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Vers une convergence entre Blockchain et les licences Creative Commons ?

mercredi 16 mars 2016 à 06:47

A la fin du mois dernier, Creative Commons France a publié sur son blog un très intéressant billet pour rendre compte des premiers résultats d’un projet pilote conduit avec le service Ascribe.io pour permettre aux créateurs d’enregistrer leurs oeuvres sous licence Creative Commons via le protocole Blockchain. Pour faire simple et sans m’étendre trop longuement, Blockchain (ou « chaîne de blocs » en français) correspond à la technologique utilisée à l’origine pour développer des cryptomonnaies comme le Bitcoin. Wikipedia la définit comme :

une base de données distribuée qui gère une liste d’enregistrements protégés contre la falsification ou la modification par les nœuds de stockage. À proprement parler, une blockchain est un historique décentralisé des transactions effectuées depuis le démarrage du système réparti.

Si vous n’êtes pas encore familier avec ce sujet, je vous recommande de regarder cette petite vidéo proposée par Rue89, qui vous permettra de comprendre en quoi consistent les grands principes de fonctionnement de Blockchain.

Le principale attrait de ce protocole est de permettre d’authentifier des transactions de manière sécurisée, sans qu’il soit nécessaire de passer par une autorité centrale jouant le rôle d’un « certificateur » extérieur. On comprend que ce soit dans le domaine de la monnaie que Blockchain ait trouvé son premier champ d’application, en permettant la création d’une monnaie virtuelle sans l’intermédiation d’une banque.

Mais on commence aujourd’hui à apercevoir bien d’autres applications possibles et les expérimentations foisonnent littéralement. Certains entrevoient la possibilité que BlockChain devienne à terme une « nouvelle infrastructure des échanges » sur une base décentralisée, jouant un rôle similaire à celui que le protocole TCP/IP a joué dans l’avènement d’Internet.

Des Smart Contracts aux Creative Commons

Ce qui a provoqué un rapprochement possible entre BlockChain et les Creative Commons, c’est que la « chaîne de blocs » comporte aussi un versant juridique, par le biais de ce que l’on appelle les « smart contracts« , comme l’explique Nicolas Loubet dans la vidéo ci-dessous.

Là où BitCoin visait à mettre en place une monnaie virtuelle et décentralisée, d’autres applications de la BlockChain ont pour but d’autoriser des acteurs d’entrer en relation par le biais de contrats automatisés (smart contracts) « permettant d’exécuter une transaction et/ou du code entre deux partenaires qui l’ont validé« .

C’est là qu’un point d’accroche était possible avec les licences Creative Commons, qui a été expérimenté en partenariat avec le service Ascribe.io. Dans un premier billet publié en mai 2015, Creative Commons présentait ainsi le nouveau service offert par ce biais aux créateurs souhaitant utiliser les CC pour la diffusion de leurs oeuvres :

Ascribe est un projet qui a été lancé en 2014 pour aider les créateurs à sécuriser leur droits de propriété intellectuelle, avec l’aide du blockchain. Il s’applique à tout type de licence, y compris les licences Creative Commons. Les créateurs peuvent enregistrer leurs œuvres licensiées sous une licence CC sur le blockchain en suivant le processus suivant:

1. Aller au http://cc.ascribe.io
2. Charger l’œuvre et entrer les metadonnées appropriées: le titre, l’auteur et l’année;
3. Choisir la licence CC; et cliquez sur «enregistrer».

Le service ira alors enregistrer de manière sécurisé le fichier —horodaté avec les conditions de la licence— sur le blockchain, ensemble à toutes les metadonnées qui ont été fournies. Le service fonctionne pour tous types de documents: images, texte, musique, ou tout fichier numérique. Ceci est possible car le processus d’horodatage (« hashing ») est indépendant du format de fichier.

Un peu moins d’un an plus tard, Creative Commons constate que 1871 oeuvres ont été enregistrées sous une licence Creative Commons par 569 utilisateurs, ce qui constitue un premier résultat relativement significatif. J’ai d’ailleurs testé moi aussi le dispositif (d’une grande simplicité) avant de rédiger ce billet en publiant un des supports de formation que j’utilise sous licence CC-BY.

Retour sur les choix originels du « design » des Creative Commons

La question est de savoir à présent ce qu’un dispositif comme la Blockchain peut apporter aux utilisateurs des licences Creative Commons ? Pour le comprendre, il faut revenir sur certains des choix historiques qui ont été faits au début des années 2000 lors de la conception du « design » des Creative Commons et envisager également quelles sont les pistes pour leur avenir, alors qu’on compte aujourd’hui sur Internet plus d’un milliard d’oeuvres placées sous CC.

Deux décisions importantes ont été prises par l’équipe réunie autour de Lawrence Lessig : celle de rendre les licences « lisibles par des machines » (machine readable) et celle de ne pas mettre en place de registre centralisé listant toutes les oeuvres placées sous Creative Commons ou hébergeant les fichiers.

La première caractéristique tient au fait que chaque licence CC est mise à disposition sous trois formes différentes : une « lisible par les humains » sous la forme de logos et d’un résumé simplifié ; une « lisible par les juristes » sous la forme d’un contrat formalisé et une « lisible par les machines » sous la forme d’un bout de code html à insérer dans les pages web à partir desquelles l’oeuvre associée sera diffusée. On doit notamment à l’activiste Aaron Swartz qui faisait partie de l’équipe originelle de développement des Creative Commons d’avoir ajouté cette couche technique.

Les trois « couches » des licences Creative Commons.

Elle permet notamment aux moteurs de recherche de repérer des oeuvres sous Creative Commons et de les signaler à leurs utilisateurs en fonction de leurs requêtes. C’est ainsi par exemple l’on peut aller sur Google Images et demander au moteur uniquement des photos réutilisables, en les filtrant en fonction du type de licences utilisées. C’est aussi de cette façon que la fondation Creative Commons est en mesure d’évaluer le nombre d’oeuvres sous CC présentes sur Internet et de mesurer le nombre de vues qu’elles génèrent, car chaque fois qu’une personne récupère le bout de code html associé à une licence, elle exporte en fait vers son site un fichier exécutable hébergé sur les serveurs de la fondation.

Le code html récupérable à partir du choix d’une licence .

D’une certaine manière, les Creative Commons ont donc toujours été des « smart contracts » ou au moins des embryons de contrats lisibles par des machines, même s’ils ne permettaient pas directement d’exécuter des transactions.

Un autre choix fondamental effectué à l’origine des Creative Commons est  que la fondation s’est toujours contentée de mettre à disposition les licences sur sa plateforme, avec un dispositif permettant à l’utilisateur de choisir entre les 6 modèles proposés et d’y associer les métadonnées de base (titre, nom de l’auteur, date, lien vers le site hébergeant l’oeuvre). Mais Creative Commons n’a pas choisi de mettre en place un registre global dans lequel les utilisateurs seraient venus inscrire leurs oeuvres et plus encore, une plateforme sur laquelle toutes les oeuvres sous Creative Commons auraient été hébergées. L’équipe qui a créé les Creative Commons n’a pas retenu cette solution, certainement parce que ses membres étaient attachés à un idéal de décentralisation d’Internet des origines. A la place, Creative Commons a plutôt mis en place un moteur de recherche (CC Search) permettant aux utilisateurs de chercher à travers la Toile des oeuvres sous CC en utilisant le caractère « machine readable » des licences.

Le moteur de recherche CC Search.

Néanmoins, il y a toujours eu chez Creative Commons une certaine tension entre cet attachement originel à la décentralisation d’Internet et l’attrait pour les partenariats avec les grandes plateformes centralisées issues de la vague 2.0. Si on compte aujourd’hui plus d’un milliard d’oeuvres sous Creative Commons, c’est en partie parce que des sites centralisés comme Flickr, Youtube, Wikimedia Commons, Bancamp, Viméo, Scribd et bien d’autres encore proposent à leurs utilisateurs d’apposer une licence Creative Commons sur les oeuvres qu’ils chargent. Aujourd’hui, il y a même sans doute davantage d’oeuvres sous CC mises en ligne à partir de telles plateformes que depuis des sites personnels.

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Le poids des plateformes dans l’adoption des licences Creative Commons.

Quels apports de Blockchain pour les licences Creative Commons ?

La convergence avec le protocole Blockchain va avoir une influence sur ces deux dimensions : il va rendre les licences Creative Commons plus largement exécutables automatiquement par des machines et il va permettre de dépasser en partie cette dialectique complexe entre la centralisation et la décentralisation.

Le blog de Creative Commons explique en effet que les créateurs qui enregistrent leurs créations sur Ascribe sont mus par un « fort désir de suivre leur évolution à travers les utilisations qui en sont faites« . C’était jusqu’à présent une des limites importantes du fonctionnement des CC. Malgré ce caractère « machine readable », il n’était pas possible pour un créateur de savoir qui avait réutilisé sa création et pourquoi faire. De l’autre côté, les réutilisateurs ne disposent pas non plus d’un moyen simple d’attribuer correctement les oeuvres sous CC à leurs auteurs, autrement qu’en le faisant manuellement. Ces lacunes ont été très bien pointées dans un billet publié sur le blog de la fondation Creative Commons en janvier dernier, qui explicitait leur vision stratégique à long terme pour l’évolution des licences :

Le Web a manifestement changé depuis 2002 quand les CC ont été lancées, mais pas la façon dont les licences fonctionnent. Alors que la plupart des services et des applications web fonctionnent aujourd’hui à partir des données (data driven) et sont accessibles par des API, les licences CC sont largement statiques, imperméables aux données et ancrées dans des langages de marquage (comme le html). Il n’existe pas de service pour augmenter l’expérience de l’utilisateur, produire de la valeur additionnelle ou créer des connections. Les utilisateurs doivent toujours indiquer l’attribution des oeuvres manuellement. Il n’y a pas de statistiques concernant les réutilisations ou les remix. Contribuer par sa création au communs constitue un grand cadeau, mais les contributeurs reçoivent bien peu en retour : pas de feedbacks, pas de statistiques et souvent même pas un « like » ou un « merci ». Maintenant que les CC sont partie prenante de multiples formes de créativité et de partage sur Internet, nous devons capitaliser sur cette influence pour connecter les communs entre eux et les mettre en valeur.

Ce sont précisément ces lacunes actuelles du fonctionnement des licences que l’utilisation du protocole BlockChain pourrait potentiellement combler. Le billet initial de Creative Commons explique ce qu’un service comme Ascribe peut apporter à ses utilisateurs par rapport à une utilisation « classique » des licences Creative Commons :

Les créateurs peuvent alors bénéficier de nouveaux avantages, en termes de:

– Procédure d’attribution et de vérification simplifiée: en enregistrant leur œuvres sur un cadastre publique décentralisé (le blockchain), les créateurs peuvent communiquer au public la paternité de ces œuvres, ainsi que les conditions des licences sous lesquelles elles ont été licenciées.
– Meilleure accessibilité: les œuvres enregistrées sont également stockées dans un réseau pair à pair (à la BitTorent) de manière sécurisée et décentralisée.
– Suivi des utilisations: les créateurs obtiennent un identifiant unique (adresse publique) pour chaque œuvre enregistrée sur le blockchain, qui permettra ensuite d’obtenir un suivi des opérations effectuées avec l’œuvre.
– Partager les œuvres facilement: une URL publique est créée pour chaque œuvre, contenant l’adresse unique de l’œuvre, un link pour télécharger cette œuvre, les conditions de la licence, et les métadonnées (titre, auteur, année, etc).

En faisant des licences Creative Commons de véritables « Smart Contracts » grâce à Blockchain, on garantit aux créateurs et à l’ensemble de la communauté une plus grande traçabilité des oeuvres au fil des circulations et des réutilisations en ligne. Par exemple, il sera possible à partir d’une vidéo initialement placée sous CC de savoir quels sont tous les remix et mashup qui auront été créés à partir d’elle. On disposerait ainsi d’une « généalogie » complète des réutilisations d’une oeuvre, garantissant une attribution précise à chacun des créateurs étant intervenus successivement.

Par ailleurs, il ne sera plus nécessaire de créer un registre centralisé, hébergé par une entité unique, pour disposer d’une base de données des oeuvres sous Creative Commons. C’est précisément le but d’un protocole comme Blockchain de permettre la constitution d’une base de données décentralisée et infalsifiable dont chaque utilisateur héberge une copie complète. Comme on peut le voir ci-dessus, tout ceci peut être couplé à une distribution des oeuvres elles-mêmes via un réseau en P2P, tout en assurant la traçabilité des échanges grâce à des systèmes d’identifiants pérennes.

Un risque de « DRMisation » des Creative Commons ?

On voit donc bien les bénéfices que les licences Creative Commons pourraient retirer d’une convergence avec Blockchain. Néanmoins – et il est essentiel de le relever -, cette expérimentation ne va pas sans soulever aussi certaines critiques, pointant des risques non-négligeables pour la philosophie générale des Creative Commons.

On peut lire par exemple sur le blog Disintermedia des réserves assez fortes quant à ce partenariat noué par Creative Commons France avec un acteur comme Ascribe. En effet, ce service a été mis en place dans l’intention de permettre à des titulaires de droits de contrôler la diffusion de leurs oeuvres sur Internet, dans une logique qui paraît très proche de celle des DRM. Ses concepteurs présentent Ascribe comme une « Ownership Plateform », permettant à des créateurs de réclamer la propriété sur ce qu’ils ont produit et une sécurisation des transactions associées à leurs oeuvres.

Cette « logique propriétaire » et les connotations qui lui sont associées peuvent faire grincer des dents. L’auteur du billet sur Desintermedia observe avec circonspection ce partenariat avec Ascribe, qui lui paraît « tordre la logique de Blockchain vers les DRM et la surveillance ». Il ne nie pas l’intérêt que peut avoir un tel service, mais il rappelle que l’utilisation de Blockchain dans le cas de BitCoin avait pour but de produire une « rareté artificielle » pour donner de la valeur à cette monnaie virtuelle (conçue à l’image de l’or). Il est à craindre que cette même logique finisse par être appliquée aux oeuvres numériques via Blockchain, ce qui est exactement ce que les industries culturelles essaient de faire avec les DRM depuis 20 ans.

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Certains des services offerts par Ascribe vont dans le sens d’une création de rareté artificielle.

Blockchain intéresse d’ailleurs beaucoup d’acteurs dans le secteur de la culture. Par exemple, certains envisagent que des entités comme les sociétés de gestion collective, type SACEM, puissent aussi se servir d’une technologique comme Blockchain pour assurer un suivi beaucoup plus fin de l’usage des oeuvres de leurs membres sur Internet. A l’inverse, certains pensent au contraire que la chaîne de blocs permettrait de se passer des organismes de gestion collective  et certains artistes commencent en effet à voir BlockChain comme un moyen de se libérer de l’emprise des nombreux intermédiaires qui s’interposent entre eux et leur public en ponctionnant une grande partie de la valeur. A la fin du mois dernier, on a appris par exemple que la chanteuse Imogen Heap avait lancé une plateforme « équitable » de distribution de musique décentralisée, appelée Mycelia, qui « permettrait à ses utilisateurs de payer directement ses artistes, qui pourront suivre en détail les données de partage de leurs chansons en ligne« .

Pour les Creative Commons, n’y-a-t-il pas un certain risque de « DRMisation » à s’associer ainsi avec un partenaire comme Ascribe ? C’est possible… Mais comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, les Creative Commons ont toujours constitué dans un certain sens des DRM (au sens originel de Digital Rights Management). Des procédés techniques de gestion automatisée des droits peuvent aussi bien servir à outiller le partage en ligne des oeuvres et à renforcer les communs qu’à mettre en place des Robocopyrights encore plus redoutables que ceux que l’on voit actuellement à l’oeuvre sur des plateformes comme Youtube.

En ce sens, BlockChain constitue vraiment un parfait exemple de « pharmakon », aussi bien poison que remède, et BitCoin avait d’ailleurs déjà cette nature ambivalente. Certains auteurs, comme David Bollier par exemple, pensent que BlockChain présente un fort potentiel pour les Communs, notamment parce qu’il peut favoriser des modes de gouvernance ouverte et horizontale pour des communautés engagées dans la production de ressources partagéess. Blockchain créera peut-être la surprise en nous libérant de l’emprise des grandes plateformes centralisées pour revenir à l’esprit originel de la décentralisation et du P2P.

Mais d’autres, à commencer d’ailleurs par Lawrence Lessig, paraissent plus circonspects, en pointant le risque que Blockchain aboutisse à une forme de « dronisation du droit » et ne renforce l’emprise déjà préoccupante  des algorithmes. C’est peut-être aussi parce que Lessig est l’auteur de l’article « Code is Law » que la part humaine dans l’application des licences Creative Commons est restée aussi importante, alors même que leur caractère « machine readable » avait été pensé dès le départ…

Blockchain et la légalisation du partage

Il y a un autre domaine qui a mon sens pourrait gagner à être repensé en lien  avec Blockchain : c’est celui de la légalisation du partage non-marchand des échanges d’oeuvres sur Internet.

Plusieurs propositions, comme la licence globale, le mécénat global ou la contribution créative, ont imaginé mettre fin à la guerre au partage en légalisant les échanges d’oeuvres entre individus en contrepartie d’une nouvelle rémunération distribuée aux créateurs. On a proposé par exemple de mettre en place un financement mutualisé pour la création via un surcoût de quelques euros au prix de l’abonnement à Internet qui serait versé par chaque foyer et reversé aux auteurs en fonction du volume de partage de leurs oeuvres.

Plusieurs propositions en faveur de la légalisation du partage.

Mais ces propositions se sont heurtées à des difficultés en ce qui concerne le traçage des échanges liés à chaque oeuvre, leur quantification et ensuite, la répartition des sommes entre les différents créateurs. La proposition initiale de licence globale envisageait de reverser les sommes collectées aux sociétés de gestion collective traditionnelles (avec tous les biais dans la répartition que cela aurait provoqué). La proposition de contribution créative élaborée par Philippe Aigrain et portée par la Quadrature du Net optait plutôt pour la mise en place d’un nouveau système de gestion, plus transparent et mieux contrôlé par les citoyens.

Mais une critique qui revenait souvent était l’obligation de mettre en place pour arriver à un tel résultat un système de surveillance des échanges entre individus afin d’être en mesure d’évaluer les volumétries et d’affecter les sommes aux différents artistes. Une telle solution aurait été finalement assez proche de ce que fait la Hadopi dans le cadre de la riposte graduée et posait de réels problèmes d’atteinte à la vie privée. Pour surmonter cette difficulté, la proposition de la Quadrature envisageait de passer plutôt par des panels d’utilisateurs volontaires pour évaluer les volumes d’échanges à partir de leurs pratiques (un peu à la manière des mesures d’audimat).

Cette solution aurait sans doute été praticable, mais elle gardait quelque chose d’insatisfaisant. Or Blockchain permettrait peut-être aussi de surmonter ces difficultés. Avec ce système de registre décentralisé, il n’est pas besoin que la répartition des sommes collectées passe par un organisme centralisé (ni les anciennes sociétés de gestion collective, ni de nouvelles). Si les échanges d’oeuvres entre individus s’effectuent par le biais d’une chaîne de blocs, la base de données peut être hébergée collectivement de manière distribuée, à l’instar du registre du BitCoin. Comme on l’a vu plus haut, Blockchain permettrait aussi aux créateurs de déclarer simplement leur catalogue d’oeuvres et d’obtenir une rémunération à hauteur des usages, par le biais d’un algorithme public et transparent, dont les paramètres pourraient ici être fixés par la loi. Par ailleurs, BitCoin a justement montré que Blockchain pouvait aussi servir à préserver l’anonymat des échanges et cette capacité pourrait ici s’avérer extrêmement précieuse pour garantir la traçabilité et la quantification, sans préjudice pour la confidentialité et la vie privée des internautes.

***

On le voit, il faudra donc garder un oeil – et même plus ! – sur les évolutions impulsées par Blockchain, qui pourraient à terme renouveler en profondeur l’utilisation de licences comme les Creative Commons ou relancer la réflexion sur des propositions comme la contribution créative.

Sachant qu’il faut aussi rester extrêmement vigilant sur les dérives qui pourraient en découler…


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Quels usages collectifs du livre à l’heure du numérique ?

dimanche 6 mars 2016 à 22:52

Lundi dernier, j’ai été invité à intervenir lors d’une demi-journée d’études organisée à l’université de Clermont-Ferrand sur le thème « Publier à l’heure digitale : un engagement multidisciplinaire« . Organisé dans le cadre du Master CELGJ en partenariat avec Bibliauvergne, cet événement présentait l’intérêt de croiser des points de vues différents sur cette thématique : ceux de l’éditeur, du chercheur, de l’artiste, du bibliothécaire et du juriste.

Après discussion avec les organisateurs, j’ai fait porter ma présentation sur la questions des usages collectifs du livre à l’heure du numérique. Le livre papier a fait et fait toujours l’objet d’échanges non-marchands, que ce soit par le biais des prêts et dons entre individus ou du prêt en bibliothèque. Cette sphère d’usages collectifs a toujours une grande importance dans les pratiques culturelles. Or le passage graduel au numérique tend à fragiliser ces usages collectifs ou à les rejeter graduellement du côté de l’illégalité. Pourtant, le numérique constitue également un formidable vecteur de pratiques collectives autour du livre, qu’il s’agisse de livres papier ou d’eBooks.

Ci-dessous le support que j’ai utilisé pour cette présentation :

Et la demi-journée a également fait l’objet d’une captation en vidéo que vous pouvez consulter en cliquant sur l’image ci-dessous :

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Je vous recommande en particulier la première intervention du chercheur et artiste Silvio Lorusso, fondateur de la Post-Digital Archive dans laquelle il collecte des exemples « d’expérimentations issues du champ de l’art et du design explorant les relations entre l’édition et les technologies numériques« .

A noter également que les débats étaient animés par David Desrimais, digital manager de la fondation Cartier art contemporain et fondateur de la maison d’éditions Jean Boîte, qui publie des ouvrages décalés particulièrement intéressants sur le fond comme dans la forme.

Comme ce dictionnaire Google, Volume 1 de plus de 1300 pages dans lesquelles les mots et leur définition disparaissent au profit de la première occurence de Google Images.

Ou encore cet ouvrage Theory, par Kenneth Goldsmith, fondateur du célèbre site Ubu Web, rassemblant 500 textes – poèmes, pensées, récits courts – de l’auteur imprimés sur 500 feuilles… réunies et vendues sous la forme d’une ramette de papier !


Classé dans:Bibliothèques, musées et autres établissements culturels Tagged: Bibliothèques, droit d'auteur, droit de prêt, eBooks, livres numériques, PNB, prêt numérique

Petite méditation juridique au Louvre sur un mille-feuille de reproductions

jeudi 25 février 2016 à 23:04

Hier, alors que je visitais une des salles de peintures italiennes au musée du Louvre, je suis tombé sur une scène qui a mis en ébullition mon cerveau de juriste. Un peintre s’était planté avec son chevalet devant la grande toile de la Bataille de San Romano de Paolo Uccello pour en faire une reproduction.

uccello
                    La bataille de San Romano. Par Paolo Uccello. Domaine Public.
                                              Source : Wikimedia Commons.

 Il effectuait une interprétation de son cru de ce tableau célèbre, légèrement stylisée par rapport à l’original, avec la particularité d’appliquer des fragments de feuille d’or par endroits. On le voit mal sur la photo que j’ai prise ci-dessous, mais un détail a rapidement attiré mon attention : le petit losange blanc placé au dessus de la toile est en réalité un symbole représentant un appareil photo barré, qui signifiait aux visiteurs alentours qu’il était interdit de prendre en photo cette oeuvre en cours de réalisation (ce qui n’empêchait pas de nombreuses personnes de sortir quand même leurs appareils pour garder un souvenir de la scène… y compris moi !).

Louvre
                                                 Image sous licence CC0.

Cette superposition de reproductions n’a pas manqué de me faire penser aux nombreuses questions juridiques qu’elle soulève et vous allez voir qu’on peut aller assez loin dans la médiation juridique à partir d’une telle situation.

Ce peintre a-t-il le droit d’effectuer cette reproduction du tableau d’Uccello ?

Oui, mais seulement parce qu’il a accompli une démarche particulière auprès du musée pour devenir un copiste accueilli officiellement par le Louvre. L’établissement tient en effet 90 chevalets à la disposition des artistes, amateurs ou professionnels, qui souhaitent venir dans ses murs pour copier une oeuvre.

Pour être ainsi accrédité et avoir le droit de réaliser une reproduction, il est nécessaire d’accepter des conditions précises, détaillées ici :

[…] la taille du châssis de la future toile ne doit en aucun cas être identique à l’oeuvre originale. Ensuite, le peintre doit apposer sa propre signature sur la toile, avec la mention « d’après l’oeuvre de… ». Enfin figurera aussi sur cette peinture le cachet du Louvre, et la signature d’un conservateur de l’établissement. Une fois toutes ces restrictions acceptées, le peintre pourra venir régulièrement entre 9 heures et midi au musée, pendant une durée de trois mois. Il se verra prêter chevalet et tabouret et pourra se mettre au travail.

Pour poser ces restrictions, le Louvre s’appuie sur le fait que le copiste réalise une « occupation temporaire du domaine public » (au sens de la domanialité publique et non de la propriété intellectuelle). De la même manière que les communes peuvent réglementer l’implantation des terrasses de cafés sur les trottoirs, le Louvre peut fixer des règles pour encadrer l’activité des copistes qui occupent l’espace des salles le temps de réaliser leur tableau.

Je n’ai pas réussi à trouver si les copistes étaient en outre obligés de payer une redevance pour avoir le droit de venir dans les salles (si vous en savez plus, n’hésitez pas à l’indiquer en commentaire). Les tarifs d’entrée du Louvre précisent en revanche que les copistes bénéficient d’une entrée gratuite au musée durant les trois mois que dure leur accréditation.

Ai-je le droit de photographier les tableaux du musée autour de ce peintre ?

Oui : les deux tableaux qui sont accrochés aux murs autour de ce peintre correspondent à des oeuvres du domaine public. Par ailleurs, le Louvre fait partie des musées en France qui autorisent la photographie personnelle dans les salles des collections permanentes, à condition de ne pas utiliser de flash.

Il n’y a donc ici aucun problème à les prendre en photo, ni à republier le cliché  en ligne, comme je le fais dans ce billet.

Le peintre peut-il interdire que l’on prenne son oeuvre en photo ?

C’est sans doute la question la plus intéressante d’un point de vue juridique. Quand j’ai vu le panneau « Interdiction de photographier » sur le chevalet, j’ai eu un moment d’hésitation. Mais j’ai fini par décider de ne pas le respecter, car cette interdiction est à mon sens dépourvue de fondement juridique.

La toile que réalisait ce peintre constituait bien une oeuvre originale, protégée par le droit d’auteur. Il ne s’agissait pas en effet d’une reproduction à l’identique du tableau d’Uccello, mais d’une réinterprétation de son cru. Cependant, même s’agissant d’une oeuvre protégée, l’auteur ne peut interdire que l’on réalise des « copies privées » sur la base d’une exception figurant dans la liste prévue à l’article L.122-5 du Code de propriété intellectuelle. Or ici, c’est bien ce que j’ai fait en prenant cette photographie, notamment parce que j’ai utilisé pour effectuer cette reproduction un appareil m’appartenant.

A vrai dire, il existe cependant un doute quant à l’applicabilité de l’exception de copie privée à une telle situation. En effet, l’article L.122-5 précise que les exceptions ne peuvent être invoquées que « lorsque l’oeuvre a été divulguée« .  Or ici, le peintre était en train de réaliser sa toile dans cette salle du Louvre et celle-ci n’avait donc pas encore été divulguée. Néanmoins, il est aussi possible d’argumenter en sens contraire. En effet, en acceptant de réaliser cette toile en public directement dans une salle du musée du Louvre où près de 30 000 visiteurs défilent chaque jour, ce peintre a en quelque sorte implicitement accepté que sa création soit révélée à un public, avant même qu’elle ne soit achevée et le droit de divulgation est donc sans doute ipso facto ici épuisé.

Notez que j’ai aussi pris la précaution d’attendre que ce peintre soit penché et de dos de manière à ce qu’il ne soit pas reconnaissable sur la photo afin de respecter son droit à l’image, qui lui aurait autrement permis de s’opposer à la réalisation et à la diffusion du cliché.

Cette interdiction de photographier n’est donc pas à mon sens valide d’un point de vue juridique. Cependant, il est possible qu’elle ne soit pas le fait du peintre, mais que ce soit le musée qui l’impose. En effet, un peu plus loin dans ma visite, je suis tombé sur un autre copiste qui réalisait une toile devant la Victoire de Samothrace. Or j’ai remarqué que le chevaleret portait le même symbole « Interdiction de photographier » et il est donc possible qu’il figure sur tous ceux que le musée met à disposition des copistes qu’il accueille. Dans ce cas, l’établissement a pu vouloir instaurer cette interdiction pour préserver la tranquillité dans ses salles, en évitant les attroupements de personnes brandissant des appareils autour des copistes. Ce faisant, il utilise son pouvoir de police administrative pour mettre en place une interdiction délimitée et il est alors possible qu’elle soit valable.

Ai-je le droit de republier ensuite la photographie que j’ai prise ?

Nous avons vu que le peintre ne peut s’apposer à ce que les visiteurs réalisent des photographies de son tableau, en raison de l’existence de l’exception de copie privée.

Mais le Code précise que les copies privées sont « strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective« . Cela exclut donc la possibilité de repartager ensuite cette photographie, ou du moins, de montrer l’oeuvre protégée par le droit d’auteur. C’est la raison pour laquelle j’ai masqué la toile sur l’image en laissant le reste.

***

Le Musée du Louvre est visiblement l’un de ceux au monde qui accueillent le plus largement les copistes. Et il est vrai qu’on aimerait voir plus souvent des artistes peintres réaliser des toiles en direct dans les salles des musées. A noter que le Rijksmuseum d’Amsterdam a lancé à la fin de l’année dernière une opération originale pour inciter les visiteurs à troquer leurs appareils photo pour prendre à la place des pinceaux ou des crayons afin de réaliser leurs propres version des oeuvres exposées.

A l’inverse, deux artistes ont décidé de scanner clandestinement le buste de Nefertiti au Neues Museum de Berlin, pour libérer les fichiers d’impression 3D en ligne dans le domaine public. Ils ont effectué ce geste pour appuyer à leur manière les revendications que l’Egypte adresse depuis des années à l’Allemagne pour obtenir la restitution de cette pièce majeure de son patrimoine. A partir de ces fichiers, le buste a pu être rematérialisé par une université égyptienne.

Que ce soit avec les peintures des copistes, les photographies des visiteurs ou des usages plus innovants comme les scans 3D, ces exemples rappellent que l’acte de reproduction est indissociable de l’espace des musées, même s’il peut rester juridiquement problématique.

 

 

 

 

 

 


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La France a-t-elle la pire exception pédagogique d’Europe ?

lundi 22 février 2016 à 23:17

J’ai déjà consacré plusieurs billets (ici ou ) à l’exception pédagogique et de recherche reconnue en France par le Code de Propriété Intellectuelle, pour en critiquer la complexité et ses limites (notamment par rapport aux usages numériques).

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                               Image par Alan Levine. CC-BY. Source : Flickr

Il se trouve que l’association Communia, qui agit au niveau européen pour la réforme du droit d’auteur, a publié le mois dernier une série de trois billets (1, 2, 3) particulièrement intéressants parce qu’ils dressent un bilan de la situation en Europe. Le second notamment a été réalisé à partir de témoignages de correspondants issus de cinq pays de l’Union européen, pointant chacun une lacune de leur législation nationale qui empêche les enseignants et les élèves d’utiliser des oeuvres protégées dans un contexte pédagogique.

Aucun de ces exemples ne vient de France. Du coup, il est intéressant de reprendre chacun des usages évoqués et de se demander s’ils seraient licites ou non d’après la la loi française. C’est un bon test pour savoir si notre exception pédagogique est satisfaisante ou si elle devrait être révisée. Cette comparaison présente aussi l’intérêt de pointer du doigt le défaut d’harmonisation du droit d’auteur au niveau européen, car on constate que des usages sont autorisés dans certains pays, tandis qu’ils restent interdits dans d’autres. La Commission européenne a d’ailleurs annoncé à la fin de l’année dernière une révision du droit d’auteur et la question des usages pédagogiques et de recherche figure bien parmi les pistes de travail auxquelles elle veut accorder la priorité.

Je vous propose donc ci-dessous une traduction en français des situations problématiques figurant dans le billet de Communia, suivie d’une comparaison avec l’étendue des possibles en France.

En Finlande : pas d’images animées en classe

Dans les années 90, la loi sur le droit d’auteur en Finlande a été modifiée de manière à ce que des films commercialisés puissent être diffusés en classe, à condition que les écoles payent un droit de projection. Malheureusement, la formulation de la loi est ambiguë, et elle couvre toutes les « oeuvres audiovisuelles ». Dès lors, pour pouvoir diffuser un film éducatif en ligne ou un tutoriel vidéo réalisé par un autre enseignant ou un étudiant, un professeur doit aussi obtenir la permission de la part des titulaires de droits. Et à l’inverse des films commerciaux – pour lesquels les enseignants peuvent payer pour les droits de projection à l’aide d’une simple interface web – il n’y a pas de moyens d’obtenir les droits pour des vidéo en ligne ou des films indépendants autrement qu’en négociant les droits directement. En pratique, cela signifie que les professeurs doivent soit se mettre hors-la-loi, soit gaspiller beaucoup de temps à rechercher les titulaires de droits pour obtenir la permission.

Qu’en est-il en France ?

L’exception pédagogique figurant dans notre Code de Propriété Intellectuelle permet aux enseignants d’utiliser des extraits d’oeuvres protégées « à des fins d’illustration dans le cadre de l’enseignement et de la recherche » à condition que leur diffusion soit limitée à un public d’élèves directement concernés. Pour savoir exactement quels types d’usages sont possibles en fonction des différents médias, il est nécessaire de se reporter à des accords sectoriels négociés entre des sociétés de gestion collective et les Ministères de l’Education et de l’Enseignement supérieur.

Pour les oeuvres audiovisuelles, l’accord en vigueur date de 2009 et il fixe les règles suivantes :

S’agissant du cinéma et de l’audiovisuel, est autorisée la représentation dans la classe, aux élèves ou aux étudiants, d’œuvres intégrales diffusées en mode hertzien, analogique ou numérique, par un service de communication audiovisuelle non payant. Dans les autres cas, seule l’utilisation d’extraits, dans les limites précisées par l’accord, est possible.

On peut donc en conclure que seule la diffusion d’émissions de télévision en provenance de chaînes non-payantes est possible en intégralité dans la classe. Pour ce qui est des autres types d’oeuvres audiovisuelles (notamment les films), l’accord précise que la diffusion en classe n’est possible que pour des extraits d’une durée de 6 minutes maximum (ou un dixième de la durée totale pour des oeuvres plus courtes).

La situation est donc légèrement plus ouverte qu’en Finlande, mais guère davantage. Pour les films commerciaux, les enseignants français souhaitant procéder à une diffusion intégrale en classe ne bénéficient en effet pas d’un guichet unique en ligne pour s’acquitter des droits de projection. Les établissements doivent se fournir auprès d’intermédiaires spécialisés (type ADAV, CVS, etc.) en supports type DVD pour lesquels des droits de consultation ont été négociés en amont avec les titulaires de droits. Ces supports sont vendus aux établissements avec un surcoût permettant de rémunérer les ayants droit et les enseignants peuvent généralement en trouver dans les CDI de leur établissement. Mais les catalogues des intermédiaires mentionnés ci-dessus sont loin de couvrir l’intégralité des films commerciaux (notamment pour les nouveautés). Et pour les films commerciaux non-couverts par ces dispositifs contractuels, les enseignants français sont moins bien lotis que leurs homologues finlandais, car ils ne pourront diffuser que des extraits de 6 minutes maximum (sauf s’il s’agit de programmes diffusés sur des chaînes ertziennes non payantes).

Par contre, en ce qui concerne des vidéos non-commerciales, diffusées sur Internet par exemple, les professeurs français n’ont pas à effectuer des recherches pour retrouver les ayants droit oeuvre par oeuvre, comme c’est visiblement le cas en Finlande. Ils peuvent mobiliser l’exception pédagogique pour les diffuser en classe, mais là encore avec la limite des 6 minutes, voire beaucoup moins si les vidéos sont courtes (un dixième du temps total, ce qui peut n’avoir aucun sens pour une vidéo pédagogique). A noter que les fameux accords sectoriels français sont plus restrictifs en matière de vidéo que de musique, puisque des morceaux protégés peuvent être diffusés de leur côté en intégralité dans la classe.

La situation est peut-être un peu plus favorable en France, mais des rigidités importantes existent aussi en matière d’utilisation des images animées en classe.

Autriche et Lituanie : pas d’envoi par mail des citations

La plupart des législations des pays de l’Union européenne prévoient une exception au droit d’auteur pour la citation des oeuvres protégées. C’est une exception importante pour la conduite de la recherche, l’analyse et la critique d’oeuvres couvertes par le droit d’auteur, et bien d’autres pratiques, incluant les usages pédagogiques. Pourtant, en Autriche et en Lituanie, les enseignants peuvent inclure une citation d’une oeuvre littéraire sur des supports papier ou sur un tableau, mais ils ne peuvent pas faire d’usages en ligne des mêmes citations. Cela signifie qu’un professeur en Autriche ou en Lituanie ne pas légalement envoyer par mail à ses élèves un devoir dans lequel ils devraient par exemple commenter un paragraphe tiré d’un ouvrage protégé autrement qu’en employant des biais détournés (par exemple les renvoyer à tel page de telle édition de ce livre).

Qu’en est-il en France ?

Pour le coup, l’envoi par mail de simples citations à des élèves serait bien autorisé en France. Un tel usage est en effet couvert par l’exception de courte citation figurant aussi dans le Code, qui permet : les « analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’oeuvre à laquelle elles sont incorporées« . L’exercice de la courte citation est limité en France aux oeuvres littéraires (elle ne couvre pas les images ou la musique), mais pour celles-ci, il n’y a pas de limitation quant aux modes de transmission des citations, qui peuvent donc bien être envoyées par mail.

Par contre, il est normalement nécessaire que les citations soient incorporées dans une autre oeuvre, ayant une existence propre. Du coup, un professeur peut légalement envoyer à ses élèves un cours qui citerait des paragraphes d’autres livres. Par contre, envoyer simplement un paragraphe en précisant que les élèves doivent le commenter ne fonctionnerait sans doute pas (et du coup, il n’est pas si certain que les choses soient plus ouvertes en France qu’en Autriche ou en Lituanie…).

Si un enseignant français veut envoyer par mail davantage que des courtes citations, il peut utiliser l’exception pédagogique pour réutiliser des extraits plus longs, dont les accords sectoriels nous disent qu’ils doivent se limiter à « une partie ou fragment d’une œuvre d’ampleur raisonnable et non substituable à la création dans son ensemble ». Les accords autorisent explicitement l’incorporation de ces extraits dans des supports pédagogiques, qui peuvent donc correspondre à l’énoncé d’un exercice à réaliser par les élèves. Mais concernant les possibilités de diffusion, il est précisé que la transmission à distance ne peut se faire que sur l’intranet ou l’extranet de l’établissement, et l’exception législative ajoute qu’elle peut se faire au moyen d’un « environnement numérique de travail » (ENT).

L’envoi à distance d’extraits incorporés à l’énoncé est donc possible, mais pas par mail, et les enseignants français sont donc de ce point de vue tout aussi limités que leurs homologues lituaniens ou autrichiens.

Italie vs Bulgarie : pas de devoir de traduction

Un enseignant en Italie ne peut pas légalement demander à ses étudiants de traduire en italien un poème d’un auteur étranger. Il en est ainsi parce que le législateur italien n’a pas inclus les traductions parmi la liste fermée des usages pédagogiques autorisés dans ce pays. Si le même enseignant officiait en Bulgarie, il ou elle pourrait légalement demander à ses étudiants de réaliser cette tâche, car la loi bulgare sur le droit d’auteur ne contient pas de liste fermée d’usages exemptés de demande d’autorisation. Du moment qu’une traduction est réalisée dans un but pédagogique, elle est autorisée en Bulgarie. Imaginez maintenant qu’un étudiant italien veuille participer à un cours à distance délivré par une institution éducative en Bulgarie : pourrait-il réaliser une traduction à la demande de son professeur bulgare sans enfreindre la loi italienne sur le droit d’auteur ? La réponse est non…

Qu’en est-il en France ? 

La situation est tout aussi verrouillée chez nous en matière de traduction qu’en Italie.

L’exception pédagogique française ne contient à vrai dire même pas une liste d’usages autorisés, vu qu’elle ne fait référence qu’à une seule possibilité d’utilisation des oeuvres protégées : la reproduction ou la représentation d’extraits dans un contexte pédagogique ou de recherche. Les accords sectoriels sont un peu plus détaillés et ont établi une liste d’usages autorisés (en classe, dans des conférences, dans des supports ou travaux pédagogiques, dans des thèses et dans des sujets d’examen).

Mais le cas de la traduction d’oeuvres protégées n’est à aucun moment évoqué. On en déduit donc que pour être en mesure de proposer un exercice de traduction à ses étudiants, un professeur français serait obligé d’aller négocier oeuvre par oeuvre une autorisation auprès des titulaires de droits, alors que le même usage est directement autorisé par la loi en Bulgarie…

Pologne : réutilisation de contenus autorisée, tant que ce n’est pas en ligne…

En comparaison avec d’autres pays européens, la Pologne dispose d’une exception pédagogique relativement plus étendue. Des contenus protégés peuvent librement être utilisés dans un but d’illustration de l’enseignement à l’intérieur de la salle de classe. Mais les choses se compliquent lorsque les enseignants et les élèves vont en ligne. Les enseignants souhaitent publier du contenu en ligne et ils encouragent leurs élèves à faire de même, d’autant plus qu’on les incite à former de futurs citoyens capables d’utiliser les technologies numériques à des fins créatives. Malheureusement, la loi polonaise ne ménage aucun espace de liberté pour les usages éducatifs en ligne. Les enseignants qui utilisent des oeuvres protégées dans des séquences pédagogiques ou des présentations qu’ils réalisent avec leurs élèves sont susceptibles de violer la loi sur le droit d’auteur. Un « troll » s’est rendu tristement célèbre en Pologne en attaquant en justice des écoles et des bibliothèques qui avaient utilisé en basse résolution une de ses photographies représentant un célèbre poète polonais. Le droit d’auteur polonais fonctionne assez bien pour l’usage des oeuvres dans la classe physique, mais il est honteux qu’il n’englobe pas de manière plus appropriée les pratiques éducatives modernes – qui ont lieu à la fois en ligne et hors ligne.

Qu’en est-il en France ? 

Comme on l’a déjà vu ci-dessus, l’exception législative française et les accords sectoriels prévoient que des extraits puissent être diffusés à distance, mais seulement via l’intranet ou l’extranet d’un établissement, ou un environnement numérique de travail (ENT). L’utilisation d’extraits d’oeuvres protégées ne peut pas en principe avoir lieu directement sur Internet. Les accords sectoriels admettent tout au plus certains usages limités en dérogation à cette limitation : des images protégées illustrant une thèse de doctorat peuvent être mises en ligne sur Internet si l’auteur choisit ce mode de diffusion (dans la limite de vingt images par thèses) ; si un enseignant utilise des oeuvres protégées dans un support projeté dans le cadre d’une conférence ou d’un séminaire et que sa présentation fait l’objet d’une captation audiovisuelle, celle-ci pourra être mise en ligne ; et des sujets d’examens ou de concours peuvent aussi être postés sur Internet, même s’ils comportent des extraits d’oeuvres protégées.

Le dispositif français est donc un petit peu plus ouvert aux usages en ligne qu’en Pologne. Mais si l’on reprend les pratiques prises comme exemples dans l’article de Communia – comme par exemple le fait de poster sur Internet via un site ou un blog des supports ou des travaux pédagogiques réalisés conjointement par des enseignants et des élèves, la loi française reste limitée. Ce type de publications peut avoir lieu sur un ENT ou un extranet, mais pas directement sur Internet.

Bilan

Au vu des exemples ci-dessus, on se rend compte que si l’exception française offre parfois quelques marges de manœuvre supplémentaires par rapport aux pays cités par Communia, notre cadre juridique est tout de même loin d’offrir des solutions satisfaisantes pour les pratiques pédagogiques. Par rapport aux pays cités, des limites similaires existent chez nous en matière d’usage des images animées en classe, de transmission de citations par mail, de réalisation de traductions ou de réutilisation de contenus sur Internet.

La France n’a peut-être pas la pire des exceptions pédagogiques en Europe, mais on voit bien qu’elle cumule encore plusieurs lacunes importantes dans son dispositif.

***

Communia appelle les communautés éducatives (enseignants, élèves, parents) à intervenir dans le débat sur la réforme du droit d’auteur pour réclamer des aménagements en faveur des pratiques. C’est effectivement un point crucial si l’on veut que les choses évoluent.

Dans le dernier billet de sa série consacrée au secteur éducatif, Communia montre aussi à travers des exemples concrets tirés de plusieurs pays européens comment les licences Creative Commons peuvent être mises à profit pour favoriser des usages innovants (impression 3D, apprentissage du code, MOOC).

Enfin si ces questions vous intéressent, je vous recommande de lire les propositions de réforme du droit d’auteur en faveur des usages éducatifs et de recherche rédigées par Communia et qu’elle va pousser dans le cadre du processus de révision enclenché par la Commission européenne.


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Moulinsart et l’affaire de la parodie à géométrie variable

vendredi 19 février 2016 à 06:47

La semaine dernière, un événement navrant s’est produit, impliquant une nouvelle fois la société Moulinsart, qui s’est déjà illustrée à de nombreuses reprises à cause de la manière agressive dont elle gère les droits sur l’oeuvre d’Hergé. Depuis plus d’un an sur la page Facebook « Un faux graphiste« , un jeune bruxellois prénommé Gil régalait ses quelques 30 000 abonnés avec des détournements hilarants de planches tirées des albums de Tintin. Son « gimmick » consistait à reprendre des enchaînements de cases de la BD sans y toucher, en modifiant le texte des bulles pour placer les personnages d’Hergé dans des situations complètement décalées.

Voir un exemple ci-dessous dans lequel le capitaine Haddock se plaint d’être confondu avec un hipster à cause de sa barbe et fustige la gentrification galopante de son quartier (et d’autres ici) :

Mais le succès grandissant de la page a fini par attirer l’attention de la Société Moulinsart, qui a convoqué ce jeune trublion dans ses bureaux pour lui signifier qu’il était temps qu’il cesse de s’amuser avec le sacro-saint héritage laissé par Hergé. Or Gil n’a pas les moyens de s’engager dans une procédure contre ces ayants droit réputés pour leur opiniâtreté en justice et comme il l’explique dans un post à ses fans sur Facebook, il a choisi d’obtempérer en retirant toutes les planches de sa page :

Mes détournements de Tintin n’ont jamais généré aucun profit, on s’est juste bien marré pendant un an […]. Moulinsart veut que je les supprime de la page, et n’ayant aucune ressource financière, je ne compte pas m’engager dans une bataille juridique, sans doute perdue d’avance. Ils seront supprimés dans le courant de la semaine, et ça me fait mal au coeur… Je vais continuer à alimenter cette page, ça aura peut-être moins de succès, mais j’ai encore pas mal d’idées. Merci à tous, j’ai passé une bonne année grâce à vous !

Image postée par Gil sur sa page Facebook

Plusieurs médias se sont faits l’écho depuis de ce triste épisode. L’Obs a notamment publié un article intéressant, dans lequel l’avocat de la société Moulinsart explique en quoi l’usage des planches de Tintin constituerait une violation du droit d’auteur. On aurait pu penser en effet que les détournements de Gil étaient assimilables à de la parodie, qui est protégée légalement par une exception au droit d’auteur au nom de la liberté d’expression. Or ici, ce sont les conditions de l’exercice du droit de parodie qui n’auraient pas été respectées :

La parodie est un détournement à vocation humoristique dont les règles sont définies : il faut se moquer de Tintin et ça doit se voir dès le premier coup d’œil, c’est-à-dire que le dessin-même doit être modifié et pas seulement les bulles. Deux conditions que ne remplit pas «Un Faux graphiste», qui se sert de Tintin comme détonateur pour raconter habilement tout autre chose.

On pourrait s’arrêter là et se dire qu' »Un Faux Graphiste » va rejoindre la longue liste des détournements créatifs de Tintin tombés au champ d’honneur de la propriété intellectuelle (comme cela avait déjà été le cas par exemple, il y a deux ans, pour le Tumblr « Le Petit XXIème »).

Sauf que…

Ici, la société Moulinsart a manifestement tort sur le plan juridique et il est assez aisé de le prouver.

En effet, l’avocat des ayants droit se réfère à une définition de l’exception de parodie qui n’a plus court depuis le mois de septembre 2014, où est intervenue une décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) dans laquelle elle a fixé les limites à l’exercice de la parodie et de la caricature au sein de l’Union européenne. Dans cette affaire Deckmyn, la Cour avait à connaître du détournement de l’image de couverture d’une BD hollandaise par un parti politique d’extrême droite. Sa décision a érigé la parodie en une « notion autonome » du droit de l’Union, s’imposant aux Etats-membres dont voici la définition :

[…] la parodie a pour caractéristique habituelle, d’une part, d’évoquer une oeuvre existante, tout en présentant des différences perceptibles par rapport à celle-ci, et, d’autre part, de constituer une manifestation d’humour ou de raillerie.

Cette conception est plus souple que celle qui avait court auparavant dans plusieurs pays européens, notamment en France ou en Belgique. La jurisprudence française exigeait notamment « qu’il y ait suffisamment d’ajouts, de retraits et/ou de différences pour qu’on voit bien que c’est une parodie, et pas l’œuvre originale« . Or la CJUE rompt avec cette logique « quantitative » : elle ne demande pas que la parodie « présente un caractère original propre » , mais qu’elle ait seulement des « différences perceptibles » par rapport à l’oeuvre première. Par ailleurs, la Cour précise aussi dans sa décision qu’il n’est pas nécessaire que la parodie porte sur l’oeuvre initiale pour s’en moquer. Elle peut très bien utiliser le matériau de base de l’oeuvre à laquelle elle emprunte pour s’en servir comme support pour faire rire de tout autre chose.

Si l’on combine les différents critères mis en lumière par la Cour européenne dans sa décision, on aboutit  la conclusion qu’ils étaient bien respectés par les détournements de Gil. Il est en effet évident que les titres et les dialogues burlesques insérés dans les planches constituent des « différences perceptibles » par rapport aux planches originales, immédiatement identifiables comme telles à moins d’être un profond demeuré ou ne rien connaître de l’oeuvre d’Hergé. Et nulle part dans la décision de la CJUE il n’est précisé que ses différences doivent nécessairement porter sur l’aspect graphique de l’oeuvre : la réécriture du texte des bulles peut suffire.

Il est difficile d’imaginer que les avocats de la société Moulinsart ignoraient l’existence de cette décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne. Par contre, on peut penser qu’ils ont estimé que faire preuve d’intimidation face à un jeune homme suffirait pour obtenir le retrait des images et ils sont bien arrivés à leurs fins…

Pourtant la nouvelle définition de la parodie dégagée par la CJUE offre un socle juridique solide pour un grand nombre d’usages transformatifs à vocation humoristique. Par exemple cette semaine sur Twitter, on a assisté à un déferlement de détournements hilarants de couvertures de « Petit Ours Brun » (voir quelques exemples ci-dessous) :

De tels usages n’auraient sans doute pas respecté les anciennes conditions fixées par la jurisprudence à l’exercice de l’exception de parodie, car un simple changement de titre ne constitue pas un « seuil » suffisant de transformation pour démarquer ces détournements des originaux. Mais la nouvelle approche de la CJUE n’est pas ancrée dans « l’originalité propre » de la parodie : elle s’attache à la présence de simples « différences perceptibles« . Or un simple coup d’oeil à ces titres suffit amplement pour qu’une personne lambda se rende compte qu’elle est en présence d’une parodie et pas d’une couverture « normale » d’un album de Petit Ours Brun.

En 2007, l’éditeur Casterman avait obtenu le retrait d’un générateur de détournements de couvertures de « Martine »  et on peut penser qu’il aurait eu gain de cause si l’affaire était allée en justice. Mais aujourd’hui, les choses sont différentes et Bayard Jeunesse, l’éditeur de Petit Ours Brun, se casserait vraisemblablement les dents sur la jurisprudence Deckmyn si l’idée lui venait de s’en prendre aux détournements qui circulent en ce moment sur Twitter.

Pour revenir aux déboires de Gil, la bataille juridique contre la société Moulinsart était loin d’être « perdue d’avance » et je pense au contraire qu’il aurait eu toutes les chances de l’emporter en invoquant cette décision de la CJUE. Mais avoir le droit de son côté est une chose ; décider de tenir tête en justice aux ayants droit d’Hergé en est une autre… Dans une autre affaire célèbre, l’auteur Gordon Zola avait fini par faire reconnaître par les juges que sa série « Les aventures de Saint-Tin et son ami Lou » constituait bien une parodie légitime, mais seulement au prix d’une longue bataille judiciaire dans laquelle il avait failli perdre sa maison après une première décision défavorable en première instance, heureusement renversée en appel !

On peut donc comprendre le choix de Gil de retirer ses détournements et il continue à se moquer sur sa page du jusqu’au-boutisme de Moulinsart :

Post sur la page Un faux graphiste : « Suppression des détournements , mais je n’ai pas dit mon dernier mot »

Mais il se trouvera peut-être un avocat pour lire ce billet et  penser que la défense du droit à l’humour et de la liberté d’expression méritent d’aller plaider cette cause pro bono


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