Galamment, j’ouvre la portière du taxi qui s’est automatiquement glissé le long du trottoir lorsque nous sommes sortis du restaurant. Eva me regarde et soupire.
— Marchons ! Mon appartement n’est qu’à une demi-heure.
— Mais c’est dangereux ! Il fait nuit !
Une adolescence passée à programmer et à démonter les appareils électroniques, au grand dam de mes parents, le remontage m’intéressant nettement moins, m’a affublé d’un gabarit qui est sans doute aussi éloigné du type lutteur greco-romain que vous pouvez l’imaginer. En conséquence, je ne marche jamais dans les grandes villes la nuit. D’ailleurs, je n’en vois pas l’utilité : dès que je dois me rendre quelque part, un taxi m’attend. Parfois, le système n’a pas détecté à temps que j’allais sortir de chez moi. Je dois battre le pavé quelques minutes mais c’est relativement rare. Je monte dans le taxi et, si je ne donne pas de contre-indication, il démarre automatiquement vers ma destination la plus probable. C’est pratique, confortable, bon marché et, surtout, j’utilise mon temps dans le taxi pour lire ou coder. Chose que je n’ai jamais réussi à faire en marchant.
Pour les déplacements trans-urbains, le taxi me dépose à proximité du train ou de l’avion. Je passe le contrôle de sécurité, tout est automatique, pas de temps perdu. Depuis plusieurs années, les ingénieurs discutent afin d’embarquer les taxis directement dans les trains ou les avions mais, pour le moment, cela reste du domaine de la science-fiction.
Quoi qu’il en soit, il ne me viendrait jamais à l’idée de marcher ! Poser un pied devant l’autre pendant des kilomètres de trottoir ? Et pourquoi pas la diligence ou le cheval ?
— Eva, une jeune femme belle comme toi ne devrait pas se promener la nuit.
— Alors qu’un homme oui ? Je te rappelle que, d’après ton profil, tu es pédé monsieur le « macho-qui-protège-les-faibles-femmes » !
Boum, headshot, comme on dit chez nous. Respawn.
— Second essai : des jeunes gens comme nous ne devraient pas se promener la nuit.
— Tu as peur ?
— Oui, il y a encore eu un viol le mois passé. C’était sur tous les sites de news.
— Je vais te poser une simple question : connais-tu le nombre d’accidents de taxis sur le mois écoulé ?
— Euh, non, mais je…
— Est-ce que la probabilité d’être tué ou violé par des délinquants est plus importante que la probabilité d’être tué dans un accident de taxis ?
— Je n’en ai fichtrement pas la moindre idée !
— Sur quel raisonnement te bases-tu alors pour affirmer que marcher est plus dangereux que prendre le taxi ?
— Et bien cela me semble évident, non ?
— L’évidence, cela se mesure, cela s’observe. Si tu ne peux pas observer ni mesurer, mais que tu es intérieurement convaincu, cela s’appelle la foi. C’est le contraire de la réflexion.
— Mais ma foi doit se baser sur des faits. Il y a bien une raison à cette intime conviction.
— Me dit l’homo qui est tombé amoureux d’une femme au premier regard après le visionnage inconscient de quelques pubs. Tu refermes la porte de ce taxi et on y va à pied ou tu comptes continuer à exposer publiquement la médiocrité de tes préjugés ?
Je constate que ma mâchoire et la porte du taxi sont stupidement béantes. Je referme les deux et tente de me reconstruire une contenance. Cette femme est réellement un être hors du commun. Au lieu de provoquer ma colère, sa répartie, sa rapidité de réflexion m’interpellent. J’aimerais avoir ce don… Une seconde ! Et si nous avions tous cette capacité ? Et si nous nous efforcions de la détruire là où Eva n’a fait que la cultiver ? Cette pensée me semble effrayante. Nous nous mettons en marche.
— Tu sais Nellio, si j’ai pris l’habitude de marcher, c’est avant tout parce que mes parents n’avaient pas de quoi payer le taxi.
— Pourtant, ce n’est vraiment pas cher.
— Non. À la minute, c’est plus ou moins le même tarif que se passer des pubs. C’est un choix à faire.
Je médite en silence sur cette dernière phrase. L’air est doux, la nuit est fraîche. Eva frissonne. Je retire ma veste et la pose sur ses épaules.
— Pas besoin, on est presque ar…
Fermement, je maintiens le vêtement. Elle lutte un peu, par principe mais cède assez rapidement. On peut militer pour l’égalité des sexes tout en appréciant le charme désuet de cette absurde galanterie.
— En plus, dans les taxis, il y a des publicités diffusées qui…
— Chut !
Je lui impose le silence d’un doigt sur la bouche. J’ai envie de lui montrer les quelques étoiles qui percent entre les gratte-ciels mais je résiste à tomber dans un cliché aussi éculé. Le coup de la veste est déjà bien suffisant pour être catalogué parmi les ringards. En silence, nous continuons à marcher tandis que mon esprit se peuple de pensées affreusement hétérosexuelles.
Le taxi qui nous a dépassés ressemblait à tous les autres. Mais Eva a sursauté. Ses ongles s’impriment dans mon bras, m’attirent contre le mur. Elle semble inquiète. Moi qui commençais à me détendre et à apprécier la balade.
— Il revient ! Vite !
J’essaie de tourner la tête dans la direction qu’elle indique mais, d’une main ferme, elle me saisit la nuque et m’embrasse rageusement, presque violemment, en une étreinte aussi brusque que fougueuse. Nos dents s’entrechoquent, nos nez s’écrasent. Mon cerveau étonné se dit brièvement qu’elle doit avoir une bonne raison pour agir aussi étrangement. Mais il n’est guère besoin de posséder une raison pour justifier un baiser. Je ferme les yeux en bénissant cet étrange taxi…
Notre baiser est interrompu aussi soudainement qu’il a commencé. Eva me repousse d’un geste brusque.
— C’est bon, il est parti !
De sa poche, elle tire un petit spray de maquillage avec lequel elle commence à se dessiner de noires arabesques sur le visage. Elle me le tend :
— Tu connais des configurations anti reco ?
— Euh… oui mais je ne vois pas trop l’utilité. Cela fait depuis le début de la soirée qu’on passe devant toutes les caméras de sécurité.
— Ce quartier est plus ancien. Les caméras sont très rares. La municipalité envoie parfois des drones pour assurer « la sécurité » du voisinage. Mais, du coup, ils ne peuvent plus garantir une couverture totale. Pas assez de budget.
— Ah…
J’ai clairement entendu les guillemets d’ironie quand elle a parlé de sécurité. C’est un sujet récurrent, immortel, immuable. Une partie de la population exige plus de sécurité face à d’hypothétiques périls savamment mis en valeur tandis qu’une minorité est plus effrayée par les mesures sécuritaires que par les dangers à proprement parler. Mais si nous sommes nombreux, en ligne, à nous inquiéter sur les possibles dérives autoritaires du pouvoir en place, force est de constater que, jusqu’à présent, nous sommes encore dans une situation d’équilibre. Nous vivons bien, nous pouvons nous exprimer, l’injustice est réduite et les élections se déroulent sans grand soucis. Nul besoin de recourir à des mesures aussi paranoïaques que le maquillage. Après tout, si le gouvernement sait que je suis venu ici, grand bien lui fasse, je n’ai rien à cacher !
— Écoute Eva, es-tu vraiment sûre que tout ce cirque soit nécessaire ?
— Ton téléphone, fait-elle en pointant l’écran à mon poignet, éteins-le.
— Mais, écoute, c’est ridicule !
Elle attrape mon poignet et détache l’écran du bracelet de support. D’un mouvement souple, elle le déplie en tablette et commence à pianoter d’une main.
— C’est quelle version ? Comment l’arrêtes-tu complètement, y compris les accessoires liés ?
Je lui reprends l’écran des mains, lui montre comment l’éteindre et le replie docilement. Un changement subtil vient de s’opérer autour de moi. Curieux, je me retourne. La rue est devenue plus sombre, plus menaçante, plus solitaire. Des ombres s’allongent et s’avancent, gagnant du terrain sur les quelques néons qui peinent à trouer la lourde noirceur de la nuit.
— Les pubs, me fait Eva.
— Quoi les pubs ?
— Les pubs que tu voyais dans les vitrines et sur les panneaux. Elles sont toutes projetées via tes lentilles. Ton forfait sans publicité ne couvre pas les publicités placées localement. Tu continuais donc à les voir. À ta tête, j’ai le sentiment tu n’as pas dû retirer tes lentilles depuis un bon moment.
Les murs semblent soudain affreusement nus. J’ai’impression d’avoir quitté une ville vivante, agitée, pour un chancre aux façades borgnes. Derrière les publicités désormais éteintes apparaissent des fenêtres poussiéreuses badigeonnées de peintures. Les attractifs éclats lumineux et colorés ont laissé la place à de sombres reflets, à de tristes ombres chinoises où se jouent d’effrayants pantomimes. Un frisson glacé me parcourt l’échine.
— Est-ce que tu as un autre modem sur toi ?
— Non, mes lentilles et mon neurex se sont éteints avec le téléphone. Pas de risque.
— Ok, alors maintenant on se dépêche. La disparition d’un téléphone entraîne parfois l’envoi d’un drone. Nous avons quelques minutes pour gagner mon appartement.
D’un pas rapide, nous nous éloignons tandis que je me barbouille le visage de maquillage. Sa démarche est souple, élancée. Je m’essouffle mais, malgré tout, je fais un effort pour ne rien laisser paraître. Je tente même de lancer une conversation sur un ton faussement serein.
— Cela donne l’impression d’être dans un film de science-fiction. Genre un bon vieux cyberpunk. Amusant, non ?
Elle me jette un regard noir. Bon, ce n’était pas drôle. Ou alors elle n’est pas versée dans le cyberpunk.
— Écoute Eva, tu ne penses pas sérieusement que toutes ces précautions soit réellement nécessaires ?
— Je ne t’ai pas convaincu ?
— Je ne sais pas. Le couplet des méchants riches qui exploitent les gentils pauvres, c’est un peu éculé, non ? Il n’y pas quelques humains méchants qui décident d’asservir l’humanité simplement pour assouvir leur soif de pouvoir. Chacun tente de tirer un bout de la couverture à lui mais il n’y a pas de volonté centralisée. Au fond, je pense que les humains sont tous convaincus d’agir pour le bien-être général. C’est toute l’humanité qui est responsable.
Nous arrivons devant la porte d’immeuble. Une ampoule blafarde tente de trouer l’obscurité moite de la rue. Elle acquiesce :
— Ton hypothèse n’est pas impossible. C’est même le pire scénario envisageable.
— Pourquoi le pire ?
Elle sort une vieille clé en métal et ouvre la porte. D’un geste, elle m’invite à entrer :
— Parce qu’alors ce n’est plus un petit groupe de corrompus qu’il nous faudrait combattre. Mais l’humanité toute entière !
Eva referme la porte derrière moi et m’attire dans une pièce du rez-de-chaussée. De surprise, je manque de tomber à la renverse tandis qu’elle me susurre à l’oreille :
— Bienvenue dans la rébellion !
Devant moi se dresse Georges Farreck, le grand, l’immense Georges Farreck, l’étoile d’Hollywood, l’archétype de la virilité tendre et romantique dans tous les blockbusters de cette dernière décennie. Georges Farreck, l’homme par qui j’ai découvert mon homosexualité. Georges Farreck sur l’image de qui je me suis masturbé durant toute mon adolescence. Georges Farreck, l’idéal masculin de toute une génération. Georges Farreck, l’homme dont les sites torche-culs se délectent à la moindre de ses incartades amoureuses. Georges Farreck, quoi !
— Bonjour Nellio.
Ma pomme d’Adam devient un sac de gravier qui me déchire la gorge en un incontrôlable mouvement de va-et-vient. Mes lèvres sont sèches, je secoue la tête. « Bonjour, je me suis beaucoup branlé sur vos films » me semble une bien piètre entrée en matière.
— Bon… jour…
De vieux réflexes prépubères sont sur le point de faire naître une érection. Alerte ! Les glandes explosent ! Mais, bon sang, c’est un homme comme un autre. Il me regarde, s’approche de moi. C’est Georges Farreck et il tient son visage à quelques centimètres du mien ! Eva éclate de rire.
— Regarde Nellio, regarde bien. Je sais ce que tu ressens.
Il me saisit la main. Mon cœur s’arrête, mon sexe se tord douloureusement dans mon pantalon. Doucement, il amène mes doigts dans ses cheveux, sur certains endroits de son visage.
— Regarde avec tes yeux, ton intelligence pas avec tes souvenirs ni tes sentiments.
Les cheveux sont grisonnants, irréguliers. Des pellicules s’effritent entre mes doigts. Près des paupières, de minuscules cicatrices disgracieuses témoignent des nombreuses retouches chirurgicales. Je découvre avec étonnement un léger strabisme. Par endroit, la peau est constellée d’irrégularités, de petites rougeurs. Je recule, effrayé.
— Vous n’êtes pas Georges Farreck ?
— Si, je suis Georges Farreck. L’humain appelé Georges Farreck. Acteur de profession et, accessoirement, très riche. Mais je ne suis pas le Georges Farreck que tu connais au visage lisse, parfait, celui qui n’apparaît que maquillé et retouché par ordinateur. Je ne suis pas le fantasme dont les publicités te martèlent le crâne. Ces publicités qui ont pris le contrôle de tes émotions, de tes glandes afin que tu dépenses ton argent dans n’importe quel film auquel je suis lié.
— Ou du café…
— Oui, il y a cette marque de café dont je suis l’égérie. Enfin, est-ce encore moi ? Ou est-ce un Georges Farreck auquel j’ai servi de modèle ?
— Mais pourquoi êtes-vous ici ? Comment connaissez-vous mon nom ?
Il me propose de prendre une chaise et se laisse lui-même tomber dans un fauteuil du salon avant de croiser ses jambes en une gestuelle élégante, calculée, presque chorégraphiée. Ses bras s’écartent sur les accoudoirs et un sourire ravageur se dessine sur son visage. Pas de doute, c’est Georges Farreck. Malgré ce qu’il vient de me dire, je me mords la lèvre inférieure et ferme les yeux. Georges Farreck !
— Cela fait longtemps que nous cherchons quelqu’un comme toi. Tu dois te douter que coordonner les résultats de dizaines d’équipes de chercheurs universitaires tout en gardant l’objectif ultime secret est un travail titanesque qui coûte très cher. Cela n’aurait pas été possible sans le soutien d’une personne ou d’une organisation extrêmement riche, quelqu’un qui profite du système mais qui, malgré tout, souhaite le changer. Ce généreux mécène, c’est moi !
Eva nous interrompt :
— Lorsque vous aurez fini de vous peloter et de vous lancez des œillades dans les fauteuils, on pourrait peut-être se mettre au travail ?
Elle est toujours aussi belle mais ses sourcils sur le point de se rejoindre semblent indiquer une contrariété. Je ne résiste pas et lui lance :
— Jalouse ? De moi ou de lui ?
Georges Farreck éclate de rire. Un rire franc et puissant qui me glisse le long de la nuque comme une coulée de cire chaude. Eva inspire profondément, faisant poindre ses petits seins sous son t-shirt. Curieusement, l’overdose de stimulation sexuelle semble s’annuler, s’équilibrer. Alors que mes gonades se battent en duel pour savoir qui de Georges ou d’Eva est le plus attirant, ma curiosité reprend le dessus.
— Au fond, je ne sais même pas pourquoi je suis là. Peut-être auriez-vous la bonté de m’expliquer à quoi rime toute cette histoire de rébellion ? Et puis, qu’est-ce qui vous prouve que je ne vais pas vous trahir ?
— Pas de soucis à ce niveau, me réplique Georges. Tu es quelqu’un de très actif sur les réseaux sociaux. Une de mes sociétés de production a envoyé aux services secrets une requête disant que tu étais soupçonné d’être en mesure de pirater mes films et demandant ton profil psychologique détaillé afin de préparer une mise en demeure préventive.
— Préventive ?
— Oui, une lettre menaçante disant que nous savions que tu n’avais pas encore piraté mais que tu étais capable de le faire et que tu étais dans notre collimateur.
— Mais c’est illégal pour une société privée d’obtenir un profil psychologique sans arrêt judiciaire !
— Oui, et alors ? Le département des renseignements coûte effroyablement chers. Le gouvernement le rentabilise en offrant ses services aux entreprises privées. Mais attention, pour respecter la loi à la lettre, les entreprises privées en question ont toujours un politicien élu dans leur conseil d’administration. De cette manière, il n’y a pas vente des données mais « synergie entre le public et le privé sous la responsabilité d’un représentant élu ». Enfin, bref, le plus important c’est que parmi tous les candidats que nous avons explorés, tu étais le plus loyal, sensible à notre cause et compétent techniquement.
— Mais de quelle cause parlez-vous exactement ?
Eva, qui était restée debout, me fait un signe de la main m’invitant à la suivre. Elle ouvre une porte qui donne sur un enchevêtrement de câbles. Quelques moniteurs éclairent la pièce d’une lueur blafarde. Un rack de serveurs clignote en une psychédélique sarabande. La surface des tables a disparu sous les claviers poisseux, les gobelets de café stratifiés et les improbables feuilles de notes. Je saisis, entre le pouce et l’index, une tasse en papier dont le premier usage doit probablement remonter au crétacé inférieur. Je la lève avec un clin d’œil vers Georges :
— Quoi d’autre ?
En réponse, il jette un regard désespéré à Eva. De concert, ils décident de faire comme s’ils n’avaient rien entendu. Se prendre un bide avec Georges Farreck : achievement unlocked. Eva retire la housse de ce que je reconnais comme étant un microscope électronique. Je siffle entre mes dents :
— Joli labo. Pour la déco, on dirait ma chambre. Vous n’avez pas un accélérateur de particules caché sous une table ?
Sans prendre la peine de me répondre, Eva dispose différentes poudres sur une surface plane parfaitement protégée et isolée du capharnaüm ambiant. Georges se tient sans rien dire derrière moi, les poings sur les hanches.
— Là, je dispose tout simplement une infime quantité de matériaux de base : du fer, de l’or, du cuivre, du silicium. Pas besoin que ce soit pur mais, dans un premier temps, c’est plus facile.
Elle déplace l’objectif du microscope, pianote sur un clavier. Une image apparaît sur un moniteur : la surface plane, agrandie des millions de fois. Eva ouvre un tiroir, une épaisse fumée en sort.
— Un accélérateur de particules, peut-être pas. Mais bien un frigo à azote liquide.
Sans un instant d’hésitation, elle enfile un épais gant, se saisit d’une petite pipette et dépose une goutte de liquide avant de le ranger et de refermer le container frigorifique. Sur l’écran, j’aperçois un point noir un peu trouble.
— Des centaines de scientifiques ont contribué, sans le savoir, à ce résultat. Ce que tu vois mesure un millier d’atomes ou à peine plus. C’est plus petit qu’une bactérie.
En quelques clics, elle règle la mise au point. Effectivement, une forme oblongue se précise. Une forme qui se déplace et qui entre en contact avec les matériaux saupoudrés par Eva. La frontière entre la forme et le matériau se fait floue.
— Il arrache des atomes, murmure Eva. Vas-y mon petit, vas-y !
L’étrangeté de ma situation me frappe. Je me tiens à côté d’une des plus grandes stars du cinéma en train de regarder la femme dont je suis éperdument amoureux, toujours affublée d’un maquillage anti-reco, encourager un assemblage d’atomes comme un chien à qui on aurait appris à faire le beau. J’avoue ne pas voir l’intérêt de tout cela jusqu’au moment où…
— Mais il grossit ! m’écrié-je.
— Non Nellio, regarde bien.
Je retiens mon souffle. Sur l’écran, le point noir me semble avoir presque doublé de surface mais je réalise qu’il s’agit de deux formes distinctes, deux formes parfaitement identiques qui commencent toutes les deux à s’attaquer au matériau restant. Je pousse un petit cri de surprise :
— Il s’est dupliqué !
— Disons plutôt qu’il a imprimé une copie de lui-même. C’est un peu différent. La duplication fait penser à une forme de mitose, ce n’est pas le cas ici.
— Mais c’est quoi ce projet ? Quel est votre objectif ? Quel rapport avec moi ?
La voix de Georges s’élève dans mon dos :
— C’est ce que nous appelons le projet von Neumann. Et c’est à ce stade que nous avons besoin de toi !