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Romaine Lubrique : Jenny Everywhere, première super-héroïne du domaine public

mercredi 1 juillet 2015 à 17:01

Les super-héros ont de super-pouvoirs, mais ils ne peuvent généralement rien contre ceux, autrement plus puissants, du droit d'auteur. Sauf lorsque l'on s'appelle Jenny Everywhere, étonnant premier personnage libre de l'histoire de la BD.

Peut-on retrouver Superman, Batman, Spider-Man, Iron Man et Wonder Woman, individuellement ou tous réunis dans la nouvelle BD d'un jeune dessinateur fan de comics américains ? Non, strictement interdit [1]. Impossible de les inclure, ou même les mentionner, sans avoir à faire aux ayants droit et aux producteurs de l'industrie culturelle.

Il n'y a plus qu'à attendre qu'ils entrent dans le domaine public [2]. Pour Batman, par exemple, cela adviendra le 1er janvier 2069, soit 70 ans après la mort de son créateur Bob Kane. On doit alors se résigner à prendre bien sagement son mal en patience (et garder une bonne santé dans l'intervalle).

Une seule exception notable, mais quelle exception ! L'intrépide et indépendante Jenny Everywhere, qui a su dès sa naissance prendre son destin (juridique et créatif) en main...

La genèse de Jenny

Jenny Everywhere nous vient d'Internet [3]. Elle est née en 2002, sur le forum BD anglais Barbelith, d'une volonté de se créer un personnage commun, dans la pure tradition des super-héros dotés de super-pouvoirs et de quelques invariants graphiques immédiatement identifiables.

On doit au dessinateur de comic canadien Steven Wintle d'en avoir eu l'idée. Fruit d'un brainstorming collectif, il résume ainsi ses caractéristiques post-concertation dans un message du 13 août 2002, désormais date anniversaire de Jenny Everywhere. « D'un naturel souriant, elle a de courts cheveux noirs, un profil avenant et une taille ordinaire. Vêtue d'habits confortables, elle porte habituellement des lunettes d'aviateur au dessus de sa tête et une écharpe autour du cou. Elle a du charisme, de la confiance en elle et se montre passionnée, curieuse et attentive aux autres. Son plat préféré ? Le pain toasté. Elle a très certainement des origine asiatiques ou amérindiennes. » Et il ajoute pour préciser : « Ce serait comme si Tintin écoutait le groupe punk féministe Le Tigre en rejoignant les Quatre Fantastiques ».

Avec ces quelques informations, elle pourrait ressembler à ça...

...ou encore à ça (son mets préféré entamé à la main).

En fait elle ressemble à ce que tout artiste qui veut bien la dessiner a en tête sur le moment. Griffonnez-là comme bon vous semble, là, tout de suite, sur votre coin de table et, pouf, elle existera.

C'est d'ailleurs ce qu'a fait Steven Wintle avec cet historique tout premier portrait de Jenny Everywhere posté dans la foulée [4].

« Tous droits reversés » est son super pouvoir

Tout super-héros a de super-pouvoirs. Celui de notre super-héroïne Jenny Everywhere est très original et particulier : elle est insaisissable par l'Empire du Copyright dont elle brise instantanément les chaînes. Impossible de la privatiser, elle n'appartient à personne, elle appartient à tout le monde, puisqu'entrée dès sa naissance dans le domaine public.

En effet, peut-être avez-vous remarqué que les deux dessins précédents étaient accompagnés d'un petit texte qui doit invariablement être présent quelque part lorsque Jenny apparaît :

The character of Jenny Everywhere is available for use by anyone, with only one condition. This paragraph must be included in any publication involving Jenny Everywhere, in order that others may use this property as they wish. All rights reversed.

C'est ici que tout se joue. Son super-pouvoir tient en fait à la simple permutation des deux lettres « s » et « v » du « all rights reserved » pour obtenir « all rights reversed ». Bien plus qu'un brillant petit jeu de mots potache : un choix et un acte absolument décisifs.

Tel est le coup de génie de ses créateurs qui voulaient tous pouvoir l'utiliser à leur guise : avoir imaginé un personnage totalement libre d'apparaître dans n'importe quelle publication pourvu qu'on conserve cette mention la protégeant de toute tentation d'appropriation exclusive. Tous les droits sont illico reversés... au public ! Jenny Everywhere est le premier personnage anti-copyright de l'histoire de la BD, ou, pour le dire plus positivement, le premier personnage copyleft-open-source-domaine-public-bien-commun de l'histoire de la BD.

À l'époque, les licences Creative Commons n'existaient pas (ou presque) mais elles n'auraient pas forcément été choisies parce que, oui je sais c'est troublant, Jenny Everywhere n'a pas d'auteur ou, dit autrement, elle a autant d'auteurs que ceux qui veulent bien un jour la dessiner. Steven Wintle et ses acolytes se sont volontairement effacés. On peut véritablement parler de premier personnage du domaine public consenti.

À partir de là elle est donc potentiellement susceptible de se retrouver partout, s'immiscant dans n'importe quelle BD qui veut bien l'accueillir. D'où son nom (et son surnom « The Shifter »). En conséquence de quoi elle a le don d'ubiquité, est multi-dimensionnelle, voyage en clin d'œil dans l'espace et dans le temps et s'adapte avec une déconcertante facilité à toutes les situations. Jenny est en fait moins un personnage que l'idée de son personnage. Chaque matérialisation de Jenny est une sorte d'avatar de cette idée.

Au passage on renverse également ici complètement la notion de « marque ». Notez aussi que tout créateur qui utilise Jenny reste maître du choix global de son droit d'auteur. Sa BD peut tout à fait rester « tous droits réservés » si tel est son désir. Mais si Jenny est dedans alors la fameuse mention doit être présente, garantissant que Jenny n'y reste pas enfermée et est libre de poursuivre sa route ailleurs.

Du coup, Jenny est vraiment partout !

Le personnage et son drôle de concept ont plu aux dessinateurs. La liberté offerte et la magie d'Internet ont fait le reste.

Des centaines de Jenny diverses et variées ont depuis vu le jour, justifiant a posteriori pleinement son nom ! Et, vous allez continuer à vous en rendre compte, la qualité est au rendez-vous. Pour une fois qu'on peut réutiliser un personnage sans craindre les foudres, non pas de Flash Gordon mais du copyright, on ne va pas s'en priver...

Jenny Everywhere n'a pas de site officiel [5] (puisqu'elle est partout qu'on vous dit) mais TheShifterArchive tente de dresser une liste à jour de ses toujours plus nombreuses apparitions. Vous en avez déjà eu un bref aperçu, poursuivons notre (toute) petite sélection avec deux exemples illustrant sa capacité à traverser l'espace-temps et à se fondre, tel un caméléon, dans son nouvel environnement du moment [6].

Quelques autres portrait-affiches...

Pour rappel, le toast est son péché mignon.

Mais le plus intéressant c'est évidemment de la retrouver dans une foultitude de BD, qu'elle soit héroïne principale ou simple figurante (rappelons qu'elle a le pouvoir d'arriver inopinément dans n'importe quelle histoire).

Côté langue française, malheureusement pas grand chose à se mettre sous la dent pour le moment, si ce n'est deux traductions (merci Florian R. Guillon) : Sur le divan et Le changement dernier.

Mais qui sait si cet article ne va trouver un petit écho et faire des émules francophones ? [7]

Au fait, pourquoi se cantonner à la BD lorsque l'on peut s'incarner en LEGO...

...ou en chair et en os ! [8]

Jenny a de nouveaux amis

Et pourquoi s'arrêter là ? Joyeux effet collatéral du « all rights reversed », d'autres personnages sont venus au fil du temps accompagner la pionnière Jenny Everywhere. Ils s'amusent tous avec le sens des pronoms indéfinis de lieu de la langue anglaise (no, some et any étant moins « forts » que every-where). Ils sont bien évidemment eux aussi dans le domaine public.

Il y a tout d'abord la redoutée Jenny Nowhere, qui est en quelque sorte le double négatif de Jenny Everywhere, son antagoniste primaire, le yin de son yang. Elle n'apparaît que si Jenny Everywhere se trouve déjà quelque part dans l'histoire. Volontairement aucune consigne n'est donnée quant à ses caractéristiques graphiques.

Quant à la copine Jenny Anywhere, elle est plus fashion victim que sa matrice mais ne peut que se téléporter dans l'espace et non dans le temps.

On trouve aussi l'imparfaite Jenny Somewhere qui est un clone non abouti de Jenny Everywhere.

Elle peut se téléporter dans l'espace et dans le temps mais n'est pas capable de prévoir sa destination. Elle arrivera certes quelque part, mais où et quand exactement ?

Et un dernier pour finir en beauté, le petit ami : Jimmy Wherever.

Il est décrit comme un blond et dégourdi étudiant journaliste canadien. Contrairement à Jenny Everywhere, c'est le pain non toasté qu'il préfère (comprendre le pain cru !). Il n'a pas de super-pouvoirs mais peut accompagner Jenny dans ses téléportations s'il lui tient fort la main (c'est t'y pas mignon).

Il n'y a pas de création sans droit d'auteur ?

Voilà. Exception qui confirme la règle du droit d'auteur ou archétype qui préfigure les nouveaux modes créatifs de demain ? BD, romans, musiques, films... Jenny Everywhere est en tout cas à votre entière mais non exclusive disposition, si vous respectez la consigne, c'est-à-dire sa libre indépendance. Et de poursuivre alors, d'une oeuvre à l'autre, d'un espace-temps à l'autre, son imprévisible histoire...

On nous répète ad nauseam que le droit d'auteur protège et favorise la création. Et d'ailleurs, voir image ci-dessus, on était même allé jusqu'à créer en 2006 un super-héros dédié à cela : Captain Copyright ! De l'autre côté du spectre, l'existence plurielle de Jenny Everywhere n'est pas là pour nous prouver le contraire. Mais elle témoigne qu'une absence de droit d'auteur peut aussi être une formidable source d'énergie créative.

Elle est libre Jenny. Elle est libre Jenny.
Y'en a même qui disent qu'on l'a vue partout...


Vous souhaitez ardemment à votre tour dessiner Jenny mais vous vous dites que vous n'êtes pas assez doué(e) ? Nous avons un lien magique pour vous, celui d'un billet blog qui propose en téléchargement l'intégralité des fascicules du mythique cours par correspondance Famous Artist Cartoon Course. L'auteur du billet annonce que ces documents sont, croit-il, dans le domaine public. Nous n'en sommes pas certain mais, dans le doute, ne vous abstenez pas ;)


[1] D'ailleurs, fichtre, même l'expression « super heroes » est une marque déposée !

[2] Remarque : La bande dessinée américaine étant née dans les années 1930, un certain nombres de super-héros des temps pionniers sont quand même déjà dans le domaine public. Certains sites les répertorient méthodiquement, par exemple ici ou .

[3] J'en profite pour souligner l'énorme taux d'erreurs 404 rencontrés lors des recherches pour cet article faisant référence à des pages et sites créés en 2002/2003. Il y a une véritable fragilité du Web à ce niveau-là.

[4] Un deuxième historique tout premier portrait de Jenny Everywhere croquée par Steven Wintle.

[5] Elle possède toutefois un compte Twitter ainsi qu'un article Wikipédia (mais pas encore en français, à bon entendeur...).

[6] Dans cette vidéo YouTube (oui, elle est aussi sur YouTube), vous pouvez voir une énième version de Jenny Everywhere se créer en temps réel sous nos yeux ébahis.

[7] Nous envisageons de proposer un « atelier Jenny Everywhere » lors de la prochaine édition du Festival du domaine public. Mais si vous souhaitez d'ores et déjà vous y mettre, rendez-vous sur The Shifter Archive pour déposer vos œuvres et n'hésitez pas à vous signaler dans les commentaires.

[8] On le retrouve aussi dans ce petit court métrage qui vaut ce qu'il vaut.

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