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Ecologie et liberté (André Gorz)

mercredi 5 décembre 2012 à 00:00

En hommage à Michel Bosquet alias André Gorz, je retranscrit ici son oeuvre magistrale, publiée en 1977, mais toujours d'une criante actualité aujourd'hui, quelques temps à peine après qu'il est mis fin à ces jours en même temps que son épouse. Ce texte est simple, accessible à tous, sans notions abstraites, je vous encourage à le lire à fond, et à le partager.

“Sans méditation il n'y a pas de paix, et sans paix, pas de bonheur.”

I. Le réalisme écologique

Le capitalisme de croissance est mort. Le socialisme de croissance, qui lui ressemble comme un frère, nous reflète l'image déformée non pas de notre avenir, mais de notre passé. Le marxisme, bien qu'il demeure irremplaçable comme instrument d'analyse, a perdu sa valeur prophétique.

Le développement des forces productives, grâce auquel la classe ouvrière devait pouvoir briser ses chaînes et instaurer la liberté universelle, a dépossédé les travailleurs de leur dernière parcelle de souveraineté, radicalisé la division entre travail manuel et intellectuel, détruit les bases matérielles d'un pouvoir des producteurs.

La croissance économique, qui devait assurer l'abondance et le bien-être à tous, a fait croître les besoins plus vite qu'elle ne parvenait à les satisfaire, et abouti à un ensemble d'impasses qui ne sont pas économiques seulement : le capitalisme de croissance est en crise non seulement parce qu'il est capitaliste mais aussi parce qu'il est de croissance.

On peut imaginer toute sorte de palliatifs à l'une ou l'autre des impasses dont cette crise résulte. Mais sa nouveauté est qu'elle sera aggravée à terme par chacune des solutions partielles et successives par lesquelles on prétend la surmonter.

Car tout en présentant toutes les caractéristiques d'une crise de sur-accumulation classique, la crise actuelle présente aussi des dimensions nouvelles que, à des rares exceptions près, les marxistes n'avaient pas prévues, et auxquelles ce qu'on entendait jusqu'ici par « socialisme » ne contient pas la réponse : crise du rapport des individus à l'économique lui-même ; crise du travail ; crise de notre rapport avec la nature, avec nos corps, avec l'autre sexe, avec la société, avec notre descendance, avec l'histoire ; crise de la vie urbaine, de l'habitat, de la médecine, de l'école, de la science.

Nous savons que notre mode de vie actuel est sans avenir ; que les enfants que nous allons mettre au monde n'utiliseront plus, dans leur âge mûr, ni l'aluminium, ni le pétrole ; que, en cas de réalisation des actuels programmes nucléaires, les gisements d'uranium seront alors épuisés.

Nous savons que notre mode de vie va finir ; que, si nous continuons comme par devant, les mers et les fleuves seront stériles, les terres sans fertilité naturelle, l'air étouffant dans les villes et la vie un privilège auquel seuls auront droit les spécimens sélectionnés d'une nouvelle race humaine, adaptée par conditionnement chimiques et programmation génétique à la nouvelle niche écologique que les ingénieurs biologistes auront synthétisée pour elle.

Nous savons que, depuis 150 ans, les sociétés instrustrialisantes vivent du pillage accéléré de stocks dont la constitution a demandé des dizaines de millions d'années et que, jusqu'à ces tout derniers temps, les économistes, qu'ils fussent classiques ou marxistes, ont rejeté comme « régressive » ou comme « réactionnaire » les questions concernant l'avenir à très long terme : celui de la planète, celui de la biosphère, celui des civilisations. « À long terme, nous serons tous morts », disait Keynes, pour expliquer par une boutade que l'horizon temporel de l'économiste n'avait pas à dépasser les dix ou vingt prochaines années : « la Science », nous assurait-on, découvrirait de nouvelles voies, les ingénieurs de nouveaux procédés encore insoupçonnés aujourd'hui.

Mais la science et la technologie ont fini par faire cette découverte capitale : toute activité productive vit des emprunts qu'elle fait aux ressources limitées de la planète et des échanges qu'elle organisme à l'intérieur d'un système fragile d'équilibres multiples.

Il ne s'agit point de diviniser la nature ni de « retourner » à elle, mais de prendre en compte ce fait : l'activité humaine trouve en la nature sa limite externe et à ignorer cette limite, on provoque des retours de bâton qui prennent, dans l'immédiat, ces formes discrètes, encore si mal comprises : nouvelles maladies et nouveaux mal-être ; enfant inadaptés (à quoi ?) ; baisse de l'espérance de vie [NDLR : en bonne santé] ; baisse des rendements physiques et de la rentabilité économique ; baisse de la qualité de la vie bien que le niveau de consommation soit en hausse.

La réponse des économistes consistait essentiellement, jusqu'ici, à traiter d'utopistes et d'irresponsables ceux qui constataient ces symptômes d'une crise des rapports profonds avec la nature, dans lesquels l'activité économique trouve sa condition première. Le plus loin que l'économie politique soit allée a été d'envisager la croissance zéro des consommations physiques. Un seul économiste, Nicholas Georgesco-Roegen, a eu le bon sens de constater que, même stabilisée, la consommation des ressources limitées finira inévitablement par les épuiser complètement, et que la question n'est donc point de ne pas consommer de plus en plus, mais de consommer de moins en moins : il n'y a pas d'autre moyen de ménager les stocks naturels pour les générations futures.

C'est cela, le réalisme écologique.

On lui objecte habituellement que l'arrêt ou l'inversion de la croissance perpétuerait ou même aggraverait les inégalités et entraînerait une détérioration de la condition matérielle des plus pauvres. Mais où donc a-t-on pris que a croissance efface les inégalités ? Les statistiques montrent le contraire. Fera-t-on valoir que ces statistiques ne s'appliquent qu'aux pays capitalistes et qu'un régime socialiste instaurerait plus de « justice sociale » ? Mais dans ce cas, pourquoi y aurait-il besoin de produire toujours plus ? Pourquoi n'obtiendrait-on pas une amélioration des conditions de vie en tirant un meilleur parti des ressources disponibles ; en supprimant les gaspillages ; en veillant à ne point produire socialement des choses si dispendieuses que jamais elles ne seront accessibles à tous ; ni des choses si encombrantes ou polluantes que leurs nuisances l'emporteront sur leurs avantages dès le moment où la majorité s'en servira ?

Tous ceux qui, à gauche, refusent d'aborder sous cet angle la question d'une équité sans croissance, démontrent que le socialisme, pour eux, n'est que la continuation par d'autres moyens des rapports sociaux et de la civilisation capitalistes, du mode de vie et du modèle de consommation bourgeois (dont la bourgeoisie intellectuelle, d'ailleurs, se détourne la première, sous l'influence de ces filles et de ses fils).

L'utopie ne consiste pas, aujourd'hui, à préconiser le bien-être par la décroissance et la subversion de l'actuel mode de vie ; l'utopie consiste à croire que la croissance de la production sociale peut encore apporter le mieux-être, et qu'elle est matériellement possible.

II. Économie politique et écologie

L'économie politique comme discipline spécifique ne s'applique ni à la famille ni aux communautés assez petites pour régler d'un commun accord le mode de coopération des individus et leurs échanges de biens et de services. L'économie politique ne commence que là où la coopération et la réciprocité cessent : elle ne commence qu'avec la production sociale qui, fondée sur une division sociale du travail, est réglée par des mécanismes extérieurs à la volonté et à la conscience des individus : par des mécanismes du marché ou du Plan d'État (ou une combinaison des deux).

L'homo œconomicus, c'est à dire l'individu abstrait qui sert de support aux raisonnements économiques, a cette caractéristique de ne pas consommer ce qu'il produit et de ne pas produire ce qu'il consomme. Par conséquent, il ne se pose jamais de questions de qualité, d'utilité, d'agrément, de beauté, de bonheur, de liberté et de morale, mais seulement des questions de valeur d'échange, de flux, de volumes quantitatifs et d'équilibre global.

L'économiste ne s'occupe donc pas de ce que les individus pensent, sentent et désirent, mais seulement des processus matériels, indépendants de leur volonté, que leurs activités engendrent dans un milieu (social) aux ressources limitées.

Il est impossible de faire découler de l'économie politique une morale. Marx a été un des premiers à le comprendre. L'alternative qu'il voyait était, très schématiquement, la suivante :

• Ou bien les individus parviennent à se regrouper et, pour soumettre les processus économiques à leur volonté commune, replace la division sociale du travail par la coopération volontaire des producteurs associés.

• Ou bien les individus demeurent dispersés et divisés : dans ce cas, les processus économiques anéantiront leurs buts et, tôt ou tard, un État fort leur imposera d'autorité, en vue de ses buts extérieurs à lui, la coopération dont ils ont été incapables par eux-mêmes en vue de buts communs qui leur fussent propres. “ Socialisme ou Barbarie ”

L'écologiste est vis-à-vis de l'activité économique dans la même position que l'économiste vis-à-vis des activités individuelles ou communautaires : L'écologie comme discipline spécifique ne s'applique ni aux communautés ni aux peuples dont la manière de produire n'a pas, sur le milieu ambiant, d'effets durables ou irrémédiables : les ressources naturelles y paraissent infinies, l'impact de l'activité humaine négligeable. Dans les meilleurs cas, le souci de ménager la nature est, de même que le souci de vivre sainement (“ L'hygiène ”), partie intégrante de la culture populaire.

L'écologie n'apparaît comme discipline séparée que lorsque l'activité économique détruit ou perturbe durablement le milieu ambiant et, de ce fait, compromet la poursuite de l'activité économique elle-même, ou en change sensiblement les conditions. L'écologie s'occupe des conditions que l'activité économique doit remplir et les limites externes qu'elle doit respecter pour ne pas provoquer d'effets contraires à ses buts ou même incompatibles avec sa propre continuation.

De même que l'économie s'occupait des contraintes en extériorité que les activités individuelles font surgir lorsqu'elles produisent des résultats collectifs non voulus, de même l'écologie s'occupe des contraintes en extériorité que fait surgir l'activité économique lorsqu'elle produit, dans le milieu ambiant, des altérations qui bouleversent ses calculs.

De même que l'économie se trouve au-delà de la sphère de la réciprocité et de la coopération volontaire, de même l'écologie se trouve au-delà de la sphère de l'activité et du calcul économique, mais sans l'englober : il n'est pas vrai que l'écologie soit une rationalité supérieure qui subsumerait celle de l'économie. L'écologie a une rationalité différente : elle nous fait découvrir les limites de l'efficacité de l'activité économique et les conditions extra-économiques de celle-ci. Elle nous fait découvrir, en particulier, que l'effort économique pour venir à bout de raretés relatives engendre, passés un certain seuil, des raretés absolues et insurmontables : les rendement deviennent négatifs, la production détruit plus qu'elle ne produit. Cette inversion apparaît quand l'activité économique empiète sur l'équilibre des cycles élémentaires et/ou détruit des ressources qu'elle est incapable de régénérer ou de reconstituer.

À ce genre de situation, le système économique a toujours répondu jusqu'ici par des efforts supplémentaires de production : il cherche à combattre par des productions accrues les raretés engendrées par une production accrue. Il ne voit pas (nous y reviendrons) que, ce faisant, il aggrave nécessairement les raretés : que, passé un certain seuil, les mesures en faveur de la circulation automobile aggrave les encombrements ; que la croissance de la consommation de médicaments accroît la morbidité tout en la déplaçant ; que la croissance de la consommation d'énergie engendre des pollutions qui, faute d'être combattues à la source, entraîneront une nouvelle augmentation de la consommation d'énergie, elle-même polluante, et ainsi de suite.

Pour comprendre et attaquer ces “ contre-productivités ”, il faut rompre avec la rationalité économique [Sur les différents niveaux de la contre-productivité, voir : Ivan Illich, Némésis médicale, pp. 83-100 (Le Seuil, 1975) ; Jean-Pierre Dupuy et Jean Robert, La trahison de l'opulence (Le Seuil, 1976)]. C'est ce que fait l'écologie : elle nous révèle que la réponse aux raretés, nuisances, encombrements et impasses de la civilisation industrielle doit être cherchée souvent non dans un accroissement mais dans une limitation ou une réduction de la production matérielle. Elle démontre qu'il peut-être plus efficace et “ productif ” de ménager les stocks naturels que de les exploiter, de soutenir les cycles naturels que d'intervenir en eux.

Il est toutefois impossible de faire découler de l'écologie une morale. Ivan Illich a été parmi les premiers à le comprendre. L'alternative qu'il voit est, schématiquement, la suivante :

• Ou bien nous nous regroupons pour imposer à la production institutionnelle et aux techniques, des limites qui ménagent les ressources naturelles, préservent les équilibres propices à la vie, favorisent l'épanouissement et la souveraineté des communautés et des individus. C'est l'option conviviale.

• Ou bien les limites nécessaires à la préservation de la vie seront calculées et planifiée centralement par des ingénieurs écologistes, et la production programmée d'un milieu de vie optimal sera confiée à des institutions centralisées et à des techniques lourdes. C'est l'option techno-fasciste, sur la voie de laquelle nous sommes déjà plus qu'à moitié engagés [Cf. dans Ivan Illich, La Convivialité, p. 154, ces remarques qui, sans le nommer, visent sans doute le Club de Rome : “ Une élite organisée, opposée à la croissance au nom de principes abstraits, est probablement en formation. Mais (...) elle est l'antidote industriel à l'imagination révolutionnaire? En incitant la population à accepter une limitation industrielle sans mettre en question la structure de base de la société industrielle, on donnerait obligatoirement plus de pouvoir aux bureaucrates qui optimisent la croissance et on en deviendrait soi-même l'otage. La production stabilisée de biens et de services très rationalisés et standardisés éloignerait encore plus de la production conviviale que ne le fait la société industrielle de croissance. ” Voir aussi Némésis médicale, pp. 124-130.]. “ Convivialité ou techno-fascisme. ”

L'écologie, à la différence de l'écologisme, n'implique donc pas le rejet des solutions autoritaires, techno-fascistes. Il importe d'en être conscient. Le rejet du techno-fascisme ne procède d'une science des équilibres naturels mais d'une option politique et de civilisation? L'écologisme utilise l'écologie comme le levier d'une critique radicale de cette civilisation et de cette société. Mais l'écologie peut aussi être utilisée pour l'exaltation de l'ingénierie appliquée aux systèmes vivants.