Chapitre Croyance

Je n’ose faire le moindre geste, je retiens ma respiration. Eva me fait signe d’approcher et je la rejoins prudemment, à pas feutrés comme si j’avais peur de bousculer les atomes d’atmosphère. Cette atmosphère qui contient à peu près tous les éléments chimiques en quantité infime mais suffisante pour imprimer la plupart des matériaux courants. Je jette un œil dans l’aquarium du printeur et étouffe un cri de surprise. Le Roi Arthur !

Il semble endormi. Doucement, j’avance une main vers son pelage. Je le caresse. Il est chaud, doux au toucher. Mais il ne bouge pas. Je tente de le chatouiller, de le faire réagir, je lève une patte. Elle retombe inerte.
— Il est mort, murmuré-je.
— Ce corps n’a jamais été vivant, me répond Eva. Il n’est pas mort. Il s’agit tout simplement d’un assemblage d’atomes. Le printeur…
Elle s’arrête, soudainement terrifiée, comme si un diable venait de se dresser devant ses yeux exorbités. Je l’entends murmurer d’une voix à peine audible.
— Ils arrivent.
— Eva ?
Elle se reprend brusquement.
— Je disais que ce corps n’a jamais été vivant. Il lui a manqué ce petit quelque chose…
— Que veux-tu dire ?
La voix de George résonne dans mon dos.
— L’âme ! C’est bien à cela que tu penses Eva ?
Elle acquiesce en silence. L’âme ? Cela n’a aucun sens ! Georges nous tourne le dos et s’éloigne vers la cuisine. Je ne peux retenir une exclamation.
— Mais enfin Eva, qu’est-ce qui te prend ? L’âme ?
— Chut, pas si fort !
Elle agite les mains pour me faire signe de me taire. Je suis complètement déconcerté. J’ai l’impression que certains aspects de cette affaire m’échappent.
— Eva, ce que tu appelles âme n’est qu’une série de courants électriques entre des neurones.
— Nellio, je t’en prie. Restons-en là !
Je réfléchis à voix haute.
— Le printeur n’est en effet pas programmé pour analyser et reproduire un courant électrique mais…
Eva m’interrompt en m’attrapant le poignet. Elle fait apparaître un petit objet que je reconnais comme étant une carte mémoire. Cependant, les bords me semblent brillants, métalliques, comme aiguisés.
— Nellio, je sais qu’ils arrivent. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Je te supplie de me faire confiance et de ne pas poser de questions.
— Mais… Ouaïe !
D’un coup sec du pouce, elle vient de m’enfoncer la carte mémoire sous la peau. Le bord tranchant a pénétré dans le dos de ma main comme dans du beurre et s’est parfaitement glissé sous l’épiderme. Je contemple avec surprise la petite plaie suintante de sang. Rien ne permet de deviner la greffe dont je viens de faire l’objet. Une cachette parfaite.
— Écoute-moi bien Nellio, ta vie vaut désormais plus que la mienne.
De ses deux mains, elle enserre brusquement mon visage.
— Quoiqu’il puisse arriver, quoi que tu puisses voir, sauve ta peau. Ta peau, c’est notre avenir, tu comprends ?
Je tente de l’écarter doucement.
— Écoute Eva, nous sommes chez Georges, tout va bien, ne t’inquiète pas comme ça.
Je la vois jeter un regard angoissé vers l’ascenseur. Une lumière clignote annonçant l’ouverture prochaine des portes. Au même moment, un bruit de verre brisé nous parvient de la cuisine.
— Georges ! murmuré-je.
Je me tourne vers la baie vitrée juste à temps pour voir une forme noire. Des dizaines de formes noires. Suspendues à des câbles. Des jambes. Des bottes. Des semelles qui transpercent le vitrage, qui le déchirent et le blessent. Le fracas est assourdissant. Les formes noires sortent également de l’ascenseur, coulantes, silencieuses. J’entraperçois certaines venir de la cuisine, souples et fluides. Je distingue les épaules rembourrées, les torses blindés, les armes tenues à bout de bras. Surréelle, venue de nulle part, une voix gronde et rugit, emplissant la pièce.
— Ne bougez plus, placez calmement les mains sur la tête.
Avant que le cercle des ombres ne se referme sur nous, Eva me tire par le bras et me projette dans un coin de la pièce où se trouve une fenêtre rectangulaire de la largeur d’une porte étroite. Elle lance un bras sous une tenture décorative.
— Ne bougez plus ! ordonne la voix. Peloton, en position de tir !
Dans un feulement, une forme blanche bondit soudain de sous le divan et saute vers le visage d’une des formes noires. Toutes les armes se tournent vers le Roi Arthur et sa malheureuse victime. Profitant de la confusion, Eva me tend une mince ceinture reliée à un filin. Un harnais d’évacuation ! Bien sûr ! Les riches en ont encore dans leurs tours ! Le filin doit faire exactement la taille de l’immeuble et être relié à un enrouleur à vitesse contrôlée. Je sais également que dès les premiers signes de traction sur le câble, la vitre se désagrégera grâce à de minuscules explosions dans l’épaisseur même du verre.
— Sauve ta peau Nellio ! Fais moi confiance !
— Mais… Et toi ?
— L’âme est immortelle !
— Halte ! Rugit la voix.
Je reste interdit. Sans remuer les lèvres, Eva me chuchotte :
— Au premier coup de feu, tu sautes sans hésiter. Ne t’inquiète pas, l’âme est immortelle.
Les mains tremblantes, je contemple le baudrier que je n’aurai pas le temps d’enfiler. Je ne comprends pas ce qu’elle veut dire. Bravement, Eva s’avance vers les hommes en armes. Policiers ? Soldats ? Milice privée ? La différence n’est de toute façon qu’une argutie juridique et les balles ont toutes le même effet sur un corps de chair et de sang.
— Attendez, supplie-t-elle, ne nous faites pas de mal ! Nous sommes innocents !
— Restez où vous êtes, gronde la voix que je devine provenir de drones équipés de haut-parleurs.
Ignorant l’injonction, Eva s’avance à travers l’appartement dévasté et les morceaux de verre. Elle est une fleur portée par la brise au milieu des silhouettes caparaçonnées de noir, étranges insectes casqués aux visages cachés par des masques menaçants. Les fusils se tournent vers elle, j’entends le cliquètement des doigts qui se posent sur les détentes. Lentement, Eva tourne la tête vers moi. Elle me fait un sourire. Calme. Résigné. Je lis dans son regard la confiance. Elle fait un pas de plus.
— Noooon ! hurlé-je.
— Feu ! ordonne la voix.
L’enfer jaillit soudain des canons. Je suis aveugle, je suis sourd. Je hurle, je veux me précipiter vers le corps en train d’être déchiré, déchiqueté. Je m’élance mais je suis soudain retenu par le câble du baudrier. La voix d’Eva résonne en moi.
— Saute sans hésiter, l’âme est immortelle !
Il ne s’est pas passé une seconde depuis le début de la fusillade. Dans une brusque volte-face, les doigts agrippés au harnais, je me jette dans la fenêtre. Aidé par les micro-explosions, le verre cède sans effort sous mon poids, le fracas se mêle à mon long hurlement et je me retrouve en train de tomber dans le vide.

Le vent et les débris de verre me fouettent le visage. Je tombe ! Mes doigts se ferment sur le baudrier à m’en faire saigner les paumes. Une brusque secousse me fait presque lâcher prise et manque de me déboîter l’épaule. Le câble s’est tendu ! Il va maintenant se dérouler en vitesse contrôlée. Du moins, je l’espère. J’entrouvre les paupières pour apercevoir la paroi vitrée de l’immeuble défiler à toute vitesse. La voix caverneuse résonne autour de moi.
— Une fois au sol, veuillez attendre les agents de sécurité et ne pas offrir de résistance !
J’aperçois un drone qui vole autour de moi, tourne, tombe, remonte. Le suivant du regard, je jette, sans le vouloir, un coup d’œil vers le bas. Saint Swartz ! Je réprime à grand peine un mouvement de panique, étouffant un hurlement qui tente de se faufiler dans ma gorge, de remonter le long du câble afin d’échapper aux avanies de la pesanteur. Je suis pendu, à bout de bras, à un simple harnais qui descend à toute vitesse vers un sol qui se trouve encore plusieurs centaines de mètres sous mes pieds.
— Vous n’avez aucune chance de vous échapper, poursuit la voix. Rendez-vous et il ne vous sera fait aucun mal !
Tombant de manière contrôlée à la même vitesse que moi, le drone me parait être une gigantesque et vilaine mouche qui volette nerveusement aux alentours, me passe entre les jambes, me frôle le visage.
— Nellio ? Je sais que tu m’entends. C’est moi, Georges !
Sous le coup de la surprise, je manque de lâcher le baudrier.
— Je t’en supplie Nellio, fais ce qu’ils demandent. Rends-toi !
Georges ! Bon sang, ils ont dû le capturer. Ils doivent le forcer à me parler, peut-être sous la torture ! Dans un geste de colère, je balance mes deux pieds vers le drone. Serrant brusquement les jambes, j’arrive à le coincer. Je tente vainement de l’écraser entre mes genoux. Un conseil de Max me revient brusquement en mémoire. Une petite phrase complètement anodine entendue alors que nous jouions, illégalement, avec des drones amateurs.
— Si un jour tu veux désactiver un drone, m’avait dit Max, retourne-le, mets-le tête en bas. Tous les drones ont ce switch de sécurité, c’est historique. La majorité des opérateurs ont oublié l’existence de cette fonctionnalité mais elle est encore dans tous les système d’exploitation, y compris gouvernementaux. C’est bon à savoir.
— Pourquoi ? lui avais-je demandé. En quelle occasion voudrais-tu désactiver un drone ?
— On ne sait jamais, avait répondu Max. On n’est jamais trop paranoïaque.
C’est le moment de vérifier l’étendue des connaissances de Max. D’un brusque mouvement du bassin, je balance les jambes et retourne le drone. J’écarte les genoux pour le voir soudainement tomber, inerte. Sacré Max. Merci pour ce judicieux conseil ! Qui aurait cru ?

Je lève la tête. Au-dessus de moi, j’aperçois plusieurs formes humaines descendant le long des filins. Les soldats, déjà ? Pourquoi n’ont-ils plus d’uniformes ? Je réalise soudain qu’il s’agit des autres habitants de l’immeuble. Ayant aperçu une évacuation, ils ont immédiatement réagi comme si le bâtiment allait s’écrouler. Ils sont à présent des dizaines à descendre, en provenance de tous les étages !

Je souris intérieurement. Depuis le début du millénaire, les gouvernements nous repassent en boucle les images des attentats de 2001. Un devoir de mémoire, disent-il. En vérité il s’agit d’attiser la peur afin de mieux nous contrôler. Personne n’est dupe. Mais ce matraquage incessant de tours s’effondrant et de civils se jetant dans le vide a créé une véritable psychose. À la moindre alerte, les habitants des gratte-ciels évacuent sans réfléchir par câble ou en parachute. Du moins dans les quartiers où les câbles et parachutes sont encore fonctionnels.

Je sens mon filin ralentir. Sous moi, j’observe avec soulagement la rue se rapprocher. Sauvé, je vais bientôt toucher le sol ! Je commence à distinguer les badauds et les gardes de sécurité qui, le nez en l’air, nous regardent tomber. Étant descendu bien plus vite que l’ascenseur, j’escompte partir avec une avance assez confortable sur les soldats et me fondre dans la foule d’un quartier populaire.
— Écartez-vous ! crié-je aux badauds.
Le câble se ralentit tout à fait pour les derniers mètres. Arrivé à quelques centimètres du trottoir, je lâche ma prise sur le harnais. Une douleur fulgurante me traverse les doigts. Mes mains sont ensanglantées, mes articulations ont blanchi sous l’effort.
— Arrêtez l’évacué qui vient de descendre par câble ! hurle une voix.
— Merde, pensé-je, il y a évidemment une escouade en bas de l’immeuble.
Dans son armure noire, un soldat s’avance vers moi. Il est soudain balayé. Une forme indistincte lui tombe dessus dans un concert de hurlements et d’os broyés. Un évacué dont le freinage du câble a visiblement mal fonctionné. Un second évacué atterrit à quelques mètres de moi. Suivi immédiatement par plusieurs dizaines. Une voix assourdie me parvient sur la droite.
— Chef, on arrête lequel ?
Je me met aussitôt à courir dans la direction opposée, me faufilant à travers la forêt de câbles qui s’emmêlent et d’évacués hébétés qui se posent, se poussent, se questionnent, se reconnaissent.

En quelques secondes, je me glisse dans une ruelle transversale. Pressant le pas, je m’éloigne autant que possible et passe plusieurs blocs. J’essaie de ne pas penser. Eva. Georges. L’adrénaline retombe, je suis en état de choc. Je revois des images du corps d’Eva déchiqueté chirurgicalement par les balles. Pas une goutte de sang. Pas un hurlement. La mort propre et efficace. Où aller ? Que faire ? Je cours à l’aveuglette. Les publicités qui envahissent mon champ de vision me rappellent brusquement que je suis sorti du quartier riche. Je suis seul… Eva… Je bouscule des passants, je rase les murs, je m’éloigne. Les remugles d’ordures, l’obscurité de cette ruelle me semblent inconnus. Où suis-je ? Des millions de publicités chamarrées clignotent dans mon champ de vision. Où aller ? Eva ! Il faut que je m’arrête pour respirer, que je reprenne mes esprits. Si l’on excepte les amoncellements de détritus et la florissante population de rats, cet étroit passage entre deux immeubles borgnes me semble parfaitement désert. Ne devrais-je pas regagner la sécurité de la foule ?

Une main ferme se pose brusquement sur mon épaule. Dans mon dos résonne une voix grave, sépulcrale, rocailleuse :
— Arrêtez !

Sursautant, je pousse un cri. La main se retire et me fait signe de me taire.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
Vêtu de haillons malodorants, le visage entièrement caché par une capuche rapiécée, mon étrange interlocuteur dégage une odeur de transpiration rance, d’ordures, de misère. Des chaussures dépareillées au pull où s’efface le sigle d’une université de la dernière décennie, il est recouvert d’une couche de crasse grise et grasse, cette poussière que transpire toute mégalopole, toute concentration urbaine, tout empilement organisé d’humains. Un marginal ! Un de ces anciens télé-passifs qui s’est montré incapable de gérer une vie d’oisiveté pourtant entièrement financée par l’état. Je ne retiens même pas une moue de dégoût.
— Désolé, je n’ai pas le temps, lui dis-je, d’un ton à la fois hautain et apeuré. Je dois partir ! Partir ? Mais pour aller où ? Loin de ce déchet, de cet échec humain. Rentrer chez moi. Prendre une douche. Les hommes armés ne risquent-ils pas de m’y attendre ? Il y a peu de chances qu’ils sachent qui je suis. À moins que Georges n’ait parlé. Qui pourrait m’héberger ? Qui pourrait me protéger ? Maman ! Tout simplement ! Georges ne connaît même pas son existence. Traditionaliste jusqu’au bout des ongles, elle a pris le nom de son troisième mari il y a quelques années. Il faudra un certain temps aux analystes pour m’y retrouver.

Ignorant délibérément le clochard, je décide de m’éloigner. J’ai un but, un objectif. Cela me suffit pour le moment.
— Arrêtez !
La main s’est de nouveau posée sur mes épaules. La même voix rauque, étrange. Me dégageant, je constate que l’individu porte des gants presque neufs.
— Écoutez mon vieux, je vous ai dit que je n’ai pas le temps !

Dans une curieuse sarabande, il commence à bouger son bras. De l’index, il pointe l’endroit où, sous sa capuche, devraient se trouver des yeux. Il me touche ensuite les paupières. Je réprime un frisson pour ne pas provoquer sa colère. Après avoir répété son mouvement plusieurs fois, il agite les mains en signe de négation.
— Vous êtes muet ? Que voulez-vous me dire ? Laissez-moi !

De l’index, il indique mes paupières. Il me montre ensuite les murs couverts de publicités.
— Que voulez-vous…
Les publicités ! Bon sang !

J’avais complètement oublié que je portais mes lentilles de contact. Pour toute personne équipée d’un traceur ou d’un simulateur d’antenne relais, je suis repérable comme le nez au milieu du visage. Le réseau m’envoie en permanence des publicités et me maintient en contact avec le monde extérieur. L’étrange clochard insiste et me désigne les publicités. Un enfant se lèche les babines en évoquant la bonne confiture de maman. Une famille heureuse et prospère vante les mérites de l’agence immobilière grâce à laquelle ils ont trouvé un appartement spacieux et lumineux. Une jeune femme souriante remercie l’hôpital privé dans lequel elle a accouché. Un autre… Une minute ! Le réseau sait très bien que je suis un mâle célibataire sans famille. Ces publicités n’ont pas de sens. Qu’est-il en train de se passer ?

Un frisson glacé me parcourt l’échine. La famille. La mère. L’enfance. Le cocon. Maman ! Sans cet étrange muet, je me jetais dans la gueule du loup ! Ils savent qui je suis, il savent où je suis susceptible d’aller. Pire, ils m’y conduisent. Mais qui sont-ils ? Et pourquoi ?
— Comment saviez-vous…
Aussi brusquement qu’il est apparu, mon improbable sauveur a disparu. Je suis seul dans la ruelle. Je n’ai pas beaucoup de temps. Rapidement, je me débarrasse de tous les mouchards dont je suis équipé. Lentilles, montre, neurex, tablette. Débarrassés de leur voile virtuel, mes globes oculaires perçoivent enfin la rue dans toute sa laide et solitaire nudité. Merde, même mes chaussures sont équipées de capteurs. J’ai toujours trouvé cela très pratique. Mon poids, ma santé, mes calories dépensées, mon endurance. Tout est contrôlé, archivé, affiché sous forme de jolis graphiques. Après le moindre jogging, j’observe avec jouissance mon score de fitness s’améliorer d’une fraction de pourcent. Mais, aujourd’hui, je ne peux plus faire confiance en rien. Mes vêtements infroissables ? A priori, les nanopuces ne savent pas communiquer avec l’extérieur. A priori…

Bon sang ! Mais dans quel monde de fou vivons-nous ? Je ne vais quand même pas me mettre à poil ? Vite, une idée. Les drones sont fortement retardés dans ces ruelles étroites. Les parois des bâtiments perturbent fortement les signaux satellite tout en créant de nombreux angles morts pour les antennes relais. Sans cela, je serais certainement déjà entouré d’un essaim bourdonnant et d’hommes armés. Bouge-toi Nellio ! Prends une décision ! Et merde… Tant pis pour les préceptes traditionalistes de maman.

En quelques mouvements, je me suis débarrassé de tous mes vêtements. Un homme nu, cela risque fort d’être remarqué. Mais un vieux précepte ne dit-il pas qu’attirer l’attention est la meilleure manière d’être discret ? Il y a tellement de fous dans ces quartiers de télé-passifs, un de plus ou un de moins ! Je m’accroupis afin de tremper mon doigt dans le caniveau noir et gluant. Avec la boue malodorante, je commence à me tracer des lettres sur tout le corps : « Non aux vêtements électroniques ! Naturisme et Amour ! » À l’aveuglette, je me dessine un bon vieil emblème Peace & Love sur le front. Sur le reste du visage, je me trace maladroitement un maquillage anti-reco. Espérons que la boue soit suffisamment opaque pour tromper les caméras de surveillance et les drones !

Je dois avoir l’air de ce véritable contestataire à moitié fou à qui l’on adresse un regard à la fois amusé et exaspéré, saupoudré d’un soupçon de pitié convenue. Il me suffira de vitupérer un peu et, par réflexe, tous les yeux se détourneront de moi. Je n’aurai même pas besoin de me forcer. En toute honnêteté et pleine conscience, je viens en effet de me découvrir une vocation de militant anti-équipements électroniques et vêtements intelligents.

Tremblant de froid dans les courants d’air de la ruelle, puant, gémissant à chaque contact de la plante de mes pieds avec le sol moite et glissant, je me mets en marche vers le seul endroit que les algorithmes probabilistes ne pourront jamais trouver. Le seul endroit où, pour les drones, je n’ai jamais été, mon équipement ayant toujours été éteint lorsque je m’y rendais. Le seul endroit où, par amour aveugle, j’obéissais sans discuter aux injonctions paranoïaques d’Eva. Eva. Je suis nu, seul, traqué, pourchassé. Tu es morte. En cet instant, j’aimerais tant que tu aies tort.

Eva…