La clé tourne doucement dans la serrure. Je pousse la porte et entre dans l'appartement. Notre appartement. Mon appartement. Vide depuis deux jours, j'ai tenu à revenir seule malgré l'insistance de Babette qui m'a hébergée et soutenue. D'un mouvement involontaire, je fais tomber sa raquette de tennis. Il n'apprendra donc jamais à les ranger ? J'ai beau m'énerver à chaque fois. Non, il n'apprendra jamais.
Je rentre chez moi. Tout est si familier, si habituel, comme si rien ne s'était passé. Je croyais être submergée par l'émotion mais je suis surprise de me trouver étrangement insensible, anesthésiée. Je retire ma veste, me déchausse, ramasse machinalement une chemise sale et vais la mettre dans la manne qui déborde. Mais la majorité n'est pas à moi. C'est lui qui est en retard sur ses lessives. Et je ne parle pas de la montagne de repassage qui l'attend.
D'un coup, l'émotion me submerge. Il ne repassera plus jamais. Il ne mettra jamais plus ses chemises. Jamais. Le sens du mot « jamais » me semble tellement absurde, impossible et pourtant si inéluctable. Je lui ai toujours dit d'être prudent mais il faut reconnaître que ce n'était pas de sa faute. Il attendait sagement au feu quand le camion a déboulé.
L'infâme coucou du salon sonne dix-huit heures. Il n'est pas rentré. La porte ne s'ouvrira plus jamais sur son « Coucou, c'est moi. On mange quoi ce soir ? ». Et il ne se découvrira plus jamais l'envie soudaine de m'inviter au restaurant quand je lui rappelais que c'était son tour de cuisiner,.
À cette heure-ci, quand il n'est pas encore rentré, il m'envoie un message pour me rassurer. Machinalement, je consulte mon téléphone. Rien. Un rien auquel il faudra que je m'habitue. Je remarque qu'il est encore dans mes favoris. Dois-je le supprimer de la mémoire de mon portable ? Cela me semble criminel, comme si je le tuais une deuxième fois. Je résiste à l'envie de relire ses derniers messages. Assise à même le sol, je tente de pleurer. Mon esprit refuse obstinément de comprendre ce simple mot : « jamais ». C'est fini.
Je me lève. L'évier de la cuisine déborde de vaisselle. C'est son tour. Il a même réussi à échapper à sa dernière vaisselle. C'est tout lui ça. Le contraire m'eut étonné. Une boule se contracte au fond de ma gorge.
J'arrive dans notre chambre. Le lit est défait. Il faut reconnaître que ça l'énervait que je ne fasse jamais le lit. Ayant le luxe de me lever plus tard que lui, il pouvait difficilement le faire avant de partir au boulot, ce qu'il ne manquait pas de me rappeler chaque soir.
Je devrais laver les draps mais chaque pli porte encore son souvenir comme ce poil disgracieux, esseulé. Son odeur imprègne la pièce. Une effluve que je ne remarquais même plus mais qui a accompagnée mes nuits de sommeil ces dix dernières années avant de s'évaporer définitivement sous un camion et dans une machine à laver prochaine.
Je réalise soudain que cela faisait une semaine que nous n'avions plus fait l'amour. Il était stressé par une échéance, très fatigué. Toutes ces occasions manquées. Toutes ces soirées passées à relire un rapport qu'il doit rendre cette semaine. Pourquoi est-ce uniquement dans la douleur la plus extrême que l'inanité et la vanité de nos vies nous sautent au visage ?
Je devrais agir tout suite, vider sa garde robe, éliminer toute trace. Ou bien garder le tout religieusement et me serrer contre un drap sale en position fœtale, pour me noyer dans mon chagrin et dans le souvenir en attendant que les siècles passent. Je pleure.
Ma vie me semble terminée, anéantie. Pourrais-je m'en remettre ? Pourrais-je un jour sourire, avoir du plaisir ? Le futur ressemble à un long tunnel obscur, pareil au four du crématorium où je l'ai laissé partir ce matin dans une boîte en bois. Je me sens si seule, si désemparée. J'envie ceux qui ont une religion à laquelle se raccrocher. Si seulement je pouvais croire à un paradis ou n'importe quelle fadaise de ce genre. Tout serait tellement plus simple.
Machinalement, je me lève et commence à ranger. Comme si rien ne s'était passé. Comme s'il allait revenir d'un instant à l'autre. Son courrier ? Sur son bureau, qu'il le trouve en rentrant.
Une clé tourne dans la serrure.
— Coucou c'est moi ! On mange quoi ce soir ?
Je le regarde, je souris :
— C'est ton tour, non ?
Limelette, le 19 novembre 2012