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20 juin 1924 - Alain - «Savoir ou pouvoir, il faut choisir»

vendredi 14 août 2020 à 15:03

«Savoir ou pouvoir, il faut choisir. Ces hommes innombrables qui tendent une antenne sur leur toit, ils croient toucher à la science par là; mais au contraire ils s’en détournent. C’est une chasse que de prendre au piège ces ondes invisibles et impalpables; mais ce n’est qu’une chasse. Curiosité de pouvoir, non curiosité de savoir. Celui qui entend de Paris les rossignols d’Oxford n’apprend ni l’histoire naturelle ni la physique. Bien pis, il se dégoûte d’apprendre, par ce contraste entre l’extrême facilité de ce réglage qui le met en possession du concert lointain, et l’extrême difficulté de savoir ce qu’il fait quand il compose ensemble une certaine surface de condensateur et une certaine longueur de bobine. Il faudrait un long détour si l’on voulait savoir seulement un peu ; comment ne pas choisir ce pouvoir qui coule aisément des doigts à l’oreille ? Dès que l’homme, selon un mot fameux, peut plus qu’il ne sait, il choisit le pouvoir et laisse le savoir. Depuis que l’avion s’est envolé sans la permission des théoriciens, les techniciens se moquent des théoriciens; ce genre de sottise orgueilleuse se développe étonnamment.

Quelque sot disait l’autre jour qu’il vaut mieux ne point parler d’énergie si l’on n’est point un profond mathématicien, attendu que l’énergie est une intégrale. Je compare le signe de l’intégrale à un serpent fascinateur. Le plaisant c’est que, si je vais trouver le mathématicien, il me conseille de ne pas vouloir comprendre par une intégrale autre chose qu’un abrégé; et en effet ce n’est qu’un abrégé. Ce qu’il y a à comprendre dans cette somme de travaux, que l’on appelle énergie, exige, tout au contraire de ce que disait notre sot, que l’on se prive d’abréger et de résoudre, et que l’on médite longtemps, à la manière de Thalès, sur les cas les plus simples, où la somme se calcule aisément par les quatre règles, comme celui d’un marteau-pilon élevé au treuil et retombant sur la tête du pieu. Celui qui saura retrouver dans le choc du marteau la somme des travaux effectué sur la manivelle, simple produit d’une force par une longueur, saura déjà quelque chose de l’énergie. Mais qu’est-ce donc que ce sot qui voudrait nous détourner de comprendre? C’est un homme à la mode. Il parle en techniciens. La chance du célèbre Bergson, qui certes n’a pensé nullement à suivre la mode, c’est qu’il s’est trouvé à la mode, et flatteur des techniciens sans l’avoir cherché.

Il ne faut point se laisser étourdir, mais au contraire penser à un autre genre de progrès dans les sciences, progrès que l’on n’a encore jamais vu, et qui serait à distribuer une peu de vraie science entre les hommes. Laissons aller les machines, elles vont; elles iront. Mais pour cet autre progrès, qui sauverait l’esprit du machiniste, Thalès suffit bien, par son double attribut de géomètre et d’astronome. J’attends donc qu’un électricien, bien puissant en manettes, devine à son tour, d’après les marches du soleil et la forme de la terre, qu’il y a des régions où le soleil éclaire quelques fois le fond d’un puits. Thalès se mit en marche vers le sud, cherchant cet événement neuf pour lui, et qui se faisant très bien sans lui. Expérience qui ne change que l’homme. En ces recherches l’esprit se reconnaît roi dans son ordre. Et pourquoi? Parce qu’il ne peut rien changer à l’immense objet; ainsi ne pouvant manier et changer les solstices, il se change lui-même par meilleure contemplation; d’où, par réflexion, il vient à savoir ce que c’est que comprendre et ce que c’est que savoir. Par quoi il s’élèvera jusqu’au doute, ce que le technicien ne peut, quoiqu'il s’en vante. Le doute n’est pas au-dessous du savoir, mais au-dessus.»

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