La foule ! À peine ai-je passé la tête hors de la ruelle que je me fais happer par une meute suante et bourdonnante. Des vendeurs, des étals. Des télé-passifs. Des travailleurs comme moi qui préfèrent se fournir à bas prix ou qui apprécient la perverse promiscuité avec les classes inférieures. Je suis de retour dans la vie grouillante et puante de la ville, de l’humanité.
On me jette à peine un coup d’œil curieux. Ma nudité se fond dans la pléthore de corps zigzaguant entre les échoppes, mon étrangeté se confond avec les normales aberrations de ces quartiers. Comme à chaque fois que je suis confronté à une foule, je vérifie machinalement ma montre et mes lunettes. Les pickpockets ou les voleurs à la tire sont si nombreux !
Il me faut quelques secondes pour réaliser que je suis entièrement nu. Que je n’ai rien à voler. Les corps me touchent, me bousculent. Pourtant, je ne peux réprimer un sourire. Je suis nu, faible et malgré tout invulnérable, intouchable, introuvable. Quelle ironie !
Un murmure agite la foule, des mouvements se font sentir. Goutte dans l’océan, je commence à percevoir le ressac d’un écueil. Je vois passer au dessus de moi plusieurs drones. J’entends des cris des protestations. Une angoisse glacée me parcourt l’échine. Ils se rapprochent. Ils me cherchent. Je baisse les yeux. La foule s’écarte soudainement. Un policier ! Il s’avance, me fixant droit dans les yeux. Je reste paralysé, incapable du moindre mouvement. Ses lunettes vont m’identifier, je suis perdu !
Pris d’une inspiration subite, je me rue vers lui en hurlant.
— Non aux vêtements ! Vive la nature ! Non à la toute puissance de l’électronique !
Il me regarde, surpris. Je continue à vociférer.
— Rejoins-nous mon frère ! Ne sois pas l’esclave des corporations !
Il me balance un coup de matraque dans les côtes. Je tombe à genoux, plié en deux, le souffle coupé.
— Dégage le déchet, où je t’embarque ! Va te branler ailleurs !
Un crachat chaud et gluant me dégouline le long de l’oreille. Péniblement, je me relève, aidé par une foule anonyme mais compatissante. Le policier s’est déjà éloigné. D’un large balayage oculaire, il laisse ses lunettes scanner la population à ma recherche, tentant de repérer les individus qui se cachent, qui ont quelque chose à se reprocher. D’autres policiers arrivent. Cette fois-ci ils sont nombreux. Ils contrôlent tout le monde. Apeuré, je lance un regard paniqué autour de moi. Une issue, une solution ! Vite !
Une main ferme me tire soudain contre un mur. Une couverture est jetée sur moi.
— Viens-y ! Vite !
Abasourdi, je me laisse emmener sans protester. La main me guide, me fait raser les murs jusqu’à un porche obscur, couvert de graffitis. Essoufflés, nous pénétrons dans un immeuble sale. Au sol, des ordures fournissent la pitance d’une colonie de cafards. Les carreaux des portes vitrées sont fêlés, crasseux. Je tente de reprendre mes esprits, de donner un visage à cette aide providentielle.
— Monte chez moi ! Viendront pas nous chercher là !
Des boucles rousses. Des joues bouffies, des paupières maquillées sans talent.
— Qui êtes-vous ? Pourquoi m’avez-vous attiré ici ?
— Z’êtes bien celui que les flics recherchaient, non ?
La voix est placide, sans aucune animosité. Elle roule ses grands yeux verts et esquisse un sourire de dents imparfaitement alignées mais où transpirent l’honnêteté et la sympathie.
— Comment le savez-vous ?
— Z’avez pas la tête à être d’ici. Z’êtes pas un vrai militant.
Elle baisse les yeux et indique sans pudeur mon sexe flasque.
— D’ailleurs, z’avez pas une queue de branleur. C’est rare chez nous les mecs qui aiment pas la branlette. J’aime mater les queues. Du coup, j’lai remarqué. Et puis les flics qui arrivent, ça peut pas être un hasard. Alors, si les flics vous cherchent, je me dis que c’est ptêtre que vous remplissez pas vos obligations. Ils vous cherchent des misères pour vos allocs, c’est ça ? Z’avez pas rempli vos obligations ?
Je suis un peu étonné. Après l’ascension d’un étroit escalier en spirale, elle me fait entrer dans un maigre appartement une-pièce. La lumière peine à nous parvenir, entre les toits d’immeubles et les barreaux qui scellent hermétiquement les fenêtres. Mais l’endroit sent le propre. Tous les meubles sont usés, délavés, vieillots à l’exception d’un gigantesque écran du tout dernier modèle qui trône, trophée incongru, sur un des murs de la pièce. Sa modernité et sa nouveauté jurent affreusement avec l’impression de pauvreté propre et résignée qui se dégage de l’endroit. Méprenant mon regard, mon hôte m’adresse un sourire :
— Il est beau hein ? Dernier modèle ! Image haute résolution, enceinte panoramiques intégrées, format extra3000. Les voisins sont jaloux. J’ai vachement économisé. Mais l’écran précédent avait déjà deux ans. Fallait changer. J’avais droit à un crédit.
Elle me lance un clin d’œil, j’acquiesce en silence.
— Asseyez-vous ! Vous voulez des crunchies ou du kauklaïette ? Z’avez envie de baiser ? Faudra juste vous planquer hors de l’écran pendant mes obligations.
— Excusez-moi, fais-je d’un ton un peu ennuyé, bien conscient que je dois paraître peu reconnaissant envers ma sauveuse, mais de quelles obligations parlez-vous ?
Sa mâchoire se décroche.
— Z’êtes bien un télé-pass, non ? Vous devez bien avoir des obligations pour gagner vos allocs !
Devant mon air ahuri, elle s’assied sur le lit et se prend le visage entre les mains.
— Oh merde, Isa. Tu croyais aider un télé-pass comme toi et tu embarques un travailleur en fuite dans ton appart.
Elle me jette un regard horrifié. Je me veux chaleureux.
— Rassurez-vous ! Je ne vous veux aucun mal ! Au contraire, j’aimerais vous prouver ma reconnaissance. Mais je ne comprends pas bien. Expliquez-moi !
Doucement, je m’approche et lui prends les mains. Elle a un mouvement de recul. À travers ses vêtements trop moulants, j’aperçois quelques bourrelets qui tressautent.
— Isa ! Mon nom est Nellio. J’apprécie ce que vous venez de faire pour moi. Je suis un peu perdu, j’ai besoin d’aide.
Elle semble hésiter. Un son strident en provenance de l’écran retentit soudain dans la pièce.
— Merde ! L’obligation ! Planque-toi sous le lit. Ne te montre sous aucun prétexte tant que tout n’est pas terminé !
Mon corps nu frissonne lors du contact brutal avec le carrelage froid. Je me morigène d’avoir laissé glisser la couverture. Combien de temps vais-je devoir tenir dans cette inconfortable position ? Le son continue à retentir, j’entraperçois les pieds potelés d’Isa qui se dirige vers l’écran. Elle se ravise soudain et revient vers moi. Sa main ramasse la couverture sur le sol et l’enfourne sous le lit, dans ma direction.
— Prends ça, tu vas te les geler sinon ! Bouge plus un poil !
Sommairement, je m’emmaillote tout en adressant une silencieuse bénédiction à ma bienfaitrice. De l’extérieur me provient le bourdonnement animé de la foule, de la rue. Inconsciemment, je guette le bruit caractéristique des drones. Je suis immobile, je retiens ma respiration.
Isa s’est approchée de l’écran. D’un mouvement convenu de la main dans le vide, elle l’allume. Apparaît alors le visage d’une dame sans âge, le regard teinté d’une sévérité d’apparat, quelques rides flasques enserrant une bouche sèche en molles ondulations fluides.
— Bonjour Isa.
— Bonjour madame la conseillère.
Péniblement, j’entends qu’Isa tente de cacher son accent. Elle prononce exagérément les syllabes avec une obséquiosité qui me parait risible.
— Tout va bien ? Vous avez déjà eu des obligations aujourd’hui ? Vous les avez remplies ?
— Oui madame la conseillère. J’ai une obligation toutes les deux heures. Enfin, pendant les heures de travail. Je ne les rate presque jamais ! Je suis très motivée vous savez ?
— Je sais Isa. C’est très bien. Vous avez raison de vous battre.
Faisant semblant de retoucher son chignon grisonnant, la conseillère semble chercher ses mots.
— Aujourd’hui encore j’ai du passer plusieurs télé-pass en allocations dégressives parce qu’ils ne remplissaient pas leurs obligations.
Isa étouffe un cri d’effroi en portant ses deux mains à sa bouche.
— Mais ne vous inquiétez pas Isa, je sens que vous, vous en voulez. Vous ne voulez pas rester télé-pass. Vous voulez être employée !
— Oh oui, m’dame ! acquiesce Isa avec ferveur. Ce que j’aimerais être employée !
La conseillère se met à chuchoter avec un ton de complicité.
— Écoutez, moi aussi j’ai été télé-pass. Je sais ce que c’est. J’ai entendu qu’ils vont peut-être renforcer les obligations. Les doubler.
— …
Isa ne répond pas. Elle n’a pas l’air enchantée.
— Ce qui signifie, ma petite Isa, que nous allons recruter des conseillers. Vous voudriez devenir conseillère comme moi Isa ?
— Ben… Je ne sais pas si j’aurais les capacités, madame…
Isa, penaude, regarde ses pieds.
— Ne vous inquiétez pas ! Si vous continuez à montrer votre motivation durant les obligations, vous finirez par devenir employée. La volonté et l’effort paient, Isa !
— Oui madame, la volonté et l’effort paient !
La conseillère s’est redressée sur sa chaise et reprend une voix normale.
— Passons à votre obligation. Voulez-vous travailler, Isa ?
Devant mes yeux médusés, j’observe alors Isa se mettre au garde à vous, le menton dressé et entonner d’une voix forte.
— Oui, je veux travailler. Je cherche du travail. Je ne veux pas rester inactive. Je veux travailler.
— Parfait. Tu as les billes Isa ?
— Oui madame !
— On va faire l’exercice des billes alors.
— Oui madame !
J’aperçois alors ma singulière hôtesse ouvrir un tiroir et se saisir de deux bocaux et d’un grand bol. Elle les brandit en direction de l’écran.
— Voilà madame. J’ai plus de mille billes noires et mille billes blanches.
— Mille ! Mais ton obligation mentionne cinq cents de chaque !
— Je sais bien madame, bégaye Isa en rougissant. Mais j’en ai acheté un pack supplémentaire. Parce que je suis motivée, je veux travailler.
La conseillère semble sincèrement impressionnée.
— Bravo Isa. Je ne m’attendais pas à cela. Et bien, allons-y !
Sans hésiter, Isa vide les deux bocaux dans le grand bol évasé, posé à même le sol. À quatre pattes, elle commence machinalement à mélanger les billes sous les encouragements de la conseillère.
— C’est ça Isa, mélange bien ! Encore un peu ! Voilà ! Au travail maintenant !
J’observe Isa s’installer en tailleur et commencer à retirer une à une les billes du bol pour les remettre dans leur bocal respectif en fonction de leur couleur.
— Deux mille billes, ça risque de durer plus longtemps que prévu, murmure la conseillère.
Isa suspend un instant son geste.
— Oh ! Je suis désolée madame ! Je pensais bien faire !
— Je comprends Isa.
— Vous pouvez vérifier lors de la prochaine obligation. Je peux travailler seule vous savez !
— Non Isa, c’est contraire au règlement. Je dois t’accompagner dans ton obligation. Si tu veux devenir une conseillère, tu devras apprendre à respecter le règlement.
— Vous croyez que je pourrais vraiment ?
— J’y suis bien arrivée moi. J’étais aussi une télé-pass. La volonté et l’effort paient ! Vous êtes différente des autres Isa. Vous montrez une réelle volonté de vous en sortir. Beaucoup de télé-pass nous critiquent, nous injurient. Ils ne se rendent pas compte que nous faisons ce travail pour les aider. Pour leur bien. Et que nous sommes tous d’anciens télé-pass. Mais que nous avons réussi grâce à notre volonté et notre effort.
Depuis ma cachette, je ne vois que le dos d’Isa, penchée sur son ouvrage. Comme rythmées par le tic-tac d’une horloge mécanique invisible, les secondes s’égrènent à la cadence du petit bruit cristallin des billes qui tombent dans leur bocal. Plic ! Ploc ! Isa est méthodique, consciencieuse. Elle ne prend jamais deux billes à la fois. Les noires avec les noires. Plic ! Les blanches avec les blanches. Ploc !
Je tente de ne pas me laisser entraîner dans cette hypnotique sarabande. Le monde des télé-pass me semble bien étrange, plus complexe que l’habituel stéréotype qui circule parmi les cols blancs. Je ressens une pointe de pitié à l’égard d’Isa. Manipulée, elle n’est que le jouet de… de quoi au fond ? Et en quoi mon sort est-il préférable ? Depuis ma rencontre avec Eva, je n’ai fait que suivre ou fuir aveuglément. Quand ai-je fait preuve de volonté ? D’esprit de décision ? Je m’enfonce un poing dans la bouche et étouffe un cri de rage. Mes sentiments pour Eva ou pour Georges, mon désir de me réfugier chez ma mère, tout cela m’a été artificiellement insufflé ! Ma participation au projet, ma fuite de l’appartement ? Tout cela a été organisé par Eva dont je n’ai été qu’une marionnette ! Et sans les interventions combinées de ce mystérieux clochard et d’Isa, je serais probablement dans les mains de… de qui ? Je ne sais…
Bon sang Nellio ! Qui es-tu ? Es-tu un homme ? As-tu la moindre volonté, le moindre désir d’agir ? Regarde Isa ! Elle a décidé d’échapper à son destin. Elle a pris une initiative : elle a acheté un pack de billes pour surprendre son conseiller. Cela te semble risible ? Mais toi, Nellio ? À quand remonte ta dernière initiative ? As-tu jamais acheté un pack de billes supplémentaire ? La fuite est facile. Mais elle est toujours perdante. Dans une heure ou dans cent ans, la mort te rattrapera. Tu n’es qu’un pantin sans passion, sans âme…
Une seconde ! L’âme !
Pourquoi Eva a-t-elle insisté sur cette histoire d’âme ? Cela ne lui ressemble pas. Il y a également ce détail qui m’a interpellé dans l’appartement de Georges. Quelque chose n’est pas logique. Rien n’est logique dans cette affaire. Eva. Georges. Le Roi Arthur. L’âme. Je suis sur le point de mettre le doigt sur un point important. Je le sens. J’en suis sûr. Je l’ai sur le bout de la langue…
*
— Hello, ça va là-dessous ?
Le sourire d’Isa me tire de ma réflexion. Elle m’aide à m’extirper de sous le lit tout en m’expliquant la scène dont je viens d’être le témoin, comme si elle ne me jugeait pas capable d’en comprendre toutes les subtilités.
— J’ai réussi à trier les deux mille billes en à peine plus que le temps normal pour mille. La conseillère était très contente de moi.
— Ah ? fais-je sans avoir l’air convaincu.
Mais Isa n’a cure de mon manque d’enthousiasme.
— Je vais peut-être devenir conseillère. Faut fêter ça. Ça te dit de baiser ?
Je tente de ne pas la repousser trop brutalement.
— Je t’avoue que je préfère les hommes.
Elle éclate de rire et m’adresse un clin d’œil complice.
— Moi aussi je préfère les hommes. Au moins, on a ça en commun !
Mon regard tombe sur l’écran. Il clignote et alterne rapidement entre des publicités, des images d’animaux qui font des cabrioles et des présentateurs au regard sérieux.
— Isa, il faut que je parte d’ici au plus vite !
— Pourquoi ? Et pour aller où ?
Je pointe du doigt un petit point noir à la limite de l’écran. Isa secoue la tête avec un sourire.
— La cam ? T’inquiète, elle ne peut filmer que quand je suis en communication. Et puis le voyant s’allume. Pas de danger !
— Écoute Isa, je ne suis plus sûr de rien.
Elle blêmit.
— Quoi ? Mais… Tu sais le nombre de fois où je me touche devant un porno ? Tu ne vas quand même pas dire que…
— Je n’en sais rien Isa, je n’en sais rien.
— T’es complètement parano mon p’tit père !
Je ne réponds pas, je baisse les yeux. Un long silence glacé s’installe entre nous. Toujours nu comme un ver, je commence à frissonner.
Isa pousse un profond soupir et ouvre brusquement une armoire. Elle en sort des vêtements grossiers qu’elle me jette sans aménité.
— Mets ça ! C’est pour une femme et un peu trop grand pour toi. Mais tout le monde s’en fout. On n’est pas à un défilé de mode.
— Merci, fais-je tout en enfilant les frusques. Tu me crois ?
Elle se campe devant moi, les deux poings sur les hanches.
— Écoute, j’suis une femme directe. Les machins du gouvernements, les paranos, les scientifiques, je crois pas en tout ça. Ou bien ça me regarde pas. Mais je refuse de laisser tomber quelqu’un qui est dans la mouise. J’suis comme ça. Tu vas manger un morceau, prendre les vêtements et tu feras ce que tu voudras.
— Je ne sais pas comment te remercier…
— Tu pourrais me proposer une partie de baise. Mais, visiblement, c’pas trop ton truc à toi.
Elle éclate de rire avant de prendre un air mystérieux. Se rapprochant de moi, elle se met à chuchoter en tendant son poing fermé.
— Moi, j’crois pas aux sciences mais j’ai appris à reconnaître les signes. Regarde !
Je sens qu’elle me glisse dans la main un objet rond, lisse et froid. Une bille ! L’étudiant du regard, je constate qu’elle est délicatement marbrée, tachetée. Un mélange chaotique mais parfaitement équilibré de noir et de blanc. Comme si deux billes s’étaient mélangées, fondues, accouplées. On ne peut deviner aucune structure, aucun motif, aucune logique. Et pourtant, je pourrais jurer que les surfaces blanches et noires sont parfaitement équivalentes.
— J’ai acheté un sac de blanches et un sac de noires. J’suis presque sûre que, lorsque je les ai versées dans le bol, cette bille était pas là. Et puis, d’où serait-elle venue ? Du sac blanc ou du sac noir ?
Je ne souffle mot, me contentant de contempler la bille extraordinaire.
— Pendant mon obligation, quand je l’ai vue, j’ai eu peur d’être recalée. Une bille comme ça, ça ne va ni dans le pot des blancs, ni dans celui des noirs ! Quoi que tu fasses dans ces cas-là, t’as raté ! Alors je l’ai escamotée. De toutes façons, les conseillers ne font jamais très attention. Quand je serai conseillère, j’espère que je serai plus attentive. Mais ils ont tellement de travail, c’est humain !
— C’est une très belle bille. Sans doute un simple défaut de fabrication. Il te suffit de compter les pots pour savoir…
Elle me couvre la bouche de sa main potelée pour m’empêcher d’en dire plus.
— J’ai toujours mis des billes noires dans des pots noirs et des billes blanches dans des pots blancs. Et la première fois qu’une bille ne rentre dans aucune des catégories, je l’escamote, paniquée. Elle me fascine et elle me fait peur. Mais peut-être que ce n’est pas la bille le problème. Ce sont les pots qu’il faut changer ! C’est un signe !
Un à un, elle referme mes doigts sur la bille.
— Garde-la ! Elle te portera chance. C’est important la chance ! C’est pas un hasard si c’est arrivé quand t’étais là. T’es peut-être comme une bille qui n’a pas de pot. Et ça, les pots, ils n’aiment pas.
Aucune phrase de remerciement ne peut exprimer ma gratitude. Les mots me font défaut. Je laisse un instant de silence s’installer entre nous. Mais, cette fois, je le sens complice, chaleureux. Elle hésite une fraction de seconde avant de briser cet instant d’improbable connivence.
— T’as raison. Si tu penses que tu dois partir, pars ! Bonne chance !
Émergeant de l’immeuble, je contemple depuis la rue la façade couverte de fenêtres grillagées dont les lumières se découpent en ombres chinoises vers l’infini du ciel crépusculaire. J’essaie, sans succès, de reconnaître celle d’Isa. Sur ma joue, je sens encore l’humidité de son baiser d’adieu. Ses vêtements trop amples pour moi m’entourent de son effluve, de sa présence. Peut-être aurais-je du passer la nuit auprès d’elle ? Lui faire l’amour ? Briser ma solitude ? Mais je dois bouger. Le mouvement permanent est mon seul espoir de fuite. Et je dois vérifier cette idée qui a germé en moi sous le lit, ce détail si particulier…
Je sens la bille bicolore rouler dans ma main. Mon porte-bonheur ! Dans la pénombre de la rue, uniquement trouée par les lugubres éclairages, la présence de cette sphère de verre, talisman dérisoire face à la puissance technologique de mes poursuivants, me rassure, me console. D’un pas résolu, je m’enfonce dans les lumières de la ville…