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Shaarli - Les discussions de Shaarli

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Site original : Shaarli - Les discussions de Shaarli du 23/07/2013

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La démocratie dans les bras de Big Brother

vendredi 5 juin 2015 à 07:01
CAFAI Liens en Vrac 05/06/2015
Mireille Delmas-Marty, 74 ans, est une juriste infiniment respectée en Europe. Agrégée de droit privé et de sciences criminelles, ancienne professeure des universités Lille-II, Paris-XI, ­Paris-I - Panthéon-Sorbonne, ex-membre de l’Institut universitaire de France, puis au Collège de France de 2003 à 2011, elle a été professeure invitée dans la plupart des grandes universités européennes, ainsi qu’aux Etats-Unis, en Amérique latine, en Chine, au Japon et au Canada. En France, son nom reste attaché au rapport de la Commission justice pénale et droits de l’homme (1989-1990), qui préconisait une réforme profonde de la justice pénale : elle proposait de supprimer le juge d’instruction au profit d’un juge arbitre et d’un parquet doté de solides garanties statutaires. Ayant écrit de nombreux ouvrages, dont Libertés et ­sûreté dans un monde dangereux (Seuil, 2010), Mireille Delmas-Marty revient sur les enjeux liés à la protection des droits fondamentaux alors que le Sénat examine, depuis le 2 juin, le projet de loi controversé sur le renseignement. [...]

« La justice pénale devient une justice prédictive »

Quel est l’impact de ces bouleversements sur le système ­pénal français ?

De l’«  association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste  », prévue dès 1986, à l’«  entreprise individuelle à caractère terroriste  », ajoutée en 2014, se confirme l’évolution vers une justice que l’on pourrait qualifier de prédictive. Ce sont des étapes dans l’extension progressive des qualifications pénales en matière de terrorisme, une sorte de dilatation de la responsabilité pénale qui englobe des comportements de plus en plus éloignés de l’infraction. Alors que l’association de malfaiteurs suppose au moins deux personnes, la loi de 2014 n’en vise plus qu’une.

La différence n’est pas seulement quantitative, elle est aussi qualitative  : à partir du moment où l’entreprise criminelle ne concerne qu’un individu, il est beaucoup plus difficile de trouver des éléments matériels concrétisant le projet criminel. D’où la recherche d’une mystérieuse intention criminelle afin, explique le gouvernement, de placer la répression pénale « au plus près de l’intention ». Aujourd’hui, il est possible d’engager des poursuites à l’égard d’un individu avant même toute tentative. Jusqu’où ira-t-on dans l’anticipation ? Prétendre prédire le passage à l’acte, détecter l’intention, c’est déjà une forme de déshumanisation parce que le propre de l’homme est l’indétermination  : sans indétermination, on n’est plus responsable de rien.

Quelles sont les autres étapes ?

En France, le grand tournant remonte à la loi de 2008 sur la rétention de sûreté, adoptée par une «  droite décomplexée  » qui n’hésite pas à copier le modèle d’une loi allemande de la période nazie. Ce texte va très loin puisque en permettant l’incarcération d’un condamné après l’exécution de sa peine, pour une durée renouvelable indéfiniment par le juge au vu d’un avis de dangerosité, la loi renonce au principe de responsabilité.

Enfermer un être humain, non pour le punir, mais pour l’empêcher de nuire, comme un animal dangereux, c’est une véritable déshumanisation et une dérive considérable. La justice pénale devient une justice prédictive, et la sanction punitive se double d’une mesure préventive, dite de sûreté – qui en réalité repose sur la prédiction. Traditionnellement, le droit pénal est pourtant fondé sur la ­culpabilité, établie, construite sur des éléments de preuves. La dangerosité, en revanche, relève d’un pronostic sur l’avenir, voire d’un soupçon, impossible à prouver  : faute de preuves de leur culpabilité, certains détenus de Guantanamo n’ont ainsi pas pu être jugés.

Le projet de loi sur le renseignement adopte-t-il la même logique ?

Ce projet va en effet dans le même sens  : la police devient, elle aussi, prédictive. Deux mots-clés, empruntés au Livre blanc de 2013 sur la défense et la sécurité nationale, reviennent dans la présentation du projet de loi  : «  connaissance  » et «  anticipation  ». Avec les progrès du numérique, on arrive à agréger dans les fameux big data une telle masse de données que l’interprétation, en intégrant les techniques de profilage et les algorithmes de prédiction, relève de plus en plus d’une logique d’anticipation, une sorte d’extension dans le temps. Au lieu de partir de la cible pour trouver les données, on part des données pour trouver la cible.

Y a-t-il des points communs entre le Patriot Act et l’arsenal législatif français ?

Oui et non. Non, parce que nous n’avons, en France, ni procédé à un transfert de pouvoir massif vers le président de la République, ni créé des commissions militaires pour juger les terroristes, ni autorisé l’usage de la torture. Notre arsenal n’est donc pas un « droit d’exception », comme l’a répété le premier ministre, Manuel Valls, bien qu’il concède « des mesures exceptionnelles ». Oui, car il y a aussi des points communs avec la riposte américaine, ne serait-ce que l’expression de «  guerre contre le terrorisme  », que le Conseil de l’Europe considère pourtant comme «  un concept fallacieux et de peu d’utilité  ». «  Les terroristes sont des criminels et non des soldats, et les crimes de terrorisme ne peuvent être assimilés à des crimes de guerre, même s’ils peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité », précise une résolution de l’Assemblée parlementaire adoptée en 2011.

[...]

Voyez-vous, à partir de la lutte contre le terrorisme, une extension du domaine de la sanction ?

L’effet 11-Septembre, cette métamorphose de la justice pénale, de la culpabilité à la dangerosité, ne s’est pas limité au terrorisme. La riposte américaine a levé un tabou, celui de l’Etat de droit, soumis à des principes fondamentaux et à des droits indérogeables. En France, la loi sur la rétention de sûreté n’a ainsi rien à voir avec le terrorisme et concerne d’autres domaines de la criminalité – les viols, les meurtres, les enlèvements, la séquestration…

La loi sur le renseignement est plus ambiguë  : elle est essentiellement légitimée par sa référence au terrorisme mais elle a un contenu beaucoup plus large, car elle permet une surveillance dans de multiples champs – les intérêts économiques et scientifiques français, ceux de la politique étrangère, la criminalité et la délinquance organisée, les violences collectives.

Il y a une porosité des différents domaines du droit pénal, comme s’il y avait une propagation de la peur, du terrorisme à d’autres formes d’infractions telles que la criminalité sexuelle ou la criminalité organisée. Puis on en arrive à l’amalgame entre la peur de la criminalité et celle de l’immigration. Il faut distinguer cette « peur-exclusion », qui conduit au rejet de l’autre, de la « peur-solidarité », qui est meilleure conseillère puisqu’elle suscite, autour de phénomènes globaux comme le changement climatique, une sorte de solidarité mondiale que le philosophe allemand Jürgen Habermas nomme «  communauté involontaire ». Il reste encore à passer à une communauté cette fois ­volontaire.

[...]

Finalement, protéger la démocratie, c’est peut-être apprendre à rebondir sur les ambivalences d’un monde où la peur, quand elle ne favorise pas la haine et l’exclusion, peut être un facteur de solidarité. Face au terrorisme comme aux autres menaces globales, il faut garder à l’esprit l’appel du poète Edouard Glissant à la « pensée du tremblement », une pensée qui n’est « ni crainte ni faiblesse, mais l’assurance qu’il est possible d’approcher ces chaos, de durer et de grandir dans cet imprévisible ». Si nos sociétés y parviennent, Ben Laden aura perdu. A moins qu’il ne soit trop tard et que la guerre civile mondiale soit déjà là. A défaut d’une justice mondiale efficace, c’est une police mondiale sans ­contrôle qui risque alors de s’instaurer.

Lire aussi:
http://abonnes.lemonde.fr/pixels/article/2015/06/04/peut-on-comparer-la-loi-francaise-sur-le-renseignement-et-le-freedom-act-americain_4646769_4408996.html

http://abonnes.lemonde.fr/pixels/article/2015/06/03/la-loi-sur-le-renseignement-mettra-t-elle-en-place-une-surveillance-de-masse_4646733_4408996.html

http://abonnes.lemonde.fr/politique/article/2015/04/20/le-chef-de-l-etat-reconnait-l-existence-du-stockage-de-donnees-personnelles_4618991_823448.html
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