PROJET AUTOBLOG


Blog d'un condamné

Archivé

Site original : Blog d'un condamné

⇐ retour index

Jour 2

mardi 10 janvier 2017 à 20:32

Une de mes premières actions, hier, a été de téléphoner à mon travail pour prévenir que j’étais indisponible. Quand j’y repense, c’est affreux. La première chose qui me vient à l’esprit, la première responsabilité que je me sens obligé d’honorer est la plus inutile.

Jusqu’à la semaine passée, je trouvais mon travail acceptable. Je suis ingénieur, j’ai suivi une carrière traditionnelle qu’on pourrait qualifier de « succès ». Après des passages dans des boîtes de plus en plus importantes, je gère aujourd’hui une équipe d’une vingtaine d’ingénieurs dans une grande société bien connue. J’ai une voiture de fonction, un beau salaire, des chèques repas et un extraordinaire plan pension. Admirez l’ironie ! Je me déteste. Les golfs occasionnels n’y changent rien, j’exècre ce travail minable et misérable.

Sur 58 ans de vie, j’en aurais passé 35 à me lever tôt pour pouvoir me jeter dans 45 minutes d’embouteillages, à m’asseoir devant un bureau gris en buvant d’infects cafés, à m’énerver avant de refaire, en sens inverse, les 45 minutes de bouchons. Et tout cela pour un plan pension. Mon apport à la société ? Nul ! Mon travail ne se justifie que par l’immobilisme propre à toute grosse société. J’ai déjà pris conscience que toute mon équipe pouvait être entièrement remplacée par un ingénieur un peu compétent équipé du matériel adéquat. Par égard pour mon plan pension, je n’ai jamais osé le dire. Mon chef est un crétin. Je le hais. J’ai toujours eu des rapports cordiaux avec lui, j’ai toujours baissé là tête quand il le fallait.

J’ai décidé de me moquer un peu de lui. J’ai annoncé au secrétariat que, pour raisons familiales, j’avançais mon mois de vacances à juin et que mon médecin m’avait prescrit une déconnexion totale, que mon téléphone de fonction serait coupé mais de ne pas s’inquiéter, que les projets clients sont prévus pour septembre, que je m’occuperai de tout à mon retour. Rien que d’imaginer sa tête quand il apprendra que je suis mort, ça me fait rigoler. C’est assez malsain de ma part mais je m’en fous. Après ce coup de fil, j’ai balancé le téléphone de fonction dans la benne à ordure au bout de ma rue. Je me suis senti comme libéré.

Au fond, peut-être est-ce pour cela que mon travail est la première chose qui m’est venue à l’esprit. Pour m’en débarrasser. Aujourd’hui, je me sens libre pour la première fois depuis 35 ans. Trente jours de liberté !

Autant en finir le plus vite possible avec ce qui est ennuyeux. Je vais consacrer ma journée à mettre en ordre les papiers d’assurance pour ma succession, me renseigner pour les funérailles, faire un testament. Autant que ma femme et mes enfants n’aient pas à s’occuper de tout cela. Par moment, j’ai l’impression qu’ils sont plus atteints que moi. Au fond, c’est logique, moi je ne serai pas là pour souffrir de mon absence.

Mes enfants sont majeurs et indépendants. Je ne m’en fait pas. Ils mènent leur vie. Mon épouse m’inquiète un peu plus. Veuve à 55 ans. Trop jeune pour porter le deuil, trop vieux pour recommencer sa vie. J’espère de tout cœur qu’elle rencontrera quelqu’un pour ne pas vieillir seule. Je ne veux pas qu’il lui arrive quelque chose, je ne souhaite pas qu’elle se morfonde. Je l’aime.

J’ai encore un mois pour lui rendre la transition aussi peu pénible que possible. Allez, il est de temps de s’atteler à l’administratif.

À demain…