Chapitre Société

Coup de foudre ! Mon esprit conscient ne l’a pas encore aperçue que j’ai l’impression d’avoir mis les doigts sur une capa de plusieurs microfarad. La foule de hackers sort de la conf de CrazyDog, je suis paisiblement en train de ranger ma tablette dans la poche dorsale de ma veste quand, soudainement, un éclair passe devant mes yeux, mon cœur s’arrête, mon diaphragme se cabre.

Abasourdi, je reste interdit, la respiration courte et sifflante. L’hétérosexualité n’est habituellement pas ma tasse de thé mais, sur le coup, elle vient de frapper fort. La lèvre pendante, incapable de prononcer un mot, je suis foudroyé.

Reprenant mes esprits et apercevant la cause de mon émoi, je visualise intérieurement l’icône photo puis identification.

Il y a peu de chances pour que ça fonctionne. À la Grey Hat Conf, la majorité de l’auditoire s’est effacée des réseaux et porte un maquillage anti reco. Mais, coup de bol, j’ai accès à son profil. Enchanté Eva, merci de partager tes infos avec les participants. Officiellement, tu es célibataire, voilà qui est fort intéressant !

Tout ça est un peu trop facile. Fini l’ère baroque de la chasse au partenaire sexuel avec son excitation, ses imprévus, ses frustrations. Les algos de matching ont optimisé à l’extrême le rendement du processus amoureux. Quelques nostalgiques comparent même notre ère sociale à l’architecture fonctionnaliste. Mais, en ce moment, peu me chaut. Le temps de trouver une surface plane pour taper et j’envoie à Eva une invitation lui proposant de discuter du contenu de la conf de CrazyDog. C’est une excuse tellement misérable qu’elle ne risque pas de se méprendre sur mes intentions.

Dans mon champs de vision, un point rouge clignote. Je visualise l’ouverture d’une enveloppe. Sa réponse, elle a déjà accepté ! Aussitôt, mon regard fourmille de bannière colorée qui vantent le restaurant le plus susceptible de lui plaire dans la limite de mon budget.

Il m’a suffi d’un regard et de quelques pensées pour organiser mon rencard de cette nuit. Tout en marchant vers mon hôtel, je me met à fantasmer sur sa peau mate et ses longs cheveux noirs. J’ai du penser trop fort : mon champ de vision ne cesse de se remplir d’images vantant les mérites de sites pornographiques spécialisés dans les filles à la peau foncée. Si j’avais un esprit plus puritain, l’algo les filtrerait automatiquement. Pas de chance, je suis assez libéral.

Par contre, ce n’est pas le genre de distractions que j’ai envie de m’offrir pour le moment. Le profil d’Eva est passionnant. Elle a publié pas mal de billet sur la construction atomique. Ce que je fais avec le plastique et les métaux dans mes printeurs, elle le fait atome par atome. Pris d’un doute affreux, je me demande si mon neurex est bien uniquement en lecture. Le matching semble trop parfait ! Pourtant, personne n’a encore réussi à influencer la pensée. Ce n’est pas faute d’avoir essayé mais le neurex n’est finalement qu’un simple capteur de conductivité porté en serre-tête à la surface du cuir chevelu.

Quoiqu’il en soit, je ne veux pas gâcher la soirée qui s’annonce avec de la publicité. Je commande donc six heures sans pub. J’écorne mon budget voyage mais un véritable coup de foudre, ça se fête ! Le clavier numérique s’affiche sur mon avant bras, je confirme la transaction en entrant mon code PIN.

Mon champ de vision me semble soudainement merveilleusement dégagé voire vide. J’apprécie la sensation. Tiens, un nouveau point rouge. Eva me précise de venir décontracté, qu’elle n’a pas eu le temps de rentrer à l’hôtel et portera son t-shirt de la journée. Je réponds que, bien entendu, ce sera décontracté, que je suis dans la même situation, qu’elle ne doit pas s’inquiéter. Un mec qui drague, ça raconte vraiment n’importe quoi ! Ma réponse à peine envoyée, je plonge dans la douche aux huiles essentielles odorantes. Je vais lui sortir le grand jeu !

Les gouttelettes chaudes crépitent sur mon corps, je me détends complètement. Waw ! Une douche sans pub ! Quel pied ! Il faudra que je pense à faire cela plus souvent.

*

Mon dieu qu’elle est belle. Sans sourciller, elle étudie le menu. Bégayant, j’essaie tant bien que mal de lancer la conversation : — Quel merveilleux hasard que nous nous soyons croisé.

Elle baisse le papier électronique qu’elle a dans les mains et me regarde :
— Il n’y a aucun hasard, j’avais besoin de toi.

Je m’interromps, la bouche pendante, les yeux grands ouverts. En une seule phrase, cette soirée vient de prendre un tour mystérieux et absolument imprévu.
— Comment ça « besoin de moi » ?
— Oui, de ton expérience avec l’impression 3D.
— Tu ne pouvais pourtant pas deviner que je t’inviterais au restaurant. Pourquoi ne pas m’aborder directement ?
— Il y avait trop de gens. Cela aurait paru suspect. Alors qu’un geek qui drague à une conf, quoi de plus normal ? J’ai donc programmé notre rencontre.

Je bondis et, d’un geste brusque, j’arrache mon neurex que je jette sur la table.
— Je le savais ! On peut donc les utiliser pour influencer les gens ! C’est criminel !

J’ai les mains qui tremblent, je suis sur le point de hurler. Dans le restaurant, un grand silence s’est fait et tout le monde a la tête tournée vers nous. Je remarque que les porteurs de lunettes, ceux qui ne sont pas encore passé aux lentilles, portent la main à une des branches pour activer l’enregistrement vidéo, au cas où il se passerait quelque chose de croustillant et susceptible d’attirer les spectateurs sur leur compte Youtube.

Eva a l’air étonnée. Elle pose une main apaisante sur mon épaule et m’encourage à me rasseoir.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Le neurex est un bête capteur électromagnétique. Il ne peut reconnaître qu’une dizaine d’instructions basiques et quelques pulsions ou états d’esprits, mais c’est tout. On n’a même pas encore réussi à dicter un texte ou une suite de chiffres avec. Comment veux-tu qu’il soit utilisable en écriture ? Ce serait comme vouloir graver un vieux DVD avec une lampe de poche.

Je prends une profonde inspiration.
— Écoute Eva, ce que j’ai ressenti en te voyant ce matin, je ne l’avais jamais vécu auparavant, pour aucun homme ou aucune femme. Pour tout te dire, tu n’es pas mon genre. Et pourtant je tuerais pour toi. Je suis follement amoureux de toi. Mon cœur s’emballe à chacun de tes messages, j’ai les mains moites à l’idée que tu sois en face de moi. Je te connais à peine et je pense que je t’aime.

Voilà, je l’ai dit. D’une traite, sans respirer. La bombe est lâchée. Elle va s’offusquer. Ou condescendante, m’expliquer qu’il faut apprendre à mieux se connaître. Au lieu de cela, elle éclate de rire. Un rire franc, cristallin.

— Cela fonctionne encore mieux que prévu, me sourit-elle.
— Mais quoi ? Comment ?
— La pub, tout simplement.
— Quelle pub ?
— Celle qui est projetée continuellement dans tes lentilles. Celle qui borde chacun des sites que tu visites. Celle qui te souffle une phrase entre deux chansons de ta playlist.
— Mais j’ignore la pub. Je n’y fais jamais attention. Je n’achète pas les produits que je vois ! protesté-je avec véhémence.
— C’est justement parce que tu crois qu’elle ne fonctionne pas qu’elle est si puissante. Elle ne s’adresse pas à ton esprit analytique mais à ton inconscient. Ce n’est pas au Nellio intelligent, ingénieur et philosophe que la pub s’adresse. C’est au Nellio qui a peur du noir, qui ne peut s’empêcher de penser qu’il y a un dieu qui surveille nos actions. C’est au Nellio qui ressent un fourmillement dans l’entrejambe à la simple vision d’une paire de fesses que s’adresse la pub. Tu crois vraiment que tous les services que tu utilises pourraient être largement financés par quelque chose qui ne fonctionne pas ?

Je reste ébahi, sans voix. Trop d’idées se bousculent en ce moment dans mon cerveau pour pouvoir les analyser ou les comprendre. Péniblement, je tente d’articuler :
— Mais comment as-tu fait ?
— Ce n’est pas difficile. Les réseaux sociaux se battent pour te vendre de l’affichage. Afin de réduire les coûts, j’ai ciblé autant que possible ta tranche démographique, géographique et tout ce que tu veux avec le suffixe -ique. J’ai envoyé des dizaines d’annonces pour des services bidons mais qui, à chaque fois, mettaient en valeur, selon tes critères, une femme de mon genre. Il y a suffisamment d’études sur le sujet, ce fut assez facile.
— Mais d’autres ont dû voir ces publicités !
— Peut-être qu’à l’heure actuelle, un jeune geek de ton genre se prend soudainement à fantasmer sur les femmes à la peau matte, répond-elle en rigolant.

Je repense à ces pubs pornographiques qui m’assaillaient. Dire que je pensais que les pubs lisaient mes pensées alors, qu’en vérité, elles se contentaient de les influencer. J’oscille entre la rage et l’incrédulité. Me mordant le poing, je sanglote d’une fureur à peine contenue :
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Eva tourne la tête et regarde autour d’elle. Passant une main devant ses yeux, elle fait le signe traditionnel pour me demander confirmation du fait que je ne suis pas en train d’enregistrer. J’acquiesce, elle prend une profonde inspiration.
— Tu ne t’es jamais demandé pourquoi on pouvait payer pour ne pas avoir de publicité ?
— Et bien c’est juste une question de confort…
— Non Nellio. Les riches vivent dans un monde différent. Ils décident et nous imposent exactement leur volonté, comme je l’ai fait pour toi. La démocratie n’est plus qu’un leurre. Certaines publicités sont conçues pour nous donner une impression de libre arbitre. Et cela, depuis la plus tendre enfance. Remettre en question l’ordre établi n’est plus une pensée possible.
— Tu racontes n’importe quoi. Ça se saurait. Et puis, c’est un peu facile les méchants riches contre les gentils pauvres.
— Oui, en effet, il y a toute une gradation. Mais ceux qui vivent entièrement sans pub forment une caste à part. Ils ont leurs règles et sont très rares.

Rapidement, je fais le calcul dans ma tête. C’est vrai que vivre sans pub 24h sur 24 est un budget assez impressionnant. Mon salaire n’y suffirait pas. Étrangement, je me sens plus calme. Comme si elle venait de confirmer une idée que j’avais déjà au fond de moi.
— Tu ne devrais pas avoir trop de mal à accepter l’idée, me dit-elle. Je t’ai également préparé à ça.
— Mais… Mais comment sais tu tout ça ?
— Parce que mes parents ont tout sacrifié pour que j’aie une enfance sans la moindre pub. Pour faire des économies, je ne pouvais porter les lunettes que durant les périodes où ils achetaient la non publicité. Mes deux parents, eux, s’étaient configuré un affichage maximal. Ils ont sacrifié leur libre arbitre et leur santé mentale pour moi.

Peut-être est-ce le conditionnement ? Instinctivement, je pose ma main sur la sienne. Elle ne la retire pas et me regarde au plus profond des yeux. Comme une âme damnée, je plonge dans le ténébreux gouffre de son regard. Un murmure glacial s’échappe de ses lèvres :
— Je suis pauvre mais je sais penser comme une riche. Je vais changer le système.