Chapitre Fuite

Avant de m’engager franchement vers la porte de l’immeuble qui abrite notre laboratoire, je regarde une dernière fois au dessus de ma tête. Pas de drone. Pas de bruit suspect. Les vêtements d’Isa et un peu maquillage anti-reco ont fait merveille. Ils doivent me chercher partout sauf ici. Pour les algos d’analyse, ce lieu n’existe pas.

Je regarde la serrure rouillée de la porte en souriant. Eva n’avait qu’une clé. Aussi m’étais-je amusé, pendant nos pauses, à comprendre le fonctionnement de l’antique mécanisme. J’avais réussi, sous le regard amusé d’Eva, à ouvrir la porte avec un simple morceau de métal. Eva ! Son souvenir m’envahit. Je ne comprends plus. Pourquoi avoir tué Max avant de te sacrifier pour moi ?

Une main se pose sur mon épaule, je pousse un cri de surprise en me retournant, brandissant mon poing serré.
— Arrêtez !
Le clochard de la ruelle ! Le visage toujours caché par sa capuche, il tend vers moi sa main gantée pour arrêter mon bras. Sa voix a résonné comme un tintement rauque, mécanique.
— Vous ! crié-je, surpris. Qui êtes-vous ? Pourquoi m’aidez-vous ?
Sans ajouter un mot, il me tend un morceau de papier. Je m’en empare. Un simple fragment d’une feuille arrachée dans un carnet quelconque. Le papier est froissé, brûlé par endroits. J’arrive néanmoins à déchiffrer une phrase au crayon : « Clé Wifi maman » suivi d’une série de chiffres et de lettres qui me semblent être de l’hexadécimal.
— L’adresse du chan IRC que m’avait donnée Max ! Comment avez-vous…
Je lève la tête. La rue est déserte. Une fois de plus, mon muet ange gardien vient de me filer entre les doigts.

Je prends une profonde inspiration. Ce mystérieux personnage m’a sauvé une fois, en m’avertissant du danger des publicités. Il m’a évité de me jeter dans la gueule du loup. S’il voulait me faire du tort, il n’aurait pas besoin de s’encombrer de tant de précautions. Mais le fait qu’il soit ici prouve qu’il m’observe, me suit. Il est sans doute tout proche. Soit, faisons comme si je ne soupçonnais pas un instant qu’il puisse rester dans les parages.

M’emparant du morceau de fer que j’avais volontairement caché dans une fissure de la façade, j’ouvre la porte mais prends garde à ne pas la refermer derrière moi.

La petite pièce qui nous servait de salon ne semble pas avoir bougé. Avec émotion, je me remémore ma première rencontre avec Georges Farreck. C’était il y a des années, des siècles. Comment ma vie a-t-elle pu basculer en si peu de temps ?

Sans m’attarder, je pénètre dans le laboratoire. Je ne parviens pas à réprimer une exclamation de surprise.
— Bon sang !
Le labo est sans dessus dessous. La plupart de l’équipement semble manquant ou en morceaux sur le sol. Les armoires sont renversées. Des petits tas de cendres marquent l’emplacement où se sont consumées des liasses de papiers. Tous les prototypes de printeurs sont bien entendu manquants, de même que les ordinateurs.

Le labo a donc été localisé ! Et il n’y a qu’une seule personne qui a pu parler. Georges ! A-t-il été contraint ? Ou bien… Non, je me refuse d’envisager l’autre possibilité. Pas Georges ! Quel serait son intérêt ?

Il faut que je me connecte à IRC et que je demande de l’aide à FatNerdz ! Fouillant les décombres, soulevant des armoires renversées, je me mets à la recherche d’un ordinateur encore fonctionnel. Rien ! Ceux qui ont fait le nettoyage du laboratoire n’ont rien laissé au hasard.

En tout cas, dans le labo. Mais j’avais l’habitude de laisser traîner une tablette sous le fauteuil de notre salon. De quoi lire et jouer pendant les pauses. Et si…

Comme un fou, je me rue hors du laboratoire. Je soulève le fauteuil. Victoire ! La tablette est là. Une petite LED verte me signale que la batterie est toujours chargée et fonctionnelle. D’un mouvement du doigt, je l’allume et lance la connexion Tor2. Je trépigne. Et si le bâtiment n’était plus raccordé ? Et si une connexion Tor2 dans ce quartier attirait soudainement l’attention ?

Comme des millions d’utilisateurs depuis des décennies, je ne peux m’empêcher d’encourager à haute voix la petite icône qui tournoie afin de me faire patienter.
— Allez ! Connecte-toi ! Vas-y ! Tu peux le faire !

L’icône disparaît. Je suis connecté. Je pousse un soupir de soulagement et lance un client IRC. Je commence à taper le code hexadécimal griffonné au crayon. Pour les chiffres, rien de plus simple. Mais pour les lettres, je dois prendre garde à utiliser la lettre opposée dans l’alphabet, treize positions plus loin. Max a bien insisté sur le fait que le nom du salon était en rot13. Connaissant un peu les maniaques de son calibre, je suis certain que se connecter sans convertir le nom réserverait une surprise. Un bannissement permanent de tous les nœuds Tor2, par exemple.

Sans plus de cérémonie, je me retrouve dans le salon. Il y a bel et bien un op du nom de FatNerdz.
— FatNerdz : ping.
— T’es qui man ?
— Je suis un ami de Max.
— Où est Max ?
— Mort. Explosion de son appartement.

Rien ne bouge sur le chan. J’attends quelques secondes. FatNerdz est le premier à réagir.
— Peux-tu prouver que tu es un ami ?
— J’étais avec lui juste avant l’explosion. Il t’a demandé des infos sur une certaine Eva. Il m’a dit de te contacter si j’avais un problème.
— Je suppose donc que tu as un problème.
— Oui. Ils ont eu Max. Ils ont eu Eva. Je suis le suivant. Tu peux m’aider ?
— Au sujet de ton Eva, man, j’ai fait la recherche. Ça a été plus long que prévu.
— Ah bon ? Et qu’as-tu trouvé ?
— Tu t’es moqué de moi, man. Cette fille n’existe pas. J’ai fait tous les dossiers. Elle n’existe pas.
— Quoi ? Elle m’aurait donné un faux nom ?
Je reste un instant sans voix. Eva !
— Pas seulement, man. En cherchant dans les réseaux publics, on trouve des photos d’elle. Cheveux noir, peau matte, mince ?
Il m’envoie une image un peu floue, récupérée sur un réseau quelconque. Je pousse un soupir de soulagement.
— C’est bien elle ! Tu voix bien qu’elle existe !
— Sauf que j’ai accès à plusieurs bases mondiales de reco. J’ai lancé plusieurs recherches sur sa photo et sur sa description.
— Et ?
— Aucun résultat. Elle n’existe pas. Personne sur terre ne lui correspond.
J’ai du mal à déglutir. Puis-je vraiment faire confiance à cette personne que je n’ai jamais vue et qui communique avec moi uniquement par messages écrits ? Eva existe. Eva existait. Je le sais. Je l’ai touchée, goûtée, désirée.
— Il y a autre chose, man. Avec les photos du visage, on peut inférer assez facilement une partie de l’ADN codant de la personne afin de faire des recherches génétiques.
— Et ?
— Rien, sauf dans une base de données complètement obscure. Un truc tordu. Il y avait un nom. Pas de description, pas de metadata, pas d’existence. Juste un nom absurde.
— Quel nom ?
— Derrière Lazote.
— Quoi ? Mais c’est absurde !
— Je sais man. C’est bizarre. Cela sent le coup fourré. Du coup, mon aide n’ira pas plus loin. Je t’ai dit ça en mémoire de Max. À présent, je te laisse. Rien de personnel mais je ne peux pas te faire confiance.

Je n’ai pas le temps de réagir que je suis exclu du chan. Suis-je en train de rêver ? Est-ce un cauchemar particulièrement surréaliste ? Qui était Eva ?

Machinalement, je me lève pour faire quelques pas, pour réfléchir. Pénétrant dans le laboratoire, je sens crisser les débris de composants électroniques sous mes pas. Je lève les yeux. Au fond de la pièce, le grand frigo noir qui contenait les réserves d’azote liquide… Bon sang ! Derrière l’azote !

Un crissement a retentit dans mon dos. Je ne suis plus seul dans le laboratoire. L’inconnu est tout proche. Sans hésiter, je me retourne et bondit dans la direction du bruit. Une voix rauque retentit.
— Arrêtez !
Emporté par mon élan, je percute l’inconnu de plein fouet et roule sur le sol avec lui. Saisissant un de ses poignets, je tente de le maîtriser. Il se débat dans le silence le plus effroyable. D’un coup de genou dans le ventre, il me repousse et parvient à se relever. Dans le mouvement, j’ai réussi à lui ôter son capuchon. Je me prépare à bondir lorsqu’il tourne son visage vers moi.

Mon corps se fige tandis qu’un cri d’effroi vient mourir dans ma gorge.

Devant moi se dresse une créature au visage hideux, déchiqueté. Les lambeaux de chair calcinés pendent et recouvrent des plaques métalliques. Un tuyau et quelques câbles relient une gorge sanguinolente à un boîtier électronique. Les orbites m’offrent le spectacle de deux petits objectifs de caméra dont les fils électriques pénètrent directement dans la peau. Devant cette vision d’horreur, je recule de quelques pas. Un main écorchée se tend vers moi tandis que, du boîtier, grésille l’interjection maintes fois répétées :
— Arrêtez !

Mes poings se serrent, mes muscles se contractent, prêts au combat. La créature me jette un rictus désespéré et, de l’index, indique le sommet de son crâne sur lequel quelques cheveux courts dessinent une crête d’Iroquois.
— Max !
Je chavire. De la main, je me rattrape sur une armoire.
— Max ? Est-ce bien toi ?
L’être affreusement mutilé acquiesce de la tête. Mon esprit est tiraillé entre la surprise, le plaisir de retrouver Max en vie et l’effroyable aspect de son corps.
— Max ! Que t’est-il arrivé ?
Pointant du doigt le boîtier électronique relié à sa gorge, il me répond d’un simple :
— Arrêtez !
Je lui tends ma tablette et il se met à pianoter furieusement.
— Lorsque tu es sorti de chez moi, tu as laissé tombé le mot de passe pour le chan IRC. J’ai voulu te suivre pour te le donner. Cela m’a sauvé la vie, j’étais dans le couloir lorsque mon appartement a explosé.
D’un regard, je l’encourage à continuer.
— J’étais gravement brûlé et blessé. Un voisin m’a récupéré avant les services de secours officiels. Si j’étais visé, ils allaient forcément m’achever, je devais leur échapper. En bon bio-hacker, mon voisin m’a retapé en vitesse avec les moyens du bord. Il a remplacé ce qui avait été détruit, les yeux, un poumon, la rate, certains muscles. Il m’a ensuite enduit le corps d’un polymère protecteur et isolant. Ce n’est pas très esthétique mais cela a l’avantage d’être rapide et de désensibiliser les nerfs.
— Mais… Ta voix ? demandé-je.
— J’ai eu le larynx broyé. Il m’a greffé un respirateur-synthétiseur. Mais le firmware est bugué, il a planté après quelques heures. J’ai l’impression d’être un disque rayé.
— Max, soupiré-je, tu ne peux imaginer comme je suis content de te savoir en vie. Mais pourquoi m’avoir suivi sans te montrer ?
— Tu étais la cible de l’attentat. Et le seul indice de ta présence chez moi a été notre requête à propos d’Eva. D’une manière ou d’une autre, notre conversation sur IRC a été interceptée. Le nom d’Eva a déclenché une procédure d’alerte. Tu étais en danger. Étant officiellement mort, je pouvais être un allié précieux si je restais dans l’ombre.
— Mais comment m’as-tu retrouvé ?
— Je me suis contenté de t’attendre en bas de chez Georges Farreck. Tu devais t’y rendre tôt ou tard.
— Max, je ne sais comment te remercier !
— Oublie les effusions. Le temps est compté. Mets-moi simplement au courant.

En quelques mots, je retrace mon aventure. L’arrivée chez Georges Farreck, l’essai de notre printeur sur un verre de Whisky puis sur le roi Arthur, la mort d’Eva, l’aide inopinée d’Isa ainsi que la conversation sur IRC avec FatNerdz.
— Eva n’existe pas officiellement. Cela n’a aucun sens. Un être humain est, dès sa naissance, dans toutes les bases de données mondiales. Comment est-ce possible ? J’en viens à douter d’avoir connu Eva !
Se saisissant de la tablette, Max m’interrompt.
— Et si elle avait été récemment effacée des bases de données ?
Je reste un instant interdit. Cela serait trop gros, trop énorme. Cela impliquerait tellement de complicités à tous les niveaux.
— Peut-être que l’explication est derrière l’azote, ajouté-je.

Sous le regard électronique de Max, je me lève et me dirige vers le fond du laboratoire. Tel un monolithe, le sombre parallélépipède du frigo se dresse contre le mur. Derrière l’azote ! L’étrangeté de cette réserve inutile m’apparaît à présent dans toute sa netteté. Max s’approche. À deux, nous tentons de déplacer la masse imposante. Rien n’y fait, elle est comme soudée à la paroi. Reculant d’un pas, j’ouvre la porte. Une fumée glaciale nous frappe le visage. Les bonbonnes d’azote nous apparaissent comme une rangée de soldats parfaitement figés dans une immobilité cryogénique. Max avance une main et donne une poussée brusque. À ma grande stupeur, les bonbonnes semblent s’enfoncer dans le mur en pivotant. Une porte ! Il y a une porte de l’autre côté du frigo !

Dans un nuage de fumée, nous pénétrons dans une pièce aveugle, dépourvue du moindre ameublement. La brique des murs est entièrement nue. Du plafond, une ampoule à phosphorescence laisse tomber une lumière blafarde. Au milieu de cet espace désert se dresse un équipement que je reconnais immédiatement.
— Un printeur et un scanner multi-modal !
L’appareillage est complet, l’ordinateur de contrôle semble en parfait état. Longue de deux mètres et large de cinquante centimètres, la cuve du printeur est la plus longue que j’ai jamais vue. Le lit du scanner possède les mêmes dimensions démesurées. Je contemple un instant les reflets moirés qui dansent dans la cuve, reflétant des millions de couleurs au hasard de la pérégrination des atomes dans leur périple brownien.

En quelques mots, j’explique à Max le principe du printeur. Il semble l’étudier avec intérêt avant de se relever. Avec assurance, il me pousse vers le scanner et m’indique, par geste, de m’allonger. Je souris nerveusement.
— Oui Max, je sais ce que tu penses. Je pourrais me scanner. Mais nous avons montré avec le roi Arthur que ce n’est pas possible.
Max se fait insistant. Secouant négativement la tête, il accentue sa pression sur mes épaules.
— Mais je te dis que…
Je m’arrête, interdit.
— Tu veux dire que…
Il acquiesce. La voix d’Eva me revient soudain à l’esprit et me chuchote :
— L’âme est immortelle.
L’âme. Cela n’a pas de sens. C’est cela que j’avais trouvé bizarre depuis le début. C’est de cela qu’Eva voulait me prévenir. Le printeur ne copie pas les courants électriques ? Mais, dans un corps humain, l’électricité est purement chimique. Si le printeur effectue une copie parfaite de chaque atome, de chaque ion, le potentiel électrique sera automatiquement recréé. Le roi Arthur aurait dû être vivant ! Que s’est-il donc passé exactement dans l’appartement de Georges ? Pourquoi Eva voulait-elle m’avertir ?

Il n’y a qu’un moyen de le savoir. Adressant un sourire à Max, je m’allonge sur le lit du scanner.
— Vas-y Max ! Tu connais le fonctionnement d’un scanner multimodal moléculaire. Scanne-moi !

Du coin de l’œil, je vois ses doigts sanguinolents pianoter sur le clavier. Je prends une profonde inspiration et je ferme un instant les yeux.