Mes mains tremblent. Je tente de soutenir le regard d’Eva mais mes yeux glissent lentement sur son cou, sa poitrine à peine apparente, la courbe de ses hanches. Je suis essoufflé, vidé, choqué. Mes vêtements poisseux puent la mort, la sueur et la peur. Comme un mort vivant, je me tiens dans l’entrée de notre laboratoire.
— Nellio ? Ça va ?
Son sourire est engageant, neutre. Si elle est étonnée de me voir survivre à l’attentat, elle n’en laisse rien paraître. Quelle comédienne ! Du grand art !
— Nellio ? Tu as l’air d’avoir couru un marathon et tu es couvert de poussière. Tu es sûr que tout va bien ?
Elle doit continuer à ignorer que je sais. Elle doit me croire indispensable à la suite du projet. Elle doit payer pour Max. Je la hais. Mais pourquoi est-elle si belle, si séduisante ? Son regard innocent, son empressement si naturel à mon égard.
— Ça va ! grommelé-je.
Ça va ! Doux euphémisme du monde moderne, onomatopée vidée de son sens par des générations d’organismes forcés de se côtoyer dans les étroits espaces citadins. Ça va ? Question qui n’attend aucune réponse, rite poli, presque liturgique qui signifie « Surtout, ne me réponds pas ! Accaparé par ma vie, je n’ai que faire de la tienne. De toute façon, si tu réponds, je ne l’entendrai probablement même pas. » « Ça va ! » répondra l’humain civilisé à qui s’adressait l’incantation initiale. J’ai compris, je garde ma vie pour moi.
Ça va ! Je viens de voir exploser l’appartement de mon meilleur ami. J’ai couru à travers les rues, persuadé de voir des drones à ma poursuite. La panique m’a fait plonger dans un caniveau, hébété. Il m’a fallu plusieurs heures pour réaliser que je ne pouvais t’échapper, que je devais te donner le change si je voulais avoir une chance de sauver ma peau. Je te déteste, j’ai envie de toi. Ça va !
— Au fait, Georges nous attend dans son appartement. Il voudrait nous montrer quelque chose. Je crois qu’il est très content de nous.
Elle s’approche, sensuelle. Tandis que sa main me caresse l’épaule, son visage murmure :
— Moi aussi je suis content de nous. Je suis fière de toi Nellio.
Ses lèvres se tendent vers moi, suspendues dans une fraction d’instant. Son désir est perceptible, palpable. Devant mes yeux dansent les débris de l’explosion. Max ! Je repousse, d’un geste sec, la meurtrière de mon meilleur ami. Ma voix est rauque, agressive.
— Et bien allons-y ! Je te suis !
Nous n’avons pas quitté la ville mais je suis dans un autre univers. Les routes sont peut-être un peu plus larges. Les bâtiments un peu plus modernes. Les trottoirs un peu plus propres. Les vendeurs ont été remplacés par des milices privées. Bienvenue dans les quartiers riches ! Un garde nous scanne à l’entrée de l’immeuble. L’ascenseur s’ouvre, il ne comporte aucun bouton. Le gardien l’a programmé selon notre destination. Du moins, je l’espère… Les portes se ferment sur ce qui pourrait être mon cercueil. Cynique, je regarde Eva et lui lance :
— Alors, c’est fini la petite mascarade paranoïaque ?
— Que veux-tu dire ?
— Et bien oui : on se laisse scanner, on oublie le maquillage anti-reco. Tu te foutais de ma gueule pendant tout ce temps ? Tout ça c’était du cinéma pour épater le pauvre et naïf Nellio ? Au secours, un auto-taxi ! Laisse-moi me jeter dans tes bras et t’embrasser goulûment avant de te repousser !
— Mais… non ! Ici nous allons voir notre patron. C’est une visite officielle inscrite dans nos agendas publics. Rien qui ne pourrait attirer l’attention du gouvernement. Tu crois que tu rentrerais dans un immeuble de riches avec un maquillage anti-reco toi ? Voyons Nellio, sois un peu réaliste !
— Justement, je suis réaliste.
Sans aménité, j’écarte la main qu’elle a posé sur mon bras.
— Nellio… Tu es bizarre ! Seraient-ils entrés en contact avec toi ? Que t’ont-ils dit à mon sujet ? Ne crois rien ! Je te jure que tout est faux, ils essaient de te manipuler !
Je la regarde, étonné :
— Mais de qui parles-tu ?
La porte de l’ascenseur s’ouvre sur un grand salon dallé de blanc. Une gigantesque verrière donne sur les toits de la ville. Le soleil se couche, la vue est magnifique. Georges se tourne vers nous.
— Eva ! Oh, Nellio ! Bienvenue. Entrez !
Il s’approche d’une petite table en verre où se trouvent une carafe en cristal pleine d’un liquide ambré et deux verres. Il les remplit et nous les sert avant de claquer dans les doigts. Une jeune femme apparaît de nulle part, comme par magie.
— J’avais dit trois verres. Pouvez-vous apporter le troisième ?
— Tout de suite monsieur.
La soubrette s’éclipse une seconde et apporte l’objet demandé. Georges la remercie avant de se servir une rasade. Il tend son verre vers nous.
— À notre entreprise ! À nos succès futurs !
Cet espace, ce luxe simple et confortable sans être tapageur me mettent mal à l’aise. Je repense à l’étroit appartement de Max. Georges sourit, son regard me transperce l’âme. Il tente de nous détendre avec quelques banalités que je n’écoute pas, obnubilé par le décor. D’un geste joyeux, il repose son verre en faisant claquer sa langue. Je n’ai pas touché au mien.
— Mais je ne vous ai pas fait venir pour parler de la pluie et du beau temps. Regardez !
Un grand bureau fait face à la verrière. Plusieurs ordinateurs clignotent. Une sorte d’aquarium translucide semble être rempli d’un liquide métallique.
— Nellio, tes équations structurelles sont remarquables.
Eva regarde le liquide :
— Georges… Tu as donc réussi à stabiliser la génération spontanée ?
— Non Eva, je n’ai fait que reprendre le matériel dans le labo. C’est à Nellio que nous devons ce succès !
Eva se tourne vers moi, elle a les yeux qui pétillent. Sa joie semble sincère, elle a oublié la rebuffade que je lui ai infligée.
— Nellio, c’est incroyable !
Abasourdi, je tente de reprendre mes esprits. Il s’est passé tant de choses aujourd’hui. Georges me prend le verre des mains et le pose sur la table d’un scanner multi-modal assez standard, à peine plus perfectionné que celui du labo. Il tape une commande sur l’ordinateur. Rien ne se passe si ce n’est des lignes blanches qui défilent sur fond noir dans lesquelles je reconnais mon logiciel.
— L’interface utilisateur n’est pas mon fort, fais-je peu convaincu.
Georges n’a pas répondu. Il lance une deuxième commande.
— C’est l’instant de vérité !
Il s’écarte et nous restons immobiles, le souffle coupé, à regarder le bassin métallique. Un remous agite le liquide, le mouvement se fait de plus en plus rapide. Des bulles se forment et rétrécissent. On dirait un processus d’ébullition inversé.
— Il capte les molécules de l’air ambiant, murmure Eva.
— Est-ce qu’il ne risque pas de manquer de certaines molécules ? L’air est tellement propre et filtré ici.
Georges me jette un regard admirateur.
— Tu as raison Nellio, excellente idée !
D’un bond, il entrouvre les grandes portes vitrées. Le vent d’altitude s’engouffre dans l’appartement, gonflant les tentures décoratives. Une odeur âcre de pollution, de fumées me pique les narines. Au loin, par delà le sifflement de l’air, monte la rumeur de la ville. Je suis frappé par la vitalité de ce mélange de moteurs, de bourdonnement humain, de machines et de pales de conditionnement d’air qui prend sa naissance une centaine d’étages plus bas, qui se nourrit et tourbillonne en escaladant les immeubles, qui grimpe aveuglément à la recherche de la liberté et des grands espaces. Il s’agit du souffle, de la respiration de ce gigantesque organisme vivant que l’on appelle « ville ». Insensible au bruit, le bouillonnement de l’aquarium est devenu intense, chaotique. Un ordinateur s’éteint soudainement.
— Merde, fait Georges. Il pompe trop de courant.
Une bourrasque de vent siffle brusquement à travers l’ouverture, m’assourdissant et renversant un écran. Eva crie de surprise, son verre explose sur le pavé blanc. Georges se précipite pour fermer la porte.
— Excusez-moi, bredouille Eva. L’émotion, je…
Elle n’achève pas sa phrase. Nous sommes tous les trois figés, les yeux rivés sur le bassin. Le liquide métallique s’est écarté, formant en son centre une sorte de cratère dans lequel repose, tranquillement, mon verre de whisky. Mon verre qui, en ce moment, est également sur la table du scanner multi-modal. Aucun doute possible, je distingue mêmes mes empreintes digitales sur la surface du récipient. Georges est le premier à réagir. Il saisit le verre et le renifle :
— Glenlivet, 12 ans d’âge. C’est bien ça !
Je bredouille faiblement :
— C’est de la magie !
— Non, soupire Georges en se retournant vers moi. C’est de la technologie. Mais j’avoue que, parfois, la frontière entre les deux est bien ténue.
Une légère sonnerie se fait entendre. Nullement surpris, Georges se dirige vers la porte de l’ascenseur à l’instant où celle-ci s’ouvre sur un personnage en costume élégant. Il n’est plus tout jeune mais fait partie de ces personnes dont on perçoit instantanément qu’elles sont bien conservées, moins par le sport et une vie saine que grâce à l’argent et la richesse. Lorsque l’on peut se payer un cuisinier, des repas bios, des massages, des petites retouches chirurgicales de temps en temps et un traitement de régénération de l’ADN, le passage du temps doit paraître moins inquiétant.
— Bonjour Georges, fait l’individu. Je te croyais seul !
— Bonjour Warren, ne t’inquiète pas. Il s’agit de deux jeunes chercheurs très prometteurs qui ont toute ma confiance. D’ailleurs, nous t’attendions, je venais de servir un quatrième verre de Whisky. Nellio, Eva, je vous présente Warren, administrateur du conglomérat de la zone industrielle.
Sans hésiter, il tend au visiteur le verre qu’il vient de sortir de notre… printeur, à défaut d’autre mot pour décrire notre invention. Je reste un instant suffoqué par son audace et son naturel. Ce verre de whisky est historique et Georges le sert au premier visiteur venu. Constatant mon air ahuri, il m’adresse un clin d’œil complice.
Je m’approche d’Eva.
— Georges est dingue ! Ce mec aurait pu surprendre notre expérience !
Elle me regarde, d’un air légèrement hautain :
— Bien sûr que non, il n’aurait pas laissé la porte de l’ascenseur s’ouvrir !
— Mais elle est automatique, non ?
— Georges possède un neurex autrement plus perfectionné que nos gadgets. Le sien est calibré sur certains ordres précis, par exemple l’invitation à entrer. Une image de la personne est projetée dans ses lentilles. S’il a la moindre réaction de rejet ou d’hésitation, la porte se bloque et il faut l’ouvrir manuellement.
— Bref, c’est la version moderne de l’œil-de-bœuf.
— Si tu veux.
— Mais… Comment es-tu au courant de tout cela ?
Sans me répondre, elle me fait signe d’observer le nouveau venu porter le verre offert à ses lèvres. Une grimace déforme soudain ses traits. Mon cœur s’arrête de battre ! Et si notre printeur n’était tout simplement pas au point ? Dieu sait quel liquide Georges avait offert à son invité !
— Du Glenlivet ! Bon dieu Georges, tu n’as donc aucun goût ? C’est juste bon à allumer le barbecue. Tu veux me tuer ?
— J’oubliais que monsieur est un fin connaisseur, goguenarde Georges en reposant le verre. Mais je suppose que tu n’es pas venu ici pour critiquer mes goûts.
D’un air légèrement interrogatif, Warren nous jette un regard. Georges le rassure :
— Ne t’inquiète pas, ils ont toute ma confiance.
— C’est au sujet de ta fondation pour les conditions de travail des ouvriers. C’est très joli tout ça mais ça induit des coûts qui vont se répercuter sur les ventes.
— Il faut bien que les ouvriers aient des avantages sur les télé-passifs ! J’essaie de t’aider Warren. Si tu ne cèdes pas progressivement, tu risques de voir apparaître des syndicats !
Eva semble passionnée et ne perd pas une miette de la conversation. Quant à moi, j’avoue y trouver un profond ennui. Je m’éloigne au milieu du bourdonnement des voix et m’installe dans un canapé de cuir blanc. Ce que j’avais pris pour un coussin se déplie soudain et vient se frotter contre moi. Un chat ! Il ronronne, se frotte le museau contre mon bras.
— Salut minou !
D’autorité, il plante ses griffes dans mes cuisses et se met à les pétrir avec ardeur. La douleur est légère, je rigole doucement. Il pousse un bref miaulement avant de se lover entre mes deux jambes. Je suis prisonnier !
Georges s’approche de moi.
— Je vois que vous avez fait connaissance tous les deux ! Félicitations Nellio, le Roi Arthur est très exigeant quand à la qualité de ses coussins royaux. Tu es l’un des rares élus !
Je souris.
— Où est Warren ?
— Il est sorti, cela fait un moment que nous discutions et nous ne t’avons pas entendu.
— Désolé, je crois que je n’ai pas vu le temps passer.
— C’est que le Roi Arthur a utilisé sur toi sa terrible emprise spatio-temporelle ! Ses victimes sont dans un espace-temps à écoulement différé. Redoutable !
— Au fait Georges, sans vouloir être indiscret, tu me sembles bien occupé. Après notre recherche, des sociétés, j’apprends que tu présides également une fondation pour les conditions de travail dans les usines. As-tu encore le temps de tourner des films ?
Georges a l’air sincèrement surpris :
— Pourquoi faire ?
— Et bien, c’est ton métier, non ?
Il éclate de rire !
— Oh, dit-il, je croyais que tout le monde était au courant. J’ai tourné quelques segments clés dans mon jeune temps afin de construire mon book. Le reste est entièrement réalisé en simulation 3D par les techniciens. Je donne mon accord pour l’utilisation de mon image et je touche des royalties. De temps en temps, je dois tourner un nouveau segment qui n’est pas réalisable à partir de ceux existants. Cela ne prend guère plus d’une journée.
Je reste interdit.
— Mais… Les prix d’interprétation que tu as obtenus ?
— C’est la partie ennuyeuse de mon travail. Lorsque les producteurs ont décidé d’acheter un prix parce que cela fait partie de leur plan marketing, je dois me farcir la cérémonie. Pas moyen d’y échapper, c’est une des clauses de mes contrats. Mais bon, je suppose que ça fait partie du job, je n’ai pas à me plaindre.
Eva nous regarde fixement. Ses lèvres s’entrouvrent un moment, comme si elle était sur le point de dire quelque chose. Puis, prenant une décision, elle s’approche de moi et, sans mot dire, se saisit du Roi Arthur.
S’emparer d’un chat qui dort et qui n’a pas envie de bouger n’est pas une mince affaire. Surtout si ce chat s’appelle Roi Arthur et n’a visiblement jamais connu d’autorité supérieure que celle de son bol de croquettes. Parvenir à maintenir ce chat dans le scanner multi-modal durant un temps suffisant devrait relever de l’exploit impossible. Pourtant, le visage complètement impassible, la peau à peine entamée par les coups de griffes, c’est ce qu’Eva est en train de réaliser sous nos yeux ébahis. L’espace désormais constellé de poils au creux de mes cuisses n’a pas le temps de refroidir que, déjà, Eva relâche le souverain Pendragon qui, offusqué, s’en va soigner sa dignité blessée en son île d’Avalon, sous le canapé. Ni Georges ni moi n’avons élevé la moindre protestation. Eva pianote sur le clavier.
Je retiens mon souffle. Georges est paralysé, il n’ose intervenir. Eva enfonce une dernière touche et l’aquarium se met à bouillonner. De manière étonnante, le bouillonnement me semble moins intense que pour le verre de whisky. Peut-être est-ce l’habitude ? Ou le fait que l’air soit probablement saturé de poussières et de particules de chat ? Je ne peux dire combien de temps nous sommes restés immobiles, figés jusqu’à ce que, brusquement, le liquide se stabilise. Pas le moindre remous, le moindre clapotis. Une immobilité immédiate, surnaturelle. Je me rappelle alors que notre liquide est en fait composé de milliards de nano-robots. Eva est paralysée, elle fixe le contenu de l’aquarium.
Dans le silence religieux qui s’est emparé de la pièce, les coups de langues du Roi Arthur original qui se lèche vigoureusement derrière les oreilles résonnent comme des coups de tonnerre.