t-on au même phénomène à propos des oeuvres orphelines ?

Plusieurs amendements au texte proposé par le gouvernement ont néanmoins été déposés, notamment par la députée Nouvelle Donne Isabelle Attard, dont un qui propose de fixer forfaitairement par décret le montant des compensations à verser par les établissements culturels. Sans égaler le système anglais, ce serait une manière d’introduire un peu de prévisibilité dans le dispositif et, si la compensation est minime, de favoriser les usages dans le sens de la diffusion des oeuvres au plus grand nombre.

***

L’Angleterre s’était déjà distinguée ces derniers mois en votant sans attendre l’Union européenne une exception gratuite permettant aux chercheurs d’effectuer des opérations de Text et Data Mining sur des contenus protégés. Avec cette transposition ambitieuse de la directive sur les oeuvres orphelines, elle reste dans le même esprit, en s’appuyant sur l’idée qu’il faut cesser de considérer que l’usage d’une oeuvre constitue systématiquement un préjudice à compenser. Au contraire, l’usage peut donner ou redonner de la valeur aux oeuvres et cela n’est jamais aussi vrai que pour les oeuvres orphelines.


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