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La fin de Grooveshark et le prix à payer pour la survie des plateformes | :: S.I.Lex ::

lundi 4 mai 2015 à 13:37
GuiGui's Show - Liens 04/05/2015
« La nouvelle est tombée brutalement vendredi dernier : le site de streaming musical Grooveshark a fermé ses portes, après plus de huit années d’existence et une longue bataille judiciaire contre les majors de la musique, qui s’était conclue en 2014 par une cinglante condamnation pour violation du droit d’auteur. Sous la pression des ayants droit, les fondateurs du site ont préféré saborder leur navire et mettre un point final à l’aventure, plutôt que de devoir payer les 700 millions de dollars d’amendes auxquels la justice les avaient condamnés.

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Du P2P rémunéré au streaming musical centralisé

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Car à leurs yeux, Grooveshark portait en lui une forme de « vice fondamental »: si les industriels de la musique toléraient l’existence d’un service fonctionnant sur le principe du partage des fichiers par les individus, ils acceptaient de revenir sur un des fondements du droit d’auteur, qui veut qu’une oeuvre ne peut être distribuée sous une forme donnée qu’avec l’accord des titulaires de droits. Ne parvenant pas à trouver d’issue légale pour son modèle, Grooveshark s’est alors abrité derrière la responsabilité allégée dont bénéficient les hébergeurs de contenu sur Internet au titre du DMCA (Digital Millenium Copyright Act) aux Etats-Unis. Une plateforme ne devient responsable pour un contenu mis en ligne par ses utilisateurs que si elle ne réagit pas rapidement pour le retirer une fois qu’il lui a été signalé. Or c’est ce point qui a causé la perte de Grooveshark : les ayants droit sont parvenus à prouver devant les juges que la société avait demandé à des employés de charger eux-mêmes de fichiers sur la plateforme, ce qui a eu pour conséquence de leur faire perdre le bénéfice du « safe harbour » (sphère de sécurité) prévu par le DMCA.

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Quelle différence entre Grooveshark et « l’offre légale » ?

La différence est en réalité extrêmement ténue. On peut même dire que Deezer n’est rien d’autre qu’un Grooveshark qui a réussi. En effet, il est bon de rappeler qu’à ses origines l’aujourd’hui respectable Deezer a également subi des accusations de violation de droit d’auteur. Le champion français du streaming avait en effet réussi à trouver un accord avec la SACEM en ce qui concerne les droits des auteurs, mais pas avec les producteurs de musique qui l’ont longtemps menacé de procès. Ce n’est qu’après coup qu’une entente a pu être entérinée, mais Deezer a bien été obligé lui-aussi à une époque de « passer en force », en mettant les titulaires devant le fait accompli de l’existence d’une offre.

Un site très proche de Grooveshark a d’ailleurs existé en France. En 2003, Radio.blog.club avait essayé de mettre en place un modèle d’écoute en streaming gratuit, financé par de la publicité. C’était d’ailleurs à l’époque le concurrent d’un certain BlogMusik, qui se se transformera ensuite en Deezer après avoir réglé ses problèmes juridiques. Mais la sanction a été lourde pour lui, puisque le site a été condamné en 2012 par la justice, avec un million d’euros d’amendes à verser pour ses fondateurs.

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Comment les plateformes « achètent » leur survie…

Pourquoi les ayants droit se sont-ils acharnés à ce point sur Grooveshark, alors qu’ils laissent subsister des plateformes proches dans leurs principes de fonctionnement, comme YouTube ou SoundCloud ? Certes, il y a bien sûr le fait que Grooveshark a commis l’énorme erreur de faire partager des fichiers à ses propres employés, ce qui le rendait beaucoup plus facile à abattre en justice. Mais au-delà de cela, YouTube et SoundCloud ont accepté de faire évoluer graduellement leur modèle pour trouver un terrain d’entente avec les titulaires de droits.

YouTube a par exemple des accords de redistribution de recettes publicitaires qu’il génère avec certains producteurs, ainsi qu’avec des sociétés d’auteur comme la SACEM en France. Par ailleurs, il a déployé un système de filtrage automatique des contenus chargés par ses utilisateurs, le fameux ContentID, dit aussi « Robocopyright ». Cet algorithme fonctionnant à partir d’empreintes des fichiers fournies à YouTube par les titulaires de droits assure une forme de « police privée du droit d’auteur », en distribuant des sanctions (les « strikes ») aux utilisateurs qui chargent des contenus sans respecter le droit d’auteur. Le système permet à la plateforme d’exercer une surveilance constante des contenus, sans perdre le bénéfice de sa responsabilité allégée.

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SoundCloud a connu exactement la même trajectoire. Un robocopyright a aussi été progressivement déployé pour filtrer les contenus et la plateforme a récemment noué un partenariat avec la société Zefr pour améliorer son efficacité. Cette évolution lui a permis de commencer à nouer des accords avec Warner Music, mais les négociations continuent toujours avec les autres majors. Au passage, l’implantation du robot a eu des conséquences non négligeables pour les utilisateurs. Car SoundCloud a longtemps été réputé comme un lieu privilégié sur la Toile pour le partage des mixes et des compilations de DJs. Or son algorithme repère automatiquement les empreintes des oeuvres qu’il est chargé de surveiller, sans distinguer s’il s’agit de morceaux entiers ou d’extraits réutilisés dans des créations dérivées. Depuis quelques temps, les DJ postant leurs mixes sur SoundCloud font donc l’objet de sanctions à répétition, à tel point que la communauté envisage à présent de migrer. SoundCloud en sera plus « propre », mais aussi bien plus pauvre…

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D’une certaine manière, on peut dire que deux plateformes comme YouTube et SoundCloud ont « acheté leur survie » en acceptant de déployer ces systèmes de police privée du droit d’auteur. Pour les utilisateurs, cela signifie aussi qu’il faudra dorénavant se soumettre à une forme de « robotisation » de l’application du droit, provoquant de plus en plus de dommages collatéraux.

Même s’il change profondément leur nature, ce « deal » peut s’avérer juteux pour les plateformes. YouTube par exemple a lancé depuis la fin de l’année une offre de musique en streaming sur abonnement à partir des contenus partagés sur sa plateforme. En termes de profondeur de catalogue, il est le seul qui puisse être comparé à Grooveshark, parce que son principe repose aussi sur une alimentation par la foule.

Son modèle passera par des abonnements proposés aux utilisateurs en échange d’une suppression de la publicité qui devient de plus en plus envahissante sur YouTube. Evidemment, YouTube – et Google derrière lui, propriétaire du site – a négocié le montage de cette offre avec les majors de la musique. Mais la plateforme n’a pas hésité au passage à utiliser sa puissance pour tordre le bras des producteurs indépendants, qui ont été sommés d’accepter des termes contractuels défavorables sous peine d’être éjectés de l’offre gratuite.

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Le seul point « positif » – si l’on peut s’exprimer ainsi – dans la fermeture de Grooveshark, c’est qu’il aura quand même fallu un procès en bonne et due forme pour arriver à ce résultat. On reste encore dans le cadre d’une décision de justice, offrant un minimum de garanties pour les droits de la défense. L’étape suivante que visent à présent les titulaires de droits, c’est d’être en mesure de contourner la justice pour faire pression directement sur les plateformes avec l’appui de l’Etat.

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C’est une tendance lourde que l’on voit actuellement monter à travers des concepts comme « l’auto-régulation des plateformes » ou la mise en place de moyens extra-judiciaires de lutte contre la « contrefaçon à échelle commerciale », telle la Charte récemment négociée en France sous l’égide du Ministère de la Culture à propos de la publicité en ligne. Le prochain Grooveshark ne sera pas condamné par un juge : il sera éjecté de l’écosystème par un système de censure privée organisé sur une base contractuelle entre les titulaires de droits et des intermédiaires. C’est d’ailleurs ce qui avait commencé avec Grooveshark, puisque Google avait accepté en 2013 de ne plus afficher le site dans ses suggestions de recherche, avant même que le jugement final ne soit rendu en 2014. Ce type de réactions des intermédiaires techniques risque de se généraliser.

L’évolution du streaming dans la musique montre d’ailleurs à quel point un concept comme celui de « contrefaçon commerciale » ou de « site massivement contrefaisant » est évanescent. La différence entre Deezer, YouTube et Grooveshark n’est qu’une différence de degrés et pas de nature. Ceux qui acceptent « d’acheter leur survie » pourront subsister, mais à condition d’évoluer vers des modèles de plus en plus problématiques pour le respect des libertés… »

Via https://twitter.com/bortzmeyer/status/595173585007845376
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