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Framablog : Le transit, c’est important 🙂

lundi 27 mars 2017 Ă  18:02

Non, nous n’allons vous parler de fibres (quoique). C’est du transit d’Internet que nous allons parler. Ou plutĂŽt, nous allons laisser StĂ©phane Bortzmeyer en parler.

Son article nous a sĂ©duits, aussi bien par la thĂ©matique abordĂ©e (on ne se refait pas, quand les GAFAM menacent l’avenir d’Internet, on aime bien que ce soit dit 😃) que par son aspect didactique, truffĂ© d’hyperliens permettant Ă  tout un chacun de le comprendre. Nous le reproduisons ici, avec son aimable permission et celle de la licence (libre, bien sĂ»r) de l’article, la GFDL et avec quelques photos en plus (dont un chaton, je viens de dire qu’on ne se refaisait pas 😁).

Stéphane Bortzmeyer est bien connu du milieu technique pour ses articles sur les RFC (Request For Comments) et autres articles techniques plutÎt que pour des textes à destination de la famille Dupuis-Morizeau mais ses fiches de lecture pourraient bien les intéresser.

Carte de l’Internet : vous ĂȘtes ici.

Le transit Internet est-il vraiment mort ?

À la rĂ©union APRICOT / APNIC du 20 fĂ©vrier au 2 mars, Ă  HĂŽ-Chi-Minh-Ville, Geoff Huston a fait un exposĂ© remarquĂ©, au titre provocateur, « The death of transit ». A-t-il raison de prĂ©dire la fin du transit Internet ? Et pourquoi est-ce une question importante ?

Deux petits mots de terminologie, d’abord, s’inscrivant dans l’histoire. L’Internet avait Ă©tĂ© conçu comme un rĂ©seau connectant des acteurs relativement Ă©gaux (par exemple, des universitĂ©s), via une Ă©pine dorsale partagĂ©e (comme NSFnet). Avec le temps, plusieurs de ces Ă©pines dorsales sont apparues, l’accĂšs depuis la maison, l’association ou la petite entreprise est devenu plus frĂ©quent, et un modĂšle de sĂ©paration entre les FAI et les transitaires est apparu. Dans ce modĂšle, le client se connecte Ă  un FAI. Mais comment est-ce que les FAI se connectent entre eux, pour que Alice puisse Ă©changer avec Bob, bien qu’ils soient clients de FAI diffĂ©rents ? Il y a deux solutions, le peering et le transit. Le premier est l’échange de trafic (en gĂ©nĂ©ral gratuitement et informellement) entre des pairs (donc plus ou moins de taille comparable), le second est l’achat de connectivitĂ© IP, depuis un FAI vers un transitaire. Ces transitaires forment donc (ou formaient) l’épine dorsale de l’Internet. Le modĂšle de l’Internet a Ă©tĂ© un immense succĂšs, au grand dam des opĂ©rateurs tĂ©lĂ©phoniques traditionnels et des experts officiels qui avaient toujours proclamĂ© que cela ne marcherait jamais.

Mais une autre Ă©volution s’est produite. Les utilisateurs ne se connectent pas Ă  l’Internet pour le plaisir de faire des ping et des traceroute, ils veulent communiquer, donc Ă©changer (des textes, des images, des vidĂ©os
). À l’origine, l’idĂ©e Ă©tait que l’échange se ferait directement entre les utilisateurs, ou sinon entre des serveurs proches des utilisateurs (ceux de leur rĂ©seau local). Le trafic serait donc Ă  peu prĂšs symĂ©trique, dans un Ă©change pair-Ă -pair. Mais les choses se ne passent pas toujours comme ça. Aujourd’hui, il est de plus en plus frĂ©quent que les communications entre utilisateurs soient mĂ©diĂ©es (oui, ce verbe est dans le Wiktionnaire) par des grands opĂ©rateurs qui ne sont pas des opĂ©rateurs de tĂ©lĂ©communication, pas des transitaires, mais des « plates-formes » comme les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). La communication entre utilisateurs n’est plus pair-Ă -pair mais passe par un intermĂ©diaire. (On peut parler d’un Minitel 2.0.)

Non, on n’a pas trop envie d’un Internet à la Minitel 2.0

Bon, mais quel rapport avec l’avenir de l’Internet ? Mes lect·eur·rice·s sont trĂšs cultivé·e·s et savent bien que le Web, ce n’est pas l’Internet, et que le fait que deux utilisateurs de Gmail passent par Gmail pour communiquer alors qu’ils sont Ă  100 mĂštres l’un de l’autre n’est pas une propriĂ©tĂ© de l’Internet. (Les ministres et la plupart des journalistes n’ont pas encore compris cela, mais ça viendra). L’Internet continue Ă  fonctionner comme avant et on peut toujours faire du BitTorrent, et se connecter en SSH avec un Raspberry Pi situĂ© Ă  l’autre bout de la planĂšte (notez qu’il s’agit de l’Internet en gĂ©nĂ©ral : dans la quasi-totalitĂ© des aĂ©roports et des hĂŽtels, de nombreux protocoles sont interdits. Et ces malhonnĂȘtes osent prĂ©tendre qu’ils fournissent un « accĂšs Internet »).

C’est lĂ  qu’on en arrive Ă  l’exposĂ© de Huston. Il note d’abord que les sites Web qui ne sont pas dĂ©jĂ  chez un GAFA sont souvent hĂ©bergĂ©s sur un CDN [un rĂ©seau de diffusion de contenu, Note du Framablog]. Ensuite, il fait remarquer que les GAFA, comme les CDN, bĂątissent de plus en plus leur propre interconnexion. À ses dĂ©buts, Google Ă©tait une entreprise comme une autre, qui achetait sa connectivitĂ© Internet Ă  un fournisseur. Aujourd’hui, Google pose ses propres fibres optiques (ou achĂšte des lambdas) et peere avec les FAI : encore un peu et Google n’aura plus besoin de transit du tout. Si tous les GAFA et tous les CDN en font autant (et la plupart sont dĂ©jĂ  bien engagĂ©s dans cette voie), que deviendra le transit ? Qui pourra encore gagner sa vie en en vendant ? Et si le transit disparaĂźt, l’architecture de l’Internet aura bien Ă©tĂ© modifiĂ©e, par l’action de la minitĂ©lisation du Web. (Je rĂ©sume beaucoup, je vous invite Ă  lire l’exposĂ© de Huston vous-mĂȘme.)

Notez que Huston n’est pas le premier Ă  pointer du doigt cette Ă©volution. Plusieurs articles moins flamboyants l’avaient dĂ©jĂ  fait, comme les dĂ©jĂ  anciens « The flattening internet topology : natural evolution, unsightly barnacles or contrived collapse ? » ou « Internet Inter-Domain Traffic ». Mais Huston rĂ©ussit toujours mieux Ă  capter l’attention et Ă  rĂ©sumer de maniĂšre percutante un problĂšme complexe.

Alors, si Huston a raison, quelles seront les consĂ©quences de la disparition du transit ? Huston note qu’une telle disparition pourrait rendre inutile le systĂšme d’adressage mondial (dĂ©jĂ  trĂšs mal en point avec l’épuisement des adresses IPv4 et la prĂ©valence du NAT), voire le systĂšme de nommage mondial que fournit le DNS. Le pair-Ă -pair, dĂ©jĂ  diabolisĂ© sur ordre de l’industrie du divertissement, pourrait devenir trĂšs difficile, voire impossible. Aujourd’hui, mĂȘme si 95 % des utilisateurs ne se servaient que des GAFA, rien n’empĂȘche les autres de faire ce qu’ils veulent en pair-Ă -pair. Demain, est-ce que ce sera toujours le cas ?

Mais est-ce que Huston a raison de prĂ©dire la mort du transit ? D’abord, je prĂ©cise que je suis de ceux qui ne croient pas Ă  la fatalité : ce sont les humains qui façonnent l’histoire et les choses peuvent changer. DĂ©crire la rĂ©alitĂ©, c’est bien, mais il faut toujours se rappeler que c’est nous qui la faisons, cette rĂ©alitĂ©, et que nous pouvons changer. Essayons de voir si les choses ont dĂ©jĂ  changĂ©. Huston aime bien provoquer, pour rĂ©veiller son auditoire. Mais il faut bien distinguer l’apparence et la rĂ©alitĂ©.

Les observateurs lĂ©gers croient que tout l’Internet est Ă  leur image. Comme eux-mĂȘme ne se servent que de Gmail et de Facebook, ils expliquent gravement en passant Ă  la tĂ©lĂ© que l’Internet, c’est Google et Facebook. Mais c’est loin d’ĂȘtre la totalitĂ© des usages. Des tas d’autres usages sont prĂ©sents, par exemple dans l’échange de donnĂ©es entre entreprises (y compris via d’innombrables types de VPN qui transportent leurs donnĂ©es
 sur Internet), les SCADA, BitTorrent, la recherche scientifique et ses pĂ©taoctets de donnĂ©es, les rĂ©seaux spĂ©cialisĂ©s comme LoRa, les chaĂźnes de blocs, et ces usages ne passent pas par les GAFA.

Peut-on quantifier ces usages, pour dire par exemple, qu’ils sont « minoritaires » ou bien « un dĂ©tail » ? Ce n’est pas facile car il faudrait se mettre d’accord sur une mĂ©trique. Si on prend le nombre d’octets, c’est Ă©videmment la vidĂ©o qui domine et, Ă  cause du poids de YouTube, on peut arriver Ă  la conclusion que seuls les GAFA comptent. Mais d’autres critĂšres sont possibles, quoique plus difficiles Ă  Ă©valuer (le poids financier, par exemple : un message d’une entreprise Ă  une autre pour un contrat de centaines de milliers d’euros pĂšse moins d’octets qu’une vidĂ©o de chat, mais reprĂ©sente bien plus d’argent ; ou bien le critĂšre de l’utilitĂ© sociale). Bref, les opĂ©rateurs de transit sont loin d’ĂȘtre inutiles. L’Internet n’est pas encore rĂ©duit Ă  un Minitel (ou Ă  une tĂ©lĂ©vision, l’exemple que prend Huston qui, en bon australien, ne connaĂźt pas ce fleuron de la technologie française.)

La photo d’un chaton est-elle plus utile socialement qu’un contrat de plusieurs milliers d’euros ? Vous avez deux heures.

Merci Ă  Antoine Fressancourt, JĂ©rĂŽme Nicolle, Pierre Beyssac, RaphaĂ«l Maunier, Olivier Perret, ClĂ©ment Cavadore et Radu-Adrian Feurdean pour leurs remarques intĂ©ressantes. Aucune de ces conversations avec eux n’est passĂ©e par un GAFA.

Cet article est distribué sous les termes de la licence GFDL

Stéphane Bortzmeyer

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